Max Havelaar/II

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Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 11-21).



II.


La Bourse était faible. La vente du printemps améliorera, sans doute, la situation. N’allez pas penser, cependant, qu’il ne se fasse pas d’affaires chez nous. Chez Busselinck et Waterman, cela va encore plus doucement. Ah ! l’on assiste à d’étranges choses quand on fréquente la Bourse, durant une bonne vingtaine d’années.

Figurez-vous que Busselinck et Waterman viennent d’essayer de m’enlever Ludwig Stern. Pensant bien que la Bourse vous est peu connue, je vous dirai que Stern est, à Hambourg, une des premières maisons de Cafés. Or, la maison Last et Co a toujours servi la maison Stern.

Un hasard m’a mis sur la piste de la fourberie tentée par Busselinck et Waterman. Ils proposaient à Stern de lui rabattre un quart pour cent sur les courtages. Quels intrigants ! Voici ce que j’ai fait pour parer le coup : à ma place, un autre se fût empressé d’écrire à Ludwig Stern qu’il lui ferait un rabais égal, espérant que sa maison prendrait en considération les longs services à elle rendus par Last et Co. — Tous comptes faits, j’ai calculé, qu’en cinquante ans, notre raison sociale a gagné, avec Stern, plus de huit cent mille francs. Nos rapports datent du système continental, quand nous faisions, par Héligoland, la contrebande des denrées coloniales. Tout autre commissionnaire en eût écrit bien davantage. Intrigues et bassesses, ma foi, non. Je me suis rendu au Café de Pologne, j’ai demandé plume, encre, papier, et j’ai écrit :

»Monsieur, la grande extension prise par nos affaires, dans ces derniers temps ; les ordres multiples qui nous viennent des maisons les plus honorables de l’Allemagne du Nord.

…et ceci est l’exacte vérité…

…nécessitent, chez nous, une augmentation de personnel.”

Entre nous, notre teneur de livres s’occupait encore, passé onze heures du soir, hier, à notre bureau : il avait perdu ses lunettes, et ne pouvait mettre la main dessus.

Je continuai :

»Le besoin se fait surtout sentir de jeunes gens bien élevés, et comme il faut, pour la correspondance allemande. Certes, beaucoup de jeunes allemands, résidant à Amsterdam, possèdent les capacités requises ; mais, vu la légèreté et l’immoralité croissantes de la jeunesse, vu l’accroissement incessant du nombre des chevaliers d’industrie, considérant la nécessité d’unir une bonne conduite à l’exécution ponctuelle des ordres donnés, une maison qui se respecte…” et ceci, de plus en plus vrai.

»…comme celle de Last et C°, commissionnaires en cafés, Canal des Lauriers, no 37, ne peut être assez circonspecte dans l’engagement de ses employés.”

Lecteur, savez-vous bien que le jeune allemand, qui, à la Bourse, se tenait près le dix-septième pilier, s’est enfui avec la fille de Busselinck et Waterman ! Or, notre petite Marie va entrer dans sa treizième année, au mois de septembre prochain.

»J’ai eu l’honneur d’apprendre du sieur Saffeler.

Saffeler voyage pour Stern.

»…que l’honorable chef de la raison sociale Ludwig Stern, a un fils, monsieur Ernest Stern, qui, pour achever ses études commerciales, désire être employé, durant quelque temps, dans une maison hollandaise. En vue de…

Ici, je revins sur la question de mœurs, précitée, je racontai l’histoire de l’enlèvement de Mademoiselle Busselinck et Waterman, pensant qu’il n’y avait pas de mal à le faire connaître.

Et je repris :

»En vue de tout cela, je ne demande pas mieux que de charger Mr. Ernest Stern de la correspondance allemande de notre maison.”

Par délicatesse, je laissai de côté toute question d’honoraires, ajoutant :

»Si Mr. Ernest Stern veut bien demeurer chez nous, Canal des Lauriers, n°. 37, ma femme le soignera comme son propre fils, et son linge sera raccommodé à la maison.”

Marie ravaude et reprise à merveille.

Je terminai ainsi :

»Chez nous, on sert le Seigneur.”

Cela ne peut manquer d’être utile au jeune Stern, sa famille étant luthérienne. Ma lettre finie, je l’ai expédiée sur le champ. Vous comprenez que le vieux Stern ne pourra passer décemment à Busselinck et Waterman, quand son fils sera employé dans nos bureaux. Maintenant, je suis curieux de voir quelle réponse on fera à ma lettre.

