Melmoth ou l’Homme errant/I

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (1p. 1-53).


CHAPITRE PREMIER.



Dans l’automne de l’année 1816, John Melmoth, élève du collège de la Trinité, à Dublin, suspendit momentanément ses études, pour visiter un oncle mourant, et de qui dépendaient toutes ses espérances de fortune. John, qui avait perdu ses parens, était le fils d’un cadet de famille, dont la fortune médiocre suffisait à peine pour payer les frais de son éducation ; mais son oncle était vieux, célibataire et riche. Depuis sa plus tendre enfance, John avait appris, de tous ceux qui l’entouraient, à regarder cet oncle avec ce sentiment qui attire et repousse à la fois, ce respect mêlé du désir de plaire, que l’on éprouve pour l’être qui tient en quelque sorte en ses mains le fil de notre existence.

Aussitôt que John eut appris la maladie de son parent, il se mit sur-le-champ en route. Son chemin passait par le comté de Wicklow, et la beauté du pays ne l’empêcha pas de se livrer à de tristes réflexions, dont quelques-unes avaient rapport au passé, mais dont un plus grand nombre regardaient l’avenir. Les caprices et le caractère morose de son oncle ; les bruits étranges qu’avait occasionés la vie retirée qu’il menait depuis plusieurs années ; la dépendance dans laquelle sa fortune le mettait de cet homme singulier : toutes ces pensées pesaient sur son âme. Il s’efforçait de les repousser ; seul dans la diligence, il contemplait le pays, consultait sa montre ; ses pensées le quittaient pour un moment, mais ne pouvant les remplacer, il était forcé de les rappeler, pour diminuer au moins sa solitude. À mesure que la voiture approchait de la Loge, résidence du vieux Melmoth, le cœur de John devenait de plus en plus oppressé.

Il se rappelait tout ce qui, depuis son enfance, lui était arrivé dans la maison de cet oncle terrible : les leçons qu’on lui donnait avant de l’introduire en sa présence, les graves recommandations qu’on lui faisait de ne point être embarrassant, de ne pas approcher trop près de son oncle, de ne lui faire aucune question, de ne troubler, sous aucun prétexte, l’inviolable arrangement de sa sonnette, de sa tabatière ou de ses lunettes, de ne pas se laisser tenter par son éclat au point de toucher la canne à pomme d’or placée dans un coin ; enfin, de s’arranger de manière, en entrant et en sortant de la chambre, à ne point heurter contre les piles de livres, de globes, de vieilles gazettes, de têtes à perruques, de pipes à fumer, de bouteilles à tabac, sans compter les souricières et les vieux livres moisis qui occupaient le dessous des chaises. Après avoir évité tous ces écueils, il lui restait à faire un salut respectueux, à fermer la porte bien doucement, et à descendre l’escalier comme s’il avait eu des souliers de feutre.

Aux fêtes de Noël et de Pâques, le maigre bidet de son oncle paraissait devant la porte de la pension et devenait l’objet des sarcasmes de tous les écoliers. John le montait à regret pour se rendre à la Loge, où il n’avait d’autres passe-temps que de rester assis en face de son oncle, sans parler ou sans faire un mouvement, jusqu’à ce que le couple ressemblât à don Raymond et à l’esprit de Béatrix dans le Moine. Quand le dîner était servi, le vieillard, regardant attentivement son neveu, qui rongeait de maigres os de mouton, nageant dans un faible bouillon, lui recommandait surtout de ne pas trop manger. Le soir on se couchait avant la fin du crépuscule, afin d’épargner la chandelle, et John, que la faim tenait éveillé dans son lit, n’avait de consolation que quand à huit heures, après le coucher de son oncle, la vieille gouvernante venait lui apporter quelques bribes de son propre repas, en lui recommandant entre chaque bouchée de n’en rien dire à Monseigneur.

Après s’être rappelé son enfance, John songeait aux années qu’il avait passées au collége. Il y habitait une petite chambre dans les combles, au fond de la cour intérieure et n’était jamais invité à venir à la campagne, son oncle ne voulant pas payer les frais de son voyage. Il passait l’été à parcourir les rues désertes de la ville, et tous les trois mois l’épître usitée lui portait une mince, mais ponctuelle remise, accompagnée de plaintes sur les frais de son éducation, de conseils d’économie et de lamentations sur les retards des fermiers et le bas prix des terres.

