Melmoth ou l’Homme errant/Texte entier

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CHAPITRE PREMIER.



Dans l’automne de l’année 1816, John Melmoth, élève du collège de la Trinité, à Dublin, suspendit momentanément ses études, pour visiter un oncle mourant, et de qui dépendaient toutes ses espérances de fortune. John, qui avait perdu ses parens, était le fils d’un cadet de famille, dont la fortune médiocre suffisait à peine pour payer les frais de son éducation ; mais son oncle était vieux, célibataire et riche. Depuis sa plus tendre enfance, John avait appris, de tous ceux qui l’entouraient, à regarder cet oncle avec ce sentiment qui attire et repousse à la fois, ce respect mêlé du désir de plaire, que l’on éprouve pour l’être qui tient en quelque sorte en ses mains le fil de notre existence.

Aussitôt que John eut appris la maladie de son parent, il se mit sur-le-champ en route. Son chemin passait par le comté de Wicklow, et la beauté du pays ne l’empêcha pas de se livrer à de tristes réflexions, dont quelques-unes avaient rapport au passé, mais dont un plus grand nombre regardaient l’avenir. Les caprices et le caractère morose de son oncle ; les bruits étranges qu’avait occasionés la vie retirée qu’il menait depuis plusieurs années ; la dépendance dans laquelle sa fortune le mettait de cet homme singulier : toutes ces pensées pesaient sur son âme. Il s’efforçait de les repousser ; seul dans la diligence, il contemplait le pays, consultait sa montre ; ses pensées le quittaient pour un moment, mais ne pouvant les remplacer, il était forcé de les rappeler, pour diminuer au moins sa solitude. À mesure que la voiture approchait de la Loge, résidence du vieux Melmoth, le cœur de John devenait de plus en plus oppressé.

Il se rappelait tout ce qui, depuis son enfance, lui était arrivé dans la maison de cet oncle terrible : les leçons qu’on lui donnait avant de l’introduire en sa présence, les graves recommandations qu’on lui faisait de ne point être embarrassant, de ne pas approcher trop près de son oncle, de ne lui faire aucune question, de ne troubler, sous aucun prétexte, l’inviolable arrangement de sa sonnette, de sa tabatière ou de ses lunettes, de ne pas se laisser tenter par son éclat au point de toucher la canne à pomme d’or placée dans un coin ; enfin, de s’arranger de manière, en entrant et en sortant de la chambre, à ne point heurter contre les piles de livres, de globes, de vieilles gazettes, de têtes à perruques, de pipes à fumer, de bouteilles à tabac, sans compter les souricières et les vieux livres moisis qui occupaient le dessous des chaises. Après avoir évité tous ces écueils, il lui restait à faire un salut respectueux, à fermer la porte bien doucement, et à descendre l’escalier comme s’il avait eu des souliers de feutre.

Aux fêtes de Noël et de Pâques, le maigre bidet de son oncle paraissait devant la porte de la pension et devenait l’objet des sarcasmes de tous les écoliers. John le montait à regret pour se rendre à la Loge, où il n’avait d’autres passe-temps que de rester assis en face de son oncle, sans parler ou sans faire un mouvement, jusqu’à ce que le couple ressemblât à don Raymond et à l’esprit de Béatrix dans le Moine. Quand le dîner était servi, le vieillard, regardant attentivement son neveu, qui rongeait de maigres os de mouton, nageant dans un faible bouillon, lui recommandait surtout de ne pas trop manger. Le soir on se couchait avant la fin du crépuscule, afin d’épargner la chandelle, et John, que la faim tenait éveillé dans son lit, n’avait de consolation que quand à huit heures, après le coucher de son oncle, la vieille gouvernante venait lui apporter quelques bribes de son propre repas, en lui recommandant entre chaque bouchée de n’en rien dire à Monseigneur.

Après s’être rappelé son enfance, John songeait aux années qu’il avait passées au collége. Il y habitait une petite chambre dans les combles, au fond de la cour intérieure et n’était jamais invité à venir à la campagne, son oncle ne voulant pas payer les frais de son voyage. Il passait l’été à parcourir les rues désertes de la ville, et tous les trois mois l’épître usitée lui portait une mince, mais ponctuelle remise, accompagnée de plaintes sur les frais de son éducation, de conseils d’économie et de lamentations sur les retards des fermiers et le bas prix des terres.

À tous ces souvenirs se joignit celui des dernières paroles de son père : « John, mon pauvre enfant, je dois vous quitter. Il a plu à Dieu de vous enlever votre père avant qu’il ait pu faire pour vous ce qui aurait rendu cette séparation moins pénible. Désormais, John, il faut regarder votre oncle comme votre seul appui. Il a des infirmités et des bizarreries, mais il faut que vous appreniez à les supporter, comme tant d’autres choses que vous ne connaîtrez que trop tôt. Mon pauvre enfant, puisse celui qui est le père des orphelins, avoir pitié de vous, et toucher le cœur de votre oncle en votre faveur ! » La mémoire de cette scène remplit de larmes les yeux de John ; il s’empressait de les essuyer quand la voiture s’arrêta devant le jardin de son oncle.

Il descendit et s’approcha de la porte, tenant à la main un mouchoir noué dans lequel il avait renfermé un peu de linge blanc qui formait tout son équipage de route. La loge du portier tombait en ruines, et d’une cabane adjacente, il vit accourir, pieds nus, un petit garçon qui s’empressa de faire tourner sur un seul gond qui restait, une barrière qui, jadis, avait été une porte, mais qui, pour lors, se composait de trois ou quatre planches, si mal attachées qu’elles se balançaient comme une enseigne quand il fait du vent. Ce ne fut pas sans peine que cette porte céda aux efforts réunis de John et du garçon, et tournant lourdement dans un mélange de boue et de gravier elle s’ouvrit enfin, et forma une large ornière. John, après avoir vainement cherché dans sa poche quelques sous pour récompenser son introducteur, poursuivit son chemin ; le jeune garçon marchait devant lui, s’enfonçant à chaque pas dans de larges mares, et se montrant aussi fier de son agilité que de l’honneur qu’il avait de servir un gentilhomme. À mesure que John avançait dans cette route boueuse qui avait été autrefois une avenue, il découvrait sans cesse de nouvelles marques d’une désolation qui s’était considérablement accrue depuis sa dernière visite. Tout annonçait que la rigide économie s’était changée en sordide avarice ; pas une haie, pas un fossé n’était en état ; ils étaient remplacés par un mur de pierres détachées, dont les nombreuses brèches étaient comblées de genêt et de chardons. Pas un arbre, pas un arbrisseau ne restait dans l’avenue qui avait été convertie par la nature en une espèce de prairie, où quelques moutons solitaires cherchaient les brins d’herbes qui croissaient difficilement à travers les cailloux, les chardons et la terre durcie.

La maison se dessinait fortement dans les ombres du soir : car il n’y avait ni ailes, ni offices, ni broussailles, ni arbres qui, en l’accompagnant, pussent adoucir la dureté de ses contours. John, après avoir jeté un regard douloureux sur le perron couvert d’herbes et sur les fenêtres fermées de planches, voulut frapper, mais il ne trouva pas de marteau ; à son défaut, il fut obligé de se servir de grosses pierres qu’il ne cessa de lancer contre la porte, comme s’il eût voulu l’enfoncer, que lorsque les aboiemens réitérés d’un mâtin, qui semblait vouloir briser sa chaîne, et dont les cris aigus et les yeux étincelans indiquaient autant de faim que de colère, lui en eussent fait lever le siège. Il quitta pour lors la grande porte et se dirigea vers un passage qu’il connaissait et qui menait à la cuisine. En approchant il vit des lumières à travers les carreaux ; il leva le loquet d’une main tremblante ; mais quand il eut reconnu les personnes qui remplissaient cette cuisine, il s’avança d’un pas hardi et sans crainte d’être mal reçu.

Autour d’un feu de tourbe bien nourri et dont l’ampleur déposait de l’indisposition du maître, étaient assis la vieille gouvernante et deux ou trois suivans, c’est-à-dire des personnes dont la seule occupation consistait à manger, à boire et à bavarder dans toutes les cuisines du voisinage qui se trouvaient ouvertes par quelque événement heureux ou malheureux, le tout par amour pour Monseigneur et à cause du grand respect qu’ils portaient à sa famille. Il y avait en outre une vieille femme que John reconnut sur-le-champ pour être le médecin femelle du village : sibylle ridée qui prolongeait sa misérable existence en tirant parti des craintes, de l’ignorance et des malheurs d’êtres aussi misérables qu’elle. Admise parfois dans les maisons honnêtes, par l’entremise des domestiques, elle y essayait l’effet de quelques simples, et ses tentatives n’étaient pas toujours sans succès. Dans le peuple, elle parlait souvent des pernicieux effets du mauvais œil, contre lequel elle assurait qu’elle possédait un contre-charme qui ne manquait jamais ; et en parlant elle secouait ses cheveux blancs avec tant de vivacité, qu’elle communiquait presque toujours à ses spectateurs moitié effrayés, moitié crédules, une partie de l’enthousiasme qu’elle ne laissait pas d’éprouver. Si cependant le cas passait les bornes de son art, si elle voyait s’évanouir à la fois l’espérance et la vie, elle engageait le malheureux malade à avouer qu’il avait quelque chose sur le cœur, et après cette confession arrachée à l’affaissement de la douleur ou à l’ignorance de la pauvreté, elle faisait un signe de tête et prononçait des paroles mystérieuses qui donnaient suffisamment à entendre aux assistans qu’elle avait eu à combattre des obstacles plus qu’humains.

Lorsque la santé régnant à la fois dans la cuisine de Monseigneur et dans les cabanes de ses vassaux, menaçait de la faire mourir de faim, il lui restait encore une ressource : elle disait la bonne aventure.

Personne ne savait mieux qu’elle tordre l’écheveau mystique qu’il fallait faire descendre dans la carrière à chaux, au bord de laquelle la curieuse, intéressée à connaître l’avenir, s’arrêtait tremblante, jusqu’à ce qu’elle sût si la réponse à sa question : « Qui tient ? » serait faite par la voix d’un démon ou par celle d’un amant.

Personne mieux qu’elle ne connaissait le lieu où les quatre sources se réunissaient. C’était là qu’à une époque mystérieuse de l’année, il fallait tremper la chemise, qui devait ensuite être déployée devant le feu, au nom de celui que nous n’osons nommer, pour être avant le matin retournée par l’image de l’époux destiné. Elle seule, s’il fallait l’en croire, savait au juste dans quelle main il fallait tenir le peigne, tandis que de l’autre on portait une pomme à la bouche, afin que pendant ce temps le fantôme de l’époux se montrât dans la glace, devant laquelle se faisait l’opération. Personne n’était plus exact qu’elle à éloigner de la cuisine tout instrument de fer, pendant que ces cérémonies s’exécutaient par les dupes de son art, de peur qu’au lieu de voir un beau jeune homme avec une bague au doigt, une figure sans tête ne s’avançât vers la cheminée, et ne saisît ou la broche ou le fourgon, pour en assommer l’imprudent dormeur. En un mot, personne ne savait mieux tourmenter ou effrayer ses victimes, jusqu’à les persuader de la vérité d’un pouvoir qui plus d’une fois a mis les âmes les plus fortes au niveau des plus faibles.

Tel était l’être auquel le vieux Melmoth, en partie par crédulité et plus encore par avarice, avait confié le soin de ses jours. John s’avança au milieu du groupe, reconnaissant les uns, voyant les autres avec peine et se méfiant de tous. La vieille gouvernante lui fit l’accueil le plus amical. Voilà donc encore, dit-elle, ma petite tête blanche (notez que ses cheveux étaient noirs comme du jais) ; et en disant ces mots, elle voulut porter à la tête de John sa main ridée, avec un mouvement qui tenait le milieu entre une bénédiction et une caresse : mais la difficulté qu’elle éprouva lui fit connaître que cette tête s’était élevée d’un pied depuis la dernière fois qu’elle l’avait caressée. Les hommes se levèrent tous à son approche avec les marques du respect que les Irlandais ne manquent jamais de témoigner aux personnes d’un rang supérieur. Ils souhaitèrent à Monseigneur mille ans, et une longue vie en sus, et demandèrent si Monseigneur ne voulait pas boire un coup pour calmer son chagrin ; au même instant cinq ou six mains rouges et décharnées lui tendirent à la fois des verres de whiskey.

Pendant ce temps la sibylle, assise au coin de la cheminée, fumait sa pipe et ne disait mot. John refusa poliment la liqueur qu’on lui offrait, jeta à la dérobée un coup d’œil à la vieille ridée, et puis un autre sur la table, où s’étalait une chère copieuse, bien différente de celle qu’il avait coutume d’y voir jadis. La gamelle de pommes de terre aurait paru au vieux Melmoth devoir suffire pour huit jours ; et ce n’était pas tout : on y voyait encore du saumon salé, un plat de veau flanqué de tripes ; enfin, des homards et du turbot frit.

Pour humecter ce splendide repas, plusieurs bouteilles d’aile de Wicklow, apportées secrètement de la cave de Monseigneur, étaient rangées le long de l’âtre, et leurs sifflemens donnaient assez à connaître l’impatience que leur causait le bouchon ; mais le whiskey, bien frelaté, qui sentait le roseau et la fumée, avait tous les honneurs du festin. Chacun en faisait l’éloge, et pour prouver sa sincérité, y buvait à longs traits.

John, en regardant autour de lui, ne put s’empêcher de se rappeler la mort de Don Quichotte, quand nonobstant son chagrin, sa nièce mangea comme à son ordinaire, la gouvernante but au repos de son âme, et Sancho lui-même crut pouvoir se délecter un peu. Après avoir rendu de son mieux la politesse de la société, John demanda comment son oncle se portait. « Au plus mal », répondit l’un. « Beaucoup mieux », dit l’autre. John se retournant avec vivacité, semblait demander à qui il fallait ajouter foi. « On dit que Monseigneur a eu un saisissement, » dit un grand gaillard de six pieds, qui, après s’être avancé d’un air mystérieux, cria sa confidence d’une voix de Stentor, six pouces au-dessus de la tête de John. « Oui, » ajouta un second, en avalant le verre que John avait refusé, « mais Monseigneur a eu le temps de se remettre depuis. » À ces mots la sibylle, qui n’avait pas quitté son coin, tira lentement sa pipe de sa bouche, et se tourna vers la société. Jamais la Pythie sur son trépied n’avait excité plus d’effroi, n’avait commandé un silence plus profond. « Ce n’est pas ici, » dit-elle en posant son doigt décharné sur son front couvert de rides, « ni , ni , » en touchant successivement le front de ceux qui étaient près d’elle, et qui se baissaient à mesure comme pour recevoir sa bénédiction, buvant ensuite un coup pour en assurer l’effet. « Tout est ici, tout est autour du cœur, » et elle pressa ses doigts sur sa poitrine creuse, avec une force d’action qui fit frémir ses auditeurs. « Tout est ici, » répéta-t-elle, excitée sans doute par l’effet qu’elle avait produit ; après quoi elle retomba sur son siége, reprit sa pipe et ne dit plus rien. Dans ce moment d’involontaire effroi et de silence, un son sinistre retentit dans la maison. Toute la société en parut électrisée. Ce son était celui de la sonnette de Melmoth. Ses domestiques étaient en si petit nombre et étaient toujours si près de lui, que le bruit de sa sonnette leur fit le même effet que s’ils lui eussent entendu sonner lui-même la cloche pour son enterrement. « Il avait toujours l’habitude de frapper pour moi, » dit la vieille gouvernante, « parce qu’il ne voulait pas casser les cordons des sonnettes. »

En attendant, ce son produisit l’effet qui devait naturellement en résulter. La gouvernante s’élança dans la chambre du malade, suivie de plusieurs femmes (pleureuses), prêtes à ordonner des médicamens s’il respirait encore, ou à pleurer pour lui s’il avait déjà rendu le dernier soupir. Elles battaient des mains et essuyaient leurs yeux arides. Ces vieilles sorcières entourèrent le lit, et à entendre la voix lamentable avec laquelle elles répétaient : « Oh ! il va partir ! Monseigneur va partir ; Monseigneur va partir ! » on aurait cru que leur vie était irrévocablement attachée à la sienne. Quatre d’entre elles se tordaient les mains et hurlaient autour du lit, tandis qu’une cinquième, avec une prestesse inconcevable, souleva la couverture pour sentir les pieds de Monseigneur, et déclara qu’ils étaient froids comme de la pierre.

Le vieux Melmoth retira promptement ses pieds, et comptant d’un œil auquel les approches de la mort n’avaient rien ôté de sa justesse, le nombre de personnes qui étaient rassemblées autour de son lit, il se leva à moitié, s’appuya sur son coude aigu, et repoussant la vieille gouvernante, qui s’efforçait d’arranger son bonnet de nuit, il s’écria, d’une voix qui fit tressaillir tous les assistans : « Que diable êtes-vous toutes venues faire ici ? » Cette interrogation dispersa pour un moment la société, qui néanmoins ne tarda pas à se rallier. On se parlait à voix basse, et on se disait, avec de fréquens signes de croix : « Le diable ! que Jésus-Christ ait pitié de nous ! Le diable est le premier mot que sa bouche ait prononcé. » — « Oui, » cria de toutes ses forces le malade, « et le diable est le premier objet que mes yeux aient aperçu. »

« Quand ? Où ? » s’écria la gouvernante effrayée et se cachant dans la couverture, dont elle dépouillait sans miséricorde, le moribond.

« Là, là, » répéta-t-il, en montrant les femmes, réunies et surprises de s’entendre traiter de démons, tandis qu’elles venaient pour les chasser.

« Seigneur ! » dit la gouvernante d’un ton radouci, « ne les connaissez-vous pas ? N’est-ce pas là une telle et là une telle et là une telle ? » Nous épargnons à nos lecteurs une foule de noms irlandais et barbares, qu’il leur serait impossible de prononcer, et nous ne leur en citerons qu’un seul, pour exemple, c’était Catchleen O’ Mullighan.

« Tu mens, carogne, » grommela le vieux Melmoth ; « elles s’appellent légion, car elles sont en grand nombre ; qu’on les chasse d’ici, qu’on les chasse de ma maison ; si elles veulent pleurer à ma mort, je leur en donnerai un motif. Elles ne boiront point le whiskey qu’elles auraient volé si elles l’avaient pu. » — En disant ces mots il tira de dessous son chevet une clef, qu’il montra d’un air triomphant à la gouvernante, qui savait fort bien s’en passer. — « Et ne mangeront plus des viandes dont vous les avez régalées. »

« Régalées ! Jésus ! » s’écria la gouvernante.

— « Oui, oui ; je sais ce que je dis. Et pourquoi y a-t-il tant de chandelles, toutes des quatre à la livre ; il y en a autant à la cuisine, je gage. »

— « En vérité, Monseigneur, ce sont toutes des six. »

— « Des six ! Et pourquoi diable brûlez-vous des six ? Croyez-vous en être déjà à veiller mon corps ? Eh ? »

« Non, Monseigneur, pas encore, pas encore, » s’écrièrent en chorus les sorcières, « mais ce sera quand il plaira à Dieu. Monseigneur devrait bien songer à son âme. »

« Voilà le premier mot de bon sens que vous ayez dit, » reprit le moribond. « Donnez-moi mon livre de prières. Vous le trouverez là bas sous le vieux tire-bottes. Essuyez les toiles d’araignées ; il y a plusieurs années que je ne l’ai ouvert. »

La vieille gouvernante lui apporta le livre. Il le prit, et tournant sur elle un regard de reproche, il lui dit :

« Qu’est-ce qui vous a fait brûler des six dans la cuisine, vieille prodigue ? Combien y a-t-il d’années que vous demeurez dans cette maison ? »

— « Je ne le sais pas au juste, Monseigneur. »

— « Y avez-vous jamais vu de la prodigalité ou des dépenses inutiles ? »

— « Oh ! jamais, jamais, Monseigneur. »

— « A-t-on jamais brûlé autre chose dans la cuisine que des chandelles de quinze à la livre ? »

— « Jamais, Monseigneur, jamais. »

— « Ne vous a-t-on pas toujours tenue aussi serrée qu’il a été possible ? répondez-moi. »

— « Sans doute, Monseigneur. Tout le monde vous rend justice, et sait qu’il n’y avait pas dans le pays de maison ni de main aussi serrées que les vôtres. »

— « Et puisqu’il en est ainsi, comment avez-vous osé les desserrer avant la mort ? J’ai senti l’odeur des viandes ; j’ai entendu le son des voix ; j’ai entendu tourner et retourner la clef dans la serrure. Oh ! que ne suis-je levé, » ajouta-t-il en se roulant dans son lit, « oh ! que ne suis-je levé, pour voir ce qui se passe… Mais non, cela me tuerait ; la pensée seule m’en tue. » Et il se rejeta en arrière sur son traversin, car il ne se servait jamais d’oreiller, qu’il regardait comme un luxe.

Les étrangères, abattues et déconfites, se retirèrent en se regardant et en parlant bas ; mais la voix aiguë de Melmoth les rappela.

« Et où allez-vous maintenant ? Retournez-vous à la cuisine pour me gruger encore ? N’y a-t-il pas une seule de vous qui veuille rester pendant qu’on lit une prière pour moi ? Vous pourrez en avoir un jour besoin vous-mêmes, vieilles sorcières. »

Étonnées de ce reproche et de cette menace, la troupe revint en silence et se rangea autour du lit, tandis que la gouvernante, quoiqu’elle fût catholique, demandait si Monseigneur ne voulait pas voir un ecclésiastique de sa croyance. Les yeux du moribond exprimèrent le mécontentement que lui causait la proposition.

« Et pourquoi faire ? pour qu’il faille lui donner une écharpe et un crêpe à mon enterrement. Lisez donc, vieille c** ; ce sera toujours autant d’épargné. »

La gouvernante en fit l’essai, mais elle fut obligée d’y renoncer à cause du mauvais état de ses yeux. Le malade demanda s’il n’y avait pas parmi ces dames quelqu’une qui voulût la remplacer. Il s’en offrit une, qui avait plus de bonne volonté que de talent, et qui lisant toujours sans rien comprendre à ce qu’elle disait, acheva les prières des agonisans sans s’en apercevoir, et continuant toujours, lut celles des relevailles, qui, dans les liturgies anglaises, se trouvent placées à la suite des premières.

Elle lisait avec une gravité merveilleuse. On l’interrompit malheureusement deux fois. D’abord le vieux Melmoth dit à sa gouvernante : « Descendez et couvrez le feu de la cuisine. Fermez ensuite la porte à clef, que j’entende tourner la serrure. Avant que cela ne soit fait je ne puis faire attention à rien. » La seconde interruption fut celle de John Melmoth, qui étant entré dans la chambre, entendit les paroles mal sonnantes que prononçait la vieille, et s’agenouillant devant le lit de son oncle, il prit le livre des mains de la lectrice, et lut à son tour à demi-voix les prières que l’église anglicane a consacrées à la consolation des mourans.

« C’est la voix de John, » dit le vieillard, qui tout-à-coup se rappela le peu d’amitié qu’il avait toujours témoigné à ce malheureux jeune homme. Il en fut touché. D’un autre côté, il se voyait entouré de domestiques rapaces et sans attachement, et quoiqu’il ne dût pas en espérer beaucoup d’un parent qu’il avait toujours traité comme un étranger, il sentit dans ce moment qu’il ne l’était pas, et s’attacha à lui comme à sa dernière planche de support.

« John, mon cher enfant, te voilà. — Je t’ai tenu loin de moi pendant ma vie, et maintenant que je suis mourant, tu es à mes côtés. — Va, John, lis toujours. »

John, profondément affecté de la position où il voyait cet homme, pauvre au milieu de toutes ses richesses, ainsi que de la demande solennelle qu’il lui faisait de le consoler à ses derniers momens, continua sa lecture ; mais sa voix s’altéra bientôt par l’horreur que lui inspirèrent les hoquets du malade, qui néanmoins s’efforçait de temps à autre de demander à la gouvernante si elle avait bien couvert le feu.

John, qui avait de la sensibilité, se leva avec émotion.

« Allez-vous m’abandonner comme les autres ? » dit le vieux Melmoth en essayant de se soulever dans son lit.

« Non, Monsieur, » reprit John en observant la physionomie changée du moribond ; « mais j’ai pensé que vous pourriez avoir besoin de rafraîchissement, de quelque chose qui vous donnât des forces. »

— « Oui, oui, j’en ai besoin ; mais à qui puis-je me fier pour m’en aller chercher ? Elles, » – tournant les yeux sur le groupe qui l’entourait – « elles m’empoisonneraient. »

— « Fiez-vous à moi, Monsieur, » dit John, « j’irai chez l’apothicaire ou partout ailleurs, si vous le désiriez. »

Le vieillard lui prit la main, et, l’attirant auprès de son lit, il commença par jeter sur les autres personnages un œil à la fois menaçant et inquiet, puis il dit à l’oreille de son neveu : « Je voudrais boire un verre de vin, cela prolongerait ma vie de quelques heures ; mais je n’ose dire à personne de m’en aller chercher : on me volerait une bouteille. »

John fut choqué de l’observation. « Au nom de Dieu, Monsieur, permettez-moi de vous aller chercher un verre de vin. »

« Vous ne savez pas où, » dit le vieillard avec une expression de physionomie que John ne put comprendre.

— « Non, Monsieur ; vous savez que j’ai toujours été à peu près étranger ici. »

« Prenez cette clef, » dit le vieux Melmoth, après avoir éprouvé un spasme violent. « Prenez cette clef ; il y a du vin dans ce cabinet, du Madère. Je leur ai toujours dit qu’il n’y avait rien là ; mais ils ne m’ont pas cru ; sans cela, auraient-ils pu me voler comme ils l’ont fait ? Une fois, je leur dis que c’était du whiskey ; mais ce fut bien pis : ils en burent le double. »

John prit la clef des mains de son oncle. Le moribond le pressa en la lui donnant, et John prenant ce mouvement pour une marque d’amitié, le pressa à son tour. Il fut détrompé par ces paroles que le vieillard lui dit à l’oreille : « John, mon enfant, ne buvez pas de ce vin pendant que vous êtes là-bas. »

« Juste ciel ! » s’écria John en jetant avec indignation la clef sur le lit ; puis se rappelant que l’être misérable qu’il avait devant les yeux, ne pouvait être un objet de ressentiment, il lui fit la promesse qu’il demandait, et entra dans le cabinet où nul autre que le vieux Melmoth n’avait mis le pied depuis soixante ans. Il eut de la peine à trouver le vin, et il resta assez long-temps pour justifier les soupçons de son oncle ; mais son esprit était agité et sa main tremblante. Il n’avait pu s’empêcher de remarquer que le regard de son oncle, en lui accordant la permission d’entrer dans le cabinet, avait joint la pâleur de l’effroi à celle de la mort. L’horreur qu’avaient exprimée toutes les femmes quand il s’en était approché, ne lui avait point échappé, et enfin quand il y fut, sa mémoire fut assez cruelle pour lui rappeler vaguement quelques circonstances qui y avaient rapport, et qui étaient trop affreuses pour que l’imagination osât s’y arrêter. Il songea surtout que depuis un grand nombre d’années personne n’y était entré que son oncle.

Avant de le quitter il souleva la chandelle et jeta autour de lui un regard mêlé de crainte et de curiosité. Il y vit beaucoup de ces vieilleries inutiles que l’on doit s’attendre à rencontrer dans le cabinet d’un avare ; mais bientôt ses regards s’attachèrent malgré lui à un portrait suspendu contre la boiserie, et qui lui parut bien mieux fait que la plupart de ceux que l’on laisse moisir sur les murs des vieux châteaux. Il représentait un homme de moyen âge ; il n’y avait rien de remarquable dans le costume ou dans la physionomie ; mais les yeux étaient de ceux que l’on voudrait n’avoir jamais vus, et qu’il est impossible d’oublier.

D’un mouvement aussi douloureux qu’irrésistible, John approche du portrait avec la chandelle, et il distingue sur le bord ces mots : Jn. Melmoth, Ao 1646. John n’était ni timide ni superstitieux. Sa constitution n’était point nerveuse, et cependant il ne put s’empêcher de considérer ce portrait avec une muette horreur, jusqu’à ce que, réveillé par la toux de son oncle, il s’empressa de retourner auprès de lui. Le vieillard but son vin et en parut un peu ranimé. Il y avait long-temps qu’il n’avait rien goûté d’aussi restaurant ; son cœur s’épancha dans une confiance momentanée, et il dit :

« Eh bien, John, qu’avez-vous vu dans cette chambre ? »

— « Rien, Monsieur. »

— « C’est faux. Tout le monde ici veut me tromper ou me voler. »

— « Monsieur, je ne veux faire ni l’un ni l’autre. »

— « Dites donc ce que vous avez vu de… remarquable. »

— « Rien qu’un portrait, Monsieur. »

— « Un portrait, Monsieur !… L’original existe encore ! »

Quoique John n’eût pas oublié l’impression que ce portrait lui avait faite, il ne laissa pas de paraître incrédule.

« John, » lui dit son oncle à l’oreille, « John, on prétend que je meurs de ceci ou de cela. L’un dit que c’est faute de nourriture, l’autre que c’est faute de drogues ; mais on se trompe. » — Ici sa physionomie devint d’une pâleur hideuse. « Oh ! John, je meurs d’une peur. » Puis étendant ses bras décharnés vers le cabinet, il ajouta : « Cet homme ; j’ai de bonnes raisons pour savoir qu’il existe encore. »

« Comment cela se peut-il, Monsieur ; » répondit machinalement son neveu, « le portrait porte la date de l’an 1646 ? »

« Vous l’avez donc vu, vous l’avez donc examiné ? » reprit son oncle. Après avoir posé pendant quelques instans la tête sur son traversin, il saisit la main de John, et dit avec un regard qu’il est impossible de peindre : « Eh bien, vous le reverrez, car il vit. » Le vieillard tomba ensuite dans une espèce de sommeil ou de stupeur, pendant laquelle ses yeux, toujours ouverts, s’étaient fixés sur son neveu.

Le silence le plus complet régnait dans la maison, et rien n’interrompait les réflexions du jeune Melmoth. Il s’élevait dans son esprit une foule de pensées qu’il aurait voulu écarter, mais qui revenaient sans cesse malgré lui. Il songea aux habitudes et au caractère de son oncle, et se dit à lui-même : « Il n’y a jamais eu personne de moins superstitieux que lui. Il ne s’occupait de rien que du prix des effets publics ou du cours de change, si ce n’est des frais de mon éducation, qui lui tenaient plus à cœur que tout le reste. Est-il croyable qu’un tel homme meure d’une peur et d’une peur ridicule ? S’imaginer qu’un individu qui vivait il y a cent cinquante ans, vive encore ! Et cependant… il se meurt. » John réfléchit encore, car des faits arrêtent le logicien le plus opiniâtre. « Toute la dureté de son esprit et de son cœur ne l’empêche pas de mourir d’une peur ! On me l’avait dit dans la cuisine ; il me l’a répété lui-même ; il ne peut s’être trompé. Si jamais j’avais entendu dire qu’il fût nerveux, fantasque, superstitieux ; mais son caractère est si contraire à tout cela ! Un homme qui eût vendu son âme et son sauveur ! Qu’un tel homme meure de peur ;… et cependant il est mourant ! » John, en disant ces mots, jeta un regard douloureux sur la physionomie de son oncle, qui offrait déjà tous les symptômes effrayans de la face hippocratique.

Le vieux Melmoth était, comme nous l’avons dit, dans une espèce de stupeur. John le croyant endormi, reprit la chandelle, et poussé par une impulsion dont il ne put se rendre compte, il entra dans la chambre condamnée. Son mouvement réveilla le moribond qui se souleva dans son lit. John ne s’en aperçut pas, mais il entendit les gémissemens ou plutôt le râle affreux qui annonce le dernier combat de la vie et de la mort. Il frissonne et se retourne, mais en se retournant il lui semble voir les yeux du portrait, sur lesquels les siens étaient fixés, se mouvoir. Il rentre précipitamment dans la chambre de son oncle.

Le vieux Melmoth mourut dans le cours de la nuit ; il mourut, comme il avait vécu, dans une sorte de délire d’avarice. John ne s’était jamais formé l’idée d’une scène aussi horrible que celle que présenta sa dernière heure. Il jura et blasphéma pour une différence de trois liards qui manquaient, disait-il, depuis plusieurs semaines dans un compte que son palefrenier lui avait fait pour le foin de son cheval qu’il affamait. Au même instant il saisit la main de John, et lui demanda les sacremens. « Si j’envoie chercher un prêtre, il me demandera de l’argent, et je n’en ai pas à lui donner : je n’en ai pas. On dit que je suis riche… regardez cette couverture ; mais cela m’est égal, si je puis sauver mon âme. » Puis croyant parler à un ecclésiastique, il ajoutait dans son délire : « En vérité, docteur, je suis très pauvre. Je n’ai jamais été à charge à l’église jusqu’à présent ; mais aujourd’hui, je vous demande deux grâces : sauvez mon âme, et tâchez de me faire enterrer aux frais de la paroisse, car il ne me reste pas assez pour cela. J’ai toujours dit que j’étais pauvre ; mais, plus je le disais, moins on voulait me croire. »

John s’éloigna du lit avec la sensation la plus pénible, et s’assit dans un coin de la chambre. Les femmes y étaient rentrées, et il y faisait très-noir. Melmoth épuisé ne disait plus rien ; un morne silence régnait partout. Dans ce moment la porte s’ouvre ; un personnage entre, jette ses regards autour de la chambre et se retire tranquillement et sans parler. John, qui l’avait vu, reconnaît sans peine l’original du portrait. Sa première impression fut de pousser un cri ; mais la voix lui manqua. Il voulut ensuite se lever pour suivre l’inconnu, mais après un moment de réflexion, il s’arrêta. Quoi de plus ridicule que d’être effrayé ou surpris de la ressemblance entre un homme vivant et le portrait d’un mort ? Cette ressemblance était à la vérité assez forte pour l’avoir frappé, même dans une chambre mal éclairée, mais au fond ce ne pouvait être qu’une ressemblance ; et, quoiqu’elle eût pu effrayer un homme âgé et d’une mauvaise santé, John résolut de ne pas se laisser aller à une semblable faiblesse.

Mais tandis qu’il s’applaudissait de cette résolution, la porte s’ouvrit encore et le même personnage reparut, faisant à notre jeune homme des signes de la tête et de la main, avec une familiarité peu rassurante. John se leva précipitamment de sa chaise, déterminé cette fois à le suivre, mais il fut retenu par les cris aigus, quoique faibles, de son oncle, qui combattait à la fois contre la mort et contre sa gouvernante. Celle-ci, inquiète pour la réputation de son maître et pour la sienne, voulait à toute force lui passer une chemise et un bonnet de nuit blancs, tandis que Melmoth, qui avait encore tout juste assez de connaissance pour sentir qu’on lui ôtait quelque chose, s’écriait faiblement : « On me vole, on me vole dans mes derniers momens ; on vole un pauvre homme qui se meurt. John, ne viendrez-vous pas à mon secours ? Je vais mourir sur la paille ; on m’enlève ma dernière chemise ; je meurs sur la paille !… » Et en prononçant ces mots l’Harpagon rendit le dernier soupir.


CHAPITRE II.



Quelques jours après la cérémonie funèbre, le testament du défunt fut ouvert en présence de témoins, et John se trouva seul héritier des biens de son oncle, biens qui, peu considérables dans l’origine, étaient devenus importans par son excessive économie.

Quand le notaire eut fini sa lecture, il dit : « Voici quelques mots au coin de ce document ; ils ne font point partie du testament ; ils ne sont point par forme de codicille ni même signés par le testateur, mais je crois pouvoir certifier qu’ils sont de son écriture. » Il les montra au jeune Melmoth qui reconnut en effet les caractères de son oncle, ces caractères perpendiculaires et étroits, pleins d’abréviations et qui ne laissaient aucune marge au papier. Le jeune homme lut, non sans émotion, ce qui suit :

« J’ordonne à John Melmoth, mon neveu et mon héritier, d’enlever, de détruire ou de faire détruire le portrait marqué J. Melmoth 1646 et qui est suspendu dans mon cabinet ; je lui ordonne aussi de chercher un manuscrit qu’il trouvera, je pense, dans le troisième tiroir, c’est-à-dire le plus bas, de la commode en acajou, placée sous ce portrait. Il est serré parmi quelques papiers sans valeur, tels que des sermons manuscrits et des brochures sur l’amélioration de l’Irlande ; mais il le distinguera facilement, car il est noué d’un cordon noir, et le papier en est moisi et fort décoloré. Je lui permets de le lire s’il le veut, mais je crois qu’il ferait mieux de s’en abstenir. Dans tous les cas, je le conjure, par les égards que l’on doit aux volontés d’un mourant, de brûler ce manuscrit. »

Quand John eut lu cette singulière note, on reprit l’affaire qui formait l’objet de la réunion. Le testament du vieux Melmoth était si clair et en si bon ordre que tout fut bientôt arrangé. Chacun se retira et John Melmoth resta seul.

Nous avons omis de dire que les tuteurs de John nommés par le testament, car il n’était pas encore majeur, l’avaient engagé à retourner au collége, afin d’achever son éducation le plus promptement qu’il pourrait ; mais John observa que le respect dû à la mémoire du défunt l’obligeait de rester pendant quelque temps dans sa maison. Ce n’était cependant pas là son véritable motif. La curiosité, ou bien un sentiment qui peut-être mérite un meilleur nom, s’était emparé de son esprit. Ses tuteurs qui étaient des personnages distingués dans les environs par leur état et leur fortune, et aux yeux desquels John lui-même avait acquis beaucoup d’importance depuis qu’il avait hérité des biens de son oncle, le pressèrent de loger chez eux jusqu’à son retour à Dublin. Il rejeta leurs offres avec politesse, mais avec fermeté. Ils firent donc seller leurs chevaux, serrèrent la main de leur pupille, partirent, et Melmoth resta seul.

Il passa toute cette journée dans des réflexions tristes et inquiètes. Il traversait la chambre de son oncle ; il approchait de la porte du cabinet et s’en éloignait aussitôt ; il regardait les nuages et écoutait le bruit du vent, comme s’ils eussent allégé au lieu d’augmenter le poids qui oppressait son âme. Vers le soir, enfin, il fit monter la vieille gouvernante de qui il espérait obtenir quelques éclaircissemens sur les circonstances extraordinaires dont il avait été témoin depuis son arrivée chez son oncle. Cette vieille, fière de l’honneur qu’on lui faisait, se rendit immédiatement auprès du jeune seigneur ; mais elle avait peu de chose à dire. Voici en quoi consista à peu près sa déposition. (Nous épargnons à nos lecteurs ses éternelles circonlocutions, ses tournures irlandaises et les fréquentes interruptions qu’occasionaient ou sa tabatière ou son verre de punch au whiskey, que Melmoth avait eu soin de lui faire servir.) : Monseigneur, c’était toujours ainsi qu’elle nommait le défunt, avait peu quitté depuis deux ans le petit cabinet qui était au fond de sa chambre à coucher. Des voleurs, sachant que Monseigneur avait de l’argent et ne doutant pas que ce ne fut là qu’il le cachait y étaient entrés ; mais n’y ayant trouvé que des papiers, ils s’étaient retirés. En attendant, le défunt en avait eu une si grande frayeur, qu’il avait fait murer la fenêtre. Pour ce qui la regardait, elle était convaincue qu’il y avait quelque chose là dessous, car Monseigneur qui jetait les hauts cris quand on dépensait deux liards de trop, n’avait fait aucune difficulté pour payer les maçons. Plus tard, quoique Monseigneur n’eût jamais aimé la lecture, on remarqua qu’il se renfermait souvent dans sa chambre, et quand on lui apportait à dîner, on le trouvait presque toujours lisant attentivement un papier qu’il cachait aussitôt que quelqu’un entrait. On parlait aussi beaucoup d’un portrait qu’il ne voulait montrer à personne. Sachant qu’il existait une singulière tradition dans la famille, elle avait fait ce qu’elle avait pu pour l’entrevoir ; elle avait même été une fois chez Biddy Brannigan, la sibylle dont nous avons parlé, pour découvrir ce qu’il en était ; mais Biddy s’était contentée de secouer la tête, de remplir sa pipe, de prononcer quelques mots auxquels elle n’avait rien compris et s’était remise à fumer. En attendant, deux jours avant que Monseigneur tombât malade, il était le soir à la porte de la cour, quand il l’appela pour fermer cette porte, car Monseigneur tenait beaucoup à ce que l’on fermât les portes de bonne heure. Elle s’empressait d’obéir, quand Monseigneur, impatienté, lui arracha la clef des mains en jurant. Elle se tint à l’écart voyant que Monseigneur était fâché. Tout-à-coup elle l’entendit pousser un grand cri et tomber à la renverse. On arriva promptement de la cuisine pour le secourir. Elle était si effrayée, qu’elle ne savait ce qu’elle faisait ; elle se rappelle cependant que le premier signe de vie que son maître donna, fut de soulever le bras, et de l’étendre dans la direction de la cour. Ayant levé les yeux, elle vit un homme de haute taille traverser la cour et sortir par la grande porte, ce qui la surprit beaucoup : car cette porte n’avait pas été ouverte depuis plusieurs années, et tous les domestiques étaient pour lors rassemblés autour de leur maître. Elle avait aperçu la figure de cet étranger, elle avait observé son ombre sur la muraille, elle l’avait vu traverser lentement la cour ; dans sa frayeur, elle avait crié : Arrêtez-le ; mais tout le monde étant occupé à secourir Monseigneur, personne n’avait fait attention à ce qu’elle disait. C’était là tout ce qu’elle pouvait raconter. Pour le reste, son jeune Seigneur en savait autant qu’elle ; il avait vu la dernière maladie de son oncle, il avait entendu ses dernières paroles, il avait été témoin de sa mort : comment pouvait-elle en savoir plus que lui ?

« C’est vrai, » dit Melmoth. « Je l’ai vu mourir ; mais vous avez dit qu’il existait une singulière tradition dans la famille : en savez-vous quelque chose ? »

— « Pas un mot, quoique je sois déjà vieille : c’était long-temps avant que je fusse au monde. »

— « Je n’en doute pas. Mais avez-vous jamais remarqué que mon oncle fût superstitieux, fantasque ? »

Melmoth fut obligé de se servir de plusieurs périphrases avant de pouvoir se faire comprendre. À la fin, la gouvernante donna une réponse claire et positive.

« Non, jamais, jamais. Quand Monseigneur se tenait l’hiver dans la cuisine, pour ne pas allumer de feu chez lui, il se fâchait toujours des discours des vieilles femmes qui venaient de temps en temps allumer leurs pipes. Il fronçait le sourcil, et les bonnes vieilles étaient forcées de fumer leurs pipes en silence, sans oser faire la moindre allusion, même à voix basse, à l’enfant d’un tel, que le mauvais œil avait regardé, ou à l’enfant de tel autre, qui, bien qu’impotent et maussade pendant la journée, se levait régulièrement toutes les nuits pour aller avec les bonnes gens en haut de la montagne voisine, danser au son de la cornemuse, qui venait le soir l’appeler à la porte de sa chaumière. »

Les pensées de Melmoth devinrent plus sombres quand il eut appris ces détails. Si son oncle n’était pas naturellement superstitieux, il avait peut-être été criminel. Peut-être sa mort subite et extraordinaire et l’événement étrange qui l’avait précédée, étaient-ils liés avec quelque tort que, dans sa rapacité, il avait fait à la veuve ou à l’orphelin. Il questionna la vieille gouvernante à ce sujet, mais d’une façon prudente et indirecte. Sa réponse justifia complétement le défunt.

« C’était un homme », dit-elle, « dont la main et le cœur étaient également durs ; mais il était aussi jaloux des droits d’autrui que des siens. Il aurait laissé mourir de faim la moitié du monde, mais il ne lui aurait pas fait tort d’un liard. »

Il ne restait plus à Melmoth qu’une ressource pour apprendre ce qu’il désirait savoir : c’était d’envoyer chercher Biddy Brannigan, qui se trouvait encore dans la maison, et de laquelle il espérait du moins entendre la tradition dont la vieille gouvernante lui avait parlé. Elle vint ; et quand elle parut dans la présence de Melmoth, on distinguait dans ses regards un mélange d’orgueil et de servilité assez curieux pour l’œil de l’observateur. Il provenait de son genre de vie qui se partageait entre une misère abjecte et d’arrogantes, mais d’adroites impostures. Elle commença par se tenir respectueusement à la porte de la chambre, prononçant quelques mots entrecoupés, qui, selon toute apparence, étaient destinés à des bénédictions, mais auxquels son air et son ton donnaient une couleur toute contraire. Aussitôt qu’on l’eut interrogée sur le sujet de l’histoire, elle prit un air d’importance, son front s’élargit comme celui d’Alecton, qui, dans Virgile, est tantôt une vieille femme affaiblie par l’âge, et tantôt une furie. Elle traversa la chambre avec fierté, puis s’assit ou plutôt s’étendit sur les carreaux de l’âtre, et, chauffant sa main décharnée, elle se balança pendant quelque temps avant de commencer son discours. Quand elle eut fini de parler, Melmoth s’étonna de la situation extraordinaire dans laquelle les derniers événemens avaient placé son âme, puisqu’il avait pu écouter avec des sentimens d’intérêt, de curiosité, de terreur même, un conte si incohérent, si absurde, si incroyable, qu’il rougit au moins de sa folie, s’il ne put la vaincre. En attendant, le résultat de ces impressions diverses fut la résolution de visiter le cabinet, et d’examiner le manuscrit dès le soir même.

Cependant quelle que fût son impatience, il se vit forcé d’y mettre des bornes : car, ayant demandé à la gouvernante des chandelles, elle avoua qu’elle avait brûlé les dernières la veille, auprès du corps de Monseigneur. Un petit garçon fut expédié en toute hâte, pieds nus, au village voisin, pour en acheter : on lui dit en même temps d’emprunter, s’il le pouvait, une paire de flambeaux.

« N’y a-t-il donc pas de flambeaux dans la maison ? » dit Melmoth.

— « Il n’en manque pas ; mais nous n’avons pas le temps d’ouvrir la vieille malle pour retirer les flambeaux plaqués qui sont tout au fond, et quant à ceux de cuivre, il y en a un qui n’a pas de pied, et l’autre dont on a perdu la bobèche. »

« Et comment faisiez-vous donc vous-même ? » demanda Melmoth.

« Je fichais ma chandelle dans une pomme de terre, » répondit la gouvernante.

Pendant que le garçon courait à perdre haleine au village, Melmoth eut tout le temps de réfléchir. La soirée d’ailleurs était propre à la méditation. Le temps était froid et triste ; d’épais nuages annonçaient que la pluie d’automne qui tombait serait de longue durée. Ils se succédaient avec promptitude, et Melmoth, appuyé sur la fenêtre délâbrée que chaque coup de vent faisait mouvoir, n’apercevait au loin que la perspective la plus triste, le jardin d’un avare. Des murs en ruine, des allées couvertes d’herbe, des arbres dépouillés et rabougris, des chardons et des orties, remplacent partout les fleurs du parterre : c’était la verdure du cimetière, le jardin de la mort.

S’il quittait la fenêtre pour regarder la chambre, la chambre n’offrait pas un aspect plus consolant. La boiserie était noircie par la malpropreté et remplie de fentes ; le foyer était rouillé, et les chaises n’avaient plus de garniture. Sur la cheminée, on voyait pour tous ornemens des mouchettes cassées, un calendrier en lambeaux, de l’an 1750, une pendule qui, depuis long-temps, ne montrait plus l’heure, faute des réparations les plus indispensables, et un vieux fusil de chasse sans chien. Il ne faut donc pas s’étonner si Melmoth aimait mieux se livrer à ses pensées, quelque pénibles qu’elles fussent, que de contempler un tel spectacle de désolation. Il récapitula, mot à mot, la relation de la sibylle, du ton d’un juge qui fait subir un contre-interrogatoire à un témoin, et qui espère qu’il se coupera.

« Le premier des Melmoth qui s’est fixé en Irlande, » avait-elle dit, « était un officier de l’armée de Cromwell, qui avait obtenu des terres confisquées sur une famille irlandaise attachée à la cause royale. Le frère aîné de celui-ci avait beaucoup voyagé, et il avait demeuré si long-temps sur le continent que sa famille l’avait en quelque sorte oublié. Rien n’engageait d’ailleurs ses parens à s’enquérir de lui. Les bruits les plus étranges couraient sur le compte du voyageur. Il avait, disait-on, appris les plus terribles secrets. »

Il faut se rappeler qu’à cette époque la croyance dans l’astrologie et dans la magie était fort générale. Cette crédulité s’étendit jusque sous le règne de Charles II. Quoiqu’il en soit, on assure que vers la fin de la vie du premier Melmoth le voyageur lui fit une visite : au grand étonnement de sa famille, elle ne le trouva nullement vieilli depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. La visite fut courte ; il ne parla ni du passé ni de l’avenir, et ses parens ne lui firent aucune question : car on dit qu’ils ne se sentaient pas fort à l’aise en sa présence. Il leur laissa en partant son portrait, le même que Melmoth avait vu dans le cabinet avec la date de 1646, et il ne reparut plus. Quelques années après une personne arriva d’Angleterre chez M. Melmoth ; elle montrait la plus vive et la plus étonnante sollicitude pour avoir de ses nouvelles. On ne put lui en donner aucune, et, après quelques jours de recherches et d’inquiétude, il repartit, laissant après lui, soit par négligence, soit avec intention, un manuscrit contenant un détail fort extraordinaire des circonstances qui avaient accompagné sa connaissance avec John Melmoth, que l’on appelait communément le voyageur.

On avait conservé le manuscrit et le portrait, et s’il fallait en croire un bruit assez répandu, l’original vivait encore et avait été vu fréquemment en Irlande, même depuis la fin du dernier siècle ; mais on ne le voyait jamais que quand quelque membre de la famille était sur le point de mourir : encore fallait-il que les vices ou les défauts de cet individu répandissent sur sa dernière heure un intérêt morne et effrayant.

D’après cela la destinée future du défunt ne laissait pas d’inspirer des craintes à cause de la visite que ce personnage extraordinaire lui avait, ou paraissait lui avoir rendue.

Telle fut la relation de Biddy Brannigan ; elle y ajouta que selon son opinion personnelle, John Melmoth, le voyageur, existait effectivement encore, sans que, depuis le temps, un cheveu de sa tête ou un muscle de sa physionomie fût dérangé. Elle avait vu des personnes qui l’avaient vu, et qui étaient prêtes à l’attester sous serment, s’il était nécessaire. On ne l’avait jamais entendu parler ; il ne mangeait pas et n’entrait dans aucune autre habitation que dans celle de sa famille. Enfin, elle était convaincue que sa dernière apparition ne présageait rien de bon, ni aux vivans ni aux morts.

