Melchior Grimm (E. Scherer)/03

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Melchior Grimm (E. Scherer)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 530-577).
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MELCHIOR GRIMM

III.[1]
MADAME D’ÉPINAY. — FRÉDÉRIC II. — LA DUCHESSE LOUISE-DOROTHÉE. LA LANDGRAVE CAROLINE.


I

Nous avons vu Grimm se faire connaître dans le monde parisien par un pamphlet spirituel et s’assurer des moyens d’existence par sa Correspondance littéraire avec des cours étrangères. Nous avons maintenant à le suivre dans les événemens de sa vie privée pendant le cours de cette première et laborieuse période de son séjour en France.

Rousseau, qui avait été introduit chez Mme d’Épinay par Francueil, ne tarda pas à y introduire à son tour son ami Grimm. Assez sauvage de son naturel, celui-ci ne montra que peu d’empressement à cultiver cette nouvelle connaissance. Il allait, cependant, aux soirées de musique de l’hôtel d’Épinay, y dînait quelquefois, et, en été, faisait des visites à la Chevrette. On sait quelles circonstances changèrent ces relations de société en attachement, en confiance et bientôt en intimité. Mme d’Épinay était, à cette époque, dans l’un des momens les plus pénibles de sa vie. Elle venait de se séparer de Francueil, qui avait formé d’autres liaisons, et la mort de sa belle-sœur, Mme de Jully, l’avait exposée à d’odieux soupçons. Se sentant à l’extrémité, cette jeune femme avait voulu faire disparaître des lettres compromettantes ; elle en avait chargé Mme d’Épinay, qui trouva en effet le moyen de les brûler, mais qui se vit plus tard accusée d’avoir soustrait, du secrétaire auquel elle avait en accès, des papiers relatifs à une créance sur son mari. Toutes les apparences étaient contre elle, car elle avait en la clé du meuble, elle ne pouvait avouer l’usage qu’elle en avait fait, et la disparition des pièces dont il s’agissait tournait à l’avantage des siens. Il y eut même dans le monde des personnes qui félicitaient l’époux d’avoir été si bien servi et par une main si avisée. L’affaire fit grand bruit ; on tenait généralement Mme d’Épinay pour coupable, ses proches mêmes avaient peine à se défendre des soupçons ; on ne peut, en un mot, imaginer de position plus cruelle. C’est sur ces entrefaites que Grimm, dînant chez le comte de Frise et entendant les propos qu’on tenait sur une femme qu’il connaissait peu encore, mais dont il avait deviné le mérite, ne put s’empêcher de protester contre la facilité avec laquelle on accueillait des bruits injurieux pour elle. Il alla jusqu’à exprimer le mépris que lui inspiraient des gens si pressés de croire le mal. Ce propos ayant été relevé par l’un des convives, les adversaires descendirent dans le jardin de l’hôtel, se battirent et furent tous les deux blessés, sans gravité toutefois. Ce duel redoubla pour le moment le bruit qui se faisait autour de Mme d’Épinay, mais ce n’en était pas moins un témoignage qui s’élevait, sinon précisément en sa faveur, du moins contre la légèreté et la cruauté des attaques auxquelles elle était en butte. Ajoutons que son innocence fut peu après reconnue, grâce à la découverte, entre mains tierces, des papiers qui avaient donné lieu à tant de suppositions et de commentaires. Il ne restait de toute cette aventure que la conduite généreuse de Grimm et la reconnaissance qu’elle était faite pour inspirer. Mme d’Épinay, en effet, le voit désormais plus souvent et avec un intérêt tout particulier ; elle se plaît à l’appeler son chevalier ; grand hasard si entre le jeune étranger, encore meurtri des dédains de Mlle Fel, et la séduisante Louise, navrée comme elle l’est des infidélités de Francueil, le duel de l’hôtel de Frise ne finit pas par amener « une liaison. »

Grimm se montre d’abord dans le rôle de conseiller. Mme d’Épinay, en ses nombreux chagrins, recourt à l’homme qui avait défendu sa réputation, qui s’était acquis par là des droits à sa confiance et qui lui en inspirait, d’ailleurs, par toute sa manière d’être. Grimm eut fort à faire à diriger la pauvre femme au milieu des difficultés que lui suscitaient à chaque instant ses bonnes intentions aussi bien que ses inconséquences. Il fallait éconduire Duclos, tortueux, cynique, amoureux en dessous, qui faisait sa cour en affectant la rudesse et croyait avancer ses intérêts en dénigrant et calomniant ses rivaux. Il fallut ensuite se défaire de Francueil, le premier amant, à qui Mme d’Épinay avait signifié son congé, mais qui se reprenait à aimer encore, qui se piquait à l’idée qu’on pût lui donner un successeur, qui faisait des scènes, versait des larmes, et pour lequel, comme il arrive souvent, plaidait un reste de tendresse dans le cœur qu’il s’était aliéné. En vain Mme d’Épinay l’exhortait-elle à passer paisiblement des droits de l’amour aux termes d’une simple et bonne amitié, Francueil s’indignait de la position qu’on prétendait lui faire ; il voulait tout ou rien, et ne revint à la raison qu’en arrivant à l’indifférence, dans l’éloignement d’un séjour prolongé à Chenonceaux.

Ce fut une bien autre affaire encore avec Rousseau, et nous touchons ici à une histoire qui n’a pas seulement troublé un moment la vie de Mme d’Épinay, mais qui, transformant en détestation les sentimens que Jean-Jacques avait éprouvés pour deux de ses meilleurs amis, a valu à Grimm et à sa maîtresse la place d’honneur dans cette galerie de noirceurs et d’extravagances dont se compose la seconde moitié des Confessions. Je ne sais rien de plus révoltant que cette partie du livre. L’égoïsme le plus cynique, l’ingratitude la plus odieuse, la malignité la plus savante s’y allient à des effusions de sensibilité et à des prétentions de vertu. Tout est bas chez cet homme, qui croit excuser des vices dégoûtans en en faisant la confidence au public, se débarrasser du fardeau de la reconnaissance en flétrissant ceux qui l’ont comblé des plus touchantes attentions, et dont la société favorite est la servante à qui il fait des enfans pour les envoyer au fur et à mesure aux Enfans-Trouvés. C’est en vain qu’on se dit que cet homme est fou, d’une folie croissante et caractérisée, c’est en vain qu’on cherche à prendre la méchanceté, la ruse, les soupçons comme autant de symptômes pathologiques, on sent que l’âme de l’auteur a toujours été vile, et l’on éprouve une sorte de satisfaction à reconnaître qu’avec tout son talent l’écrivain n’est pas parvenu à déguiser entièrement sa vulgarité native. De l’éloquence, jamais de vraie noblesse ; le génie, si l’on peut s’exprimer ainsi, dépouillé de la beauté du génie.

Il est superflu de chercher des renseignemens sérieux sur qui que ce soit dans les six derniers livres des Confessions. Le ressentiment y trahit sa propre cause par l’extravagance des exagérations. Grimm et Tronchin sont « des tigres dont la rage s’accroît en s’assouvissant ; » le premier » ourdi contre Rousseau un complot qu’il suit depuis dix ans, dans lequel Diderot et d’Holbach lui servent d’instrumens, et dont le monde entier est devenu complice. Rousseau ne cherche pas seulement à rendre Grimm odieux, il s’efforce de le rendre ridicule. Il fait de lui un petit-maitre parce qu’il l’a vu se brosser les ongles « avec une petite vergette faite exprès. » L’usage de cet instrument de toilette fut pour Rousseau toute une révélation sur le caractère de son ami. Il en conclut que Grimm, comme il l’avait entendu dire, pouvait bien mettre du blanc ; et là-dessus de s’écrier : « Comment les vifs et continuels élans que fait hors de lui-même un cœur sensible peuvent-ils le laisser s’occuper sans cesse de tant de petits soins pour sa petite personne ? Eh ! mon Dieu ! celui qui se sent embrasé de ce feu céleste cherche à l’exhaler et veut montrer le dedans. Il voudrait mettre son cœur sur son visage ; il n’imaginera jamais d’autre fard. » Les élans du cœur sensible et l’embrasement causé par le feu céleste à propos d’une brosse à ongles ! Il faut avoir lu Rousseau pour savoir ce qu’un talent d’écrivain de premier ordre peut comporter de balourdise.

J’ajoute, puisque l’occasion s’en offre, que Grimm ne « remplissait point de blanc les creux de sa peau, » comme Rousseau se plaît à l’imaginer. D’autres ont parlé de rouge. « Concevez-vous, écrit Suard à ce sujet, en 1812, qu’on soit devenu en si peu de temps si ignorant sur l’histoire du dernier siècle ? » Le surnom de Tyran le Blanc, que Gauffecourt avait donné à Grimm, était une allusion au héros d’un roman de chevalerie, et la plaisanterie portait sur le caractère de l’homme et non sur ses secrets de toilette. Les lettres de Mme d’Épinay prouvent qu’on l’appelait fort bien le tyran tout court.

Ce n’est pas ici le lieu de raconter les tracasseries et les brouilleries qui troublèrent la paix de Mme d’Épinay à partir du jour où elle commit l’imprudence de loger Rousseau à l’Ermitage. On se raccommoda une première fois, après les soupçons que le solitaire avait conçus contre sa bienfaitrice au sujet de ses propres amours avec Mme d’Houdetot et de la connaissance que Saint-Lambert en avait eue. Il y eut également un replâtrage entre Grimm, à son retour de l’armée de Westphalie, et Rousseau, qui ne lui pardonnait pas ses succès auprès de l’hôtesse de la Chevrette et qui se voyait d’ailleurs traité par lui avec une froideur calculée. La rupture irréparable, définitive, fut amenée par le départ de Mme d’Épinay pour Genève, dans l’automne de 1757. Les amis de Rousseau avaient jugé naturel et comme indiqué qu’il accompagnât la malade dans un voyage qui lui aurait permis à lui-même de revoir sa ville natale. Diderot, avec la générosité emportée de son caractère, insista maladroitement ; impatient de tout devoir, Rousseau se révolta, parla de tyrannie et d’intrigue, fit des scènes, écrivit à Grimm une « horrible apologie, » comme l’appelait ce dernier, où il déclarait qu’il avait été « entraîné à l’Ermitage » et qu’il n’avait jamais en un moment de paix depuis qu’il y était entré. La lettre se terminait par quelques mots où se trahissait le conflit entre sa dignité offensée et le souci de son bien-être : sa fierté lui disait qu’il devait renoncer à l’hospitalité dont il avait joui, mais il lui en coûtait, au fond, et il espérait bien qu’on le retiendrait. On ne le retint pas ; Grimm était là pour empêcher son amie de faiblir, et Rousseau quitta sa retraite des bois en emportant dans son cœur la haine qu’il assouvit plus tard dans les Confessions.

Ce n’est pas sans peine que Grimm réussit à affranchir Mme d’Épinay de tous ces amoureux rivaux et persécuteurs. Je mets Rousseau du nombre, bien que les Confessions nient qu’il eût jamais ressenti autre chose que de l’amitié pour sa bienfaitrice, et que les Mémoires de celle-ci ne nous donnent aucun indice à cet égard. Grimm, lui, est positif : « Il en fut très amoureux, dit-il, comme il n’a jamais manqué de l’être de toutes les femmes qui avaient bien voulu l’admettre dans leur société. » Ce qu’il fallut à Grimm de fermeté et de patience pour venir à bout de la tâche qu’il avait entreprise, les Mémoires ne le dissimulent pas, non plus que la faiblesse de celle qu’il avait résolu d’affranchir. Les femmes, plus tendres que les hommes, ont moins qu’eux le sentiment de la dignité offensée ; la pitié, quand ce n’est pas la passion, les rend trop souvent indifférentes à des entreprises qui compromettent leur réputation. Que de fois Grimm n’eut-il pas à répéter à son amie qu’il est des égards mal entendus, qu’on ne se manque jamais à soi-même impunément, que, lorsqu’on est outragé, il faut laisser voir qu’on le ressent ! Naturellement hautain, il avait à contenir l’indignation que lui faisaient parfois éprouver les inconséquences d’une personne qui, voulant tout concilier, tergiversait et dissimulait. Sa fermeté, on le voit bien, dégénérait quelquefois en dureté. Il n’en arriva que plus sûrement à ses fins. Francueil ne se remontra plus que calmé, Duclos et Rousseau ne reparurent pas, et le ménage put jouir en paix de son bonheur. Je dis ménage avec intention, car la liaison de Grimm et de Mme d’Épinay fut, dans un siècle qui en comptait beaucoup et les tolérait sans effort, l’un des exemples les plus complets de cette espèce de mariage d’élection qui se superposait au mariage légal. M. d’Épinay paraissait bien de loin en loin, plus embarrassé qu’étonné de trouver sa place prise. Nous voyons très vite, s’il faut s’en rapporter à un indice échappé aux Mémoires, les deux amans occupant le même appartement, et, dans la correspondance qui s’établissait entre eux pendant les absences, nous rencontrons, sous l’une et l’autre plume, le tu caractéristique alternant avec le vous des relations sociales. Mme d’Épinay a tracé elle-même son portrait, et à l’époque précisément où commençait sa liaison avec Grimm ; mais avec les plus fermes résolutions d’impartialité, quoiqu’un s’est-il jamais vu du même œil que le voient les autres ? Sans compter que ces portraits de personnes vivantes pèchent toujours en ce que, ayant une date et représentant l’original à un moment donné, ils ne peuvent tenir compte de cet élément capital de la personnalité, les modifications que la vie nous fait subir. L’écrivain est condamné, ou à fausser la ressemblance en ne tenant pas compte des changemens opérés par le temps, ou à tenir sa description dans l’à-peu-près d’une impression générale. Les inconvéniens du procédé dont nous parlons sont surtout apparens aujourd’hui que la rapidité avec laquelle les événemens se pressent entraîne des transformations plus promptes et plus complètes. L’art le plus exercé possède-t-il, par exemple, le moyen de représenter, dans l’unité d’une même portraiture, le religieux, le mélancolique, le divin auteur des Méditations, le faiseur de révolutions haranguant les foules sur la place publique, et enfin le négociant obéré exploitant les tristes restes de son talent et de sa réputation ? Est-il facile, en disant quel fut Sainte-Beuve, d’établir le lien qui rattache le poète des Consolations à l’écrivain qui, sur la dernière page de son Port-Royal, a voulu déposer le témoignage du détachement universel auquel il était parvenu ? Ou bien encore, quelqu’un se chargerait-il de nous donner, pour ainsi dire dans une même sensation, le George Sand qui portait blouse et pantalon, mettait le chapeau sur l’oreille, lançait dans les Lettres d’un voyageur les boutades de sa pétulante rhétorique, et la bonne femme qui a fini ses jours à Nohant entourée de ses petits-enfans et de ses bonnes œuvres ?

En voilà beaucoup pour dire qu’il y a à distinguer chez Mme d’Épinay si nous voulons nous représenter fidèlement ce que fut cette aimable femme. Elle changea plus qu’une autre en avançant en âge parce que son caractère l’exposait aux fautes, aux fautes, c’est-à-dire aux expériences, et parce qu’elle profita des leçons de la souffrance. La vie se partage pour elle en deux périodes dont la seconde date justement de la connaissance qu’elle fit de Grimm. À cette époque, charmante sans être jolie ; de l’esprit sans instruction ; un talent littéraire naturel, mais qui se dissipe en badinages de société ; la justesse du jugement et le manque de suite dans les idées ; un fond de courage avec beaucoup de timidité, et un fond de réflexion avec beaucoup de légèreté ; plus de sensibilité, de tendresse que de passion ; trop bonne, trop confiante, et, par suite, souvent dupe ; crainte de blesser et faute de ce qu’on appelle caractère, tâtonnant dans sa conduite, « cherchant des biais et des tournures au lieu d’aller droit au but ; » selon l’expression de Rousseau, plus vraie que franche, c’est-à-dire le besoin instinctif d’ouverture et, dans la pratique, des subterfuges pour dissimuler les fautes ou pour se tirer d’embarras. Au total, et pour expliquer du même coup les défauts qui la perdent et les passions qu’elle fait naître, Mme d’Épinay est aussi inconséquente que séduisante. De là toutes les fautes, toutes les agitations, toutes les douleurs de cette période de sa vie. A trente ans, elle a dans le monde une détestable réputation ; on l’accuse de fausseté, d’intrigue, de bel esprit ; on se trompe : il y a sous ces apparences une excellente nature, autant de cœur que d’intelligence.

La seconde moitié de la vie de Mme d’Épinay lui servit à réparer autant qu’il était possible les erreurs de la première. Il est des caractères dont le temps arrête et exagère les traits, tandis que d’autres mûrissent à l’ardeur du jour et ne prennent leur valeur qu’au prix de douloureuses leçons. Une fois l’âge des passions traversé, une fois le cœur fixé, placée d’ailleurs sous une direction aussi prudente que ferme, Mme d’Épinay ne laissa plus voir que les meilleures qualités de son âme, la constance dans les épreuves que lui réservaient encore l’inconduite de son mari et la perte de sa fortune, l’attachement à ses devoirs maternels, le courage contre les attaques de la maladie et les menaces de la mort. Elle parvint à se concilier la considération. La femme inconséquente et décriée d’autrefois était, selon le dessein qu’elle en avait formé, devenue femme de mérite[2].