À tous ces souvenirs se joignit celui des dernières paroles de son père : « John, mon pauvre enfant, je dois vous quitter. Il a plu à Dieu de vous enlever votre père avant qu’il ait pu faire pour vous ce qui aurait rendu cette séparation moins pénible. Désormais, John, il faut regarder votre oncle comme votre seul appui. Il a des infirmités et des bizarreries, mais il faut que vous appreniez à les supporter, comme tant d’autres choses que vous ne connaîtrez que trop tôt. Mon pauvre enfant, puisse celui qui est le père des orphelins, avoir pitié de vous, et toucher le cœur de votre oncle en votre faveur ! » La mémoire de cette scène remplit de larmes les yeux de John ; il s’empressait de les essuyer quand la voiture s’arrêta devant le jardin de son oncle.

Il descendit et s’approcha de la porte, tenant à la main un mouchoir noué dans lequel il avait renfermé un peu de linge blanc qui formait tout son équipage de route. La loge du portier tombait en ruines, et d’une cabane adjacente, il vit accourir, pieds nus, un petit garçon qui s’empressa de faire tourner sur un seul gond qui restait, une barrière qui, jadis, avait été une porte, mais qui, pour lors, se composait de trois ou quatre planches, si mal attachées qu’elles se balançaient comme une enseigne quand il fait du vent. Ce ne fut pas sans peine que cette porte céda aux efforts réunis de John et du garçon, et tournant lourdement dans un mélange de boue et de gravier elle s’ouvrit enfin, et forma une large ornière. John, après avoir vainement cherché dans sa poche quelques sous pour récompenser son introducteur, poursuivit son chemin ; le jeune garçon marchait devant lui, s’enfonçant à chaque pas dans de larges mares, et se montrant aussi fier de son agilité que de l’honneur qu’il avait de servir un gentilhomme. À mesure que John avançait dans cette route boueuse qui avait été autrefois une avenue, il découvrait sans cesse de nouvelles marques d’une désolation qui s’était considérablement accrue depuis sa dernière visite. Tout annonçait que la rigide économie s’était changée en sordide avarice ; pas une haie, pas un fossé n’était en état ; ils étaient remplacés par un mur de pierres détachées, dont les nombreuses brèches étaient comblées de genêt et de chardons. Pas un arbre, pas un arbrisseau ne restait dans l’avenue qui avait été convertie par la nature en une espèce de prairie, où quelques moutons solitaires cherchaient les brins d’herbes qui croissaient difficilement à travers les cailloux, les chardons et la terre durcie.

La maison se dessinait fortement dans les ombres du soir : car il n’y avait ni ailes, ni offices, ni broussailles, ni arbres qui, en l’accompagnant, pussent adoucir la dureté de ses contours. John, après avoir jeté un regard douloureux sur le perron couvert d’herbes et sur les fenêtres fermées de planches, voulut frapper, mais il ne trouva pas de marteau ; à son défaut, il fut obligé de se servir de grosses pierres qu’il ne cessa de lancer contre la porte, comme s’il eût voulu l’enfoncer, que lorsque les aboiemens réitérés d’un mâtin, qui semblait vouloir briser sa chaîne, et dont les cris aigus et les yeux étincelans indiquaient autant de faim que de colère, lui en eussent fait lever le siège. Il quitta pour lors la grande porte et se dirigea vers un passage qu’il connaissait et qui menait à la cuisine. En approchant il vit des lumières à travers les carreaux ; il leva le loquet d’une main tremblante ; mais quand il eut reconnu les personnes qui remplissaient cette cuisine, il s’avança d’un pas hardi et sans crainte d’être mal reçu.

Autour d’un feu de tourbe bien nourri et dont l’ampleur déposait de l’indisposition du maître, étaient assis la vieille gouvernante et deux ou trois suivans, c’est-à-dire des personnes dont la seule occupation consistait à manger, à boire et à bavarder dans toutes les cuisines du voisinage qui se trouvaient ouvertes par quelque événement heureux ou malheureux, le tout par amour pour Monseigneur et à cause du grand respect qu’ils portaient à sa famille. Il y avait en outre une vieille femme que John reconnut sur-le-champ pour être le médecin femelle du village : sibylle ridée qui prolongeait sa misérable existence en tirant parti des craintes, de l’ignorance et des malheurs d’êtres aussi misérables qu’elle. Admise parfois dans les maisons honnêtes, par l’entremise des domestiques, elle y essayait l’effet de quelques simples, et ses tentatives n’étaient pas toujours sans succès. Dans le peuple, elle parlait souvent des pernicieux effets du mauvais œil, contre lequel elle assurait qu’elle possédait un contre-charme qui ne manquait jamais ; et en parlant elle secouait ses cheveux blancs avec tant de vivacité, qu’elle communiquait presque toujours à ses spectateurs moitié effrayés, moitié crédules, une partie de l’enthousiasme qu’elle ne laissait pas d’éprouver. Si cependant le cas passait les bornes de son art, si elle voyait s’évanouir à la fois l’espérance et la vie, elle engageait le malheureux malade à avouer qu’il avait quelque chose sur le cœur, et après cette confession arrachée à l’affaissement de la douleur ou à l’ignorance de la pauvreté, elle faisait un signe de tête et prononçait des paroles mystérieuses qui donnaient suffisamment à entendre aux assistans qu’elle avait eu à combattre des obstacles plus qu’humains.