John réfléchissait encore à ses discours quand on lui apporta des chandelles ; et sans égard aux figures pâles et aux chuchotemens prudens de ses domestiques, il se risqua témérairement dans le cabinet dont il ferma la porte après lui, et se mit à la recherche du manuscrit. Son oncle l’avait si bien désigné, que le jeune homme n’eut pas de peine à le trouver. Ce manuscrit vieux, décousu et décoloré, fut tiré du lieu même où le testament disait qu’on le trouverait. Les mains de Melmoth étaient aussi froides que celles de son oncle, quand il se mit à en déployer les pages. Il en entreprit la lecture ; un profond silence régnait dans la maison. Melmoth regardait les chandelles avec inquiétude ; il les moucha, et ne put s’empêcher de penser que leur lumière était obscurcie. Il crut même un instant, tel est le pouvoir de l’imagination, que la flamme avait une teinte bleuâtre. Il changea plusieurs fois de position, et il aurait changé de chaise, s’il y en avait eu une autre dans la pièce.

Il oublia pendant quelques instans tout ce qui l’entourait, quand la cloche en sonnant minuit le fit tressaillir. C’était le premier bruit qu’il entendait depuis plusieurs heures, et les sons produits par des êtres inanimés, quand tous les êtres vivans sont comme morts, font, surtout durant la nuit, un effet singulièrement triste. John contemplait son manuscrit avec un peu de répugnance ; il l’ouvrit, s’arrêta sur les premières lignes, et comme le vent soupirait dans l’appartement désert, et que la pluie battait contre la fenêtre délâbrée, il désirait… Que désirait-il ? Hélas, il lui eût été difficile de l’expliquer. Il eût voulu que le bruit du vent fût moins triste, et la chute de la pluie moins monotone. Il faut lui pardonner, car il était minuit passé et il veillait seul à trois lieues à la ronde.


CHAPITRE III.



Ainsi que nous l’avons dit plus haut, le manuscrit était décoloré, effacé, et qui plus est mutilé, au-delà de tout ce que l’on peut s’imaginer. Les plus fameux savans auraient perdu leur temps, s’il avait fallu le débrouiller en entier : Melmoth n’en put lire que quelques passages détachés. Il découvrit que l’écrivain était un Anglais, nommé Stanton, qui avait entrepris un voyage peu de temps après la restauration. À cette époque, on ne voyageait pas avec autant de facilité que de nos jours ; et pour bien connaître les principaux pays du continent, il était nécessaire de consacrer plusieurs années à les parcourir.

Vers 1676, Stanton se trouvait en Espagne. Comme la plupart des voyageurs de son siècle, il avait de l’instruction, de l’intelligence et de la curiosité ; mais il ignorait la langue du pays, et il courait parfois de couvent en couvent, demandant l’hospitalité, c’est-à-dire un repas et un lit, qu’il obtenait sous la condition de soutenir une thèse en latin, sur quelque point de théologie ou de métaphysique, contre le premier moine qui voudrait s’offrir pour le combattre. Le plus souvent les religieux convenaient qu’il était bon latiniste et fort logicien, et ils lui accordaient volontiers son lit et son souper.

Il n’eut pas ce bonheur le 17 août 1677. Abandonné par un guide peureux qui, à la vue d’une croix érigée sur le bord de la route, en mémoire de quelque assassinat, s’était sauvé dans la crainte que l’hérétique qu’il accompagnait ne lui portât malheur, Stanton se trouva seul dans les vastes plaines du royaume de Valence, aux approches de la nuit, et par un temps orageux. La beauté sublime, mais douce, du paysage, lui avait causé une sensation délicieuse, et il jouissait de cette sensation à la manière anglaise, c’est-à-dire en silence.

Les débris magnifiques que les deux nations qui avaient successivement possédé ce pays y avaient laissés, environnaient de toutes parts notre voyageur. Il ne voyait autour de lui que des palais romains ou des forteresses moresques. Les nuages orageux qui s’élevaient lentement sur l’horizon, semblaient être les linceuls dont se couvraient ces spectres d’une grandeur évanouie. Ils approchaient, mais ne les cachaient pas : on eût dit que la nature elle-même respectait le pouvoir de l’homme. Au loin, l’aimable vallée de Valence rougissait de tout l’éclat du soleil couchant, comme une fiancée que son jeune époux vient d’embrasser pour la dernière fois le soir de ses noces. Stanton regardait autour de lui. Il fut frappé de la différence entre les ruines romaines et celles des Maures. Parmi celles-là, on voit des théâtres et des places publiques ; celles-ci n’offrent que des forteresses qui paraissent imprenables. Ce contraste avait quelque chose de frappant pour un philosophe. Les Grecs et les Romains étaient des sauvages, s’il faut en croire le docteur Johnson, car ils ne connaissaient pas l’imprimerie, et cependant on voit partout des traces de leur goût pour les plaisirs ou les commodités de la vie, tandis que les autres peuples conquérans n’ont laissé dans les pays qu’ils ont possédés que des vestiges de leur amour désordonné du pouvoir.

Ces réflexions et d’autres semblables remplissaient l’âme de Stanton, qui, dans sa rêverie, oublia la lâcheté de son guide, sa solitude et son danger aux approches de l’orage, dans un pays peu hospitalier, où sa qualité d’hérétique eût suffi pour lui fermer toutes les portes. Il se plaisait à contempler la scène à la fois magnifique et terrible qui s’offrait à lui. La lumière combattait avec les ombres, et la profonde obscurité qui régnait par intervalles était l’avant-coureur d’une lumière encore plus terrible qu’elle. Stanton fut cependant rappelé au sentiment du danger qu’il courait, quand il vit tout-à-coup la foudre éclater et réduire en poudre les restes d’une tour romaine. Les pierres fendues roulèrent avec fracas du haut de la montagne, et vinrent tomber aux pieds du voyageur.

Il tressaillit et éprouva un moment de frayeur ; mais bientôt l’impossibilité de se mettre à l’abri du péril lui rendit le courage, ou du moins la résignation du désespoir. Il avançait lentement, et se livrait à des réflexions morales sur la fragilité des grandeurs humaines, quand son attention fut captivée à la vue de deux personnes portant le corps d’une fille, jeune et en apparence fort belle, que la foudre venait de frapper. Stanton s’approcha, et il entendit les porteurs répéter : « Il n’y a personne pour la pleurer ! Il n’y a personne pour la pleurer ! » Bientôt parurent deux autres individus, portant aussi un cadavre noir et défiguré : c’était celui d’un jeune homme. Le même coup qui avait frappé l’amante avait fait périr son amant, tandis qu’il la couvrait de son corps.

Comme on allait éloigner les deux cadavres, un homme s’approcha d’un pas tranquille, et avec une physionomie impassible : on eût dit qu’aucun danger ne pouvait l’atteindre, et que la crainte lui était étrangère. Après avoir considéré pendant quelque temps le spectacle qui s’offrait à lui, il fit un éclat de rire bruyant, bizarre, prolongé, et les paysans, aussi effrayés de ce bruit que de celui du tonnerre, s’empressèrent de se retirer avec leur triste fardeau.

Les craintes de Stanton cédèrent à son étonnement ; et se tournant vers l’étranger qui restait fixé à la même place, il lui demanda le motif qui l’avait porté à outrager ainsi l’humanité. L’étranger retourna lentement la tête, et avec un regard qui… (Ici, le manuscrit présentait quelques lignes illisibles.) il lui dit en anglais… (Ici se trouvait une grande lacune, et le premier passage lisible qui suivait, quoiqu’appartenant à la même narration, n’était qu’un fragment.)
L’effroi que Stanton avait éprouvé pendant cette nuit lui donnait de l’opiniâtreté ; il était résolu de parvenir à ses fins : ni la voix aigre de la vieille femme qui répétait : « Point d’hérétique !… point d’Anglais ! que la sainte mère de Dieu nous protège ! apage, Satana, » ni le bruit du volet qui remplace les carreaux dans tout le royaume de Valence, et que la vieille referma promptement à la vue des éclairs, ne purent l’engager à cesser ses instantes sollicitations pour qu’on l’admît dans la maison. Il pensait que dans une nuit aussi affreuse, tous les sentimens de prévention religieuse ou nationale devaient céder à l’adoration de l’Être suprême, qui tient la foudre dans ses mains, et à la pitié pour ceux qui y sont exposés ; mais il ne tarda pas à découvrir que les exclamations de la vieille femme n’étaient pas causées par la seule dévotion, et qu’il s’y joignait une horreur personnelle pour les Anglais. Cette découverte ne diminua pourtant pas son désir de
 
La maison était spacieuse et belle, mais elle avait un air triste et désert

 Il y avait des bancs autour des murs, mais personne ne s’y asseyait ; les tables étaient dressées dans la pièce qui avait autrefois servi de salle de festin ; mais depuis bien des années personne n’y mangeait plus. La cloche sonnait l’heure, et ni le bruit des travaux, ni les acclamations de la joie n’en venaient étouffer le son. Les portraits de famille qui tapissaient les lambris donnaient seuls un air de vie à l’habitation ; encore leurs cadres usés et noircis semblaient-ils dire : Il n’y a personne pour nous contempler. Les pas de Stanton et de son guide résonnaient seuls sous les voûtes, en se mêlant au tonnerre qui roulait encore dans le lointain.

Comme ils avançaient, ils entendirent un cri perçant. Stanton s’arrêta, se rappelant tout-à-coup les dangers auxquels les voyageurs sont souvent exposés dans les habitations éloignées et désertes.
« Ne faites pas attention à cela, » dit la vieille femme qui continuait à l’éclairer avec une misérable lampe, « ce n’est que lui
 
La vieille femme s’étant enfin convaincue que son hôte anglais n’avait ni cornes, ni pied fourchu, ni queue ; qu’il pouvait supporter le signe de la croix sans changer de forme, et que sa bouche n’exhalait point le soufre quand il parlait, elle prit courage, et commença en ces mots sa narration, que Stanton, tout fatigué et mal à l’aise qu’il était

« Tous les obstacles étaient enfin surmontés. Les parens et les amis ne s’opposaient plus au mariage, et les jeunes gens venaient d’être unis. Jamais couple plus aimable n’avait paru devant les autels : on eût dit deux anges qui ne faisaient qu’anticiper de quelques années leur union céleste et éternelle. Les noces furent célébrées avec beaucoup de pompe, et peu de jours après, on donna une grande fête dans cette même salle boisée où vous avez passé, et dont l’aspect vous a paru si triste. Ce jour-là, on y avait tendu une riche tapisserie représentant les exploits du Cid. Les figures étaient si bien travaillées, qu’on les eût cru vivantes. À l’extrémité supérieure de la salle, et sous un magnifique dais, était assise la jeune épouse, dona Inès, à côté de sa mère, dona Isabelle de Cardoza, l’une et l’autre sur de riches almohadas. Le marié était en face, et quoiqu’ils ne se parlassent pas, leurs regards furtifs, leurs regards qui rougissaient, s’il est permis de s’exprimer ainsi, se communiquaient mutuellement le délicieux secret de leur bonheur. Don Pèdre de Cardoza avait rassemblé une société nombreuse pour célébrer le mariage de sa fille. Parmi les convives se trouvait un voyageur anglais, nommé Melmoth. Personne ne savait comment il y était venu. Comme les autres, il gardait le silence pendant que les domestiques présentaient à la société des oublies sucrées et des glaces. La nuit était excessivement chaude, et la lune brillant presque de l’éclat du soleil, répandait sa lumière blanche sur les ruines de Sagonte. Les rideaux brodés n’étaient agités que d’un mouvement lourd et lent, comme si le vent eût fait de vains efforts pour les soulever. »

(Une nouvelle lacune, peu considérable à la vérité, se trouvait encore ici dans le manuscrit).
 

« Les convives se promenaient dispersés dans les diverses allées du jardin. Les mariés en parcouraient une où se mêlaient les délicieux parfums des myrtes et des orangers. En rentrant au salon, ils demandèrent tous deux si personne n’avait entendu les sons presque divins qui avaient retenti dans les bosquets. Aucune oreille n’en avait été frappée. Ils exprimèrent leur surprise. L’Anglais seul qui n’avait pas quitté la salle du banquet, sourit, à ce que l’on assure, d’une manière tout-à-fait étrange. On avait déjà remarqué son silence, mais on l’avait attribué à son ignorance de la langue espagnole, ignorance dont ses hôtes n’avaient aucune envie de s’assurer en lui adressant la parole. Il ne fut plus question de la musique jusqu’à ce que les convives se furent placés à table. Pour lors dona Inès et son jeune époux, se souriant mutuellement avec une joie mêlée de surprise, déclarèrent qu’ils l’entendaient encore. Les sons semblaient flotter dans les airs. Les convives écoutèrent, mais ne purent les distinguer. Tout le monde sentait qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans cette circonstance. Chut ! s’écriait-on de toutes parts. Un profond silence s’ensuivait, et aux regards fixes des assistans, on eût dit qu’ils écoutaient avec les yeux. Ce silence opposé à la splendeur de la fête et à l’éclat des lumières, produisait un effet singulier et même effrayant. Il fut interrompu, quoique la cause n’en eût pas encore cessé, par l’entrée du père Olavida, confesseur de dona Isabelle, qui avait été retenu par les derniers devoirs qu’il venait de rendre à un mourant.

Ce père passait dans toute la contrée pour mener une vie d’une sainteté exemplaire. Il était généralement respecté et chéri, surtout dans la famille de Cardoza. La cérémonie qu’il venait de remplir avait laissé sur sa physionomie une trace de mélancolie qui se dissipa à mesure qu’il se mêlait dans la société. On lui fit place à table et il se trouva assis précisément en face de l’Anglais. Quand on lui présenta du vin, il voulut faire une petite prière intérieure avant de le boire ; mais il hésita, sa main tremblait ; il posa le verre, et essuya avec la manche de sa robe les grosses gouttes de sueur qui lui découlaient du front.

Dona Isabelle, s’imaginant que le vin n’était pas de son goût, dit à l’un des domestiques de lui en servir d’une autre espèce. Il fit pour lors un mouvement des lèvres, comme s’il eût voulu prononcer une bénédiction sur l’assemblée ; mais cet effort fut encore inutile, et l’altération de ses traits devint visible aux yeux de tout le monde. Olavida s’aperçut lui-même de la sensation qu’occasionait son étrange conduite, et il tenta de nouveau d’approcher la coupe de ses lèvres. On l’examinait avec tant d’attention, que quoique la salle fût remplie de monde, on entendit distinctement le frôlement de sa robe. Il lui fut toujours impossible de boire. Les convives gardaient le silence de l’étonnement ; ils restaient à leur place : le père Olavida seul était debout ; mais au même instant, l’Anglais se leva aussi, et, fixant ses yeux sur ceux de l’ecclésiastique, il parut vouloir fasciner en quelque sorte ses esprits. Olavida sentit ses forces lui manquer ; il chancelait, et, saisissant le bras d’un page, il ferma les yeux comme pour éviter le regard de l’étranger, regard dont l’éclat extraordinaire avait d’ailleurs frappé toute la société, et il s’écria :

« Qui est parmi nous ? — Qui ? — Je ne saurais prier en sa présence. — La terre qu’il foule est desséchée ! — L’air qu’il respire est du feu ! — Les mets qu’il touche se convertissent en poison ! — Son regard est un trait de foudre ! — Qui est parmi nous ? — Qui ? » répéta le prêtre avec une souffrance qui était visible dans tous ses mouvemens : son capuchon rejeté en arrière laissait voir son front presque chauve, sur lequel de rares cheveux blancs se soulevaient d’effroi, tandis que ses bras sortaient de ses manches pour s’étendre vers le terrible étranger. Pendant ce temps, l’Anglais se tenait vis-à-vis de lui dans la position la plus calme. Il y avait dans les attitudes de ceux qui les entouraient une irrégularité fortement contrastée avec la position sévère des deux adversaires, qui continuaient à se regarder en silence.

« Qui le connaît ? » s’écria Olavida, comme s’il fût sorti d’un état d’extase, « Qui le connaît ? Qui l’a conduit ici ? »

Tous les convives déclarèrent qu’ils ne connaissaient point l’Anglais, et se demandèrent mutuellement à l’oreille quel était celui qui l’avait amené. Le père Olavida montrant pour lors du doigt chaque individu de la société, leur demanda l’un après l’autre s’ils le connaissaient. « Non ! non ! non ! » fut la réponse qu’ils firent unanimement et d’un ton emphatique.

« Moi, je le connais, » dit Olavida ; « je le connais à cette sueur glacée, » et il essuya son front ; « à ces membres en convulsion, » et il s’efforça vainement de faire le signe de la croix ; puis, élevant la voix, il voulut prononcer les mots sacramentels de l’exorcisme ; mais il ne put y parvenir. La rage, la haine et la frayeur avec lesquelles il regardait l’étranger devinrent de plus en plus marquées sur sa physionomie : elle avait une expression terrible. Tous les convives se levèrent, et s’étant groupés, ne cessèrent de se demander : « Qui donc est-il ? » Bientôt leur terreur fut au comble, quand ils virent Olavida, à l’instant même où il montrait l’Anglais du doigt, tomber sans mouvement Il n’était plus.

 

Le corps fut transporté dans une autre pièce, et l’on ne s’aperçut du départ de l’Anglais que quand la société rentra dans la salle du festin. Elle veilla long-temps, et la conversation roula sur l’événement tragique et singulier dont elle avait été témoin. Tout-à-coup des cris d’horreur et de souffrance partirent de la chambre nuptiale où les mariés s’étaient retirés.

Tous les amis coururent à la porte : le père était à leur tête ; il entra le premier, et vit le jeune époux soutenant dans ses bras son épouse qui venait d’expirer.

 

Il ne recouvra jamais la raison. La famille abandonna le lieu marqué par tant de malheurs. L’infortuné dont l’esprit est aliéné en occupe seul un appartement, et ce sont ses cris que vous avez entendus en traversant les salles abandonnées. Il garde ordinairement le silence dans le cours de la journée ; mais vers minuit, il s’écrie à plusieurs reprises, d’une voix horriblement perçante : « Ils viennent ! ils viennent ! » après quoi il retombe dans un profond silence.

Une circonstance extraordinaire arriva aux funérailles du père Olavida. On l’enterra dans un couvent voisin, et sa réputation de sainteté, jointe à l’intérêt causé par sa mort étrange, réunit une grande foule de monde à la cérémonie. Un religieux d’une éloquence reconnue, fut choisi pour prononcer son oraison funèbre. Après avoir passé en revue toutes les vertus du défunt, il s’écria : « Oh Dieu ! pourquoi nous l’avez-vous enlevé ? » Tout-à-coup une voix rauque répondit : « Parce qu’il a mérité son sort. » Cette réponse ne fut entendue que des personnes placées le plus près de celui qui avait parlé. L’orateur continua : « Serviteur de Dieu, quelle fut la cause de ta mort ? » — « L’orgueil, la présomption et la crainte ! » reprit la même voix avec un accent plus effrayant encore. Le trouble devint alors général : le prédicateur cessa de parler, et un cercle s’étant ouvert parmi les assistans, on découvrit au milieu d’eux un religieux du couvent.

 

Après avoir épuisé tous les moyens usités, des promesses, des exhortations, des reproches, l’évêque étant venu en personne visiter le couvent, dans l’espoir d’obtenir quelque éclaircissement de la part de ce moine réfractaire, il fut décidé, dans un chapitre extraordinaire, qu’on le livrerait au pouvoir de l’Inquisition. Il témoigna une grande horreur quand on lui eut signifié cette résolution, et il offrit de raconter en détail tout ce qu’il pouvait dire sur les causes de la mort du père Olavida : son humiliation était trop tardive. Il fut transféré dans les prisons du Saint-Office. Les procédures de ce tribunal ne sont presque jamais publiées ; mais il court un rapport secret de ce qu’il y a dit et souffert, rapport dont je ne puis cependant pas attester l’authenticité. Lors de son premier interrogatoire, il promit, dit-on, de faire autant de révélations qu’il pourrait. On lui répondit que cela ne suffisait pas ; qu’il devait dire tout ce qu’il savait.

« Pourquoi marquâtes-vous tant d’horreur aux funérailles du père Olavida ? »

— « Tout le monde témoigna de l’horreur et de l’affliction à la mort de ce vénérable ecclésiastique. »

— « Pourquoi interrompîtes-vous l’orateur par de si étranges exclamations ? »

Point de réponse.

« Pourquoi ne voulez-vous pas expliquer le sens de ces exclamations ? »

Point de réponse.

« Pourquoi persistez-vous dans ce silence opiniâtre et dangereux, et pourquoi ne voulez-vous pas dire ce que vous savez au sujet de la mort du père Olavida ? »

— « Je vous ai déjà dit que je croyais qu’il avait péri par suite de son orgueil et de sa présomption. »

— « Quelles preuves pouvez-vous en donner ? »

— « Il a cherché à connaître un secret caché à l’homme. »

— « Quel est ce secret ? »

Point de réponse.

— « Le possédez-vous, ce secret ? »

Le prisonnier, après avoir montré beaucoup d’agitation, répond distinctement, mais d’une voix affaiblie : « Mon maître me défend de le dévoiler. »

— « Si votre maître était Jésus-Christ, croyez-vous qu’il vous défendît d’obéir aux commandemens ou de répondre aux questions de l’Inquisition ? »

— « Je n’en sais rien. »

Cette réponse occasiona un cri général d’horreur. L’interrogatoire continue.

« Si vous croyiez Olavida coupable de recherches ou d’études condamnées par l’Église, pourquoi ne l’avez-vous pas dénoncé à l’Inquisition ? »

— « Parce que je n’ai pas pensé que ces études pussent lui faire tort. Son esprit était trop faible ; il a succombé dans la lutte. »

Le prisonnier prononça ces derniers mots avec une emphase particulière.

— « Vous pensez donc qu’il faut une grande force d’esprit pour tenir ces abominables secrets, quand on est interrogé sur leur nature et leur tendance ? »

— « Non ; c’est plutôt de la force physique qu’il faut. »

« C’est ce que nous allons voir tout à l’heure, » dit un des inquisiteurs en donnant le signal pour que l’on préparât les instrumens de la torture.
 
Le prisonnier supporta les deux premières épreuves avec un courage inflexible ; mais quand on en vint à la torture de l’eau, qui est réellement insupportable, il saisit un intervalle de relâche, pour dire qu’il était prêt à tout révéler. Aussitôt on le délivra, on le rafraîchit, on le restaura, et le lendemain, il fit la confession extraordinaire que vous allez entendre

(Ici une grande lacune dans le manuscrit.)

L’Espagnole avoua de plus à Stanton que

et que l’Anglais avait bien certainement été vu depuis dans le voisinage : on l’avait entrevu, disait-on, cette nuit même.

« Juste Ciel ! » s’écria Stanton. Il se rappelait l’étranger dont le rire satirique l’avait fait frissonner pendant qu’il considérait les corps des deux amans frappés de la foudre.


CHAPITRE IV.



Après quelques pages effacées ou illisibles, le manuscrit devint plus distinct, et Melmoth continua à lire, sans néanmoins se rendre compte de ce que cette histoire pouvait avoir de commun avec son ancêtre, qu’il reconnut pourtant sous le titre de l’Anglais. La suite diminua son étonnement, en ajoutant à sa curiosité. Il paraît que Stanton était venu en Angleterre ; voici comment s’exprimait à ce sujet le manuscrit :

 

Vers l’année 1677, Stanton était à Londres ; son esprit, toujours occupé de son mystérieux compatriote. Les méditations continuelles auxquelles il se livrait avaient singulièrement changé sa personne ; sa marche était celle que Salluste prête à Catilina ; son œil était celui d’un conspirateur. Tantôt il se disait : « Oh ! si je pouvais retrouver cet être que je n’ose appeler un homme ! » L’instant d’après il ajoutait : « Et quand je le retrouverais ! »

On s’étonnera peut-être que son âme étant dans une pareille situation, il pût trouver du plaisir à suivre constammant les amusemens publics. Mais il faut se rappeler que quand une forte passion nous dévore, nous sentons plus que jamais la nécessité de quelque excitant hors de nous-mêmes. Le besoin que nous avons du monde pour en obtenir un soulagement passager, augmente dans une proportion directe de notre mépris pour ce monde et pour ses œuvres.

Stanton fréquentait donc les spectacles, qui, à cette époque, étaient faits pour fermer la bouche à tous ceux qui déclament follement contre la dépravation progressive des mœurs. Le vice se rencontre toujours à peu près dans la même proportion. Les seules choses qui changent d’une façon remarquable sont les coutumes, et à cet égard nous avons incontestablement l’avantage sur nos ancêtres. L’hypocrisie est, dit-on, un hommage que le vice offre à la vertu ; la décence est l’expression de cet hommage ; et si cela est vrai, nous devons avouer que le vice est devenu bien humble depuis quelque temps. Sous le règne de Charles II, il avait de l’ostentation, de la splendeur, il ne cherchait point à se cacher. Il suffit de prendre les spectacles pour exemples.

À la porte de la salle on voyait, d’un côté, les domestiques d’un seigneur de la cour, cachant des armes sous leurs manteaux, et prêts à enlever une actrice célèbre au moment où elle entrerait dans sa chaise à porteurs pour retourner chez elle[1], et de l’autre le remise d’une femme aux grands airs, dans lequel la maîtresse attendait l’acteur à la mode, pour aller faire après le spectacle le tour du parc avec lui[2]. Les loges étaient remplies de femmes mises avec peu de décence, et qui, quoiqu’elles eussent envoyé d’avance leurs maris ou leurs frères pour savoir si la pièce n’était pas trop grossière pour leur permettre d’y assister, étaient cependant souvent obligées de se cacher la figure de leurs larges éventails. Derrière ces dames on voyait deux espèces d’hommes. Les uns étaient connus sous le nom d’hommes d’esprit et de plaisir. On les reconnaissait à leurs larges cravattes de dentelle de Flandre, barbouillées de tabac, aux bagues de diamans dont leurs doigts étaient ornés, à leurs grandes perruques mal peignées, enfin à leur voix haute et insolente ; les autres, qui étaient les chevaliers servans des dames, portaient des gants garnis de franges, parlaient du ton le plus mielleux, et traitaient les femmes tantôt en déesses, tantôt en prostituées.

Il est inutile de peindre le parterre et les galeries composées à peu près des mêmes élémens que de nos jours. Stanton regardait tout sans prendre intérêt à rien.

Un jour il était allé voir représenter la tragédie d’Alexandre. Il s’y trouvait assez d’absurdités pour exciter l’humeur d’un spectateur savant ou même simplement raisonnable. Il y avait des héros grecs avec des rosettes à leurs souliers, des plumes à leurs chapeaux, et des perruques qui leur descendaient jusqu’aux hanches ; il y avait aussi des princesses perses en grands corsets et en cheveux poudrés. Mais il y avait un point sur lequel du moins l’illusion de la scène était complète ; car les héroïnes étaient rivales dans le monde comme sur le théâtre. L’actrice qui jouait Roxane avait eu avec celle qui représentait Statira, une querelle très-vive le soir même au foyer. Roxane étouffa sa colère jusqu’au cinquième acte, quand au moment de poignarder Statira, elle lui porta un coup qui perça son corset et lui fit une blessure profonde, quoique peu dangereuse[3]. Statira s’évanouit, la représentation fut interrompue, et dans la rumeur que cet incident occasiona, tous les spectateurs se levèrent. Stanton était du nombre. Ce fut dans ce moment qu’il aperçut sur un banc du parterre et non loin de lui, l’objet de sa recherche, l’Anglais qu’il avait rencontré dans les plaines de Valence, et qu’il croyait être le même dont parlait la narration extraordinaire qu’on lui avait faite dans ce pays.

Il était debout ; il n’y avait rien de remarquable dans son extérieur, mais l’expression de ses yeux était telle qu’on ne pouvait s’y méprendre ou l’oublier. Le cœur de Stanton palpita avec violence, un nuage couvrit ses yeux ; il éprouvait un malaise universel et inexplicable, accompagné d’une sueur froide qui découlait de tous ses pores ; tout enfin annonçait que

Avant qu’il se fût entièrement remis, une musique douce, solennelle, délicieuse, se fit entendre autour de lui, et se renforça graduellement, au point qu’elle semblait remplir toute la salle. Surpris, enchanté, il demanda aux personnes qui l’entouraient d’où pouvaient provenir ces sons divins. Les réponses qu’il reçut lui démontrèrent qu’on croyait son esprit égaré, et cette supposition était assez naturelle, vu le changement qui s’était opéré dans sa manière d’être. Il se rappela pour lors ce qu’on lui avait dit en Espagne des sons harmonieux que les jeunes époux avaient entendus la nuit même de leur mort. « Suis-je donc destiné à être à mon tour la victime ? » se dit intérieurement Stanton, « Et cette musique céleste qui semble nous préparer au séjour du bonheur éternel n’a-t-elle donc pour but que de nous annoncer la présence d’un démon incarné qui se rit des âmes pieuses ; et, en les entourant de sons divins, les destine aux flammes de l’enfer ? » Il est assez singulier que dans le moment où son imagination était parvenue à la plus grande exaltation, où l’objet qu’il poursuivait depuis si long-temps en vain se trouvait pour ainsi dire à sa disposition, où cet esprit, contre lequel il avait lutté dans les ténèbres, était sur le point de déclarer son nom, il est singulier, disons-nous, qu’alors même Stanton commença à sentir en quelque sorte la futilité de ses recherches. Le sentiment qui avait occupé son âme si constamment, qu’il était enfin devenu pour lui une espèce de devoir, ne lui paraissait plus qu’une vaine curiosité ; mais y a-t-il une passion plus insatiable, et qui sache mieux donner à tous ses désirs, à toutes ses bizarreries, une sorte de grandeur romanesque ? La curiosité ressemble à quelques égards à l’amour, qui fait toujours capituler l’objet avec le sentiment : pourvu que celui-ci ait une énergie suffisante, il importe peu que l’autre soit nul ou méprisable. Un enfant aurait pu sourire à l’émotion que Stanton témoignait à la vue accidentelle d’un étranger ; mais un homme, livré à toute la force de ses passions, n’aurait pu considérer sans frémir l’agitation affreuse qu’il déployait en voyant approcher avec une promptitude soudaine et irrésistible la crise de sa destinée.

Quand le spectacle fut terminé, Stanton resta pendant quelques instans dans les rues devenues désertes. Il faisait un beau clair de lune, et il vit distinctement devant lui une personne dont l’ombre se projetait en travers de la rue, et qui lui parut d’une taille gigantesque. Il était depuis si long-temps accoutumé à combattre les fantômes de son imagination, qu’il avait fini par prendre une espèce de plaisir opiniâtre à les vaincre. Il s’approcha de l’objet qui frappait sa vue, et ne tarda pas à découvrir que l’ombre seule s’était allongée : ce personnage était un homme d’une taille ordinaire, et dans lequel Stanton reconnut l’être mystérieux qu’il cherchait : celui qu’il avait vu un instant à Valence, et qu’après quatre ans, il avait enfin retrouvé au spectacle
 

— « Vous me cherchiez ? »

— « Je l’avoue. »

— « Avez-vous quelques questions à me faire ? »

— « Beaucoup. »

— « Parlez. »

— « Le lieu n’est pas convenable. »

— « Que dites-vous ? Ignorez-vous que je suis indépendant des temps et des lieux ? Parlez, si vous avez quelque chose à demander ou à apprendre. »

— « J’ai bien des choses à demander, mais rien, du moins je l’espère, à apprendre de vous. »

— « Vous êtes dans l’erreur ; mais vous serez détrompé la première fois que nous nous reverrons. »

— « Quand cela sera-t-il ? » s’écria Stanton en lui saisissant le bras, « Nommez votre heure et votre lieu. »

L’étranger, avec un sourire affreux et incompréhensible, répondit : « L’heure sera celle de minuit, et le lieu… les murs dépouillés d’un hospice d’aliénés, où, en secouant vos chaînes, vous vous leverez de votre couche de paille pour me recevoir. Et malgré cela, vous jouirez, pour votre malédiction, d’une santé parfaite, et de toute l’intégrité de votre mémoire. Jusqu’à ce moment, ma voix résonnera sans cesse dans votre oreille, et chaque objet, vivant ou inanimé, réfléchira pour vous l’éclat de mes yeux. »

« Ce sont donc là les circonstances horribles au milieu desquelles nous devons nous réunir ? » dit Stanton en se cachant les yeux pour ne pas rencontrer les flammes que lançaient ceux de l’étranger.

« Jamais, » reprit celui-ci avec beaucoup de gravité, « jamais je n’abandonne mes amis dans le malheur. Quand ils sont plongés dans le plus profond abîme des calamités humaines, ils sont sûrs de recevoir ma visite. »

Ici le manuscrit offrait plusieurs pages, que le jeune Melmoth ne put déchiffrer. Quand l’écriture fut redevenue un peu plus nette, il retrouva Stanton quelques années après, dans la situation la plus déplorable. On lui avait toujours trouvé une tournure d’esprit un peu bizarre, ce qui, joint à ses discours perpétuels, au sujet de Melmoth, à ses courses pour le retrouver, à sa conduite étrange au théâtre et aux détails qu’il se plaisait à donner de leurs rencontres extraordinaires, détails dont il paraissait intimement convaincu, quoiqu’il ne pût faire partager à personne sa conviction, suggérèrent à quelques gens prudens l’idée que son esprit était dérangé. Il est probable que la méchanceté y eut presque autant de part que la prudence. La Rochefoucauld dit que nous éprouvons une sorte de plaisir dans le malheur de nos amis, et à plus forte raison dans celui de nos ennemis. Or, tout le monde étant l’ennemi d’un homme de génie, le bruit de la maladie de Stanton fut propagé avec une adresse infernale et un trop heureux succès.

Le plus proche parent de Stanton, homme sans fortune et sans principes, fut enchanté de ce qu’il apprenait. Un matin, il vint le voir accompagné d’un personnage dont l’extérieur était grave, mais un peu repoussant. Stanton était, comme à son ordinaire, inquiet et préoccupé. Après quelques instans de conversation, on lui proposa une promenade à la campagne, qui devait, disait-on, le rafraîchir et l’égayer. Stanton observa qu’ils trouveraient difficilement un fiacre, ces voitures étant rares à cette époque, et voulut aller par eau. Ceci ne cadrait pas avec les vues de son parent, qui feignit d’envoyer chercher une voiture, tandis qu’il y en avait une qui les attendait au coin de la rue. Stanton et ses deux compagnons y montèrent.

La voiture s’arrêta devant une maison située à environ deux milles de Londres.

« Venez, mon cousin, » dit le parent de Stanton, « venez voir une acquisition que j’ai faite. »

Stanton, toujours distrait, le suivit et traversa une petite cour pavée. L’autre personnage marchait derrière.

« Pour ne pas mentir, mon cousin, » dit Stanton, « votre choix me paraît étrange, cette maison a une apparence bien lugubre. »

« Soyez tranquille, mon cousin, » reprit l’autre, « je ferai en sorte que vous l’aimiez mieux quand vous y serez resté quelque temps. »

Quelques domestiques mal vêtus et à mines sinistres les attendaient à leur arrivée ; ils montèrent un escalier étroit qui conduisait à une chambre chétivement meublée.

« Attendez-moi ici, » dit le parent de Stanton à l’homme qui les avait accompagnés « pendant que je vais chercher de la société pour divertir mon cousin dans sa solitude. »

Ils restèrent seuls ; Stanton ne fit aucune attention à son compagnon ; mais, selon son usage, il saisit le premier livre qu’il trouva sous sa main, et se mit à lire. C’était un manuscrit. On en rencontrait plus souvent dans ce siècle-là que dans le nôtre.

Les premières lignes qui frappèrent ses yeux indiquaient clairement la situation d’esprit de l’auteur. C’était un grand faiseur de projets, et l’ouvrage était un mémoire sur le moyen de rebâtir la ville de Londres, après le grand incendie, avec les pierres que l’on ferait enlever des monumens druidiques du nord de l’Angleterre. Le manuscrit était orné de plusieurs dessins grotesques, et on lisait en marge ces mots, « J’aurais fait ces dessins avec plus de soin, mais on n’a pas voulu me donner de canif pour tailler ma plume. »

Stanton posa le cahier, et en prit un autre. Celui-ci paraissait avoir été écrit par un fanatique, du temps de la révolution. Ne rêvant que prosélytes, il voulait que l’on convertît de force l’ambassadeur turc, dans l’espoir qu’à son retour à Constantinople, il en ferait autant à tous les Musulmans. Entre les pages, on voyait des découpures représentant ces ambassadeurs ; elles étaient faites de la manière la plus ingénieuse. Les cheveux et la barbe étaient surtout d’une délicatesse extrême ; mais le mémoire se terminait par l’expression des regrets de l’écrivain, de ce qu’on lui avait ôté ses ciseaux. Il se consolait néanmoins en songeant que le soir il saisirait au passage un rayon de la lune, qu’il l’aiguiserait contre la ferrure de sa porte, et qu’il ferait ensuite des découpures merveilleuses.

Stanton continuait sa lecture, et il était toujours si distrait, qu’il ne se doutait pas qu’il puisât dans la bibliothèque d’un hôpital de fous ; qu’il ne songeait point au danger qu’il courait. Au bout de quelque temps, cependant, il regarde autour de lui, et il s’aperçut que son compagnon avait disparu. On n’avait pas alors de sonnettes. Il s’avança vers la porte ; elle était fermée à clef. Il appela à haute voix. En un instant ses paroles furent répétées par plusieurs échos, mais avec des tons si sauvages, si discordans, qu’il recula saisi d’une horreur involontaire.

Le jour avançait, et personne n’entrait chez lui. Il jeta pour lors ses regards sur la fenêtre ; et, pour la première fois, il vit qu’elle était grillée. Elle donnait sur la petite cour pavée où il n’y avait personne ; hélas ! quand même il aurait entrevu quelqu’un des habitans de la maison, il n’avait rien à espérer d’eux.

Stanton sentit son cœur défaillir ; il s’assit auprès de cette misérable fenêtre, et attendit avec impatience le nouveau jour.

Vers minuit, il se réveilla d’un état d’assoupissement, moitié sommeil, moitié défaillance, que la dureté de son siége et celle de la table contre laquelle il s’était appuyé, avait sans doute contribué à prolonger.

L’obscurité était complète. L’horreur de sa situation le frappa ; et dans le premier moment il crut vraiment que son esprit était égaré. Il s’approcha à tâtons de la porte qu’il secoua de toutes ses forces, en poussant les cris les plus affreux, mêlés d’ordres et de reproches. Les mêmes échos qu’il avait entendus le matin répétèrent ses cris. Les fous ont une malignité singulière, jointe à une grande finesse d’ouïe qui leur fait distinguer sur-le-champ la voix d’un étranger. Les cris que Stanton entendait de toutes parts semblaient être des réjouissances sauvages et infernales, occasionées par l’arrivée d’un nouvel habitant de cette demeure de l’infortune.

Il s’arrêta épuisé. Des pas bruyans retentirent dans le corridor. La porte s’ouvrit, et un homme d’une physionomie dure se présenta devant lui. Il distinguait de loin deux autres hommes dans le passage.

« Délivrez-moi, scélérat ! » s’écria Stanton.

— « Tout doux, mon beau Monsieur : pourquoi tout ce fracas ? »

— « Où suis-je ? »

— « Où vous devez être. »

— « Oserez-vous me retenir ? »

— « Oui, et j’oserai faire davantage. »

À ces mots le rustre appliqua aux épaules et au dos de Stanton de grands coups d’étrivières qui le firent tomber sur le carreau, avec des convulsions de rage et de douleur.

« Vous voyez bien maintenant que vous êtes où vous devez être, » ajouta le manant en faisant un signe avec les courroies qu’il tenait. « Prenez donc conseil d’un ami, et ne faites plus de bruit. Les gens sont là avec les chaînes ; ils les attacheront dans un clin d’œil, à moins que vous ne préfériez auparavant encore un petit régal de ma façon. »

Les deux hommes s’avancèrent effectivement, roulant des chaînes (on n’avait pas encore inventé les camisoles), et faisaient mine de vouloir les attacher : le bruit qu’elles faisaient sur le pavé glaça Stanton d’effroi ; mais cet effroi même lui devint utile. Il eut assez de présence d’esprit pour convenir qu’il était malade, et pour implorer l’indulgence de son cruel gardien en promettant de se soumettre désormais à ses ordres. Celui-ci se laissa apaiser et sortit.

Stanton rassembla tout son courage pour l’affreuse nuit qu’il avait à passer. Il prévoyait tout ce qu’il aurait à souffrir, et se prépara à le supporter. Après avoir long-temps délibéré, avec un esprit agité, sur la conduite qu’il devait tenir, il jugea que ce qu’il y avait de mieux à faire était de conserver la même apparence de soumission et de tranquillité, dans l’espoir qu’avec le temps il pourrait se rendre favorables les misérables dans les mains desquels il se trouvait, ou bien se procurer un peu plus de liberté, et trouver par là le moyen de faciliter un jour sa fuite. Quand il eut pris cette résolution, il frissonna en songeant que cette prudence n’était peut-être que la malice ordinaire à une folie commençante, ou le résultat des habitudes horribles du lieu où il se trouvait.

Il eut, dès la nuit même, l’occasion de mettre sa résolution à l’épreuve. Ses deux voisins ne lui laissèrent guère le moyen de reposer : l’un était un tisserand puritain, qui était devenu fou à la suite d’un seul sermon du célèbre Hugues Peters. Pendant toute la journée, il ne cessa de répéter les cinq points ; et la nuit, ses visions devenant plus tristes, il se mit à jurer et à blasphémer de la manière la plus horrible. L’autre voisin de Stanton était un tailleur royaliste qui s’était ruiné en travaillant pour des cavaliers, mais qui n’avait pas pour cela changé de sentimens politiques. Une dispute s’éleva entre les deux fous, dont nous épargnons les détails à nos lecteurs, et qui, au milieu de sa tristesse, fit de temps en temps sourire Stanton. En attendant, la voix du prédicateur ne tarda pas, comme de raison, à noyer celle de son antagoniste. Dans son délire il répétait les phrases les plus incohérentes : celle qui suit revenait le plus souvent : « Londres brûle, » s’écriait-il de toute la force de ses poumons ; « elle brûle, et les flammes ont été attirées par ses habitans ; ils sont presque papistes ; ils sont sectaires d’Arminius, ils seront tous damnés : Londres brûle, au feu ! au feu ! »

Quelque éclatante que fût la voix de ce fou, elle n’était point à comparer à celle qui, d’une autre cellule, répéta ses derniers cris avec un accent qui fit trembler la maison. Cette voix était celle d’une malheureuse femme qui, dans le grand incendie de 1666, avait perdu son époux, ses enfans, toutes ses ressources, et par suite sa raison. Le seul mot de feu ne manquait jamais de lui rappeler sur-le-champ toute l’énormité de sa perte. Les cris de son voisin l’avait réveillée d’un sommeil inquiet, et elle se crut revenue à cette nuit horrible : c’était d’ailleurs le samedi, et l’on avait remarqué que ce soir-là son état paraissait toujours plus violent. Elle s’imaginait donc qu’elle faisait des efforts pour échapper aux flammes, et elle joua toute cette scène avec une fidélité si hideuse, que Stanton se vit plusieurs fois au point de rompre le silence qu’il s’était décidé à garder.

L’infortunée s’écria d’abord que la fumée la suffoquait, puis elle sauta de son lit, demandant une lumière, et paraissant frappée de l’éclat soudain qui brillait à travers ses volets : « Le monde va finir, le monde va finir ! » s’écria-t-elle ; « Les cieux mêmes sont en feu. » Le tisserand l’interrompit en disant : « Cela n’arrivera que quand l’homme pécheur aura été détruit. Tu parles de lumière et de feu, tandis que tu es dans la plus profonde obscurité. Je te plains, pauvre folle, je te plains ».

La malheureuse femme ne l’écoute pas ; elle imite l’action de monter un escalier, c’est celui qui conduit à la chambre de ses enfans ; elle s’écrie qu’elle brûle, qu’elle étouffe. Son courage lui manque, elle s’éloigne. « Mais mes enfans sont là, » répète-t-elle avec un cri déchirant ; et faisant un nouvel effort pour y parvenir : « Me voici, me voici ; je viens vous sauver. Oh Dieu ! ils sont entourés de flammes. Prenez ce bras. Non, pas celui-ci, il est brûlé et sans force. Prenez le premier venu. Saisissez mes vêtemens. Ô Ciel ! ils brûlent aussi ! Hé bien ! attachez-vous à moi ; quoique en feu je vous sauverai bien. Ah ! leurs cheveux sifflent ! De l’eau ! une goutte d’eau pour mon dernier ! Ce n’est qu’un enfant ! Pour mon dernier et laissez-moi brûler ! »

Elle fit une pause horrible, comme pour guetter la chute d’une solive enflammée qui menaçait l’escalier sur lequel elle se croyait placée. « Le toit est tombé sur ma tête, » dit-elle à la fin, et elle indiqua la destruction du lieu où elle se trouvait en faisant un saut accompagné d’un cri aigu, après quoi elle contempla avec le sang-froid du désespoir ses enfans qui, roulant par-dessus les débris enflammés, tombaient l’un après l’autre dans le gouffre de feu. « Les voilà qui tombent. Un. Deux. Trois. Tous ! » et sa voix s’affaiblissant ne formait plus qu’une espèce de murmure sourd, tandis que ses convulsions s’étaient changées en légers frémissemens. Elle se voyait, dans son imagination, seule, en sûreté, mais au désespoir, parmi des milliers d’infortunés privés comme elle d’asile, et rassemblés le lendemain de l’incendie dans les faubourgs de Londres, sans nourriture, sans vêtemens, et contemplant de loin les ruines fumantes de leurs demeures et de leurs propriétés. Elle croyait entendre leurs plaintes, en répétait même quelques-unes d’une voix fort touchante ; mais elle n’avait qu’une seule réponse à ce qu’on lui disait : « J’ai perdu tous mes enfans ; je les ai perdus tous ! » C’est une chose digne de remarque, que quand cette femme commençait à parler, tous les autres fous se taisaient : la voix de la nature absorbait toutes les autres voix. Elle était la seule dans l’hospice dont la folie ne fût pas causée par la religion, la politique, l’ivrognerie, ou quelque passion pervertie, et quelque effrayans que fussent les accès de sa frénésie, Stanton les attendait avec impatience, parce qu’ils le soulageaient en quelque manière des effets du délire vague, mélancolique ou ridicule des autres.

Cependant, quoiqu’il fût d’un esprit naturellement ferme, sa résolution ne tint pas aux horreurs dont il était continuellement environné ; l’impression qu’elles faisaient sur ses sens balancèrent bientôt le pouvoir de sa raison. Ces cris affreux se répétaient toutes les nuits, et toutes les nuits encore il entendait avec effroi les coups de fouet au moyen desquels on s’efforçait de les apaiser. L’espoir même commença à l’abandonner quand il s’aperçut que la tranquille soumission, par laquelle il avait cru qu’il pourrait gagner la faveur de ses gardiens, n’était à leurs yeux qu’une espèce de folie particulière, ou bien une de ces malices raffinées qu’ils étaient accoutumés à rencontrer et à déconcerter.

Quand il eut découvert la position où il se trouvait, il pensa qu’il était surtout nécessaire de veiller sur sa santé et sur sa raison ; puisque c’était d’elles seules qu’il pouvait attendre sa délivrance ; mais à mesure que cet espoir s’affaiblissait, il négligeait les moyens mêmes de le réaliser. Dans les commencemens il se levait de bonne heure, marchait continuellement dans sa cellule, et profitait de toutes les occasions qu’il pouvait trouver pour jouir de l’air extérieur. Il soignait aussi sa personne par rapport à la propreté, et, avec ou sans appétit, il avalait les tristes alimens qu’on lui servait ; il trouvait même quelque plaisir à ces soins tant qu’ils furent dictés par l’espérance. Peu à peu cependant il s’y relâcha. Il passait la moitié de la journée sur son misérable grabat, y prenait souvent ses repas, refusait de se faire la barbe ou de changer de linge, et quand un rayon de soleil venait passer à travers les barreaux de sa cellule solitaire, il se retournait sur sa paille et se cachait les yeux pour ne pas l’apercevoir.

Jadis quand l’air pénétrait jusqu’à lui, il disait : « Doux zéphir ! un jour, de nouveau je te respirerai en liberté ! Réserve toute ta fraîcheur pour cette soirée délicieuse où je serai aussi libre que toi ! » Maintenant il sentait le zéphir et ne disait rien. Le gazouillement des oiseaux, le bruit de la pluie, le murmure du vent, ces sons qu’il écoutait autrefois avec ravissement, parce qu’ils lui rappelaient la nature, ne faisaient plus aucun effet sur lui.

Parfois il écoutait avec un morne et horrible plaisir les cris de ses misérables compagnons. Il devenait malpropre, nonchalant, engourdi, dégoûtant
 

Une nuit qu’il s’agitait tristement dans son lit sans pouvoir y goûter le repos, et sans oser le quitter de peur de se sentir plus mal encore, il crut s’apercevoir que la faible lumière que répandaient les restes de son feu, était obscurcie par un objet qui le cachait. Il y tourna ses regards, sans curiosité, sans intérêt, mais par le seul désir de changer la monotonie de sa situation, en observant les légers changemens que le hasard pouvait occasioner dans la sombre atmosphère de sa cellule, et il vit l’image de Melmoth, telle qu’il l’avait toujours vue. L’expression de sa physionomie était la même, dure, froide et sévère ; ses yeux avaient encore le même lustre infernal et éblouissant.

La passion dominante de Stanton reprit soudain possession de son âme. Il sentit que cette apparition était l’avant-coureur d’une grande et terrible épreuve. Son cœur battait si fort qu’on pouvait en entendre les palpitations.

Melmoth s’approcha de lui avec ce calme effrayant qui semble se rire de la terreur qu’il excite.

« Ma prophétie s’est accomplie. Vous vous levez de dessus votre paille et au bruit de vos chaînes pour me recevoir. Ne suis-je pas un prophète véridique ? »

Stanton gardait le silence.

« Votre position n’est-elle pas très-misérable ? »

Stanton ne répondait pas davantage, il commençait à croire que ce qu’il voyait n’était que l’illusion d’un esprit égaré. Il se demandait à lui-même comment Melmoth avait pu pénétrer dans sa cellule.

« Ne voudriez-vous pas en être délivré ? »

Stanton s’agita sur sa paille, dont le bruit lui semblait devoir servir de réponse.

« J’ai le pouvoir de vous en délivrer. »

Melmoth parlait fort lentement et à voix basse, et la douce mélodie de ses accens contrastait d’une manière effrayante avec l’impassible rigueur de ses traits et l’infernale splendeur de ses yeux.

« Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? » dit à la fin Stanton d’un ton qu’il aurait voulu rendre interrogatif et impérieux, mais qui, vu l’état où il était réduit, n’était au contraire que faible et plaintif. Son esprit même avait été affecté par la tristesse de son affreuse demeure. Tel on raconte qu’un homme, après un long emprisonnement, offrait toutes les marques d’un véritable albinos. Sa peau était devenue blafarde, ses yeux étaient blancs, et quand on les exposait à la lumière, il s’en éloignait avec des mouvemens qui étaient plutôt ceux d’un enfant malade, que ceux d’un homme à la force de l’âge.