Les Mémoires de Mme d’Épinay sont l’un des livres les plus agréables du XVIIIe siècle, aussi curieux comme document de l’histoire morale de cette époque que captivant comme récit biographique. Non pas, toutefois, qu’ils méritent à cet égard une confiance sans réserve. Écrits de souvenir, et bien des années après l’événement, la chronologie y manque ; il y a des confusions, des interversions de faits ; on ne distingue pas toujours ce qui est de l’histoire et ce qui appartient au roman qui sert de cadre à cette histoire ; on se demande si les conversations sont réelles, ou si elles sont destinées, comme les harangues dans l’historiographie classique, à développer une situation ; enfin, tandis que les lettres dont Mme d’Epinay avait conservé les autographes sont fidèlement transcrites, elle a été obligée de reconstituer les siennes de mémoire et, naturellement, par à-peu-près. On ne peut donc faire usage de ces récits qu’avec de certaines précautions, et le biographe est souvent embarrassé entre la narration injurieuse et enfiellée de Rousseau, et l’apologie trop peu précise que lui a opposée une femme calomniée. Mais, ceci dit, quel livre unique que ces Mémoires ! Quelle grâce facile dans les récits ! Que les portraits sont vivans et piquans ! Que tout ce coin de la société, tout ce monde de fermiers généraux et d’hommes de lettres, toute cette vie partagée entre le souper et le théâtre, le roman et la philosophie, que ce mélange de petites et de grandes passions, de bienséances et de désordres, de frivolités et d’audaces, que tout ce tableau est attachant ! Si à ces volumes on joint quelques-unes des lettres que les auteurs de la Jeunesse de Mme d’Épinay ont été assez heureux pour retrouver, on est conduit, ce me semble, à placer l’écrivain plus haut qu’on ne fait d’ordinaire parmi les femmes auteurs dont s’honore notre langue. Elle a le charme étrange, indéfinissable de l’époque de décadence où elle vivait.

La vie, chez Grimm aussi, se coupe en deux périodes distinctes, et de l’une à l’autre il se ressemble si peu qu’on a peine à saisir le trait de physionomie persistant. Nous n’avons, d’ailleurs, pour savoir ce qu’il était vers trente-cinq ans, que des témoignages également prévenus, bien qu’en sens opposé. Figure dégingandée, dit l’un ; contenance négligée et nonchalante, selon l’autre. Il paraît bien, en effet, que la hanche et l’épaule étaient un peu de travers, toutefois « sans mauvaise grâce. » Le nez fort et légèrement tourné de côté, mais le nez d’un homme d’esprit. Les Confessions parlent de gros yeux troubles, ce qu’il faut entendre probablement de cette incertitude du regard qui vient de la timidité ou de trop de pensées de derrière la tête. Grimm avait quelque chose de solitaire et de renfermé, n’éprouvait point le besoin de se mettre en avant, fuyait les discussions ; la facilité d’élocution et la correction lui manquaient, mais il s’exprimait avec force. Aussi aimable, du reste, et même gai dans l’intimité, qu’embarrassé et réservé avec les inconnus. Inspirant plus de confiance qu’il n’en témoignait, parce qu’il se suffisait à lui-même ; plus fait pour maîtriser que pour attacher ; de l’obstination : « Je ne t’ai jamais vu balancer sur rien, lui écrit son amie, et une fois que vous avez envisagé les choses avec votre chien de charmant esprit juste et ferme, il y en a pour la vie. » Grimm a la vue trop pénétrante et il estime trop peu les hommes pour ne pas encourir le reproche de hauteur : tout le monde est d’accord là-dessus : nous avons vu qu’il était couramment appelé le tyran dans la société de la Chevrette ; Naigeon lui attribuait la vanité et la présomption, Rousseau la fatuité et l’arrogance ; Diderot lui-même parle d’exigence, de despotisme, et l’on sait que l’amitié exaltée qui unissait ces deux hommes se voila un jour, tant l’un mettait peu de ménagemens dans sa façon d’utiliser le dévoûment de l’autre. « Je suis brouillé avec Grimm, écrit Diderot à Mme Voland ; il y a ici un jeune prince de Saxe-Gotha ; il fallait lui faire une visite, il fallait le conduire chez Mlle Biheron (un cabinet de pièces anatomiques artificielles), il fallait aller dîner avec lui ; j’étais excédé de ces sortes de corvées. » Il est vrai que quelques jours après on est raccommodé « ou à peu près, » mais c’est que Diderot a cédé, un an plus tard, au retour d’un voyage de Grimm, nous les trouvons de nouveau livrés aux effusons. « Je l’aime et j’en suis tendrement aimé, c’est tout dire, » écrit l’incandescent philosophe. Curieuse liaison, nous l’avons déjà fait remarquer, que celle de ces deux écrivains ! « L’homme de mon cœur, » — « celui que je chéris, » telles sont les appellations que Diderot prodigue quand il parle de Grimm. Grimm, de son côté, est évidemment attaché à Diderot ; il l’admire franchement ; « tête sublime et cœur excellent, dira-t-il, l’un des plus beaux génies de la France, » mais il ne cède qu’à demi à la séduction, et lorsque Diderot se lance dans un récit ou rend compte de quelque lecture qu’il a faite : « Messieurs, glisse le critique, voilà qui est fort beau, n’est-ce pas ? Eh bien ! il n’y a pas un mot de vrai ! »

Il est piquant que ce soit précisément sur le chapitre de Grimm que Diderot se livre le plus volontiers à ces effusions sans mesure dont se choquait la sobriété de son ami. « Il est un homme à côté de moi, écrit-il à Falconet, aussi supérieur à moi que j’ose me croire supérieur à d’Alembert, aux qualités que j’ai en réunissant une infinité d’autres qui me manquent, plus sage que moi, plus prudent que moi, ayant une expérience des hommes et du monde que je n’aurai jamais, obtenant sur moi cet empire que je prends quelquefois sur les autres. Ce que la plupart des hommes sont pour moi, des enfans, je le deviens pour lui. Je l’ai nommé mon hermaphrodite, parce qu’à la force d’un des deux sexes il joint la grâce et la délicatesse de l’autre. Il est dans l’art plastique moral ce que vous êtes dans l’art plastique mécanique. Ce que je vous en dis, les grands, les petits, les savans, les ignorans, les hommes faits, les enfans, les littérateurs, les gens du monde, vous le diront comme moi ; il plaît également à tous. »

La date de cette lettre à Falconet (1767) m’avertit que nous nous éloignons de l’époque à laquelle nous nous étions arrêtés, et me rappelle la distinction que j’ai cru devoir faire dans la vie de Grimm. Dans les premiers temps de son attachement à Mme d’Épinay et lorsqu’il est encore tout entier au labeur de sa Correspondance littéraire, nous avons l’homme que j’ai cherché à définir plus haut, ferme, concentré, aimable au besoin, mais pesant sur les autres du poids de sa supériorité de caractère. A quoi il faut ajouter de l’instruction, le goût sain et l’esprit juste. Il a triomphé d’une assez grande paresse naturelle et est devenu laborieux à force de volonté. L’impression qu’il nous fait est celle d’un homme de doctrines, de principes, et qui juge de haut. Est-ce à dire que cette correction qui va jusqu’à la sécheresse, que cette indépendance qui va jusqu’à la dureté soit incompatible, comme se le figure Mme d’Épinay dans le portrait qu’elle nous a laissé de son ami, « avec l’aisance, la souplesse et la dextérité qu’il faut dans la conduite des affaires ? » Loin de là, ou, s’il y a incompatibilité, ce sont ces dernières qualités qui chasseront les autres. La souplesse que sa maîtresse lui refuse, Grimm va l’acquérir. Il va bientôt se montrer diplomate, courtisan, complaisant. Il était connu pour être fier, il deviendra habile. On lui reprochait la sauvagerie, nous allons être tentés de lui trouver trop d’entregent. Je ne sais de contraste plus complet que celui de la jeunesse et de l’âge mûr de cet Allemand frotté de Français.

L’attachement pour Mme d’Épinay, on ne peut se le dissimuler, souffrit ou du moins se transforma dans cette crise de virilité. Les lettres de Diderot à Mme Voland nous montrent Grimm se relâchant à la fois de la sévérité de ses principes et de la tendresse pour celle dont il avait fait la compagne de sa vie. Mais ce sont là des passages qui appartiennent de droit à notre biographie. Nous sommes dans l’automne de 1760, l’année qui suivit le retour de Genève, et lorsque Grimm était déjà entré dans la voie des fonctions publiques. On était à trois seulement à la Chevrette. Diderot raconte la manière dont se passe la journée, et parlant de ses deux amis : « Que font-ils ? Le matin, il est seul chez lui où il travaille ; elle est seule chez elle où elle rêve à lui. » Quelques jours plus tard, la jolie scène du portrait : « On peint Mme d’Epinay en regard avec moi ; c’est vous dire en un mot à qui les deux tableaux sont destinés. Elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée comme si elle regardait de côté ; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban qui lui ceint le front ; quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban. Les unes tombent sur sa gorge, les autres se répandent sur ses épaules et en relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé. » L’impression de Diderot est évidemment que Grimm est préoccupé, refroidi, et que Mme d’Épinay s’en aperçoit par momens et en souffre. Il a oublié un rendez-vous. « J’ai su cela le lendemain, on en avait la larme à l’œil, et tout en pleurant on disait : C’est que ses affaires l’occupent si fort qu’il ne peut penser à rien ; c’est qu’il est bien à plaindre et moi aussi ; et on l’excusait avec une bonté qui me touchait infiniment. Pour moi, je me taisais, et elle disait : Mais vous ne me dites rien, philosophe ! Est-ce que vous croyez qu’il ne m’aime pas ? Que diable voulez-vous qu’on réponde à cela ! Dire la vérité, cela ne se peut ; mentir, il le faut bien. Laissons-la du moins dans son erreur, le moment qui la détromperait serait peut-être le dernier de sa vie. »

En même temps, je le répète, relâchement moral. L’année précédente encore, Mme d’Épinay, dans son portrait de Grimm, disait qu’en morale et en philosophie « il avait des principes sévères qu’il ne se permettait point de modifier ni d’adoucir suivant les circonstances. » Que nous sommes loin de là maintenant ! « L’abbé Galiani vient d’arriver, écrit Diderot, toujours de La Briche. Ses contes ne m’amusent plus comme auparavant ; j’étais mieux entre M. Grimm et son amie. Grimm a un peu déplu à Mme d’Épinay ; il ne désapprouvait pas assez le propos d’un homme de notre connaissance, appelé M. Venel, qui disait qu’il fallait garder la probité la plus scrupuleuse avec ses amis, mais que c’était une duperie d’en user mieux avec les autres qu’ils n’en useraient avec nous. Nous soutenions, elle et moi, qu’il fallait être homme de bien avec tout le monde sans distinction. L’abbé Galiani m’a beaucoup déplu, à moi, en confessant qu’il n’avait jamais pleuré de sa vie, et que la perte de son père, de ses frères, de ses sœurs, de ses maîtresses ne lui avait pas coûté une larme. Il m’a paru que cet aveu n’avait pas moins choqué Mme d’Épinay. » La situation est claire ; c’est le roman qui est en train de finir pour faire place à la réalité, au désillusionnement, bien que sans atteindre, nous le verrons, l’attachement solide et le dévoûment. « Mme d’Épinay a en un accès de migraine dont elle a pensé périr. J’allai la voir le lendemain ; nous passâmes la soirée tête à tête. La sévérité de son ami se perd, il distingue deux justices, une à l’usage des souverains. Je vois tout cela comme elle, cependant je l’excuse tant que je puis ; à chaque reproche, j’ajoute en refrain : « Mais il est jeune, mais il est fidèle, mais vous l’aimez ; et puis elle rit. »

Il en fut de cette liaison comme il arrive à des mariages plus réguliers : l’habitude, les intérêts communs, l’estime mutuelle, prirent peu à peu la place de la passion et de ses agitations. Mme d’Épinay cessa de s’inquiéter des paradoxes de Grimm et elle s’habitua aux longues absences qu’entraînaient ses voyages. N’avait-il pas sa fortune à faire et ne devait-il pas chercher au loin les relations utiles ? On est heureux d’ajouter que Grimm resta l’appui de son amie dans les travers d’une vie fort éprouvée, et qu’il reporta sur la fille et la petite-fille l’affection qu’il avait éprouvée pour la mère. Les désordres de M. d’Epinay produisirent catastrophe sur catastrophe ; le scandale de ses dettes lui fit perdre sa ferme générale ; mais la leçon ne le guérit pas et il fallut l’interdire. Les mesures de l’abbé Terray atteignirent Mme d’Épinay, à qui il n’était resté que 8,000 livres de rente, et que ce nouveau coup acheva, ou peu s’en faut, de dépouiller. « Bonjour, madame, lui écrivait un de ses amis en raillant la sérénité avec laquelle elle supportait ses malheurs, et souvenez-vous bien de ne pas vous croire trop heureuse d’être ruinée. » La philosophie était ici d’autant plus méritoire que ses enfans étaient restés à sa charge dans le naufrage de la fortune conjugale, que son fils, à peine entré dans la vie, montra les mêmes goûts de dépense que le père et dut à son tour être secouru, enfin qu’elle avait une fille à marier. Heureusement que Pauline était charmante et qu’un oncle avança, pour la dot, 30,000 livres remboursables sur les revenus des biens affectés au paiement des dettes de M. d’Épinay. Pauline, qui n’avait que quinze ans, épousa un homme plus âgé qu’elle de vingt-cinq, un beau parti d’ailleurs, le vicomte de Belsunce, gentilhomme de Navarre, où il avait un château et remplissait féodalement les fonctions de grand bailli d’épée. Mme d’Épinay, malgré son état habituel de maladie, vécut encore assez longtemps après ce mariage ; elle mourut en 1783, un an après son mari. Ce fut Grimm qui se chargea du sort d’Emilie, la fille des Belsunce, pour laquelle il s’était pris d’une affection toute paternelle. Il se préoccupa de bonne heure de son établissement, travailla à lui créer une petite fortune, y intéressa l’impératrice Catherine, et finit par la marier au comte de Bueil.

Le désir d’être à peu près complet dans une biographie qui n’avait pas encore été écrite ne me permet pas de clore le chapitre de la vie privée et de la vie littéraire de Grimm sans y faire entrer le récit d’une imprudence et le souvenir d’une mystification. L’imprudence fut causée par un accès d’humeur satirique. Diderot venait de donner au théâtre ses deux pièces, le Fils naturel et le Père de famille. Ses ennemis ayant répandu le bruit qu’il en avait pris le sujet dans Goldoni, Deleyre et Forbonnais crurent ne pouvoir mieux le justifier qu’en traduisant les comédies de l’auteur italien. Grimm paraît s’être chargé de la publication et avoir saisi cette occasion pour exercer une vengeance et pour railler un ridicule. Les deux pièces parurent séparément, ornées chacune d’une épigraphe burlesque et d’une dédicace où des allusions blessantes se déguisaient sous les formes de l’hommage. Les noms des dames à qui s’adressaient ces épîtres étaient remplacés par des étoiles, mais ils étaient reconnaissables aux titres dont ces astérisques étaient accompagnés : c’étaient la princesse de Robecq et la comtesse de La Marck. La première avait été la maîtresse de Choiseul et était connue par la haine qu’elle professait pour le parti philosophique ; elle usa, dans la suite, de la faveur dont elle jouissait près du ministre pour faire jouer les Philosophes de Palissot et pour faire mettre Morellet à la Bastille. La comtesse de La Marck, née Noailles, paraît surtout avoir en des prétentions au bel esprit. La cruauté de la satire de Grimm échappe en grande partie aujourd’hui avec le sens des insinuations dont elle est semée. Il en parle lui-même dans la Correspondance comme d’un « persiflage auquel personne n’a rien compris et que tout le monde a voulu expliquer. » Ce qui est certain, c’est que les victimes s’y reconnurent et cherchèrent à atteindre les coupables. Naturellement soupçonné, puisque c’était la défense de ses pièces de théâtre qui avait été l’origine de la publication, Diderot se justifia et couvrit en même temps Deleyre et Forbonnais, en déclarant qu’il avait en leurs traductions entre les mains, mais qu’elles différaient de celles qui avaient été imprimées et n’étaient accompagnées d’aucune dédicace. On ajoute, mais sans preuve, que Grimm fut soupçonné, et que son ami se donna pour le coupable afin de le sauver. La vérité est que l’attribution même des deux dédicaces à l’auteur de la Correspondance ne repose sur aucun témoignage direct et reste affaire de tradition et de conjecture. Le bruit qu’avait fait cette malencontreuse plaisanterie paraissait apaisé lorsqu’il recommença, deux ans après, à l’occasion de la pièce des Philosophes et de la mort de Mme de Robecq. Palissot, pour justifier près de Voltaire ses attaques contre le parti de l’Encyclopédie, reproduisit ses accusations contre Diderot, qu’il persistait à tenir pour l’auteur des libelles. Voltaire défendit l’accusé, tout en affectant de blâmer la publication. « M. le duc de Choiseul, écrivait-il à Thiriot, sait très bien que je condamne plus que personne le trait indécent et odieux contre Mme la princesse de Robecq. Il est absurde de mêler les dames dans des querelles d’auteurs. Voilà des philosophes bien maladroits ! Il faut se moquer des Fréron, des Chaumeix, des Le Franc, et respecter les dames, surtout les Montmorenci. »

La pénurie des détails sur la vie privée de Grimm sera notre excuse pour mentionner une plaisanterie que des amis, sans nul doute, se permirent à ses dépens. On a trouvé dans ses papiers des lettres soi-disant écrites par Mlles Leclerc et Miré, danseuses à l’Opéra[3]. La première, d’après cette correspondance, avait entendu parler de l’admiration que le philosophe professait pour sa danse et elle lui donnait un rendez-vous. Une seconde lettre exprime l’amour et le bonheur, une troisième crie à la trahison. Miré prend ensuite la plume pour raconter la mort de la pauvre Leclerc et pour demander à la remplacer dans le cœur de Grimm. Le sel de cette mystification, vraiment assez drôle, est dans l’excentricité du style et de l’orthographe attribués aux deux figurantes, et plus encore dans les ridicules mis au compte du prétendu galant. C’est sur le ministre de Francfort que ces demoiselles ont jeté leur dévolu ; elles lui donnent de l’excellence et, en même temps, du savant et du philosophe par le nez ; elles ont, par-dessus le marché, entendu dire qu’il est plein de sentiment. Il est vrai que ce « Saxon sans pareil, » soupçonné d’infidélité, devient aussitôt un « perfide et bavard petit-maître. » On reconnaît, sous une forme badine, les travers dont s’amusaient les amis de Grimm ; il était considéré, mais il donnait prise à la raillerie ; il avait de l’esprit, mais pas tous les genres d’esprit.