Lorsque la santé régnant à la fois dans la cuisine de Monseigneur et dans les cabanes de ses vassaux, menaçait de la faire mourir de faim, il lui restait encore une ressource : elle disait la bonne aventure.

Personne ne savait mieux qu’elle tordre l’écheveau mystique qu’il fallait faire descendre dans la carrière à chaux, au bord de laquelle la curieuse, intéressée à connaître l’avenir, s’arrêtait tremblante, jusqu’à ce qu’elle sût si la réponse à sa question : « Qui tient ? » serait faite par la voix d’un démon ou par celle d’un amant.

Personne mieux qu’elle ne connaissait le lieu où les quatre sources se réunissaient. C’était là qu’à une époque mystérieuse de l’année, il fallait tremper la chemise, qui devait ensuite être déployée devant le feu, au nom de celui que nous n’osons nommer, pour être avant le matin retournée par l’image de l’époux destiné. Elle seule, s’il fallait l’en croire, savait au juste dans quelle main il fallait tenir le peigne, tandis que de l’autre on portait une pomme à la bouche, afin que pendant ce temps le fantôme de l’époux se montrât dans la glace, devant laquelle se faisait l’opération. Personne n’était plus exact qu’elle à éloigner de la cuisine tout instrument de fer, pendant que ces cérémonies s’exécutaient par les dupes de son art, de peur qu’au lieu de voir un beau jeune homme avec une bague au doigt, une figure sans tête ne s’avançât vers la cheminée, et ne saisît ou la broche ou le fourgon, pour en assommer l’imprudent dormeur. En un mot, personne ne savait mieux tourmenter ou effrayer ses victimes, jusqu’à les persuader de la vérité d’un pouvoir qui plus d’une fois a mis les âmes les plus fortes au niveau des plus faibles.

Tel était l’être auquel le vieux Melmoth, en partie par crédulité et plus encore par avarice, avait confié le soin de ses jours. John s’avança au milieu du groupe, reconnaissant les uns, voyant les autres avec peine et se méfiant de tous. La vieille gouvernante lui fit l’accueil le plus amical. Voilà donc encore, dit-elle, ma petite tête blanche (notez que ses cheveux étaient noirs comme du jais) ; et en disant ces mots, elle voulut porter à la tête de John sa main ridée, avec un mouvement qui tenait le milieu entre une bénédiction et une caresse : mais la difficulté qu’elle éprouva lui fit connaître que cette tête s’était élevée d’un pied depuis la dernière fois qu’elle l’avait caressée. Les hommes se levèrent tous à son approche avec les marques du respect que les Irlandais ne manquent jamais de témoigner aux personnes d’un rang supérieur. Ils souhaitèrent à Monseigneur mille ans, et une longue vie en sus, et demandèrent si Monseigneur ne voulait pas boire un coup pour calmer son chagrin ; au même instant cinq ou six mains rouges et décharnées lui tendirent à la fois des verres de whiskey.

Pendant ce temps la sibylle, assise au coin de la cheminée, fumait sa pipe et ne disait mot. John refusa poliment la liqueur qu’on lui offrait, jeta à la dérobée un coup d’œil à la vieille ridée, et puis un autre sur la table, où s’étalait une chère copieuse, bien différente de celle qu’il avait coutume d’y voir jadis. La gamelle de pommes de terre aurait paru au vieux Melmoth devoir suffire pour huit jours ; et ce n’était pas tout : on y voyait encore du saumon salé, un plat de veau flanqué de tripes ; enfin, des homards et du turbot frit.

Pour humecter ce splendide repas, plusieurs bouteilles d’aile de Wicklow, apportées secrètement de la cave de Monseigneur, étaient rangées le long de l’âtre, et leurs sifflemens donnaient assez à connaître l’impatience que leur causait le bouchon ; mais le whiskey, bien frelaté, qui sentait le roseau et la fumée, avait tous les honneurs du festin. Chacun en faisait l’éloge, et pour prouver sa sincérité, y buvait à longs traits.

