Melmoth ou l’Homme errant/IX

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (2p. 92-136).


CHAPITRE IX.



« Mon très-cher frère (Dieu ! que je frissonnai en lisant ces mots), je me figure l’effet que mes premières lignes feront sur vous. Pour l’amour de tous deux, je vous supplie de lire ma lettre avec calme et attention. Nous avons été l’un et l’autre victimes de l’erreur paternelle et de la perfidie d’un prêtre. Nous devons pardonner la première, car nos parens en ont été les victimes comme nous. Le directeur était maître de leur conscience. Leur destinée et la nôtre étaient dans ses mains. Ô mon frère, si vous saviez tout ce que j’ai à vous dire !

« Je fus élevé par l’ordre du directeur, dont l’influence sur les domestiques est aussi illimitée que sur leur infortuné maître, je fus, dis-je, élevé dans des sentimens d’hostilité contre vous, comme si vous aviez cherché à me priver de mes droits naturels, et à déshonorer ma famille en y introduisant un héritier illégitime. Ce que je viens de dire ne suffit-il pas pour justifier en quelque sorte la cruelle froideur que je vous témoignai lors de notre première rencontre ? Dès mon berceau, on m’avait appris à vous craindre et à vous haïr ; à vous craindre comme un imposteur, à vous haïr comme un ennemi. Tel était le plan du directeur. Il jugeait que l’influence qu’il avait sur mon père et sur ma mère n’était pas suffisante pour satisfaire son ambition de pouvoir domestique, ou pour réaliser ses espérances de se distinguer dans sa profession. Les bruits vagues répandus dans la famille, l’abattement habituel de ma mère, l’agitation momentanée de mon père, lui offrirent un fil qu’il suivit avec une opiniâtreté industrieuse, à travers les doutes, les mystères et les difficultés, jusqu’à ce qu’enfin ma mère, effrayée par ses menaces continuelles, dans le cas où elle lui cacherait quelque secret de son cœur ou de sa vie, lui déclara la vérité au tribunal de la pénitence.

« Vous et moi, nous étions alors enfans. Le directeur adopta dès ce moment la conduite qu’il a suivie, et le plan qu’il a réalisé aux dépens de tout le monde, mais pour son propre avantage. Je suis convaincu qu’il n’a jamais eu la moindre haine pour vous. Son seul but a été d’augmenter son influence personnelle. Conduire, tyranniser une famille entière, du rang le plus élevé, par la connaissance qu’il avait acquise de la faute commise par un de ses membres : c’était à cela qu’il tendait. Ceux que leurs vœux privent de l’intérêt que donnent les affections naturelles, sont obligés d’en chercher dans les affections factices de l’orgueil et de la domination. Le directeur l’y trouva. Dès-lors tout fut conduit et inspiré par lui. Ce fut lui qui nous fit tenir séparés pendant notre enfance, de peur que la nature ne fît échouer ses projets. Ce fut lui qui m’éleva dans des sentimens d’une implacable animosité contre vous. Quand ma mère balançait, il lui rappelait son vœu, qu’elle avait eu l’imprudence de lui confier. Quand mon père murmurait, il faisait tonner dans ses oreilles la honte attachée à la faute de ma mère, les tristes suites des discussions domestiques, les mots affreux d’imposture, de parjure, de sacrilége, et le ressentiment de l’Église. Jugez du caractère de cet homme, quand vous saurez qu’encore enfant, il me confia le secret de la faute de ma mère, afin de s’assurer dès-lors de mon zèle à seconder ses vues. Ce n’est pas tout. Du moment où je fus en état de l’écouter et de le comprendre, il empoisonna toutes les sources qui conduisaient à mon cœur. Il exagéra l’amour que ma mère avait pour vous, disant que cet amour ne combattait que trop souvent avec sa conscience. Il me peignit mon père comme un homme faible et dissipé, mais tendre, et qui possédant toute la vanité naturelle à un père de seize ans, était immuablement attaché à l’aîné de ses enfans. Il me disait : Mon fils, préparez-vous à combattre une armée de préjugés. Les intérêts de Dieu, comme ceux de la société, l’exigent. Prenez avec vos parens un ton d’autorité. Vous êtes en possession du secret qui ronge leur conscience. Faites-en l’usage qui vous paraîtra convenable. Jugez de l’effet que ces paroles durent faire sur un caractère naturellement violent, prononcées surtout par un homme que l’on m’avait appris à regarder comme l’agent de la divinité.