Tel était à peu près l’état de Stanton. Sa faiblesse était si grande que l’ennemi semblait devoir trouver une victoire aisée à laquelle ni son esprit ni son corps ne pourraient s’opposer
 

De leur horrible dialogue les mots suivans étaient seuls lisibles dans le manuscrit.

« Vous me connaissez présentement. »

— « Je vous ai toujours connu. »

— « C’est faux. Vous croyiez me connaître, et c’est là la cause de tous lesdésordonnéset deset de ce que vous avez enfin été placé dans cette habitation du malheur, où moi seul je suis venu vous trouver, où moi seul je puis vous secourir. »

— « Vous, démon ! »

— « Démon ! le mot est dur. Est-ce un démon ou un homme qui vous a placé ici ? Écoutez-moi, Stanton. Ne vous enveloppez pas dans cette misérable couverture ; elle ne saurait vous dérober mes paroles. Croyez-moi, quand vous seriez entouré de nuages portant la foudre dans leurs flancs, vous seriez encore obligé de m’entendre ! Stanton, songez à votre détresse. Cette cellule dépouillée, qu’offre-t-elle à vos sens ou à votre esprit ? Des murs blanchis, barbouillés de charbon ou de craie rouge, chefs-d’œuvre de l’imagination de vos heureux prédécesseurs. Vous avez, je le sais, du goût pour le dessin ; eh bien ! vous vous perfectionnerez pendant votre séjour ici. J’aperçois des barreaux à travers lesquels le soleil luit comme une marâtre, et le zéphir, pour votre tourment, semble vous apporter les soupirs de la bouche dont vous ne devez plus sentir les doux baisers. Et vous, qui vous glorifiez de vos connaissances, de vos voyages, que sont devenus vos livres ? Et vos amis, que sont-ils devenus ? Ici, vous n’avez pour compagnons que des araignées et des rats. J’ai connu des prisonniers qui étaient parvenus à les apprivoiser : pourquoi ne commenceriez-vous pas votre tâche ? Ils partageraient vos repas. Qu’il est flatteur d’avoir des insectes pour convives ! Si jamais vous manquiez de vivres à leur donner, ils dévoreraient l’Amphitryon… Vous frémissez ! Penseriez-vous donc être le premier prisonnier qui aurait servi de pâture vivante à la vermine qui infestait sa cellule ? Mais je veux bien écarter ces tristes images ; je ne parlerai plus de vos repas ni des leurs. Quels sont vos amusemens dans les heures de votre solitude ? D’un côté, les cris de la famine ; de l’autre, les hurlemens de la démence, auxquels se joignent les claquemens du fouet du gardien, et les sanglots de ceux dont la folie n’est pas plus réelle que la vôtre, ou qui du moins ne l’est devenue que par les crimes de leurs semblables. Pensez-vous, Stanton, que votre raison puisse supporter pareilles scènes ? Ou si votre raison les supporte, votre santé y résistera-t-elle ? Je consens encore à supposer qu’elle n’y succombe pas, jugez seulement de l’effet qu’elles finiraient par avoir sur vos sens. Un temps viendra où, par la seule habitude, vous répéterez les cris de chacun des malheureux qui vous entourent ; et puis, posant la main sur votre tête brûlante, vous vous demanderez si ce n’est pas vous qui avez crié le premier. Un temps viendra où, par ennui, vous éprouverez autant de désir d’entendre ces cris qu’ils vous inspirent aujourd’hui d’horreur ; vous guetterez le délire de votre voisin, comme vous feriez une représentation théâtrale. Tout sentiment d’humanité sera éteint en vous : les fureurs de ces misérables seront à la fois pour vous une torture et un divertissement. L’âme a le pouvoir de s’accommoder à sa position, et vous l’éprouverez dans toute son étendue. Il me reste encore à vous parler des doutes que vous ressentirez sur l’état de votre raison, doutes affreux qui bientôt se convertiront en craintes, et ces craintes en certitude. Peut-être, pour comble d’horreur, au lieu de crainte, sera-ce un exécrable espoir. Loin de toute société, entouré d’êtres dont les idées ne sont que les fantômes hideux de leur raison égarée, vous désirerez d’être semblable à eux, pour échapper à l’horrible conscience de votre misère. Quand vous les entendrez rire au sein de leurs plus terribles accès, vous vous direz : Sans doute ces misérables éprouvent quelques consolations, tandis que je n’en ai aucune. Ma santé comble mon malheur dans ces horribles lieux. Ils dévorent avidement leurs mets grossiers, que je ne touche qu’avec répugnance. Ils dorment parfois profondément, et mon repos est pire que leurs veilles. J’éprouve tous leurs maux ; je n’ai aucun de leurs soulagemens. Ils rient, je l’entends ; que ne puis-je rire comme eux ! Alors vous essayerez d’imiter leur folle joie, et cette tentative sera comme une invocation au démon de la folie, pour qu’il vienne dès ce moment prendre à jamais possession de votre esprit. »

Melmoth fit usage d’une foule d’autres menaces et tentatives trop horribles pour être insérées ici. Il y en avait dans le nombre qui n’étaient rien moins que d’exécrables blasphêmes. Stanton écoutait en frémissant. Voici quelle fut la péroraison de ce discours vraiment diabolique :

« Sauvez-vous, sauvez-vous pour toujours ; rentrez dans la vie ; recouvrez la liberté et la santé. Votre bonheur social, la force de votre raison, vos intérêts immortels, peut-être, dépendent du choix que vous allez faire dans ce moment. Voilà la porte, la clef est dans mes mains : choisissez, choisissez. »

« Et comment cette clef se trouve-t-elle dans vos mains, et quelle est la condition de ma délivrance ? » demanda Stanton.

 
L’explication remplissait plusieurs pages du manuscrit, qui, au grand regret du jeune Melmoth, étaient absolument illisibles. Il comprit néanmoins que la proposition avait été rejetée par Stanton avec colère et horreur, car il distingua les mots suivans : « Éloigne-toi, monstre ! démon ! Retourne dans ta patrie. Ces murs eux-mêmes frémissent de ta présence ; ce pavé ne supporte pas que tu le foules !
 

La fin de ce manuscrit extraordinaire était dans un tel état de vétusté, que, sur quinze pages, Melmoth put à peine déchiffrer quinze lignes, quoiqu’il y mît autant de soin qu’un antiquaire qui cherche à déployer un rouleau trouvé dans les ruines d’Herculanum. Ce qu’il en lut ne servit qu’à exciter au lieu d’apaiser sa curiosité. Il n’était plus question de Melmoth : on y voyait seulement que Stanton finit par sortir de sa funeste prison ; qu’il ne cessa de poursuivre l’être mystérieux qui faisait le tourment de sa vie. Il visita de nouveau le continent, revint en Angleterre : ses courses, ses demandes, son or, tout fut inutile. Il était destiné à ne plus revoir, pendant sa vie, l’être qu’il avait rencontré trois fois dans des circonstances si étranges. À la fin cependant, il découvrit qu’il était né en Irlande, et il résolut en conséquence d’y passer ; mais ses recherches dans ce royaume ne furent pas plus heureuses. La famille de Melmoth ne savait rien, ou du moins ne voulut rien communiquer à un étranger de ce qui le regardait, et Stanton repartit sans avoir réussi. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’il paraissait, par certains passages, à demi-effacés du manuscrit, que Stanton ne fit jamais part à personne des détails de leur conversation dans l’hospice des aliénés, et que, dès que l’on y faisait la plus légère allusion, il tombait dans des accès de colère et de tristesse aussi singuliers qu’effrayans. Quoi qu’il en soit, il laissa son manuscrit dans les mains de la famille de Melmoth, dans l’idée peut-être que si l’ignorance de ses parens n’était pas feinte, eux ou leurs descendans seraient bien aises un jour d’apprendre le peu de détails qu’il était en état de leur donner sur son compte. Le manuscrit se terminait par ces mots :

« Je l’ai cherché partout. Le désir de le revoir encore une fois est devenu comme un feu qui me consume : c’est une condition nécessaire à mon existence. J’ai vainement visité l’Irlande, où l’on m’a dit qu’il avait pris naissance. Peut-être nous retrouverons-nous pour la dernière fois dans »


Quand Melmoth eut achevé la lecture du manuscrit, il se pencha sur la table devant laquelle il était assis ; sa tête était appuyée sur ses mains. Il avait les sens comme égarés, et l’esprit dans un état où la stupeur se mêlait à l’irritation. Au bout de quelques instans, il se leva avec un tressaillement involontaire, et il vit le portrait qui semblait le regarder fixement. Il était placé à fort peu de distance du tableau, et cette distance paraissait encore diminuée par la lumière forte dont il était éclairé. Melmoth crut pour un moment que la peinture allait ouvrir la bouche, et lui expliquer la mystérieuse existence de son original.

Il contempla à son tour le portrait ; le plus profond silence régnait dans la maison : ils étaient seuls ensemble. À la fin, l’illusion se dissipa ; et comme l’esprit passe facilement d’un extrême à l’autre, Melmoth se rappela l’ordre que son oncle lui avait donné. Il saisit le portrait. Sa main trembla dans le premier moment ; mais la toile usée semblait faciliter ses efforts. Il l’arracha du cadre avec un cri moitié effrayant, moitié triomphant. Le portrait tomba à ses pieds, et il frémit en le voyant tomber. Il s’attendait que des sons plaintifs, des soupirs d’une horreur prophétique et inexplicable suivraient le sacrilége qu’il commettait en enlevant des murs paternels le portrait d’un de ses ancêtres. Il s’arrêta pour écouter : aucun bruit ne frappa son oreille ; mais par un effet du raccourci, les plis que forma la toile, en tombant à terre, donnèrent au portrait l’apparence du sourire. Melmoth éprouva, à cette vue, une horreur inconcevable. Il releva le tableau, courut dans la chambre voisine, le coupa en lanières, le jeta au feu, et ne le quitta point qu’il n’en eût vu consumer le dernier débris. Il se jeta alors sur son lit, dans l’espoir de réparer ses fatigues par un sommeil profond ; mais il lui fut impossible de dormir. La lumière triste des tourbes qui continuaient à brûler dans le foyer, le troublait à chaque instant, en jetant une teinte rougeâtre sur tous les meubles de la chambre. Le vent était très-élevé ; et chaque fois que la porte craquait, Melmoth croyait entendre tourner la serrure, et un pied se poser sur le seuil. Tout-à-coup, soit en songe, soit en réalité, Melmoth n’en acquit jamais la certitude, il crut voir à cette même porte l’image de son ancêtre. Elle hésitait, comme la nuit de la mort du vieux Melmoth. Elle approcha enfin de son lit, et lui dit à l’oreille : « Vous m’avez donc brûlé ? Mais je puis survivre à ces flammes : j’existe ; je suis à vos côtés. » Melmoth tressaille ; il saute à bas de son lit, et voit le jour. Jetant les yeux autour de lui, il n’aperçoit personne dans la chambre ; il éprouve seulement une légère douleur dans le poignet droit. Il y regarde, et voit une marque bleue comme celle d’une main qui l’aurait pressé avec force.


CHAPITRE V.



Le soir d’après, Melmoth se retira de bonne heure. Le peu de repos qu’il avait goûté la veille lui rendait le sommeil nécessaire, et la tristesse du temps ne lui inspirait pas le désir de prolonger la journée. On était à la fin de l’automne, de gros nuages parcouraient lentement le ciel, comme pour se conformer à l’ennui que l’âme éprouve dans cette saison de l’année. Il ne tombait pas une goutte de pluie : les nuées en s’amoncelant présageaient une tempête affreuse. La menace ne tarda pas à s’accomplir. La soirée offrit une obscurité prématurée, et des raffales soudaines ébranlaient la maison jusque dans ses fondemens. Vers la nuit, la tempête fut dans toute sa force. Le lit de Melmoth était secoué au point de lui ôter toute possibilité de dormir ; il se leva et descendit à la cuisine où les domestiques rassemblés étaient assis autour du feu. Tous convenaient qu’ils n’avaient jamais entendu de tempête aussi horrible, et dans l’intervalle des coups de vent qui s’engouffraient dans la cheminée, ils offraient au Ciel des prières pour ceux qui étaient sur mer pendant cette nuit. La proximité de la côte, qui était de celles que les marins appellent malsaines, donnait à leurs vœux une effrayante sincérité.

Bientôt cependant Melmoth découvrit que leur esprit éprouvait d’autres terreurs encore que celles qu’inspirait la tempête. Ils semblaient tous la croire intimement liée avec la mort récente de leur maître, et avec la visite du personnage extraordinaire, dont l’existence ne souffrait aucun doute à leurs yeux. Ils se communiquaient mutuellement leurs craintes, à voix basse, mais assez distinctement pour que Melmoth qui marchait à grands pas dans la cuisine pût fort bien entendre ce qu’ils disaient. La frayeur aime l’association des idées ; elle se plaît à lier l’agitation des élémens avec celle de la vie de l’homme. Le vent, les éclairs, le roulement du tonnerre trouvent toujours quelqu’un dont l’imagination active reconnaît en eux la suite ou le présage d’une calamité ; ils ont toujours quelque rapport avec le sort des vivans ou la destinée des morts.

« Il est parti avec ce coup de vent, » dit une des vieilles femmes en ôtant la pipe de sa bouche et en cherchant vainement à la rallumer aux cendres que la tempête avait dispersées sur le carreau.

« Il reviendra, » s’écria une autre, « il reviendra ; il ne repose pas ! il crie et se lamente, jusqu’à ce qu’il ait dit quelque chose qu’il n’a jamais pu dire pendant sa vie. Dieu nous préserve, » ajouta-t-elle, en se baissant pour parler dans la cheminée comme si elle avait voulu adresser la parole à cette âme inquiète. « Dites-nous ce que vous désirez et faites cesser la tempête. Y consentez-vous ? »

Le vent lui répondit avec d’affreux hurlemens : la vieille se retira en frissonnant.

« Si c’est là ce que vous voulez, prenez-les tous, » dit une jeune femme que Melmoth n’avait pas encore remarquée, et en disant ces mots elle arracha avec vivacité ses papillottes et les jeta au feu.

Son action fit souvenir Melmoth d’une histoire ridicule qu’on lui avait racontée la veille. Il paraît que cette jeune fille s’était servie pour ses cheveux de quelques vieux papiers de famille tout-à-fait inutiles ; elle s’imagina néanmoins que le bruit terrible qui se faisait là-haut provenait de ce qu’elle s’était emparée d’une chose appartenant au défunt ; elle n’eut donc rien de plus pressé que de s’en dessaisir en ajoutant :

« Allons, allons, soyez content, au nom du Seigneur, et qu’il n’en soit plus question. Vous avez maintenant ce que vous désirez : nous laisserez-vous tranquilles ? »

Melmoth ne put s’empêcher de rire de cette apostrophe. Tout-à-coup il s’arrête, frappé d’un son qui n’était pas celui du vent.

« Chut ! Silence. Je viens d’entendre un coup de canon. Il y a un vaisseau près de la côte. »

Chacun se tut pour écouter. Nous avons déjà dit que la demeure de Melmoth était près de la mer : aussi ses habitans étaient-ils accoutumés aux naufrages et à toutes les horreurs qui les accompagnent, et il n’est que juste de dire que jamais des signaux de détresse ne les avaient trouvés lents à courir au secours de leurs semblables.

Tous les domestiques fixèrent leurs regards sur Melmoth : on eût dit que ses yeux pouvaient dévoiler les secrets des abîmes. Le vent s’apaisa pendant un moment qui s’écoula dans un morne silence et dans l’attente la plus douloureuse. Le même son se répéta : on ne pouvait plus s’y tromper. « C’est un canon. Il y a un vaisseau en détresse ; » s’écria Melmoth en s’élançant hors de la cuisine et en disant aux hommes de le suivre.

Ils ne se firent pas prier, ne demandant pas mieux que de courir au-devant du danger. Après tout, une tempête est moins terrible au grand air qu’entre quatre murs. Elle excite l’énergie de ceux qui y sont exposés, elle les stimule à agir et flatte leur vanité, tandis que ceux qui restent chez eux éprouvent un besoin d’action qui leur fait presque préférer la souffrance et la crainte.

On aurait de la peine à se figurer la confusion qui tout-à-coup régna dans la maison. De tous côtés on cherchait de vieux habits, de vieilles bottes, de vieux chapeaux du défunt. Pendant ce temps Melmoth était monté à la chambre la plus élevée de la maison. Le vent avait brisé la fenêtre. S’il y avait eu de la lumière il aurait distingué la mer et une grande étendue de côte. Il mit la tête à l’air et l’avança le plus qu’il put, en retenant son haleine pour mieux entendre et mieux voir. La nuit était sombre ; mais son œil, rendu perçant par l’inquiétude, finit par distinguer une lumière à une grande distance en mer. Une raffale le força de s’éloigner pour un instant. À son retour, il aperçut une faible lueur bientôt suivie d’un coup de canon.

Il ne lui en fallut pas davantage, et en moins de cinq minutes Melmoth et ses gens furent sur le rivage. Ils n’avaient pas loin à aller ; mais la violence du vent retardait leur marche et l’inquiétude la faisait paraître plus triste encore. De temps à autre ils se disaient d’une voix entrecoupée : « Réveillez les habitans de cette chaumière. — Il y a de la lumière dans cette maison. — Ils sont tous levés. — Cela n’est pas étonnant. — Qui pourrait dormir pendant une pareille nuit ? — Tenez la lanterne plus basse. — Il est impossible de tenir sur la grève. »

« Encore un coup de canon ! » s’écrièrent-ils tous à la fois en distinguant la lueur de l’amorce qui perçait l’obscurité de la nuit, et le coup retentit bientôt pesamment autour du rivage comme si on l’eût tiré sur la tombe des infortunés.

« Voici le rocher ! tenons-nous bien et ne nous quittons pas. »

Ils l’escaladèrent.

« Grand Dieu ! » s’écria Melmoth, qui était au nombre des plus avancés ; « quelle nuit et quel spectacle ! Élevez votre lanterne. N’entendez-vous pas des cris ? Faites-leur un signal ; faites-leur comprendre qu’ils peuvent espérer, que le secours est près d’eux. — Arrêtez, » ajouta-t-il au bout d’un instant, « laissez-moi monter sur cette roche ; ils entendront mes cris. »

Il se mit à traverser témérairement le bras de mer qui le séparait du promontoire où il voulait monter, tandis que l’écume des brisans, dont il était enveloppé, menaçait de le suffoquer. Il arriva à la fin, et fier de son succès, il cria de toutes ses forces. Mais sa voix se perdit dans la tempête ; lui-même, il put à peine l’entendre. Dans cet instant les nuages, chassés avec rapidité, s’entr’ouvraient, et la lune vint dissiper l’obscurité. Melmoth aperçut distinctement le vaisseau, et reconnut tout son danger. Il avait échoué contre un rocher, au-dessus duquel les brisans lançaient leur écume à la hauteur de plus de trente pieds. Le corps du navire était à moitié sous l’eau. Son grand mât était coupé. Les cordages étaient déchirés, et à chaque lame qui passait sur le pont, Melmoth entendait les cris de ceux qu’elle entraînait, ou de ceux dont les forces et le courage étant également épuisés, ne conservaient plus d’espoir, et savaient que leur trépas serait le premier qui suivrait. Rien n’est plus horrible que de voir des hommes périr si près de nous, qu’il suffirait en quelque sorte de leur tendre la main pour en sauver quelques-uns, sans qu’il soit possible d’exécuter le simple mouvement d’où dépendrait leur salut. Melmoth le sentit, et il fut si pénétré de l’inutilité de ses efforts, que ses cris inarticulés ne faisaient qu’imiter le bruit des vents qui sifflaient autour de lui.

Sur ces entrefaites toute la population du voisinage, alarmée par la nouvelle qu’un vaisseau se perdait sur la côte, arrivait en masse sur le rivage, et ceux mêmes qui par expérience, par conviction, ou peut-être par ignorance, ne cessaient de répéter : « Qu’il était impossible de sauver le navire ; que tout l’équipage devait infailliblement périr. » Ceux-là mêmes, disons-nous, ne laissaient pas de presser le pas, comme s’ils eussent été impatiens de voir leurs prédictions se réaliser, tout en s’efforçant d’en détourner l’effet.

On remarquait surtout parmi eux un homme, qui assurait pertinemment que le vaisseau aurait coulé à fond avant qu’ils ne pussent arriver sur la grève. Monté sur un rocher, et voyant l’état désespéré des naufragés, il cria d’un air de triomphe : « Ne vous l’avais-je pas dit ? N’avais-je pas raison ? » Plus la tempête augmentait, plus il élevait la voix pour dire : « N’avais-je pas raison ? » Et il répétait la même phrase au milieu des cris de l’équipage mourant. Étrange sentiment de vanité, qui élève des trophées au sein des tombeaux. C’est dans le même esprit que souvent on donne conseil au malheureux, et que quand son malheur est au comble, on se console par l’idée de l’avoir prédit. Du reste, l’homme dont nous venons de parler avait le cœur généreux et sensible. Il en donna des preuves cette nuit même : car il périt en cherchant à sauver la vie à un matelot qui nageait à vingt pas de lui.

Cependant tout le rivage était couvert de monde. Les rochers semblaient être animés ; mais toute assistance était impossible. Pas une chaloupe ne pouvait mettre en mer dans un temps pareil. Des cris retentissaient néanmoins d’un rocher à l’autre ; cris affreux qui annonçaient aux infortunés, à la fois, la proximité et l’impossibilité du secours. À la lumière des lanternes, ils voyaient le rivage peuplé d’habitans, dont ils étaient séparés par des vagues mugissantes, barrière insurmontable ! Ce fut dans ce moment que Melmoth se réveilla d’une stupeur horrible, à laquelle il avait été livré ; regarda autour de lui, et voyant l’attention de tant de personnes dirigée vers le même objet, dans le vain espoir de secourir des malheureux, il s’écria : « Le cœur de l’homme est donc réellement bon quand il est excité par les souffrances de ses semblables ! » Il n’eut pas le temps de s’abandonner à cette consolante réflexion. Elle fut troublée à la vue d’un personnage, debout sur un rocher à quelques toises au-dessus de lui, et qui ne témoignait ni sympathie ni terreur. Il ne disait rien ; n’offrait aucun secours. Melmoth pouvait à peine se soutenir sur le rocher glissant où il était placé ; l’inconnu, quoique plus haut, paraissait être inébranlable. Il ne se laissait émouvoir ni par la tempête, ni par le spectacle qu’il avait devant les yeux. Les vêtemens de Melmoth étaient en lambeaux malgré tous ses efforts ; ceux de l’étranger restaient immobiles au souffle de la tempête. Cette circonstance, quelque étonnante qu’elle fût, frappa moins notre jeune homme que l’insensibilité qu’il témoignait à la terreur et à la détresse qui l’environnaient. Melmoth s’écria tout haut : « Juste Ciel ! est-il possible qu’une créature humaine reste là sans faire un effort, sans exprimer un sentiment en faveur de ces infortunés qui périssent ? » Après quelques momens de silence, il entendit distinctement ces mots : « Qu’ils meurent. » Il leva les yeux et vit encore l’étranger à la même place, les bras croisés sur la poitrine, le pied en avant, immobile au milieu de l’écume dont il était couvert. Aux pâles rayons de la lune, Melmoth put observer qu’il considérait la scène avec une expression de physionomie, formidable, révoltante, barbare. Dans ce moment même, une vague se brisa contre la carcasse du vaisseau, et un cri d’horreur s’éleva de la bouche de tous les spectateurs.

Aussitôt que ce cri eut cessé de retentir, Melmoth entendit un éclat de rire qui lui glaça le sang dans les veines. Il provenait du personnage placé au-dessus de lui. Un souvenir vint tout-à-coup l’éclairer comme un coup de foudre. Il se rappela ce que le manuscrit disait de la nuit où Stanton rencontra la première fois, en Espagne, cet être extraordinaire dont l’existence enchantée, défiant le temps et l’espace, eut par la suite une si fatale influence sur sa destinée. Il se rappela le rire infernal avec lequel cet être avait contemplé les corps des deux amans que la foudre avait consumés. Melmoth crut avoir entendu ce même rire ; il ne douta pas que le même être ne fût devant ses yeux. Sans se livrer à aucune réflexion, il s’empressa d’escalader le rocher ; déjà il n’était plus qu’à quelques pieds de cet objet qui la nuit comme le jour occupait sans relâche toutes ses pensées ; il pouvait presque le toucher en étendant seulement la main. Il ne lui restait qu’un pas à faire pour atteindre le sommet de la roche : il saisit une pierre ; elle se détache, et Melmoth roule jusqu’au bas, où les flots semblaient l’attendre pour l’engloutir.

Il ne sentit pas d’abord toute la hauteur de sa chute ; mais il entendit le bruit de l’onde qui s’entr’ouvrait. Il alla pour un moment au fond et revint sur-le-champ à la surface de l’eau. Il se débattait sans rien trouver à saisir. Dix mille trompettes retentissaient à ses oreilles ; des flammes sortaient de ses yeux. Enfin il perdit tout-à-fait connaissance et ne reprit ses sens qu’au bout de quelques jours, quand il se retrouva dans son lit ; la vieille gouvernante était à ses côtés. Il s’écria d’une voix affaiblie : « Quel songe affreux ! » et il ajouta en retombant sur son oreiller : « Comme il a épuisé mes forces ! »


CHAPITRE VI.



Après cette exclamation, Melmoth garda pendant quelques heures un profond silence. Sa mémoire revenait graduellement ; ses sens retrouvaient leur assiette ; sa raison reprenait son empire.

« Maintenant je me souviens de tout, » s’écria-t-il en se mettant sur son séant avec une véhémence soudaine qui effraya sa vieille garde : car elle croyait déjà que son délire allait le reprendre. Mais s’étant approchée de son lit, la chandelle d’une main, tandis que de l’autre elle se couvrait soigneusement les yeux, afin que la lumière tombât en plein sur les traits du malade, elle vit briller dans ses regards le feu de la raison. Tous ses mouvemens indiquaient le retour parfait de la santé. Il demanda vivement comment il avait été sauvé ; comment la tempête s’était terminée ; si quelque personne de l’équipage avait survécu comme lui au naufrage. Quoiqu’on eût bien recommandé à la gouvernante de ne pas souffrir qu’il parlât, ni même qu’il écoutât parler, elle ne put s’empêcher de répondre à ses questions réitérées. Depuis plusieurs jours déjà elle suivait ponctuellement l’ordonnance : c’était tout ce qu’on pouvait raisonnablement exiger d’elle.

Elle commença donc sa narration, qui servit du moins à endormir profondément Melmoth avant qu’elle fût à moitié terminée. Il avait écouté le commencement avec beaucoup d’attention ; mais sa respiration prolongée fit bientôt connaître qu’il cédait à un assoupissement involontaire. Elle ne cessa pourtant pas de parler, et les images qu’elle dépeignait continuèrent pendant quelque temps à flotter vaguement devant ses yeux, sans qu’il pût néanmoins les comprendre ou les coordonner.

Le lendemain en se réveillant, il regarda autour de lui ; ses idées n’étaient pas encore bien nettes, mais il se rappelait cependant que la gouvernante lui avait parlé d’un étranger qui avait été sauvé du naufrage, qui se trouvait dans la maison et qui était encore très-souffrant et très-affaibli des meurtrissures qu’il avait reçues, de la frayeur et des fatigues qu’il avait éprouvées. Melmoth demanda instamment à le voir.

Les opinions des domestiques étaient partagées au sujet de cet étranger. Il était catholique, et cette circonstance parlait en sa faveur auprès d’eux. Son premier mouvement, en recouvrant la raison, avait été de demander un prêtre catholique et de remercier le ciel de ce qu’il se trouvait dans un pays où il pouvait jouir des secours de la religion. Jusque-là tout allait bien ; mais il montrait une hauteur mystérieuse et une réserve qui repoussaient l’officieuse indiscrétion de ceux qui le servaient. Il se parlait souvent à lui-même dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. Ils avaient espéré que l’ecclésiastique leur donnerait quelque éclaircissement à ce sujet ; mais celui-ci, après avoir écouté pendant assez long-temps à la porte, déclara que la langue que l’étranger parlait n’était pas le latin, et quand il l’eut entretenu, il refusa de leur dire quelle était cette langue, et leur défendit même de témoigner à cet égard la moindre curiosité. Cette explication fut loin de les satisfaire, et ils décidèrent en outre que, puisque l’étranger parlait couramment l’anglais, il n’avait pas le droit de les inquiéter par ces sons inconnus, qui souvent pleins d’énergie, semblaient ne devoir servir qu’à évoquer quelque être invisible.

« Il demande tout ce dont il a besoin en anglais, » dit la gouvernante ; « il dit en anglais qu’il lui faut de la chandelle, il dit aussi en anglais qu’il a envie de se coucher ; et pourquoi diantre ne peut-il pas tout faire en anglais ? Il adresse aussi en anglais sa prière à ce portrait qu’il tire sans cesse de sa poitrine, et cependant je suis sûre que ce n’est pas celui d’un saint : car je l’ai entrevu ; c’est bien plutôt celui du diable, Dieu me préserve ! »

Toutes ces étranges rumeurs et mille autres encore étaient sans cesse rapportées à Melmoth qui en était tout-à-fait étourdi. Enfin, ayant appris que l’ecclésiastique venait chaque jour voir l’étranger, il demanda si le père Fay était dans la maison. « S’il y est, je veux le voir. » Le père Fay ne tarda pas à se rendre auprès de lui. C’était un ecclésiastique grave et respecté même de ceux qui n’étaient pas de sa communion. Quand il entra dans la chambre de Melmoth, celui-ci souriait encore du vain bavardage de ses domestiques.

« Je vous remercie, Monsieur, » dit-il, « de vos attentions pour l’infortuné gentilhomme qui se trouve, m’a-t-on dit, chez moi. »

— « Je n’ai fait que remplir mon devoir. »

— « Est-il vrai qu’il parle parfois une langue étrangère ? »

L’ecclésiastique répondit affirmativement.

« Savez-vous quel est son pays ? »

« Il est Espagnol, » dit le prêtre, et cette réponse si simple ne laissa aucun doute à Melmoth ; il vit qu’il n’y avait dans tout cela d’autre mystère que celui que ses domestiques, dans leur folie, avaient eux-mêmes créé.

L’ecclésiastique raconta pour lors à Melmoth les détails du naufrage. Le navire était un vaisseau marchand anglais, destiné à Wexford ou à Waterford, et qui, poussé par le vent sur la côte de Wicklow, y avait échoué sur des rochers à fleur d’eau dans la nuit du 19 octobre, et pendant la grande obscurité causée par la tempête. L’équipage, les passagers, tout avait péri excepté ce seul Espagnol. Une chose digne de remarque était que cet étranger avait sauvé la vie de Melmoth. Pendant qu’il s’efforçait d’atteindre le rivage à la nage, il avait vu celui-ci tomber du rocher qu’il gravissait, et quoique ses forces fussent à peu près épuisées, il en avait recueilli le peu qui lui restait pour sauver une personne qui, à ce qu’il jugeait, ne devait qu’à son humanité le danger où il avait été entraîné. Ses efforts réussirent, quoique Melmoth ne s’en aperçût pas, et le matin on les trouva sur la grève, enlacés dans les bras l’un de l’autre ; mais tous deux roides et sans connaissance. Quand on voulut les séparer, ils donnèrent quelques signes de vie, et l’étranger fut transporté à la maison de Melmoth.

« Vous lui devez la vie, » dit le prêtre quand il eut fini de parler.

« Je vais à l’instant même l’en remercier, » répondit Melmoth. Tandis qu’on l’aidait à sortir de son lit, la vieille femme lui dit à l’oreille avec un effroi qui n’était que trop visible :

« Au nom du Ciel, ne lui dites pas que vous êtes un Melmoth. Quelqu’un ayant par hasard prononcé ce nom devant lui l’autre soir, il s’est mis à battre la campagne comme un fou. »

Melmoth se rappela douloureusement, à ces mots, quelques passages du manuscrit ; mais il fit un effort sur lui-même, et se rendit à la chambre de l’étranger.

L’Espagnol était un homme d’environ trente ans, d’une belle figure et de manières prévenantes. À la gravité ordinaire à ceux de sa nation, il joignait une teinte particulière de mélancolie. Il parlait l’anglais couramment, et Melmoth lui en ayant fait l’observation, il répondit en soupirant qu’il l’avait appris à une pénible école. Melmoth changea pour lors de discours, et lui témoigna sa reconnaissance de ce qu’il lui avait sauvé les jours.

« Seigneur, épargnez-moi, » dit l’Espagnol, « si la vie ne vous était pas plus précieuse qu’à moi, elle ne serait pas digne de vos regrets. »

« Vous avez cependant fait des efforts pour vous sauver, observa Melmoth. »

« C’était par instinct, » dit l’Espagnol.

« Vous en avez fait autant pour moi, » reprit Melmoth.

« C’était aussi de l’instinct, dans le premier moment, » répliqua l’Espagnol ; puis reprenant sa grave politesse, il ajouta : « je ferais mieux de l’attribuer à l’influence de mon bon génie. Je suis étranger dans ce pays, et j’aurais été bien malheureux si je n’eusse trouvé un asile sous votre toit. »

Melmoth crut remarquer qu’il parlait avec difficulté, et il avoua en effet, quelques instans après, que, quoiqu’il ne fût pas blessé, il avait éprouvé tant de fatigue, il s’était fait tant de contusions, qu’il avait presque perdu l’usage de ses membres, et qu’il respirait péniblement. Après avoir achevé la relation de ses souffrances pendant le naufrage et durant ses efforts pour gagner le rivage, il s’écria en espagnol :

« Ô mon Dieu ! pourquoi Jonas s’est-il sauvé quand l’équipage a péri ? »

Melmoth, croyant qu’il allait se livrer à quelque devoir de piété, voulut se retirer ; mais l’Espagnol le retint en lui disant :

« Seigneur, j’apprends que votre nom est… » Il fit une pause, frémit, et puis, avec un effort qui ressemblait à une convulsion, il prononça le nom de Melmoth.

— « Mon nom est en effet Melmoth. »

— « Avez-vous eu un ancêtre à une époque très-reculée, dont peut-être il ne vous reste plus de tradition ?… Mais il est inutile de le demander… »

Ici l’Espagnol se couvrit le visage de ses deux mains, et poussa un long gémissement. Melmoth l’écoutait avec une curiosité mêlée d’effroi.

— « Peut-être que si vous vouliez poursuivre je serais en état de vous répondre. Continuez donc, Seigneur. »

« Avez-vous eu, » reprit l’Espagnol en parlant rapidement, quoique avec effort, « un parent qui ait visité l’Espagne il y a environ cent quarante ans ? »

— « Je crois… oui… je crains d’en avoir eu. »

— « Cela suffit, Seigneur ; laissez-moi… demain peut-être… laissez-moi de grâce pour aujourd’hui. »

« Il m’est impossible de vous quitter maintenant, » dit Melmoth en le retenant dans ses bras comme il allait tomber à terre. Il n’était pas insensible, car ses yeux roulaient avec une expression terrible, et il s’efforçait de parler. Ils étaient seuls. Melmoth n’osant l’abandonner demanda de l’eau, et quand il voulut ouvrir son gilet pour faciliter sa respiration, il trouva sur son cœur une petite miniature. Dès qu’il eut touché ce portrait, l’étranger revint à lui comme par enchantement. Il le saisit d’une main froide comme la mort, et murmura d’une voix rauque mais touchante : « Qu’avez-vous fait ? » Il chercha le ruban auquel ce portrait était suspendu, et dès qu’il se fut tranquillisé au sujet de son trésor, il se tourna vers Melmoth, et dit avec un calme effrayant : « Vous savez donc tout ? »

« Je ne sais rien, » dit Melmoth en balbutiant.

L’Espagnol se releva, et se dégageant des bras de Melmoth qui le soutenait, il s’approcha vivement, mais en chancelant, des lumières, exposa à ses regards le portrait qu’il tenait : c’était celui de cet être extraordinaire. Grossièrement peint, on y reconnaissait le pinceau d’un amateur ; mais la ressemblance était d’une fidélité surprenante.

« Votre ancêtre… était-il… l’original de ce portrait ?… Êtes-vous un de ses descendans ?… Êtes-vous le dépositaire de ce terrible secret qui… ? »

Il tomba à nouveau sur le plancher, agité d’affreuses convulsions, et Melmoth qui, dans l’état de faiblesse où il se trouvait lui-même, ne pouvait supporter une pareille scène, fut ramené dans son appartement.

Il ne revit son hôte qu’au bout de plusieurs jours. Celui-ci était plus calme, et il conserva sa tranquillité jusqu’à ce qu’il se rappelât qu’il devait à Melmoth quelques excuses de la singulière émotion qu’il avait témoignée à leur première entrevue. Il commença en hésitant,… s’arrêta, et paraissait chercher vainement à mettre de l’ordre dans ses idées ou plutôt dans son langage ; mais il était si évident que les efforts qu’il faisait ne servaient qu’à renouveler son émotion, que Melmoth crut devoir les lui éviter, et changea de conversation. Celle qu’il choisit fut la plus malheureuse qu’il eût pu imaginer. Il lui demanda le motif de son voyage en Irlande. Après une longue pause, l’Espagnol lui dit :

« Il y a peu de jours, Seigneur, que je ne pensais pas qu’il existât un mortel dont le pouvoir allât jusqu’à me forcer à dévoiler ce motif. Je le croyais aussi impossible à communiquer que difficile à croire. Il me semblait que j’étais seul sur la terre, sans espoir et sans consolation. Il est étrange qu’un accident m’ait conduit chez le seul individu de qui je puis attendre l’un et l’autre, et qui pourra peut-être faciliter pour moi le développement des circonstances qui m’ont placé dans une situation si extraordinaire. »

Cet exorde, prononcé avec une gravité solennelle, fit beaucoup d’effet sur Melmoth. Il s’assit et se préparait à l’écouter. Déjà l’Espagnol avait commencé à parler, quand, après un peu d’hésitation, il arracha le portrait de son cou, et le jetant par terre, il l’écrasa sous ses pieds, avec une vivacité tout-à-fait méridionale, puis il s’écria :

« Démon ! démon ! tu m’étrangles ! » Quand l’exécution fut faite, il dit : « Maintenant je suis plus tranquille. »

La chambre dans laquelle ils étaient assis était basse et mal meublée. La soirée était orageuse, et le vent faisait crier les fenêtres et les portes. Pendant la longue pause que fit l’Espagnol avant de commencer sa narration, Melmoth se sentit profondément agité ; son cœur battait. Il se leva et voulut, par un signe de la main, l’empêcher de parler. L’étranger, regardant au contraire ce signe comme une marque de son impatience, prit la parole en ces termes.


CHAPITRE VII.
HISTOIRE DE L’ESPAGNOL.



Vous savez, Seigneur, que je suis né en Espagne ; mais vous ignorez encore que je descends d’une de ses plus nobles familles, d’une famille dont elle aurait pu s’enorgueillir dans les jours de sa plus grande gloire : en un mot, de la famille de Monçada. Je l’ignorais moi-même pendant les premières années de ma vie ; mais je me rappelle fort bien que pendant ces années il y avait un singulier contraste dans les traitemens que j’éprouvais. D’un côté la tendresse la plus vive, et de l’autre un mystère impénétrable. J’habitais une chétive maison dans un des faubourgs de Madrid, et j’étais confié aux soins d’une vieille femme, dont l’affection paraissait dictée autant par l’intérêt que par l’inclination. Toutes les semaines j’étais visité par un jeune cavalier et par une femme d’une grande beauté. Ils me caressaient, m’appelaient leur enfant chéri, et moi, attiré par les plis gracieux que formaient la capa de mon père et le voile de ma mère, ainsi que par un certain air de supériorité indéfinissable que je leur trouvais, sur toutes les autres personnes dont j’étais entouré, je rendais leurs caresses, et je les suppliais de m’emmener avec eux à la maison. À ces mots ils faisaient un plus riche cadeau à la femme chez qui je demeurais, et dont les soins redoublaient après ce stimulant.

J’observais que leurs visites étaient toujours courtes et qu’ils ne venaient que le soir. Mon enfance fut donc enveloppée des ombres du mystère, et c’est peut-être à cela qu’il faut attribuer la teinte durable et ineffaçable qui a marqué les vues, le caractère et les sentimens de toute ma vie.

Un changement soudain eut lieu. Un jour, on vint me voir, on me couvrit de riches vêtemens, et l’on me conduisit, dans une superbe voiture, dont le mouvement m’étourdit, à un palais dont la façade me parut toucher aux cieux. On me fit passer rapidement par plusieurs appartemens dont la richesse m’éblouit, et par des haies de domestiques qui me saluaient, jusqu’à ce que j’arrivasse à un cabinet où était assis un vieux seigneur. Sa posture tranquille et majestueuse, la silencieuse magnificence dont il était environné, me disposèrent presque à m’agenouiller et à l’adorer, comme ces saints, qu’après avoir traversé une église immense, nous trouvons placés dans quelque niche solitaire richement décorée. Mon père et ma mère étaient tous deux dans le cabinet, et semblaient considérer avec respect ce fantôme âgé, pâle et auguste. Leur respect augmenta le mien, et quand ils me conduisirent à ses pieds, je me crus sur le point d’être offert en holocauste. Il m’embrassa cependant avec un peu de répugnance et encore plus de sévérité. Quand cette cérémonie, pendant la durée de laquelle je tremblais vivement, fut terminée, un domestique m’emmena et me conduisit dans un appartement où je fus traité à tous égards comme le fils d’un grand seigneur. Le soir mes parens vinrent me voir ; ils pleurèrent en m’embrassant, et je crus m’apercevoir que des larmes de douleur se mêlaient à celles de la tendresse. Tout ce qui m’entourait me paraissait si étrange, que ce changement m’étonna peu. J’étais si changé moi-même, que j’aurais regardé comme un phénomène de retrouver les autres dans le même état où je les avais laissés.

Mais les changemens se suivirent avec tant de rapidité, qu’ils produisirent sur moi l’effet de l’ivresse. J’avais douze ans, et les habitudes rétrécies de mon enfance avaient eu sur moi leur effet ordinaire, c’est-à-dire qu’elles avaient exalté mon imagination aux dépens de mes autres facultés. Je m’attendais à une aventure chaque fois que la porte s’ouvrait, ce qui, par parenthèse, n’arrivait que fort rarement, pour m’annoncer l’heure de la prière, celle du repas et celle de la promenade. Le troisième jour après mon entrée au palais de Monçada, ma porte s’ouvrit à une heure inusitée, et cette circonstance me fit trembler de frayeur. Mon père et ma mère entrèrent suivis d’une foule de domestiques et accompagnés d’un jeune homme, que sa taille avantageuse et son air distingué faisaient paraître plus âgé que moi, quoiqu’il fût réellement mon cadet d’un an.

« Alonzo, » me dit mon père, « embrassez votre frère. » Je m’avançai vers lui avec toute la vivacité de ma jeunesse, enchanté d’avoir un nouvel objet d’affection, et prêt à ne mettre aucune borne à mon dévouement pour l’objet aimé ; mais mon frère s’approcha à pas lents, me tendit les bras d’un air composé, appuya pour un moment sa tête sur mon épaule, et en se relevant me regarda avec des yeux perçans, dont le lustre hautain n’offrait pas un seul rayon d’amitié fraternelle. Cet accueil me déconcerta complétement. Cependant nous avions obéi à mon père ; nous nous étions embrassés.

« Que je vous voie joindre les mains, » dit mon père, comme s’il eût désiré jouir de ce spectacle.

Je tendis la main à mon frère, et nous restâmes unis pendant quelques instans, durant lesquels mon père et ma mère s’éloignèrent pour nous considérer. J’eus le temps de réfléchir à la comparaison qu’ils devaient faire entre nous ; elle n’était nullement en ma faveur. J’étais grand ; mais mon frère était beaucoup plus grand que moi. Il avait un air de confiance ; j’ose même dire de conquête. L’éclat de son teint ne pouvait être égalé que par celui de ses grands yeux noirs, qu’il détourna de moi sur nos parens, comme pour leur dire : « Choisissez entre nous, et rejetez-moi si vous l’osez. »

Mon père et ma mère s’avancèrent et nous embrassèrent tous deux. Je me pendais à leur cou ; mon frère se soumit à leurs caresses avec une sorte de fierté impérieuse, qui semblait exiger une reconnaissance plus marquée.

Je ne les revis plus. Le soir toute la maison, composée de près de deux cents domestiques, fut au désespoir. Le duc de Monçada, que je n’avais vu qu’une fois, venait de mourir. On enleva partout les tapisseries des murs. Tous les appartemens se remplirent d’ecclésiastiques. Mes surveillans me négligèrent, et j’errai dans les chambres spacieuses. J’arrivai enfin dans une pièce, et je soulevai par hasard un rideau de velours noir, qui m’offrit un spectacle, dont malgré ma jeunesse je fus extrêmement frappé. Mon père et ma mère, tous deux vêtus de noir, étaient assis à côté du lit, où je crus voir mon grand-père endormi, mais son sommeil était très-profond. Mon frère était aussi là ; il avait un habit de deuil qu’il paraissait porter à regret et avec impatience. Je m’élançai en avant ; les domestiques me retirèrent : « Quoi ! » m’écriai-je, « ne m’est-il pas permis d’être ici ? Mon frère y est bien ! » Un ecclésiastique m’entraîna hors de l’appartement. Je me débattis et je demandai qui j’étais avec une arrogance qui convenait plus à mes prétentions qu’à mes espérances.

« Vous êtes le petit-fils du feu duc de Monçada, » me répondit-on.

— « Et pourquoi suis-je traité ainsi ? »

Cette question ne reçut pas de réponse. On me reconduisit à mon appartement et l’on me surveilla pendant les funérailles du duc ; il ne me fut pas permis de suivre le convoi. Je vis le triste et splendide cortége quitter le palais. Je courais d’une fenêtre à l’autre pour contempler la pompe funéraire que je ne pouvais accompagner. Deux jours après on me dit qu’une voiture m’attendait à la porte. J’y montai, et je fus conduit à un couvent de religieux qui étaient connus pour ex-jésuites, quoique personne ne se permît de le dire tout haut. C’était là que devait se faire mon éducation ; et, dès le soir même, je devins un habitant du couvent.

Je m’appliquai à mes études ; mes professeurs furent contens de moi ; mes parens venaient me voir souvent et me donnaient toutes les marques usitées d’affection. Tout allait bien. Mais un jour, comme ils se retiraient, j’entendis un vieux domestique de leur suite observer qu’il était étrange que le fils aîné du duc de Monçada fût élevé dans un couvent, et destiné à la vie monastique, tandis que le cadet vivait dans un palais superbe, entouré de tous les maîtres qui convenaient à son rang. Les mots de vie monastique sonnèrent affreusement à mes oreilles ; ils m’expliquèrent non-seulement l’indulgence que l’on avait pour moi dans le couvent, indulgence tout-à-fait contraire à la sévérité ordinaire de la discipline, mais encore le langage particulier que tenaient avec moi le supérieur, les frères et les pensionnaires. Le premier, que je voyais une fois par semaine, donnait les éloges les plus flatteurs aux progrès que je faisais dans mes études, et j’en rougissais, car je savais que mes progrès ne pouvaient se comparer à ceux de plusieurs autres pensionnaires. Le père supérieur me donnait après cela sa bénédiction, à laquelle il ne manquait jamais d’ajouter ces mots : « Mon fils, Dieu ne permettra pas que son agneau s’écarte du bercail. »

Les frères prenaient toujours en ma présence un air de tranquillité qui disait plus en faveur de leur position que ne l’eût fait l’éloquence la plus exagérée. On me cachait soigneusement les petites querelles et les intrigues du couvent, le conflit amer et habituel des habitudes, des humeurs et des intérêts, et les efforts pour varier l’éternelle monotonie de la vie du cloître. Il m’en parvint néanmoins quelque chose, et malgré ma jeunesse je m’étonnai de ce que des hommes pussent chercher le repos dans une retraite d’où ils ne savaient pas bannir leurs passions.

La même dissimulation régnait parmi les pensionnaires. Si je venais les trouver à l’heure de la récréation, ils se livraient aux amusemens qui leur étaient permis avec une sorte de langueur impatiente ; donnant à entendre par-là qu’ils les regardaient comme une interruption fâcheuse aux occupations plus importantes auxquelles ils étaient livrés. Parfois un d’eux approchant de moi, me disait :

« Quel dommage que ces exercices soient nécessaires au soutien de notre fragile nature ! Quel dommage que nous ne puissions consacrer tous nos momens au service de Dieu ! Un autre ajoutait :

« Je ne suis jamais plus heureux que quand je suis dans le chœur ! Quel magnifique éloge notre supérieur a prononcé du défunt frère Joseph ! Quel beau Requiem on a chanté ! Je croyais en l’écoutant voir les cieux ouverts et les anges qui descendaient pour recevoir son âme ! »

J’étais accoutumé à entendre tous les jours de pareils discours et bien d’autres encore : je commençai alors à les comprendre. Ils s’imaginaient sans doute avoir affaire à un jeune homme bien faible ; mais leurs manœuvres ne firent qu’exciter ma pénétration : je me tins sans cesse sur le qui vive.

Quand nous nous rendions tous à l’église, ceux qui se trouvaient près de moi se parlaient à voix basse ; mais leurs chuchotemens étaient en secret destinés à parvenir jusqu’à moi. Je leur entendais dire : « C’est en vain qu’il lutte contre la grâce. Il n’y a jamais eu de vocation plus décidée : Dieu n’a jamais remporté une victoire plus glorieuse. Il a déjà tout l’air d’un enfant du ciel. »

À compter de ce jour je commençai à m’apercevoir de mon danger et à réfléchir aux moyens de l’éviter. Je n’avais pas d’inclination pour la vie monastique ; mais le soir, après les vêpres, rentré dans ma cellule, j’éprouvai quelques doutes si cette répugnance elle-même n’était pas un péché. Le silence et la nuit rendirent l’impression plus profonde, et je restai plusieurs heures sans dormir, priant Dieu de m’éclairer et de me donner la force de ne point m’opposer à sa volonté ; mais le suppliant de me révéler auparavant cette volonté d’une manière incontestable. Enfin, j’ajoutai que si ses vues sur moi n’étaient point celles de la vie religieuse, j’espérais qu’il me soutiendrait dans ma résolution de tout supporter plutôt que de profaner ce saint état par des vœux arrachés et un esprit de répugnance. Pour rendre ma prière plus efficace, je l’offris d’abord au nom de la sainte Vierge, puis en celui du patron de ma famille ; enfin au nom du saint sous la protection duquel j’avais été placé en naissant. Je passai une nuit très-agitée, et j’assistai aux matines sans avoir fermé l’œil. Je sentais cependant que j’avais acquis de la fermeté, ou du moins je le croyais. Hélas ! je ne savais pas ce qui me restait à souffrir.

Je remplis ce jour-là mes exercices avec une assiduité plus qu’ordinaire. J’éprouvais déjà la nécessité de la dissimulation. Nous dinâmes à midi. Bientôt après la voiture de mon père arriva, et l’on me permit d’aller pendant une heure me promener sur les bords du Mançanarès. Je fus surpris de trouver mon père dans la voiture, et, quoiqu’il m’embrassât avec un peu d’embarras, je fus enchanté de le voir.