John, en regardant autour de lui, ne put s’empêcher de se rappeler la mort de Don Quichotte, quand nonobstant son chagrin, sa nièce mangea comme à son ordinaire, la gouvernante but au repos de son âme, et Sancho lui-même crut pouvoir se délecter un peu. Après avoir rendu de son mieux la politesse de la société, John demanda comment son oncle se portait. « Au plus mal », répondit l’un. « Beaucoup mieux », dit l’autre. John se retournant avec vivacité, semblait demander à qui il fallait ajouter foi. « On dit que Monseigneur a eu un saisissement, » dit un grand gaillard de six pieds, qui, après s’être avancé d’un air mystérieux, cria sa confidence d’une voix de Stentor, six pouces au-dessus de la tête de John. « Oui, » ajouta un second, en avalant le verre que John avait refusé, « mais Monseigneur a eu le temps de se remettre depuis. » À ces mots la sibylle, qui n’avait pas quitté son coin, tira lentement sa pipe de sa bouche, et se tourna vers la société. Jamais la Pythie sur son trépied n’avait excité plus d’effroi, n’avait commandé un silence plus profond. « Ce n’est pas ici, » dit-elle en posant son doigt décharné sur son front couvert de rides, « ni , ni , » en touchant successivement le front de ceux qui étaient près d’elle, et qui se baissaient à mesure comme pour recevoir sa bénédiction, buvant ensuite un coup pour en assurer l’effet. « Tout est ici, tout est autour du cœur, » et elle pressa ses doigts sur sa poitrine creuse, avec une force d’action qui fit frémir ses auditeurs. « Tout est ici, » répéta-t-elle, excitée sans doute par l’effet qu’elle avait produit ; après quoi elle retomba sur son siége, reprit sa pipe et ne dit plus rien. Dans ce moment d’involontaire effroi et de silence, un son sinistre retentit dans la maison. Toute la société en parut électrisée. Ce son était celui de la sonnette de Melmoth. Ses domestiques étaient en si petit nombre et étaient toujours si près de lui, que le bruit de sa sonnette leur fit le même effet que s’ils lui eussent entendu sonner lui-même la cloche pour son enterrement. « Il avait toujours l’habitude de frapper pour moi, » dit la vieille gouvernante, « parce qu’il ne voulait pas casser les cordons des sonnettes. »

En attendant, ce son produisit l’effet qui devait naturellement en résulter. La gouvernante s’élança dans la chambre du malade, suivie de plusieurs femmes (pleureuses), prêtes à ordonner des médicamens s’il respirait encore, ou à pleurer pour lui s’il avait déjà rendu le dernier soupir. Elles battaient des mains et essuyaient leurs yeux arides. Ces vieilles sorcières entourèrent le lit, et à entendre la voix lamentable avec laquelle elles répétaient : « Oh ! il va partir ! Monseigneur va partir ; Monseigneur va partir ! » on aurait cru que leur vie était irrévocablement attachée à la sienne. Quatre d’entre elles se tordaient les mains et hurlaient autour du lit, tandis qu’une cinquième, avec une prestesse inconcevable, souleva la couverture pour sentir les pieds de Monseigneur, et déclara qu’ils étaient froids comme de la pierre.

Le vieux Melmoth retira promptement ses pieds, et comptant d’un œil auquel les approches de la mort n’avaient rien ôté de sa justesse, le nombre de personnes qui étaient rassemblées autour de son lit, il se leva à moitié, s’appuya sur son coude aigu, et repoussant la vieille gouvernante, qui s’efforçait d’arranger son bonnet de nuit, il s’écria, d’une voix qui fit tressaillir tous les assistans : « Que diable êtes-vous toutes venues faire ici ? » Cette interrogation dispersa pour un moment la société, qui néanmoins ne tarda pas à se rallier. On se parlait à voix basse, et on se disait, avec de fréquens signes de croix : « Le diable ! que Jésus-Christ ait pitié de nous ! Le diable est le premier mot que sa bouche ait prononcé. » — « Oui, » cria de toutes ses forces le malade, « et le diable est le premier objet que mes yeux aient aperçu. »

« Quand ? Où ? » s’écria la gouvernante effrayée et se cachant dans la couverture, dont elle dépouillait sans miséricorde, le moribond.

« Là, là, » répéta-t-il, en montrant les femmes, réunies et surprises de s’entendre traiter de démons, tandis qu’elles venaient pour les chasser.