« Pendant tout ce temps, à ce que l’on m’assure, il débattait en lui-même s’il ne se déclarerait pas pour vous au lieu de moi, ou du moins s’il ne tiendrait pas la balance égale entre nous, de manière à augmenter son influence sur nos parens, en leur inspirant de la crainte et des soupçons. En attendant on peut calculer sans peine quel dut être sur moi l’effet de ses leçons. Je devins inquiet, jaloux et vindicatif. J’étais insolent envers mes parens et soupçonneux envers tous ceux qui m’entouraient. Avant d’avoir atteint ma onzième année, je reprochai à mon père son amour pour vous. J’insultai ma mère en lui parlant de son crime ; je tyrannisai les domestiques. J’étais la terreur et le tourment de toute la maison.

« Le jour qui précéda notre première réunion (remarquez que l’on avait d’abord eu l’idée de ne jamais nous présenter l’un à l’autre), le directeur alla chez mon père et lui dit : Seigneur, à tout considérer, je pense qu’il vaut mieux que les frères se voient. Dieu peut-être touchera leurs cœurs et par sa bénigne influence sur eux, nous permettra de révoquer le cruel décret qui menace l’un d’une retraite perpétuelle et tous deux d’une séparation pénible. Mon père y consentit en pleurant de joie ; mais ses larmes n’attendrirent pas le cœur du directeur. Il se hâta de se rendre à mon appartement. Mon enfant, me dit-il, rassemblez tout votre courage. Vos parens artificieux, cruels, injustes vous préparent une scène. Ils veulent vous présenter à votre illégitime frère. – Je le repousserai devant leurs yeux, s’ils l’osent faire, répondis-je avec tout l’orgueil d’une tyrannie prématurée. Non, mon enfant, reprit le directeur, c’est ce qu’il ne faut pas faire. Il faut paraître accéder à leurs desseins ; gardez- vous seulement d’être leur victime. Promettez-moi cela, mon cher enfant ; promettez-moi du courage et de la dissimulation. Je fus choqué de ce discours et je repartis : Je vous promets du courage ; gardez la dissimulation pour vous. – Je le veux bien, puisque vos intérêts l’exigent.

« Il s’empressa de retourner auprès de mon père. Seigneur, j’ai employé toute l’éloquence du ciel et de la nature auprès de votre fils cadet. Il paraît céder. Son cœur s’est adouci ; il brûle de se jeter dans les bras de son frère et d’entendre vos bénédictions s’épancher à la fois sur vos deux enfans. Ils le sont tous deux. Vous devez donc bannir vos préjugés et… — Je n’ai point de préjugés, dit mon pauvre père. Que je voie seulement mes enfans s’embrasser, et quand je devrais mourir l’instant d’après, j’obéirais sans regret à la voix du ciel. Le directeur lui fit des reproches de la chaleur avec laquelle il parlait, et sans partager aucunement son émotion, il revint auprès de moi, tout plein de ce qu’il avait à dire. Mon enfant, je vous ai prévenu de la conspiration que votre propre famille tramait contre vous. Vous en aurez la preuve demain. Votre frère vous sera présenté ; on exigera que vous l’embrassiez. On compte sur votre consentement ; mais dès le moment même votre père est résolu d’interpréter votre condescendance comme une résignation de tous vos droits naturels. Faites ce que vos parens vous demandent ; embrassez ce frère, mais donnez à cette action un air de répugnance qui justifiera votre confiance, tandis qu’il trompera ceux qui cherchent à vous tromper. Rappelez-vous ce que je vous dis, mon enfant ; embrassez-le comme vous embrasseriez un serpent ; il n’a pas moins d’artifice et son venin est aussi mortel. N’oubliez pas que votre courage décidera des suites de cette entrevue. Prenez les apparences de l’amitié ; mais songez que vous tiendrez dans vos bras votre plus implacable ennemi.