Revenons-en à mon livre, s’il vous plaît. Un soir, il y a quelque temps de cela, en passant dans la rue des Veaux, je m’étais arrêté devant la boutique d’un épicier qui assortissait un petit lot de Java, ordinaire, beau-jaune, qualité Chéribon, cassé, avec balayures, ce qui m’intéressait énormément, étant observateur de naissance. Voilà que la figure d’un monsieur, debout devant une librairie voisine, figure qui ne m’était pas inconnue, me donne dans l’œil. Évidemment, lui et moi, nous cherchions à nous reconnaître, nos regards ne cessant pas de s’entre-croiser. J’étais, je l’avoue, trop absorbé par mes balayures pour m’apercevoir qu’il était très pauvrement vêtu. Autrement, je ne me serais pas occupé de lui. Mais l’idée me vint que c’était peut-être le voyageur d’une maison allemande, cherchant un commissionnaire solide. Il avait en effet, tout l’air d’un allemand et d’un voyageur. Ses cheveux très blonds, ses yeux bleus, sa contenance, et sa mise dénonçaient l’étranger. Au lieu d’un pardessus, une espèce de châle pendait sur son épaule, — Frédéric dit shall, mais ce n’est pas mon avis, — comme s’il sortait d’un wagon. Croyant trouver un client, je lui tendis ma carte : Last et Co, commissionnaires en cafés, Canal des Lauriers, n°. 37.

Il s’approcha d’un bec de gaz, la parcourut du regard et me dit :

— Je vous remercie, mais je me suis trompé… Je pensais avoir le plaisir de retrouver un ancien camarade d’école, mais… Last ? ce n’est pas son nom.

— Pardon, répliquai-je, avec ma politesse ordinaire, je suis monsieur Duchaume, Batave Duchaume… Last et C°, c’est la raison sociale de ma maison de commission, Canal des Lau…

— Mais, Duchaume, ne me reconnaissez-vous pas ? Regardez-moi… regardez-moi bien.

Plus je le regardais, plus je me souvenais en effet de l’avoir vu ; mais, chose singulière, de sa personne il s’exhalait comme un extrait de parfumerie étrangère. Ne riez pas, lecteur, tout-à-l’heure vous comprendrez pourquoi. Mon homme n’avait pas une goutte d’odeur sur lui, j’en étais sûr, et pourtant je sentais quelque chose d’agréable, de pénétrant, quelque chose qui me rappelait… ah ! pour le coup, m’y voilà !

— Est-ce vous, m’écriai-je, qui m’avez débarrassé du Grec ?

— Moi-même, dit-il. — Et comment cela va-t-il, depuis ce temps là ?

Je lui racontai que nous étions treize au bureau, et qu’il s’y faisait une masse d’affaires. Puis, à mon tour, je lui demandai comment il allait, prévenance que je regrettai plus tard. Mon ancien ami ne me paraissait pas dans une situation prospère, et je n’aime pas les pauvres, pensant que, d’ordinaire quand un homme est malheureux, il l’est par sa faute. Dieu n’abandonne pas quelqu’un qui le sert fidèlement. Si je lui avais tout simplement dit : nous sommes treize au bureau, et bien le bonsoir ! j’en aurais été délivré, sur-le-champ. Mais, une fois engagé dans une série de demandes et de réponses, il me devenait de plus en plus difficile, — Frédéric dit : d’autant plus, mais ce n’est pas mon avis, — de le planter là. D’autre part, je dois avouer, que, dans ce cas, vous n’auriez pas eu ce livre sous les yeux ; mon livre étant la conséquence de cette rencontre.

J’aime à faire la part des choses et des gens, et quiconque n’agit pas comme moi est un esprit mal fait que je ne puis souffrir.

Oui ! Oui ! c’était bien lui qui m’avait tiré des mains de ce maudit Grec. N’allez pas penser, au moins, que j’aie jamais été pris par des pirates, ou que j’aie eu maille à partir avec les Dardanelles. Non. Je vous ai déjà dit, qu’après mon mariage, je m’étais rendu à La Haye, avec ma femme. Là, nous visitâmes le Musée du Mauritshuis, et nous achetâmes de la flanelle, rue des Tourbières.

C’est la seule excursion que mon commerce m’ait permise ; il se fait tant d’affaires chez nous ! Ce fut à Amsterdam, qu’à cause de moi, il donna au Grec en question, un coup de poing sur le nez, si bien appliqué, que le sang coula abondamment. Ce diable d’homme se mêlait toujours des choses qui ne le regardaient pas.