« Seigneur ! » dit la gouvernante d’un ton radouci, « ne les connaissez-vous pas ? N’est-ce pas là une telle et là une telle et là une telle ? » Nous épargnons à nos lecteurs une foule de noms irlandais et barbares, qu’il leur serait impossible de prononcer, et nous ne leur en citerons qu’un seul, pour exemple, c’était Catchleen O’ Mullighan.

« Tu mens, carogne, » grommela le vieux Melmoth ; « elles s’appellent légion, car elles sont en grand nombre ; qu’on les chasse d’ici, qu’on les chasse de ma maison ; si elles veulent pleurer à ma mort, je leur en donnerai un motif. Elles ne boiront point le whiskey qu’elles auraient volé si elles l’avaient pu. » — En disant ces mots il tira de dessous son chevet une clef, qu’il montra d’un air triomphant à la gouvernante, qui savait fort bien s’en passer. — « Et ne mangeront plus des viandes dont vous les avez régalées. »

« Régalées ! Jésus ! » s’écria la gouvernante.

— « Oui, oui ; je sais ce que je dis. Et pourquoi y a-t-il tant de chandelles, toutes des quatre à la livre ; il y en a autant à la cuisine, je gage. »

— « En vérité, Monseigneur, ce sont toutes des six. »

— « Des six ! Et pourquoi diable brûlez-vous des six ? Croyez-vous en être déjà à veiller mon corps ? Eh ? »

« Non, Monseigneur, pas encore, pas encore, » s’écrièrent en chorus les sorcières, « mais ce sera quand il plaira à Dieu. Monseigneur devrait bien songer à son âme. »

« Voilà le premier mot de bon sens que vous ayez dit, » reprit le moribond. « Donnez-moi mon livre de prières. Vous le trouverez là bas sous le vieux tire-bottes. Essuyez les toiles d’araignées ; il y a plusieurs années que je ne l’ai ouvert. »

La vieille gouvernante lui apporta le livre. Il le prit, et tournant sur elle un regard de reproche, il lui dit :

« Qu’est-ce qui vous a fait brûler des six dans la cuisine, vieille prodigue ? Combien y a-t-il d’années que vous demeurez dans cette maison ? »

— « Je ne le sais pas au juste, Monseigneur. »

— « Y avez-vous jamais vu de la prodigalité ou des dépenses inutiles ? »

— « Oh ! jamais, jamais, Monseigneur. »

— « A-t-on jamais brûlé autre chose dans la cuisine que des chandelles de quinze à la livre ? »

— « Jamais, Monseigneur, jamais. »

— « Ne vous a-t-on pas toujours tenue aussi serrée qu’il a été possible ? répondez-moi. »

— « Sans doute, Monseigneur. Tout le monde vous rend justice, et sait qu’il n’y avait pas dans le pays de maison ni de main aussi serrées que les vôtres. »

— « Et puisqu’il en est ainsi, comment avez-vous osé les desserrer avant la mort ? J’ai senti l’odeur des viandes ; j’ai entendu le son des voix ; j’ai entendu tourner et retourner la clef dans la serrure. Oh ! que ne suis-je levé, » ajouta-t-il en se roulant dans son lit, « oh ! que ne suis-je levé, pour voir ce qui se passe… Mais non, cela me tuerait ; la pensée seule m’en tue. » Et il se rejeta en arrière sur son traversin, car il ne se servait jamais d’oreiller, qu’il regardait comme un luxe.

Les étrangères, abattues et déconfites, se retirèrent en se regardant et en parlant bas ; mais la voix aiguë de Melmoth les rappela.

« Et où allez-vous maintenant ? Retournez-vous à la cuisine pour me gruger encore ? N’y a-t-il pas une seule de vous qui veuille rester pendant qu’on lit une prière pour moi ? Vous pourrez en avoir un jour besoin vous-mêmes, vieilles sorcières. »

Étonnées de ce reproche et de cette menace, la troupe revint en silence et se rangea autour du lit, tandis que la gouvernante, quoiqu’elle fût catholique, demandait si Monseigneur ne voulait pas voir un ecclésiastique de sa croyance. Les yeux du moribond exprimèrent le mécontentement que lui causait la proposition.

« Et pourquoi faire ? pour qu’il faille lui donner une écharpe et un crêpe à mon enterrement. Lisez donc, vieille c** ; ce sera toujours autant d’épargné. »

La gouvernante en fit l’essai, mais elle fut obligée d’y renoncer à cause du mauvais état de ses yeux. Le malade demanda s’il n’y avait pas parmi ces dames quelqu’une qui voulût la remplacer. Il s’en offrit une, qui avait plus de bonne volonté que de talent, et qui lisant toujours sans rien comprendre à ce qu’elle disait, acheva les prières des agonisans sans s’en apercevoir, et continuant toujours, lut celles des relevailles, qui, dans les liturgies anglaises, se trouvent placées à la suite des premières.