Mes espérances furent trompées quand j’entendis la phrase mesurée qu’il m’adressa. Je me glaçai soudain pour lui et je pris la résolution d’être aussi prudent à son égard que j’étais obligé de l’être dans les murs de mon couvent. Notre conversation commença ainsi :

« Aimez-vous votre couvent, mon fils ? »

— « Beaucoup. » (Il n’y avait pas une apparence de vérité dans ma réponse ; mais la crainte d’être circonvenu nous apprend toujours la fausseté.)

— « Le supérieur vous aime. »

— « Il paraît m’aimer. »

— « Les frères sont attentifs à vos études ; ils sont capables de les diriger et d’apprécier vos progrès. »

« Ils paraissent l’être. »

— « Et les pensionnaires… ce sont les fils des premières familles d’Espagne… Je les crois contens de leur situation et impatiens de jouir de tous ses avantages. »

— « Cela me paraît ainsi. »

— « Mon cher fils, vous m’avez trois fois répondu à peu près par la même phrase, et je ne puis y attacher aucun sens. »

— « Parce qu’il m’avait semblé que tout cela n’était que de l’apparence. »

— « Comment donc ! vous imagineriez-vous que la dévotion de ces saints hommes, la profonde attention que les élèves donnent à leurs études ne sont… »

— « Mon très-cher père… je ne me mêle pas de ce qui les regarde ; je ne puis parler que de moi… Je ne saurais jamais être un moine… Si c’est là votre but… rejetez-moi… dites à vos laquais de me faire descendre de votre voiture… laissez-moi courir les rues de Madrid en criant du feu et de l’eau[4]… mais ne faites pas de moi un religieux. »

Mon père parut étourdi de cette apostrophe. Il ne répondit pas un mot, car il ne s’était pas attendu à apprendre d’avance de moi le secret qu’il croyait avoir à me confier. Dans cet instant la voiture fit un détour pour entrer sur le Prado. Un millier d’équipages magnifiques ; des chevaux ornés de plumets et superbement caparaçonnés ; de belles femmes causant avec des cavaliers qui se tenaient un moment sur le marche-pied de la voiture, et puis faisaient le salut d’adieu aux dames de leurs pensées : tel fut le spectacle qui s’offrit à nos yeux. Je vis dans ce moment mon père arranger son riche manteau et le réseau de soie qui nouait ses cheveux, et donner ensuite à son cocher l’ordre muet d’arrêter, afin qu’il pût descendre et se mêler à la foule. Je profitai de cet instant, et, saisissant son manteau, je m’écriai :

« Mon père, ce monde vous paraît donc délicieux… et vous pourriez exiger que j’y renonçasse… moi… qui suis votre fils ! »

— « Mais vous êtes trop jeune pour en jouir, mon fils. »

— « Oh ! s’il en est ainsi, je suis encore plus jeune pour cet autre monde où vous voulez me forcer d’entrer. »

— « Vous forcer ! mon enfant ! mon ami ! »

Il prononça ces derniers mots avec tant de tendresse, qu’involontairement je baisai sa main, tandis que ses lèvres se collaient sur mon front. Ce fut dans ce moment que j’étudiai soigneusement la physionomie et toute la personne de mon père.

Il avait été père avant d’avoir seize ans. Ses traits étaient charmans, et sa figure, la plus gracieuse que j’aie jamais vue. Marié de bonne heure, cette heureuse circonstance l’avait préservé de tous les maux qui suivent les excès de la jeunesse, et lui avait conservé cette fraîcheur de teint, cette élasticité des membres, en un mot, cette grâce que le vice flétrit trop souvent avant qu’elle ait eu le temps de s’épanouir. Il n’avait que vingt-huit ans, et il en paraissait à peine vingt. Il sentait ces avantages, et il jouissait des plaisirs de la jeunesse, comme s’il n’eût pas été père de famille : en même temps il condamnait son fils à la froide et cruelle monotonie d’un cloître. Je m’attachai à cette idée avec l’ardeur d’un homme qui se noie ; mais je trouvai qu’il n’y a point de paille aussi faible que le sentiment mondain des hommes.

Le plaisir est égoïste, et l’égoïsme qui demande du secours à l’égoïsme ressemble à un banqueroutier qui donnerait un autre banqueroutier pour caution. Je m’imaginai cependant que si le goût du plaisir rend un homme personnel dans un sens, il devait le rendre généreux dans un autre. Le voluptueux ne renoncerait pas, à la vérité, à la plus légère satisfaction pour sauver le monde entier ; mais il serait bien aise que le monde entier jouît avec lui, pourvu qu’il ne lui en coûtât rien, parce que sa jouissance en serait augmentée.

Je commençai donc par supplier mon père de permettre que je revisse encore une fois la scène brillante qui s’offrait à nous. Il y consentit, et son cœur, adouci par sa condescendance, et égayé par le spectacle qui l’intéressait plus que moi, car je ne l’observais que pour découvrir l’effet qu’il ferait sur lui, son cœur, dis-je, me devint de plus en plus favorable. J’en profitai ; et, quand nous retournâmes au couvent, je mis en usage tout le pouvoir de mon génie et de ma raison, pour faire à sa tendresse un appel énergique. Je me comparai à l’infortuné Esaü, privé de son droit d’aînesse par un frère cadet, et je m’écriai dans son langage : « N’avez-vous point de bénédiction pour moi ? ô mon père ! bénissez-moi aussi ! »

Mon père fut touché : il me promit de réfléchir à ce que je lui demandais ; mais il me fit entendre qu’il éprouverait quelques difficultés de la part de ma mère, davantage de la part de son directeur, qui, d’après ce que je découvris plus tard, gouvernait toute la famille ; et enfin il me dit très-vaguement qu’il pourrait exister, à l’accomplissement de mes désirs, un obstacle insurmontable et inexplicable. Mon père me permit cependant de lui baiser la main en partant, et je m’aperçus qu’il combattait contre son émotion, en le sentant baigné de mes larmes.

Deux jours après, on vint m’annoncer que le directeur de ma mère m’attendait au parloir. Je pensai que l’intervalle qui s’était écoulé depuis ma conversation avec mon père avait peut-être été employé à une discussion de famille, ou, pour mieux dire, à une conspiration contre moi, et je tâchai de me préparer aux divers combats que j’aurais à soutenir contre mes parens, mes directeurs, mes supérieurs, mes novices et mes pensionnaires, tous résolus de remporter la victoire, sans égard aux moyens qu’ils employeraient pour y parvenir. Je commençai à mesurer le pouvoir des assaillans, afin de me munir des armes nécessaires pour repousser leurs attaques. Mon père était doux, flexible et sans fermeté. Je l’avais adouci en ma faveur, et je sentais que c’était là tout ce que je devais attendre de lui. Quant au directeur, il fallait d’autres armes. En descendant au parloir, je composai mes regards et ma marche, je modulai ma voix, j’arrangeai mes habits. Je lui trouvai un air grave, mais doux : j’espérai quelques remords. Peut-être, dis-je en moi-même, est-ce un message de réconciliation qu’il m’apporte.

Notre conversation fut longue, et je découvris dès-lors dans le directeur cette profonde politique qui n’a rendu les Jésuites que trop fameux. Il commença par me parler d’un ton d’ironie de ma vanité, qui me faisait croire que je savais mieux que mes parens ce qui me convenait ; puis il me dit qu’il existait un motif profond et secret qui forçait mes parens à exiger de moi ce sacrifice. Quand je lui demandai l’explication de ce mystère, il s’enveloppa d’un mystère plus profond encore. L’honneur d’une des premières maisons de l’Espagne, la paix d’une famille entière, la délicatesse d’un père, la réputation d’une mère, les intérêts de la religion, le salut éternel d’un individu, tout cela, me dit-il, dépendait de moi. Il me supplia de ne pas les exposer, et alla même jusqu’à tomber à mes genoux. À cette vue, je me sentis humilié pour lui : elle détruisit tout l’effet de son discours. Je lui répondis avec fermeté que je n’embrasserais jamais la vie religieuse. La colère fit place alors aux supplications, et il sortit une seconde fois de son caractère, mais dans un sens opposé. Cette fois-ci il ne me laissa pas le temps de répondre ; et, rentrant tout de suite en lui-même, il se reprocha sa vivacité, et, reprenant le ton mielleux avec lequel il avait commencé, il me demanda pardon, et me proposa de prier Dieu ensemble, afin qu’il daignât m’éclairer. Je tombai à genoux dans l’intention de faire une prière mentale ; mais je fus bientôt entraîné par la ferveur de son langage. L’éloquence et l’énergie de ses discours m’emportèrent avec lui, et je me sentis forcé de prier dans un sens tout différent de celui que dictaient les vœux les plus ardens de mon cœur. Il avait réservé ce trait pour le dernier, et il avait bien fait. Jamais je n’avais rien entendu qui ressemblât autant à de l’inspiration. En écoutant involontairement des effusions qui ne semblaient pas provenir de la bouche d’un mortel, je commençai à douter de mes propres motifs et à scruter mon cœur. J’avais dédaigné ses menaces, j’avais défié sa colère ; mais il priait, et je fondais en larmes.

J’étais enfin dans la situation d’esprit où il avait voulu m’amener. En me quittant, il m’engagea à réitérer mes prières pour que Dieu m’éclairât, tandis que de son côté il allait s’adresser au ciel pour qu’il daignât toucher le cœur de mes parens et leur révéler quelque moyen de m’épargner le crime et le parjure d’une vocation forcée, sans se laisser entraîner eux-mêmes dans un crime, s’il se pouvait, plus grand et plus épouvantable encore. Il me quitta pour retourner auprès de mes parens et pour les pousser par son influence aux mesures les plus rigoureuses contre moi. Ses motifs pour une telle conduite étaient déjà suffisamment graves avant qu’il m’eût parlé. Leur force se trouva décuplée après son départ. Excité d’abord par sa conscience seule, maintenant son amour-propre s’y trouvait engagé, et je n’eus que trop lieu de découvrir l’importance qu’il y mettait.

Quoi qu’il en soit, je passai les jours qui suivirent sa visite dans un état d’irritation impossible à décrire. J’avais quelque chose à espérer, ce qui vaut souvent mieux que de jouir d’un bonheur actuel. La coupe de l’espérance invite à boire, celle de la jouissance trompe ou étanche la soif. Je faisais seul de longues promenades dans le jardin du couvent. J’inventais des conversations imaginaires. Les pensionnaires me regardaient, et conformément à leurs instructions, ils se disaient entre eux : « Il médite sur sa vocation. Il supplie que la grâce vienne l’illuminer. Ne le troublons pas. »

Je ne jugeai pas convenable de les détromper et je continuai à me livrer à mes rêveries. Je m’imaginais être dans le palais de mon père. Je le voyais délibérant avec ma mère et le directeur. Je parlais pour chacun d’eux ; je sentais pour tous. Je me peignais l’éloquence passionnée du directeur, ses vives représentations sur ma répugnance à prendre l’habit, sa déclaration que de nouvelles importunités seraient désormais aussi impies qu’inutiles. Je voyais renaître l’impression que je me flattais d’avoir déjà faite sur mon père. Je voyais ma mère céder. Je voyais le murmure du consentement, d’abord douteux, puis décidé et suivi de félicitations. Je voyais approcher la voiture. J’entendais la porte du couvent s’ouvrir. Liberté ! liberté ! J’étais dans leurs bras : non, j’étais à leurs pieds. Que ceux qui me trouvent ridicule se demandent si ce n’est pas à l’imagination qu’ils ont dû les seules véritables jouissances qu’ils aient éprouvées dans leur vie. Dans ces drames que je composais ainsi impromptu, je sentais cependant que les personnages ne parlaient pas avec tout l’intérêt que j’aurais désiré, et les discours que je mettais dans leur bouche auraient été prononcés avec dix mille fois plus d’âme par moi-même.

Le sixième jour, j’entendis une voiture et mon cœur battit avec violence. J’étais convaincu que je reconnaissais le bruit des roues. Avant que l’on m’eût appelé, j’étais déjà dans le vestibule. Je sentais qu’il était impossible que je me trompasse, et en effet je ne me trompais pas. J’arrivai au palais de mon père dans un véritable délire. On m’introduisit dans une chambre où je trouvai mon père, ma mère et le directeur, tous assis dans le plus profond silence et immobiles comme des statues. Je m’approchai ; je leur baisai la main et puis je m’éloignai sans pouvoir respirer. Mon père fut le premier qui rompit le silence ; mais il parla de l’air d’un homme qui répétait un rôle qu’on lui avait dicté. Le ton de sa voix contredisait tous les mots qu’il était censé prononcer.

« Mon fils, » me dit-il, « je vous ai envoyé chercher non pas pour combattre encore votre faiblesse et votre opiniâtreté, mais pour vous annoncer ce que j’ai résolu. La volonté du ciel et celle de vos parens vous ont consacré au service de Dieu, et votre résistance ne peut que nous rendre tous malheureux, sans ébranler cette résolution. »

Dans ce moment le besoin de prendre haleine me força d’ouvrir la bouche ; mon père s’imaginant que j’allais répondre, quoique je fusse incapable de prononcer un mot, se hâta de m’en empêcher.

« Mon fils, toute opposition est inutile ; toute discussion serait sans fruit. Votre sort est fixé. En vous débattant, vous pourrez le rendre misérable ; mais vous ne le changerez point. Conformez-vous, mon enfant, à la volonté du ciel et de vos parens. Ce révérend personnage vous expliquera mieux que moi la nécessité de votre obéissance. »

Mon père évidemment fatigué d’une tâche qu’il avait entreprise à regret, se levait pour se retirer, quand le directeur lui dit :

« Arrêtez, Seigneur, et avant de partir assurez votre fils que j’ai rempli la promesse que je lui ai faite, et que depuis ma dernière entrevue avec lui je n’ai négligé aucun argument pour porter Madame la duchesse à prendre la décision la plus conforme à ses meilleurs intérêts. »

L’ambiguité de cette expression ne m’échappa pas et rassemblant mes forces, je dis à mon tour :

« Révérend père, je suis fils, et je n’ai besoin de personne pour intercéder auprès de mes propres parens. Je suis devant leurs yeux, et si leur cœur ne parle pas pour moi, votre médiation sera tout-à-fait inutile. Je vous avais seulement prié de leur faire connaître mon invincible répugnance. »

À ces mots, ils m’interrompirent tous en répétant mes dernières paroles.

« Répugnance ! invincible ! Est-ce pour cela que nous vous avons admis en notre présence ? N’avons-nous supporté si long-temps votre opiniâtreté que pour que vous aggraviez encore votre faute ? »

— « Oui, mon père, oui, sans doute. Si l’on ne me permet point de parler, pourquoi m’a-t-on amené ici ? »

— « Parce que nous espérions être témoins de votre soumission. »

— « Permettez-moi d’en donner des preuves à genoux. »

Je m’agenouillai en effet, espérant que cette humble posture adoucirait l’effet des paroles que je ne pouvais m’empêcher de prononcer. Je baisai la main de mon père. Il ne la retira pas et je la sentis trembler. Je baisai le bas de la robe de ma mère. D’une main elle voulut la retirer, tandis que de l’autre elle se cachait le visage, et je vis des larmes s’échapper sous ses doigts. Je me mis aussi à genoux devant le directeur ; mais il m’arracha sa robe et leva les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin de l’horreur que je lui faisais. Je sentis alors que je n’avais d’espoir que du côté de mes parens. Je me retournai vers eux, mais ils m’évitèrent et parurent désirer que le directeur se chargeât du reste. Il s’approcha de moi et dit :

« Mon fils, vous avez prononcé que votre répugnance pour la vie de Dieu était invincible ; mais ne peut-il pas y avoir des choses plus invincibles encore pour votre courage ? Supposez les malédictions de ce Dieu, confirmées par celles de vos parens, et aggravées par les foudres de l’Église, dont vous avez rejeté les avances. »

— « Mon père, ce sont là de terribles paroles, mais j’ai besoin maintenant de faits. »

— « Insensé ! je ne vous comprends pas. Vous comprenez-vous vous-même ? »

« Oh ! oui, oui, » lui dis-je ; et, toujours à genoux, je me tournai encore vers mon père et je m’écriai :

« Ô mon cher père ! la vie… la vie humaine est-elle tout entière fermée pour moi ? »

« Elle l’est, » dit le directeur répondant pour mon père.

— « N’y a-t-il pour moi aucun secours ? »

— « Aucun. »

— « Point de profession ? »

— « Une profession ! misérable ! »

— « Permettez que j’embrasse la plus vile de toutes, pourvu que je ne sois pas un moine. »

— « Il est aussi corrompu que faible. »

— « Ô mon père ! mon père ! ne souffrez pas que cet homme réponde pour vous. Donnez-moi une épée ; dites-moi d’aller chercher la mort dans les armées de l’Espagne. La mort est tout ce que je demande ; je la préfère à la vie à laquelle vous voulez me condamner. »

« C’est impossible, » dit mon père, en revenant d’un air sombre de la fenêtre contre laquelle il s’était appuyé, « l’honneur d’une famille illustre, la dignité d’un grand d’Espagne… »

— « Ô mon père ! que cela vous paraîtra peu de chose, quand vous m’aurez vu mourir d’une mort prématurée, et que vous-même vous vous consumerez de douleur sur ma tombe. »

Mon père frémissait. « Seigneur, » dit le directeur, « je vous supplie de vous retirer. Cette scène est trop forte pour vous. »

« Vous me quittez ! » m’écriai-je en le voyant partir.

« Oui, oui, » répéta le directeur, « ils vous quittent chargé de la malédiction de votre père… »

« Oh non, » dit mon père à voix basse ; mais le directeur lui prit la main et la serra avec force.

« … De votre mère… »

J’entendais couler les larmes de ma mère.

« … Et de Dieu ! »

En disant ces mots d’un ton théâtral, il entraîna mes parens hors de la chambre, et je restai seul. Dans mon désespoir je m’écriai : « Oh ! si mon frère était ici pour intercéder en ma faveur ! » En prononçant ces paroles je tombai ; ma tête heurta contre une table de marbre, et je glissai par terre couvert de sang.

Les domestiques me trouvèrent dans cette situation. Ils jetèrent des cris ; on vint à mon secours. On crut d’abord que j’avais voulu attenter à ma vie. Heureusement le chirurgien que l’on appela était un homme aussi savant qu’humain. Après avoir coupé mes cheveux ensanglantés et avoir examiné la plaie, il déclara qu’elle était peu considérable. Ma mère sans doute pensa comme lui, car au bout de trois jours elle me fit appeler dans son appartement. J’obéis. Un bandeau noir, une vive douleur dans la tête, et une pâleur peu naturelle étaient les seules marques que je conservasse de mon accident. Le directeur avait persuadé à ma mère que le moment était favorable pour faire sur moi une impression décisive.

Jamais je n’oublierai mon entrevue avec ma mère. Elle était seule quand j’entrai, et avait le dos tourné contre la porte. Je m’agenouillai et lui baisai la main. Ma pâleur et ma soumission parurent la toucher ; mais après avoir combattu son émotion, elle la vainquit et me dit d’un ton froid et préparé :

« Pourquoi ces marques extérieures de respect quand votre cœur les désavoue ? »

— « Madame, ma conscience ne me reproche point de dissimulation. »

« Votre conscience ! comment se fait-il donc que vous soyez ici ? Comment n’avez-vous pas depuis long-temps épargné à votre père la honte d’adresser des prières à son propre enfant ? La honte, plus humiliante encore, de les lui adresser en vain ? Comment n’avez-vous pas épargné au père directeur le scandale de voir l’autorité de l’Église violée dans la personne de son ministre, et les remontrances du devoir aussi peu efficaces que la voix de la nature ? Et moi !… Oh ! pourquoi ne m’avez-vous pas épargné ce moment de douleur et de honte ? »

En prononçant ces mots elle fondit en larmes, et ses pleurs pénétrèrent jusqu’au fond de mon âme.

« Madame, » lui dis-je, « qu’ai-je fait pour mériter des reproches si cruels ? Ma répugnance pour la vie monastique n’est pas un crime. »

— « Elle est un crime en vous. »

— « Mais, de grâce, ma chère mère, si l’on faisait la même proposition à mon frère, son refus serait-il aussi un crime ? »

Je dis cela presque sans savoir ce que je disais, et seulement par manière de comparaison. Je n’y entendais pas malice, et je ne voulais accuser ma mère que d’une injuste partialité. Elle me détrompa, en ajoutant, d’une voix qui me glaça le sang : « Il y a une grande différence entre vous. »

— « Je le sais, Madame, il est votre favori. »

— « Non : j’en prends le ciel à témoin ; non. »

Ma mère, qui avait paru jusque-là si sévère, si décisive, si impénétrable, prononça ces paroles avec une sincérité qui me toucha. Il semblait qu’elle en appelât au ciel des préventions de son enfant.

« Mais, Madame, lui répondis-je, cette différence est inexplicable. »

— « Et voudriez-vous que ce fût moi qui l’expliquât ? »

— « Vous ou tout autre, Madame ? »

— « Moi ! » répéta-t-elle sans m’écouter. Puis baisant un crucifix qu’elle portait au cou, elle ajouta : « Mon Dieu ! le châtiment est juste, je m’y soumets, quoiqu’il me soit infligé par mon propre enfant. Vous êtes illégitime, » ajouta-t-elle en se tournant tout-à-coup vers moi ; « vous êtes illégitime, et votre frère ne l’est pas ; votre entrée dans la maison de votre père est non-seulement une honte pour elle, mais encore un avertissement éternel de ce crime qu’il aggrave sans l’absoudre. »

Je restai muet.

« Ô mon enfant, » continua-t-elle, « prenez pitié de votre mère. Cette confession que son propre fils lui a extorquée, ne suffit-elle pas pour sa faute ? »

— « Continuez, Madame ; maintenant je puis tout supporter. »

— « Il faut bien que vous le supportiez, puisque c’est vous qui m’avez forcée à cet aveu. Je suis d’un rang très-inférieur à celui de votre père. Vous fûtes notre premier enfant. Il m’aima, et pardonnant ma faiblesse, dans laquelle il trouvait une preuve de mon amour, il m’épousa, et votre frère est notre enfant légitime. Votre père, soigneux de ma réputation, convint avec moi que notre mariage ayant été secret, et son époque étant incertaine, vous passeriez pour légitime comme lui. Pendant bien des années, votre grand-père, irrité de notre union, refusa de nous voir, et nous vécûmes dans la retraite. Hélas ! que n’y ai-je terminé mes jours ! Peu de temps avant sa mort, il s’adoucit, et nous envoya chercher. Ce n’était pas le moment de lui faire connaître l’erreur où il était, et vous lui fûtes en conséquence présenté comme l’enfant de son fils, comme l’héritier de ses honneurs. Mais à compter de ce jour, je n’eus pas un instant de repos. Le mensonge que j’avais osé prononcer devant Dieu et le monde à un père mourant, l’injustice que je commettais envers votre frère, la violation des devoirs naturels et des droits légitimes, tout se réunit pour exciter des remords qui me reprochaient non-seulement ma première faute et mon parjure, mais même un sacrilége. »

— « Un sacrilége ! »

— « Oui ! chaque instant que vous tardez à prendre l’habit religieux, est un vol que vous faites à Dieu. Avant que vous fûtes au monde, je vous consacrai à lui, comme la seule expiation possible de mon crime. Pendant que je vous portais encore dans mon sein, j’osai implorer son pardon, sous la condition que vous intercéderiez pour moi, en qualité de ministre de la religion. Avant que vous fussiez en état de parler, je me fiais à vos prières. Je me proposai de confier le soin de ma pénitence à un être qui, en devenant l’enfant de Dieu, expierait la faute que j’avais commise en faisant de lui l’enfant du péché. Dans mon imagination, je me prosternais déjà devant votre confessionnal ; je vous entendais prononcer mon absolution par l’autorité de l’Église et par l’ordre du ciel. Je vous voyais au chevet de mon lit de mort, pressant la croix contre mes lèvres glacées, et montrant du doigt le ciel, où par mon vœu je vous avais assuré une place. Vous voyez que dès avant votre naissance, je m’efforçais déjà de vous élever au ciel ; et pour toute récompense, vous voulez nous entraîner l’un et l’autre dans l’abîme de la perdition. Ô mon fils, si nos prières et notre intercession peuvent être de quelque secours aux âmes de nos amis, ne fermez point l’oreille à une mère vivante qui vous conjure de ne pas mettre le sceau à sa condamnation éternelle. »

J’étais hors d’état de répondre. Ma mère le vit et redoubla d’efforts.

« Mon fils, si je croyais qu’en me jetant à vos genoux je pourrais vaincre votre opiniâtreté, vous m’y verriez à l’instant même. »

— « Cessez, Madame : un pareil spectacle devrait me tuer. »

— « Et cependant vous ne voulez point céder !… La douleur que me cause cet aveu, les intérêts de mon salut et du vôtre, le soin de ma vie ne vous touchent pas ! »

Elle s’aperçut que ces paroles me faisaient trembler, et elle répéta les dernières.

« Oui, le soin de ma vie. Je ne survivrai pas au jour où votre inflexibilité m’aura exposée à l’infamie ; si vous avez de la fermeté, j’en ai aussi. Et je n’en crains pas les suites : car Dieu vengera sur votre âme et non sur la mienne, le crime auquel un enfant ingrat m’aura portée… Et pourtant vous ne voulez point céder… Eh bien ! j’y consens, l’abaissement de mon corps n’est rien auprès de cet abaissement de l’âme auquel vous m’avez déjà poussée. Je suis aux pieds de mon enfant, et je lui demande la vie et le salut. »

Ma mère s’agenouilla devant moi en disant ces mots. Je voulus la relever. Elle me repoussa, et s’écria d’une voix affaiblie par son désespoir : « Et vous ne voulez pas céder ! »

— « Je n’ai pas dit cela ! »

— « Et qu’avez-vous donc dit ?… Ne me relevez pas ; ne m’approchez pas, avant de m’avoir répondu. »

— « J’ai dit que j’y réfléchirais. »

— « Réfléchir ! il faut vous décider. »

— « Eh bien donc, je suis décidé. »

— « À quoi ? »

— « À faire de moi tout ce que vous voudrez. »

À peine eus-je prononcé ces mots, que ma mère tomba sans connaissance à mes pieds. Quand je m’efforçai de la soulever, dans le doute si elle vivait encore, je sentis que je ne me serais jamais pardonné, si un refus de ma part l’avait réduite à cet état.


CHAPITRE VIII.
SUITE DE L’HISTOIRE DE L’ESPAGNOL.



Je ne tardai pas à être accablé de remercîmens, de bénédictions et d’embrassemens. Je les reçus avec une main tremblante, des lèvres glacées, un esprit agité et un cœur pétrifié. Je voyais tout comme dans un songe. En retournant au couvent je sentais que mon sort était fixé, et je n’avais aucun désir de le détourner ou de l’arrêter. Je répétais sans cesse en moi-même : « Il faut que je sois un moine ! » Toute discussion se terminait par là. Si l’on me louait de la manière dont je remplissais mes devoirs, ou si l’on me reprochait de la négligence, je ne montrais ni joie ni chagrin, et je me bornais à dire : « Il faut que je sois un moine ! » M’engageait-on à me promener dans le jardin du couvent, ou me faisait-on des observations sur ce que je prolongeais mes promenades au-delà des heures réglées, je répondais encore : « Il faut que je sois un moine ! »

En attendant on me témoignait la plus grande indulgence. Un fils, le fils aîné du duc de Monçada, prononçant ses vœux, était un grand triomphe pour le couvent, qui ne manquait pas de s’en glorifier. Ils me demandèrent quels étaient les livres que je désirais lire. Je répondis : « Ce qui vous plaira. » Ils voyaient que j’aimais les fleurs ; et des vases de porcelaine, remplis des plus brillans produits de leur jardin, embellissaient ma chambre et étaient renouvelés chaque jour. J’étais amateur de musique ; je chantais souvent involontairement pendant l’office ; ma voix était belle, et ma profonde mélancolie lui donnait une expression peu ordinaire : ils en profitèrent pour m’assurer que mes chants étaient comme inspirés.

À toutes ces marques d’indulgence, je témoignai une ingratitude bien éloignée de mon caractère. Je ne lisais jamais les livres qu’ils me fournissaient, je négligeais les fleurs dont ils ornaient ma chambre, et je ne touchais jamais l’orgue précieux qu’ils avaient fait placer dans mon appartement, que pour en tirer de temps à autre quelques sons tristes et mélancoliques. Quand on me pressait de cultiver mes talens pour la peinture ou la musique, je répondais encore avec la même apathique monotonie : « Il faut que je sois un moine ! »

— « Mais, mon frère, l’amour des fleurs, de la musique, de tout ce qui peut être consacré à Dieu, est digne aussi de l’attention de l’homme. Vous abusez de l’indulgence du supérieur. »

— « Peut-être. »

— « Vous devez, par reconnaissance pour Dieu, le remercier de ces aimables ouvrages de sa création. » ( Ma chambre, en cet instant, était pleine de roses et d’œillets.)

« Vous devez aussi le remercier du talent qu’il vous a accordé de chanter ses louanges. Votre voix à l’église est la plus pure et la plus ferme. »

— « Je n’en doute pas. »

— « Mon frère, vous répondez au hasard. »

— « Précisément comme je sens ; mais n’y faites pas attention. »

— « Voulez-vous faire un tour au jardin ? »

— « Si cela vous plaît. »

— « Ou bien voulez-vous chercher de la consolation en causant un moment avec le supérieur ? »

— « Je ne demande pas mieux. »

— « Pourquoi parlez-vous avec tant d’apathie. L’odeur de ces fleurs et les consolations du supérieur vous sont-elles également indifférentes ? »

— « Je le crois. »

— « Pourquoi ? »

— « Parce qu’il faut que je sois un moine. »

— « Ne prononcerez-vous donc jamais autre chose, mon frère, que cette phrase qui ressemble aux discours d’un esprit en délire ? »

— « Imaginez-vous donc que je suis égaré, stupide… tout ce qu’il vous plaira… car vous savez qu’il faut que je sois un moine. »

À compter de cette soirée, je fus moins libre : on ne me permit plus de me promener, de causer avec les pensionnaires ou les novices ; une table séparée était dressée pour moi dans le réfectoire. À l’office, les siéges les plus proches du mien étaient vacans. Ma cellule était cependant toujours ornée de fleurs et d’estampes. On plaçait sur ma table les bijoux les plus artistement travaillés. Je ne m’aperçus pas que l’on me traitait comme un homme dont la raison était aliénée, et pourtant ces expressions que je répétais si follement pouvaient bien justifier un pareil soupçon.

Le directeur venait souvent me voir, et m’examinait avec le plus grand soin. D’un autre côté, des consultations sans fin se tenaient au palais de Monçada, pour savoir si mon esprit était assez net pour me permettre de prononcer les vœux. Le supérieur prenait à cet égard mon parti avec une fermeté inconcevable. Il laissait continuer le tumulte pour augmenter son importance ; mais il avait décidé, quelque chose qui arrivât, que rien ne m’empêcherait de faire profession. J’ignorais tout ceci ; aussi ma surprise fut grande quand, la veille du jour où devait expirer mon noviciat, on m’appela le soir au parloir. J’avais rempli mes exercices religieux avec régularité, je n’avais essuyé aucun reproche de la part du maître des novices, et je n’étais nullement préparé à la scène qui m’attendait.

Je trouvai rassemblés au parloir mon père, ma mère, le directeur et quelques autres personnes que je ne reconnus pas. Je m’avançai d’un pas égal et avec un regard calme. Je crois que j’étais aussi maître de ma raison qu’aucun des assistans, le supérieur me prenant par le bras, me fit faire le tour de la salle, disant : « Vous voyez. »

Je l’interrompis. « Monsieur, que veut dire ceci ? »

Il ne répondit qu’en mettant les doigts sur la bouche. Il me pria ensuite de montrer mes dessins. Je les apportai ; et, posant un genou en terre, je les présentai d’abord à ma mère, puis à mon père : c’étaient des croquis, et ils représentaient des monastères et des prisons. Ma mère détourna les yeux, et mon père dit en les repoussant : « Je n’ai pas de goût pour ces choses-là. »

« Mais vous aimez sans doute la musique, » dit le supérieur, « Il faut que vous l’entendiez. »

Il y avait un petit orgue dans la chambre à côté du parloir. Ma mère n’y put être admise, mais mon père nous suivit pour m’entendre. Je choisis involontairement un air du Sacrifice de Jephté. Mon père s’en émut et me pria de cesser. Le supérieur s’imagina que cette émotion était un triomphe pour son parti. Jusqu’à ce moment je n’avais pas cru que je pusse être l’objet d’un parti dans le couvent. Voici ce qui en était : Le supérieur, résolu de faire de moi un jésuite, croyait son honneur engagé à prouver que ma raison était saine. Les moines de leur côté désiraient un exorcisme, un auto-da-fé ou quelque autre bagatelle de ce genre, non par méchanceté, mais pour varier la monotonie de leur vie ; c’est pourquoi ils auraient voulu que je fusse ou que je parusse fou ou possédé. Leurs vœux ne furent pas accomplis. Je me conduisis de la manière la plus raisonnable, et le lendemain fut le jour fixé pour faire mes vœux.

Le lendemain ! oh ! que ne puis-je décrire cette journée ! mais je sens que cela m’est impossible. La profonde stupeur dans laquelle j’étais plongé m’empêchait de faire attention à des choses qui auraient frappé le spectateur le plus désintéressé. J’étais si absorbé que, quoique je me rappelle des faits, je ne saurais donner la moindre idée des sensations qu’ils excitèrent en moi. Trois fois, pendant le cours de la nuit, je fus réveillé par le supérieur qui venait me faire part qu’il macérait sa chair au pied des autels à mon intention. La dernière fois, impatienté, je m’écriai : « Qu’on me laisse tranquille ; on permet du moins aux criminels de dormir la veille de leur supplice. » Le supérieur s’éloigna de ma porte en frémissant, et n’y revint plus.

L’aurore parut. Je savais ce qu’elle me préparait. Je voyais en imagination la scène qui allait avoir lieu. Tout-à-coup mes idées changèrent : je sentis en moi le plus formidable mélange de malignité, de désespoir et de puissance. Des éclairs semblaient partir de mes yeux pendant que je réfléchissais. Je pouvais en un instant faire changer de place aux sacrificateurs et à la victime. On vint m’habiller. Je fis part à ceux qui me paraient de l’idée épouvantable qui m’était venue, et, en la répétant, je fis un grand éclat de rire. Ce rire les effraya ; ils se retirèrent, et allèrent communiquer au supérieur l’état où ils m’avaient trouvé.

Celui-ci arriva dans mon appartement, et je vis à son entrée qu’il n’était pas moins effrayé qu’eux.

« Mon fils, qu’est-ce que tout ceci signifie ? »

— « Rien, mon père, rien qu’une pensée qui m’avait soudain frappé. »

— « Nous discuterons ce point une autre fois, mon fils ; pour le présent… »

— « Pour le présent, » répétai-je avec un autre éclat de rire qui sans doute déchira les oreilles du supérieur, « pour le présent, je n’ai qu’une alternative à proposer : que mon père ou mon frère prennent ma place, voilà tout. Je ne veux pas être un moine. »

À ces mots, le supérieur se mit à marcher dans ma cellule avec toute l’apparence du désespoir. Je le suivis en répétant des injures et des blasphêmes qui dûrent le glacer d’horreur. Ce fut en vain qu’il me représenta que tout était arrangé, que j’avais achevé mon noviciat, que tout Madrid était assemblé pour me voir prononcer mes vœux ; ses raisonnemens ni ses supplications ne purent m’émouvoir. Les argumens mêmes qu’il tira de la religion furent sans effet, ou plutôt ils ne servirent qu’à m’aigrir. Notre conversation fut très-longue, et quand j’y réfléchis, je ne saurais encore aujourd’hui m’expliquer comment je pus avoir la force de prononcer toutes les horreurs qui sortaient de ma bouche. À toutes mes invectives, le supérieur répondait avec le calme le plus parfait. Enfin, quand je crus l’avoir poussé à bout, il garda pendant quelques instans le silence, et me dit ensuite :

« Mon fils, vous vous êtes révolté contre Dieu ; vous avez résisté à sa volonté, vous avez profané son sanctuaire et insulté son ministre. En son nom et dans le mien, je vous pardonne tout ce que vous avez fait. Jugez de la différence de nos systèmes par la différence de leurs effets sur nous. Vous insultez, vous diffamez, vous accusez ; je bénis et je pardonne. Mais j’abandonne une question que vous n’êtes pas maintenant en état de traiter, et je ne ferai plus usage que d’un seul argument. Si celui-là ne vous décide pas, je ne m’opposerai plus à vos désirs, je ne vous presserai plus de prostituer un sacrifice qui serait méprisé des hommes et dédaigné de Dieu. Je dis plus, je ferai ce qui dépendra de moi pour combler ces désirs qui sont désormais les miens. »

À ces mots si pleins de douceur et de sincérité, j’allais me jeter à ses pieds ; mais la crainte et l’expérience me retinrent ; je me contentai de le saluer.

« Promettez-moi seulement d’attendre avec patience que je vous aie offert ce dernier argument. Du reste, je vous préviens, qu’il réussisse ou non, j’y mets peu d’intérêt et moins encore de souci. »

Je promis, et le supérieur sortit. Il revint au bout de quelques instans : son air était un peu plus troublé, et je voyais qu’il faisait des efforts pour se calmer. Il était ému ; mais je ne pouvais distinguer si c’était pour lui-même ou pour moi. Il entr’ouvrit la porte, et ses premières paroles m’étonnèrent.

« Mon fils, vous connaissez bien l’histoire classique. »

— « Oui, mon père. Mais qu’est-ce que l’histoire a de commun avec ma position ? »

— « Vous vous rappelez sans doute le trait remarquable d’un général romain, qui, après avoir repoussé le peuple, les sénateurs, les prêtres ; après avoir foulé aux pieds les lois, outragé la religion… se laissa enfin émouvoir par la nature, et qui céda lorsque sa mère se prosterna devant lui en s’écriant : « Mon fils, pour vous rendre à Rome, il faudra passer sur le corps de celle qui vous porta dans son sein. »

— « Je sais tout cela. Mais à quoi cela tend-il ? »

— « À ceci, » s’écria-t-il en ouvrant la porte et en ajoutant : « Soyez, si vous le pouvez, plus inflexible qu’un payen. »

Je m’avançai : quelle fut mon horreur en apercevant ma mère prosternée devant le seuil, le visage contre terre. Elle me dit d’une voix étouffée :

« Approchez… rompez vos vœux… mais vous ne vous élancerez au parjure que sur le corps de votre mère. »

Je voulus la soulever ; mais elle s’attachait à la terre, en répétant sans cesse les mêmes paroles. Son magnifique costume qui couvrait le carreau de diamans et de velours, contrastait avec l’humilité de sa position et avec le désespoir qu’exprimaient ses yeux chaque fois qu’elle les levait pour me regarder. Éperdu d’horreur et de chagrin, je tombai presque sans connaissance dans les bras du supérieur, qui saisit ce moment pour me porter à l’église. Ma mère nous suivit. La cérémonie commença. Je fis vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, et au bout de quelques instans, mon sort fut irrévocablement fixé.

Après ce moment affreux, les jours se suivirent, les mois s’écoulèrent sans m’avoir laissé à peine un souvenir. J’ai sans doute éprouvé des émotions diverses ; mais il ne m’en reste pas plus de trace que la mer n’en conserve de ses flots. Mes sens et mon esprit étaient ensevelis dans une stupeur complète : c’était peut-être là l’état le plus convenable à l’existence monotone à laquelle j’étais condamné. Il est certain que je remplissais mes fonctions conventuelles avec une régularité qui ne donnait lieu à aucun blâme, mais aussi avec une apathie qui excluait tout éloge. Ma vie était comme une mer sans flux. La cloche qui nous appelait à l’office n’était pas plus exacte à sonner que je ne l’étais à obéir à la sommation. L’automate, construit d’après les principes du mécanisme le mieux combiné, et agissant avec une ponctualité presque miraculeuse, ne donne pas plus de motifs de plainte à l’artiste que je n’en donnais au supérieur et à la communauté. J’étais toujours le premier à ma place au chœur. Je ne recevais point de visites au parloir ; quand on me permettait de sortir, je refusais la permission. Si le couvent faisait pénitence, je la faisais avec lui ; si l’on accordait une récréation extraordinaire, je n’en profitais pas. Jamais je ne demandais à être dispensé des prières du matin ou du jeûne des vigiles. Je gardais le silence dans le réfectoire ; et quand je me promenais dans le jardin, j’étais toujours seul. Je ne pensais point, je ne sentais point, je ne vivais point, du moins si la vie consiste à se rendre compte de son existence et à agir d’après sa volonté.

Cette manière d’être paraissait si extraordinaire aux religieux du couvent, qu’ils renouvelèrent la vieille histoire de ma folie, et qu’ils résolurent d’en tirer parti. Au réfectoire, ils se parlaient à l’oreille ; ils se consultaient au jardin, secouaient la tête, me montraient du doigt, et finissaient, je crois, par se persuader que ce qu’ils pensaient était vrai. Ils crurent alors que leur conscience était intéressée à scruter cette affaire jusqu’au fond. Une députation, ayant à sa tête un vieux moine d’une grande influence et d’une haute réputation, se rendit auprès du supérieur. Elle lui fit part de ma distraction, de mes mouvemens mécaniques, de ma figure d’automate, des paroles privées de sens que je prononçais ; enfin elle peignit mon exactitude à remplir mes devoirs comme une parodie de la vie monastique dont je ne possédais aucunement l’esprit. Le supérieur écouta ce rapport avec beaucoup d’indifférence. Il avait promis à ma famille que je prononcerais mes vœux : il avait réussi ; tout le reste lui était parfaitement égal. Il défendit à ses religieux de se mêler davantage de cette affaire, s’en réservant désormais la connaissance à lui-même. Ils se retirèrent trompés dans leurs espérances ; mais ils s’engagèrent mutuellement à m’épier avec le plus grand soin ; c’est-à-dire à me harrasser, à me persécuter, à me tourmenter, jusqu’à ce que la folie qu’ils avaient cru voir en moi fût devenue véritable.

À compter de ce moment tout ne fut que conspirations et combinaisons dans le couvent. Chaque fois que l’on m’entendait approcher on fermait les portes, on se parlait à l’oreille, on toussait, on se faisait des signes, et quand j’étais plus près on changeait de conversation avec une affectation calculée. Tout cela ne produisit rien.

Cette première attaque ayant manqué, ils essayèrent une autre méthode. Ce fut de m’entraîner, s’il était possible, à prendre parti dans les discussions intérieures du couvent ; ils ne réussirent pas davantage. En attendant, la vie que je menais me devenait de plus en plus à charge et insupportable. J’étais né pour le monde, et il m’était impossible de m’habituer à la retraite. Les couvens peuvent avoir leur agrément pour ceux qui sont dégoûtés de la société ; mais il ne faudrait jamais y faire entrer personne de force. On leur fait courir les plus grands dangers. J’ai toujours été pieux, je le suis encore ; eh bien ! l’horreur que j’éprouvais pour la vie monastique, avait presque étouffé en moi mon amour inné pour la religion. Je me suis surpris dans des pensées dont je ne me serais jamais cru capable.

La chaleur avait été excessive cette année. Une maladie épidémique se déclara dans le couvent ; chaque jour on envoyait deux ou trois d’entre nous à l’infirmerie, et ceux qui n’avaient mérité que de légères pénitences, obtenaient, par manière de commutation, la permission de soigner les malades. Je fis ce que je pus pour être de ce nombre ; j’avais même résolu, s’il le fallait, de commettre avec intention quelque légère faute pour y parvenir. Oserais-je vous en avouer le motif, Monsieur ? Hélas ! je l’ignore moi-même, ou du moins je cherche à me le cacher. Je me disais que je voulais voir des hommes dépouillés du déguisement du couvent, et forcés à être sincères par les souffrances de la maladie et les approches de la mort ; mais je ne sais si un motif plus criminel encore ne se joignait pas à celui-là dans mon cœur. J’étais tellement malheureux, que je n’aurais pas été fâché de gagner l’épidémie, dans l’espoir de terminer ma vie, qui n’était pour moi qu’un état de gêne et de douleur.

Un soir je venais d’assister à la mort d’un de nos frères, et, à mon grand regret, je n’avais rien découvert qui dût me faire penser qu’il y avait eu de l’hypocrisie dans l’amour qu’il avait toujours témoigné pour la retraite. Je descendis au jardin, quoiqu’il fît déjà nuit ; mais cette indulgence, nécessaire pour la santé, était accordée à tous ceux qui prenaient soin des malades. J’étais toujours prêt à profiter de cette permission. Le jardin, éclairé par la lumière douce et égale de la lune, l’innocence des cieux, la main de Dieu empreinte sur leur voûte, étaient à la fois pour moi un reproche et une consolation. J’essayai de réfléchir, de sentir ; mes efforts furent inutiles. C’est peut-être dans ce silence de l’âme, dans cette suspension de la voix bruyante des passions, que nous sommes le mieux préparés à entendre la voix de Dieu. Je tombai à genoux ; jamais je ne m’étais senti aussi disposé à la prière. Tout-à-coup je crus que l’on me touchait la robe. Je tremblai, comme si l’on m’eût surpris commettant une faute. Je me levai précipitamment, et je vis devant moi une personne que je ne reconnus pas d’abord, à cause de l’obscurité, et qui me dit, d’une voix faible et mal assurée : « Lisez ceci. » La personne me remit un papier dans la main, et continua : « Je l’ai gardé cousu dans mon habit pendant quatre fois vingt-quatre heures. Je vous ai guetté jour et nuit. Voici la première occasion qui s’est présentée pour vous parler ; vous étiez tantôt dans votre cellule, tantôt au chœur, tantôt dans l’infirmerie. Quand vous aurez lu ce papier, déchirez-le sur-le-champ, et jetez-en les morceaux dans la fontaine, ou plutôt, avalez-les… Adieu ! j’ai tout risqué pour vous. »

En disant ces mots il disparut, et je le reconnus : c’était le portier du couvent. Je compris fort bien le risque qu’il devait avoir couru pour me remettre ce papier, car la règle du couvent exigeait que toutes les lettres adressées aux pensionnaires, aux novices ou aux religieux, ou écrites par eux, devaient d’abord être remises au supérieur, et je n’ai jamais vu enfreindre cette règle dans aucune occasion.

La lune donnait assez de lumière pour que je pusse lire. Je commençai donc, pendant qu’une espérance vague, qui n’avait ni base ni objet, faisait palpiter mon cœur. Voici ce que contenait ce papier. Quoique je le détruisisse après l’avoir lu, ainsi qu’on me l’avait recommandé, il fit tant d’impression sur moi, que je trouvai moyen, quelque temps après, de le récrire tout entier de mémoire.


CHAPITRE IX.



« Mon très-cher frère (Dieu ! que je frissonnai en lisant ces mots), je me figure l’effet que mes premières lignes feront sur vous. Pour l’amour de tous deux, je vous supplie de lire ma lettre avec calme et attention. Nous avons été l’un et l’autre victimes de l’erreur paternelle et de la perfidie d’un prêtre. Nous devons pardonner la première, car nos parens en ont été les victimes comme nous. Le directeur était maître de leur conscience. Leur destinée et la nôtre étaient dans ses mains. Ô mon frère, si vous saviez tout ce que j’ai à vous dire !

« Je fus élevé par l’ordre du directeur, dont l’influence sur les domestiques est aussi illimitée que sur leur infortuné maître, je fus, dis-je, élevé dans des sentimens d’hostilité contre vous, comme si vous aviez cherché à me priver de mes droits naturels, et à déshonorer ma famille en y introduisant un héritier illégitime. Ce que je viens de dire ne suffit-il pas pour justifier en quelque sorte la cruelle froideur que je vous témoignai lors de notre première rencontre ? Dès mon berceau, on m’avait appris à vous craindre et à vous haïr ; à vous craindre comme un imposteur, à vous haïr comme un ennemi. Tel était le plan du directeur. Il jugeait que l’influence qu’il avait sur mon père et sur ma mère n’était pas suffisante pour satisfaire son ambition de pouvoir domestique, ou pour réaliser ses espérances de se distinguer dans sa profession. Les bruits vagues répandus dans la famille, l’abattement habituel de ma mère, l’agitation momentanée de mon père, lui offrirent un fil qu’il suivit avec une opiniâtreté industrieuse, à travers les doutes, les mystères et les difficultés, jusqu’à ce qu’enfin ma mère, effrayée par ses menaces continuelles, dans le cas où elle lui cacherait quelque secret de son cœur ou de sa vie, lui déclara la vérité au tribunal de la pénitence.

« Vous et moi, nous étions alors enfans. Le directeur adopta dès ce moment la conduite qu’il a suivie, et le plan qu’il a réalisé aux dépens de tout le monde, mais pour son propre avantage. Je suis convaincu qu’il n’a jamais eu la moindre haine pour vous. Son seul but a été d’augmenter son influence personnelle. Conduire, tyranniser une famille entière, du rang le plus élevé, par la connaissance qu’il avait acquise de la faute commise par un de ses membres : c’était à cela qu’il tendait. Ceux que leurs vœux privent de l’intérêt que donnent les affections naturelles, sont obligés d’en chercher dans les affections factices de l’orgueil et de la domination. Le directeur l’y trouva. Dès-lors tout fut conduit et inspiré par lui. Ce fut lui qui nous fit tenir séparés pendant notre enfance, de peur que la nature ne fît échouer ses projets. Ce fut lui qui m’éleva dans des sentimens d’une implacable animosité contre vous. Quand ma mère balançait, il lui rappelait son vœu, qu’elle avait eu l’imprudence de lui confier. Quand mon père murmurait, il faisait tonner dans ses oreilles la honte attachée à la faute de ma mère, les tristes suites des discussions domestiques, les mots affreux d’imposture, de parjure, de sacrilége, et le ressentiment de l’Église. Jugez du caractère de cet homme, quand vous saurez qu’encore enfant, il me confia le secret de la faute de ma mère, afin de s’assurer dès-lors de mon zèle à seconder ses vues. Ce n’est pas tout. Du moment où je fus en état de l’écouter et de le comprendre, il empoisonna toutes les sources qui conduisaient à mon cœur. Il exagéra l’amour que ma mère avait pour vous, disant que cet amour ne combattait que trop souvent avec sa conscience. Il me peignit mon père comme un homme faible et dissipé, mais tendre, et qui possédant toute la vanité naturelle à un père de seize ans, était immuablement attaché à l’aîné de ses enfans. Il me disait : Mon fils, préparez-vous à combattre une armée de préjugés. Les intérêts de Dieu, comme ceux de la société, l’exigent. Prenez avec vos parens un ton d’autorité. Vous êtes en possession du secret qui ronge leur conscience. Faites-en l’usage qui vous paraîtra convenable. Jugez de l’effet que ces paroles durent faire sur un caractère naturellement violent, prononcées surtout par un homme que l’on m’avait appris à regarder comme l’agent de la divinité.