II

La Correspondance littéraire dut de bonne heure paraître à Grimm un provisoire, pour ne pas dire un pis-aller. Elle ne l’empêcha point, dans tous les cas, de fortifier l’indépendance qu’elle lui assurait par l’adjonction de relations utiles et de fonctions rétribuées. La mort du comte de Frise, en 1755, l’avait atteint dans ses intérêts aussi bien que dans ses affections, car si, depuis quelques années, il n’était plus aux gages du comte comme secrétaire, il avait continué de demeurer chez lui, et de trouver en lui, au besoin, un protecteur généreux. « Avec le comte, écrit Mme d’Épinay, il n’avait besoin de rien. » Il fallut donc aviser à fermer la brèche inopinément faite dans sa position. Ses amis s’y employèrent et le recommandèrent au duc d’Orléans, qui se l’attacha en qualité de secrétaire de ses commandemens, avec 2,000 francs de traitement. Cette place, qui permettait à Grimm d’aller à la cour, ne parait lui avoir imposé que des devoirs d’étiquette. A l’occasion de la mort d’Orléans-Égalité, en 1793, Grimm dans une lettre à Catherine, trace un portrait du prince qu’il avait servi : « Ce n’était pas un génie, ce n’était pas un aigle ; il avait peut-être l’esprit assez borné, mais la nature l’avait doué d’un tel instinct pour l’honneur et pour les honnêtes gens que jamais aucun mauvais sujet ne put l’approcher, encore moins le circonvenir ou durer auprès de lui… Cet instinct, ce goût inné pour ce qui est honnête préserva le duc d’Orléans de toute contagion avec les gens d’un caractère équivoque, quelque aimables qu’ils pussent être d’ailleurs. Cela n’empêche pas que le goût du plaisir ne l’entraînât quelquefois, tout comme un autre, dans la mauvaise compagnie, mais la dignité de son rang et une certaine bienséance le suivaient jusque dans ses orgies ; ses compagnons de plaisir y trouvèrent toujours le prince. Le respect dû au public ne fut jamais blessé ; le secret environnait ces parties, et au milieu de ces petits écarts dont personne ne voyait les traces, la cour du Palais-Royal jouissait de l’existence la plus brillante. Tout ce qu’il y avait en France de plus aimable, de plus à la mode, de plus respectable aspirait à l’honneur d’y être admis ; on n’était pas de bon ton sans en être, et si Louis XV était roi à Versailles, on appelait le duc d’Orléans le roi de Paris. »

L’ambition de Grimm ne fut pas satisfaite par une place qui, comme il s’en assura assez vite, ne pouvait le conduire à rien de plus. Il se sentait les qualités du diplomate, le coup d’œil, le jugement, ce je ne sais quoi qui rend propre au maniement des hommes et des intérêts publics. Sa gazette manuscrite l’avait mis en relation avec des princes et des princesses à l’étranger ; de plus, il avait fait à Genève la connaissance de Mallet, l’historien du Danemarck, qui entretenait une correspondance politique avec des cours allemandes, et qui parait avoir été le premier à exciter l’ambition de Grimm en lui ouvrant la perspective de représenter ces cours à Paris. On ne s’étonnera donc point si une lettre à Diderot nous le montre, au mois de mai 1759, sur le point d’entrer dans la carrière, et cherchant à faire accepter à Mme d’Épinay les sacrifices qu’allait entraîner un nouveau genre de vie. Il écrit de Genève, où son amie suivait depuis dix-huit mois un traitement de Tronchin, et où il avait été appelé près d’elle par une aggravation de la maladie : « J’épuise pour l’encourager, dit-il, tout ce que la philosophie peut dicter de plus vrai et, il faut l’avouer, de moins consolant pour un cœur sensible. C’est que je cherche moins à la consoler qu’à diminuer en elle cette ivresse qui ferait le bonheur de ma vie si nous étions destinés à vivre comme nous avons vécu depuis quatre mois. Elle sera toujours l’objet de toute ma tendresse et de tous mes soins, mais je pourrais bien à mon tour être détourné de cette douce occupation par des devoirs et des affaires, qui, à vue de pays, vont se multiplier. La ville de Francfort me presse de me charger d’entretenir une correspondance avec elle ; cette occupation me plaît et me convient fort, en ce qu’elle met à portée de montrer ce qu’on sait faire. Je n’attends pour accepter que le consentement du prince (le duc d’Orléans) que j’espère recevoir ces jours-ci. Ne parlez de mes projets à personne ; du secret dépend peut-être leur réussite. »

Au lieu d’une simple correspondance politique, ce fut d’une mission diplomatique que Grimm fut chargé. Les péripéties de la guerre avaient mis la ville de Francfort dans la nécessité d’adresser de nombreuses réclamations à la cour de France, et avaient fait comprendre aux magistrats de cette cité l’avantage d’avoir à Paris un envoyé régulièrement accrédité. Grimm était encore à Genève lorsqu’il reçut sa nomination d’envoyé de la ville libre de Francfort, aux appointemens de 24,000 livres par an. Quel changement de fortune pour le pauvre étranger échoué à Paris dix ans auparavant ! Le voilà « monsieur l’ambassadeur, » comme Diderot se plaît désormais à l’appeler. « M. Grimm est très content de sa nouvelle carrière, écrit Mme d’Épinay à M. d’Affry ; il a très bien réussi auprès du ministre, sa besogne lui plaît et l’occupe sans l’excéder. Si l’on en excepte un jour par semaine qu’il passe à la cour, nous menons la même vie et nous le voyons autant qu’avant mon voyage. » Cet heureux début ne tarda pas à être troublé. Il y avait à peine un an que le représentant de la ville libre remplissait ses fonctions lorsque ses lettres à Mallet furent interceptées à la poste. Il s’y moquait du comte de Broglie, le capitaine Tempesta, comme il l’appelait, « qui a fait une marche diablement savante pour parvenir à se faire prendre ses six pauvres petites pièces de canon ; » il y critiquait la politique de la cour et les opérations de la guerre, et fut dénoncé comme traître et espion. En vain le duc d’Orléans essaya-t-il d’intervenir : tout ce qu’il obtint fut que son protégé pût rester en France. Le bruit finit par se calmer et l’affaire par s’oublier, mais Grimm avait dû se démettre de ses fonctions de ministre accrédité.

Il n’était pas homme, du reste, à se laisser abattre par un échec ; dès l’année suivante, nous le voyons renouer ses fils. Son ami, le marquis de Castries, ayant été grièvement blessé dans la campagne de Westphalie, Grimm courut lui donner ses soins. « C’est toujours lui, s’écrie le bon Diderot ; il est parti sans que j’aie en le temps de l’embrasser, à deux heures du matin, sans domestiques, sans avoir mis ordre à aucune de ses affaires, ne voyant que la distance des lieux et le péril de son ami. » Le dévoûment est incontestable ; il ne cachait, il ne pouvait cacher aucun calcul. Seulement, — et nous avons ici tout le caractère de Grimm, — la générosité du premier mouvement n’excluait pas chez lui les combinaisons. Il revint par Gotha où il revit la duchesse Louise-Dorothée, dont il avait déjà fait la connaissance, à ce que je présume, en 1753, qu’il comptait au nombre des abonnés du journal manuscrit, et dont il va devenir maintenant le correspondant particulier. Trois ans plus tard, ce sont des relations semblables formées avec la landgrave de Hesse. D’autres voyages le conduisirent à Berlin et à Pétersbourg ; Frédéric et le prince Henri l’honoraient de leurs lettres ; Catherine le traitait sur le pied de la confiance et de la familiarité. Et les brillantes accointances conduisirent aux solides avantages : Grimm devint ministre de la cour de Saxe-Gotha à Paris ; la landgrave lui confia son fils dans des voyages en Angleterre et en Russie ; enfin, quand la révolution eut dépouillé Grimm de ses places et l’eut réduit à la misère, Catherine vint à son secours avec une inépuisable générosité. Telle est l’esquisse de la seconde moitié de la vie de notre écrivain, de ce qu’on pourrait appeler sa carrière politique ; il nous reste à y entrer avec plus de détails au moyen de ses correspondances privées avec les souverains.


III

La mauvaise grâce avec laquelle Frédéric répondit longtemps aux avances de Grimm ne parvint pas à rebuter celui-ci, et Dieu sait cependant combien le roi se montra récalcitrant ! Si la Correspondance était faite pour quelqu’un, il semblait que ce fût pour un monarque poète, écrivain et philosophe ; il n’en fallut pas moins un siège en règle pour l’amener à la recevoir. A peine la paix de Hubertsbourg était-elle signée, que le chroniqueur, comptant sur les loisirs dont le guerrier allait jouir, fit jouer les influences dont il disposait. Il s’adressa à la fois à la reine de Suède, sœur de Frédéric, et à la duchesse de Saxe-Gotha. Et dans quels termes d’ardeur tout ensemble et d’humilité n’implorait-il pas leurs services ! « Je sais tout ce qu’on peut dire sur la témérité de ce projet, écrit-il à la duchesse, et s’il n’y avait pas le Rhin entre le roi et moi, je crois que je mourrais de peur d’avoir osé le concevoir ; mais aussi quels ressorts n’emploie-je pas pour le faire réussir ! Et lorsque je paraîtrai devant le héros du siècle sous la protection de Votre Altesse, et me vanterai de celle de la reine de Suède, ne dois-je pas compter sur une indulgence capable de rassurer le plus timide ? Je regarde la permission d’offrir mon travail à Sa Majesté comme le plus grand bonheur qui puisse m’arriver ; ainsi je ne mettrai point de borne à tout ce que Votre Altesse sérénissime voudra bien faire pour moi dans cette occasion. Cependant, madame, je n’oublie point l’excès de vos bontés, et ce souvenir qui me trouble et m’enchante devrait me faire trembler que vous ne les portiez au-delà de tout ce que j’oserais désirer ou que je pourrais jamais mériter[4]. » La négociation réussit ; Frédéric consentit à recevoir les feuilles, et la duchesse se chargea de les faire passer elle-même à Berlin. Grimm se montre pénétré de tant de bonté, il en fond en larmes, mais il ne laisse pas d’être troublé à la pensée du lecteur devant lequel il va périodiquement comparaître. « Je vois toujours ces grands yeux bleus, que je n’ai jamais vus, fixés sur moi, et cela me fait mourir de peur. »

Les craintes de Grimm n’étaient pas sans fondement. Il avait affaire à un homme qui ne prenait qu’un intérêt médiocre aux dissertations littéraires ou autres dans lesquelles se complaisait la Correspondance, et qui ne se laissait pas davantage prendre aux flatteries. Grimm l’avait mal jugé à cet égard ; il avait cru bien faire en lui donnant, dès le premier numéro qui passa sous ses yeux, de l’encensoir à travers la figure. Frédéric était représenté comme sublime dans toutes ses entreprises, grand dans toutes les parties, l’homme le plus extraordinaire qui eût jamais paru dans l’histoire ; la conquête de l’Asie n’avait peut-être pas coûté à Alexandre la moitié des efforts de génie qu’il avait fallu à Frédéric pour soutenir, entre les rives de l’Oder et de l’Elbe, le choc si opiniâtre et si répété de toutes les forces de l’Europe. Frédéric eut la nausée de ces exagérations et ne le cacha pas à la duchesse. « La feuille périodique que vous daignez m’envoyer, lui dit-il, est bien écrite ; j’en connais l’auteur par réputation ; il est natif de Géra ( ? ), il a fait le Petit Prophète ; c’est un garçon d’esprit qui s’est beaucoup formé à Paris. Cependant je vous demande en grâce que, s’il veut m’envoyer ses feuilles, il daigne un peu m’épargner. Un homme sans expérience peut trouver du sublime là où il n’y en a point ; un philosophe n’y trouve qu’une complication de causes secondes qui, par la bizarrerie de différentes combinaisons, produisent des événemens dont le vulgaire s’étonne, et qui, en effet, sont simples et naturels[5]. »

Les préventions que cette fâcheuse entrée en matière avait inspirées au roi ne furent pas dissipées par la lecture des numéros suivans de la Correspondance. Ces feuilles ennuyaient Frédéric. Et le pis est que le pauvre auteur en avait vent. « Ce que je comprends par les mots que M. de Catt me jette de temps en temps, écrit-il à la duchesse, c’est que ce travail est en général trop sérieux pour le roi, qui aimerait mieux ne recevoir que de simples bulletins où il y eût, outre la notice des livres nouveaux, des anecdotes de toute espèce et propres à amuser. Or il m’est impossible de me prêter à cet arrangement. J’ai une aversion invincible pour le métier d’écrivain d’anecdotes, et il faut qu’elle soit bien forte puisque je ne puis la vaincre en faveur du premier homme du siècle, auquel ma vanité serait si contente de plaire. »

Et de nouveau, quelques semaines après : « Je ne me résoudrai jamais à mander les petits contes, les petites tracasseries, les petites historiettes de Paris, que mes prédécesseurs ramassaient souvent dans les cafés, mais que je ne pourrais y chercher et moins encore écrire, quand il serait question de me sauver la vie. Je sais cependant très bien que le roi aime beaucoup ces bagatelles, et cela me parait très naturel dans un homme qui a besoin de délassement et d’amusement après s’être occupé toute la journée d’affaires d’état. Je sais aussi que j’ai avec lui le tort ou la tache originelle qui ne s’efface pas, d’être Allemand ; si je portais un nom français, j’aurais bien plus beau jeu. »

Grimm s’ouvre, à cette occasion, sur les ambitions littéraires auxquelles son métier de correspondant l’a obligé de renoncer. « J’avoue que j’ai été plus d’une fois tenté d’essayer mes forces, d’oublier les ouvrages des autres pour voir si j’en pourrais faire à mon tour ; je me dis qu’il faut du moins l’avoir essayé pour avoir le droit de ne rien faire ; mais cette correspondance sans cesse renaissante m’en ôte absolument les moyens et le loisir indispensable… J’ai laissé agir ma paresse, j’ai dit que la chimère n’est qu’une chimère, que la calomnie et la persécution sont souvent la récompense de ceux qui écrivent pour le public, et qu’une couronne de laurier ne vaut pas une ligne de Votre Altesse[6]. »

Frédéric finit par demander qu’on cessât de lui servir une souscription qu’aussi bien il n’avait jamais payée. L’amour-propre blessé, le dépit d’avoir rencontré l’échec là où il avait rêvé des satisfactions d’ambition, l’indignation mal contenue contre l’indélicatesse d’un Mécène qui n’acquittait pas même ses dettes, tous ces sentimens se trahissent dans une lettre de Grimm à la landgrave de Hesse. Il insinue qu’il aimerait bien compter le prince Ferdinand, de Brunswick au nombre de ses lecteurs ; il voudrait que quelqu’un se chargeât d’en faire naître l’idée à ce prince, « car, dit-il, une de mes folies est de ne pas vouloir offrir ma marchandise. » Vient alors toute l’histoire de sa déconvenue avec Frédéric. « Ma passion pour lui, raconte-t-il, m’a fait rechercher, avec trop d’indiscrétion, l’honneur de lui envoyer ces feuilles. Ce monarque n’a pas voulu refuser Mme la duchesse de Saxe-Gotha, mais il ne m’a jamais pardonné de lui avoir été donné et de n’être pas de son propre choix. On dit que c’est un tort irréparable à ses yeux, et je l’ai éprouvé. Depuis le premier instant, il m’a toujours cherché noise, et à mesure que je me prêtais à ses désirs, il exigeait toujours autre chose que ce que je faisais. J’aurais bouleversé toutes mes correspondances, au risque de lui faire perdre tous ses suffrages, que je n’aurais certainement pas obtenu le sien. Mais je suis têtu, et après avoir été quelque temps malheureux de ce tatillonnage et m’être bien convaincu ensuite de l’impossibilité de lui plaire, j’ai pris mon parti d’aller toujours mon chemin sans penser qu’il y a un Frédéric, la terreur de l’Europe, au monde. Ce qui me mettait à mon aise, c’est que le roi n’avait jamais accordé la moindre récompense à ce travail, et certainement, après m’en avoir refusé la plus précieuse, celle que j’ambitionnais le plus, son approbation, il n’était pas en état, tout roi qu’il est, de me le payer. Enfin, après avoir été tâté de toutes les manières depuis trois ans, j’ai reçu l’ordre de cesser mes envois, il y a environ six semaines. Cet ordre, accompagné de tout plein de complimens, m’a délivré d’un fardeau de cent milliers pesant… Il faut se consoler de tout dans ce monde. Un parti très bien pris de ma part mettra le roi hors d’état de me payer, et il aura plus tôt réuni la Bohême et la Moravie à ses possessions que d’avoir réussi à me rembourser les frais des copies[7]. »

Le plus amer était que Frédéric faisait des différences et qu’il donnait parfois. Ce n’est pas sans quelque dépit, sans quelque envie peut-être, que Grimm, parlant de d’Alembert dans une de ses lettres et du goût du roi de Prusse pour ce philosophe, rappelle que le prince lui faisait depuis six ans une pension de 1,200 livres, pension, ajoute-t-il, qui a été exactement payée pendant la guerre.