« Quelque étranger que je fusse aux sentimens de la nature, je ne pus m’empêcher de frémir à ces mots. Je m’écriai : Mon frère ! – N’importe, dit le directeur, il est l’ennemi de Dieu, c’est un imposteur illégitime. Mon enfant, êtes-vous préparé ? Je répondis que je l’étais. Je passai cependant une mauvaise nuit. Le lendemain matin, je demandai le directeur et je lui dis avec orgueil : Mais que ferons-nous de ce misérable ? C’était vous dont je voulais parler. Qu’il embrasse la vie monastique, dit le directeur. À ces mots je sentis pour vous un intérêt que je n’avais jamais éprouvé auparavant. Je repris de ce ton décidé auquel il m’avait lui-même accoutumé : Je ne veux pas qu’il se fasse religieux. Le directeur parut ébranlé. Il tremblait devant l’esprit qu’il avait lui-même évoqué. Qu’il entre dans l’armée, dis-je ; qu’il s’engage comme simple soldat ; je saurai lui procurer les moyens d’avancer. Qu’il embrasse la profession la plus basse, je ne rougirai pas de la reconnaître ; mais, mon père, je ne veux pas qu’il se fasse moine. – Mais, mon cher enfant, d’où peut venir cette répugnance extraordinaire ? C’est le seul moyen de rendre la paix à votre famille et de la procurer à l’être infortuné auquel vous vous intéressez si fort. – Mon père, cessez ce langage ; promettez-moi que si je cède demain à vos désirs, mon frère ne sera jamais religieux malgré lui. – Malgré lui ! mon enfant ! il n’y a jamais de contrainte dans une vocation sainte. – C’est ce que je ne sais pas et j’exige de vous cette promesse. Le directeur me la fit après quelques momens d’hésitation.

« Il courut alors vers mon père lui annoncer que rien ne s’opposait plus à notre entrevue, et que j’avais été enchanté d’apprendre que mon frère allait embrasser avec joie l’état religieux. Ce fut ainsi que notre première réunion fut arrangée. Je vous jure, mon frère, que quand, d’après l’ordre de notre père, nous enlaçâmes nos bras, je sentis mon cœur palpiter d’amitié fraternelle. Mais l’instinct de la nature céda bientôt à la force de l’habitude ; je me retirai et je rassemblai toute la véhémence que la passion me donnait pour diriger sur mes parens ce coup d’œil terrible que je leur lançai. Pendant ce temps, le directeur, placé derrière eux, me souriait et m’encourageait par des gestes. Je crus avoir bien joué mon rôle ; je m’en applaudis du moins beaucoup, et je quittai le lieu de la scène d’un pas aussi fier que si j’avais foulé aux pieds le monde prosterné devant moi. Je n’avais cependant outragé que la nature et mon propre cœur.

« Quelques jours après, je partis pour un couvent. Le directeur, effrayé du ton qu’il m’avait enseigné lui-même, fit observer à mes parens qu’il était nécessaire de songer à mon éducation. Ils n’avaient rien à lui refuser. De mon côté, j’y consentis par le plus grand miracle ; mais pendant que la voiture me conduisait au couvent, je ne cessais de répéter au directeur : Rappelez-vous qu’il ne faut pas que mon frère se fasse religieux. »

À cet endroit de la lettre de mon frère, je trouvai un passage assez long qui me fut tout-à-fait incompréhensible, ce que j’attribuai à l’agitation qu’il paraissait avoir éprouvée en l’écrivant. La vivacité et l’ardeur du caractère de mon frère se communiquaient à son écriture. Voici les premières lignes que je pus distinguer après celles-là.