C’était en 33 ou 34, je crois, et dans le mois de septembre, car il y avait kermesse à Amsterdam. Mes parents ayant l’intention de faire de moi un pasteur, j’apprenais le latin. Plus tard, je me suis souvent demandé pourquoi il est nécessaire de savoir le latin, pour dire en hollandais : Dieu est bon ? Enfin, je suivais la classe latine du Lycée — à présent on l’appelle : Gymnase, — et il y avait kermesse à Amsterdam. On avait établi un tas de baraques, au marché de l’Ouest, et si vous êtes Amsterdammois, lecteur, si vous êtes de mon âge, vous vous rappellerez qu’un de ces établissements en plein vent se distinguait par les yeux noirs et les longues tresses d’une jeune fille, vêtue à la Grecque. Son père aussi était Grec, ou tout au moins, il avait la mine d’un Grec. Ils vendaient toute sorte de parfumeries. J’avais justement l’âge qu’il fallait pour trouver belle la susdite jeune fille, sans me trouver sur moi le courage de lui parler. D’ailleurs, cela ne m’eût servi à rien, les filles de dix-huit ans regardant un garçon de seize ans comme un enfant, ce dont je ne les blâme nullement. Pourtant, nous autres, garçons de la quatrième classe, nous venions chaque soir au marché de l’Ouest pour regarder la belle Grecque. L’individu, qui se tenait tout à l’heure devant moi, avec son châle sur l’épaule, y vint un jour avec nous, quoique moins âgé d’une couple d’années, et conséquemment trop innocent, trop naïf pour partager notre admiration. Mais il était le premier de notre classe, — très intelligent et très capable, je dois en convenir, — et il aimait beaucoup à rire, à jouer et à se battre. Voilà pourquoi il se trouvait avec nous.

Nous étions donc au nombre de dix, pour le moins, à regarder cette jeune fille, d’assez loin, et nous demandant comment nous nous y prendrions pour faire sa connaissance. En fin de compte, on décida de se cotiser pour lui acheter quelque chose. Mais, à qui incomberait-il d’attacher le grelot ? Qui de nous se déciderait à lui parler ? Chacun le voulait, nul ne l’osait. On tira au sort, mon nom sortit du chapeau. J’avoue que je n’aime ni courir ni braver un danger inutile. Je suis époux et père, et je tiens pour fou quiconque cherche le péril, parfaitement d’accord, en cela, avec l’Ecriture Sainte. Il m’est vraiment agréable de remarquer combien je suis resté conséquent avec moi-même, dans mes idées sur le danger, puisqu’en ce moment mon opinion à ce sujet est exactement la même que ce soir là, où les vingt-cinq sous de notre cotisation à la main, je m’arrêtai devant la baraque du Grec. Mais voilà, que, par fausse honte, par respect humain, je n’osai pas avouer que je n’osais pas ! mes camarades étaient là. Ils me poussaient. Il me fallut bien aller de l’avant. Peu après, sans savoir comment, je me trouvai devant la baraque. Je ne voyais plus rien, pas plus la fille que le reste. Tout dansait devant moi. Je me mis à bégayer un passé indéfini de je ne sais plus quel verbe grec…

— Plaît-il ? fit-elle.

Je me remis tant soit peu, et je continuai avec le premier vers de l’Iliade :

Meenin aeide thea… (Chante, déesse, la colère) et… que l’Egypte était un don du Nil…

Je suis convaincu, que, j’aurais fini par entrer en conversation avec elle, si, à ce moment, un de mes camarades, plus espiègle que les autres, ne m’avait donné, dans le dos, un coup si violent que j’allai m’aplatir sur la devanture de l’étalage. Cette devanture, à mi-hauteur d’homme, servait de fermeture à la baraque. Je sentis un poignet de fer me saisir au collet… un autre poignet m’empoigna beaucoup plus bas… je me balançai dans l’air, un instant, et avant de bien me rendre compte de ce qui se passait, je me trouvai dans la baraque du Grec. Alors, une voix qui s’exprimait en français, de la façon la plus intelligible, s’écria : « Ah ! gamin ! attends ! Je vais appeler la police ! » En ce moment-là, je me trouvais bien près de la belle fille, mais cela ne me faisait pas le moindre plaisir. Plein de trouble et de frayeur, je pleurais et je demandais pardon ; mais, inutilement. Le Grec me tenait par le bras et me flanquait des coups de pied. Je cherchais mes camarades… je les appelais !… le matin même nous nous étions beaucoup occupés d’un Scévola qui avait mis la main dans un brasier, et dans nos thèmes latins, nous avions trouve cet acte héroïque et sublime !… Ah ! Oui ! Pas un d’entre eux n’était resté près du feu… Pas un ne se fût brûlé, pour moi, le bout du petit doigt !