« Pendant tout ce temps, à ce que l’on m’assure, il débattait en lui-même s’il ne se déclarerait pas pour vous au lieu de moi, ou du moins s’il ne tiendrait pas la balance égale entre nous, de manière à augmenter son influence sur nos parens, en leur inspirant de la crainte et des soupçons. En attendant on peut calculer sans peine quel dut être sur moi l’effet de ses leçons. Je devins inquiet, jaloux et vindicatif. J’étais insolent envers mes parens et soupçonneux envers tous ceux qui m’entouraient. Avant d’avoir atteint ma onzième année, je reprochai à mon père son amour pour vous. J’insultai ma mère en lui parlant de son crime ; je tyrannisai les domestiques. J’étais la terreur et le tourment de toute la maison.

« Le jour qui précéda notre première réunion (remarquez que l’on avait d’abord eu l’idée de ne jamais nous présenter l’un à l’autre), le directeur alla chez mon père et lui dit : Seigneur, à tout considérer, je pense qu’il vaut mieux que les frères se voient. Dieu peut-être touchera leurs cœurs et par sa bénigne influence sur eux, nous permettra de révoquer le cruel décret qui menace l’un d’une retraite perpétuelle et tous deux d’une séparation pénible. Mon père y consentit en pleurant de joie ; mais ses larmes n’attendrirent pas le cœur du directeur. Il se hâta de se rendre à mon appartement. Mon enfant, me dit-il, rassemblez tout votre courage. Vos parens artificieux, cruels, injustes vous préparent une scène. Ils veulent vous présenter à votre illégitime frère. – Je le repousserai devant leurs yeux, s’ils l’osent faire, répondis-je avec tout l’orgueil d’une tyrannie prématurée. Non, mon enfant, reprit le directeur, c’est ce qu’il ne faut pas faire. Il faut paraître accéder à leurs desseins ; gardez- vous seulement d’être leur victime. Promettez-moi cela, mon cher enfant ; promettez-moi du courage et de la dissimulation. Je fus choqué de ce discours et je repartis : Je vous promets du courage ; gardez la dissimulation pour vous. – Je le veux bien, puisque vos intérêts l’exigent.

« Il s’empressa de retourner auprès de mon père. Seigneur, j’ai employé toute l’éloquence du ciel et de la nature auprès de votre fils cadet. Il paraît céder. Son cœur s’est adouci ; il brûle de se jeter dans les bras de son frère et d’entendre vos bénédictions s’épancher à la fois sur vos deux enfans. Ils le sont tous deux. Vous devez donc bannir vos préjugés et… — Je n’ai point de préjugés, dit mon pauvre père. Que je voie seulement mes enfans s’embrasser, et quand je devrais mourir l’instant d’après, j’obéirais sans regret à la voix du ciel. Le directeur lui fit des reproches de la chaleur avec laquelle il parlait, et sans partager aucunement son émotion, il revint auprès de moi, tout plein de ce qu’il avait à dire. Mon enfant, je vous ai prévenu de la conspiration que votre propre famille tramait contre vous. Vous en aurez la preuve demain. Votre frère vous sera présenté ; on exigera que vous l’embrassiez. On compte sur votre consentement ; mais dès le moment même votre père est résolu d’interpréter votre condescendance comme une résignation de tous vos droits naturels. Faites ce que vos parens vous demandent ; embrassez ce frère, mais donnez à cette action un air de répugnance qui justifiera votre confiance, tandis qu’il trompera ceux qui cherchent à vous tromper. Rappelez-vous ce que je vous dis, mon enfant ; embrassez-le comme vous embrasseriez un serpent ; il n’a pas moins d’artifice et son venin est aussi mortel. N’oubliez pas que votre courage décidera des suites de cette entrevue. Prenez les apparences de l’amitié ; mais songez que vous tiendrez dans vos bras votre plus implacable ennemi.

« Quelque étranger que je fusse aux sentimens de la nature, je ne pus m’empêcher de frémir à ces mots. Je m’écriai : Mon frère ! – N’importe, dit le directeur, il est l’ennemi de Dieu, c’est un imposteur illégitime. Mon enfant, êtes-vous préparé ? Je répondis que je l’étais. Je passai cependant une mauvaise nuit. Le lendemain matin, je demandai le directeur et je lui dis avec orgueil : Mais que ferons-nous de ce misérable ? C’était vous dont je voulais parler. Qu’il embrasse la vie monastique, dit le directeur. À ces mots je sentis pour vous un intérêt que je n’avais jamais éprouvé auparavant. Je repris de ce ton décidé auquel il m’avait lui-même accoutumé : Je ne veux pas qu’il se fasse religieux. Le directeur parut ébranlé. Il tremblait devant l’esprit qu’il avait lui-même évoqué. Qu’il entre dans l’armée, dis-je ; qu’il s’engage comme simple soldat ; je saurai lui procurer les moyens d’avancer. Qu’il embrasse la profession la plus basse, je ne rougirai pas de la reconnaître ; mais, mon père, je ne veux pas qu’il se fasse moine. – Mais, mon cher enfant, d’où peut venir cette répugnance extraordinaire ? C’est le seul moyen de rendre la paix à votre famille et de la procurer à l’être infortuné auquel vous vous intéressez si fort. – Mon père, cessez ce langage ; promettez-moi que si je cède demain à vos désirs, mon frère ne sera jamais religieux malgré lui. – Malgré lui ! mon enfant ! il n’y a jamais de contrainte dans une vocation sainte. – C’est ce que je ne sais pas et j’exige de vous cette promesse. Le directeur me la fit après quelques momens d’hésitation.

« Il courut alors vers mon père lui annoncer que rien ne s’opposait plus à notre entrevue, et que j’avais été enchanté d’apprendre que mon frère allait embrasser avec joie l’état religieux. Ce fut ainsi que notre première réunion fut arrangée. Je vous jure, mon frère, que quand, d’après l’ordre de notre père, nous enlaçâmes nos bras, je sentis mon cœur palpiter d’amitié fraternelle. Mais l’instinct de la nature céda bientôt à la force de l’habitude ; je me retirai et je rassemblai toute la véhémence que la passion me donnait pour diriger sur mes parens ce coup d’œil terrible que je leur lançai. Pendant ce temps, le directeur, placé derrière eux, me souriait et m’encourageait par des gestes. Je crus avoir bien joué mon rôle ; je m’en applaudis du moins beaucoup, et je quittai le lieu de la scène d’un pas aussi fier que si j’avais foulé aux pieds le monde prosterné devant moi. Je n’avais cependant outragé que la nature et mon propre cœur.

« Quelques jours après, je partis pour un couvent. Le directeur, effrayé du ton qu’il m’avait enseigné lui-même, fit observer à mes parens qu’il était nécessaire de songer à mon éducation. Ils n’avaient rien à lui refuser. De mon côté, j’y consentis par le plus grand miracle ; mais pendant que la voiture me conduisait au couvent, je ne cessais de répéter au directeur : Rappelez-vous qu’il ne faut pas que mon frère se fasse religieux. »

À cet endroit de la lettre de mon frère, je trouvai un passage assez long qui me fut tout-à-fait incompréhensible, ce que j’attribuai à l’agitation qu’il paraissait avoir éprouvée en l’écrivant. La vivacité et l’ardeur du caractère de mon frère se communiquaient à son écriture. Voici les premières lignes que je pus distinguer après celles-là.

« Il est assez singulier qu’après avoir été l’objet de ma haine invétérée, vous devîntes pour moi celui du plus tendre intérêt, du moment que je me trouvai dans le couvent. J’avais embrassé votre cause par vanité, je la soutins par expérience. La compassion, l’instinct, ou quel que soit ce sentiment, il prit le caractère d’un devoir. Quand je voyais les mauvais traitemens que l’on faisait supporter aux classes inférieures, je me disais : Il ne souffrira jamais cela : car il est mon frère. Quand je réussissais dans mes exercices, je pensais : voilà des applaudissemens qu’il ne peut jamais partager. Quand on me punissait, ce qui arrivait beaucoup plus fréquemment, je m’écriais : On ne l’humiliera jamais ainsi. Mon imagination s’étendait ; je me regardais comme votre patron futur. Je pensais que c’était à moi à vous dédommager de l’injustice de la nature, à vous soutenir, à vous agrandir, à vous forcer d’avouer que vous me deviez plus qu’à vos parens, tandis que je ne voulais devoir votre affection qu’à votre reconnaissance. Déjà vous m’aviez donné le nom de frère ; je voulais que vous me donnassiez encore celui de bienfaiteur. Mon caractère fier, généreux et ardent ne s’était pas encore tout-à-fait délivré des liens du directeur ; mais à chaque effort qu’il faisait, il se dirigeait vers vous par une impulsion impossible à décrire. Il faut convenir que j’ai toujours détesté la contrainte. Je voulais m’apprendre moi-même ce que je désirais savoir ; je voulais ne m’attacher qu’aux objets de mon choix. Aussi, plus on me disait de vous haïr, plus j’aspirais à votre amitié. Vos yeux pleins de douceur, vos regards affectueux, me suivaient partout. Quand les pensionnaires m’offraient leur amitié, je répondais : J’ai besoin d’un frère. Ma conduite était bizarre et violente, et il ne faut pas s’en étonner ; car ma conscience commençait à combattre avec mes préventions. Tantôt je travaillais avec une ardeur qui faisait craindre pour ma santé, tantôt les punitions les plus sévères ne pouvaient m’astreindre à garder la discipline ordinaire de la maison. La communauté se fatigua de mon opiniâtreté, de ma violence et de mes bizarreries. On écrivit au directeur pour l’engager à me retirer du couvent ; mais avant qu’il pût s’en occuper, je fus attaqué d’une fièvre. Les plus grandes attentions me furent prodiguées ; mais les soins ne pouvaient écarter le poids qui oppressait mon âme. Quand on m’offrait avec la plus scrupuleuse exactitude la potion que je devais prendre, je disais : Que mon frère me la donne, et quand ce serait du poison, je la prendrais de sa main. Je lui ai fait beaucoup de tort. Quand la cloche sonnait les matines et les vêpres, je demandais si c’était le signal pour votre prise d’habit. Le directeur m’a bien promis, ajoutais-je, qu’on n’en ferait pas un moine ; mais vous êtes tous des perfides. On enveloppa le battant ; je n’en distinguais pas moins le son étouffé, et je m’écriai : Vous sonnez la cloche pour ses funérailles, et c’est moi, moi qui suis son meurtrier !

« La communauté fut effrayée de ces exclamations si souvent répétées, et auxquelles elle n’entendait rien. On me transporta au palais de mon père à Madrid. J’étais dans le délire : je voyais à côté de moi, dans la voiture, une image qui vous ressemblait. Elle descendait avec moi aux relais, m’accompagnait dans les lieux où je m’arrêtais, et me donnait le bras pour remonter en voiture. L’illusion était si ressemblante à la réalité, que je disais aux domestiques : Arrêtez ; mon frère va venir m’aider. Quand ils me demandaient, le matin, comment j’avais reposé, je répondais : Fort bien ; Alonzo m’a veillé toute la nuit. J’invitais ce compagnon imaginaire de mon voyage à continuer les soins qu’il me rendait. Quand mes oreillers étaient bien arrangés, je disais : Que mon frère est bon ! combien il m’est utile ! Mais pourquoi ne veut-il pas parler ? Une fois, je refusai absolument de prendre la nourriture, parce que mon frère paraissait n’en pas vouloir. Ne me pressez pas, leur dis-je ; vous voyez bien que mon frère n’a pas faim. Oh ! je lui demande pardon ; c’est un jour d’abstinence : voilà son motif. Il me montre son habit ; cela suffit. Une chose digne de remarque, c’est que les alimens, dans cette maison, se trouvèrent être empoisonnés, et que deux de mes domestiques en moururent avant d’arriver à Madrid. Je ne vous fais part de ces circonstances que pour vous faire connaître jusqu’à quel point vous vous étiez emparé de mon imagination et de mon cœur.

« En recouvrant ma raison, mon premier soin fut de demander de vos nouvelles. On l’avait prévu ; et mes parens, pour éviter les discussions, et tremblant pour ce qui pourrait en résulter, car ils connaissaient la violence de mon caractère, chargèrent le directeur du soin de toute l’affaire. Il l’entreprit : vous allez voir comment il l’exécuta. Dès qu’il me vit, il s’approcha de moi en me faisant des complimens sur ma convalescence, et en exprimant ses regrets sur la contrainte que l’on m’avait fait souffrir dans le couvent, ajoutant que mes parens s’efforceraient de me rendre parfaitement heureux chez eux. Je le laissai parler pendant quelque temps. À la fin, je l’interrompis en lui disant : Qu’avez-vous fait de mon frère ? – Il est dans le sein de Dieu, répondit le directeur. Je le compris, et me levai précipitamment pour sortir avant qu’il eût fini sa phrase. Où allez-vous, mon fils ? me dit-il. – Chez mes parens. – Vos parens ! Il est impossible que vous les voyiez à présent. — Il est sûr, au contraire, que je les verrai. Ne me dictez plus de loi, ne vous humiliez pas non plus (il avait pris un air suppliant). Je veux voir mes parens. Faites en sorte que je les voie à l’instant même, ou tremblez pour la durée de votre influence dans la famille.

« À ces mots, il trembla en effet. Ce n’était pas que mon influence lui fît de l’ombrage ; mais il craignait mes passions. Il m’avait rendu fier et impétueux quand cela avait été nécessaire à ses vues ; mais il n’avait point calculé la direction extraordinaire que mes sentimens avaient prise, et il ne s’y était point préparé. Il avait cru qu’en excitant mes passions, il pourrait aussi les diriger. Malheur à ceux qui apprennent à l’éléphant à se servir de sa trompe contre leurs ennemis, sans se rappeler que, par un seul mouvement de cette même trompe, il peut précipiter son maître sous ses pieds, et l’écraser contre la terre ! Telle était la situation du directeur et la mienne. Je le pressai de me conduire sur-le-champ chez mon père. Il fit des difficultés ; enfin, pour dernière réponse, il me rappela l’indulgence qu’il m’avait toujours témoignée. Ma réponse fut courte ; mais puisse-t-elle retentir profondément dans l’âme de pareils gouverneurs. Et c’est cette indulgence, m’écriai-je, qui m’a fait ce que je suis. Conduisez-moi à l’appartement de mon père, ou je passerai sur votre corps pour m’y rendre.

« Cette menace que j’étais capable d’exécuter, car vous savez que je suis deux fois plus grand que lui, et que ma force est proportionnée à ma taille, le fit frémir et j’avoue que cette preuve de faiblesse physique et morale mit le comble au mépris qu’il m’inspirait. Il me précéda en tremblant à l’appartement où mon père et ma mère étaient assis sur un balcon qui donnait sur le jardin. Ils croyaient que tout était arrangé. Aussi leur surprise fut-elle extrême quand ils me virent m’élancer dans la chambre suivi du directeur, et avec un visage qui ne montrait que trop quel avait été le résultat de notre conférence. Le directeur leur fit un signe que je n’observai pas, et dont ils eurent le temps de profiter. Ils frissonnaient en me voyant pâle encore de ma fièvre, mais enflammé de colère, et ne pouvant proférer que des paroles entrecoupées. Ils lancèrent au directeur quelques regards de reproche, auxquels celui-ci ne répondit que par des signes. Je ne les compris pas ; mais j’eus soin de me faire comprendre. Je dis à mon père : Seigneur, est-il vrai que vous ayez fait un moine de mon frère ? Mon père hésita et répondit à la fin : Je croyais que le directeur s’était chargé de vous parler à ce sujet. – Mon père, qu’est-ce qu’un directeur a de commun entre un père et son fils ? Il ne peut jamais être père ; il ne peut jamais avoir d’enfant : comment pourrait-il juger dans un cas comme celui-ci ? – Vous vous oubliez ; vous oubliez le respect que vous devez à un ministre de l’Église. – Mon père, je relève à peine d’un lit de souffrance qui vous a fait trembler, ainsi que ma mère, pour ma vie. Cette vie est encore en vos mains. J’ai promis, sous une condition qu’il a violée, d’obéir à ce misérable… Oui, mon frère, le croiriez-vous, j’ai osé me servir du mot misérable en parlant du directeur ? Mon père voulut m’interrompre ; je continuai toujours, je l’appelai hypocrite, trompeur, je saisis sa robe ; enfin, je ne sais de quoi je n’eusse pas été capable, si mon père ne se fût placé entre nous. Ma mère jetait des cris d’effroi, et une scène de confusion s’ensuivit, dont il ne me reste qu’un faible souvenir : je sais seulement que le directeur m’y parut plus hypocrite que jamais. Cependant l’appartement se remplit de domestiques de tout sexe. On emmena ma mère. Mon père, qui l’aimait tendrement, fut tellement ému par ce spectacle, et irrité par ma conduite extravagante, que dans un moment de fureur il alla jusqu’à tirer son épée. Je fis un éclat de rire à cet aspect qui glaça son sang dans ses veines. J’ouvris les bras, je présentai le sein et je m’écriai : Frappez ! ma mort sera encore l’ouvrage de cet homme. Grâce à lui, vous avez commencé par sacrifier votre Esaü, votre aîné ; que Jacob soit votre seconde victime. Mon père s’éloigna de moi, et révolté par le changement hideux que la colère avait fait à ma figure, il s’écria : Démon ! Il me regardait de loin en frémissant. Et qui m’a rendu démon ? répondis-je. C’est lui qui a nourri ma passion dans l’espoir d’en tirer parti, et qui, lorsque la nature fait naître en moi une seule émotion généreuse, prétend que je suis en démence. Voyez, mon père, comme il a renversé le pouvoir et l’ordre de la nature. C’est lui qui est cause que mon frère est en prison pour la vie ; c’est lui qui a fait de notre naissance une malédiction pour ma mère et pour vous. Qu’avons-nous éprouvé dans la famille, depuis qu’il y jouit d’une si funeste influence, si ce n’est les dissensions et le malheur ? Renvoyez cet homme dont la présence nous glace ; écoutez-moi un instant et rejetez-moi pour jamais si je ne m’humilie pas devant vous.

« Je continuai à parler long-temps encore. Mon discours était réellement éloquent, mais il y avait un peu d’incohérence, et de temps à autre des choses fort inconvenantes. Aussi, mon père me répondit-il : Vous aggravez votre crime en voulant le rejeter sur un autre ; vous avez toujours été violent, opiniâtre et rebelle. Si vous voulez montrer de la soumission, donnez-en une première preuve, et promettez de ne plus me tourmenter en renouvelant ce pénible sujet. Le sort de votre frère est fixé. Jurez que vous ne prononcerez plus son nom, et… – Jamais, jamais, m’écriai-je, je ne violerai ma conscience par un pareil serment. Le ton décidé avec lequel je prononçai ces mots ne m’empêcha pas de me mettre à genoux devant mon père et même devant le directeur. Si vous êtes réellement le ministre des volontés du ciel, dis-je à celui-ci, donnez une preuve de la vérité de votre mandat ; rétablissez la paix dans une famille désespérée. Réconciliez un père avec ses deux enfans : il ne vous faut qu’un mot pour cela. Vous ne l’ignorez pas, et cependant vous ne voulez pas le prononcer ce mot ; mon malheureux frère ne fut pas aussi inflexible à vos prières, qui n’étaient pourtant pas dictées par un sentiment aussi juste que les miennes. J’avais offensé le directeur d’une manière irréconciliable : je le savais et je parlais moins pour le toucher que pour le démasquer. Je ne m’attendais pas à une réponse de sa part ; mon attente ne fut pas trompée, il ne laissa pas échapper une seule parole. J’étais à genoux au milieu de la chambre, entre mon père et lui, je m’écriai : Abandonné par mon père et par vous, j’en appelle encore au ciel, je le prends à témoin du vœu que je fais de ne jamais délaisser ce frère persécuté que l’on m’a forcé de haïr malgré moi ; je sais que vous avez du pouvoir : je le défie. Je sais que l’on mettra en œuvre contre moi tous les artifices de l’imposture, de la malignité, de l’industrie, toutes les ressources de la terre et de l’enfer ; mais j’invoque le ciel, et je ne demande son secours que pour assurer ma victoire.

« Mon père perdait la patience, il dit aux domestiques de me soulever et de m’emmener. Cet ordre si opposé à ses habitudes d’indulgence, eut un effet fatal sur mon esprit à peine rétabli de son délire et qui venait d’être mis à une trop forte épreuve : je retombai dans mon égarement ; hélas ! mon père, vous ne savez pas combien cet être que vous persécutez est bon, généreux, sans rancune : je lui dois la vie ; demandez à vos domestiques s’il ne m’a pas suivi pas à pas pendant mon voyage ; si ce n’est pas lui qui m’a servi mes alimens, mes médecines, qui a arrangé les oreillers sur lesquels je me reposais. – Vous êtes dans le délire, dit mon père, tout en jetant un regard inquiet sur les domestiques. Ceux-ci jurèrent tous en tremblant que nul autre qu’eux n’avait approché de moi depuis mon départ du couvent jusqu’à mon arrivée à Madrid. À cette déclaration, le peu de raison qui me restait m’abandonna tout-à-fait ; plein de colère je donnai un démenti au dernier qui avait parlé ; je frappai ceux qui se trouvaient le plus près de moi. Mon père étonné de ma violence, s’écria tout-à-coup, il est fou ! Le directeur, qui jusqu’alors avait gardé le silence, le prit soudain au mot ; et répéta : il est fou ! Les domestiques, moitié convaincus moitié effrayés, ne crurent pouvoir mieux faire que de dire comme mon père et le directeur.

« On me saisit, on m’emmena ; et comme la violence, chaque fois qu’on m’en avait fait, avait toujours excité la mienne, le résultat de celle-ci réalisa les craintes de mon père et les désirs secrets du directeur. Je me conduisis comme un enfant, sortant d’un état de fièvre, et que tient encore le délire. De retour dans mon appartement, j’arrachai les tentures, et je jetai à la tête des domestiques tous les vases de porcelaine qui me tombèrent sous la main. Je les mordais quand ils voulaient me toucher, et quand ils se virent obligés de me lier, je rongeai la ficelle avec mes dents. On me tint pendant plusieurs jours enfermé dans mon appartement. La raison me revint dans cet intervalle, mais ce fut seulement pour augmenter et ma fermeté et ma dissimulation. Je ne tardai pas à avoir besoin de l’une et de l’autre. Le douzième jour un domestique parut à la porte de ma chambre, et me dit, avec une profonde révérence, que si j’étais rétabli, mon père désirait me parler. Je le saluai non moins profondément, et le suivis comme une statue. Je trouvai mon père avec le directeur à ses côtés. Il s’avança vers moi et me parla en mots entrecoupés, qui démontraient l’effort qu’il faisait sur lui-même. Après m’avoir félicité sur mon rétablissement, il me dit : Avez-vous réfléchi sur le sujet de notre dernière conversation ? – J’y ai réfléchi, répondis-je ; j’en ai eu le temps. – Et vous avez sans doute bien employé ce temps ? – Je l’espère. – Le résultat de vos réflexions sera donc favorable aux espérances de votre famille et aux intérêts de l’Église.

« Ces derniers mots me glacèrent un peu ; je répondis cependant d’une manière convenable. Au bout de quelques instans le directeur prit la parole. Il parla avec amitié, tourna la conversation sur des sujets indifférens. Je lui répondis, combien cet effort me coûta ! je lui répondis cependant avec toute l’amertume d’une politesse forcée. Tout alla bien. On parut content de mon rétablissement. Mon père, fatigué, voulait la paix à tout prix. Ma mère, plus faible encore, par les combats de sa conscience et par les instigations du directeur, versa des larmes, et dit qu’elle était heureuse. Un mois s’est écoulé dans une paix profonde, mais perfide. Ils croient m’avoir vaincu, mais….................. Le pouvoir toujours croissant du directeur suffirait seul pour me faire presser ma résolution. Il vous a placé dans un couvent ; mais ce premier pas ne suffit pas à son ambition. Sous son influence, le palais même des ducs de Monçada est devenu presque un couvent. Ma mère n’est guère moins qu’une religieuse ; sa vie entière est consacrée à demander pardon d’une faute pour laquelle son directeur, afin d’assurer son pouvoir, lui ordonne tous les jours une nouvelle pénitence. Mon père balance entre les plaisirs et l’austérité, entre ce monde et l’autre. Tantôt il reproche à ma mère une dévotion exagérée, et l’instant d’après il s’unit à elle pour faire la plus rude pénitence. Les domestiques eux-mêmes imitent le ton de leur maître.................... Ma fièvre s’est calmée. Je n’ai pas perdu un instant pour consulter sur vos intérêts… On me dit qu’il n’est pas impossible que vous réclamiez contre vos vœux… Il faudrait pour cela que vous déclarassiez qu’ils vous ont été extorqués par la fraude et la terreur. Observez bien, Alonzo, que j’aimerais mieux vous laisser pourrir dans un couvent que de vous voir servir de témoin vivant de la honte de notre mère. On m’a assuré cependant que cette réclamation contre vos vœux pouvait se faire devant un tribunal civil : si cela est, vous pouvez encore être libre et je serai heureux ; n’hésitez pas faute de fonds, je suis en état de vous en fournir. Pourvu que vous ne manquiez pas de courage, je ne doute pas que nous ne réussissions. Je dis nous, car je n’aurai pas un moment de repos que vous ne soyez libre. J’ai gagné un des domestiques qui est frère du portier du couvent, et c’est par lui que ce paquet vous parviendra. Répondez-moi par la même voie : elle est secrète et sûre. Il faudra que vous fassiez un mémoire, qui sera mis dans les mains d’un avocat : les expressions doivent en être fortes ; mais rappelez-vous bien, qu’il n’y soit pas question de notre malheureuse mère ; je rougis d’être obligé de dire cela à son fils. Trouvez quelques moyens pour vous procurer du papier ; si vous y rencontrez trop d’obstacles, je vous en fournirai ; mais tâchez, s’il est possible, de vous passer de moi pour éviter d’avoir trop souvent recours au portier. Vous pouvez demander du papier sous prétexte d’écrire votre confession. Je me charge de faire remettre le mémoire. Je vous recommande au Dieu de la miséricorde et je suis

« Votre affectionné frère,
« Juan de Monçada. »

Tel fut le papier que le portier me remit de temps à autre par fragmens. J’avalai le premier envoi et je trouvai moyen de détruire les autres à mesure que je les recevais. Le soin de l’infirmerie dont j’étais toujours chargé me procurait beaucoup d’indulgence.

L’Espagnol en était là de sa narration quand Melmoth s’aperçut qu’il était singulièrement agité, mais plus encore par l’émotion que par la fatigue. Il l’engagea à se reposer pendant quelque temps et l’étranger n’eut pas de peine à y consentir.


CHAPITRE X.



Au bout de quelques jours l’Espagnol voulut reprendre le cours de sa narration ; il s’efforça de décrire ce qu’il avait éprouvé en recevant la lettre de son frère ; comment son courage, son espérance, le sentiment de son existence s’étaient ranimés en lui : mais il trembla et ne put articuler que quelques mots entrecoupés ; son émotion parut si vive à Melmoth qu’il le supplia de cesser la description de ses sensations, et continuer la relation de son histoire.

Vous avez raison, dit l’Espagnol en séchant ses larmes, la joie est une convulsion, mais la douleur est une habitude, et vouloir décrire ce que nous ne pourrons jamais communiquer est aussi absurde que de parler des couleurs à un aveugle ; je me hâterai donc de vous entretenir, non de mes sentimens, mais des résultats qu’ils ont produits. Un nouveau monde s’était ouvert pour moi en espérance ; je croyais voir le mot de liberté écrit sur la face du ciel chaque fois que je me promenais dans le jardin. Je riais quand j’entendais le bruit des portes qui s’ouvraient et je me disais : bientôt vous vous ouvrirez pour moi et à jamais. En attendant, je me conduisais envers la communauté avec une complaisance extrême ; mais je ne négligeais pas au milieu de cela les scrupuleuses précautions que mon frère m’avait recommandées. Avouerai-je la force ou la faiblesse de mon cœur ? Au sein de la dissimulation systématique à laquelle j’étais obligé de me livrer, la seule circonstance qui me causât un regret véritable, c’était de me voir forcé de détruire les lettres de ce cher et généreux jeune homme qui avait tout risqué pour me rendre la liberté. En attendant, je continuai mes préparatifs avec une industrie inconcevable pour vous qui n’avez jamais habité un couvent.

Le carême venait de commencer ; toute la communauté se préparait à la grande confession ; les frères se renfermaient, se prosternaient devant les autels, passaient des heures entières à minuter l’état de leur conscience et à convertir leurs petites fautes contre la discipline conventuelle en offenses envers Dieu, afin de donner quelqu’importance à la confession qu’ils allaient faire. Je crois qu’ils auraient été enchantés de pouvoir s’accuser d’un crime, pour échapper à la monotonie d’une conscience de moine.

Il régnait dans la maison une sorte de silencieuse confusion qui favorisait singulièrement mes projets. Dix fois par jour je demandais du papier pour écrire ma confession, on ne me le refusait pas, mais la fréquence de mes demandes excita des soupçons ; ils étaient cependant loin de se douter de ce que j’écrivais. Les uns disaient, car tout est un sujet de curiosité dans un couvent : « Il écrit l’histoire de sa famille ; il veut la confier à son confesseur avec les secrets de son propre cœur. » D’autres ajoutaient : « Il a eu pendant quelque temps l’esprit égaré ; il en rend compte à Dieu, nous n’en entendrons jamais parler. » D’autres, enfin, plus judicieux, prétendaient qu’ennuyé de la vie du cloître j’en décrivais en détail toute la monotonie.

En attendant, le supérieur m’épiait en silence ; il était inquiet, et ce n’était pas sans raison ; il consulta quelques-uns des frères discrets, et le résultat de leur conférence fut une vigilance à toute épreuve de leur part, à laquelle malheureusement je ne fournissais que trop de motifs par les demandes absurdes et perpétuelles que je faisais pour du papier. Je conviens qu’à cet égard mon imprudence fut extrême ; il était impossible que la conscience la plus timorée pût trouver en elle-même assez de péchés pour remplir seulement le quart du papier que j’étais censé employer à l’examen de la mienne. Je le remplissais cependant de leurs crimes et non de ceux que j’avais commis.

Une autre grande faute que je fis, ce fut de négliger en réalité tous les préparatifs nécessaires à la grande confession ; on me le fit entendre pendant nos promenades au jardin. J’ai déjà dit que j’avais adopté avec les frères des manières extrêmement amicales. Ils me disaient donc :

« Vous avez fait, sans doute, de grands préparatifs pour la confession ? »

— « Je m’y suis préparé. »

— « Nous nous attendons à être bien édifiés de votre conduite. »

— « Je me flatte que vous le serez. »

Je n’en dis pas davantage, mais ces mots à la dérobée m’inquiétèrent.

Peu de jours avant l’époque fixée pour la grande confession, je remis au portier le dernier cahier de mon mémoire. Nos entrevues n’avaient jusqu’alors inspiré aucun soupçon ; j’avais reçu les lettres de mon frère, j’y avais répondu et notre correspondance avait été conduite avec un mystère jusqu’alors inconnu dans un couvent ; cette dernière nuit, cependant, en remettant mon papier dans les mains du portier, je lus dans ses traits un changement qui m’effraya ; je l’avais toujours connu bien fait et robuste, mais alors, je découvris même au clair de la lune, qu’il ne paraissait plus que l’ombre de lui-même ; sa main trembla en prenant les papiers dans la mienne, sa voix manqua en me promettant la discrétion ordinaire. Ce changement que tout le couvent avait observé, m’avait échappé jusqu’à ce jour ; mon esprit avait été trop préoccupé de ma propre position ; quand je m’en fus aperçu, je lui dis :

« Mais qu’est-ce que vous avez ? »

— « Pouvez-vous me le demander ; j’ai perdu tout mon embonpoint par la terreur que je ne cesse d’éprouver. Savez-vous ce que je risque ? une prison perpétuelle, peut-être même serai-je dénoncé à l’Inquisition : chaque ligne que je vous fais passer ou que vous me remettez, semble compromettre mon âme, et je tremble de vous voir. Je sais que ma vie temporelle et éternelle est dans vos mains ; quand je suis assis dans ma loge, il me semble que chaque pas qui retentit dans le cloître a pour but de m’appeler dans la présence du supérieur. Quand je suis au chœur, au milieu des chants je distingue votre voix qui s’élève pour m’accuser. La nuit quand je me couche, le malin esprit s’assied au chevet de mon lit, il me reproche mon parjure et réclame sa proie ; ses émissaires m’entourent partout où je me tourne ; je suis environné des tourmens de l’enfer ; les saints me jettent des regards courroucés, et le tableau du traître Judas me poursuit de tous côtés. Si je m’endors pour un moment, mes propres cris me réveillent, et je dis : Ne me trahissez pas ! il n’a pas encore rompu ses vœux ; je n’ai été qu’un agent ; on m’a corrompu : n’allumez pas ces bûchers pour moi. Je frémis alors ; je me soulève trempé d’une sueur froide ; mon repos, mon appétit m’ont quitté. Plût à Dieu que vous fussiez hors de ce couvent et que je n’eusse jamais servi à votre délivrance ; nous échapperions ainsi l’un et l’autre aux flammes éternelles. »

Je m’efforçai de tranquilliser cet homme et de l’assurer qu’il ne courait aucun danger ; mais rien ne put le satisfaire si ce n’est l’assurance sincère et solennelle que le paquet que je lui remettais était le dernier dont je comptais le charger ; cette assurance lui rendit un peu de repos ; mais je sentis à mon tour que les risques attachés à mon entreprise se multipliaient de moment en moment autour de moi.

Le portier était fidèle, mais timide, et quelle confiance peut-on mettre en un homme dont la main droite vous sert, tandis que la gauche ne demande peut-être pas mieux que de transmettre votre secret à votre ennemi pour tranquilliser son esprit. Ce dangereux confident mourut au bout de quelques jours et je suis convaincu que je ne dus sa fidélité dans ses derniers momens qu’au délire qui le saisit avant de mourir ; mais il est impossible d’exprimer ce que je souffris pendant ces moments-là. Sa mort dans une telle occasion, et la joie peu chrétienne qu’elle m’inspira furent pour moi de nouvelles preuves combien le genre de vie qui peut rendre un tel événement et de tels sentimens presque nécessaires doit être contraire à la nature.

Le lendemain de ma conversation avec le portier, je fus surpris de voir, dans la soirée, le supérieur entrer dans ma cellule, accompagné de quatre moines ; je sentis que cette visite ne m’annonçait rien de bon. Je les reçus avec respect, mais en tremblant de tous mes membres. Le supérieur se plaça vis-à-vis de moi et arrangea son siége de façon à ce que je me trouvasse vis-à-vis de la lumière. Je ne compris pas dans le premier moment quel était son but, mais je conçois maintenant qu’il voulait examiner avec soin tout ce qui se passerait sur ma physionomie tandis que la sienne me resterait cachée. Les quatre religieux restèrent debout derrière sa chaise ; ils tenaient les bras croisés, la bouche serrée, les yeux à demi fermés, la tête baissée ; on eût dit qu’ils venaient assister malgré eux à l’exécution d’un criminel. Le supérieur m’adressa la parole d’une voix douce :

« Mon fils, vous n’avez cessé depuis quelque temps de vous occuper de votre confession : c’est fort louable ; mais vous êtes-vous accusé de tous les crimes que votre conscience vous reproche ? »

— « Oui, mon père. »

— « De tous ! en êtes-vous bien sûr ? »

— « Mon père, je me suis accusé de tous ceux que je connaissais. Du reste il n’y a que Dieu qui puisse pénétrer dans les abîmes du cœur. J’ai sondé le mien aussi profondément que je l’ai pu. »

— « Et vous avez mis par écrit tout ce que vous y avez trouvé ? »

— « Oui. »

— « Et vous n’avez point découvert parmi vos fautes celle d’avoir obtenu les moyens d’écrire votre confession, et d’en avoir abusé pour un usage tout différent ? »

C’était là le point délicat ; je sentis qu’il était nécessaire d’invoquer toute ma fermeté. Je fis donc usage d’une légère équivoque, et je dis :

« Ce n’est pas là une faute dont ma conscience m’accuse. »

— « Mon fils, ne cherchez point à tromper votre conscience ou moi. Je devrais même être au-dessus d’elle dans votre estime, car si votre conscience errait, ce serait à moi que vous vous adresseriez pour l’éclairer et la diriger. Mais je m’aperçois que c’est en vain que j’essaie de toucher votre cœur : j’y ferai en peu de mots un dernier appel. Il vous reste encore quelques momens d’indulgence ; il dépend de vous d’en user ou d’en abuser. Je vais vous faire un petit nombre de questions bien simples ; si vous refusez d’y répondre, ou si vous n’y répondez pas avec sincérité, votre sang retombera sur votre propre tête. »

Je tremblai, mais je dis : « Mon père, ai-je donc jamais refusé de répondre à vos questions ? »

— « Toutes vos réponses sont évasives ou ne consistent qu’en nouvelles interrogations. Il faut en faire de simples et de directes aux questions que je vais vous proposer en présence de ces frères. Plus que vous ne pensez votre sort dépendra de la manière dont vous allez me répondre. C’est malgré moi que je vous donne cet avertissement. »

Effrayé par ces paroles, et humilié au point de vouloir me rendre mes juges propices, je me levai de mon siége ; mais je m’y appuyai ensuite afin de me soutenir.

« Mon Dieu ! » dis-je, « pourquoi tous ces préparatifs ? De quoi suis-je coupable ? Pourquoi ces avertissemens qui ne sont que de mystérieuses menaces ? Pourquoi ne me dit-on pas quel a été mon crime ? »

Les quatre religieux qui, jusqu’à ce moment, n’avaient ni parlé ni même levé la tête, dirigèrent pour lors vers moi leurs regards livides, et dirent tous à la fois, avec des accens qui semblaient sortir d’un sépulcre : « Votre crime est… » Le supérieur leur fit signe de garder le silence, et cette interruption augmenta ma frayeur. Quand nous nous sentons coupables, nous craignons toujours qu’on nous attribue des crimes encore plus grands que ceux que nous avons commis. Il nous semble que la conscience des autres doit venger par d’horribles exagérations les capitulations de la nôtre. Je ne savais pas de quel crime on allait m’accuser ; et déjà ma correspondance clandestine ne me paraissait que de la poussière dans la balance de leur ressentiment ; mais ces craintes vagues se changèrent bientôt en de véritables quand le supérieur me proposa ses questions.

« Vous vous êtes procuré une grande quantité de papier : comment l’avez-vous employé ? »

Je me remis, et je dis : « Ainsi que je le devais. »

— « Mais enfin comment ? À décharger votre conscience ? »

— « Oui : à décharger ma conscience. »

— « C’est faux. Le plus grand pécheur de la terre n’aurait pu couvrir tant de pages de la liste de ses crimes. »

— « On m’a souvent dit dans le couvent que j’étais en effet le plus grand pécheur de la terre. »

— « Vous éludez encore, et vous convertissez vos équivoques en reproches. Cela n’est pas bien ; il faut répondre nettement. Pourquoi vous êtes-vous procuré tant de papier, et comment l’avez-vous employé ? »

— « Je vous l’ai déjà dit. »

— « Vous l’avez donc employé à écrire votre confession ? »

Je ne dis rien ; mais je fis une révérence d’affirmation.

— « Vous pouvez donc sans doute nous montrer les preuves de votre application à vos devoirs. Où est le manuscrit qui contient votre confession ? »

Je rougis, j’hésitai, et puis je montrai une demi-douzaine de pages tachées et griffonnées. C’était ridicule. Il n’y avait pas la dixième partie du papier que l’on m’avait donné.

« Et c’est là votre confession ? » me dit le supérieur.

— « Oui, mon père. »

— « Et vous osez dire que vous avez employé à cet usage tout le papier que l’on vous a confié ? »

Je gardai le silence.

— « Misérable ! » s’écria le supérieur, perdant patience ; « découvrez à l’instant l’usage que vous avez fait du papier que l’on vous a accordé. Avouez sur-le-champ que vous vous en êtes servi pour un usage contraire aux intérêts de cette maison. »

Ces mots me réveillèrent : je crus deviner qu’ils ne craignaient que pour leurs intérêts, et je me sentis fort. Je répondis donc :

« Pourquoi me soupçonne-t-on ? Si vous n’êtes pas coupables, de quoi pourrais-je vous accuser ? De quoi pourrais-je me plaindre, si vous ne m’en avez pas donné de cause ? C’est à vos consciences à répondre à cette question pour moi. »

À ces mots les religieux voulurent de nouveau se mêler à la conversation, mais le supérieur leur répéta le même signe qu’auparavant, et continua à me faire des questions si précises, qu’elles paralysèrent toute mon énergie.

« Vous ne voulez donc pas me dire ce que vous avez fait du papier que l’on vous a confié ? »

Je ne dis rien.

« Je vous ordonne, par votre vœu d’obéissance, de le découvrir à l’instant même. »

Sa voix s’était montée en parlant au ton de la colère ; je repris courage à mon tour, et je dis :

« Mon père, vous n’avez pas le droit d’exiger de moi cette déclaration. »

— « Il ne s’agit pas maintenant de droit. Je vous ordonne de me le dire. J’exige de vous un serment sur l’autel de Jésus-Christ, sur l’image de sa sainte mère. »

— « Vous n’avez pas le droit d’exiger de moi un pareil serment. Je connais les règles de la maison ; je ne suis responsable qu’à mon confesseur. »

— « Mettez-vous donc en balance le droit et le pouvoir ? Vous sentirez bientôt que dans ces murs, il n’y a point de différence entre eux. »

— « Je ne dis pas le contraire. »

— « Et vous ne voulez donc pas dire ce que vous avez fait de ces papiers, noircis sans doute des plus infernales calomnies ? »

— « Je ne le veux pas. »

— « Et vous ne craignez point de risquer les conséquences de votre opiniâtreté ? »

— « Je ne le crains point. »

Les quatre religieux répétèrent encore dans le même ton qu’auparavant : « Que les conséquences retombent sur lui ! » Mais pendant qu’ils parlaient, deux d’entre eux me dirent à l’oreille : « Délivrez vos papiers, et il ne sera plus question de rien. »

« Je n’ai rien à délivrer, » répondis-je ; « je ne possède pas une page que ce que vous m’avez pris. »

Les religieux qui venaient de me parler me quittèrent. Ils parlèrent bas au supérieur, qui me jetant un regard terrible, s’écria :

« Vous ne voulez donc pas délivrer vos papiers ? »

— « Je n’ai rien à délivrer. Examinez ma personne ; examinez ma cellule ; tout vous est ouvert. »

— « Ou du moins le sera bientôt, » dit le supérieur furieux. À l’instant la recherche commença. Il n’y eut pas de meubles dans ma cellule qu’ils n’examinèrent. Ma chaise et ma table furent renversées, secouées et enfin brisées, afin de découvrir s’il ne s’y trouvait point quelques papiers cachés. On arracha les estampes des murs ; on les tint contre la lumière ; on brisa jusqu’aux cadres. On examina ensuite mon lit ; on jeta les matelas par terre ; on les décousit ; on tira la paille de la paillasse. L’activité de ces moines formait un singulier contraste avec l’impassibilité qu’ils avaient témoignée quelques momens auparavant.

Pendant ce temps je me tenais au milieu de la chambre, ainsi qu’on me l’avait ordonné, et sans me détourner à droite ni à gauche. Ils ne trouvèrent rien qui justifiât leurs soupçons ; ils m’entraînèrent ensuite, et examinèrent ma personne avec la même rapidité, la même rigueur et la même inconvenance. Tous mes habits furent par terre dans un instant ; on défit jusqu’aux coutures de ma robe, et pendant l’examen, je m’enveloppai dans une des couvertures de mon lit. Quand il fut fini, je leur demandai s’ils avaient découvert quelque chose. Le supérieur me répondit avec une voix courroucée, et dans laquelle on distinguait la fierté luttant vainement contre un espoir déçu : « J’ai d’autres moyens pour découvrir ce secret. Préparez-vous-y, et tremblez que je ne les emploie ! »

À ces mots il quitta ma cellule, en faisant signe aux quatre religieux de le suivre. On me laissa seul : je ne doutai plus de mon danger. Je me voyais exposé à toute la fureur de cet homme. Je guettais attentivement les pas qui résonnaient dans le corridor. Le son d’une porte qui s’ouvrait ou qui se fermait près de moi, me faisait trembler. Les heures se passèrent ainsi dans les tortures de l’incertitude, et n’amenèrent aucun événement. Personne n’approcha de moi cette nuit. Le lendemain était le jour de la grande confession. Je pris ma place au chœur, tremblant et regardant tout le monde. Il me semblait que tous les yeux étaient tournés sur moi, et que les bouches silencieuses me disaient : « C’est vous-même qui êtes cet homme ! » Souvent je désirais que l’orage qui s’ammoncelait autour de moi éclatât. Il vaut mieux entendre le bruit du tonnerre que guetter le nuage électrique. L’orage n’éclata pas pour le moment, et quand les devoirs de la journée furent remplis, je me retirai dans ma cellule, et j’y restai pensif, inquiet, irrésolu.

La confession avait commencé. J’entendais les pénitens, l’un après l’autre, revenir de l’église, et fermer les portes de leurs cellules. Je commençais à craindre que l’on ne voulût m’exclure du sacrement, et que cette exclusion, d’un droit sacré et indispensable, ne fût le commencement d’une suite de rigueurs mystérieuses. J’attendis cependant, et je fus à la fin appelé. Ceci me rendit le courage, et je remplis mes devoirs avec calme. Quand j’eus fini ma confession, on me fit seulement quelques questions assez simples. On me demanda si je ne m’accusais pas d’avoir manqué intérieurement à quelque devoir conventuel, si je n’avais rien de réservé ; rien sur ma conscience. Quand j’eus donné des réponses négatives, on me laissa partir. Ce fut cette même nuit que mourut le portier. Mon dernier paquet était parti depuis quelques jours ; je n’avais rien à craindre. Pas un être vivant, pas une ligne d’écriture qui pût déposer contre moi ! Je sentis renaître l’espérance, surtout, quand je songeai que le zèle et l’adresse de mon frère ne manqueraient pas de lui faire trouver quelque nouveau moyen pour faciliter nos communications.

Le calme dura pendant quelques jours, mais l’orage recommença bientôt à gronder. La quatrième soirée après la confession, j’étais seul dans ma cellule, quand j’entendis un bruit inusité dans le couvent. On sonna la cloche ; le nouveau portier paraissait fort agité ; le supérieur courut d’abord au parloir et puis à sa cellule. On appela ensuite quelques-uns des religieux les plus âgés. Les jeunes se parlaient à l’oreille dans les corridors, fermaient leurs portes avec violence ; en un mot, la confusion était générale. De pareilles circonstances seraient à peine remarquées dans une maison bourgeoise, habitée par la famille la plus tranquille ; mais, dans un couvent, la triste monotonie de ce que l’on peut appeler l’existence intérieure, donne de l’intérêt aux moindres événemens extérieurs de la vie ordinaire. Je sentais cela, et je me disais : Il se passe quelque chose d’extraordinaire ; puis j’ajoutais : ce qui se passe a rapport à moi. Mes deux conjectures se vérifièrent l’une et l’autre. L’heure était déjà fort avancée, quand on vint me dire d’aller trouver le supérieur dans son appartement. Je répondis que j’étais prêt à m’y rendre. Deux minutes après l’ordre fut révoqué, et l’on me pria de rester dans ma cellule, et d’y attendre le père supérieur. Je répondis encore que j’obéissais. Mais ce changement soudain me remplit d’une terreur vague, et dans toutes les vicissitudes de ma vie et de mes sensations, je n’ai jamais éprouvé de crainte plus terrible. Je marchais en long et en large, répétant incessamment : Mon Dieu ! protégez-moi ! Mon Dieu ! donnez-moi des forces ! Puis tout-à-coup je craignais d’implorer la protection de Dieu, incertain si la cause dans laquelle j’étais engagé la méritait. Cependant, mes idées furent toutes renversées, par l’entrée subite du supérieur, et des quatre moines qui l’avaient déjà accompagné lors de sa première visite. Je me levai en les voyant ; aucun d’eux ne m’invita à m’asseoir. Le supérieur s’avançant d’un air courroucé, jeta quelques papiers sur la table, et me dit : « Est-ce là votre écriture ? »

Je jetai sur les papiers un regard pressé et effrayé. C’était la copie de mon mémoire. J’eus la présence d’esprit de répondre : « Ce n’est pas mon écriture. »

— « Misérable ! vous tergiversez ; c’est la copie de votre écriture. »

Je gardai le silence.

« En voici la preuve, » ajouta le supérieur, en jetant sur la table un autre papier. Celui-ci était la copie d’un mémoire que l’avocat m’adressait. Ils n’avaient pas le droit de me le cacher, parce qu’il venait d’une cour supérieure. Rien ne pouvait égaler le désir que j’éprouvais de le lire ; mais je n’osais pas même y jeter un coup d’œil. Le supérieur en déplia toutes les pages l’une après l’autre en disant : « Lisez, misérable, lisez ; examinez-en bien toutes les lignes. »

Je m’approchai en tremblant. Je regardai l’écrit ; dès les premiers mots je vis celui d’espérance. Mon courage se ranima, et je dis : « Mon père, je reconnais ceci pour être une copie de mon mémoire, je vous demande la permission de lire la réponse de l’avocat, vous ne pouvez me la refuser. »

« Lisez-la, » dit le supérieur, en me la lançant avec colère.

Vous pouvez croire, Monsieur, que dans un pareil moment, je ne devais pas lire d’un œil bien assuré. Ma pénétration, d’ailleurs, ne fut pas augmentée quand je vis les quatre moines sortir de la cellule, à un signal que je n’aperçus pas. Je restai seul avec le supérieur ; il se mit à marcher dans ma cellule pendant que je paraissais étudier le mémoire de l’avocat. Tout-à-coup il s’arrête, et frappe violemment la table avec sa main. Les papiers que je tenais en tremblèrent. J’en tressaillis sur ma chaise.

« Misérable ! » dit le supérieur, « croyez-vous que de pareils papiers aient jamais encore déshonoré le couvent ? Ce n’est que depuis votre fatale entrée chez nous, que nous sommes insultés par des mémoires d’avocats. Comment avez-vous osé… ? »

— « Quoi, mon père ? »

— « Réclamer contre vos vœux, et nous exposer tous au scandale de suivre des procédures dans une cour civile ? »

— « J’ai cru ce scandale moins grand que mon malheur. » La vue des papiers augmentait ma confiance, et j’ajoutai : « Mon père, ce serait en vain, que vous vous efforceriez de diminuer ma répugnance pour la vie monastique. La preuve que cette répugnance est invincible est devant vous. Si je me suis rendu coupable d’une démarche qui viole le décorum d’un couvent, j’en suis fâché, mais je ne suis pas répréhensible. Ceux qui m’ont forcé d’y entrer sont seuls coupables de la violence qu’ils attribuent faussement à moi. Je suis résolu, s’il est possible, de changer ma position. Vous voyez les efforts que j’ai déjà faits, soyez assuré qu’ils ne cesseront jamais. Les contrariétés ne feront que redoubler leur énergie, et s’il y a un pouvoir dans le ciel ou sur la terre qui puisse faire annuler mes vœux, je saurai trouver ce pouvoir et m’adresser à lui. »

Je ne pensais pas qu’il m’écoutât jusqu’au bout. Il en eut cependant la patience. Il montra même beaucoup de calme, et je me préparais à entendre et à repousser tour-à-tour les reproches et les sollicitations, les remontrances et les menaces dont on sait si bien faire usage dans les couvens.