« Il est assez singulier qu’après avoir été l’objet de ma haine invétérée, vous devîntes pour moi celui du plus tendre intérêt, du moment que je me trouvai dans le couvent. J’avais embrassé votre cause par vanité, je la soutins par expérience. La compassion, l’instinct, ou quel que soit ce sentiment, il prit le caractère d’un devoir. Quand je voyais les mauvais traitemens que l’on faisait supporter aux classes inférieures, je me disais : Il ne souffrira jamais cela : car il est mon frère. Quand je réussissais dans mes exercices, je pensais : voilà des applaudissemens qu’il ne peut jamais partager. Quand on me punissait, ce qui arrivait beaucoup plus fréquemment, je m’écriais : On ne l’humiliera jamais ainsi. Mon imagination s’étendait ; je me regardais comme votre patron futur. Je pensais que c’était à moi à vous dédommager de l’injustice de la nature, à vous soutenir, à vous agrandir, à vous forcer d’avouer que vous me deviez plus qu’à vos parens, tandis que je ne voulais devoir votre affection qu’à votre reconnaissance. Déjà vous m’aviez donné le nom de frère ; je voulais que vous me donnassiez encore celui de bienfaiteur. Mon caractère fier, généreux et ardent ne s’était pas encore tout-à-fait délivré des liens du directeur ; mais à chaque effort qu’il faisait, il se dirigeait vers vous par une impulsion impossible à décrire. Il faut convenir que j’ai toujours détesté la contrainte. Je voulais m’apprendre moi-même ce que je désirais savoir ; je voulais ne m’attacher qu’aux objets de mon choix. Aussi, plus on me disait de vous haïr, plus j’aspirais à votre amitié. Vos yeux pleins de douceur, vos regards affectueux, me suivaient partout. Quand les pensionnaires m’offraient leur amitié, je répondais : J’ai besoin d’un frère. Ma conduite était bizarre et violente, et il ne faut pas s’en étonner ; car ma conscience commençait à combattre avec mes préventions. Tantôt je travaillais avec une ardeur qui faisait craindre pour ma santé, tantôt les punitions les plus sévères ne pouvaient m’astreindre à garder la discipline ordinaire de la maison. La communauté se fatigua de mon opiniâtreté, de ma violence et de mes bizarreries. On écrivit au directeur pour l’engager à me retirer du couvent ; mais avant qu’il pût s’en occuper, je fus attaqué d’une fièvre. Les plus grandes attentions me furent prodiguées ; mais les soins ne pouvaient écarter le poids qui oppressait mon âme. Quand on m’offrait avec la plus scrupuleuse exactitude la potion que je devais prendre, je disais : Que mon frère me la donne, et quand ce serait du poison, je la prendrais de sa main. Je lui ai fait beaucoup de tort. Quand la cloche sonnait les matines et les vêpres, je demandais si c’était le signal pour votre prise d’habit. Le directeur m’a bien promis, ajoutais-je, qu’on n’en ferait pas un moine ; mais vous êtes tous des perfides. On enveloppa le battant ; je n’en distinguais pas moins le son étouffé, et je m’écriai : Vous sonnez la cloche pour ses funérailles, et c’est moi, moi qui suis son meurtrier !

« La communauté fut effrayée de ces exclamations si souvent répétées, et auxquelles elle n’entendait rien. On me transporta au palais de mon père à Madrid. J’étais dans le délire : je voyais à côté de moi, dans la voiture, une image qui vous ressemblait. Elle descendait avec moi aux relais, m’accompagnait dans les lieux où je m’arrêtais, et me donnait le bras pour remonter en voiture. L’illusion était si ressemblante à la réalité, que je disais aux domestiques : Arrêtez ; mon frère va venir m’aider. Quand ils me demandaient, le matin, comment j’avais reposé, je répondais : Fort bien ; Alonzo m’a veillé toute la nuit. J’invitais ce compagnon imaginaire de mon voyage à continuer les soins qu’il me rendait. Quand mes oreillers étaient bien arrangés, je disais : Que mon frère est bon ! combien il m’est utile ! Mais pourquoi ne veut-il pas parler ? Une fois, je refusai absolument de prendre la nourriture, parce que mon frère paraissait n’en pas vouloir. Ne me pressez pas, leur dis-je ; vous voyez bien que mon frère n’a pas faim. Oh ! je lui demande pardon ; c’est un jour d’abstinence : voilà son motif. Il me montre son habit ; cela suffit. Une chose digne de remarque, c’est que les alimens, dans cette maison, se trouvèrent être empoisonnés, et que deux de mes domestiques en moururent avant d’arriver à Madrid. Je ne vous fais part de ces circonstances que pour vous faire connaître jusqu’à quel point vous vous étiez emparé de mon imagination et de mon cœur.