Elle lisait avec une gravité merveilleuse. On l’interrompit malheureusement deux fois. D’abord le vieux Melmoth dit à sa gouvernante : « Descendez et couvrez le feu de la cuisine. Fermez ensuite la porte à clef, que j’entende tourner la serrure. Avant que cela ne soit fait je ne puis faire attention à rien. » La seconde interruption fut celle de John Melmoth, qui étant entré dans la chambre, entendit les paroles mal sonnantes que prononçait la vieille, et s’agenouillant devant le lit de son oncle, il prit le livre des mains de la lectrice, et lut à son tour à demi-voix les prières que l’église anglicane a consacrées à la consolation des mourans.

« C’est la voix de John, » dit le vieillard, qui tout-à-coup se rappela le peu d’amitié qu’il avait toujours témoigné à ce malheureux jeune homme. Il en fut touché. D’un autre côté, il se voyait entouré de domestiques rapaces et sans attachement, et quoiqu’il ne dût pas en espérer beaucoup d’un parent qu’il avait toujours traité comme un étranger, il sentit dans ce moment qu’il ne l’était pas, et s’attacha à lui comme à sa dernière planche de support.

« John, mon cher enfant, te voilà. — Je t’ai tenu loin de moi pendant ma vie, et maintenant que je suis mourant, tu es à mes côtés. — Va, John, lis toujours. »

John, profondément affecté de la position où il voyait cet homme, pauvre au milieu de toutes ses richesses, ainsi que de la demande solennelle qu’il lui faisait de le consoler à ses derniers momens, continua sa lecture ; mais sa voix s’altéra bientôt par l’horreur que lui inspirèrent les hoquets du malade, qui néanmoins s’efforçait de temps à autre de demander à la gouvernante si elle avait bien couvert le feu.

John, qui avait de la sensibilité, se leva avec émotion.

« Allez-vous m’abandonner comme les autres ? » dit le vieux Melmoth en essayant de se soulever dans son lit.

« Non, Monsieur, » reprit John en observant la physionomie changée du moribond ; « mais j’ai pensé que vous pourriez avoir besoin de rafraîchissement, de quelque chose qui vous donnât des forces. »

— « Oui, oui, j’en ai besoin ; mais à qui puis-je me fier pour m’en aller chercher ? Elles, » – tournant les yeux sur le groupe qui l’entourait – « elles m’empoisonneraient. »

— « Fiez-vous à moi, Monsieur, » dit John, « j’irai chez l’apothicaire ou partout ailleurs, si vous le désiriez. »

Le vieillard lui prit la main, et, l’attirant auprès de son lit, il commença par jeter sur les autres personnages un œil à la fois menaçant et inquiet, puis il dit à l’oreille de son neveu : « Je voudrais boire un verre de vin, cela prolongerait ma vie de quelques heures ; mais je n’ose dire à personne de m’en aller chercher : on me volerait une bouteille. »

John fut choqué de l’observation. « Au nom de Dieu, Monsieur, permettez-moi de vous aller chercher un verre de vin. »

« Vous ne savez pas où, » dit le vieillard avec une expression de physionomie que John ne put comprendre.

— « Non, Monsieur ; vous savez que j’ai toujours été à peu près étranger ici. »

« Prenez cette clef, » dit le vieux Melmoth, après avoir éprouvé un spasme violent. « Prenez cette clef ; il y a du vin dans ce cabinet, du Madère. Je leur ai toujours dit qu’il n’y avait rien là ; mais ils ne m’ont pas cru ; sans cela, auraient-ils pu me voler comme ils l’ont fait ? Une fois, je leur dis que c’était du whiskey ; mais ce fut bien pis : ils en burent le double. »

John prit la clef des mains de son oncle. Le moribond le pressa en la lui donnant, et John prenant ce mouvement pour une marque d’amitié, le pressa à son tour. Il fut détrompé par ces paroles que le vieillard lui dit à l’oreille : « John, mon enfant, ne buvez pas de ce vin pendant que vous êtes là-bas. »