« Votre répugnance pour la vie du couvent est donc invincible ? » me dit-il à la fin.

— « Oui, mon père. »

— « Mais qu’est-ce qui vous y déplaît ? ce ne sont pas vos devoirs : car vous les remplissez avec l’exactitude la plus édifiante. Ce ne sont pas les traitemens que vous y éprouvez, ils ont été aussi indulgens que notre règle puisse le permettre. Ce n’est pas la communauté, vous savez qu’elle est toute entière disposée à vous aimer et à vous complaire. De quoi donc vous plaignez-vous ? »

— « De la vie elle-même, qui renferme tout. Je ne suis pas fait pour être moine. »

— « Rappelez-vous bien que quoique nous soyons forcés d’obéir aux formes des tribunaux humains, par la nécessité qui nous rend dépendans des institutions des hommes, dans tous nos rapports avec eux, ces formes ne peuvent nous lier dans nos rapports avec la divinité. Soyez assuré, mon enfant égaré, que si tous les tribunaux de la terre vous déliaient aujourd’hui même de vos vœux, votre propre conscience ne les annulerait jamais. Pendant tout le reste de votre ignominieuse vie, elle continuerait à vous reprocher la violation d’un vœu, violation approuvée par les hommes, mais que Dieu ne sanctionnerait jamais. Jugez combien, à votre dernière heure, ces reproches seraient terribles. »

— « Pas si terribles qu’à l’heure où je formai ces vœux, ou pour mieux dire, à l’heure où ils me furent extorqués. »

— « Extorqués ! »

— « Oui, mon père, oui, j’en prends le ciel à témoin contre vous. Dans cette matinée désastreuse, votre courroux, vos remontrances, vos prières, eussent été aussi inutiles qu’ils le seront aujourd’hui, si vous n’aviez jeté le corps de ma mère à mes pieds. »

— « Et pouvez-vous me reprocher mon zèle pour votre salut ! »

— « Je ne désire point vous faire de reproches. Vous êtes instruit de la démarche que j’ai faite ; vous me connaissez assez pour croire que je la poursuivrai de tout mon pouvoir, que je n’aurai pas de repos que mes vœux ne soient annulés, tant qu’il m’en restera la moindre espérance, et qu’une âme comme la mienne sait convertir en espoir jusqu’au désespoir même. Entouré, soupçonné, épié comme je l’ai été, j’ai cependant trouvé le moyen de faire remettre des papiers aux mains de l’avocat. Calculez la force d’une résolution qui a pu effectuer une pareille démarche au sein même d’un couvent ; jugez de l’inutilité de toute opposition à l’avenir, puisque vous n’avez pu ni empêcher, ni découvrir les premiers pas que j’ai faits dans mon projet. »

À ces mots le supérieur garda le silence ; je crus avoir fait de l’impression sur lui, j’ajoutai :

« Si vous désirez épargner à la communauté la disgrâce de me voir poursuivre mon appel, tandis que je serai dans ses murs, l’alternative est simple. Laissez un jour la porte mal gardée, fermez les yeux sur ma fuite, et soyez sûr que je ne vous molesterai ni ne vous déshonorerai plus par ma présence. »

— « Comment ! vous ne vous contentez pas de me rendre le témoin de votre crime, vous voulez encore que j’en sois le complice ! Apostat et plongé comme vous l’êtes dans la perdition, je vous tends la main pour vous en sauver, et vous ne me récompensez qu’en la saisissant pour m’entraîner, s’il se peut, dans l’abîme avec vous. »

Cette malheureuse proposition ne servit qu’à me le rendre plus contraire ; elle avait excité sa passion dominante : car il était d’une sévérité exemplaire pour la discipline. J’attendais patiemment que ce nouvel orage s’apaisât, pendant que le supérieur ne cessait de répéter :

« Mon Dieu ! pour quelle offense suis-je ainsi humilié ? Quel est le crime inconcevable qui ait pu faire mériter cette disgrâce au couvent tout entier ? Que deviendra notre réputation ? Que dira tout Madrid ? »

— « Mon père, » lui dis-je, « croyez-moi ; qu’un obscur religieux vive, meure ou réclame contre ses vœux, ce sont là des sujets de fort peu d’importance hors des murs de son couvent. On ne tardera pas à m’oublier, et vous vous consolerez en voyant l’harmonie rétablie dans la discipline de votre maison, que j’aurais toujours troublée. »

Le supérieur, sans m’écouter, continuait à marcher dans ma cellule, disant en lui-même :

« Que pensera le monde ? Que deviendrons-nous ? » jusqu’à ce qu’enfin sa colère se trouva montée au plus haut point. Se tournant alors tout-à-coup vers moi, il s’écria : « Misérable ! renoncez à votre horrible projet, renoncez-y à l’instant même. Je ne vous donne que cinq minutes pour réfléchir. »

— « Cinq ans de réflexions ne changeraient rien à ma résolution. »

— « Tremblez donc que vos jours ne suffisent point à l’exécution de ce projet impie. »

En disant ces mots, il s’élança hors de ma cellule. Les momens que je passai durant son absence furent, je crois, les plus horribles de ma vie. Ma terreur était augmentée par l’obscurité, car il faisait nuit, et le supérieur avait emporté la chandelle avec lui. Mon émotion ne m’avait pas d’abord permis de l’observer. Je sentais que j’étais dans les ténèbres et je ne savais pas pourquoi ni comment. Une foule d’images d’une horreur indéfinissable passèrent devant mes yeux. J’avais beaucoup entendu parler des châtimens cruels que l’on infligeait dans les couvens ; les mots menaçans du supérieur me paraissaient écrits en traits de flammes sur les murs de ma cellule. Je frémis, je jetai des cris, quoique certain que sur soixante personnes qui composaient la communauté, il n’y en avait pas une qui eût la volonté ou le courage de me plaindre. Enfin, l’excès même de mes craintes m’en guérit. Je me dis à moi-même : « Ils n’oseront pas m’assassiner, ils n’oseront pas non plus m’incarcérer : ils sont responsables de ma personne envers le tribunal devant lequel j’ai appelé. Ils n’oseront donc se rendre coupables d’aucune violence. »

Je venais de terminer ce raisonnement sophistique, comme tous ceux qu’inspire l’espérance, quand la porte de ma cellule se r’ouvrit, et je vis rentrer le supérieur et ses quatre satellites. L’obscurité dont je sortais me força de tenir les yeux à demi-fermés ; je distinguai cependant qu’ils portaient une corde et un sac. Je tirai de cet appareil les présages les plus effrayans, je changeai sur-le-champ de raisonnement, et au lieu de dire : ils n’osent pas faire telle ou telle chose, je me demandais quelle était la chose qu’ils n’oseraient pas faire. J’étais en leur pouvoir, ils le savaient, je les avais provoqués, qu’allais-je devenir ?

Ils s’approchèrent de moi. J’imaginai que la corde devait servir à m’étrangler, et le sac à envelopper mon corps. Mille tableaux sanguinaires se présentèrent à mon imagination ; je croyais entendre les gémissemens de mille victimes, immolées comme moi, s’élever des souterrains du couvent. Je ne sais ce que c’est que la mort, mais je suis convaincu que dans ce moment je souffris beaucoup plus qu’on ne souffre en mourant. Ma première impulsion fut de me jeter à genoux.

« Je suis en votre pouvoir, » leur dis-je, « je suis coupable à vos yeux. Accomplissez votre dessein, mais ne me faites pas souffrir long-temps. »

Le supérieur, sans faire attention à ce que je disais, ou peut-être même sans l’entendre, me dit :

« Maintenant, vous êtes dans la posture qui vous convient. »

Quand j’entendis ces mots, moins affreux que ce que j’avais craint, je me prosternai la face contre terre. Quelques instans auparavant j’en aurais rougi, mais combien la crainte avilit ! Je craignais la violence, j’étais très-jeune, et quoique je ne connusse la vie qu’en imagination, je ne l’en aimais pas moins pour cela. Les quatre moines, craignant peut-être que ma soumission n’attendrît le supérieur, s’empressèrent de lui dire :

« Révérend père, ne vous laissez point tromper par cette fausse humilité. Le moment de la miséricorde est passé ; vous lui avez offert le temps de délibérer, il a refusé d’en profiter, vous ne venez plus maintenant pour écouter ses supplications, mais pour rendre justice. »

À ces mots, qui m’annonçaient tout ce qu’il y avait de plus affreux, je me traînai toujours à genoux de l’un à l’autre, je leur dis en versant des larmes : « Frère Clément ! frère Justin ! pourquoi irritez-vous le supérieur contre moi ? Pourquoi hâtez-vous l’exécution d’une sentence qui, juste ou non, sera sans doute sévère ? J’ai souvent intercédé pour vous quand vous vous êtes rendus coupables de quelques légères fautes, est-ce là ma récompense ? »

« Nous perdons le temps, » s’écrièrent les moines.

« Arrêtez, » dit le supérieur, « laissez-le parler. Voulez-vous profiter du dernier moment d’indulgence que je puisse vous accorder, et renoncer pour jamais à l’horrible résolution de faire annuler vos vœux ? »

Ces mots rappelèrent toute mon énergie ; je me levai au milieu d’eux, et je leur dis d’une voix haute et distincte : « Jamais ; je suis devant le tribunal de Dieu. »

— « Malheureux ! vous avez renié Dieu. »

— « Eh bien, mon père, il ne me reste donc plus qu’à espérer que Dieu ne me reniera pas ; j’ai appelé aussi à un tribunal où vous n’avez pas de pouvoir. »

— « Mais nous avons du pouvoir ici, et vous le sentirez. »

Il fit pour lors un signal et les quatre religieux s’approchèrent de moi ; je jetai un faible cri, l’instant d’après, je me soumis ; je fus surpris de voir qu’au lieu d’attacher les cordes autour de mon cou comme je m’y étais attendu, ils s’en servirent pour me lier les mains. Ils m’ôtèrent ensuite ma robe et me couvrirent du sac. Je ne fis pas de résistance ; mais vous l’avouerais-je, Monsieur, je fus un peu contrarié. J’étais préparé à mourir et il me paraissait que j’étais menacé de quelque chose de pire que la mort. Nous bravons souvent la mort quand elle s’offre à nous tout-à-coup, mais nous ne pouvons la supporter quand elle arrive pas à pas et nous laisse le temps de contempler à loisir toutes ses horreurs. J’étais préparé à tout excepté à ce qui m’arriva. Attaché comme un criminel et enveloppé du sac, ils m’entraînèrent le long des corridors ; je ne jetais pas un cri, je ne faisais aucune résistance. Ils descendirent l’escalier qui conduisait à l’église, ils traversèrent le bas côté. Un passage obscur s’y trouvait que je n’avais pas encore remarqué. Nous y entrâmes ; une petite porte, tout au fond offrait une perspective effrayante. À sa vue, je m’écriai : « Vous ne voulez pas sans doute me renfermer là ? Vous ne voulez pas me plonger dans cet horrible cachot, pour y périr dans des vapeurs malsaines, pour y être dévoré par des reptiles ? Non, vous ne le ferez pas ; songez que vous répondez de ma vie. »

Quand j’eus prononcé ces mots ils m’entourèrent. Alors, et pour la première fois, je me débattis, j’appelai au secours. C’était le moment qu’ils attendaient. Ils désiraient de ma part quelque marque de répugnance. Un frère lai, qui guettait dans le passage, donna soudain le signal en sonnant la cloche, cette cloche terrible, au son de laquelle tout habitant d’un couvent doit rester dans sa cellule, parce qu’elle indique qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire dans la maison. Au premier coup je perdis toute espérance. Il me semblait que dans le monde entier il n’existait d’autres hommes que ceux qui m’entouraient et qui, à la lueur livide du seul flambeau dont ce passage était éclairé ressemblaient à autant de spectres entraînant une âme condamnée dans le séjour de l’éternelle nuit.

Ils me firent descendre précipitamment les marches qui conduisaient vers cette porte, laquelle était beaucoup au-dessous du niveau du passage. Ils furent long-temps sans pouvoir l’ouvrir ; ils essayaient les clefs. Peut-être étaient-ils émus en songeant à l’atrocité qu’ils allaient commettre ; et ce délai accrut au-delà de toute idée mes terreurs. Je m’imaginai que ce terrible caveau n’avait jamais encore été ouvert, que j’étais la première victime que l’on y renfermait et que leur intention était que je ne le quittasse point en vie. À mesure que ces pensées me venaient, je jetais de grands cris, quoique je susse que j’étais loin de toute oreille humaine ; mais mes cris furent étouffés par le bruit de la pesante porte qui finit par céder aux efforts réunis des quatre religieux et qui s’ouvrit en grattant contre les pierres du pavé. On s’empressa de me faire entrer, tandis que le supérieur se tenait en dehors, frémissant malgré lui du spectacle qui se présentait à ses regards. J’eus le temps d’examiner les meubles de ma demeure que je regardais comme ma dernière : elle était en pierres ; le toit formait la voûte ; sur un bloc de pierre était un crucifix et une tête de mort ; à côté, un pain et une cruche d’eau ; par terre, il y avait un paillasson pour se coucher, avec un second paillasson roulé pour appuyer la tête. Ils me jettèrent dessus et se préparèrent à partir. Je ne me débattais plus, car je sentais que c’eût été inutile ; je les suppliais seulement de me laisser une lumière et je fis cette prière avec autant d’ardeur que si j’eusse demandé la liberté. Ainsi le malheur nous fait toujours entrer dans de petits détails. Nous n’avons pas la force d’envisager toute l’étendue de notre calamité.

« De grâce, leur dis-je, laissez-moi une lumière, quand ce ne serait que pour me défendre contre les reptiles qui doivent être ici en grand nombre. »

Je voyais déjà que ma supposition n’était pas gratuite, car plusieurs insectes d’une grandeur énorme, troublés à la vue inusitée de la lumière, descendaient les murs en rampant. Pendant ce temps, les religieux unissaient tous leurs efforts pour fermer la porte et ne me répondaient pas ; je réitérai mes prières pour qu’on me laissât une lumière, ne fût-ce que pour regarder le crâne et pour trouver mon chemin vers le crucifix quand je voulais prier. Ils ne m’écoutèrent pas et fermèrent la porte. Je les entendis s’éloigner.

Vous ne croiriez peut-être pas, Monsieur, que je dormis d’un profond sommeil ; mais j’aimerais mieux ne jamais dormir de nouveau que de me réveiller comme je le fis au sein des ténèbres. Je ne devais donc plus revoir la lumière ! Rien ne m’aidait à calculer le cours du temps, si ce n’est le retour régulier du moine qui, tous les jours, m’apportait ma ration de pain et d’eau. Quand il aurait été l’être que j’aurais le plus chéri au monde, le bruit de ses pas ne m’eût pas causé une sensation plus délicieuse. Il faut avoir été dans la position où je me suis vu pour se faire une idée des moyens que l’on trouve pour déguiser la longueur du temps. Comme l’œil s’accoutume à l’obscurité, l’esprit peut sans doute s’y habituer aussi. Sans cela, comment aurais-je pu réfléchir, conserver du courage et même quelque espérance dans cet horrible séjour ! Ainsi, quand tout le monde semble s’unir contre nous, nous prenons notre propre défense avec toute l’opiniâtreté du désespoir, tandis que quand nous ne voyons autour de nous que des adorateurs, nous sommes continuellement en butte au dégoût et aux reproches de notre conscience.

Le prisonnier qui se berce d’un rêve de liberté souffre moins d’ennui que le monarque sur son trône, environné de flatteurs et rassasié de voluptés. Je songeai que tous mes papiers étaient en sûreté ; que ma cause se poursuivait avec vigueur ; que le zèle de mon frère m’avait procuré le meilleur avocat de Madrid ; qu’ils n’oseraient pas m’assassiner, parce que le crédit du couvent dépendait de ma comparution, quand le tribunal me demanderait ; que le rang même de ma famille était pour moi une puissante protection, quoique selon toutes les apparences mon ardent et généreux frère fût le seul être qui m’y fût favorable ; que si l’on m’avait permis de recevoir et de lire le premier mémoire de l’avocat, par les mains du supérieur lui-même, il était absurde de penser que l’on me refusât de lui parler quand l’affaire serait plus avancée. Ce fut là à peu près ce que mon espérance me suggéra, et tout cela était assez plausible. Faut-il dire aussi ce que mon désespoir y opposait ? Je frémis encore en y pensant. L’idée la plus affreuse était que je pouvais, malgré tout ce que je viens de dire, être assassiné en secret, avant qu’il fût possible aux tribunaux de parvenir à me délivrer.

Telles furent mes réflexions, Monsieur. Vous me demanderez peut-être aussi à quoi je m’occupais. Ma position ne me permettait pas de rester oisif, et quoique parmi mes occupations, il y en eût de dégoûtantes, elles ne laissaient pas que de remplir mes momens. D’abord j’avais mes dévotions à faire. La religion était ma seule ressource dans la solitude et dans les ténèbres. Pendant les courts instants où le moine venait m’apporter mes alimens, j’arrangeais, à la faible lueur de son flambeau, mon crucifix de manière à pouvoir le sentir en me réveillant. Cela m’arrivait souvent, et ne sachant pas s’il faisait jour ni nuit, je disais ma prière au hasard. Que m’importait l’heure où je récitais les matines ou les vêpres ? il n’y avait ni matin ni soir pour moi. Mais le crucifix était ma consolation. Chaque fois que je le touchais, je me disais : « Mon Dieu est avec moi dans mon cachot. C’est un Dieu qui a souffert et qui sait me plaindre. Quelle misère pourrais-je supporter qui pût se comparer à l’humiliation qu’il a soufferte pour les péchés de l’homme et pour les miens ! » En parlant ainsi je baisais l’image sacrée que ma bouche avait de la peine à trouver dans l’obscurité.

J’avais encore d’autres occupations, moins sublimes, mais non moins nécessaires. Les reptiles qui remplissaient le caveau dans lequel on m’avait jeté, me forçaient à une guerre continuelle, ennuyeuse et ridicule. Mon paillasson avait été placé sur le théâtre même du combat. Je le dérangeai ; ils me suivirent. Je le plaçai contre le mur. Je me réveillais souvent avec horreur, en sentant leurs membres froids et gonflés parcourir mon corps. Je les frappais, j’essayais de les effrayer par le bruit de ma voix, ou bien de m’armer contre eux à l’aide de mes paillassons ; mais je mettais surtout mes plus grands soins à défendre de leurs approches mon pain et ma cruche d’eau. J’imaginai mille précautions aussi triviales qu’inutiles, mais qui servaient du moins à m’occuper.

Il me reste à vous parler d’un passe-temps que je ne puis appeler une occupation. J’avais songé en moi-même qu’une heure était composée de soixante minutes et une minute de soixante secondes. Cela me donna l’idée que je pourrais marquer le temps aussi exactement que l’horloge du couvent et calculer ainsi la durée de ma détention. Je me mettais donc à compter soixante. Parfois un doute s’élevait dans mon esprit ; je craignais de compter plus vite qu’une horloge et je regrettais pour lors de n’être pas insensible comme elle, afin de n’avoir aucun motif pour presser le cours du temps. Cependant je comptais avec plus de lenteur. Souvent le sommeil me surprenait dans cet exercice, que j’avais peut-être adopté en partie dans ce but ; mais à peine réveillé je m’y remettais de plus belle. Ainsi couché sur mes paillassons, je balançais, je comptais, je mesurais le temps, tandis que j’étais privé de la vue délicieuse du soleil levant et couchant, de toute la fraîcheur du matin et du soir, de tout l’éclat du jour. Quand mon calcul était interrompu par le sommeil, je me consolais en pensant que soixante minutes ne pouvaient manquer de faire une heure.

Le quatrième jour de ma détention, à en juger du moins par les visites du religieux, il plaça comme à l’ordinaire mon pain et mon eau à côté de moi ; mais il hésita quelque temps avant de se retirer. Il paraissait éprouver de la répugnance à me donner le plus léger espoir ; enfin cependant il fut obligé de me dire que le supérieur s’était laissé émouvoir par mes souffrances. Dieu avait touché son cœur et il me permettait de quitter mon cachot. J’avais à peine entendu ces mots que je me levai précipitamment et que je m’élançai au dehors avec un cri qui fit tressaillir le religieux. Toute espèce d’émotion est rare dans un couvent et l’expression de la joie y est un véritable phénomène. J’étais arrivé au passage avant que mon geôlier fût revenu de sa surprise. Les murs du couvent que naguère je regardais comme ceux d’une prison, me semblaient alors le séjour de la liberté. Je ne crois pas que j’eusse éprouvé dans ce moment un bonheur plus grand quand on m’aurait dit que ses portes m’étaient ouvertes. Je tombai à genoux pour rendre grâces à Dieu ; je le remerciai de ce qu’il m’avait rendu la lumière, l’air et le pouvoir de respirer. Pendant que j’épanchais ainsi mon cœur, je me sentis défaillir, ma vue se troubla. J’avais contemplé la lumière avec une ardeur trop vive. Je tombai sans connaissance, et je fus long-temps avant de revenir à moi.

En reprenant mes sens, je me trouvai dans ma cellule qui me parut telle que je l’avais laissée ; seulement il faisait jour ; et je suis convaincu que cette circonstance contribua plus à ma guérison que tous les alimens et les cordiaux que l’on me fournit en abondance. Pendant toute cette journée je n’entendis parler de rien et j’eus le temps de réfléchir aux motifs de l’indulgence avec laquelle j’étais traité. Je pensai que le supérieur pouvait avoir reçu l’ordre de me représenter, ou du moins qu’il ne pouvait empêcher plus long-temps les entrevues que mon avocat jugeait nécessaires à ma cause.

Vers le soir quelques religieux entrèrent dans ma cellule. Ils parlèrent de choses indifférentes et affectèrent d’attribuer mon absence à une indisposition. Je ne les détrompai pas. Ils me racontèrent comme en passant que mon père et ma mère, accablés de douleur par le scandale que j’avais causé en appelant de mes vœux, avaient quitté Madrid. J’éprouvai à cette nouvelle beaucoup plus d’émotion que je ne leur en témoignai. Je leur demandai combien de temps j’avais été malade. Ils me répondirent quatre jours. Cette réponse confirmait mes soupçons sur la cause de ma délivrance ; car l’avocat m’avait dit dans sa lettre qu’il aurait besoin de me parler dans cinq jours.

Ma société se retira ; mais je reçus bientôt une autre visite. Après les vêpres, auxquelles on m’avait dispensé d’assister, le supérieur entra dans ma cellule. Il s’approcha de mon lit. Je voulus me mettre sur mon séant ; mais il me pria de me tenir tranquille et s’assit auprès de moi en me regardant d’un œil calme, mais pénétrant.

« Vous avez enfin découvert, » me dit-il, « que nous possédons le pouvoir de punir. »

— « Je n’en ai jamais douté. »

— « Avant que vous poussiez ce pouvoir à une extrémité qui, je vous en préviens, sera au-dessus de vos forces, je viens vous demander d’abandonner cet appel désespéré contre vos vœux, appel qui ne peut avoir d’autre résultat que de déshonorer Dieu et de tromper votre attente. »

— « Mon père, sans entrer dans des détails rendus inutiles par nos démarches réciproques, je ne puis que répondre que je poursuivrai mon appel de toutes les forces que la Providence a mises à ma disposition, et que le châtiment que j’ai souffert n’a fait qu’affermir ma résolution. »

— « C’est donc là votre dernier mot ? »

— « Oui, et je vous supplie de m’épargner ces importunités à l’avenir, elles seraient inutiles. »

Il garda le silence pendant long-temps et dit à la fin :

— « Et vous insisterez sur le droit que vous possédez d’avoir demain une entrevue avec votre avocat ? »

— « Je l’exigerai. »

— « Il ne sera pourtant pas nécessaire de lui faire part de votre dernier châtiment. »

Ces mots me frappèrent, je les compris et je répondis :

« Cela ne sera pas nécessaire, mais cela pourra être utile. »

— « Comment ! vous violeriez les secrets de la maison, pendant que vous êtes encore dans ses murs ? »

— « Pardonnez-moi, mon père, si je vous fais observer que vous devez avoir outre-passé vos devoirs puisque vous mettez tant d’importance à cacher ce que vous avez fait. En parlant je ne dévoilerai donc pas les secrets de votre discipline, mais sa violation. »

Le supérieur gardant le silence, j’ajoutai :

« Si vous avez abusé de votre pouvoir, c’est vous qui avez été le coupable quoique moi seul j’en aie souffert. »

Il se leva et quitta ma cellule sans me répondre. Le lendemain j’assistai aux matines ; vers la fin de l’office, au moment où les religieux allaient se retirer, le supérieur frappant avec force de la main sur son pupitre leur ordonna de ne pas quitter la place, après quoi il ajouta d’une voix de tonnerre :

« On demande les prières de toute la communauté en faveur d’un religieux qui, abandonné par l’esprit de Dieu, est sur le point de commettre une action déshonorante pour lui-même, honteuse pour l’Église et inévitablement fatale pour son salut. »

À ces mots terribles, les moines se mirent tous à genoux en frémissant. Je les imitai ; mais le supérieur, m’appelant par mon nom, dit tout haut : « Lève-toi, misérable, lève-toi et ne souille pas notre encens par ton haleine profane. » Je me levai tremblant et confus et me retirai en silence dans ma cellule où je restai jusqu’à ce qu’un religieux vînt m’avertir que l’avocat m’attendait au parloir.

Cette entrevue fut rendue tout-à-fait inutile par la présence du moine à qui le supérieur avait ordonné de rester avec nous, et que l’avocat n’avait pas le droit de renvoyer. Quand nous entrions dans des détails il nous interrompait en disant que son devoir ne lui permettait pas de laisser violer ainsi les règles du parloir. Quand je soutenais un fait, il le contredisait, me donnait sans cesse le démenti, et enfin troublait à tel point notre conférence, que je fus obligé, pour ma défense personnelle, de citer le châtiment que l’on m’avait fait subir. On ne pouvait le nier et d’ailleurs la pâleur de mon teint en était un témoignage invincible. Au moment où je commençai le sujet, le religieux se tut, sans doute afin de mieux écouter, et l’avocat redoubla d’attention. Il prenait des minutes de tout ce que je disais et paraissait mettre plus d’importance à ce fait que je ne l’avais cru et même que je ne l’avais désiré.

La conférence finie, je retournai à ma cellule. Les visites de l’avocat se répétèrent pendant quelques jours jusqu’à ce qu’il eût obtenu toutes les informations nécessaires pour suivre ma cause. Pendant cet intervalle, je n’eus pas à me plaindre de la conduite que l’on tenait envers moi. Mais aussitôt que ses visites eurent cessé, la persécution recommença ; on me considérait comme un homme envers qui il ne fallait point garder de mesure et l’on me traitait en conséquence. Je ne puis m’empêcher de penser que leur intention ne fût que je ne survécusse pas à l’issue de mon procès. Il est du moins certain qu’ils ne négligèrent rien de ce qui pouvait conduire à un pareil résultat. Ils commencèrent le jour même de la dernière visite de l’avocat. La cloche sonna pour le dîner ; j’allais prendre ma place ordinaire au réfectoire, quand le supérieur dit : « Arrêtez, posez un paillasson pour lui au milieu de la salle. »

Cet ordre fut exécuté, puis on me dit de m’asseoir sur le paillasson et l’on me donna du pain et de l’eau. Je mangeai peu et je mouillai de mes larmes ce que je touchais. Je prévoyais ce que j’aurais à souffrir et je ne me plaignis point ; quand on fit la prière, on me dit de me tenir au dehors de la porte, de peur que ma présence ne rendît sans effet la bénédiction que l’on allait implorer sur le repas.


CHAPITRE XI.



Ce premier essai ne fut que le prélude de ce que j’eus à souffrir. On ne me permit point d’assister aux offices ; je me mettais à genoux devant la porte de l’église et j’entendais les religieux en entrant et en sortant m’accabler de reproches et d’imprécations, je n’y répondais pas. Les jours suivans, on me servit mes repas dans ma cellule et quels repas encore ! le rebut de la cuisine. Souvent on oubliait de me les envoyer. Je ne vous fatiguerai pas, Monsieur, par le détail de tout ce que je souffris ; il suffira de vous décrire une seule de mes journées, elle vous servira à juger toutes les autres.

J’entendis sonner les matines : je descendis et je m’agenouillai devant la porte de l’église où je n’osais entrer. En rentrant dans ma cellule, je trouvai que l’on m’avait enlevé mon crucifix. Je me rendis à l’appartement du supérieur pour me plaindre de cet outrage. Je rencontrai par hasard dans le corridor un moine et deux pensionnaires. Ils se collèrent contre le mur, et serrèrent leurs vêtemens comme s’ils avaient eu peur que je ne les souillasse en les touchant. Je leur dis avec douceur : « Il n’y a pas de danger, le passage est assez large. » Le moine me répondit : « Apage, Satana. » Puis s’adressant aux pensionnaires, il ajouta : « Mes enfans, répétez avec moi, apage, Satana, évitez l’approche de ce démon qui outrage l’habit qu’il déshonore. »

Ils obéirent, et pour rendre l’exorcisme complet, ils me crachèrent au visage en passant. Je m’essuyai et je poursuivis mon chemin jusqu’à la chambre du supérieur ; je frappai à la porte avec timidité ; j’entendis ces mots : « Entrez en paix, » et je dis en moi-même : « Ainsi soit-il. » En ouvrant la porte, je vis plusieurs religieux assemblés avec le supérieur. Ce dernier jeta un cri d’horreur en me voyant et se couvrit les yeux de sa robe. Les moines comprirent le signal ; on me mit dehors et l’on ferma la porte après moi. Ce jour-là j’attendis plusieurs heures dans ma cellule avant que l’on m’apportât à manger. Il n’y a point de situation d’esprit qui nous empêche de sentir les besoins de la nature. J’avais été depuis plusieurs jours privé de la nourriture suffisante à mon âge. Je descendis à la cuisine pour en demander ; le cuisinier fit le signe de la croix en me voyant entrer, et je ne l’avais pas fait sans hésiter, tant j’avais pris l’habitude de rester partout à la porte. Ce serviteur avait appris à me regarder comme un démon incarné. Il frémit en me demandant ce que je voulais.

« Je veux de la nourriture, répondis-je, voilà tout. »

— « Eh bien, vous en aurez, mais n’approchez pas davantage : en voilà. »

En disant ces mots, il jeta par terre les restes des plats, et j’avais si faim que je les dévorai avec avidité.

Dans ma cellule on ne me donnait point d’eau ; il ne m’était pas permis d’en prendre au réfectoire, et dans les souffrances horribles que me causait la soif j’étais obligé de me mettre à genoux au bord du puits et de puiser l’eau dans ma main, ou de la lapper comme un chien. Si je descendais pour un moment au jardin, ils profitaient de mon absence pour entrer dans ma cellule et pour enlever ou détruire tous les meubles qu’ils y trouvaient. Je vous ai déjà dit qu’ils m’avaient ôté mon crucifix ; je ne cessai pourtant pas de m’agenouiller et de faire ma prière devant la table au-dessus de laquelle il avait été placé ; on me l’enleva encore. Ma table, ma chaise, mon missel, mon rosaire, tout disparut successivement, et bientôt ma cellule ne présenta plus que les quatre murs dépouillés, avec un lit qu’ils avaient mis dans un état tel qu’il devenait impossible d’y goûter du repos.

Je vais maintenant, Monsieur, vous décrire la suite des tourmens qu’ils me firent souffrir et auxquels vous aurez de la peine à ajouter foi : ils sont aussi cruels que ridicules. Vous vous rappelez que plusieurs fois ils avaient déjà voulu me faire passer pour fou ou possédé ; aujourd’hui, ils résolurent à tout prix de troubler ma raison. Une nuit, je me réveillai et je crus voir ma cellule en feu, je frémis en me voyant entouré de démons vêtus de flammes, et qui les vomissaient de toutes parts autour de moi. Je sautai à bas de mon lit et je courus à la muraille que je trouvai froide. Je ne doutai pas que l’on n’eût barbouillé sur les murs de ma cellule des figures hideuses en phosphore, afin de m’effrayer. En effet, je les vis disparaître par degrés aux approches du jour. Je résolus alors de voir, à quelque prix que ce fût, le supérieur dans la journée.

Il était midi avant que je pusse prendre le courage d’exécuter mon projet. Je frappai à la porte de sa cellule, et quand je l’ouvris il témoigna à ma vue la même horreur que la première fois ; mais celle-ci je ne me laissai pas repousser. « Mon père, » lui dis-je, « je vous somme de m’entendre, et je ne quitterai pas cette place que vous n’y ayez consenti. »

— « Parlez. »

— « On me laisse mourir de faim : on ne me donne pas assez de nourriture pour soutenir mon existence. »

— « En méritez-vous ? »

— « Que j’en mérite ou non, il n’y a point de loi divine ou humaine qui m’ait jusqu’à présent condamné à mourir de faim, et si vous m’y condamnez, vous commettrez un meurtre. »

— « Avez-vous encore quelques plaintes à faire ? »

— « Mille. On ne me permet pas d’entrer à l’église ; on me défend de prier ; on a dépouillé ma cellule du crucifix, du rosaire et du bénitier ; on me met dans l’impossibilité de remplir mes dévotions, même seul. »

— « Vos dévotions ! »

— « Mon père, si je ne me sens pas assez de vertu pour être un moine, je n’en suis pas moins chrétien ; je n’en suis pas moins un homme. J’en appelle à votre humanité, j’en appelle à votre autorité pour qu’elle me protége. La nuit dernière, ma cellule a été remplie d’images de démons ; je me suis réveillé au milieu des flammes et des spectres. »

— « C’est ainsi que vous vous réveillerez au jour du jugement. »

— « Alors il suffira que je sois puni. Il n’est pas nécessaire que mon châtiment commence dès aujourd’hui. »

— « Ce ne sont que des fantômes créés par votre conscience agitée. »

— « Mon père, si vous daignez examiner ma cellule, vous verrez les traces du phosphore sur les murs. »

— « Moi entrer dans votre cellule ! Moi l’examiner. »

— « N’ai-je donc aucune justice à espérer ? interposez du moins votre autorité pour l’honneur de la maison à laquelle vous présidez. Rappelez-vous que quand mon appel deviendra public, toutes ces circonstances le deviendront aussi, et je vous laisse à juger si elles sont honorables pour la communauté. »

— « Retirez-vous. »

J’obéis et je découvris bientôt que ma démarche me serait utile, du moins pour ce qui regardait la nourriture. Quant à ma cellule elle resta dans le même état de dénuement, et mon interdiction de toute communion religieuse ou sociale ne fut pas levée.

Cependant, les tribunaux ne perdaient pas de vue mon affaire, elle devait être décidée dans quinze jours. On ne m’apprit point cette circonstance, mais le supérieur en avait reçu avis, et c’est ce qui l’engagea à presser l’exécution d’un projet affreux, qui devait me priver de tout l’avantage que j’aurais pu retirer de son succès s’il en avait. La nuit même de mon entrevue avec le supérieur j’en découvris quelque chose : mais quand j’en aurais su d’avance tous les détails, quelles ressources aurais-je pu employer pour les frustrer ?

Mon cœur était singulièrement oppressé, j’étais descendu au jardin, et m’agenouillant sur le gazon j’essayais de prier ; je n’en eus pas la force, et je tombai le visage contre terre. Il faisait déjà presque nuit. Tout-à-coup deux personnes passèrent auprès de moi sans m’apercevoir : elles causaient avec chaleur. Je reconnus la voix du supérieur et celle d’un religieux. Voici ce que je pus distinguer de leur conversation.

« Il faut, » dit le religieux, « adopter des mesures plus rigoureuses. Nous avons à nous reprocher de les avoir différées si long-temps. Vous serez responsable de la honte qui en rejaillira sur toute la communauté, si vous persistez dans cette imprudente modération. »

« Mais sa résolution demeure inébranlable, » répondit le supérieur.

— « Elle ne résistera pas à la mesure que j’ai proposée. »

— « Je le laisse en vos mains, mais rappelez-vous que je ne veux pas qu’on s’en prenne à moi si… »

Je n’entendis plus rien, car ils étaient trop loin de moi. La nuit suivante, je venais à peine de m’endormir, quand je fus réveillé par un bruit étrange dans ma cellule. Je me mis sur mon séant, et j’écoutai. Je crus entendre quelqu’un s’éloigner pieds nus. Je savais que ma porte n’avait pas de serrure, et que par conséquent je ne pouvais pas empêcher que l’on n’entrât chez moi ; j’étais convaincu cependant que la discipline du couvent était trop sévère pour que cela fût permis. Je voulus me rendormir, mais je ne tardai pas à me réveiller encore en sentant quelque chose me toucher. Je me levai en sursaut, quand une voix douce me dit à l’oreille : « Tranquillisez-vous, je suis votre ami. »

« Mon ami ? » m’écriai-je, « En ai-je un ?… Mais pourquoi me visiter à cette heure ? »

— « C’est la seule à laquelle il me soit permis de venir. »

— « Qui êtes-vous ? »

— « Je suis un être que les murs ne peuvent exclure ; un être qui vous rendra, si vous vous livrez à lui, des services que vous ne devez attendre d’aucun homme. »

Il y avait quelque chose d’effrayant dans ces paroles, je m’écriai : « Est-ce l’ennemi des âmes qui vient me tenter ? »

À ces mots, un moine qui se tenait dans le corridor, où sans doute il m’épiait, car il était tout habillé, entra précipitamment dans ma cellule, et me dit avec vivacité :

« Qu’y a-t-il ? vous m’avez alarmé par vos cris. Vous avez prononcé le nom de l’esprit des ténèbres. Qu’avez-vous vu ? que craignez-vous ? »

Je me remis et je dis : « Je n’ai rien vu ni entendu d’extraordinaire ; mon sommeil était agité, voilà tout. Ah ! frère saint Joseph, il n’est pas étonnant qu’après de pareils jours, mes nuits soient troublées ! »

La même aventure se renouvela toutes les nuits. C’était les propositions les plus étranges, les plus affreuses dont on puisse se faire une idée. Les blasphêmes les plus épouvantables étaient sans cesse répétés dans mon oreille. J’en perdis tout-à-fait le sommeil : et à peine je m’assoupissais, que j’étais réveillé par les mêmes sons. Je passais les nuits à les écouter, et les jours à les craindre, ou à former des conjectures sur leur origine. J’étais intérieurement convaincu que le tout n’était qu’une imposture ; mais elle ne me consolait pas, car la malice et la méchanceté humaine peuvent être portées à un point qui surpasse même celles du démon. Le triste sommeil dont je jouissais dans les intervalles de ces visites ne me rafraîchissait pas. Je me réveillais trempé d’une sueur froide, et répétant souvent les derniers mots qui m’avaient frappé. Alors je voyais mon lit entouré de religieux, qui m’assuraient que mes cris avaient troublé leur repos, et que dans leur frayeur, ils s’étaient empressés d’accourir à ma cellule. Ils se jetaient réciproquement des regards effrayés et consternés qu’ils reportaient ensuite sur moi, en me disant :

« Il se passe quelque chose d’extraordinaire en vous. Votre âme est oppressée et vous craignez de l’épancher. »

Ils me suppliaient au nom de tout ce qu’il y avait de sacré, de leur découvrir la cause des accès que je souffrais. À ces mots, quelque ému que je fusse, je me calmais sur-le-champ, et je leur répondais :

« Il n’y a rien. Pourquoi vous permettez-vous d’entrer dans ma cellule ? »

Ils secouaient la tête, et affectaient de se retirer lentement et à regret, comme s’ils eussent plaint mon affreuse position, tandis que je répétais : « Ah ! frère Justin ! ah ! frère Clément, je vous vois, je vous comprends. Rappelez-vous qu’il y a un Dieu dans le ciel. »

Pendant toute la journée j’étais exposé aux regards d’effroi et aux soupçons de la communauté. Quand je rencontrais un des religieux au jardin, il s’empressait de faire le signe de la croix, et de se détourner dans une autre allée. Si au contraire je passais devant eux, dans un des corridors du couvent, ils fermaient leur robe, se tournaient le visage contre le mur, et comptaient les grains de leur rosaire jusqu’à ce que je fusse loin d’eux. On adopta des précautions extraordinaires contre le pouvoir présumé du malin esprit. Des formules d’exorcisme furent distribuées, et des prières particulières furent ajoutées à celles des matines et des vêpres. On répandit avec industrie le bruit que Dieu avait permis à Satan de visiter un de ses serviteurs dévoués et chéris dans le couvent, et qu’en conséquence tous les frères devaient s’attendre à voir redoubler ses assauts. L’effet de ce bruit sur les jeunes pensionnaires ne saurait se décrire ; ils s’élançaient loin de moi avec la rapidité de l’éclair dès qu’ils m’apercevaient. Ils me jetaient de l’eau bénite ; ils imploraient Satan pour qu’il s’éloignât d’eux, et se contentât de sa victime.

Cependant, à force d’inspirer une terreur générale, je commençai à l’éprouver moi-même ; je commençai à croire que j’étais en effet… Je ne savais quoi, mais tout ce qu’ils voulaient que je fusse. Cet état d’esprit est effroyable, et en même temps impossible à éviter. Il y a des cas où tout le monde étant réuni contre nous, nous embrassons le même parti pour ne pas rester seul dans le nôtre. D’un autre côté, mon extérieur était tel, qu’il pouvait bien justifier le bruit qu’il se passait quelque chose d’horrible dans mon âme. Mon regard était à la fois animé et hagard, mes vêtemens étaient déchirés, ma marche chancelante ; joignez à cela que je ne cessais de me parler à moi-même, tandis que je ne partageais aucune des occupations habituelles de la maison.

Une nuit, les discours de la voix inconnue furent si horribles, si pleins d’abominations, qu’il ne me fut pas possible de les supporter ; je m’élançai de mon lit, et je me mis à courir comme un fou le long des corridors, frappant aux portes de toutes les cellules, et m’écriant : « Frère untel, priez pour moi, je vous en supplie. » Je réveillai tout le couvent ; je volai à l’église : elle était ouverte, j’y entrai. L’ayant traversée en courant, j’allai me précipiter devant l’autel, que j’embrassai avec des supplications réitérées et prononcées à haute voix. Les religieux que mes cris avaient réveillés, ou qui peut-être les guettaient, descendirent en corps à l’église ; mais voyant que j’y étais, ils n’osèrent y entrer, et restèrent à la porte, des flambeaux à la main, pour me contempler. Le tableau était remarquable. D’un côté, je parcourais dans l’obscurité l’église, éclairée par une lampe solitaire, tandis que de l’autre une forte lumière se répandait sur le groupe de religieux, et rendait visible l’horreur que je leur inspirais. L’homme le plus impartial n’aurait pas balancé à me croire en démence ou possédé, ou peut-être même l’un et l’autre, d’après l’état où je me trouvais. À la fin, épuisé de fatigue et d’émotions diverses, je tombai sur le carreau et j’y restai long-temps sans pouvoir me relever, mais entendant et observant fort bien tout ce qui se passait autour de moi. On se consultait pour savoir si on me laisserait où j’étais, ou si l’on m’enlèverait. Enfin, le supérieur ordonna qu’on ôtât cette abomination du sanctuaire, et telle était la terreur devenue réelle de ces religieux, qu’il fallut leur répéter cet ordre deux ou trois fois avant qu’ils voulussent obéir. Ils s’approchèrent cependant de moi, et se servant des mêmes précautions qu’ils auraient prises à l’égard d’un cadavre infecté de la peste, ils m’entraînèrent par mon habit hors de l’église, et me laissèrent sur le pavé devant la porte. Ils se retirèrent ensuite, et je m’endormis ; je ne me réveillai que quand j’entendis sonner la cloche des matines. Je voulus pour lors essayer de me lever ; mais une position sur un pavé humide, pendant un sommeil d’accablement causé par la fièvre, m’avait engourdi les membres, et me les avait rendus tellement sensibles, que je n’y parvins qu’avec des douleurs excessives. Je passai devant les religieux qui se rendaient au chœur, et il me fut impossible de retenir mes cris. Ils ne pouvaient ignorer ce que je souffrais, et cependant pas un seul d’entre eux n’offrit de me secourir. Je n’osais pas non plus le leur demander, et je regagnai ma cellule avec des efforts lents et pénibles ; mais frémissant à la vue de mon lit, je me couchai par terre pour me reposer.

Une circonstance aussi extraordinaire ne pouvait manquer d’attirer l’attention : car l’ordre et la tranquillité du couvent avaient été troublés pendant cette nuit. La souffrance nous rend superstitieux, et j’avais un présage que cette enquête, quelle qu’elle fût, se terminerait d’une manière défavorable pour moi. J’étais le Jonas du vaisseau ; de quelque point que soufflât la tempête, je sentais que le sort tomberait sur moi. Vers midi on me fit dire d’aller trouver le supérieur dans son appartement. Je m’y rendis, mais non comme autrefois, avec un mélange de supplications et de reproches sur mes lèvres, d’espérance et de crainte dans le cœur, avec une fièvre causée autant par la terreur que par l’irritation ; j’y allai morne, pâle, défait ; mes forces physiques étaient abattues par la fatigue et par le besoin de sommeil ; ceux de l’âme, par la persécution continuelle et insupportable qu’on m’avait fait souffrir. Je désirais, je défiais, en quelque sorte, tout ce qu’ils pouvaient faire de pis, tant était terrible en moi la curiosité du désespoir.

Je trouvai l’appartement plein de religieux. Le supérieur se tenait au milieu d’eux, et ils étaient rangés autour de lui en demi-cercle et à une distance respectueuse. J’offrais, sans doute, un misérable contraste avec ces hommes, revêtus de tout l’orgueil du pouvoir et à qui leurs robes longues, et qui n’étaient pas sans grâce, donnaient un air de gravité, plus imposante peut-être que la splendeur, tandis que j’étais placé en face d’eux avec une figure livide, décharnée, les vêtemens déchirés, mais avec un air d’opiniâtreté sur ma physionomie. Je ressemblais vraiment à l’esprit malin prêt à recevoir son arrêt de la bouche des anges.

Le supérieur m’adressa un long discours, dans lequel il ne toucha que légèrement le scandale occasioné par ma tentative pour faire annuler mes vœux. Il ne fit pas non plus d’allusion à la circonstance, dont tout le couvent était instruit, excepté moi : je veux dire de celle que mon appel devait être décidé sous peu de jours. Mais il parla en termes qui me firent frémir, malgré leur évidente injustice, de l’horreur et de la consternation qu’avait occasionées dans le couvent le terrible accès que je venais d’éprouver. « Satan a désiré de vous posséder, » me dit-il, « parce que vous vous êtes mis en son pouvoir par votre réclamation impie contre vos vœux. Vous êtes le Judas parmi les frères ; vous êtes un Caïn marqué au sein d’une famille primitive ; un bouc émissaire qui vous efforcez d’échapper des mains de la communauté pour rentrer dans vos déserts. L’horreur que vous répandez sur nous à chaque instant du jour, est incompatible, non-seulement avec la discipline d’une maison religieuse, mais même avec le repos de toute société civilisée. Pas un de nous ne peut dormir à trois portes de votre cellule. Vous nous troublez par les cris les plus horribles, en répétant sans cesse que l’esprit infernal est à côté de votre lit, qu’il vous parle à l’oreille ; vous courez de cellule en cellule, implorer les prières des frères. Vos cris troublent le sommeil de la communauté, ce sommeil qu’elle dérobe à regret aux exercices de la dévotion. Il n’y a plus d’ordre, il n’y a plus de discipline depuis que vous êtes avec nous. Vous vous élancez au milieu de la nuit dans l’église, vous souillez les tableaux et les images, vous renversez le crucifix, vous insultez l’autel, et quand toute la communauté est forcée par ce blasphême atroce et inouï de vous entraîner loin du lieu que vous profanez, vous troublez par vos cris ceux qui passent devant vous pour se rendre au service de Dieu. En un mot, vos gémissemens, vos contorsions, votre langage diabolique, vos vêtemens, vos gestes, ne justifient que trop les soupçons que vous inspirâtes lors de votre première entrée au couvent. Vous fûtes abominable dès votre naissance, vous êtes le rejeton du péché, et vous le sentez. Au sein de la pâleur affreuse et peu naturelle qui décolore vos lèvres, je vois une légère rougeur teindre vos joues à ce discours. Le démon qui présidait à votre heure natale, le démon de l’impureté vous poursuit jusque dans les murs d’un couvent. Le Tout-Puissant, par ma voix, vous ordonne de vous retirer ; partez et ne nous troublez plus. Arrêtez, » continua-t-il en voyant que j’allais obéir, « arrêtez, les intérêts de la religion et de cette communauté exigeaient que je vous parlasse des circonstances extraordinaires qui ont accompagné votre profane présence dans ces murs ; sous peu de jours vous aurez une visite de l’évêque, préparez-vous-y comme vous le pourrez. »

Je regardai ces mots comme les derniers qu’il allait m’adresser, et je voulus me retirer, mais on me rappela. On aurait désiré que je fisse ou des remontrances ou des supplications ; je résistai à toutes les suggestions que l’on me fit, comme si j’avais déjà su, ce que je n’appris que plus tard, que ce n’était point le supérieur qui avait invité l’évêque à venir examiner la cause du trouble qui régnait dans le couvent, mais que l’évêque, ayant entendu parler de ce scandale, avait résolu de faire à ce sujet une enquête solennelle. Au milieu d’une solitude, où je n’étais entouré que de persécuteurs, j’ignorais que tout Madrid était instruit que l’évêque avait pris la résolution de ne pas rester plus long-temps spectateur passif des choses extraordinaires qu’on lui avait rapportées au sujet du couvent, et qu’il n’était partout question que de mon exorcisme et de mon appel, sans que le supérieur lui-même pût calculer de quel côté la balance inclinerait. J’ignorais, dis-je, tout cela, car on n’aurait osé me le dire. Je me préparais donc à me retirer, sans répondre par un seul mot aux conseils que l’on me donnait tout bas de m’humilier devant le supérieur, d’implorer son intercession auprès de l’évêque, afin que celui-ci suspendît le honteux examen qui nous menaçait tous. Je m’arrachai d’entre leurs bras, et quand j’arrivai à la porte je m’arrêtai, et leur jetant un regard menaçant, je leur dis : « Que Dieu vous pardonne et vous acquitte devant son tribunal, comme je me flatte d’être acquitté devant celui de l’évêque. »

Ces mots, quoique prononcés par un démoniaque, car je l’étais à leurs yeux, les firent trembler. On entend rarement la vérité dans un couvent : aussi quand elle y parle, sa voix y paraît-elle doublement terrible et prophétique. Du reste je n’entendis pas cette nuit les voix effrayantes qui troublaient mon sommeil. Je dormis profondément et tout le couvent fut délivré des terreurs qu’infligeait l’esprit infernal.