« En recouvrant ma raison, mon premier soin fut de demander de vos nouvelles. On l’avait prévu ; et mes parens, pour éviter les discussions, et tremblant pour ce qui pourrait en résulter, car ils connaissaient la violence de mon caractère, chargèrent le directeur du soin de toute l’affaire. Il l’entreprit : vous allez voir comment il l’exécuta. Dès qu’il me vit, il s’approcha de moi en me faisant des complimens sur ma convalescence, et en exprimant ses regrets sur la contrainte que l’on m’avait fait souffrir dans le couvent, ajoutant que mes parens s’efforceraient de me rendre parfaitement heureux chez eux. Je le laissai parler pendant quelque temps. À la fin, je l’interrompis en lui disant : Qu’avez-vous fait de mon frère ? – Il est dans le sein de Dieu, répondit le directeur. Je le compris, et me levai précipitamment pour sortir avant qu’il eût fini sa phrase. Où allez-vous, mon fils ? me dit-il. – Chez mes parens. – Vos parens ! Il est impossible que vous les voyiez à présent. — Il est sûr, au contraire, que je les verrai. Ne me dictez plus de loi, ne vous humiliez pas non plus (il avait pris un air suppliant). Je veux voir mes parens. Faites en sorte que je les voie à l’instant même, ou tremblez pour la durée de votre influence dans la famille.

« À ces mots, il trembla en effet. Ce n’était pas que mon influence lui fît de l’ombrage ; mais il craignait mes passions. Il m’avait rendu fier et impétueux quand cela avait été nécessaire à ses vues ; mais il n’avait point calculé la direction extraordinaire que mes sentimens avaient prise, et il ne s’y était point préparé. Il avait cru qu’en excitant mes passions, il pourrait aussi les diriger. Malheur à ceux qui apprennent à l’éléphant à se servir de sa trompe contre leurs ennemis, sans se rappeler que, par un seul mouvement de cette même trompe, il peut précipiter son maître sous ses pieds, et l’écraser contre la terre ! Telle était la situation du directeur et la mienne. Je le pressai de me conduire sur-le-champ chez mon père. Il fit des difficultés ; enfin, pour dernière réponse, il me rappela l’indulgence qu’il m’avait toujours témoignée. Ma réponse fut courte ; mais puisse-t-elle retentir profondément dans l’âme de pareils gouverneurs. Et c’est cette indulgence, m’écriai-je, qui m’a fait ce que je suis. Conduisez-moi à l’appartement de mon père, ou je passerai sur votre corps pour m’y rendre.