Grimm ne fit la connaissance personnelle de Frédéric que quelques années plus tard, dans son grand voyage d’Allemagne de 1769. Il semble que les préventions du souverain contre l’écrivain disparurent quelque peu dans cette entrevue. « Le roi de Prusse l’a arrêté trois jours de suite à Potsdam, écrit Diderot au retour de son ami, et il a eu l’honneur de causer avec lui deux heures et demie chaque jour. Il en est enchanté, mais le moyen de ne pas l’être d’un grand prince quand il s’avise d’être affable ? Au sortir du dernier entretien, on lui présenta de la part du roi une belle boîte d’or. » Grimm se garda de laisser tomber des relations ainsi engagées ; nous le trouvons, à partir de ce jour, en correspondance avec Frédéric, une correspondance intermittente, mais qui dura jusqu’à la mort du roi. Si toutes leurs lettres n’ont pas été conservées, il en reste cependant assez pour juger du ton qui y régnait. Ce ton n’est pas précisément celui que nous aurions attendu d’après l’éloge de Grimm que Meister met dans la bouche de Frédéric. « Il en est peu, aurait dit ce prince, qui connaissent les hommes aussi bien, et l’on rencontre rarement quelqu’un qui possède comme lui le talent de vivre avec les grands sans jamais compromettre la franchise ni l’indépendance de leur caractère. » La correspondance de Grimm avec les souverains, et en particulier avec Frédéric, est aussi peu conforme que possible à cette prétendue dignité de maintien. Ses lettres ne sont, au contraire, remarquables par rien tant que par le manque de mesure, de tact, et, il faut le dire, d’esprit. Quel style, le plus souvent, et quelles lourdes plaisanteries ! La princesse de Prusse, nièce du roi, venait d’accoucher d’un fils ; voici l’amphigouri que cet événement inspire à Grimm. « Sire, une ancienne prophétie, conservée dans une des caves de la cathédrale de Magdebourg, dont vous êtes l’archevêque par la grâce de Dieu, disait que l’année où le plus grand des rois jetterait un regard favorable sur le plus mince atome de la communion philosophique, serait l’époque d’un événement qui assurerait la durée d’une monarchie fondée par le génie et par la gloire, et que l’année où ce grand roi daignerait se réunir à la communion philosophique pour l’érection de la statue de son patriarche serait nommée l’année de l’accomplissement. Personne, sire, ne comprit rien à cette prophétie difficile, et je suis le premier qui en ait pénétré le sens caché. L’année dernière Votre Majesté m’accueillit et me combla de ses bontés au palais de Sans-Souci, et la septième semaine après ce bonheur, la princesse de Prusse fut bénie et devint grosse. Cette année, Votre Majesté a daigné s’associer à ceux qui élèvent une statue à Voltaire ; l’atome est devenu cosouscripteur de Marc-Aurèle-Trajan-Julien-Frédéric de Prusse, et immédiatement après la résolution de Votre Majesté, mes vœux sont exaucés et il naît un prince. Tout est clair, tout est rempli ; et puis, qu’on s’obstine à douter de l’infaillibilité des prophéties ! »

Malheureusement pour Grimm, Marc-Aurèle-Trajan-Julien avait trop d’esprit pour goûter des louanges ainsi tournées, et trop peu de générosité pour ne pas se moquer d’un homme qui donnait si inconsidérément prise sur lui. Il le traite de M. de la Grimmalière ; il le raille du titre de colonel russe que lui avait conféré Catherine, des exploits par lesquels il ne peut manquer de se distinguer dans la guerre contre les Turcs. C’est lui qui prendra Constantinople à la tête d’une armée victorieuse, et ce sera Frédéric qui célébrera ces merveilles et placera le nom de Grimm entre ceux d’Alexandre et de César. Plus notre courtisan, du reste, essuie les plaisanteries royales, plus il est satisfait. Il est déjà le souffre-douleur de Catherine, il s’estime trop heureux de devenir le plastron de Frédéric. « Mais, ajoute-t-il, il faut être en garde contre la vanité ; les traits de Votre Majesté ne sont pas mortels comme ceux d’Apollon, votre patron ; votre bonté daigne en émousser la pointe avant de les lâcher, et l’on est un pauvre plastron quand on ne reçoit que des traits émoussés. »

En dehors même de ces traits de caractère, la correspondance de Grimm avec Frédéric ne manque pas de quelque intérêt. Grimm y déplore « le vaste et effrayant silence » qui règne dans la littérature française depuis la mort de Voltaire, et il cherche, bien que timidement, à vanter cette littérature allemande dont il entendait célébrer l’essor avec une joie secrète, mais dont il n’osait qu’à demi prendre la défense devant le roi. « Quant à moi, écrit-il en 1781, exilé de ma patrie depuis ma première jeunesse, n’ayant presque aucun temps depuis nombre d’années à donner à la lecture, je ne suis pas en état de juger ce procès ; mais il est vrai que, toutes les fois que j’ai traversé l’Allemagne, ou m’a montré des morceaux parfaitement bien écrits, et je n’y ai plus retrouvé l’ancien jargon tudesque ; d’où j’ai conclu qu’il était arrivé une grande révolution en Allemagne dans les esprits. Cela m’a paru assez simple. Un pays qui a donné dans un siècle Frédéric et Catherine m’a paru le premier pays de ce siècle, et comme la nature opère tout par contagion, il m’a paru que l’apparition de ces deux phénomènes n’a pu rester isolée et a dû avoir les suites les plus étendues quoique aucune souveraineté n’ait songé à les encourager. »

Les philosophes n’étaient pas toujours braves à la fin de leur vie ; c’étaient parfois, selon l’expression de Tronchin, de plats mourans. D’Alembert, qui avait paru étonné des faiblesses de Voltaire, ne fut pas plus héroïque. Grimm annonce au roi la fin de cet homme, célèbre surtout, dit-il, par les bontés et les bienfaits dont Frédéric l’avait honoré pendant trente ans. « Ses infirmités s’étaient aggravées à un point alarmant par des inquiétudes et par les craintes de son imagination. Se croyant menacé à chaque instant, son tempérament naturellement frêle ne put résister longtemps à cet état violent, et le marasme qui s’ensuivit fut autant l’ouvrage de sa pusillanimité que de ses maux. Il ne cachait point à ceux qui l’exhortaient à leur opposer un peu de courage, qu’il n’en avait point, et il leur inspirait d’autant plus de compassion qu’il leur enlevait tous les moyens de le consoler, et que cette extrême faiblesse l’avait rendu aussi irascible et emporté. Voilà comme le destin, en pinçant une de nos fibres, peut humilier notre orgueil philosophique, et nous remettre au niveau des enfans que nous regardons avec pitié. » La réponse du roi ramène encore plus crûment les choses à la physiologie : « Si la maladie a affaibli l’esprit de d’Alembert dans le dernier temps, cela n’est pas étrange, puisque la mort, en attaquant toutes les parties organisées de notre corps, doit leur ôter leur activité en les détruisant. Je vous suis obligé de m’avoir communiqué cette triste nouvelle, et je me suis dit à moi-même : Il faut mourir, ou il faut voir mourir les autres, il n’y a pas de milieu. »


IV

Louise-Dorothée est du nombre de ces princesses tout à fait distinguées qui ornaient, au XVIIIe siècle, quelques-unes des cours secondaires de l’Allemagne, et y représentaient la culture française jointe aux qualités essentielles de la femme et de la souveraine. Fille du duc Ernest de Saxe-Meiningen, élevée dans la retraite et avec soin par une belle-mère, sa gaieté naturelle résista à l’austérité de cette religieuse éducation. Elle trouva une amie et le plus utile appui dans Mme de Buchwald, la Sévigné de la Thuringe, la grande maîtresse des cœurs, comme l’appelait Voltaire. Mmne de Buchwald, qui était née à Paris, fut pour beaucoup dans le tour littéraire que prirent les plaisirs à Gotha ; Klupffel également, que nous connaissons déjà comme ami de jeunesse de Grimm et de Rousseau. Il était devenu un grave personnage, voire un dignitaire ecclésiastique, mais il n’avait pas renié ses joyeux souvenirs et n’était pas le dernier, j’imagine, à encourager la représentation des pièces françaises sur le théâtre de la petite cour. L’enjouement que la duchesse faisait régner autour d’elle est attesté par sa fondation d’un ordre des Ermites de bonne humeur, dont la devise était : Vive la joie ! et dont la règle consistait à mettre l’étiquette de côté dans les réunions du chapitre. Louise-Dorothée ne négligeait pour cela, ni les affaires d’état, auxquelles elle prenait utilement part, ni l’éducation de son fils, qu’elle dirigeait au contraire avec sollicitude. Elle correspondait avec Voltaire, qui avait passé quelques semaines chez elle en quittant Berlin, et qui n’oublia jamais la manière dont il avait été reçu dans « le paradis thuringien. » C’est à la demande de la duchesse et pour elle qu’il composa ses Annales de l’empire. Les lettres qu’il lui adressait témoignent jusqu’au bout de sa reconnaissance et de son admiration pour celle qu’il avait saluée


Souveraine sans faste et femme sans faiblesse,


qu’il se plaisait à nommer sa protectrice et sa bienfaitrice, et qui avait, en outre, le mérite de trouver plaisir aux aventures de Jeanne, d’Agnès et du père Grisbourdon. La duchesse Louise était également en commerce de lettres avec Frédéric, dont la fortune de la guerre lui avait deux fois valu la visite, et qui professait pour elle une amitié suffisamment attestée, du reste, par une correspondance soutenue pendant dix années.

Le lecteur se rappelle que Grimm, à son arrivée en France, avait été un moment attaché à la maison du fils aîné de la duchesse, alors en séjour à Paris. Les relations qu’il avait formées en cette occasion, celles en particulier qu’il avait conservées avec Klupffel, devaient le conduire tôt ou tard à la cour de Gotha. Il y fut fort bien reçu dans son voyage de 1762, et devint, à partir de cette époque, le correspondant et le chargé d’affaires privé de la duchesse. Sans titre et, à ce qu’il paraît, sans rémunération, il s’acquittait pour elle de toutes sortes de services et de commissions. M. Tourneux a retrouvé les lettres de Grimm dans les archives du duché, il en a publié la partie qui lui a paru la plus intéressante, et il a en la bonté de me confier le reste. La collection n’est probablement pas complète, car elle s’arrête au mois de février 1766, tandis que la duchesse ne mourut qu’au mois d’octobre de l’année suivante.

Une pièce récemment tirée du dépôt des affaires étrangères nous fait connaître dans toute sa sincérité l’opinion que Grimm avait de sa correspondante, et elle nous le montre en même temps, d’une manière bien curieuse, occupé à guetter les affaires diplomatiques, à faire valoir ses avis et ses services, à les offrir sans attendre qu’on les lui demande.

Les rapports restèrent assez longtemps suspendus entre la France et la Prusse après la guerre de sept ans. Les deux cours se gardaient réciproquement rancune, et ni l’une ni l’autre ne voulait faire les avances, bien qu’elles sentissent également la nécessité de renouer, la Prusse à cause de nombreux et pressans intérêts commerciaux, et la France pour essayer de prévenir une nouvelle guerre. Grimm, en cet état de choses, eut l’idée que la duchesse de Saxe-Gotha, liée comme elle l’était avec Frédéric et très écoutée de lui, pourrait ouvrir la voie aux négociations. Il comprenait l’importance que devait lui donner une initiative de sa part en cette affaire, et il écrivit la lettre suivante à une personne dont le nom n’est pas indiqué, mais qui était évidemment en position d’en faire usage. Grimm, lorsqu’il représentait la ville de Francfort, avait formé dans les bureaux des ministères des relations qu’il conservait avec soin, et qui lui permettaient, au besoin, de faire arriver un avis sous les yeux d’un ministre. La lettre est du 6 mai 1765.

« J’ai pensé que, supposé qu’on eût le projet de se rapprocher du roi de Prusse, on trouverait difficilement un meilleur canal que celui de Mme la duchesse de Saxe-Gotha : 1° parce que tous les princes protestans d’Allemagne désirent vivement ce retour de liaison ; 2° parce que la princesse dont j’ai l’honneur de vous parler est attachée à la France et aime la nation par goût et par choix ; 3° parce que c’est une princesse des plus éclairées, d’une sagesse et d’une prudence reconnues, et douée de toutes les grandes qualités qu’on attend de ceux qui gouvernent, et qui sont nécessaires à bien conduire une négociation délicate où il ne faudrait compromettre personne ; j’en parle avec connaissance de cause, parce que je suis honoré de ses bontés et de sa confiance depuis douze ans, pendant lesquels j’ai fait deux séjours à sa cour ; 4° parce que cette princesse est sans contredit la personne de l’Europe qui a le plus d’ascendant sur le roi de Prusse, et que ce prince a pour elle la plus haute considération et entretient avec elle un commerce de lettres très suivi ; 5° parce que, par ce moyen, quelles que fussent ses dispositions à l’égard de la France, on aurait du moins l’avantage de les connaître avec sûreté et sans détours ; il n’en emploierait sûrement pas avec Mme la duchesse de Saxe-Gotha, et si cette princesse se chargeait de quelques négociations, on pourrait s’attendre de sa part à une bonne foi et un zèle sans réserve[8]. »

Grimm ne s’était pas contenté de chercher à agir par un avis officieux sur les conseils de la France, il avait entrepris la négociation de son propre chef et avait fait connaître à la duchesse le rôle qu’il rêvait pour elle. « Il faut que je dise à Votre Altesse, lui écrit-il, un projet qui m’a passé par la tête, pour user de mon privilège de tout dire. Je suis las de voir le froid qui subsiste depuis la paix entre deux anciens alliés ; j’aimais mieux une belle haine bien déclarée comme en 1757. D’ailleurs je suis trop bon Français et j’ai de trop bonnes raisons de l’être pour ne pas désirer que le grand Frédéric ait en ce pays-ci encore d’autres liaisons que celle du philosophe d’Alembert et la mienne. Je sais depuis longtemps qu’il estime M. le duc de Praslin ; j’ai appris depuis qu’il fait cas de M. le duc de Choiseul ; à quoi tient-il donc qu’on ne rétablisse entre les deux cours cette correspondance qui subsiste entre les cours les moins liées, et dont l’interruption m’ennuie depuis longtemps ? Si tout cela ne tient qu’à une petite cérémonie pour savoir qui nommera le premier son ministre, il faut convenir qu’on s’arrête à bien peu de chose, mais cela arrive souvent en politique. Mais je me suis mis en tête que Votre Altesse doit se mêler de cette affaire, que vous satisferez également, madame, et votre goût pour la France et votre amitié pour le grand Frédéric en faisant finir un froid qui a trop duré, et que votre sagesse trouvera pour cela aisément ce que les Italiens appellent il mezzo termine. Si Votre Altesse me demande de quoi je me mêle, je dirai que je voudrais que toutes les bonnes actions, toutes les choses bien faites fussent votre ouvrage[9]. »