CHAPITRE XII.



Le lendemain était le jour fixé pour la visite de l’évêque. Une inquiétude indéfinissable régnait dans les préparatifs de la communauté. Ce couvent était le premier de Madrid, et comme je vous l’ai dit, toute la capitale était dans l’agitation par la réunion des circonstances singulières qui s’offraient dans cette affaire. Le fils d’une des premières familles de l’Espagne s’était fait religieux au sortir de l’enfance. Peu de mois après il avait protesté contre ses vœux ; il était accusé d’avoir fait un pacte avec l’esprit infernal. Les uns étaient curieux de voir un exorcisme, les autres désiraient ou craignaient le succès de mon appel. Celui-ci songeait que l’Inquisition s’emparerait probablement de l’affaire, celui-là jugeait qu’un auto-da-fé pourrait en être le résultat possible.

De mon côté je n’étais pas sans espérance. Je ne connaissais nullement l’évêque, et je ne concevais pas que sa visite pût m’être avantageuse ; mais je voyais que le couvent était inquiet, et cela seul suffisait pour m’offrir un présage favorable. Je me disais avec la finesse naturelle aux malheureux : « Ils tremblent, donc je dois me réjouir. » Quand nos souffrances sont mises ainsi dans la balance avec celles des autres, il est rare que la main soit bien ferme ; nous sommes toujours disposés à la faire pencher un peu de notre côté.

L’évêque arriva de grand matin, et passa quelques heures avec le supérieur dans son appartement. Pendant ce temps il régnait dans la maison une tranquillité qui contrastait fortement avec l’agitation dont elle sortait. J’étais seul, debout dans ma cellule : je dis debout, car on ne m’avait pas laissé de siége. Je pensais en moi-même que cet événement ne me présageait rien de bon ni de mauvais. Je n’étais pas coupable de ce dont on m’accusait. Moi, le complice de Satan ! moi, victime au contraire d’une erreur diabolique ! Hélas ! mon seul crime était une soumission involontaire aux supercheries que l’on avait mises en usage contre moi. Cet homme, me disais-je, cet évêque ne peut me donner la liberté ; mais il peut me rendre justice.

Cependant le couvent était dans un accès de fièvre. Il y allait de la réputation de la maison. Ma situation était notoire. Ils avaient travaillé à me donner l’apparence et le renom d’un possédé. L’heure de l’épreuve approchait. Je ne vous dirai pas tous les moyens dont ils se servirent dans le cours de la matinée pour que je répondisse dignement à ce qu’ils avaient rapporté sur mon compte. Je craindrais que vous ne me crussiez capable de manquer à la vérité, si je vous citais le quart des horreurs qu’ils me firent souffrir. Le résultat en fut que j’étais dans un état de souffrance impossible à décrire, quand je reçus l’ordre de me présenter devant l’évêque qui, entouré du supérieur et de la communauté, m’attendait à l’église. C’était là le moment qu’ils avaient fixé. Je me livrai à eux. Ils me lièrent les bras et les jambes avec des cordes, me portèrent en bas et me placèrent à la porte de l’église ; les quatre moines dont j’ai souvent eu occasion de parler, se tinrent toujours à côté de moi. L’évêque était à l’autel, le supérieur auprès de lui ; les religieux remplissaient le chœur. On me jeta par terre comme un chien mort, et ceux qui m’avaient porté se retirèrent avec promptitude, comme s’ils s’étaient crus souillés par mon attouchement.

Ce spectacle frappa l’évêque ; il me dit d’une voix forte : « Levez-vous, malheureux, et avancez. » Je répondis d’une voix qui parut le faire frissonner : « Dites-leur de me délier et je vous obéirai. » L’évêque jeta un regard froid, mais plein d’indignation, sur le supérieur, qui sur-le-champ s’approcha de lui et lui parla à l’oreille. Cette consultation à voix basse continua pendant quelque temps ; et quoique couché par terre, je remarquai que l’évêque secouait la tête à tout ce que lui disait le supérieur.

À la fin l’ordre fut donné de me délier. Je n’y gagnai pas beaucoup, car les quatre moines restèrent à mes côtés. Ils me tinrent les bras en me faisant monter les marches de l’autel. Je vis alors pour la première fois l’évêque en face. C’était un homme dont la physionomie était aussi remarquable que le caractère. L’une faisait sur les sens la même impression que l’autre sur l’âme. Il était d’une taille élevée et majestueuse. Ses cheveux étaient blancs. Aucun sentiment ne l’agitait, aucune passion n’avait laissé de trace sur ses traits. Ses yeux noirs, mais froids, se tournaient vers vous sans avoir l’air de vous voir. Quand sa voix parvenait à votre oreille, elle paraissait ne s’adresser qu’à votre âme. Du reste sa réputation était sans tache, sa discipline exemplaire, sa vie celle d’un anachorète, ou pour mieux dire d’une statue. Tel était l’homme devant lequel je me trouvais.

Quand il eut donné l’ordre de me délier, le supérieur parut fort ému ; mais cet ordre était positif, et je fus délivré de mes liens. J’étais placé, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, entre les quatre moines, et je sentais que mon apparence justifiait assez l’impression que l’évêque avait reçue à mon égard. J’étais déguenillé, affamé, pâle et cependant enflammé par l’horrible traitement que je venais d’éprouver. J’espérais pourtant qu’en me soumettant à tout ce que l’on allait exiger de moi, je rétablirais ma réputation auprès de l’évêque. Celui-ci prononça avec une répugnance visible la formule de l’exorcisme, et chaque fois que revenaient les mots Diabolo te adjuro, les moines qui me tenaient me tordaient les bras et me faisaient crier de douleur, ce qui me donnait l’air d’avoir des convulsions. L’évêque en parut dans le premier moment troublé ; et quand l’exorcisme fut terminé, il m’ordonna de m’approcher de l’autel. Je l’essayai ; mais les quatre moines qui m’entouraient toujours, firent en sorte que j’eus l’air de ne pouvoir y parvenir qu’avec beaucoup de peine. L’évêque dit : « Éloignez-vous ; laissez-le venir seul. » Ils furent forcés d’obéir. Je m’avançai en tremblant. Je me mis à genoux. L’évêque, plaçant son étole sur ma tête, me demanda si je croyais en Dieu et dans la sainte Église catholique. Au lieu de répondre, je jetai des cris aigus et je me précipitai de l’autel. L’évêque se leva pour se retirer, tandis que le supérieur et les autres s’approchèrent de moi. En les voyant venir, je rassemblai mon courage ; et sans prononcer une seule parole, je montrai du doigt les morceaux de verre qui jonchaient les marches de l’autel et qui avaient percé mes sandales déjà déchirées. L’évêque ordonna sur-le-champ à un moine de les balayer avec la manche de sa tunique. Cet ordre fut exécuté et le moment d’après je reparus devant le prélat sans crainte ni douleur. Il continua ses questions.

« Pourquoi ne priez-vous pas dans l’église ? »

— « Parce que les portes m’en sont fermées. »

— « Comment !… Qu’est-ce que cela veut dire ? On m’a remis un mémoire contenant de grandes plaintes contre vous, et parmi les plus graves se trouve celle que vous ne priez point dans l’église. »

— « J’ai dit que les portes m’en étaient fermées. Hélas ! il ne m’était pas plus possible de les ouvrir que d’ouvrir les cœurs des membres de la communauté. Tout est ici fermé pour moi. »

L’évêque se retourna vers le supérieur qui répondit : « Les portes de l’église sont toujours fermées aux ennemis de Dieu. »

Le prélat reprit avec la calme sévérité qui lui était ordinaire : « Ma question est simple. Je ne veux point de réponses évasives et détournées. Les portes de l’église ont-elles été fermées pour cet être malheureux ? lui avez-vous refusé le privilége de s’adresser à Dieu ? »

— « Je l’ai fait, parce que je pensais et croyais… »

— « Je ne vous demande point ce que vous pensiez et croyiez. Je vous fais une simple question sur un fait. Lui avez-vous ou ne lui avez-vous pas refusé accès à la maison de Dieu ?

— « J’avais raison de croire que… »

— « Je vous préviens que de telles réponses peuvent me forcer à vous faire changer en un instant de situation avec l’individu que vous accusez. Lui avez-vous ou ne lui avez-vous pas fermé les portes de l’église ? Répondez oui ou non. »

Le supérieur tremblant de colère et d’effroi, répondit : « Je l’ai fait ; mais j’en avais le droit. »

— « C’est ce dont je ne me sens pas capable de juger. En attendant, il paraît que vous vous avouez coupable du fait dont vous l’accusiez. »

Le supérieur resta muet. L’évêque continuant à examiner un papier qu’il tenait, m’adressa la parole en ces termes :

« Comment se fait-il que les religieux ne peuvent dormir dans leurs cellules par le trouble que vous leur causez ? »

— « Je n’en sais rien : c’est à eux à vous l’expliquer. »

— « Le malin esprit ne vous visite-t-il pas toutes les nuits ? Vos blasphêmes, vos exécrables impuretés ne retentissent-ils pas à l’oreille de tous ceux qui ont le malheur d’être placés près de vous ? N’êtes-vous pas la terreur et le tourment de toute la communauté ? »

Je répondis : « Je suis ce qu’ils m’ont fait ; je ne nie point les bruits extraordinaires que j’entends dans ma cellule ; mais ils en savent mieux que moi la véritable cause. Je suis assailli dans mon lit par une voix qui me parle à l’oreille. Il paraît du reste qu’elle arrive jusqu’à celle des frères ; car ils entrent dans ma cellule et profitent de la terreur où je suis plongé pour y donner les interprétations les plus incroyables. »

— « Mais n’entend-on pas des cris la nuit dans votre cellule ? »

— « Oui, des cris de terreur ; des cris jetés, non par un homme qui célèbre des orgies infernales, mais par un homme qui les craint. »

— « Cependant vous prononcez des blasphêmes, des imprécations, des impuretés ? »

— « Quelquefois, dans une terreur qu’il m’était impossible de vaincre, j’ai répété les sons qui avaient retenti à mon oreille ; mais toujours d’un ton d’horreur et d’aversion qui prouvait jusqu’à l’évidence que je ne les avais point imaginés et que je ne faisais que les redire après un autre. Je prends toute la communauté à témoin de ce que je dis. Les cris que je jetais, les expressions dont je me servais, étaient bien certainement des marques de ma haine pour les suggestions infernales qui m’avaient été faites. Demandez à toute la communauté, si chaque fois que l’on est entré dans la cellule on ne m’a pas trouvé seul, tremblant et agité de convulsions. J’étais la victime de mon trouble dont ils affectaient de se plaindre, et quoique je n’aie jamais pu découvrir ou deviner les moyens dont ils se servaient pour me persécuter, je ne crois pas me tromper en attribuant ces terreurs, aux mêmes individus qui ont couvert les murs de ma cellule d’images de démons dont les traces subsistent encore. »

— « On vous accuse aussi d’être entré dans l’église à minuit, d’avoir dégradé les tableaux et les statues, foulé aux pieds la croix, en un mot, d’avoir commis tous les actes d’un démon, en violant le sanctuaire. »

À cette accusation si injuste et si cruelle, il ne me fut pas possible de retenir mon émotion ; je m’écriai :

« J’ai couru à l’église dans un accès de frayeur dont leurs machinations m’avaient rempli. Je m’y suis rendu à minuit parce que le jour elle m’était fermée ainsi que vous venez de l’apprendre ; je me suis prosterné devant la croix et je ne l’ai point foulée aux pieds ; j’ai embrassé les statues des saints et je ne les ai point violées, j’ose même dire que jamais prières plus sincères n’ont été offertes à Dieu dans ces murs, que celles que j’ai prononcées cette nuit au milieu de ma solitude, de mes terreurs et de mes persécutions. »

— « Le lendemain matin, quand la communauté voulut entrer à l’église, ne l’en empêchâtes-vous pas par vos cris ? »

— « J’étais paralysé pour avoir passé toute la nuit sur le pavé où ils m’avaient jeté. Je voulus me lever et me retirer à leur approche. La douleur me fit jeter quelques cris, car j’avais d’autant plus de peine à marcher qu’aucun d’eux ne m’offrit le plus léger secours. En un mot tout ce que l’on vous a dit sont des faussetés. Je suis allé à l’église pour implorer la miséricorde divine et ils prétendent que mon action a été celle d’un cœur apostat. Si j’avais tenté de renverser la croix ou de dégrader les images, les marques de cette violence ne subsisteraient-elles pas ? Ne les aurait-on pas conservées avec soin pour servir de témoignage contre moi ? Cependant y en a-t-il un vestige ? non il n’y en a pas, il ne peut y en avoir : car elle n’a jamais existé. »

L’évêque s’arrêta. Il eût été inutile de faire un appel à sa sensibilité ; celui pour lequel je m’étais décidé ne manqua pas son effet ; au bout de quelque temps, il me dit :

« Vous ne ferez donc pas de difficulté de rendre en présence de toute la communauté, le même hommage aux images du Sauveur et des saints que vous dites avoir voulu leur rendre cette nuit ? »

— « Je n’en ferai aucune. »

On m’apporta un crucifix que je baisai avec émotion et respect, et je demandai, les larmes aux yeux, ma part dans les mérites infinis du sacrifice qu’il représentait.

L’évêque me dit ensuite : « Faites des actes de foi, d’espérance et de charité. »

J’obéis, et quoique je les fisse d’abondance, je remarquai que les dignes ecclésiastiques qui accompagnaient l’évêque se regardaient mutuellement avec compassion, intérêt et admiration. L’évêque me demanda où j’avais appris ces prières.

« Mon cœur, répondis-je, a été mon seul maître ; je n’en ai pas d’autre. On ne me donne pas de livres. »

— « Comment ?… Songez bien à ce que vous dites. »

— « Je répète que je n’en ai point ; ils m’ont ôté mon bréviaire, mon crucifix, ils ont dépouillé ma cellule de tous ses meubles ; je m’agenouille sur le carreau ; je prie par cœur ; si vous daignez visiter ma cellule, vous verrez que je vous ai dit la vérité. »

À ces mots, l’évêque lança un regard terrible sur le supérieur. Il se remit cependant bientôt : car n’étant nullement accoutumé aux émotions, il sentait qu’en s’y livrant il changeait ses habitudes, et portait en quelque sorte, atteinte à sa dignité. Il me dit froidement de me retirer, et je lui obéissais déjà quand il me rappela. Pour la première fois mon air parut l’avoir frappé. Absorbé dans la contemplation de ses devoirs, il fallait que les objets extérieurs lui fussent long-temps présentés, avant de faire sur lui aucune impression. Il était venu pour examiner un prétendu démoniaque. Convaincu cependant qu’il y avait de l’injustice et de l’imposture dans le fait, il agit avec un courage, une résolution et une intégrité qui lui firent honneur.

Mais pendant tout ce temps l’horreur et la misère de mon aspect, qui auraient frappé sur-le-champ tout homme dont les sensations auraient été le moins du monde extérieures, ne firent aucune impression sur lui ; il ne s’en aperçut qu’en me voyant descendre lentement et péniblement les marches de l’autel ; mais aussi l’impression fut d’autant plus vive qu’elle avait été plus tardive. Il me rappela et me demanda comme s’il me voyait pour la première fois, comment il se faisait que mon habit était si scandaleusement déchiré. J’aurais pu si je l’avais voulu, dévoiler un mystère qui aurait ajouté à la confusion du supérieur ; mais je me contentai de répondre : « C’est la suite des mauvais traitemens que j’ai éprouvés. » Plusieurs autres questions de la même espèce au sujet de mon apparence suivirent, et je fus obligé de tout découvrir. L’évêque fut courroucé à un point incroyable des détails que je lui donnai. Quand les âmes sévères cèdent à une émotion quelconque, elles le font avec une véhémence inconcevable, car tout est pour elles un devoir, et même la passion quand l’occasion s’en présente. Il est possible encore que la nouveauté de l’émotion soit pour elles une surprise agréable.

Quant au bon évêque, dont la pureté égalait la sévérité, il se sentit plein d’horreur, de chagrin et d’indignation aux détails que je fus forcé de donner. Le supérieur tremblait et la communauté n’osait pas me contredire. Le prélat reprit sa froideur : car la rigueur était pour lui une habitude et la sensibilité un effort. Il m’ordonna de nouveau de me retirer : j’obéis et je me rendis à ma cellule. Les murs étaient nus comme je les ai décrits, mais même à côté de la splendeur de la scène dont je venais d’être témoin à l’église, ils me parurent tout brillans de mon triomphe. Une illusion éclatante éblouit pour un moment mes yeux et puis tout s’apaisa. Dans ma solitude je m’agenouillai et je priai le Tout-Puissant de toucher le cœur de l’évêque et de le rendre sensible à la modération et à la sensibilité avec laquelle j’avais parlé.

Je priais encore quand j’entendis marcher dans le corridor. Le bruit cessa pour un instant et je me tus ; je pensai que l’on venait de m’entendre et que, sans doute, le peu de mots que j’avais dits avaient fait une vive impression. Au bout de quelques momens l’évêque entra dans ma cellule avec quelques ecclésiastiques de sa suite et accompagné du supérieur. Les premiers s’arrêtèrent tous frappés d’horreur à l’aspect de ma demeure.

Je vous ai dit, Monsieur, qu’elle ne consistait plus que dans les quatre murs dépouillés et un lit. C’était un spectacle scandaleux et avilissant. J’étais à genoux au milieu de la chambre, et je prends Dieu à témoin que je n’avais aucune intention de faire de l’effet. L’évêque commença par jeter un coup d’œil autour de lui, tandis que les ecclésiastiques qui l’accompagnaient, marquaient leur horreur par des regards et des gestes qui n’exigeaient aucune interprétation. Après un silence, l’évêque dit en se tournant vers le supérieur.

« Eh bien ! que dites-vous de ceci ? »

Le supérieur hésita, et répondit à la fin : « Je l’ignorais. »

« C’est faux, » reprit l’évêque ; « et quand cela serait vrai, vous n’en seriez que plus coupable ; votre devoir vous ordonne de visiter les cellules tous les jours. Comment pourriez-vous, sans l’avoir négligé, ignorer l’état honteux où se trouve celle-ci ? »

Il fit plusieurs fois le tour de la cellule suivi des ecclésiastiques qui haussaient les épaules, et se jetaient les uns aux autres des regards de mécontentement. Le supérieur était pétrifié. Il entendit l’évêque dire en sortant : « Tout ceci doit être réparé avant que je quitte la maison. » Et s’adressant particulièrement au supérieur, il ajouta : « Vous êtes indigne de la place que vous occupez ; vous devriez être déposé. » Puis élevant la voix et prenant un ton plus sévère, il dit : « Catholiques ! religieux ! chrétiens ! c’est affreux ; c’est horrible ; tremblez pour les suites de ma prochaine visite, si les mêmes désordres subsistent encore. Je vous promets que je la répéterai sous peu. » Il revint ensuite à ma cellule, et, s’arrêtant à la porte, il dit au supérieur : « Prenez soin que tous les abus commis dans cette cellule soient réparés avant demain matin. » Le supérieur marqua par son silence sa soumission à cet ordre.

Je me couchai cette nuit sur mon matelas entre mes quatre murs dépouillés. La fatigue et l’épuisement me firent dormir d’un profond sommeil. Je me réveillai long-temps après l’heure des matines, et je me trouvai entouré de tous les agrémens qu’une cellule puisse offrir. Le crucifix, le bréviaire, le pupitre, la table, tout avait été replacé pendant mon sommeil, comme par enchantement. Je sautai à bas de mon lit, et je regardai autour de moi avec extase. L’heure de la réfection approchait. Ma joie se calmait, et je sentais renaître mes terreurs. Il est difficile de passer d’un état d’humiliation extrême à sa première position dans la société dont on est membre. Je descendis quand j’entendis sonner la cloche ; je m’arrêtai un moment à la porte, puis, avec une impulsion désespérée, j’entrai et je pris ma place habituelle. Personne ne s’y opposa. On ne dit rien. Après le dîner la communauté se sépara. J’attendais la cloche des vêpres. Je jugeai que ce serait le moment décisif. Elle sonna à la fin, les religieux s’assemblèrent. Je me joignis à eux sans opposition. Je pris ma place au chœur ; mon triomphe était complet et j’en tremblais. Hélas ! quel est le moment de succès où nous n’éprouvions pas un sentiment d’inquiétude ? Notre destinée est pour nous comme cet esclave qui, tous les matins, devait rappeler au monarque de l’antiquité qu’il n’était qu’un homme, et il est rare qu’elle ne prenne pas soin de remplir sa propre prédiction dans le cours de la journée.

Deux jours se passèrent. La tempête qui nous avait agités, pendant si long-temps, s’était changée en un calme profond. Je me retrouvai dans l’état où j’avais été auparavant. Je remplis de nouveau mes devoirs accoutumés, sans que personne m’en fît ou des complimens ou des reproches. On paraissait me considérer comme un homme qui recommençait la vie monastique. Ces deux jours furent pour moi d’une tranquillité parfaite, et je prends Dieu à témoin que je jouis de mon triomphe avec modération. Je ne parlai point de la position d’où je sortais ; je ne fis point de reproches à ceux qui l’avaient causée ; je ne dis pas un mot de la visite de l’évêque, qui en peu d’heures avait fait changer de place au couvent entier et à moi, et qui m’avait mis en état d’opprimer à mon tour mes oppresseurs si je l’avais voulu. Je supportai mon succès sans vanité, car j’étais soutenu par l’espoir de la liberté. Le triomphe du supérieur ne devait pas tarder à se renouveler.

Le troisième jour, dans la matinée, je fus appelé au parloir. Un messager me remit un paquet contenant, à ce que j’appris, le résultat de ma réclamation. D’après la règle du couvent, j’étais obligé de le remettre d’abord dans les mains du supérieur, qui devait en prendre communication avant qu’il me fût permis de le lire. Je pris le paquet et je me rendis à pas lents à son appartement. En le tenant dans ma main, je l’examinais, je le pesais, je le retournais en tous sens, afin, s’il était possible, d’en deviner le contenu par la forme. Une pensée désolante se présenta à mon esprit ; je me dis que si la nouvelle qu’il contenait avait été favorable, le messager me l’aurait remis d’un air de triomphe, afin que je pusse, en dépit de l’étiquette du couvent, rompre le cachet qui renfermait l’arrêt de ma délivrance. Il arrive souvent que nos présages sont inspirés par notre destinée, et la mienne étant celle d’un moine, il ne faut pas s’étonner s’ils étaient noirs et s’ils se vérifiaient.

J’approchai de la cellule du supérieur avec mon paquet. Je frappai, on me dit d’entrer ; mes yeux étaient baissés et je ne distinguai que les ourlets du bas des robes des moines, qui étaient réunis dans l’appartement. J’offris respectueusement ce que je tenais. Le supérieur y jeta nonchalamment un regard, et puis le lança par terre. Un des religieux voulut le relever. « Arrêtez, » dit le supérieur, « c’est à lui à le ramasser. » Je fis ainsi qu’il l’avait dit, et je retournai dans ma cellule, après avoir fait une profonde révérence au père supérieur. Je m’assis tenant en main le fatal paquet. J’allais l’ouvrir quand une voix intérieure semble me dire : C’est inutile, tu dois déjà en savoir le contenu. Je ne le lus en effet qu’au bout de quelques heures : il m’apprenait que mon appel avait échoué. Je voyais, d’après les détails que l’on me donnait, que l’avocat avait mis en usage tout son talent, tout son zèle, toute son éloquence. Un moment la cour avait été sur le point de décider en faveur de ma réclamation, mais on craignit qu’un pareil arrêt ne fût d’un exemple dangereux. L’avocat de mes adversaires observa que si ma prétention était admise, tous les religieux de l’Espagne réclameraient contre leurs vœux. N’est-ce pas là une nouvelle preuve de la justice de ma cause ?

L’émotion que l’infortuné Monçada éprouva dans cet endroit de son récit, le força de le suspendre encore, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’il le reprit en ces termes :


CHAPITRE XIII.



Il me serait impossible de vous peindre l’état où le rejet de mon appel jeta mon esprit, car je n’en conservai aucun souvenir distinct. Toutes les couleurs disparaissent la nuit, et pour le désespoir il n’y a point de jour : la monotonie est son essence et sa malédiction. Je me promenais dans le jardin pendant des heures entières, sans en rapporter d’autres impressions que celle qu’avait faite sur mon oreille le bruit de mes pas ; la pensée, le sentiment, la passion, et ce qui les met en œuvre, la vie et l’avenir, tout était pour moi éteint et englouti.

Je restais le plus long-temps qu’il m’était possible au jardin ; une sorte d’instinct, remplaçant le choix que je n’avais plus l’énergie de faire, me dirigeait de ce côté, afin d’éviter la présence des religieux. Un soir j’y aperçus du changement. La fontaine avait besoin de réparation. La source qui lui fournissait de l’eau était située hors des murs du couvent, et les ouvriers, en poursuivant leurs travaux, avaient trouvé nécessaire de creuser un passage sous le mur du jardin, qui communiquait avec un endroit ouvert dans la ville. Ce passage était bien gardé le jour, pendant que les ouvriers étaient à l’ouvrage, et la nuit il était fermé par une porte construite exprès, et à laquelle on avait mis des chaînes, des barreaux et des verroux. On la laissait pourtant ouverte le jour, et cette image attrayante de la liberté au milieu de l’affreuse certitude d’un emprisonnement éternel, ajoutait un nouvel aiguillon à ma douleur qui commençait à s’user. J’entrai dans le passage, et j’approchai le plus qu’il me fut possible de la porte qui me séparait de la vie. Je m’assis sur une des pierres éparses, et j’appuyai ma tête sur mes mains : je ne sais combien de temps je restai dans cette position ; tout-à-coup, je fus frappé d’un léger bruit, et j’aperçus un papier que quelqu’un faisait passer sous la porte, dans un endroit où une légère inégalité dans le terrain rendait la tentative praticable. Je me baissai pour le saisir ; on le retira, mais l’instant d’après, une voix, dont mon émotion ne me permit pas de distinguer le son, dit tout bas : « Alonzo ! »

« Oui, oui, » répondis-je vivement. On me mit sur-le-champ le papier dans la main, et j’entendis l’inconnu qui se retirait avec promptitude. Je ne perdis pas un moment pour lire le peu de mots que contenait le billet : « Soyez ici demain soir à pareille heure. J’ai beaucoup souffert à cause de vous ; détruisez ceci. »

Ce billet était de l’écriture de mon frère Juan : de cette écriture que je connaissais si bien depuis notre dernière correspondance, de cette écriture dont je n’ai jamais contemplé les traits sans sentir renaître l’espérance dans mon sein. Je m’étonne que pendant ces vingt-quatre heures, mon émotion ne m’ait pas trahi aux yeux du couvent, mais peut-être n’est-ce que l’émotion occasionée par des causes frivoles qui se montre à l’extérieur. J’étais absorbé dans la mienne : il est du moins certain que pendant toute cette journée, mon âme ne cessait de se mouvoir comme le balancier d’une pendule, qui répéterait alternativement ces mots : il y a de l’espoir ! il n’y a pas d’espoir !

Le jour, ce jour éternel se termina à la fin. La soirée arriva ; oh ! comme j’épiais son ombre croissante ! Pendant les prières des vêpres, avec quelle joie je considérais les teintes d’or et de pourpre qui brillaient au travers des carreaux de la grande fenêtre de l’église ! Il était impossible de voir une soirée plus propice : elle était calme et obscure. Le jardin était désert, on n’y voyait pas une figure humaine ; aucun pied ne retentissait dans les allées solitaires. Je hâtai ma marche ; tout-à-coup je crus entendre le bruit d’une personne qui me suivait, je m’arrêtai : ce n’étaient que les palpitations de mon propre cœur que je distinguais dans le profond silence de ce moment fatal. Je posai la main sur ma poitrine, comme une mère qui cherche à pacifier son enfant. Cela ne l’empêcha pourtant pas de s’agiter. J’entrai dans le passage, j’approchai de la porte ; j’entendais toujours résonner dans mon oreille ces mots : Soyez ici demain à pareille heure. Je me baissai et j’aperçus, d’un œil qui semblait dévorer ce qu’il voyait, j’aperçus, dis-je, un morceau de papier sous la porte ; je le saisis et le cachai sous ma robe. Je tremblais à tel point de joie, que je ne savais comment faire pour l’emporter dans ma cellule sans que l’on me devinât. J’y réussis cependant, et quand je lus cet écrit, son contenu justifia bien mon émotion. Une grande partie en était cependant illisible, parce qu’il avait été jeté entre les pierres et sur une terre humide : sur la première page je pus distinguer seulement que mon frère avait été retenu à la campagne, pour ainsi dire en prison, et cela par l’influence du directeur. Un jour, se trouvant à la chasse avec un seul domestique, le désir de la liberté fit naître tout-à-coup en son esprit l’idée d’effrayer cet homme, pour en obtenir ce qu’il désirait ; en conséquence, il lui présenta le canon de son fusil, et le menaça de lui brûler la cervelle, s’il faisait la moindre résistance. Le domestique se laissa donc attacher à un arbre. La page suivante, quoique très-effacée, m’apprit que mon frère était arrivé heureusement à Madrid, où il avait reçu la première nouvelle du mauvais succès de mon appel. L’effet de cette nouvelle sur le tendre, l’ardent, l’impétueux Juan, se concevait facilement au style interrompu et irrégulier dans lequel il s’efforçait de le décrire ; il disait ensuite : « Je suis présentement à Madrid, fermement résolu de n’en pas sortir que je ne vous aie délivré ; cela n’est pas impossible, pourvu que vous ayez du courage. Il n’y a point de porte, pas même celle d’un couvent, qui soit inaccessible à une clef d’or. Mon premier but, celui d’obtenir le moyen de communiquer avec vous, paraissait d’abord aussi impraticable que votre fuite, et cependant j’y suis parvenu : j’ai appris que l’on faisait des réparations dans le jardin, et je me suis posté tous les jours devant la porte, dans l’espoir de vous rencontrer, en vous nommant souvent à voix basse. Ce ne fut que le sixième jour que vous y vîntes. »

Dans une autre partie de sa lettre, il décrivait plus amplement son projet. « De l’argent et du mystère, tels sont les premiers points auxquels nous devons nous attacher ; je ne crains point d’être dénoncé, grâce aux déguisemens que je porte. Je me procurerai moins facilement de l’argent, ma fuite a été si soudaine, que je n’ai pas songé à m’en pourvoir avant de partir de la campagne ; aussi ai-je déjà été obligé de vendre ma montre et mes bagues, pour me procurer de quoi vivre, et pour acheter des costumes. Je trouverais les plus fortes sommes en me nommant, mais cela pourrait offrir du danger. Le bruit de mon séjour à Madrid parviendrait infailliblement aux oreilles de mon père. Il faudra que je m’adresse à un Juif ; une fois que j’aurai de l’argent, je suis presque sûr de vous délivrer : j’ai déjà entendu parler d’un homme qui se trouve dans votre couvent, où il est caché pour des motifs fort extraordinaires. Il serait probablement facile de l’engager à… »

Les passages de la lettre qui suivaient paraissaient avoir été écrits à de longs intervalles. Les premiers mots que je pus lire, montraient quelle était la gaîté naturelle de cet être, le plus ardent, le plus léger et le plus généreux qui eût jamais été créé.

« N’ayez aucune inquiétude pour ce qui me regarde ; il est impossible qu’on me devine. J’ai toujours été connu pour le talent remarquable que je possède pour l’imitation, et ce talent m’est présentement de la plus grande utilité. Quelquefois je parcours les rues sous le costume d’un majo, avec d’énormes moustaches ; d’autres fois je prends l’accent d’un Biscayen, et comme l’époux de dona Rodriguez, je me dis aussi bon gentilhomme que le roi, parce que je viens des montagnes. Mais les déguisemens qui me plaisent le plus, sont ceux d’un mendiant ou d’un bohémien. Le premier me procure un accès dans les couvens, l’autre de l’argent et des nouvelles. Quand les courses et les stratagêmes de la journée sont passés, vous souririez en voyant le grenier et le grabat où l’héritier des Monçada se retire pour prendre du repos. Le sentiment de notre supériorité est quelquefois plus délicieux, quand il est renfermé dans notre propre sein, que quand tout le monde en est témoin. D’ailleurs, il me semble que le mauvais lit, le siége mal affermi, les poutres couvertes de toiles d’araignées, l’huile rance et tous les autres agrémens de ma nouvelle demeure, sont une espèce d’expiation de tous les torts que j’ai eus envers vous, Alonzo. Je m’attriste parfois au milieu de ces privations auxquelles je ne suis pas accoutumé, et cependant je suis soutenu par une sorte d’énergie sauvage et pleine de gaîté, qui fait le fond de mon caractère. Ma position me fait frémir la nuit, quand je rentre chez moi, et quand je place pour la première fois de ma propre main, la lampe sur le misérable foyer ; mais le matin je ris quand je me revêts de bizarres haillons, quand je décolore mon visage, et quand j’accentue mon langage au point que les habitans de la maison, qui me rencontrent sur l’escalier, ne reconnaissent pas leur commensal de la veille. Je change tous les jours de demeure et de costume. Ne craignez rien pour moi, mais venez tous les soirs à la porte du passage, car tous les soirs j’aurai pour vous des nouvelles fraîches. Mon industrie est infatigable, mon zèle ne se tarira pas ; mon cœur et mon âme sont tout de feu pour votre cause. Je déclare de nouveau que je ne quitterai pas ces lieux avant que vous soyez libre. Alonzo, comptez sur moi. ».

Je vous épargnerai, Monsieur, le détail de ce que j’éprouvai à la lecture de cette lettre. Ô mon Dieu, pardonnez-moi l’humilité avec laquelle je baisai ces caractères. J’aurais pu adorer la main qui les avait tracés. Je voyais un être si jeune, si généreux, si dévoué, sacrifier tous les agrémens que le rang, la jeunesse et le plaisir peuvent offrir ; endossant les déguisemens les plus vils, supportant les privations les plus déplorables, surtout pour un enfant fier et voluptueux comme lui, cachant ses souffrances sous une gaîté affectée et sous une magnanimité réelle, et faisant tout cela pour moi ! Oh mon Dieu ! quels furent mes sentimens !

Le lendemain au soir je retournai à la porte ; mais je ne vis pas de papier. J’attendis jusqu’à ce que l’obscurité fût si profonde que je ne l’eusse pu distinguer quand même il y en aurait eu. Le jour suivant je fus plus heureux. La même voix déguisée me dit tout bas : Alonzo ! et me sembla plus douce qu’aucune musique que j’eusse jamais entendue. Ce nouveau billet n’était que de quelques lignes : aussi je n’eus pas de peine à l’avaler aussitôt que je l’eus parcouru. Voici ce que j’y lus :

« J’ai trouvé à la fin un Juif qui consent à m’avancer une somme considérable. Il prétend qu’il ne me connaît pas ; mais je suis convaincu que mon nom ne lui est pas étranger. Du reste il ne me trahira pas : car l’intérêt usuraire qu’il me fait payer et ses pratiques illégales m’assurent de sa discrétion. Sous peu de jours je posséderai les moyens de vous délivrer, et j’ai été assez heureux pour découvrir comment ces moyens devront être employés. »

Le billet ne contenait que cela. Pendant quatre jours consécutifs, les travaux des ouvriers excitèrent une si vive curiosité dans le couvent, où il était facile d’en faire naître, que je n’osai rester dans le passage de peur de causer des soupçons. Pendant tout ce temps, je souffris non-seulement l’inquiétude d’une espérance suspendue, mais encore la crainte que le moyen de communication entre mon frère et moi ne fût entièrement rompu : car je savais que les ouvriers n’avaient plus que peu de jours à travailler. Je donnai cet avis à mon frère par la même voie que je recevais les siens. Puis je me reprochai de l’avoir pressé. Je réfléchis à la difficulté qu’il devait éprouver à rester caché, à faire des affaires avec des Juifs, à gagner les domestiques du couvent. Je songeai à tout ce qu’il avait entrepris et à tout ce qu’il avait souffert. Je craignais ensuite que toutes ces démarches ne fussent inutiles. Je ne voudrais pas recommencer ces quatre journées pour le plus beau trône de la terre. Le soir du cinquième jour je trouvai sous la porte un billet contenant ce qui suit :

« Tout est arrangé ! Je me suis assuré du Juif à des conditions bien dignes de lui. Il affecte d’ignorer mon véritable rang et les biens immenses que je dois posséder un jour ; mais il en est fort bien instruit et n’ose pas me trahir pour sa propre sûreté. Il sait qu’il suffirait d’un mot de moi pour le livrer à l’Inquisition. Il y a du reste dans votre couvent un misérable sur le compte duquel j’ai entendu raconter les bruits les plus épouvantables. Il a, dit-on, coupé le cou à son père pendant qu’il soupait, afin de se procurer une légère somme d’argent pour payer une dette contractée au jeu. C’est un Portugais. Après avoir fui la justice humaine dans sa patrie, il a voulu échapper aussi à celle de Dieu. En conséquence il a feint le repentir le plus complet et il est entré dans votre couvent où il est présentement frère-lai. Mais je sais de bonne part que son repentir n’est qu’un manteau dont il couvre le cœur le plus pervers. Il a espéré qu’il empêcherait par là que le gouvernement espagnol ne le livrât aux tribunaux de son pays. C’est sur les crimes de ce misérable que je fonde toutes mes espérances. Il n’hésitera point si l’on peut parvenir à le tenter. Il entreprendra de vous délivrer pour de l’argent, comme pour de l’argent il entreprendrait de vous étrangler dans votre cellule. Il envie à Judas les trente pièces d’argent pour lesquelles le Sauveur du monde fut vendu. Il vendrait son âme pour la moitié de ce prix. C’est là l’instrument avec lequel il faudra que je travaille. Il est horrible, mais nécessaire. J’ai lu que des plantes et des reptiles les plus venimeux on retirait les remèdes les plus efficaces. Je ferai de même. J’exprimerai le jus, et j’écraserai la plante sous mes pieds.

« Alonzo, ne tremblez point à ces mots. Ne souffrez point que vos habitudes prennent le dessus sur votre caractère. Confiez votre délivrance à moi et aux instrumens avec lesquels je suis forcé de travailler, et ne doutez point que la main qui trace ces lignes ne serre bientôt celle d’un frère heureux et libre. »

Je lus et relus plusieurs fois dans ma solitude ces lignes, et plus je les relisais, plus je sentais s’élever dans mon âme des doutes et des inquiétudes. Ma confiance diminuait à mesure et dans la même proportion que celle de mon frère semblait augmenter. Il y avait un contraste effrayant entre sa position indépendante et libre de toute crainte, et la solitude, la timidité et le danger de la mienne. Quoique je ne cessasse de brûler du désir et de l’espoir de me sauver par son courage et son adresse, je craignais cependant de confier mon sort à un jeune homme si impétueux : à un jeune homme qui avait quitté en secret la maison paternelle, qui vivait à Madrid de ruse et d’imposture, et qui avait engagé dans son entreprise un misérable, l’opprobre de la nature. Sur quel fondement reposait donc l’espoir de ma délivrance ? D’un côté sur la tendre énergie d’un être étourdi, entreprenant et sans soutien, et de l’autre sur la coopération d’un démon qui commencerait peut-être par s’emparer de la récompense promise et qui mettrait ensuite, en nous trahissant, le sceau à notre malheur mutuel et irréparable.

Livré à ces réflexions et souffrant des doutes les plus horribles, je délibérais, je priais, je versais d’abondantes larmes. J’écrivis enfin quelques mots à Juan pour lui faire connaître avec franchise mes doutes et mes craintes. J’exprimais d’abord les difficultés qui me paraissaient devoir s’opposer à ma fuite. Je disais : « Peut-on croire qu’un homme que tout Madrid, que toute l’Espagne poursuivra, pourra réellement parvenir à s’échapper ? La fuite d’un religieux est une chose par elle-même déjà presque impossible. Et comment pourrait-il ensuite rester caché ? Les cloches de tous les couvens de l’Espagne sonneraient d’elles-mêmes pour donner l’alarme sur sa désertion. Les pouvoirs civils, militaires et ecclésiastiques seraient tous sur le qui vive. Chassé, poursuivi, au désespoir, j’errerais de ville en ville sans trouver nulle part de retraite. Il me faudrait braver le courroux de l’Église, la vengeance des lois, la haine de la société, les soupçons du peuple au milieu duquel je serais obligé de me glisser, en évitant et en maudissant sa pénétration. Songez à tout cela et à la croix enflammée de l’Inquisition brillant dans le lointain pour couronner le reste. Ô Juan ! que ne pouvez-vous savoir les terreurs dans lesquelles j’ai vécu, dans lesquelles j’aimerais mieux mourir que de les éprouver de nouveau, dût ma délivrance en être la suite ! »

Je continuai long-temps sur le même ton ; je répétai l’observation du peu de chance qu’il y avait qu’un religieux espagnol pût quitter son couvent, et je terminais par demander à mon frère, quand même tout réussirait au gré de nos désirs, quand je parviendrais à sortir de ma prison, quand l’Inquisition ne me découvrirait pas ou fermerait les yeux sur ma fuite, ce que je deviendrais et comment je gagnerais ma vie. Je n’étais bon à rien ; je ne connaissais aucune profession.

Aussitôt que j’eus achevé cette lettre, une impulsion, dont il m’est impossible de rendre compte, fit que je la déchirai en mille morceaux, et les brûlai soigneusement l’un après l’autre à ma lampe. Je retournai ensuite veiller à la porte du passage, qui était pour moi la porte de l’espérance. En passant dans le corridor, je rencontrai un homme d’un aspect repoussant. Je me rangeai contre le mur, car j’avais pris pour règle de conduite de n’avoir avec les frères d’autres communications que celles que la discipline exigeait. Néanmoins, en passant devant moi, il toucha ma robe et me lança un regard significatif. Je compris sur-le-champ que c’était là la personne dont Juan m’avait parlé dans sa lettre. Quelques instants après, étant descendu au jardin, je trouvai un billet qui confirma mes conjectures. Il contenait ces mots :

« Je me suis procuré l’argent ; je me suis assuré de notre agent. C’est un démon incarné, mais son courage et son intrépidité ne peuvent être révoqués en doute. Promenez-vous dans le cloître demain soir. Quelqu’un touchera votre robe ; saisissez son poignet gauche, ce sera le signal. S’il hésite, dites-lui à l’oreille : Juan ! Il répondra Alonzo. C’est là votre homme. Suivez ses conseils. Il vous fera connaître toutes les démarches que j’ai faites. »

À la lecture de ce billet, il me semblait être devenu une machine montée pour remplir certaines fonctions auxquelles sa coopération est inévitable. L’active vigueur des mouvemens de Juan me donnait malgré moi l’impulsion, et n’ayant pas le temps de délibérer, je n’avais par conséquent pas celui de faire un choix. Quand une volonté étrangère et puissante agit de cette manière sur nous, quand un autre entreprend de presser, de sentir et d’agir pour nous, c’est avec plaisir que nous lui abandonnons notre responsabilité physique et même morale. Nous disons avec la lâcheté de l’égoïsme : Soit ! vous avez décidé pour moi ; sans réfléchir que le tribunal de Dieu n’admet point de caution. Je me promenai dès le lendemain soir dans le cloître. J’arrangeai mes vêtemens ; je composai mes regards ; on m’aurait cru plongé dans la plus profonde méditation. Je l’étais en effet ; mais je ne songeais pas aux sujets dont on me croyait occupé. Tandis que je marchais quelqu’un toucha ma robe. Je tressaillis, et, à ma grande consternation, je vis un des frères qui me demanda pardon de ce que la manche de sa tunique avait touché la mienne. Deux minutes après un autre religieux me toucha. Je sentis la différence. Il y avait une force intelligente et communicative dans ce mouvement. Ce dernier saisit ma robe comme quelqu’un qui ne craint point d’être connu, et qui n’a pas d’excuses à faire. Comment se fait-il que dans la vie le crime nous saisisse d’une main ferme et sans crainte, tandis que la conscience la plus pure tremble en glissant sur le bord de notre habit ? Je serrai son poignet d’une main mal assurée, et lui dis à l’oreille : Juan ! Il répondit : Alonzo ! et ne s’arrêta pas un moment. Il me resta pour lors quelques instans pour réfléchir à la singularité de ma destinée, qui se trouvait confiée à la fois à deux êtres dont l’un était l’honneur du genre humain et l’autre sa honte. J’éprouvais une antipathie incroyable pour toute communication avec un monstre qui avait essayé de laver son parricide dans une dévotion simulée. Je ne craignais pas moins les passions de Juan et sa précipitation. Enfin je fus convaincu que j’étais soumis à une puissance qui m’inspirait un invincible effroi, et qu’il fallait, pour me délivrer, obéir à tout ce que cette puissance exigerait de moi.

La soirée d’après, je commençai ma promenade. Je n’oserais affirmer que mon pas fût aussi ferme ; mais je puis attester qu’il avait une régularité artificielle bien plus parfaite que la veille. La même personne toucha de nouveau ma robe, et nomma à voix basse Juan. Après cela, je ne pouvais plus hésiter. Je dis en passant : « Je suis en votre pouvoir. » Une voix rauque me répondit : « Non, je suis dans le vôtre. » Je murmurai : « Soit. Je vous entends : nous nous appartenons. » — « Oui. Nous ne pouvons parler ici ; mais une occasion favorable s’offre à nous. Demain est la veille de la Pentecôte. Les membres de la communauté vont deux à deux à l’autel passer une heure en prière, et cette cérémonie continue toute la nuit. L’aversion que vous avez inspirée à tous les frères est si vive, qu’ils ont unanimement refusé de faire la prière avec vous. Vous serez donc seul. Votre heure est de deux à trois. Je viendrai vous trouver ; nous pourrons causer sans qu’on nous interrompe ou qu’on nous soupçonne. »

À ces mots, il me quitta. Tout se passa comme il me l’avait prédit. Les moines se rendirent deux à deux à la prière. Quand mon tour fut venu, on me réveilla, et je descendis seul à l’église.


CHAPITRE XIV.



Je ne suis pas superstitieux, mais en entrant dans l’église j’éprouvai un frisson inexprimable et qui semblait se communiquer jusqu’à mon âme. Je m’approchai de l’autel ; j’essayai de me mettre à genoux ; une invincible main me repoussait, une voix semblait me demander ce que je venais faire en ce lieu. Je songeai que ceux qui m’y avaient précédé avaient été absorbés dans la prière, et que ceux qui m’y suivraient viendraient rendre même hommage à la divinité, tandis que moi je n’entrais dans l’église qu’avec un projet d’imposture et de perfidie ; que j’abusais des momens consacrés au service de Dieu pour combiner les moyens de me dérober à ce service. Tout me disait que j’étais un fourbe qui me servais des voiles mêmes du temple pour couvrir ma fourberie. Je tremblais de mon projet et de moi-même ; je m’agenouillai, cependant, quoique je n’osasse pas prier ; les marches de l’autel me paraissaient plus froides qu’à l’ordinaire ; je frémissais du silence que j’étais obligé de garder. Hélas ! comment pouvons-nous espérer le succès d’une entreprise que nous n’osons pas confier à Dieu ! La prière, quand nous nous y livrons avec ferveur, ne se borne pas à nous rendre éloquens, elle communique encore aux objets qui nous entourent une sorte d’éloquence qui répond à la nôtre. Jadis quand j’épanchais mon cœur devant Dieu, il me semblait que les lampes brillaient d’un plus grand éclat, que les images des saints me souriaient. L’atmosphère silencieuse de la nuit se remplissait de formes et de voix, et chaque zéphir qui soupirait devant ma fenêtre, m’apportait les accords célestes des anges. Maintenant tout était tranquille ; les lampes, les images, l’autel, la voûte, tous me contemplaient en silence ; ils m’entouraient comme des témoins accusateurs, dont la seule présence, sans même qu’ils ouvrent la bouche, suffit pour vous condamner. Je n’osais lever les yeux, je n’osais parler, je n’osais surtout prier, de peur de dévoiler une pensée sur laquelle je ne pouvais implorer les bénédictions de Dieu. J’oubliais qu’il est aussi inutile qu’impie de prétendre garder un secret que Dieu doit savoir.

Mon agitation n’avait pas duré fort long-temps quand j’entendis marcher ; c’était l’homme que j’attendais. « Levez-vous, » me dit-il, car j’étais à genoux. « Levez-vous ; nous n’avons pas de temps à perdre. Vous ne devez rester qu’une heure dans l’église, et j’ai bien des choses à vous dire dans cette heure. »

Je me levai, il continua : « La nuit de demain est fixée pour votre fuite. »

— « La nuit de demain ! Dieu tout-puissant ! »

— « Oui. Dans les projets désespérés, il y a toujours moins de danger à se presser qu’à languir. Déjà des milliers d’yeux et d’oreilles nous guettent ; un seul mouvement faux ou équivoque nous mettrait dans l’impossibilité d’échapper à leur vigilance. Il peut y avoir quelque danger à nous hâter ainsi ; mais c’est un mal inévitable. Demain, quand minuit aura sonné, descendez à l’église ; il est probable que vous n’y trouverez personne. Si par hasard il y avait quelqu’un occupé à prier ou à méditer, retirez-vous, pour éviter les soupçons. Retournez aussitôt que l’église sera libre : j’y serai. Voyez-vous cette porte ? En disant ces mots, il me montrait du doigt une petite porte que j’avais souvent remarquée, mais que je ne me rappelais pas d’avoir jamais vue ouverte. « J’en ai obtenu la clef, » ajouta-t-il,… « n’importe par quel moyen. Elle conduisait autrefois dans les caveaux du couvent ; mais par des motifs extraordinaires, et que je n’ai pas le temps de vous expliquer à présent, on a ouvert un autre passage et celui-ci n’a plus été employé ou fréquenté depuis plusieurs années. Il nous conduira vers un passage de traverse qui communique, à ce qu’on m’a dit, par une trape, avec le jardin. »

« À ce qu’on m’a dit ! » répétai-je, « juste ciel ! c’est donc sur un bruit vague que vous vous fiez dans une affaire aussi importante ! Si vous n’êtes pas sûr que ce passage existe, ou si vous n’en connaissez pas parfaitement la direction, nous pouvons errer toute la nuit dans ses détours, ou, peut-être,… »

— « Ne m’interrompez plus par de si faibles objections. Je n’ai pas le temps de prêter l’oreille à des craintes que je ne puis ni dissiper ni partager. Si nous arrivons sains et saufs par la trape au jardin un autre danger nous attend. »

Il s’arrêta comme un homme qui veut voir l’effet de la frayeur qu’il vient lui-même de faire naître, non par méchanceté, mais par vanité et pour faire paraître son propre courage plus grand, puisqu’il veut l’affronter. Je gardai le silence, et n’entendant de ma part, ni flatterie, ni crainte, il continua :

« Deux énormes chiens sont lâchés toutes les nuits dans le jardin ; il faudra les faire taire. Le mur a seize pieds de haut ; votre frère s’est procuré une échelle de corde qu’il nous jettera, et au moyen de laquelle vous pourrez descendre en sûreté. »

— « En sûreté ! mais Juan lui-même sera en danger. »

— « Ne m’interrompez plus. Le danger que nous avons à courir dans les murs du couvent est le moindre qui nous attende : quand nous en serons sortis, où trouverons-nous un asile et le secret qui nous sera nécessaire ? L’argent de votre frère vous mettra peut-être en état de quitter Madrid. Il en répandra beaucoup, et chacun de vos pas devra être marqué par son or ; mais après cela les dangers se présenteront en si grand nombre que l’entreprise et les périls nous paraîtront à peine commencés. Comment traverserez-vous les Pyrénées ? Comment… »

Il passa sa main sur son front, de l’air d’un homme qui fait un effort au-dessus de ses moyens et qui éprouve le plus grand embarras pour effectuer son dessein. Ce mouvement me parut si plein de sincérité que j’en fus vivement frappé. Il servit de contre-poids à mes préventions ; en attendant, plus il m’inspirait de confiance, plus je partageais ses craintes. Je répétai après lui :

« Comment ferai-je en définitive pour me sauver ? Je puis, par votre secours, traverser ce labyrinthe souterrain, dont les vapeurs froides me glacent déjà en imagination. Je puis retrouver la lumière, monter et redescendre la muraille ; mais après tout cela, comment me sauverai-je ? Comment ferai-je pour subsister ? l’Espagne entière n’est qu’un vaste monastère. Chaque pas que je ferai me ramènera vers ma prison. »

« Ce soin regarde votre frère, » répondit-il un peu sèchement, « j’ai fait ce que j’avais entrepris. »

Je lui fis ensuite diverses questions sur les détails de ma fuite ; ses réponses furent monotones, évasives, et si peu satisfaisantes, que je sentis renaître d’abord tous mes soupçons et puis toutes mes craintes. Je lui demandai comment il avait fait pour se procurer la clef.