Je le croyais… Mais, pas du tout, voilà que tout-à-coup, mon Homme-au-châle entre dans la baraque par une porte de derrière. Il n’était ni grand, ni fort… Il avait à peine treize ans ; mais c’était un petit gaillard, vif et courageux. Je vois encore étinceler ses yeux, calmes, d’ordinaire, il allongea un maître coup de poing au Grec, et je fus sauvé. Plus tard, j’appris que le Grec l’avait rossé d’importance : mais, comme j’ai pour principe invariable de ne jamais me mêler des choses qui ne me regardent pas, je me sauvai à toutes jambes. Moi, je ne l’ai donc pas vu.

Voilà pourquoi sa physionomie me fit humer les parfums d’Orient les plus exquis, et voilà comment il est prouvé qu’à Amsterdam il est possible de se prendre de querelle avec un Grec. Aux kermesses suivantes, quand ce descendant de Léonidas venait s’installer, lui et sa baraque, au marché de l’Ouest, j’allais toujours m’amuser ailleurs.

Faisant de la philosophie à mes heures, il faut, lecteur, qu’en passant, je vous dise comment les choses de ce monde se coordonnent miraculeusement. Si les yeux de cette fille avaient été moins noirs, si elle avait eu des tresses plus courtes, si mes camarades ne m’avaient pas jeté sur la devanture du Grec, vous ne liriez pas ce livre. Donc, remerciez la Providence de ce que tout se soit passé ainsi. Croyez-moi, tout est bien établi, ici-bas, et les gens qui se plaignent ne sont pas de mes amis. Par exemple, Busselinck et Waterman… Mais, il me faut continuer, sans digressions : mon livre devant être achevé avant la vente du printemps.

À vous dire franchement, — je suis bien obligé d’en convenir, moi, l’ami de la vérité, — la rencontre de mon ancien condisciple ne m’était rien moins qu’agréable. Je vis tout de suite que ce n’était pas une relation solide. Il était très pâle, et lorsque je lui demandai l’heure, il ne put me répondre. Ce sont là des symptômes auxquels un homme qui a fréquenté la Bourse une vingtaine d’années, ne se trompe pas. En ai-je vu tomber, de ces maisons !

Croyant qu’il prendrait à droite, j’allais prendre à gauche. Mais, il me suivit, et la conversation s’engagea, bien contre mon gré. Je ne pouvais m’ôter de la cervelle qu’il n’avait pas de montre ; et je m’aperçus en outre que sa petite redingote était boutonnée jusqu’au menton ; — mauvais signe ! — de sorte que, tant que je le pus, je laissai tomber notre entretien. Il me raconta qu’il était allé aux Indes, qu’il s’était marié, qu’il avait des enfants. Je n’avais rien à redire à tout cela, mais je n’y trouvais rien d’intéressant.

Arrivé devant la petite rue de la Chapelle, qu’en temps ordinaire je ne prends jamais, — cette ruelle étant indigne d’un homme comme il faut — je m’arrêtai, faisant mine de la prendre. Je la dépassai même, pour lui faire bien comprendre qu’il n’avait plus qu’à marcher droit devant lui, et je lui dis le plus poliment possible :… il faut être poli avec tout le monde, ne sachant pas si plus tard, on ne doit pas se retrouver :

— Enchanté de vous avoir rencontré, monsieur… mais… mais… je vous demande pardon. Il faut que j’entre là !…

Alors il me regarda d’une singulière façon, et saisissant un bouton de ma redingote, il me répondit :

— Mon cher Duchaume, j’ai quelque chose à vous demander.

Je frissonnai. Il n’avait pas de montre et il allait me demander quelque chose ! Naturellement, je répliquai que je n’avais pas le temps, que je devais aller à la Bourse, quoiqu’il fît nuit. Mais quand on a fréquenté la Bourse une bonne vingtaine d’années, et qu’une ancienne connaissance vous demande quelque chose, sans savoir l’heure !…

Je rattrapai mon bouton ; je saluai toujours poliment, et je pris la petite rue de la Chapelle, ce que je ne fais jamais, parce que ce n’est pas comme il faut, et qu’avant tout, je tiens à être comme il faut.

J’espère bien, du reste, que personne ne m’aura vu la traverser.