La duchesse se montra aussi favorable que possible au dessein de Grimm. Elle lui répondit qu’elle s’emploierait aux démarches dont il s’agissait avec ardeur, avec transport, avec zèle. Elle ne croyait nullement le succès impossible, disait-elle, et promettait de saisir le premier moment favorable pour s’en ouvrir à Frédéric. Ces bonnes dispositions se trouvèrent inutiles. L’affaire avait été engagée, et plus directement encore, par un autre personnage du monde philosophique. Le roi de Prusse, qui désirait faire la connaissance d’Helvétius, l’avait invité au commencement de cette année à venir le trouver. Helvetius se rendit à l’invitation et arriva à Berlin dans les premiers jours d’avril. Il n’avait point quitté Paris, cependant, sans avoir reçu des ducs de Choiseul et de Praslin la confidence du désir qu’ils éprouvaient de renouer avec la Prusse, et la mission de tâter le roi à ce sujet si l’occasion s’en offrait. Quelque étranger que, de son propre aveu, il fût aux affaires, Helvetius s’y prit assez adroitement et trouva, au cours d’une conversation, le moyen de glisser quelques mots sur l’intérêt égal des deux cours à être bien ensemble. Frédéric, après avoir commencé par exhaler plaintes et récriminations, entra dans la voie qui venait de s’ouvrir et chargea le philosophe de transmettre une proposition au gouvernement français. Celui-ci y mit un peu plus de roideur qu’il ne convenait peut-être, insista pour que Frédéric s’engageât par écrit, et la négociation traîna. « Il est arrivé une réponse vague, écrit Grimm à la duchesse, et qui ne signifie rien. On m’a encore parlé de Votre Altesse, et j’ai là le passage de la lettre dont vous m’avez honoré ; mais je ne veux ni ne dois marquer aucun empressement à cet égard, car si l’on doit avoir recoure à Votre Altesse, il faut conserver à ses bons offices le caractère essentiel d’un service signalé rendu avec un zèle gratuit et désintéressé[10]. »

Au commencement de 1766, tout paraissait rompu : « La négociation du père de L… est absolument tombée. Il me semble que son ami, à qui il a rendu visite l’année dernière, a changé du blanc au noir dans le courant de cette négociation et ne s’est plus absolument soucié de la terminer. Si Votre Altesse pouvait lui faire entendre raison sans se compromettre et sans compromettre ceux en faveur desquels elle daignerait faire cette démarche, je pense que nous en serions fort aises ; mais nous sommes fiers, et après nous être prêtés à tout avec beaucoup d’envie de finir et avoir été rejetés, nous ne voulons plus faire aucune démarche, et nous avons raison[11]. »

Ce n’est que beaucoup plus tard, en 1768, que Frédéric fit enfin des ouvertures positives, que la négociation s’engagea sérieusement, et qu’elle aboutit à l’envoi simultané d’un ministre de Prusse à Paris et d’un ministre de France à Berlin.

Si Grimm avait pensé un moment à s’autoriser de ses relations avec la duchesse pour se faire bien venir près du gouvernement français, il est juste de dire qu’il mettait, en revanche, ce qu’il pouvait avoir d’influence à Paris au service de la cour de Gotha. Une grande partie de ses lettres à la duchesse sont consacrées à des réclamations que la principauté avait à faire valoir contre la France. La guerre de sept ans avait lourdement pesé sur quelques-uns même des états allemands qui n’y avaient pas pris part. La Thuringe, en particulier, avait beaucoup souffert du passage des armées. Louise et son époux avaient en à recevoir alternativement Soubise et Frédéric dans leur château de Friedenstein et leurs sujets avaient subi pillage et réquisitions. Une lettre du roi de Prusse à la duchesse nous montre les égards qu’il avait pour elle, cédant aux nécessités de la politique. Les états saxons lui doivent 400,000 écus de contributions, et il est résolu à se faire payer ; la condition où il se trouve lui interdit les voies de la douceur ; non-seulement il est pauvre, ruiné, réduit comme saint Crépin à voler le cuir pour donner des souliers aux pauvres, mais il doit déguiser son embarras et « affecter des ressources pour soutenir la gageure contre tout le monde ; » de là de mauvais procédés et des manœuvres qu’il faut pardonner à la nécessité, et, dans sa conduite, un manque de courtoisie dont il cherche à peine à s’excuser.

Plus les petits états allemands avaient d’exigences à satisfaire, plus, on le comprend, ils mettaient d’importance à réclamer ce qui leur était dû à eux-mêmes. Ils avaient été réquisitionnés, avaient fourni des fourrages, et, la paix faite, ils essayaient de se faire indemniser. Un bureau de liquidation avait été ouvert à Strasbourg, mais l’argent manquait en France et les règlemens traînaient. Dans ces circonstances, et comme il arrive d’ordinaire dans le cas de créances considérables et litigieuses, une compagnie s’était formée pour acheter les prétentions des princes et états de l’empire et pour payer à bas prix, mais comptant, la cession de tout droit. La correspondance de Grimm est pleine du récit des démarches qu’il fit dans l’intérêt des créanciers de Gotha. Il met tout en œuvre et en mouvement, rédige des mémoires, s’adresse à ses amis du bureau de la guerre, use de ses relations avec le marquis de Castries, fait parler au prince de Soubise, le tout, hélas ! sans succès. Ses efforts échouent contre la pénurie du trésor : « La réponse du bureau de la guerre n’est pas consolante, écrit-il, et, malheureusement, elle n’a que trop l’air d’être bien sincère. Tous ceux que je consulte là-dessus (et parmi lesquels je compte ceux qui sont particulièrement attachés à Votre Altesse sérénissime), me confirment dans la crainte que les engagemens contractés pendant la dernière guerre ne soient dans le cas de n’être jamais liquidés, les finances du royaume ne se trouvant pas dans un état assez florissant pour permettre de telles espérances. S’il s’est fait des traités entre des princes ou états de l’empire et des particuliers qui ont acquis leurs titres et prétentions à bas prix, c’est que ces gens-là ont vraisemblablement des moyens, et que l’intrigue sourde connaît des ressources que la négociation directe ne saurait employer ni se flatter de faire réussir[12]. »

Parmi les commissions dont Grimm se chargeait pour la cour de Gotha, il en était de moins sérieuses à la fois et de plus délicates. C’est à lui qu’on s’adressait pour les modes de Paris. Une « tête frisée, » destinée à la fille de la duchesse, avait voyagé avec le philosophe diplomate Helvétius, mais elle avait été mal emballée et avait souffert en route ; Grimm ne cache pas la joie maligne qu’il en a : c’est à lui qu’on aurait dû s’adresser. Il va en envoyer une autre, et il y joindra une considération : « On appelle ainsi, dit-il, les petits paniers qui ont succédé aux grands et qui soutiennent les robes sans donner aux femmes l’air d’avoir des paniers. » Grimm, dans une autre lettre, s’étend sur cet important sujet. Les paniers tendaient à disparaître, mais Madame la Dauphine et Mesdames de France n’avaient pas voulu les abandonner ; on continuait donc de les porter à la cour, tandis que le théâtre y avait renoncé et que la ville cherchait des compromis. « Ce qui les a ruinés de fond en comble, c’est qu’il n’était pas honnête autrefois de faire une visite sans panier, qu’on ne pouvait aller que chez ses plus intimes amies sans ce vêtement ample et roide, et qu’aujourd’hui on peut aller partout et même chez les princesses très honnêtement, non-seulement en considération, mais sans aucun panier et sans considération[13]. »

Sur l’article de la coiffure, Grimm, malgré sa « tête frisée, » paraît avoir mérité moins de confiance. Il vient de recommander un livre nouveau, un précieux livre dont il a vu un exemplaire destiné à l’impératrice de Russie : la description de vingt-huit coiffures différentes avec autant de planches gravées et enluminées. Grimm veut absolument que la princesse ait ce volume, il saura bien se le procurer, le paiera, s’il le faut, au poids de l’or. La lettre n’était pas achevée qu’il fallait reprendre tous ces éloges. Grimm avait montré l’ouvrage à des femmes de sa connaissance qui avaient trouvé tous ces modèles affreux. » Elles prétendent que c’est un excellent livre quand on veut se coiffer comme les filles qui courent les rues. » Et le pauvre correspondant de faire son peccavi : « Je suis un peu humilié, dit-il, de tout l’étalage que j’ai fait de ce livre à Madame la princesse. »

Grimm ne met pas plus de délicatesse dans l’éloge de Louise-Dorothée qu’il n’en mettait tout à l’heure dans ses complimens à Frédéric ou qu’il n’en mettra plus tard dans l’expression de son admiration pour Catherine. Mon excuse pour insister sur cette fastidieuse rhétorique est la proéminence même du trait de caractère qu’elle révèle. Notre courtisan veut être compté au nombre des sujets de la duchesse, car s’il ne jouit pas de leur bonheur, il partage leurs sentimens. Il a tant éprouvé ses bontés qu’il ne lui reste plus qu’une chose à obtenir, c’est qu’elle y mette des bornes. Il reçoit ses lettres « avec le doux frémissement qui précède les sensations délicieuses, » et cependant il ne les ouvre jamais sans remords en pensant qu’elles ajoutent aux occupations de sa souveraine. Il embrasse les pieds de cette souveraine « comme les anciens embrassaient les autels de leurs divinités propices. » Le jour de l’anniversaire de la naissance de l’auguste princesse, ne pouvant lui porter personnellement ses hommages et ses vœux : « Je parerai, du moins, dit-il, ma retraite en ce jour, et si je n’en sais aucun où mon cœur ne soit occupé de sa reconnaissance, je mettrai ce jour-là tant de solennité au culte que je rends à la souveraine des cœurs qu’il devienne pour moi le plus doux comme le plus précieux de l’année. » Et dire que nous retrouverons tout cela presque mot pour mot dans les lettres à la tsarine ! Personne probablement ne se tirerait tout à fait bien de l’épreuve qu’on lui ferait subir en imprimant ses lettres, mais il faut avouer que Grimm souffre particulièrement de la révélation d’une si misérable courtisanerie.

La duchesse mourut en 1767. Grimm fut chargé de faire faire le monument que son époux voulait lui élever. C’est lui qui choisit le sculpteur et qui signa, par-devant notaire, le traité relatif à l’exécution de cette œuvre d’art : « Le mausolée, lisons-nous dans cet acte, sera en marbre, ayant principalement deux statues : l’une qui représentera la princesse assise, qui s’endort du dernier sommeil, la tête penchée en arrière dans des cyprès, et l’autre la Thuringe, s’empressant de s’approcher de la princesse en lui prenant le bras gauche, le baisant et arrosant de ses larmes cette bienfaitrice si regrettée. Ces deux statues auront chacune au moins six pieds de proportion, en marbre blanc, et deux pouces de plus s’il le faut pour le bien de l’ouvrage. » Guiard, le sculpteur, devait terminer son travail en trois ans et recevoir 40,000 livres. On ne sait pourquoi, après tous ces soins, le monument resta à l’état de projet ; il n’en subsiste que le modèle conservé dans le musée ducal de Gotha.

La duchesse Louise était morte sans avoir rien fait d’essentiel pour Grimm en retour de tant de peines prises et de protestations passionnées ; mais la faveur dont il jouissait à la petite cour ne finit pas avec la vie de sa protectrice. Le duc, qui survécut quelques années à sa femme et qui avait partagé les sentimens de celle-ci pour Grimm, lui accorda, en 1769, le titre de conseiller de légation avec une pension de 1,000 livres. Son successeur, Ernest II, fit plus encore, et, en 1776, éleva le conseiller au poste de ministre plénipotentiaire à Paris, fonction que Grimm remplit jusqu’au jour où la révolution l’obligea de quitter la France. Ajoutons que ses relations avec le duché ne cessèrent pas pour cela, puisque c’est à Gotha qu’il passa ses dernières années.


V

Les correspondances privées de Grimm ont cet avantage pour le biographe qu’elles se succèdent ; l’une reprend là où l’autre s’est arrêtée, de sorte que, réunies, elles nous donnent des informations sur plus de trente années de sa vie. Quand la duchesse de Saxe-Gotha mourut, Grimm était déjà en commerce de lettres avec la landgrave de Hesse, et ses relations avec la cour de Darmstadt durèrent jusqu’à la mort de cette princesse, époque peu éloignée de celle où commence la correspondance avec Catherine.

Sans avoir été associé à des événemens considérables, mais par l’effet de son seul mérite, de l’impression que sa personne avait faite sur ses contemporains, Caroline de Hesse a conservé dans l’histoire de son pays le surnom de « la grande landgrave. » Fille d’un comte palatin de Deux-Ponts, elle avait épousé, en 1741, le prince héréditaire du landgraviat de Hesse. Ce prince, qui ne succéda à son père que vingt-sept ans après ce mariage, était d’un caractère bizarre, fâcheux, atrabilaire, avec une passion pour le militaire qu’il satisfit successivement au service de France, comme colonel d’un régiment prussien, et, enfin, dans des efforts malheureux pour se créer à lui-même une armée. Eprouvant plus d’estime que de tendresse pour sa femme, il cohabitait aussi peu que possible ; elle vivait à Buxweiler, dans le Hanau, tandis que lui exerçait ses grenadiers dans sa résidence de Pirmasens en Palatinat. Le service prussien les réunit pendant quelques années à Prenzlau et quelquefois à Berlin, et la mort du vieux Louis VIII les appela à Darmstadt, mais sans que le nouveau landgrave pût se résoudre à élire domicile d’une manière permanente dans sa capitale. C’est Caroline qui resta chargée d’y représenter l’autorité souveraine dans un château à peine habitable et dans la gêne d’une économie forcée. Son mari n’était guère homme à l’associer aux affaires publiques, mais elle aimait la musique, goûtait également la littérature française et les produits du génie naissant de l’Allemagne, trouvait du temps pour une vaste correspondance et s’occupait avec soin de l’éducation de ses enfans. Elle en avait huit, sur lesquels cinq filles, dont l’établissement, ainsi que nous le verrons, devint le grand souci de leur mère. M. Walther, à l’obligeance duquel j’ai dû la communication des lettres de Grimm conservées à Darmstadt, a publié en deux volumes celles de Caroline, toutes, chose curieuse, écrites en français, et qui témoignent des qualités à la fois aimables et viriles de la princesse. La grande landgrave mourut en 1774. Frédéric, qui faisait d’elle un cas particulier, voulut qu’on mît pour épitaphe sur sa tombe : Sexu femina, ingenio vir, traduction d’un mot plus familier et que Grimm se plaisait à rappeler : « Elle n’est pas femme, celle-là ! » s’était écrié, dans je ne sais quelle occasion, le misogyne souverain.

Courtisan, profondément courtisan comme il l’est, Grimm a la qualité essentielle de son état, celle qui consiste à adapter son langage aux personnes et aux circonstances. Le ton de ses lettres à la landgrave n’est pas celui de sa correspondance habituelle avec les têtes couronnées. Il y a encore des complimens, des hyperboles, il n’y a plus d’adulation. Grimm est, avec la princesse de Hesse, sur le pied, — c’est sa propre expression, — d’un tendre respect. Et on lui rend en confiance l’attachement qu’il éprouve, en considération affectueuse le dévoûment dont il donne tant de preuves. Il est de la famille. Il s’intéresse à tous et à tout, à la mère et aux frères de Caroline comme à ses enfans, à sa santé, à ses occupations, à ses constructions, à ses voyages, à l’éducation et au mariage de ses filles. Il fait les commissions, cela va sans dire : le plus souvent des envois de livres ou de partitions d’opéras ; quelquefois des renseignemens utiles, sur la garance, par exemple, dont il s’agissait d’introduire la culture dans la liesse ; d’autres fois encore des règlemens de frais de guerre comme ceux dont il s’était occupé pour la duchesse de Saxe-Gotha. Il n’écrit pas seulement à la mère, mais aussi à l’une de ses filles, la princesse de Prusse, s’inquiète de son bonheur domestique, s’intéresse à ses grossesses et à ses couches. Sa sollicitude, d’ailleurs, est récompensée ; la princesse donne le jour à un fils, on le fait savoir à Grimm dans la nuit même. On l’entretient des choses les plus intimes, les défauts de celle-ci, les chagrins de celle-là. On le tient au courant des négociations les plus délicates et on l’attache, dans deux grands voyages, à la personne du prince héréditaire.

Tel est donc Grimm dans cette correspondance, — toujours courtisan et songeant à sa fortune, il n’est pas besoin de le dire, — mais plus intimement associé aux destinées de la famille à laquelle il se consacre aujourd’hui, et remplaçant l’obséquiosité par le zèle avec lequel il épouse les intérêts de la maison. Affairé, dévoué, allant au-devant des services qu’on peut lui demander, il se décerne lui-même le nom de mouche du coche, et c’est bien un peu son rôle, en effet.