« Cette menace que j’étais capable d’exécuter, car vous savez que je suis deux fois plus grand que lui, et que ma force est proportionnée à ma taille, le fit frémir et j’avoue que cette preuve de faiblesse physique et morale mit le comble au mépris qu’il m’inspirait. Il me précéda en tremblant à l’appartement où mon père et ma mère étaient assis sur un balcon qui donnait sur le jardin. Ils croyaient que tout était arrangé. Aussi leur surprise fut-elle extrême quand ils me virent m’élancer dans la chambre suivi du directeur, et avec un visage qui ne montrait que trop quel avait été le résultat de notre conférence. Le directeur leur fit un signe que je n’observai pas, et dont ils eurent le temps de profiter. Ils frissonnaient en me voyant pâle encore de ma fièvre, mais enflammé de colère, et ne pouvant proférer que des paroles entrecoupées. Ils lancèrent au directeur quelques regards de reproche, auxquels celui-ci ne répondit que par des signes. Je ne les compris pas ; mais j’eus soin de me faire comprendre. Je dis à mon père : Seigneur, est-il vrai que vous ayez fait un moine de mon frère ? Mon père hésita et répondit à la fin : Je croyais que le directeur s’était chargé de vous parler à ce sujet. – Mon père, qu’est-ce qu’un directeur a de commun entre un père et son fils ? Il ne peut jamais être père ; il ne peut jamais avoir d’enfant : comment pourrait-il juger dans un cas comme celui-ci ? – Vous vous oubliez ; vous oubliez le respect que vous devez à un ministre de l’Église. – Mon père, je relève à peine d’un lit de souffrance qui vous a fait trembler, ainsi que ma mère, pour ma vie. Cette vie est encore en vos mains. J’ai promis, sous une condition qu’il a violée, d’obéir à ce misérable… Oui, mon frère, le croiriez-vous, j’ai osé me servir du mot misérable en parlant du directeur ? Mon père voulut m’interrompre ; je continuai toujours, je l’appelai hypocrite, trompeur, je saisis sa robe ; enfin, je ne sais de quoi je n’eusse pas été capable, si mon père ne se fût placé entre nous. Ma mère jetait des cris d’effroi, et une scène de confusion s’ensuivit, dont il ne me reste qu’un faible souvenir : je sais seulement que le directeur m’y parut plus hypocrite que jamais. Cependant l’appartement se remplit de domestiques de tout sexe. On emmena ma mère. Mon père, qui l’aimait tendrement, fut tellement ému par ce spectacle, et irrité par ma conduite extravagante, que dans un moment de fureur il alla jusqu’à tirer son épée. Je fis un éclat de rire à cet aspect qui glaça son sang dans ses veines. J’ouvris les bras, je présentai le sein et je m’écriai : Frappez ! ma mort sera encore l’ouvrage de cet homme. Grâce à lui, vous avez commencé par sacrifier votre Esaü, votre aîné ; que Jacob soit votre seconde victime. Mon père s’éloigna de moi, et révolté par le changement hideux que la colère avait fait à ma figure, il s’écria : Démon ! Il me regardait de loin en frémissant. Et qui m’a rendu démon ? répondis-je. C’est lui qui a nourri ma passion dans l’espoir d’en tirer parti, et qui, lorsque la nature fait naître en moi une seule émotion généreuse, prétend que je suis en démence. Voyez, mon père, comme il a renversé le pouvoir et l’ordre de la nature. C’est lui qui est cause que mon frère est en prison pour la vie ; c’est lui qui a fait de notre naissance une malédiction pour ma mère et pour vous. Qu’avons-nous éprouvé dans la famille, depuis qu’il y jouit d’une si funeste influence, si ce n’est les dissensions et le malheur ? Renvoyez cet homme dont la présence nous glace ; écoutez-moi un instant et rejetez-moi pour jamais si je ne m’humilie pas devant vous.