« Juste ciel ! » s’écria John en jetant avec indignation la clef sur le lit ; puis se rappelant que l’être misérable qu’il avait devant les yeux, ne pouvait être un objet de ressentiment, il lui fit la promesse qu’il demandait, et entra dans le cabinet où nul autre que le vieux Melmoth n’avait mis le pied depuis soixante ans. Il eut de la peine à trouver le vin, et il resta assez long-temps pour justifier les soupçons de son oncle ; mais son esprit était agité et sa main tremblante. Il n’avait pu s’empêcher de remarquer que le regard de son oncle, en lui accordant la permission d’entrer dans le cabinet, avait joint la pâleur de l’effroi à celle de la mort. L’horreur qu’avaient exprimée toutes les femmes quand il s’en était approché, ne lui avait point échappé, et enfin quand il y fut, sa mémoire fut assez cruelle pour lui rappeler vaguement quelques circonstances qui y avaient rapport, et qui étaient trop affreuses pour que l’imagination osât s’y arrêter. Il songea surtout que depuis un grand nombre d’années personne n’y était entré que son oncle.

Avant de le quitter il souleva la chandelle et jeta autour de lui un regard mêlé de crainte et de curiosité. Il y vit beaucoup de ces vieilleries inutiles que l’on doit s’attendre à rencontrer dans le cabinet d’un avare ; mais bientôt ses regards s’attachèrent malgré lui à un portrait suspendu contre la boiserie, et qui lui parut bien mieux fait que la plupart de ceux que l’on laisse moisir sur les murs des vieux châteaux. Il représentait un homme de moyen âge ; il n’y avait rien de remarquable dans le costume ou dans la physionomie ; mais les yeux étaient de ceux que l’on voudrait n’avoir jamais vus, et qu’il est impossible d’oublier.

D’un mouvement aussi douloureux qu’irrésistible, John approche du portrait avec la chandelle, et il distingue sur le bord ces mots : Jn. Melmoth, Ao 1646. John n’était ni timide ni superstitieux. Sa constitution n’était point nerveuse, et cependant il ne put s’empêcher de considérer ce portrait avec une muette horreur, jusqu’à ce que, réveillé par la toux de son oncle, il s’empressa de retourner auprès de lui. Le vieillard but son vin et en parut un peu ranimé. Il y avait long-temps qu’il n’avait rien goûté d’aussi restaurant ; son cœur s’épancha dans une confiance momentanée, et il dit :

« Eh bien, John, qu’avez-vous vu dans cette chambre ? »

— « Rien, Monsieur. »

— « C’est faux. Tout le monde ici veut me tromper ou me voler. »

— « Monsieur, je ne veux faire ni l’un ni l’autre. »

— « Dites donc ce que vous avez vu de… remarquable. »

— « Rien qu’un portrait, Monsieur. »

— « Un portrait, Monsieur !… L’original existe encore ! »

Quoique John n’eût pas oublié l’impression que ce portrait lui avait faite, il ne laissa pas de paraître incrédule.

« John, » lui dit son oncle à l’oreille, « John, on prétend que je meurs de ceci ou de cela. L’un dit que c’est faute de nourriture, l’autre que c’est faute de drogues ; mais on se trompe. » — Ici sa physionomie devint d’une pâleur hideuse. « Oh ! John, je meurs d’une peur. » Puis étendant ses bras décharnés vers le cabinet, il ajouta : « Cet homme ; j’ai de bonnes raisons pour savoir qu’il existe encore. »

« Comment cela se peut-il, Monsieur ; » répondit machinalement son neveu, « le portrait porte la date de l’an 1646 ? »

« Vous l’avez donc vu, vous l’avez donc examiné ? » reprit son oncle. Après avoir posé pendant quelques instans la tête sur son traversin, il saisit la main de John, et dit avec un regard qu’il est impossible de peindre : « Eh bien, vous le reverrez, car il vit. » Le vieillard tomba ensuite dans une espèce de sommeil ou de stupeur, pendant laquelle ses yeux, toujours ouverts, s’étaient fixés sur son neveu.

Le silence le plus complet régnait dans la maison, et rien n’interrompait les réflexions du jeune Melmoth. Il s’élevait dans son esprit une foule de pensées qu’il aurait voulu écarter, mais qui revenaient sans cesse malgré lui. Il songea aux habitudes et au caractère de son oncle, et se dit à lui-même : « Il n’y a jamais eu personne de moins superstitieux que lui. Il ne s’occupait de rien que du prix des effets publics ou du cours de change, si ce n’est des frais de mon éducation, qui lui tenaient plus à cœur que tout le reste. Est-il croyable qu’un tel homme meure d’une peur et d’une peur ridicule ? S’imaginer qu’un individu qui vivait il y a cent cinquante ans, vive encore ! Et cependant… il se meurt. » John réfléchit encore, car des faits arrêtent le logicien le plus opiniâtre. « Toute la dureté de son esprit et de son cœur ne l’empêche pas de mourir d’une peur ! On me l’avait dit dans la cuisine ; il me l’a répété lui-même ; il ne peut s’être trompé. Si jamais j’avais entendu dire qu’il fût nerveux, fantasque, superstitieux ; mais son caractère est si contraire à tout cela ! Un homme qui eût vendu son âme et son sauveur ! Qu’un tel homme meure de peur ;… et cependant il est mourant ! » John, en disant ces mots, jeta un regard douloureux sur la physionomie de son oncle, qui offrait déjà tous les symptômes effrayans de la face hippocratique.