Le principal sujet de la correspondance de Grimm avec la princesse Caroline, je l’ai indiqué, est le mariage de ses filles, lesquelles finirent toutes par se placer, et deux d’entre elles sur des trônes. Grimm s’occupe peu de la troisième, Amélie, qui ne se maria qu’après la mort de sa mère. La dernière, Louise, trop jeune pour intéresser notre négociateur, épousa, en 1775, Charles-Auguste de Weimar, l’ami de Goethe. Les autres furent successivement pour Grimm l’objet de démarches infatigables. Une lacune de plus de deux années dans les lettres que nous avons sous les yeux ne nous permet point de savoir la part qu’il eut au mariage de l’aînée, la princesse Caroline. Nous voyons seulement qu’il avait eu, à son sujet, l’idée d’une alliance entre les deux cours qu’il servait. « Il faut, écrit-il à la mère, que je dise à Votre Altesse toutes mes rêveries et toutes mes impertinences. Il m’a passé par la tête de marier Madame la princesse Caroline au prince héréditaire de Saxe-Gotha. J’en ai parlé ces jours passés à M. de Studnitz, grand-maréchal de cette cour, qui est venu passer deux mois avec nous. Il est vrai qu’il m’en a parlé le premier comme d’une idée qu’il avait toujours eue, mais sans me dire que ce fût l’idée de Madame la duchesse, ni qu’elle en eût une d’arrêtée sur ce sujet. Je lui ai dit ce que je pensais de la princesse, et c’est lui qui m’a répondu que, quoiqu’il y eût beaucoup de princesses en Allemagne, l’avantage d’avoir été élevée par une telle mère lui ferait rechercher uniquement celle dont nous parlions s’il avait voix au chapitre. » Ce projet n’eut pas de suite ; la jeune fille épousa peu après le landgrave Frédéric de Hesse-Hombourg, moins âgé qu’elle de deux ans. Elle en eut quatorze enfans et n’est morte qu’en 1821.

Le mariage de Frédérique, la seconde fille de la landgrave, suivit de près celui de l’aînée. Il fut plus brillant ; son mari était le neveu et fut le successeur de Frédéric le Grand ; Guillaume, aujourd’hui empereur d’Allemagne, est son petit-fils. Grimm se vante d’avoir aussi rêvé cette union. Passant à Berlin quelques mois après, il fit la connaissance du prince royal, et cultiva depuis lors cette relation en s’autorisant de l’amitié de la mère pour écrire de temps en temps à la fille. La landgrave ne laissait pas de mettre quelquefois la franchise de Grimm à l’épreuve par la sincérité avec laquelle elle s’exprimait sur les défauts de la princesse de Prusse : la jeune femme se tenait mal, elle bredouillait en parlant, elle n’aimait pas la lecture. La mère n’offensait pas moins son correspondant en se félicitant, après six mois de mariage, que Frédérique fût encore aimée de son époux. « J’ai été très choqué de cet encore, s’écrie-t-il, et le prince perdrait trop dans mon esprit s’il ne l’aimait toujours, toujours. Car pour elle, c’est aussi ma passion et tout de bon. Je suis confus de la lettre dont elle m’a honoré… Si cette princesse n’est pas toujours heureuse, je ne veux jamais le savoir, cela me donnerait trop de chagrin. Mais, pour Dieu ! qu’elle nous donne un prince avant la fin de l’année prochaine ! Je suis fort content aussi qu’elle lise tous les jours une heure à haute et intelligible voix ; cela est essentiel, car on est très malheureux de ne pas comprendre ce que dit une grande princesse, et l’on ne peut pas toujours lui dire : Répétez-moi cela. Si j’avais l’honneur d’être son maître, je lui apprendrais peut-être ce que je ne sais pas moi-même, l’art de bien lire et de bien parler[14]. » Quelques mois encore, hélas ! et Grimm dut bien rabattre de ses prétentions en fait de bonheur domestique pour la princesse : « Je veux bien, madame, avoir autant d’indulgence pour le prince que Votre Altesse, et ne pas traiter le chapitre de la fidélité conjugale avec une pédanterie dont notre siècle ne s’accommode pas, mais c’est toutefois à deux conditions ; la première que la santé de la princesse ne coure jamais aucun risque ; la seconde qu’à proportion qu’on a des reproches à se faire, on redouble de soins, de procédés et d’attentions, car celui qui serait capable d’affliger un cœur comme celui-là risquerait de perdre entièrement mes bonnes grâces. J’ai pris bonne opinion de ce prince, et je serais désolé d’avoir à en changer. »

Il n’est pas aisé de suivre tous les projets matrimoniaux dont Grimm entretient la landgrave, et qui se font, se défont, s’enchevêtrent. D’autant plus que le négociateur n’embrasse pas seulement dans ses combinaisons les filles de sa protectrice. Caroline a une nièce, fille de son frère, le prince de Deux-Ponts. Grimm, qui ne doute de rien, s’est mis en tête de faire épouser à cette nièce l’empereur même, déjà veuf de deux femmes. Il voudrait qu’on en parlât à Joseph, qu’on la lui fît rencontrer sur son chemin. Il est vrai que Joseph demande une brune, mais Marianne « n’est pas d’un blond à effrayer. » Elle devra aller à la messe : Grimm lui pardonnera cette faiblesse pour une si bonne raison. La jeune fille répondit mal à ces hautes ambitions ; elle se maria sur le tard et avec un cousin, duc de Bavière.

Grimm est trop expérimenté pour s’obstiner dans un projet au risque de laisser passer les autres chances que la fortune pourrait lui offrir. C’est, au contraire, un général qui a des troupes de réserve et qui se ménage une ligne de retraite. Au moment même où il vise le plus haut, où il se flatte d’arriver au trône impérial de Russie, il est prêt, s’il le faut, à se rabattre sur de moindres couronnes. Gustave III, encore prince royal, et son frère faisaient, au commencement de 1771, un voyage de France, que la mort de leur père allait subitement interrompre. Grimm, là-dessus, de se demander s’il n’y a point quelque parti à tirer de cette occurrence. « Au milieu de tous mes châteaux en l’air, je suis fâché que les mauvais chemins aient retardé les princes de Suède si longtemps. J’aurais voulu que Votre Altesse se fût trouvée à Deux-Ponts pendant leur séjour, relativement à ces châteaux de relais que j’élève dans ma tête ; car, quand je n’en peux pas élever jusqu’à trente pieds de haut, je me contente d’aller jusqu’à dix-huit. Mais peut-être ces princes ont-ils passé à Darmstadt ; on les attend encore ici cette semaine. »

Le grand œuvre de Grimm, son triomphe, son Austerlitz fut le mariage de la princesse Wilhelmine, la quatrième des filles de la landgrave. Elle était née en 1755 ; Grimm l’avait vue à son passage à Darmstadt, en 1769, et s’occupa dès lors de lui chercher un mari. Il lui avait trouvé la physionomie heureuse et conservait le souvenir de ses « yeux bien fendus » qui deviennent, dans ses lettres, la désignation habituelle et comme le nom convenu de la jeune fille. Ses idées, d’accord sans doute avec celles de la mère, et lorsque Wilhelmine n’avait encore que quinze ans, se tournèrent vers la Russie. C’était une affaire à préparer de longue main, le tsarowitz Paul, le fils de Catherine, n’ayant lui-même que quelques années de plus que la princesse de Hesse. Il y avait, d’ailleurs, un changement de religion à effectuer, condition à laquelle le landgrave paraissait moins résigné que sa femme. Grimm, lui, n’est pas arrêté par si peu. Il veut qu’on emploie les délais « à édifier tout doucement à la grecque. » Il se refuse à admettre qu’on laisse la chose à la décision de la princesse ; c’est là un abus du libre arbitre. On le tient, du reste, au courant des dispositions de toutes les parties intéressées. « Le dialogue, dont Votre Altesse a la bonté de me faire part, m’a enchanté. Je suis également content de la mère et de la fille, et je vois que tout ira le mieux du monde, le cas échéant. Je n’aurais plus d’inquiétude qu’un peu du côté du père, mais je ne le crois pas capable de traverser méchamment mes desseins. Les gazettes disent qu’il accorde aux réformés (le landgrave était luthérien) le libre service de leur religion dans sa résidence ; il ne voudra pas me chagriner pour la procession du Saint-Esprit[15]. Ce qui me plaît le plus, c’est que la confiance de la mère me prouve qu’elle croit sa fille capable d’un secret. Cette qualité est précieuse à son âge et en suppose une infinité d’autres. L’époux que je lui destine la possède aussi. On lui avait défendu les champignons, qui l’incommodent et qu’il aime beaucoup. Il en eut un jour une indigestion ; on voulut savoir par qui il en avait eu, mais on employa et menaces et caresses inutilement, et il ne put jamais être déterminé à nommer celui qui les lui avait procurés. Cette anecdote est sûre. » On voit jusqu’à quels détails descendaient les investigations de Grimm.

Il désire en même temps qu’on ne néglige aucun avantage. La princesse a les yeux beaux, mais ses cheveux laissent à désirer. Nous l’avons déjà vu s’occuper de coiffure pour la cour de Gotha ; il n’est pas aujourd’hui moins secourable. « Le papier que je joins ici prouvera à Votre Altesse que je voudrais certains cheveux aussi bien plantés que certains yeux sont bien fendus. Ces conseils viennent d’une dame très élégante, mais on dit cependant que les coiffeurs savent un secret de ramener les cheveux du toupet sur le front, de façon à réparer le petit défaut d’un front trop dégarni. Madame la dauphine avait ce défaut, et l’on m’assure qu’elle l’a encore. Le parti de couper son chignon n’est pas praticable dans la position où nous sommes, car enfin j’attends toujours mon courrier, et je me flatte que ce mois ne se passera pas sans quelque nouvelle qui achemine vers la décision. »

L’affaire traîna pendant plusieurs années, et avec de nombreuses péripéties. On avait fait passer un portrait à Pétersbourg, mais il y en avait deux ou trois autres en concurrence. La balance oscillait entre plusieurs des petites cours d’Allemagne. Grimm s’agitait de plus en plus ; il avait sur tous les points des correspondans qui le tenaient au courant et qui le faisaient passer par des alternatives de confiance et de désespoir. Ce qui ajoute à l’intérêt de la négociation dans laquelle il essaie de se tailler un rôle, c’est que nous connaissons aujourd’hui ce qu’on peut appeler le dessous des cartes. L’un des volumes publiés par la Société impériale d’histoire russe renferme la correspondance de Catherine elle-même avec l’agent qu’elle avait chargé de lui trouver une femme pour le tsarowitz. Le baron d’Assebourg, originaire, si je ne me trompe, du duché de Brunswick, était attaché à la cour de Copenhague. Ami très particulier de Panine, il devait à cette liaison la mission confidentielle dont la tsarine l’avait honoré. Il en était digne, à en juger non-seulement par l’estime que lui témoigne Catherine dans ses lettres, mais par l’insistance qu’elle mit à lui persuader de quitter le service du Danemark pour le sien. Elle y réussit, d’Assebourg étant de ceux qui regrettaient la chute de Bernstorf, et qu’effrayait ou dégoûtait l’influence de Struensée ; il accepta plus tard les offres qui lui étaient faites et entra dans la diplomatie russe. Pour le moment il est au bénéfice d’une autorisation de Bernstorf qui, mis au courant des projets matrimoniaux de la cour de Russie, s’est empressé d’y aider en plaçant d’Assebourg à la disposition de la tsarine. Les conditions à remplir laissent le champ assez large au négociateur. L’impératrice veut absolument une princesse protestante et d’un âge assorti à celui du tsarowitz. A défaut de maisons souveraines, il n’est pas interdit de chercher parmi les comtesses de maisons illustres, à l’exception pourtant de celles de Linange de Stolberg et d’Ysembourg, « connues pour des défauts héréditaires dans leurs familles. » Au commencement de 1771, au moment où s’ouvre la correspondance de Catherine avec d’Assebourg, celui-ci a déjà visité les cours, étudié le terrain, envoyé des rapports ; mais Paul va bientôt avoir seize ans accomplis, et sa mère juge le moment venu de résumer l’enquête et d’arrêter son choix. Elle écarte une princesse de Nassau : informations peu favorables. Une princesse des Deux-Ponts n’est pas non plus assez bien notée, et en outre elle a contre elle d’être trop âgée, d’être catholique et d’avoir une sœur qui fait parler d’elle. S’il y a trois ans de trop à Deux-Ponts, il en manque trois à Montbéliard, ce qui est bien dommage, car il y a là une princesse Louise de Wurtemberg qui, à d’autres égards, ferait admirablement l’affaire. Les médecins la disent saine et robuste ; elle a neuf sœurs et frères sans espoir d’établissement, ce qui est presque un avantage : on se chargerait de les faire élever et de les placer. Malheureusement, Louise n’a pas encore douze ans, et il faut y renoncer. Pour le moment du moins ; car, chose singulière, Paul, devenu veuf après deux ans et demi de mariage, reviendra à la princesse wurtembourgeoise et l’épousera en secondes noces. A l’heure qu’il est, et à défaut de Louise, d’Assebourg reçoit l’ordre de voir s’il n’y aurait pas quelque chose à tenter du côté de Saxe-Gotha, où le prince Jean-Auguste a laissé une veuve et deux filles. L’une des deux, la cadette surtout, qui s’appelle aussi Louise, ne conviendrait-elle pas ? La mère ne pourrait-elle trouver un prétexte quelconque pour venir en Russie avec ses enfans ? On lui paierait ses frais de voyage, et si l’on ne s’arrangeait d’aucune des deux princesses, on les doterait et elles s’établiraient ailleurs. Il s’agit seulement d’empêcher, s’il en est encore temps, que Louise ne reçoive la confirmation dans l’égKse luthérienne, « parce que les protestans ne deviennent opiniâtres que depuis ce moment, et jusque-là ils ont le choix de leur croyance ; ce serait une facilité de plus. » Ce nouveau projet n’était pas destiné à mieux réussir que les précédens. Les rapports du baron d’Assebourg ne furent rien moins que favorables. Sauf les convenances d’âge, tout parlait contre la malheureuse princesse ; elle avait enlaidi depuis deux ans que l’on avait d’abord pensé à elle, et pris un embonpoint démesuré ; bien élevée, dans un milieu décent et modeste, elle n’a pourtant reçu qu’une éducation provinciale. Sa mère, d’ailleurs, redoute plutôt l’élévation dont il est question pour sa fille et regarderait un changement de religion comme une tache. Conclusion : « Ne pensez plus à la princesse de Saxe-Gotha, écrit Catherine à son émissaire ; elle est précisément telle qu’il faudrait pour nous déplaire ; la douceur de son esprit réparerait difficilement les autres désagrémens d’une pareille alliance. »

C’est à ce moment, et après tant d’insuccès, qu’on songea enfin à la cour de Darmstadt. Mais ici encore, que de difficultés ! Le landgrave, esprit bizarre, humeur sombre ; une quantité d’enfans ; des trois filles qui restent à marier, la plus âgée a pour elle les éloges de Frédéric : piètre recommandation aux yeux de Catherine. « Je sais comme il les choisit, dit-elle, et comme il les lui faut, et difficilement ce qui est de son goût nous accommoderait. Pour lui les plus sottes sont les meilleures, j’en ai vu et connu de son choix. » La seconde fille, Wilhelmine, est assortie quant à l’âge ; elle a de plus pour elle la figure, l’esprit, l’éducation ; elle réunirait tout si le caractère répondait au reste. À cet égard, malheureusement, les rapports varient ; les uns lui attribuent toutes les vertus et tous les charmes, les autres lui reprochent de l’emportement ; elle est violente, dit-on, ne peut cacher ses sentimens lorsqu’on lui parle de personnes qui lui déplaisent, et ne sait, dans ces momens d’humeur, ménager ses expressions. Ces critiques sont parvenues jusqu’à Grimm, qui s’en indigne. « Être calomniée si jeune, s’écrie-t-il, cela promet ! » D’Assebourg, lui-même, demande du temps pour observer, interroger, compléter son enquête. « Il ne suffira pas de voir la princesse et de lui parler pour l’approfondir ; il faudra la connaître encore par le rapport de gens véridiques, qui la voient familièrement et la connaissent dans sa vie privée. » Les choses vont ainsi encore pendant un an, au grand ennui de Grimm. Il se dépeint séchant sur pied d’impatience, mourant d’envie, écrit-il, de savoir s’il doit se ruiner en lampions et en fusées. Catherine, de son côté, tout occupée qu’elle soit de ses victoires sur les Turcs et de ses intrigues en Pologne, finit par être agacée. « Nous ne ressemblons pas mal, dit-elle, à l’âne de la fable qui mourait de faim entre plusieurs bottes de foin, parce qu’il ne pouvait se déterminer laquelle il entamerait. » Elle prend le parti de faire venir la landgrave et ses trois filles ; elle envoie une frégate à Lubeck pour les amener, et assigne 80,000 florins de Hollande pour les dépenses du voyage. Le général Rehbinder doit aller à la rencontre des princesses et leur servir de chevalier d’honneur. Les instructions qu’il a reçues à cet effet sont accompagnées « d’articles secrétissimes, » qui ne sont pas les moins intéressans. Il devra observer de très près les voyageuses, tâcher de découvrir leurs goûts et de déterminer leurs caractères, si elles ont le cœur bon, de la gaîté, de la tenue. Catherine veut tout savoir, jusqu’à leurs craintes ou leur courage pendant la traversée, car, dit-elle, « c’est dans de semblables occasions que se trahissent souvent les dispositions cachées. » Rehbinder devra, en outre, insinuer aux princesses la conduite qu’on attend d’elles : Catherine demande, pour elle-même, de la franchise et de la confiance, envers son fils et son pays une attitude de respect, envers tout le monde une conduite égale, sans préférence ou partialité. C’est par le soin de se concilier tous les cœurs, fait-elle observer, qu’elle s’est élevée au degré de puissance dont l’Europe est témoin.