« Je continuai à parler long-temps encore. Mon discours était réellement éloquent, mais il y avait un peu d’incohérence, et de temps à autre des choses fort inconvenantes. Aussi, mon père me répondit-il : Vous aggravez votre crime en voulant le rejeter sur un autre ; vous avez toujours été violent, opiniâtre et rebelle. Si vous voulez montrer de la soumission, donnez-en une première preuve, et promettez de ne plus me tourmenter en renouvelant ce pénible sujet. Le sort de votre frère est fixé. Jurez que vous ne prononcerez plus son nom, et… – Jamais, jamais, m’écriai-je, je ne violerai ma conscience par un pareil serment. Le ton décidé avec lequel je prononçai ces mots ne m’empêcha pas de me mettre à genoux devant mon père et même devant le directeur. Si vous êtes réellement le ministre des volontés du ciel, dis-je à celui-ci, donnez une preuve de la vérité de votre mandat ; rétablissez la paix dans une famille désespérée. Réconciliez un père avec ses deux enfans : il ne vous faut qu’un mot pour cela. Vous ne l’ignorez pas, et cependant vous ne voulez pas le prononcer ce mot ; mon malheureux frère ne fut pas aussi inflexible à vos prières, qui n’étaient pourtant pas dictées par un sentiment aussi juste que les miennes. J’avais offensé le directeur d’une manière irréconciliable : je le savais et je parlais moins pour le toucher que pour le démasquer. Je ne m’attendais pas à une réponse de sa part ; mon attente ne fut pas trompée, il ne laissa pas échapper une seule parole. J’étais à genoux au milieu de la chambre, entre mon père et lui, je m’écriai : Abandonné par mon père et par vous, j’en appelle encore au ciel, je le prends à témoin du vœu que je fais de ne jamais délaisser ce frère persécuté que l’on m’a forcé de haïr malgré moi ; je sais que vous avez du pouvoir : je le défie. Je sais que l’on mettra en œuvre contre moi tous les artifices de l’imposture, de la malignité, de l’industrie, toutes les ressources de la terre et de l’enfer ; mais j’invoque le ciel, et je ne demande son secours que pour assurer ma victoire.

« Mon père perdait la patience, il dit aux domestiques de me soulever et de m’emmener. Cet ordre si opposé à ses habitudes d’indulgence, eut un effet fatal sur mon esprit à peine rétabli de son délire et qui venait d’être mis à une trop forte épreuve : je retombai dans mon égarement ; hélas ! mon père, vous ne savez pas combien cet être que vous persécutez est bon, généreux, sans rancune : je lui dois la vie ; demandez à vos domestiques s’il ne m’a pas suivi pas à pas pendant mon voyage ; si ce n’est pas lui qui m’a servi mes alimens, mes médecines, qui a arrangé les oreillers sur lesquels je me reposais. – Vous êtes dans le délire, dit mon père, tout en jetant un regard inquiet sur les domestiques. Ceux-ci jurèrent tous en tremblant que nul autre qu’eux n’avait approché de moi depuis mon départ du couvent jusqu’à mon arrivée à Madrid. À cette déclaration, le peu de raison qui me restait m’abandonna tout-à-fait ; plein de colère je donnai un démenti au dernier qui avait parlé ; je frappai ceux qui se trouvaient le plus près de moi. Mon père étonné de ma violence, s’écria tout-à-coup, il est fou ! Le directeur, qui jusqu’alors avait gardé le silence, le prit soudain au mot ; et répéta : il est fou ! Les domestiques, moitié convaincus moitié effrayés, ne crurent pouvoir mieux faire que de dire comme mon père et le directeur.

« On me saisit, on m’emmena ; et comme la violence, chaque fois qu’on m’en avait fait, avait toujours excité la mienne, le résultat de celle-ci réalisa les craintes de mon père et les désirs secrets du directeur. Je me conduisis comme un enfant, sortant d’un état de fièvre, et que tient encore le délire. De retour dans mon appartement, j’arrachai les tentures, et je jetai à la tête des domestiques tous les vases de porcelaine qui me tombèrent sous la main. Je les mordais quand ils voulaient me toucher, et quand ils se virent obligés de me lier, je rongeai la ficelle avec mes dents. On me tint pendant plusieurs jours enfermé dans mon appartement. La raison me revint dans cet intervalle, mais ce fut seulement pour augmenter et ma fermeté et ma dissimulation. Je ne tardai pas à avoir besoin de l’une et de l’autre. Le douzième jour un domestique parut à la porte de ma chambre, et me dit, avec une profonde révérence, que si j’étais rétabli, mon père désirait me parler. Je le saluai non moins profondément, et le suivis comme une statue. Je trouvai mon père avec le directeur à ses côtés. Il s’avança vers moi et me parla en mots entrecoupés, qui démontraient l’effort qu’il faisait sur lui-même. Après m’avoir félicité sur mon rétablissement, il me dit : Avez-vous réfléchi sur le sujet de notre dernière conversation ? – J’y ai réfléchi, répondis-je ; j’en ai eu le temps. – Et vous avez sans doute bien employé ce temps ? – Je l’espère. – Le résultat de vos réflexions sera donc favorable aux espérances de votre famille et aux intérêts de l’Église.