Le vieux Melmoth était, comme nous l’avons dit, dans une espèce de stupeur. John le croyant endormi, reprit la chandelle, et poussé par une impulsion dont il ne put se rendre compte, il entra dans la chambre condamnée. Son mouvement réveilla le moribond qui se souleva dans son lit. John ne s’en aperçut pas, mais il entendit les gémissemens ou plutôt le râle affreux qui annonce le dernier combat de la vie et de la mort. Il frissonne et se retourne, mais en se retournant il lui semble voir les yeux du portrait, sur lesquels les siens étaient fixés, se mouvoir. Il rentre précipitamment dans la chambre de son oncle.

Le vieux Melmoth mourut dans le cours de la nuit ; il mourut, comme il avait vécu, dans une sorte de délire d’avarice. John ne s’était jamais formé l’idée d’une scène aussi horrible que celle que présenta sa dernière heure. Il jura et blasphéma pour une différence de trois liards qui manquaient, disait-il, depuis plusieurs semaines dans un compte que son palefrenier lui avait fait pour le foin de son cheval qu’il affamait. Au même instant il saisit la main de John, et lui demanda les sacremens. « Si j’envoie chercher un prêtre, il me demandera de l’argent, et je n’en ai pas à lui donner : je n’en ai pas. On dit que je suis riche… regardez cette couverture ; mais cela m’est égal, si je puis sauver mon âme. » Puis croyant parler à un ecclésiastique, il ajoutait dans son délire : « En vérité, docteur, je suis très pauvre. Je n’ai jamais été à charge à l’église jusqu’à présent ; mais aujourd’hui, je vous demande deux grâces : sauvez mon âme, et tâchez de me faire enterrer aux frais de la paroisse, car il ne me reste pas assez pour cela. J’ai toujours dit que j’étais pauvre ; mais, plus je le disais, moins on voulait me croire. »

John s’éloigna du lit avec la sensation la plus pénible, et s’assit dans un coin de la chambre. Les femmes y étaient rentrées, et il y faisait très-noir. Melmoth épuisé ne disait plus rien ; un morne silence régnait partout. Dans ce moment la porte s’ouvre ; un personnage entre, jette ses regards autour de la chambre et se retire tranquillement et sans parler. John, qui l’avait vu, reconnaît sans peine l’original du portrait. Sa première impression fut de pousser un cri ; mais la voix lui manqua. Il voulut ensuite se lever pour suivre l’inconnu, mais après un moment de réflexion, il s’arrêta. Quoi de plus ridicule que d’être effrayé ou surpris de la ressemblance entre un homme vivant et le portrait d’un mort ? Cette ressemblance était à la vérité assez forte pour l’avoir frappé, même dans une chambre mal éclairée, mais au fond ce ne pouvait être qu’une ressemblance ; et, quoiqu’elle eût pu effrayer un homme âgé et d’une mauvaise santé, John résolut de ne pas se laisser aller à une semblable faiblesse.

Mais tandis qu’il s’applaudissait de cette résolution, la porte s’ouvrit encore et le même personnage reparut, faisant à notre jeune homme des signes de la tête et de la main, avec une familiarité peu rassurante. John se leva précipitamment de sa chaise, déterminé cette fois à le suivre, mais il fut retenu par les cris aigus, quoique faibles, de son oncle, qui combattait à la fois contre la mort et contre sa gouvernante. Celle-ci, inquiète pour la réputation de son maître et pour la sienne, voulait à toute force lui passer une chemise et un bonnet de nuit blancs, tandis que Melmoth, qui avait encore tout juste assez de connaissance pour sentir qu’on lui ôtait quelque chose, s’écriait faiblement : « On me vole, on me vole dans mes derniers momens ; on vole un pauvre homme qui se meurt. John, ne viendrez-vous pas à mon secours ? Je vais mourir sur la paille ; on m’enlève ma dernière chemise ; je meurs sur la paille !… » Et en prononçant ces mots l’Harpagon rendit le dernier soupir.