La landgrave arriva à Tsarskœ-Sélo avec ses filles le 15 juin 1773. On se plut tout de suite, et quant au choix du tsarowitz entre les trois sœurs, il ne fut pas longtemps douteux. « Monsieur mon fils, écrit Catherine à Mme de Bielke, dès la première entrevue se prit d’affection pour la princesse Wilhelmine ; je lui laissai trois jours de temps pour voir s’il ne vacillerait pas, et comme réellement cette princesse en tout point surpasse ses sœurs, le quatrième je m’adressai à la landgrave, qui, de même que la princesse, ne firent pas beaucoup de façons pour y consentir. La princesse apprend la langue et est déterminée à prendre la religion. Nous attendons présentement le consentement du landgrave. Madame son épouse est bonne à connaître, elle a le cœur et l’esprit élevés ; c’est en tout point une femme estimable et de beaucoup de mérite ; sa conversation m’amuse, et il parait que ni elle, ni ses filles, ne s’ennuient avec nous. L’aînée est fort douce ; la cadette parait avoir beaucoup d’esprit ; la seconde a tout ce qui nous convient : sa physionomie est charmante, ses traits réguliers, elle est caressante, a de l’esprit ; j’en suis très contente et mon fils en est très épris. » Deux mois après, Wilhelmine fit sa profession de foi orthodoxe et échangea son nom contre celui de Natalie Alexevna. Le mariage fut célébré au commencement d’octobre. La tsarine ne pouvait assez se féliciter d’avoir mené à terme cette grosse affaire. « Le voilà donc en ménage, dit-elle de son fils ; il prétend vivre bourgeoisement, il ne quitte pas d’un pas son épouse, et cela fait la plus belle amitié du monde. Dieu veuille qu’elle soit de durée, car, comme dit l’autre, la vie de l’homme est longue ! » Pour « la mouche, » elle était arrivée au comble de ses vœux. Grimm se rengorgeait, disait-il, d’avoir toujours conservé une foi robuste au milieu des plus grandes inquiétudes. Il n’était plus étonné que les dévots fussent si orgueilleux, éprouvant en lui des mouvemens tout semblables. On ne demandera pas s’il fut de la noce ; il avait été à l’action, il méritait d’être à l’honneur. Pourquoi faut-il ajouter que ce bonheur de l’ambition satisfaite ne dura qu’un moment pour la mère, pour la fille et pour lui ? La landgrave Caroline mourut six mois après le mariage de sa fille, et Wilhelmine ne lui survécut que deux ans.


En courant au mariage du tsarowitz comme au dénoûment d’un chapitre de la vie de Grimm, j’ai laissé de côté plusieurs incidens de son histoire auxquels il me faut maintenant revenir. Grimm ne s’était pas seulement occupé de l’établissement des filles du landgrave, il avait aussi pris part à l’éducation du prince héréditaire de Hesse ; c’est avec lui qu’il fit le voyage de Pétersbourg pour les noces de Wilhelmine, et ce voyage avait été précédé d’un autre dans lequel Grimm avait également accompagné le fils de sa protectrice.

Le prince Louis, en 1771, avait dix-huit ans. Il avait fait quelques études à l’université de Leyde, confié aux soins d’un gouverneur, nommé Pellissari, de peu d’esprit, et, comme on le découvrit par la suite, d’un caractère peu sûr. Pellissari avait, en outre, une mauvaise santé, que le climat de la Hollande compromit encore, si bien qu’au moment où il devait compléter l’éducation de son élève en lui faisant faire son tour d’Europe, il fut obligé de remettre cette tâche à d’autres mains. C’est alors que la landgrave s’adressa à Grimm et le pria d’accompagner son fils en Angleterre. Non pas précisément en qualité de gouverneur ; ces fonctions officielles étaient confiées à M. de Rathsamhausen ; Grimm devait être, près du prince, quelque chose entre un mentor et un ami. On avait pensé et avec raison qu’un esprit aussi cultivé et un diplomate aussi avisé que notre philosophe ajouterait beaucoup au profit du voyage que le jeune homme allait entreprendre. Grimm, de son côté, ne pouvait qu’être flatté d’une si grande marque de confiance ; il devait même accueillir avec un certain empressement une proposition qui l’enlevait à un travail dont il commençait à être las et qui lui ouvrait la carrière du côté des cours et des services de cour. Il se garda donc bien de refuser ou même de paraître hésiter, mais il sut faire valoir son dévoûment, souligner les sacrifices auxquels il se soumettait. La lettre suivante, curieuse par les détails qu’elle renferme sur la Correspondance, ne l’est pas moins par l’adresse avec laquelle l’écrivain insinue qu’on contracte une dette envers lui.

« La seule chose au monde à laquelle je sois attachée, madame, c’est que vous soyez persuadée qu’il n’y a personne sur la terre à qui j’eusse donné cette marque d’attachement, car, puisque de tous les souverains que j’ai eu le bonheur d’approcher, Votre Altesse seule me paraît digne d’un attachement sans bornes, je veux aussi avoir la gloire de faire pour elle ce que d’autres princes plus redoutables m’auraient demandé inutilement. Le sort m’a accordé jusqu’ici tous les avantages de la médiocrité, dont le plus inestimable est l’indépendance. Je puis dire qu’il n’y a pas un jour que je n’en aie joui, et la tournure qu’ont prise les affaires publiques m’en a fait connaître le prix de plus en plus. Il est vrai que je mène depuis plusieurs années la vie d’un galérien, que je suis attaché à mon bureau comme un forçat, mais je suis libre dans mes chaînes, puisque je me les suis forgées et que je puis les briser quand il me plaît. Le seul déplaisir que j’aie, c’est d’avoir en tant d’affaires de toutes espèces depuis quelques années que je n’ai pu compléter ma Correspondance comme j’aurais désiré. Je regorge de richesses et de matériaux de toute espèce, et, malgré un travail non interrompu du matin au soir, je n’ai pu trouver encore le moment de les mettre en ordre et de boucher les trous qui subsistent encore dans les années précédentes[16]. J’étais occupé du projet de m’enfermer à la campagne pour trois ou quatre mois et de me livrer entièrement à mon devoir, lorsque Votre Altesse m’a indiqué un emploi plus inestimable de mon temps. Je connais, il est vrai, toute la misère du métier de correspondant littéraire et toute la défectuosité de mon travail, mais j’y tiens cependant parce qu’après tout c’est un avantage qui n’est pas d’une petite considération que d’avoir le droit de parler deux fois par mois à tout ce qu’il y a de grands princes et de princes éclairés en Europe. Je ne sais si j’ai en l’honneur de dire à Votre Altesse que le grand-duc de Toscane est du nombre depuis trois ans, et ce n’est pas celui qui me flatte le moins. Cet objet, sans que j’aie proprement recherché aucune de mes augustes pratiques, est devenu, par des enrôlemens volontaires et successifs, une affaire de près de 9,000 livres par an, sur quoi il faut compter environ 3,000 livres pour frais de copie et de bureau ; et, dans ce calcul, je ne comprends pas quelques princes qui ont reçu cette correspondance depuis plusieurs années sans me rien donner, et qui, cependant, ne voudront pas au bout du compte l’avoir reçue pour rien, quoiqu’ils en courent le risque s’ils attendent que je les en fasse souvenir. Ce travail est donc, même du côté de son produit, un objet considérable pour moi, et, vu le désordre qui s’y est glissé depuis trois ans, je ne suis pas bien sûr de parvenir à réduire toutes mes augustes pratiques à la charité et à la patience dont Votre Altesse leur donne un si bel et si constant exemple. Mon ami (Diderot) me fournit des choses excellentes et j’ai éprouvé son zèle et son amitié en plus d’une occasion, mais ce qu’il fournit a encore besoin d’être mis en ordre par moi, parce qu’il ne peut y mettre lui-même le dernier soin, et que sa tête se captive d’ailleurs trop difficilement pour n’avoir pas besoin d’un modérateur dans les choses faites à la hâte et qui ne peuvent avoir que le premier trait. Je suis donc encore, sur tous ces objets, un peu dans la perplexité, mais si je ne sais pas encore comment je me tirerai de tous ces embarras, je sais du moins une chose certaine, c’est que je n’en irai pas joindre moins vite Monseigneur le prince héréditaire. J’ose me flatter aussi que Votre Altesse me connaît trop et rend trop de justice à mon attachement pour me soupçonner d’entrer dans ces détails pour faire valoir un sacrifice au bout du compte si léger et si frivole auprès de la satisfaction que j’éprouve et que je dois à Votre Altesse uniquement. Plût à Dieu que je fusse dans le cas, madame, de vous faire un sacrifice plus réel ; vous verriez si je balancerais. J’irai donc joindre Monseigneur le prince héréditaire en Angleterre, j’irai le suivre en Italie et en Allemagne, et il me suffit que Votre Altesse envisage cette idée comme un moyen de tranquillité pour la plus adorable des mères, pour que je m’en trouve infiniment heureux. »

Les conditions pécuniaires qui avaient été faites à Grimm, pour s’assurer ses services, étaient certainement libérales, et il s’en déclare satisfait, tout en protestant qu’aucune vue d’intérêt n’était capable d’influer sur ses déterminations. Suit tout un passage du goût le plus extraordinaire : il sait que la landgrave n’est pas riche, mais il admire les sentimens de son cœur plus qu’il ne prise les trésors des Mogols ; il connaît la différence des monnaies, et un écu offert par son altesse a plus de prix à ses yeux qu’un million offert par tels princes qu’il nommerait bien !

Au moment de laisser là son gagne-pain de la Correspondance, et de se lancer dans une voie au bout de laquelle il ne distinguait en somme rien de certain pour l’avenir, Grimm essaie pourtant de s’assurer quelque avantage que les vicissitudes de la fortune ne puissent lui enlever. N’était-ce pas le moins que le service du prince lui rapportât un cordon ou un titre ? Était-il même convenable qu’il entrât dans ses nouvelles fonctions sans une décoration ? Mais laquelle ? Grimm songea d’abord à l’étoile polaire de Suède, à cause des facilités qu’il croyait avoir pour l’obtenir. La reine de Suède était la sœur du prince Henri de Prusse, le prince Henri allait partir pour Stockholm, mais la landgrave qui se rendait justement à Berlin pour les couches de sa fille l’y trouverait encore et pourrait lui toucher un mot des désirs d’un homme auquel le prince voulait d’ailleurs du bien.

« Puisque j’ai entamé cette seconde feuille, écrit-il à sa protectrice, il faut que je parle à Votre Altesse d’une extravagance qui m’a passé par la tête, et dont je me garderai bien d’ouvrir la bouche à qui que ce soit excepté à la princesse, dans les bontés de laquelle ma confiance est sans bornes. Je dois à ces bontés les bontés de monseigneur le prince Henri, qui m’écrit de temps en temps des lettres qui enchantent les autres par la grâce et l’agrément avec lesquels elles sont écrites, mais qui me pénètrent d’un sentiment bien plus doux. Ma reconnaissance pour ce prince aussi grand qu’aimable est sans bornes, et les obligations que je lui ai déjà me donnent le courage de lui en avoir de toutes les espèces. Les gazettes disent qu’il fera un tour en Suède à la fin du mois prochain ; j’ai pensé que, moyennant la protection de Votre Altesse, je pourrais obtenir la protection de Son Altesse Royale pour me faire accorder la croix de l’ordre de l’étoile polaire. Cette croix se donne indistinctement à toute espèce de mérite ; je l’ai vu porter par des médecins ; elle est accordée à des artistes. On la donne cependant avec assez de discernement pour qu’elle puisse être regardée comme une véritable marque d’honneur. Je m’en croirais donc très susceptible par la place que j’occupe ici, et qui est une des plus honorables dans nos usages, dans la maison d’un prince dont les officiers sont tous censés faire partie de la maison du roi. Il ne me manque qu’un seul titre, c’est celui du mérite. Parce que la reine de Suède a la bonté de recevoir depuis dix ans un mauvais barbouillage, et de le payer magnifiquement, je ne vois pas que cela doive me donner aucun titre à une faveur aussi distinguée. Aussi j’en voudrais faire une affaire de pure faveur et de protection… J’ose me flatter que l’opinion de Votre Altesse m’est trop favorable pour attribuer cette présomptueuse chimère qui me passe par la tête à un mouvement de vanité qui serait aussi ridicule que déplacé. Elle ne m’est venue que parce que, réalisée, elle ne manquerait pas d’influer ici sur ma situation de la manière du monde la plus sensible. Cette situation est singulière, et grâce à mon attachement à la croyance de Votre Altesse (au protestantisme), je ne puis payer les bienfaits du prince qui m’a attaché à lui il y a plus de quinze ans, et d’une nation aimable qui a eu la bonté de m’adopter, par aucun service réel. La seule voie de les reconnaître qui me soit ouverte, c’est de m’attirer des marques de faveur et d’estime de la part des princes étrangers, afin que celui à qui je suis puisse se dire que ses bienfaits tombent au moins sur un homme estimé. J’avais enfilé, il y a dix ans une autre route pour m’acquitter, mais un malheur bizarre et inattendu m’a jeté hors de la carrière en un clin d’œil, et mon peu d’ambition ne m’a pas permis de lutter contre les événemens[17]. Cependant, même à cet égard, la chimère dont j’ose entretenir Votre Altesse pourrait avoir des suites favorables pour moi. »

Ainsi le principal motif de Grimm pour demander l’étoile polaire est le désir de prouver au duc d’Orléans et aux Français qu’il est tenu pour un personnage de quelque valeur… en Suède ! La landgrave Caroline devait avoir de la peine à réprimer un sourire en voyant de quelles grossières finesses son protégé croyait pouvoir user avec elle.

Grimm revient plusieurs fois à « ces rêves impertinens et extravagans, » comme il les appelle, mais qui ne lui en tiennent pas moins à cœur. Il n’ose pas trop presser, et ne voudrait pourtant pas qu’on l’oubliât. Ses protecteurs firent de leur mieux, le prince Henri prit l’affaire à cœur, mais en vain. On lui objecta que l’étoile polaire ne se donnait qu’à la noblesse. Cette réponse mortifia singulièrement l’amour-propre de Grimm. « Je croyais, dit-il, que c’était le mérite qui me manquait, et non la qualité, ma famille occupant les premières places de magistrature dans une ville libre et impériale, et indépendamment de mon titre de conseiller de légation de la cour de Gotha, le titre que je tiens depuis quinze ans des bontés de M. le duc d’Orléans me donnant ici (à Paris) tous les privilèges de la noblesse, parce que sa maison est royale. »

« Ce que j’ai de bon dans mes projets d’ambition, a écrit Grimm quelque part, c’est que leur mauvais succès n’altère pas ma sérénité ordinaire. » Et ce qu’il y a de sûr, pourrait-on ajouter, c’est que les déconvenues ne l’empêchaient pas de recommencer. L’ordre qu’il convoitait lui a manqué, il va se rabattre sur un titre. Il aura même l’avantage cette fois-ci de pouvoir colorer sa requête de l’intérêt de la mission dont il se chargeait. Ne fallait-il pas qu’il pût marcher de pair avec M. de Rathsamhausen, accompagner le jeune prince jusqu’au pied des trônes ? « Votre Altesse ne croira pas peut-être que j’aie trouvé en ruminant un expédient à cette affaire : c’est de me faire baroniser à Vienne. Vous rirez, madame, beaucoup de cette idée ; cela irait si bien à mon nom, à ma nigauderie et à toute mon allure… Si cela coupait court à toutes les difficultés, je n’en vaudrais pas mieux qu’aujourd’hui, et je n’en sentirais pas moins la distance qu’il y a de M. le baron de Grimm à M. le comte de Ferney et à M. le comte de Buffon. Au reste, je ne voudrais pas me ruiner pour cet honneur éminent, et comme le prince de Kaunitz m’a fait l’accueil le plus distingué, je ne désespérerais pas de l’intéresser en ma faveur. Monseigneur le landgrave y pourrait influer aussi sans doute. »

Grimm est assez naturellement préoccupé de cette question des frais de chancellerie, et il ne néglige rien pour en obtenir la diminution. Le grand-duc de Toscane, qui est du nombre des souscripteurs de la Correspondance, pourrait intervenir à la cour de Vienne où sa protection serait toute-puissante. Grimm apprend que le duc de Deux-Ponts, frère de la landgrave, est en bons termes avec le prince de Colloredo, le vice-chancelier impérial, qui « peut modérer la taxe comme il lui plaît, » et il demande à Caroline d’en parler à ce frère. Un de ses amis connaît le baron de Fries, banquier de la cour d’Autriche, et Grimm met ce banquier en mouvement. Tous ces efforts finirent par réussir ; les lettres patentes furent expédiées, et la landgrave se chargea de la dépense, ainsi que notre homme y avait certainement toujours compté. Une affaire de 4,000 florins, parait-il. Il est vrai qu’on pouvait être nobilité, ou avoir un prédicat, comme on s’exprimait à Vienne, pour 400 florins seulement. Mais le prédicat n’aurait rien ajouté aux prérogatives dont jouissait Grimm comme attaché à la personne du duc d’Orléans, tandis qu’une illustration telle que celle dont il venait d’être l’objet justifiait toutes les ambitions. Notre homme était désormais Monsieur de Grimm et baron du saint-empire. Ses amis ne manquèrent pas de s’en amuser. Diderot enchérissait et l’appelait le marquis. J’imagine que le nouveau noble se consolait facilement des quolibets ; chacun porte en sa pensée un monde de choix, le monde de ses désirs, de ses rêves ; et ce monde, pour Grimm, n’était plus dès lors ni la Chevrette ni le Grandval.