« Ces derniers mots me glacèrent un peu ; je répondis cependant d’une manière convenable. Au bout de quelques instans le directeur prit la parole. Il parla avec amitié, tourna la conversation sur des sujets indifférens. Je lui répondis, combien cet effort me coûta ! je lui répondis cependant avec toute l’amertume d’une politesse forcée. Tout alla bien. On parut content de mon rétablissement. Mon père, fatigué, voulait la paix à tout prix. Ma mère, plus faible encore, par les combats de sa conscience et par les instigations du directeur, versa des larmes, et dit qu’elle était heureuse. Un mois s’est écoulé dans une paix profonde, mais perfide. Ils croient m’avoir vaincu, mais….................. Le pouvoir toujours croissant du directeur suffirait seul pour me faire presser ma résolution. Il vous a placé dans un couvent ; mais ce premier pas ne suffit pas à son ambition. Sous son influence, le palais même des ducs de Monçada est devenu presque un couvent. Ma mère n’est guère moins qu’une religieuse ; sa vie entière est consacrée à demander pardon d’une faute pour laquelle son directeur, afin d’assurer son pouvoir, lui ordonne tous les jours une nouvelle pénitence. Mon père balance entre les plaisirs et l’austérité, entre ce monde et l’autre. Tantôt il reproche à ma mère une dévotion exagérée, et l’instant d’après il s’unit à elle pour faire la plus rude pénitence. Les domestiques eux-mêmes imitent le ton de leur maître.................... Ma fièvre s’est calmée. Je n’ai pas perdu un instant pour consulter sur vos intérêts… On me dit qu’il n’est pas impossible que vous réclamiez contre vos vœux… Il faudrait pour cela que vous déclarassiez qu’ils vous ont été extorqués par la fraude et la terreur. Observez bien, Alonzo, que j’aimerais mieux vous laisser pourrir dans un couvent que de vous voir servir de témoin vivant de la honte de notre mère. On m’a assuré cependant que cette réclamation contre vos vœux pouvait se faire devant un tribunal civil : si cela est, vous pouvez encore être libre et je serai heureux ; n’hésitez pas faute de fonds, je suis en état de vous en fournir. Pourvu que vous ne manquiez pas de courage, je ne doute pas que nous ne réussissions. Je dis nous, car je n’aurai pas un moment de repos que vous ne soyez libre. J’ai gagné un des domestiques qui est frère du portier du couvent, et c’est par lui que ce paquet vous parviendra. Répondez-moi par la même voie : elle est secrète et sûre. Il faudra que vous fassiez un mémoire, qui sera mis dans les mains d’un avocat : les expressions doivent en être fortes ; mais rappelez-vous bien, qu’il n’y soit pas question de notre malheureuse mère ; je rougis d’être obligé de dire cela à son fils. Trouvez quelques moyens pour vous procurer du papier ; si vous y rencontrez trop d’obstacles, je vous en fournirai ; mais tâchez, s’il est possible, de vous passer de moi pour éviter d’avoir trop souvent recours au portier. Vous pouvez demander du papier sous prétexte d’écrire votre confession. Je me charge de faire remettre le mémoire. Je vous recommande au Dieu de la miséricorde et je suis

« Votre affectionné frère,
« Juan de Monçada. »

Tel fut le papier que le portier me remit de temps à autre par fragmens. J’avalai le premier envoi et je trouvai moyen de détruire les autres à mesure que je les recevais. Le soin de l’infirmerie dont j’étais toujours chargé me procurait beaucoup d’indulgence.

L’Espagnol en était là de sa narration quand Melmoth s’aperçut qu’il était singulièrement agité, mais plus encore par l’émotion que par la fatigue. Il l’engagea à se reposer pendant quelque temps et l’étranger n’eut pas de peine à y consentir.