Grimm paraît s’être bien tiré de ses fonctions pédagogiques. Il était fait pour le maniement des caractères, et, en général, pour la conduite des hommes. L’élève, de son côté, offrait peu de difficultés, ou du moins peu de résistance. On lui eût seulement voulu plus de vivacité, moins de cette « paresse de tête qui aime mieux retenir de mémoire que de réflexion. » Les principes de son guide, en matière d’éducation, étaient éclairés. « Pourvu que le prince s’applique, pensait Grimm, il est presque indifférent que ce soit à tel objet ou tel autre. Il s’agit de mettre en valeur une bonne terre, mais qui n’a rien encore porté ; pourvu qu’elle soit défrichée et travaillée, je ne serais pas difficile sur l’espèce de grains qu’on y sèmera. » Il s’élève, dans une autre occasion, contre un besoin exagéré de distractions. « Est-ce qu’on ne doit pas apprendre à s’ennuyer ? La vie pour les princes ne doit-elle être qu’un changement de dissipations et de plaisirs ? Et nos devoirs, sont-ce des amusemens ? C’est actuellement que la vie du prince est un ennui continuel, même au milieu des plaisirs, parce qu’il faut aux hommes de l’occupation pour supporter les amusemens, et de l’amusement, du délassement pour supporter le travail. » La meilleure preuve que Grimm méritait la confiance dont la landgrave l’honorait est la discrétion qu’il s’était imposée quant à ses propres sentimens philosophiques. La princesse, bien que libre esprit, avait redouté le zèle irréligieux d’un homme si étroitement lié au parti encyclopédique ; il s’était hâté de la rassurer : « Ne redoutez rien, madame, je vous en supplie, de mon apostolat, et ne me croyez pas dévoré du zèle de la maison du Seigneur. » Grimm, enfin, ne craint pas d’aborder avec la landgrave les questions les plus délicates que puisse soulever la surveillance d’un jeune homme. « Le prince touche au moment où les passions se développent, il verra des mœurs de toute espèce, il se trouvera dans des circonstances critiques, il les fera peut-être naître : que faut-il faire ? Faut-il être sur ce point d’une sévérité sans restriction ? Faut-il ignorer ce qui se passe en lui et autour de lui à cet égard ? Faut-il borner tous ses soins à rompre les mesures des autres et les siennes propres dans ces occasions, sans avoir l’air de savoir ce qui se passe, ou faut-il être son confident sur tous les points et borner le zèle à ce que sa santé et son tempérament ne reçoivent aucune atteinte ? J’avoue, madame, qu’il me répugnerait si fort d’avoir sur quoi que ce soit une vue cachée, qu’il me parait si important de parler toujours naturellement et d’agir toujours franchement, que, si je ne consultais que moi, la vérité serait toujours et en tout sujet sur mes lèvres comme elle est dans mon cœur. Je crois d’avance que cela s’accordera avec les vues de Votre Altesse ; vous ne voulez pas, madame, donner un gouverneur, mais un ami à monseigneur le prince héréditaire, et je me sens beaucoup plus de vocation pour ce dernier rôle que pour le premier. »

Le voyage d’Angleterre dura deux mois et demi. Grimm rejoignit à Londres le prince qui arrivait de Hollande. Ils virent beaucoup de choses en peu de temps, la capitale d’abord, puis la province. A la cour, les voyageurs se trouvèrent en terre allemande, la mère du roi étant une princesse de Gotha, la reine une Mecklembourg, et George III le successeur de rois qui avaient gouverné l’Angleterre sans en savoir la langue. C’est en latin que George Ier et George II conféraient avec leurs ministres. Le parlement était malheureusement en vacances et la société anglaise à la campagne ; nos touristes abrégèrent donc le séjour de Londres pour visiter Portsmouth, Plymouth, les manufactures de Birmingham, les collèges d’Oxford, les courses de Newmarket, quelques châteaux, enfin, où ils furent reçus avec l’hospitalité britannique. Ils ne perdaient pas une minute, se levant de grand matin, courant tout le jour, et, le soir, « harassés comme des chiens. » Grimm est sous le charme. « La simplicité, le naturel, le bon sens de ce pays m’enchantent, et je voudrais que nous pussions y rester assez longtemps pour le connaître à fond. » La sensiblerie ne pouvait manquer de se mettre de la partie. « Votre Altesse, écrit-il à la landgrave, ne croira peut-être pas qu’on ne peut sortir d’un jardin anglais sans avoir l’âme aussi affectée qu’en sortant d’une tragédie. » Il se demande s’il aura jamais le bonheur de voir ces beaux lieux en compagnie de la princesse : « Hélas ! s’écrie-t-il, quel beau rêve ! Puisque nous n’avons qu’un instant à vivre, que ne nous est-il permis au moins de l’employer à sentir ! »

La question d’argent revient souvent dans les lettres de Grimm pendant le tour d’Angleterre. Nos voyageurs économisaient tant qu’ils pouvaient ; ils n’étaient pas nombreux : trois maîtres et cinq valets, et ils ne dépensaient pas plus de douze louis par jour, mais c’étaient les états de Hesse qui payaient l’excursion du prince héritier, et la somme qu’ils avaient votée pour cet objet touchait à sa fin. On jugera de la pénurie à laquelle ces petites cours étaient quelquefois réduites en apprenant que Caroline, ne voulant pas que son fils abrégeât son voyage, engagea ses diamans pour une somme de 12,000 florins. Il est vrai qu’au retour d’Angleterre, le prince devait voir la France et pousser jusqu’en Italie. Grimm obtint l’ajournement de ces projets et ramena son jeune compagnon à Darmstadt, après lui avoir fait passer à Paris deux ou trois semaines pendant lesquelles il prit des leçons de danse de Gardel et dîna chez Diderot, d’Holbach, Mme Geoffrin et Mme Necker.

De retour chez lui au commencement de 1772, Grimm trouva ses affaires dans un grand désordre. Ses lettres à la landgrave sont remplies de plaintes sur le temps que lui prenaient mille occupations dont il se chargeait bénévolement, et sur le tort que ces occupations portaient à la Correspondance littéraire. Les ministres d’état, disait-il, n’étaient que des fainéans auprès de lui. « Les affaires dont je suis surchargé me renferment absolument chez moi et me séquestrent entièrement du monde. Elles m’empêchent aussi de faire mon travail, et cela m’est encore plus pénible que de ne jouir d’aucun agrément de la société… Je suis triste et excédé. » Il en était venu, pour fuir les importunités, à se joindre à quelques amis et à chercher, pour l’été, une maison dans l’un des faubourgs ou dans le voisinage de Paris. Il s’était même un moment flatté de pouvoir recevoir le prince Louis dans cette retraite. « Il faut que le prince se consulte pour savoir s’il se plaira dans une petite société où il n’entendra guère que parler raison, et où les amusemens, hors la conversation, seront médiocres. Il faut qu’il s’examine pour savoir s’il emploiera sérieusement la matinée à l’étude pour contracter l’habitude de l’application. Nous tâcherions que cette retraite fût assez à portée de Paris pour qu’il pût, sans grand dérangement, aller le soir au spectacle, pas précisément tous les jours. J’ai depuis longtemps le privilège, avec mes amis, de ne paraître qu’à dîner, et, le soir, une heure dans la société ; je serai cette année plus que jamais dans le cas de me servir de mon privilège. Je voudrais fort pouvoir offrir à Son Altesse Sérénissime tout mon temps ; mais le désordre que le voyage d’Angleterre a déjà mis dans mes affaires, la nécessité de les préparer à une nouvelle absence, ne me le permettent pas. Il faut donc que Monseigneur le prince héréditaire attende tout de lui-même et rien de moi que des directions générales. »

Grimm dut assez vite comprendre que les convenances s’opposaient au plan qu’il avait formé. Ses recherches de logement étaient d’ailleurs restées vaines. « Nous n’avons encore rien trouvé, écrit-il au mois de mars 1772, pour nicher notre petite société, et si, dans le courant de ce mois, nous ne sommes pas plus heureux, je me nicherai dans un trou à Saint-Cloud, car il faut absolument que je me tire de Paris, où je suis distrait de mes occupations, quelque soin que je prenne de me renfermer et de me soustraire aux importuns. » Les infirmités, pour comble d’infortune, et les maladies commençaient à se déclarer à la suite des excès de travail. Grimm était atteint de la crampe des écrivains. Il eut, au mois de juin, une attaque de miséréré si violente qu’il fut plusieurs jours entre la vie et la mort et resta longtemps dans une extrême faiblesse. « Tronchin prétend que j’ai gagné mon accident à force d’écrire, et d’être toujours assis, les entrailles comprimées et le nez sur mon papier. Que faudra-t-il donc devenir si je ne puis vaquer à mes occupations ? » C’est sur ces entrefaites, lorsqu’il en était encore à réorganiser sa vie, et lorsque la landgrave cherchait toujours un séjour propice aux études de son fils, que le mariage de la princesse Wilhelmine vint changer toutes les combinaisons. Caroline allait elle-même à Pétersbourg avec ses trois filles, et elle proposa à Grimm d’y aller de son côté en y conduisant le prince Louis. Grimm accepta, comme il avait accepté pour le voyage d’Angleterre, en donnant à comprendre qu’il faisait le sacrifice de tous ses intérêts et qu’il aimerait bien savoir ce que cela lui vaudrait. En termes soigneusement couverts, bien entendu : « Je n’ai qu’un souci, je ne voudrais pas perdre ma Correspondance. Le désordre qui y règne depuis quelques années n’est pas propre à me conserver mes pratiques. J’ai même essuyé plusieurs pertes à cet égard l’année dernière, ma maladie ayant augmenté ce désordre… Votre Altesse me rendra un grand service en me tirant de cette perplexité et en me disant ce qu’il faut faire. » Il prévoit qu’il faudra passer l’hiver en Russie. « Ceci me mènerait bien loin et me mettrait dans la nécessité absolue de fermer ma boutique pour toujours. Je ne puis confier ma besogne à mes amis pendant mon absence. Leur administration durant mon voyage d’Angleterre ne m’a pas porté bonheur, et si je ne puis faire mon travail par moi-même, il faut que j’y renonce, d’autant plus qu’il s’est élevé contre moi un concurrent dans cette branche de commerce, qui, me voyant mourant l’été dernier, a cru sans doute que c’était le temps d’hériter de moi, et a profité du désordre de ma boutique pour me débaucher quelques pratiques. Votre Altesse peut bien penser que le désir d’être à la suite de certaine femme vis-à-vis de certaine femme ne peut être qu’excessif, mais encore faut-il un peu combiner et ne pas quitter le commerce quand on n’a pas mis ses petites affaires assez en ordre pour s’en passer. »

Grimm, on le voit, était plus que disposé à changer de métier. Que risquait-il, d’ailleurs ? Il allait mettre la cour de Darmstadt dans de nouvelles obligations envers lui, et il allait, sous les auspices les plus favorables, faire la connaissance de cette « Sémiramis du Nord, » dont son imagination était visiblement occupée depuis quelque temps. L’aventurier, — Grimm reste tel à travers tout, — flairait un coup de fortune, et son attente ne fut pas trompée. Le voyage de Russie fut l’événement décisif de sa carrière diplomatique. La manière même dont il l’accomplit, la route qu’il dut suivre, le patronage sous lequel il se présentait, étaient faits pour flatter ses plus secrètes inclinations. Il partit, au mois de mars, avec Diderot, qui se rendait aussi en Russie, mais en passant par la Hollande ; Grimm, lui, se rendit à Darmstadt pour y prendre le prince héritier et l’accompagner à Berlin, où ils retrouvèrent la landgrave et ses filles et où ils firent un séjour de trois mois. Il est à regretter qu’aucune de ses correspondances ne nous dise ce qu’il vit de Frédéric en cette occasion. Les voyageurs arrivèrent à Pétersbourg en septembre. Caroline quitta la Russie peu de jours après la célébration du mariage, mais en y laissant Grimm, qui y passa l’hiver. C’est là qu’il apprit la mort de sa bienfaitrice, au mois de mars de l’année suivante : grande perte pour son cœur, espérons-le ; quant à sa fortune, elle était ou paraissait désormais assurée ; le philosophe courtisan avait su plaire à Catherine : il s’était formé entre elle et lui un lien de confiance et l’on peut dire d’amitié tout à fait extraordinaire.


EDMOND SCHERER.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre et du 15 novembre.
  2. Quant aux portraits peints de Mme d’Épinay, il y en a en plusieurs. Diderot parle d’un profil au crayon et d’une toile peinte pour Grimm en 1760, alors que son amie avait trente-quatre ans George Sand parle de deux portraits, restés dans la famille Dupin et provenant par conséquent de Francueil. Il y a enfin le beau pastel de Liotard, que possède le musée de Genève, et dont M. Escot a fait une copie pour le château de Versailles. La date en est fixée par une lettre de Voltaire à Linant, dans laquelle il est question de « la philosophe qui met son doigt sous son menton et qui a un petit air penché que lui a fait Liotard. » La lettre étant de février 1760, il faut en conclure que ce pastel avait été fait l’année précédente, pendant le séjour de Mme d’Épinay à Genève et, selon toute apparence, pour Tronchin, son médecin et son ami. Il a, en effet, été donné au musée de Genève par un membre de la famille Tronchin. Mme d’Épinay, qui n’avait que trente-trois ans lorsque Liotard fit son portrait, y parait beaucoup plus âgée, mais il faut se rappeler qu’elle sortait d’une longue maladie.
  3. les éditeurs du volume supplémentaire de 1829 s’y sont laissé prendre. Ces lettres leur ont paru avoir « un caractère de vérité qui repousse toute idée d’imposture. »
  4. Lettre du 31 mars 1763 (inédite).
  5. Lettre du 26 mai 1763 (Œuvres de Frédéric, t. XVIII, p. 235.)
  6. Lettres du 26 janvier et du 7 mars 1763. (Données par M. Tourneux dans son tome XVIe.)
  7. Lettre du 15 juillet 1766. (Donnée par M. Walluer dans l’ouvrage intitulé Briefwehsel der grossen Landgräfin Caroline von Hessen, 1877, t. II, p. 425.)
  8. Pour cette lettre et l’histoire des transactions auxquelles elle se rattache, voir un article signé R. Hammond, dans la Revue historique de mai-juin 1884.
  9. Lettre du 7 Juin 1765. C’est par erreur que l’article de la Revue historique attribue cette lettre et cette partie de la négociation à Helvétius.
  10. Lettre du 2 septembre 1765 (inédite).
  11. Lettre de janvier 1766. (Dans Tourneur, t. XVI, p. 445.) Le père de L… est Helvétius, le père, c’est-à-dire l’auteur du livre de l’Esprit ; son ami, naturellement, est Frédéric.
  12. Lettre du 6 mars 1764 (inédite).
  13. Lettre du 24 février 1766.
  14. « Il pense et s’exprime fortement, avait dit Mme d’Épinay dans le portrait de son ami, mais sans correction ; aussi personne en parlant mal ne se fait mieux écouter. »
  15. L’église grecque n’admet pas que le Saint-Esprit « procède » du Fils aussi bien que du Père. C’est là-dessus que roule la discussion dite du Filioque.
  16. Il ne faut pas croire que la Correspondance littéraire, grâce à l’assistance de Diderot et de quelques autres amis, suivit toujours régulièrement son cours pendant les absences ou les maladies de Grimm. Il se créait alors un arriéré, dont l’écrivain tenait compte à ses souscripteurs en remplaçant peu à peu les numéros qui avaient manqué. Telle est, pour le dire en passant, l’origine de certains anachronismes que le lecteur attentif remarque dans les feuilles de Grimm.
  17. Allusion à la mission dont l’avait chargé la ville de Francfort et à la mésaventure qui avait amené sa démission en 1761.