« Ce ne sont pas vos affaires. » Telle fut la réponse uniforme que je reçus, non-seulement à cette question, mais encore à toutes celles que je lui fis sur la manière dont il s’y était pris pour obtenir les moyens de faciliter ma fuite. Je fus à la fin forcé de renoncer à l’espoir de satisfaire ma curiosité et revenant à ce qu’il m’avait dit, je repris :

« Mais ce terrible passage près des caveaux ! La possibilité, la crainte que nous n’en sortions jamais ! songez à ce c’est que d’errer au milieu de ruines sépulcrales, à trébucher sur des morts, à rencontrer ce que je n’ose décrire : songez à l’horreur de se trouver parmi ces êtres qui n’appartiennent ni aux vivans ni aux morts, ces êtres qui se jouent, avec les cadavres, qui se régalent et qui vivent au sein de la corruption ! Faut-il que nous passions près des caveaux ? »

— « Qu’importe ? j’ai peut-être plus de raisons de les craindre que vous. L’ombre de votre père s’élèvera-t-elle du sein de la terre pour vous foudroyer ? »

Ces mots qu’il avait prononcés pour m’encourager me firent au contraire frémir ; ils étaient prononcés par un parricide, se vantant de son crime, à minuit dans une église, et en présence des saints dont les images silencieuses semblaient pénétrées d’horreur. Afin d’oublier s’il était possible la sensation que je venais d’éprouver, je parlai de la hauteur du mur et de la difficulté de fixer l’échelle de cordes sans être aperçus. Il me répondit encore :

« Tout cela me regarde ; tout est déjà arrangé. »

Je remarquai que chaque fois qu’il me parlait ainsi, il détournait les yeux et coupait ses mots en monosyllabes. Je vis enfin que la chose était sans remède et qu’il fallait absolument que je m’abandonnasse entièrement à lui. À lui ! grand Dieu ! Quelles furent mes sensations quand je me fus convaincu de cette nécessité ! J’étais donc en son pouvoir ! cette idée pénétra jusque dans mon âme. Et cependant je ne pus m’empêcher de parler encore des difficultés insurmontables qui me paraissaient devoir s’opposer à ma fuite. Pour lors il perdit patience et me reprocha ma timidité et mon ingratitude ; quand je le vis reprendre son ton naturellement féroce et menaçant, je sentis plus de confiance en lui que quand il avait essayé de le déguiser. Dans ses discours, composés moitié de remontrances et moitié d’invectives, il déployait tant d’habileté, tant d’intrépidité et tant d’art que je commençai à sentir une espèce de sécurité douteuse. Je fus convaincu du moins que s’il y avait un homme au monde capable de me délivrer, ce ne pouvait être que lui ; la crainte lui était totalement inconnue. Il n’avait aucune idée de la conscience. Quand il parlait du crime qu’il avait commis, c’était pour m’inspirer une haute idée de son audace. Je m’en aperçus à l’expression de sa physionomie, car je l’avais involontairement regardé ; son œil n’était point creusé par les remords, ni vague par l’effet de la crainte. Il se fixait sur moi fier, menaçant et à fleur de tête. Le danger n’excitait en lui qu’une seule idée ; le désir et le besoin de le surmonter. Il formait une entreprise hasardeuse comme un joueur qui se place vis-à-vis d’un adversaire digne de lui ; et quand il y allait de la vie ou de la mort, il lui semblait seulement que l’enjeu était augmenté ; forcé d’employer plus de talent et plus de courage, la nécessité lui fournissait les moyens dont il avait besoin.

Notre conférence tirait à sa fin, quand tout-à-coup il me vint dans l’idée que cet homme s’exposait à un danger qu’il n’était nullement probable qu’il voulût braver pour moi seul, et je résolus à tout prix d’éclaircir au moins ce mystère. Je lui dis donc : « Mais comment pourvoirez-vous à votre propre sûreté ? Que deviendrez-vous quand ma fuite sera découverte ? Le seul soupçon que vous y ayez pris part, ne suffira-t-il pas pour vous exposer aux châtimens les plus cruels ? Et que sera-ce quand ce soupçon deviendra la plus irrécusable certitude ? »

Il m’est impossible de décrire le changement qui s’opéra dans ses traits pendant que je prononçais ces mots. Il me regarda d’abord sans parler, avec un mélange indéfinissable de sarcasme, de dédain, de doute et de curiosité ; puis il s’efforça de rire ; mais les muscles de son visage n’étaient pas assez souples pour le lui permettre, ils ne purent produire qu’une espèce de ris sardonique, dont l’horreur surpasse toute imagination. C’est une chose effrayante que la gaîté du crime ; son sourire s’achète au prix de tant de gémissemens ! Mon sang se glaça en le regardant. J’attendais qu’il parlât, pour que le son de sa voix me soulageât. À la fin il me dit :

« Croyez-vous que je sois assez sot pour travailler à votre liberté, au risque de perdre à jamais la mienne, peut-être la vie ? au risque d’être livré à l’Inquisition ? »

Il voulut de nouveau rire.

« Non, non, il faut que nous fuyions ensemble. Pouviez-vous supposer que je prendrais tant d’intérêt à une aventure où je ne serais que le confident ? Je pensais à mon propre danger ; je calculais ma propre sûreté. Notre position réciproque a réuni par hasard deux caractères fort opposés dans la même chance, mais cette union est désormais inévitable et inséparable. Votre destinée est liée à la mienne par un lien qu’aucun effort humain ne pourra rompre. Nous ne nous séparerons plus dans ce monde ; le secret que chacun de nous possède est sous la garde de l’autre. Nous sommes mutuellement les maîtres de nos jours, et un moment d’absence peut être un moment de trahison. Notre vie devra se passer à épier réciproquement l’air que nous respirons, les regards que nous lançons, à craindre le sommeil comme un traître involontaire, et à écouter les murmures interrompus de nos songes mutuels. Nous pouvons nous haïr, nous tourmenter, être fatigués l’un de l’autre, ce qui est pis encore que la haine, mais nous séparer, jamais. »

Mon âme entière se révolta à ce tableau d’une liberté pour laquelle j’avais tant risqué. J’examinais l’être formidable avec lequel mon existence allait être désormais, pour ainsi dire, incorporée. Il allait se retirer, mais il s’arrêta non loin de moi pour répéter ses dernières paroles, ou peut-être pour en observer l’effet. J’étais assis sur les marches de l’autel ; l’heure était avancée, les lampes qui éclairaient l’église ne donnaient plus qu’une lumière affaiblie, et la position était telle qu’à l’exception de son visage et d’une de ses mains, qu’il étendait vers moi, tout son corps était enveloppé dans les ténèbres, ce qui donnait à cette tête pâle et fortement éclairée, un aspect véritablement effrayant. Ses traits, au lieu d’être féroces, ne furent plus que sombres et lugubres, quand il répéta les mots : « Nous séparer, jamais : je dois être à jamais près de vous. » Et le son grave de sa voix retentit comme le tonnerre dans l’église. Un grand silence suivit. Il resta dans la même position, et je n’eus pas la force de changer la mienne. L’horloge sonna trois heures, et me rappela que le temps de ma prière était écoulé. Nous nous séparâmes, et nous sortîmes de l’église par des chemins opposés. Les deux religieux qui devaient me remplacer arrivèrent heureusement un peu tard ; l’un et l’autre étaient accablés de sommeil, de sorte qu’ils ne firent pas attention à nous.

Je pourrais aussi facilement mettre de la suite dans la description d’un songe, que vous faire connaître ou même vous donner une légère idée de ce qui se passa dans mon esprit pendant la journée du lendemain : tantôt je me croyais prisonnier. Tantôt libre ; dans un moment j’étais l’homme le plus heureux, dans un autre je périssais au milieu des flammes de l’Inquisition. Les fréquentes alternatives d’espérance et de désespoir que j’éprouvais tour-à-tour, me privaient de toutes mes facultés. La nuit arriva à la fin ; je ferais peut-être mieux de dire que le jour parut, car ce jour avait été une nuit pour moi. Tout m’était propice : le couvent dormait, j’entrouvis plusieurs fois la porte de ma cellule pour m’en assurer. Il dormait, aucun pas ne retentissait plus dans les corridors ; pas une voix ne résonnait sous un toit qui renfermait tant d’individus. Je me dérobai enfin de ma cellule ; je descendis à l’église : cette démarche n’avait rien d’extraordinaire, elle était habituelle à ceux dont la conscience ou les nerfs étaient troublés pendant le calme profond et triste d’une nuit de couvent.

En approchant de la porte de l’église, où des lampes brûlaient toute la nuit, j’entendis une voix humaine ; je me retirai effrayé : c’était un vieux moine qui était descendu pour demander à un saint, auquel il portait une dévotion particulière, de le délivrer d’une très-vive douleur de dents qui l’empêchait de dormir. Je fus singulièrement contrarié en le voyant, d’autant plus qu’il resta fort long-temps et que je craignais qu’il ne fût remplacé par un autre ; je vis en effet approcher quelqu’un. Je me retournai, et ma satisfaction fut extrême en apercevant mon compagnon ; je lui fis comprendre par un signe ce qui m’empêchait d’entrer dans l’église. Il me répondit de même, et s’éloigna de quelques pas, après m’avoir montré un trousseau d’énormes clefs qu’il cachait sous sa robe. Cette vue me ranima, et j’attendis encore une demi-heure dans les souffrances mentales les plus intolérables. J’entendis sonner deux heures, je frappai du pied avec autant de véhémence que la prudence me le permettait ; je n’étais d’ailleurs nullement tranquillisé par l’impatience visible de mon compagnon, qui sortait de temps à autre de derrière la colonne où il s’était caché, et me jetait un coup d’œil inquiet et égaré, auquel je répondais par un regard de désespoir. Il se retirait ensuite marmottant des malédictions entre ses dents, et les grinçant avec un bruit affreux que j’entendais distinctement, vu que je retenais mon haleine.

Je pris à la fin une résolution désespérée ; j’entrai dans l’église, et m’avançant droit à l’autel, je m’agenouillai sur ses marches. Le vieux moine me vit ; imaginant que j’y étais venu dans quelque intention semblable à la sienne, il s’approcha de moi et m’invita à joindre nos prières, afin que chacun de nous profitât de celles de l’autre. Il y a quelque chose d’étrange dans cette union des intérêts les plus élevés et les plus minutieux de la vie. J’étais un prisonnier, n’aspirant qu’à la liberté, et risquant mon existence pour l’obtenir. Tout mon bonheur temporel, peut-être même celui de mon éternité, dépendait d’un moment ; et à côté de moi priait un être dont la destinée était à jamais fixée, qui allait traîner quelques années encore dans l’obscurité d’un cloître, et qui venait au pied des autels, demander à Dieu la rémission d’une douleur momentanée que j’aurais consenti à souffrir toute ma vie pour un moment de liberté.

Quand il m’adressa la parole, je m’éloignai involontairement : je sentais que le but de nos prières était différent, et je n’osais scruter mon cœur pour en découvrir le motif. Je ne pouvais, dans le moment, décider qui de nous deux avait raison, de lui dont la demande ne déshonorait point le lieu où elle se faisait, ou de moi qui, forcé de lutter contre une existence désorganisée et contraire à la nature, étais sur le point d’en violer les vœux. Je me mis néanmoins à genoux, et je priai pour son rétablissement avec d’autant plus de sincérité, que le succès de ma demande assurait sa retraite. Je tremblai pourtant en songeant à mon hypocrisie. Je profanais l’autel de Dieu. Je me riais des souffrances mêmes de l’individu pour lequel je priai. J’étais le pire de tous les hypocrites : je l’étais à genous, en face de l’autel. Je voulus, à la vérité, m’excuser en me disant que l’on m’avait forcé à ce que je faisais, et en rejetant ma faute sur les autres, mais je sentis que ce n’était ni le lieu ni le moment de faire mon examen de conscience. Quoi qu’il en soit, je m’agenouillai, je priai, je tremblai, jusqu’à ce que le pauvre patient, soit qu’il fût un peu soulagé, soit qu’il se fatiguât de prier en vain, se leva et se retira à pas lents. Pendant quelques instans mon inquiétude fut extrême, par la crainte qu’un autre fâcheux ne survînt ; mais je me tranquillisai en entendant le pas ferme et décidé de mon compagnon. Il était à mes côtés, et après avoir prononcé quelques juremens qui me parurent doublement affreux, à cause du lieu où je me trouvais, il s’empressa de courir à la porte : il tenait en main le trousseau de clefs, et je suivis comme par instinct ce gage de ma délivrance.

La porte était fort basse ; nous descendîmes quatre marches pour y arriver. Mon guide y appliqua la clef, en enveloppant le trousseau dans sa robe pour en étouffer le bruit. À chaque essai qu’il faisait pour la faire tourner, il reculait, grinçait des dents, frappait du pied. La serrure ne cédait pas. Je joignais les mains au désespoir et les tordais.

« Cherchez une lumière, » me dit-il. « Prenez une lampe devant une de ces figures. »

La légèreté avec laquelle il parlait des saintes images me fit frissonner. L’action qu’il exigeait de moi me paraissait un véritable sacrilége. J’allai pourtant, et d’une main tremblante je pris une lampe, avec laquelle je j’éclairai pendant qu’il essayait de nouveau la clef. Durant ces nouvelles tentatives, nous nous communiquions mutuellement nos craintes à voix basse.

« N’ai-je pas entendu du bruit ? »

— « Non ; c’était seulement l’écho de cette opiniâtre et bruyante serrure… Quelqu’un vient, je crois. »

— « Personne. »

— « Regardez dans le passage. »

— « Je ne pourrais plus vous éclairer. »

— « N’importe, le premier point est de ne pas être découvert. »

— « Non, le plus important est de nous sauver. »

Je dis ces mots avec un courage qui fit tressaillir mon compagnon, et posant ma lampe à terre, je joignis mes efforts aux siens pour faire tourner la clef. La serrure résistait toujours ; elle était invincible. Nous essayâmes de nouveau, en serrant les dents et en retenant notre haleine. Nos mains étaient déchirées. Ce fut en vain… encore… toujours en vain. Soit que la férocité naturelle de mon compagnon lui fît supporter moins bien que moi les contrariétés, soit que son courage, comme il arrive souvent, fût plus sensible à une légère douleur physique qu’aux périls qui menaçaient sa vie, ou pour quelque autre motif que je ne puis exprimer, il s’assit sur les degrés qui conduisaient à la porte, essuya avec la manche de sa robe les larges gouttes de sueur qui ruisselaient de son front, et me jeta un regard qui exprimait à la fois son désespoir et sa sincérité. L’horloge sonna trois heures. Ce son fit sur mon oreille l’effet de la trompette qui doit infailliblement résonner au jour du jugement. Mon guide joignit les mains avec une douleur féroce et convulsive qui aurait pu donner une idée de la mort du pécheur impénitent, de cette agonie sans remords, de cette souffrance sans espoir et sans consolation, qui imprime parfois au crime l’apparence de la magnanimité, et qui nous inspire une horrible admiration pour l’âme déchue à laquelle nous n’osons sympathiser.

« Nous sommes perdus ! » s’écria-t-il ; « vous êtes perdu ! À trois heures un moine doit venir méditer dans l’église. » Puis il ajouta d’une voix plus basse et avec un accent horrible : « J’entends déjà ses pas dans le passage. »

Comme il prononçait ces mots, la clef, qu’il n’avait cessé de tenir, tourna enfin dans la serrure. La porte s’ouvrit et nous trouvâmes un passage libre. Mon compagnon se remit à cette vue, et au bout d’un instant nous eûmes franchi l’un et l’autre le seuil. Notre premier soin fut de retirer la clef et de fermer la porte en dedans. Pendant cette opération, nous découvrîmes avec plaisir que nous avions eu une fausse alerte et que personne n’était entré dans l’église. Quand nous eûmes fermé la porte, nous nous regardâmes avec une confiance renaissante, et nous commençâmes notre voyage en silence et en sûreté.

En sûreté ! Juste Ciel ! je n’en tremblais pas moins à la pensée de ce voyage souterrain dans les caveaux d’un couvent, avec un parricide pour guide et pour compagnon ; mais un grand danger nous familiarise avec ce qu’il y a de plus horrible. Si l’on m’avait raconté d’un autre ce que je faisais, je l’aurais regardé comme l’homme le plus téméraire et le plus imprudent qu’il y eût au monde, et c’était moi. Vos romans, Monsieur, vous ont accoutumé aux passages souterrains et aux horreurs surnaturelles ; mais c’est en vain que la plume la plus exercée s’efforcerait de rendre affreuse la description de l’état où je me trouvais : elle ne saurait approcher de ce que l’on doit infailliblement éprouver quand on s’engage dans une entreprise au-dessus de ses forces, de son expérience ou de son calcul, et que l’on est obligé de confier sa vie et sa délivrance à des mains fumantes du sang paternel. Ce fut en vain que je m’efforçai de m’y accoutumer, en me disant que ce n’était que pour peu de temps ; je voulais en vain me persuader que, dans des entreprises de ce genre, de pareils associés étaient inévitables. Je frémissais de ma position, de moi-même, et cette terreur est insurmontable. Les pierres me faisaient trébucher ; je frissonnais à chaque pas que je faisais. Un brouillard s’élevait devant mes yeux ; il me semblait que la lumière s’affaiblissait. Mon imagination commençait à travailler, et quand j’entendis les malédictions avec lesquelles mon compagnon me reprochait ma lenteur involontaire, j’eus un moment l’idée que je suivais les pas d’un démon qui m’avait séduit pour m’entraîner dans l’abîme.

Nos courses dans le passage semblaient ne pas devoir finir. Mon compagnon tournait à droite, à gauche, s’avançait, se retirait, s’arrêtait (ses pauses étaient affreuses !) puis s’avançait de nouveau, essayait une autre direction. Parfois le passage était si bas, que pour le suivre j’étais obligé de me traîner sur mes genoux et sur mes mains, et même dans cette posture, ma tête heurtait contre la voûte. Un temps assez considérable s’était écoulé, du moins d’après mon calcul, car l’effroi mesure mal les heures, quand le passage devint si étroit et si bas, qu’il me fut impossible d’avancer davantage, et je m’étonnai que mon compagnon pût m’avoir devancé. Je l’appelai et ne reçus point de réponse. Le passage, ou plutôt le trou, était si obscur que je ne voyais pas à dix pouces devant moi. J’avais aussi la lampe à surveiller. Je la tenais d’une main tremblante ; elle commençait à brûler d’une lumière affaiblie par l’atmosphère épaisse du souterrain. Une frayeur soudaine s’empara de moi. Entouré de vapeurs malsaines, j’éprouvai comme un accès de fièvre. J’appelai encore, sans qu’aucune voix répondît à mes cris. Dans des momens de péril, la mémoire est malheureusement fertile. Je me rappelai et je ne pus m’empêcher d’appliquer à ma position l’histoire que j’avais lue de certains voyageurs qui visitaient les catacombes, dans les pyramides d’Égypte. L’un d’eux, en se traînant, comme je faisais, par terre, se trouva tout-à-coup arrêté ; et soit par la frayeur, soit par une suite naturelle de sa situation, son corps enfla à tel point qu’il lui devint impossible d’avancer, de se retirer ou de livrer passage à ses compagnons ; les autres étaient sur leur retour. Voyant leur course arrêtée par cet obstacle invincible, leurs torches près de s’éteindre, et leur guide effrayé au point de ne pouvoir leur donner aucun conseil, ils proposèrent, avec cette impulsion d’égoïsme qu’un danger pressant nous donne toujours, ils proposèrent, dis-je, de couper les membres de l’être malheureux qui obstruait leur passage. Il entendit cette proposition, et son corps se contractant par un spasme musculaire, rentra dans ses dimensions ordinaires. On le retira de la position pénible où il se trouvait ; mais il avait été suffoqué par l’effort, et on le laissa sans vie dans le caveau. Ces détails qui exigent du temps pour les expliquer, se présentèrent à la fois et au même instant à mon esprit. Que dis-je, à mon esprit ? Non, à mes sens. Je n’avais que des sensations ; et tout le monde sait que la douleur physique poussée à un haut degré, anéantit en nous toute autre faculté.

Je m’efforçai de retourner, toujours en me traînant, au lieu d’où j’étais venu. J’y réussis. Je crois que l’anecdote que je m’étais rappelée eut sur moi un effet correspondant à celui dont j’avais lu la narration, et je sentis réellement une contraction dans mes membres. Je fus presque délivré par la seule sensation, et l’instant d’après je le fus en effet. J’étais sorti du passage sans savoir comment. Il faut que j’aie fait un de ces efforts extraordinaires, dont l’énergie est d’autant plus grande, que nous ne la sentons pas nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, j’étais sauvé et je restais épuisé et hors d’haleine, la lampe mourante à la main, regardant autour de moi, et ne voyant que les murs noirs et humides et les arches de la voûte qui semblait s’abaisser sur moi, pour me priver à jamais de l’espérance et de la liberté. La lampe s’éteignait à vue d’œil. Je la contemplais d’un regard fixe. Je savais que ma vie, ou ce qui m’était plus cher encore, ma délivrance, dépendait du soin avec lequel je guetterais sa dernière lueur, et cependant je la regardais avec un œil hébêté, un regard stupéfait. Sa flamme devenait de plus en plus faible. Cette vue me réveilla. Je jetai les yeux autour de moi ; un rayon plus vif me fit voir un objet à mes côtés : je frissonnai, et sans le vouloir je jetai des cris. Une voix me dit : « Paix ! faites silence. Je ne vous avais laissé que pour reconnaître les passages. J’ai découvert le chemin qui conduit à la trape. Soyez tranquille. Ne parlez pas : tout ira bien. »

J’avançai en tremblant ; il me parut que mon compagnon tremblait aussi. Il me dit à l’oreille : « Il me semble que la lampe est presqu’éteinte. »

— « Vous voyez. »

— « Tâchez de la conserver pendant quelques momens encore. »

— « J’y ferai mon possible ; mais si je ne le puis, qu’arrivera-t-il ? »

— « Il faudra que nous périssions. »

Il dit ces mots avec un jurement si affreux, que je crus que la voûte allait tomber sur nous pour nous écraser. Il n’en est pas moins vrai, Monsieur, que des sentimens d’une grande violence conviennent le mieux aux occasions désespérées. Aussi les blasphêmes de ce misérable m’inspirèrent-ils une sorte de confiance horrible dans son courage. Il poursuivait son chemin en jurant toujours ; je marchais après lui, épiant la dernière lueur de la lampe avec une douleur qu’augmentait ma crainte d’indisposer encore davantage mon horrible guide. J’ai déjà observé que dans les plus affreux périls nous nous occupons souvent des détails les plus minutieux. Néanmoins quelque soin que j’y misse, ma lampe diminuait, tremblait, sa lumière pâlit enfin comme le sourire du désespoir et elle s’éteignit. Je n’oublierai jamais le regard que mon guide jeta quand il la vit au moment de finir. Je l’avais guettée comme les derniers battemens d’un cœur qui expire, elle s’éteignit, et je me crus déjà du nombre de ces âmes à qui l’obscurité des ténèbres est réservée à jamais.

Ce fut dans ce moment qu’un léger son frappa mon oreille glacée. C’était les matines que les religieux commençaient à chanter dans la chapelle située au-dessus de nous. Cette voix céleste nous fit frémir. Elle nous annonçait l’existence d’un Dieu, tandis que nous paraissions sourds à son nom. L’effet qu’elle fit sur moi fut terrible. Je tombai par terre et je ne saurais dire si l’obscurité ou mon émotion m’avait fait trébucher. Mon compagnon, après m’avoir relevé rudement, m’adressa la parole d’une voix plus rude encore que son bras. Il me dit avec des juremens qui me glacèrent le sang que ce n’était pas le moment de faillir ou de craindre. Je lui demandai en tremblant ce qu’il fallait que je fisse.

« Suivez-moi, me dit-il, et cherchez en tâtonnant votre chemin dans l’obscurité. »

Paroles affreuses ! ceux qui nous font connaître toute l’étendue de notre malheur nous paraissent toujours méchans, car nos cœurs et notre imagination nous le dépeignent moins grand qu’il n’est. Nous apprenons la vérité de tout le monde plutôt que de nous-mêmes.

Je le suivis dans une obscurité complète, et en me traînant sur mes mains et sur mes genoux, car je ne pouvais plus me tenir debout. Cette position ne tarda pas à me faire porter le sang à la tête. Je me sentis d’abord étourdi, j’éprouvai ensuite une sorte d’imbécillité. Je m’arrêtai, mon compagnon murmura un jurement et je pressai machinalement le pas comme un chien qui reconnaît la voix de son maître. Déjà ma robe était toute déchirée et je n’avais plus de peau sur les genoux ni sur la paume des mains. Ma tête avait reçu plusieurs meurtrissures en frappant contre les pierres aiguës et irrégulières qui garnissaient les parois et le toit de cet éternel passage ; mais ce que j’éprouvais de plus affreux était une soif ardente, causée par l’air épais que je respirais depuis si long-temps joint à la vive émotion à laquelle j’étais en proie. Je ne puis comparer cette sensation qu’à celle qu’occasionerait un charbon ardent qui brûlerait dans le gosier. Vainement je cherchais quelques gouttes de salive pour humecter ma bouche, je ne trouvais que du feu.

Tel était mon état quand je criai à mon compagnon qu’il m’était impossible d’aller plus loin. « Restez donc, et pourrissez où vous êtes, » me répondit-il. Le discours le plus consolant n’eût peut-être pas fait sur moi autant d’effet que ces paroles. Cette confiance du désespoir, cette témérité qui bravait le danger, m’inspirèrent un courage momentané. Mais que devient le courage au sein des ténèbres et de l’incertitude ? Les pas tremblans de mon guide, son haleine oppressée, les malédictions qu’il ne cessait de marmoter entre ses dents, me firent deviner ce qui se passait. Je ne me trompais point. Il s’arrêta à la fin, et ce fut pour la dernière fois. J’entendis le dernier soupir du désespoir, le grincement des dents, le bruit des mains qui se joignaient ou plutôt se frappaient par le sentiment involontaire d’un malheur sans remède. J’étais dans ce moment à genoux derrière lui, et je répétais chaque cri, chaque geste, avec une véhémence qui fit tressaillir mon guide. Il m’imposa silence en jurant ; ensuite il s’efforça de prier, mais ses prières ressemblaient tant à des blasphêmes, et ses blasphêmes avaient tant de ressemblance avec des prières adressées à l’ange des ténèbres, qu’éperdu d’horreur, je le suppliai de cesser. Il se tut, et pendant une demi-heure environ, aucun de nous ne prononça une parole. Nous nous couchâmes par terre comme deux chiens épuisés d’une longue chasse et qui ne peuvent plus poursuivre le gibier qu’ils sont cependant sur le point d’atteindre. Nous n’osions nous adresser la parole, car nos discours n’auraient servi qu’à augmenter réciproquement notre désespoir. Une des sensations les plus horribles qu’il y ait, est peut-être cette espèce de crainte que les autres partagent et dont nous n’osons parler même à ceux qui la connaissent de peur de l’augmenter. La soif qui me dévorait sembla même se perdre dans cette nouvelle soif que mon âme éprouvait de se communiquer, tandis que toute communication était impossible ou du moins inutile ; c’est sans doute là un des supplices des âmes condamnées. Elles savent tout ce qu’elles ont à souffrir et n’osent se dévoiler mutuellement cette horrible vérité qui n’est plus un secret, mais sur laquelle elles voudraient jeter du mystère par leur profond silence.

Ces momens qui me parurent éternels étaient cependant sur le point de cesser. Tout-à-coup mon compagnon se lève et jette un cri de joie. Je crus son esprit égaré ; mais il jouissait de toute sa raison. Il s’écria : « Le jour ! le jour ! Je vois la lumière du ciel ! Nous sommes près de la trape ! Je vois le jour ! »

Au sein de l’horreur qui nous enveloppait, il n’avait cessé de tenir ses regards élevés, car il savait que pourvu que nous fussions près de la trape, la plus faible lueur deviendrait visible par la profonde obscurité dans laquelle nous nous trouvions. Il avait raison. Je me levai avec vivacité ; je vis comme lui la lumière ; nous tenions les yeux tournés vers ce point, tandis que nos mains étaient jointes et nos bouches béantes. C’était une ligne presqu’imperceptible d’une lumière grisâtre qui brillait au-dessus de nos têtes. Elle s’élargit, elle devint plus brillante. C’était en effet la lumière du ciel ; bientôt après, le vent agréable et frais du matin arriva jusqu’à nous à travers les fentes de la trape qui communiquait avec le jardin.


CHAPITRE XV.



Quoique la vie et la liberté parussent si proches de nous, notre position était encore fort critique. La lumière du jour qui nous avait fait découvrir l’issue du souterrain, pouvait aussi faciliter les poursuites de nos ennemis ; il n’y avait pas un moment à perdre. Mon compagnon me proposa de monter le premier, et je n’osai lui faire d’observations. J’étais trop en son pouvoir pour qu’il me fût possible de lui résister, et durant la jeunesse la supériorité dans la dépravation paraît toujours une supériorité de puissance. Nous éprouvons un respect honteux pour ceux qui ont passé avant nous par les derniers degrés du vice. Cet homme était criminel, et son crime le rendait en quelque sorte sacré à mes yeux. Il est toujours facile d’acquérir par des forfaits une connaissance prématurée de la vie. Il en savait plus que moi, aussi le regardais-je comme ma plus précieuse ressource dans cette entreprise désespérée. Je le craignais comme un démon, et cependant je l’invoquais comme un Dieu.

Je consentis donc à ce qu’il me proposait. J’étais fort grand, mais il était plus robuste que moi ; il s’éleva sur mes épaules ; je pliais sous le poids ; mais il réussit à soulever la trape. Le grand jour nous éclaira soudain tous deux ; il lâcha prise à l’instant, et laissant retomber la trape, il fut renversé lui-même avec une violence qui m’entraîna par terre avec lui.

« Les ouvriers sont là, s’écria-t-il, nous sommes perdus s’ils nous voient. Le jardin en est déjà rempli et ils y resteront toute la journée. Cette maudite lampe nous a perdus ; si elle avait duré quelques momens de plus, nous serions parvenus au jardin, nous aurions franchi le mur et nous jouirions présentement de notre liberté, au lieu qu’à présent… »

Il se roulait par terre en parlant, agité par des convulsions de rage et de désespoir. Quant à moi, je ne trouvais rien de si terrible dans notre position ; nous allions à la vérité perdre une journée ; mais nous étions délivrés de la plus affreuse des inquiétudes, de la crainte d’errer dans l’obscurité jusqu’à ce que nous fussions morts de faim ; nous avions trouvé la trape. Je mettais la plus grande confiance dans le zèle et dans la patience de Juan. J’étais sûr que s’il nous avait attendus cette nuit, il nous attendrait aussi la suivante et plus d’une encore après celle-là, enfin, je me disais que nous n’avions pas vingt-quatre heures à attendre, et un jour se pouvait-il comparer à l’éternité que nous aurions eu à passer dans le couvent ?

Je fis toutes ces observations à mon compagnon, tandis que je fermais la trape, mais je découvris à ses plaintes, à ses imprécations, à l’inquiétude que lui causaient son impatience et son désespoir, toute la différence qu’il y a entre un homme et un autre dans un moment d’épreuve. Il possédait le courage actif et moi le courage passif. Il était prêt à risquer son corps, sa vie, son âme, quand il fallait agir. Dès qu’il était question de souffrir, je devenais le héros de la soumission. Tandis que cet homme avec toute sa force physique et la hardiesse de son âme, si je puis m’exprimer ainsi, se roulait par terre avec l’imbécillité d’un enfant qui se livre à un accès de colère, j’étais son consolateur, son conseiller, son soutien. À la fin, il daigna écouter la raison ; il avoua que nous n’avions d’autre alternative que de rester vingt-quatre heures dans ce passage obscur ; mais telle est l’agitation de l’esprit humain que cet arrangement que peu d’heures auparavant nous aurions accueilli comme le bienfait d’un ange qui s’intéressait à notre délivrance, ne nous parut bientôt plus qu’un supplice à peine supportable. Nous étions tout-à-fait épuisés ; les efforts de différens genres que nous avions faits pendant cette nuit pourraient à peine se concevoir. Je suis convaincu que l’idée seule qu’il s’agissait pour nous de la vie ou de la mort avait pu soutenir nos forces ; et maintenant que la lutte était passée, nous commencions à nous apercevoir de notre faiblesse. Nos souffrances mentales n’avaient pas été moins vives que celles de notre corps. Songez aussi, Monsieur, à l’atmosphère peu naturelle que nous respirions depuis si long-temps, au milieu des ténèbres et des dangers. Nous éprouvions déjà ses premiers effets pestilentiels, effets qui se manifestaient tantôt par une sueur qui nous inondait, tantôt par un sentiment de froid qui nous glaçait jusqu’au sang. C’était donc dans cet état de fièvre et d’épuisement que nous devions passer une journée entière, au sein de l’obscurité et privés d’alimens ! La journée précédente s’était écoulée dans une abstinence sévère et nous commencions à sentir les souffrances d’une faim qu’il était impossible d’apaiser. Il fallait continuer à jeûner, jusqu’au moment de notre délivrance, dans un lieu triste, froid, humide, qui diminuait d’instant en instant les forces dont nous aurions eu besoin.

La dernière pensée qui me vint, fut celle du compagnon avec lequel j’allais passer cette terrible journée ; être que j’abhorrais du fond de l’âme, mais dont la présence était en même temps une malédiction irrévocable et une invincible nécessité. Nous restions donc là frissonnant devant la trape et sans oser nous communiquer mutuellement nos sentimens.

Tout-à-coup, la lumière du ciel disparut ; je ne savais à quoi attribuer ce phénomène, quand je sentis une averse, la plus forte peut-être qui ait jamais arrosé la terre, et qui, pénétrant par les fentes de la trape, m’inonda complétement dans moins de cinq minutes. Je quittai l’endroit où je me tenais ; mais déjà j’étais trempé jusqu’aux os. Cette pluie fut suivie de coups de tonnerre si violens que je me demandai un moment si Dieu ne me poursuivait pas dans les abîmes où je cherchais à fuir sa main vengeresse. Les blasphêmes de mon compagnon étouffaient presque les roulemens du tonnerre, surtout quand il se sentit tout le corps mouillé, tandis que sur la terre l’eau s’élevait à la hauteur de sa cheville. Il proposa pour lors de nous retirer dans un enfoncement qu’il connaissait et qui nous offrirait, disait-il, un abri, ajoutant qu’il n’y avait que quelques pas du lieu où nous étions, et que nous retrouverions facilement notre chemin. Je n’osai pas m’opposer à sa volonté, et je le suivis dans cette obscure retraite qui n’était séparée du reste du caveau que par les débris d’une vieille porte ; la lumière avait reparu et je pouvais distinguer les objets qui m’environnaient. Les trous profonds que je vis dans le mur me parurent faits pour attacher un énorme verrou, et les gonds de fer qui subsistaient encore, quoique couverts de rouille, indiquaient que cette porte, d’une force extraordinaire, avait sans doute servi à fermer l’entrée d’un cachot. Bien qu’il n’y eût plus de porte, je frémis en y entrant. Quand nous y fûmes, nous nous jetâmes tous deux par terre, hors d’état de faire un mouvement de plus. Nous ne nous parlions pas, car nous sentions l’un et l’autre un besoin irrésistible de sommeil, et quant à moi, je songeais avec une parfaite indifférence que ce repos serait peut-être le dernier que je prendrais. J’étais cependant sur le point de recouvrer ma liberté, et malgré la situation déplorable où je me trouvais, j’étais à mes propres yeux, plus digne d’envie que dans la désespérante sécurité de ma cellule. Il n’est, hélas ! que trop vrai que notre âme se rétrécit à l’approche d’un événement heureux, comme si ses forces, épuisées par les efforts qu’elle a faits pour l’obtenir, ne suffisaient plus pour en jouir. C’est ainsi que nous sommes toujours obligés de mettre l’espérance à la place du bonheur, et de prendre les moyens pour le but, ou de les confondre pour tirer d’eux une jouissance qui, sans cela, ne serait que de la lassitude sous un autre nom. Ces réflexions ne me vinrent pas dans le moment ; j’étais trop fatigué. Il y a des cas, Monsieur, où le pouvoir de la pensée nous accompagne jusqu’au bord du sommeil, et d’autres où il nous abandonne durant la veille. Nous sommes prêts alors à tout sacrifier au repos. Le repos est le seul bienfait que nous demandions à Dieu.

Telle était ma position quand je me couchai sur la terre ; et je ne devais cependant pas profiter long-temps de la tranquillité dont j’avais si grand besoin. Mon compagnon dormait comme moi. Que dis-je ? grand Dieu ! quel sommeil était le sien ! qui aurait pu fermer l’œil ou même l’oreille dans son voisinage ! Il parlait aussi haut et aussi continuellement que s’il s’était livré aux occupations habituelles de la vie. J’entendis malgré moi le secret de ses songes. Je savais qu’il avait assassiné son père ; mais j’ignorais que son parricide le poursuivait pendant son repos. Mon sommeil fut interrompu par des accens pour le moins aussi horribles que ceux que j’avais entendus à mon chevet dans le couvent ; ils me troublèrent avant de m’avoir réveillé. Ils augmentèrent, ils redoublèrent, et m’occasionèrent un cauchemar affreux. Je croyais que le supérieur et tout le couvent nous poursuivaient avec des torches enflammées, et les faisaient briller jusque dans mes yeux. Je jetai un cri ; je dis : « Épargnez ma vue ; ne m’aveuglez pas ; ne me réduisez pas à un état de démence ; je confesserai tout. » Une voix rauque me répéta : « Confessez. » Je me réveillai en sursaut ; ce n’était que la voix de mon compagnon qui dormait ; je me levai sur mes jambes et je le contemplai. Il se roulait sur sa couche de pierre, comme si c’eût été du duvet. On eût dit que son corps était de fer ; l’irrégularité du pavé n’avait aucun effet sur lui. J’ai beaucoup entendu dire, j’ai beaucoup lu des horreurs du lit de mort du pécheur, je ne crois pas qu’elles puissent être plus affreuses que celles de son sommeil. Mon compagnon commença par murmurer quelques mots à voix basse, parmi lesquels j’en distinguai plusieurs qui ne me rappelaient que trop ce que j’aurais voulu oublier, du moins tant que nous serions ensemble. Il disait : « Un vieillard ?… Oui… Eh bien ? il a d’autant moins de sang. Des cheveux blancs ?… n’importe ; mes crimes ont contribué à les faire blanchir. Il y a long-temps qu’il aurait dû les avoir arrachés. Ils sont blancs, dites-vous ?… Eh bien ! Ce soir ils ne le seront plus, car ils seront teints de sang. Oui, oui ; je sais qu’il les montrera au jour du jugement et qu’ils porteront témoignage contre moi. Il sera à la tête d’une armée plus considérable que l’armée des martyrs : l’armée de ceux qui ont eu leurs enfans pour meurtriers. N’est-ce pas la même chose d’arracher la vie à ses parens ou de leur briser le cœur ? J’ai déjà brisé celui de mon père ; la vie lui sera d’autant moins douloureuse à perdre. »

Après ce discours épouvantable il se mit à rire ; puis il frissonna et se débattit. Tremblant d’horreur je voulus l’éveiller. Je secouai son bras musculeux ; je le roulai sur le dos, sur la figure : ce fut en vain ; il semblait que je le berçasse ; il n’en dormit que plus profondément, et continua à rêver.

« Emparez-vous de la bourse : je connais le tiroir de la commode où il la garde ; mais auparavant assurez-vous qu’il est bien mort… Eh quoi ! vous n’osez pas ?… Ses cheveux blancs vous font frémir ! Son sommeil paisible !… Oh ! oh ! croirait-on que des scélérats puissent être des sots ?… Il faut donc que ce soit moi : je le veux bien. La lutte sera courte. Il est possible qu’il soit damné ; il est certain que je le serai. Chut !… Comme les degrés crient !… Ne lui diront-ils pas que c’est son fils qui monte ? Ils n’oseraient pas… ; les murs les démentiraient. Pourquoi n’avez-vous pas graissé les gonds ?… Nous y voici… Il dort profondément… Oui, comme il est calme !… Ce calme le rend plus propre à monter au ciel… Maintenant,… maintenant… je tiens le genou sur sa poitrine… Où est le couteau ?… S’il me regarde, je suis perdu. Le couteau !… Je suis un lâche… Le couteau !… S’il ouvre les yeux, c’en est fait de moi. Le couteau, maudits poltrons !… Qui oserait balancer quand je tiens la gorge de mon père ?… Là,… là,… là,… il y a du sang jusqu’au manche : … c’est le sang du vieillard… Cherchez l’argent pendant que j’essuie la lame… Je ne puis l’essuyer, car les cheveux blancs sont mêlés avec le sang. Ces cheveux touchèrent mes lèvres la dernière fois qu’il m’embrassa… J’étais un enfant alors… Alors, je ne l’aurais pas tué pour le monde entier… Maintenant,… maintenant… que suis-je ? Ah ! ah ! ah ! que Judas secoue son sac d’argent à côté du mien… Il a trahi son Sauveur, et j’ai assassiné mon père… Argent pour argent, et âme pour âme, j’ai vendu la mienne plus cher : il était fou de donner son âme pour trente pièces… Mais pour lequel de nous deux les feux de l’enfer seront-ils plus ardens ?… N’importe, je veux l’essayer. »

Aux discours horribles qu’il ne cessait de répéter, je l’appelai ; je criai de toutes mes forces, afin qu’il s’éveillât. Il ouvrit enfin les yeux, et me dit, avec un éclat de rire aussi effrayant que ses songes : « Eh bien ! qu’avez-vous entendu ?… Je l’ai assassiné. Il y a long-temps que vous savez cela. Vous vous êtes fié à moi pour cette maudite entreprise, qui met dans un danger éminent la vie de l’un et de l’autre, et vous ne pouvez supporter de m’entendre parler à moi-même, quoique je ne dise rien que vous ne sachiez déjà. »

« Non, je ne puis le supporter, » répondis-je accablé d’horreur ; « et je ne voudrais pas recommencer l’heure que je viens de passer, dût ma liberté en dépendre. Quelle affreuse idée que celle de rester une journée entière dans une obscurité profonde, mourant de faim et de froid, et écoutant les discours incohérens d’un… Ne me lancez pas ce regard railleur ; je sais tout : votre seul aspect me fait frémir. La main de fer de la nécessité a pu seule m’unir à vous pour un moment. Nous sommes, hélas ! unis, mais pour mon malheur. Il faut que je supporte cette affreuse alliance tant qu’elle durera ; mais n’en rendez pas les momens trop horribles. Ma vie et ma liberté sont dans vos mains ; et, dans la position où nous nous trouvons, je pourrais dire encore ma raison. Je ne puis souffrir l’effrayante éloquence de votre sommeil. Si je suis forcé d’y prêter plus long-temps l’oreille, vous m’emmènerez de ces lieux vivant, mais privé de raison : car ma tête n’est plus assez forte pour supporter des tourmens semblables. Ne dormez pas, je vous en conjure ; souffrez que je veille à côté de vous pendant cette horrible journée ; cette journée qui s’écoulera dans les ténèbres et les souffrances, au lieu de la lumière et du bonheur dont nous espérions jouir. Je consens à souffrir la faim, à grelotter de froid, à coucher sur ces pierres dures et humides ; mais je ne puis souffrir vos songes. Si vous dormez, je serai forcé de vous réveiller, ne fût-ce que pour défendre ma raison. Je sens que mes forces physiques diminuent rapidement, et j’en suis d’autant plus jaloux de conserver celles de mon entendement. Ne me regardez pas de cet air menaçant. Vous êtes plus fort que moi ; mais le désespoir nous rend égaux. »

Pendant que je prononçais ces paroles, ma voix avait l’éclat du tonnerre, et des éclairs sortaient de mes yeux. Je sentais toute la force que donne la colère, et je m’aperçus que mon compagnon n’y était pas insensible. Je continuai sur un ton qui me fit tressaillir moi-même.

« Si vous osez dormir, je vous réveillerai. Quand vous ne feriez que sommeiller, je ne vous laisserai pas un moment de repos. Vous veillerez avec moi. Pendant cette journée, nous souffrirons ensemble, je l’ai résolu. Je vous l’ai déjà dit : je puis tout souffrir, excepté les rêves inquiets d’un homme qui voit, dans son sommeil, l’image d’un père assassiné. Vous pouvez veiller, délirer, blasphémer ; mais vous ne dormirez pas. »

L’homme me regarda pendant quelques instans avec un étonnement qui marquait combien peu il m’avait cru capable d’une telle énergie de passion et de volonté. Quand il fut bien convaincu qu’il ne se trompait pas, l’expression de sa physionomie changea tout-à-coup. Pour la première fois il parut sentir en commun avec moi ; tout ce qui avait un air de férocité était conforme à sa nature et lui plaisait. Il m’assura avec des juremens qui me glacèrent le sang, que mon courage lui faisait plaisir. « Je veux me tenir éveillé, » ajouta-t-il avec un baîllement qui laissait voir une gueule semblable à celle d’un tigre qui se prépare à son festin sanguinaire. « Mais comment ferons-nous pour ne pas dormir ? Nous n’avons rien à manger et rien à boire. » Il lâcha pour lors une kyrielle de juremens affreux, après quoi il se mit à chanter ; mais quelles chansons ! leur obscénité était si dégoûtante qu’élevé d’abord dans l’intérieur de ma famille et puis dans la sévérité d’un couvent, je ne pus m’empêcher de penser qu’un démon incarné hurlait à mes côtés. Je le suppliai de cesser ; mais cet homme passait si rapidement d’une atrocité extrême à une extrême légèreté, du délire du crime à des chants qui auraient fait horreur dans un lieu de débauche, qu’il me devint tout-à-fait inexplicable. Je n’avais jamais vu ni même cru qu’il fût possible de réunir ainsi les deux extrêmes. Je devais avoir une bien faible connaissance des hommes pour ne pas savoir que le crime et l’insensibilité se réunissent souvent dans le même cœur, et qu’il n’y a pas sur la terre d’alliance plus indissoluble que celle qui existe entre la main qui ose tout et le cœur qui ne sent rien.

Ce fut au milieu d’une de ses chansons les plus licencieuses que mon compagnon s’arrêta tout-à-coup. Il regarda pendant quelques instans autour de lui et à la lueur faible et triste qui nous éclairait, je crus remarquer qu’une expression extraordinaire obscurcissait sa physionomie. Je n’osais y faire attention.

« Savez-vous où nous sommes ? » me dit-il tout bas.

― « Je ne le sais que trop ; nous sommes dans les caveaux d’un couvent, loin de tout secours humain, sans alimens, sans lumière et presque sans espoir. »

― « Ah ! oui ; ses derniers habitans en ont été la preuve. »

― « Ses derniers habitans ? Quels furent-ils ? »

« Je puis vous le dire, si vous êtes en état de l’entendre. »

« Je ne suis point en état de l’entendre, » m’écriai-je, en me bouchant les oreilles, « je ne veux point l’écouter. Il me suffit de connaître le narrateur pour savoir que l’histoire en doit être horrible. »

« Cette nuit fut vraiment horrible, » reprit-il sans m’écouter, et faisant involontairement allusion à quelque circonstance de sa narration. Il n’en dit pas davantage, et sa voix se confondit en murmures incohérens. Je me plaçai aussi loin de lui que le permettaient les limites du caveau, et cachant ma tête dans mes genoux, je m’efforçai de ne point penser. Que la situation de l’âme est affreuse, quand elle nous réduit à désirer que nous n’en ayons plus ; à préférer l’état des bêtes qui périssent tout entières, afin de ne plus jouir de ce privilége de l’humanité qui ajoute à notre malheur ! Je ne pouvais dormir ; quoique le sommeil paraisse une nécessité de la nature, il exige toujours que l’âme y concoure par sa volonté. D’ailleurs, si je l’avais voulu, la faim dévorante qui s’était changée en nausées insupportables, me l’eût rendu tout-à-fait impossible. Vous ne croirez peut-être pas, Monsieur, qu’au milieu de cette complication de maux physiques et moraux, ma plus grande souffrance provenait de l’oisiveté dans laquelle j’étais forcé de rester. Aussi, après avoir lutté contre elle pendant près d’une heure, d’après mon calcul, je me levai, et dans un moment de désespoir, je suppliai mon compagnon de me raconter l’histoire dont il avait parlé concernant notre terrible séjour. Avec une bonté féroce il m’accorda sur-le-champ ma requête, et quoique je m’aperçusse que son corps robuste avait souffert plus que le mien des peines de la nuit et des privations de la journée, il s’y prépara avec une sorte de triste vivacité. Il se trouvait dans son élément. Il allait effrayer une âme faible par un récit d’horreur, et étonner un esprit ignorant par une multitude de crimes.

« Je me rappelle, dit-il, une circonstance extraordinaire dans laquelle ce caveau a joué un grand rôle. Je n’ai pas pu m’expliquer dans le premier moment pourquoi cette porte et cette voûte m’étaient si bien connues. Tant d’idées étranges m’occupent chaque jour que des événemens qui feraient sur d’autres une impression ineffaçable, passent devant mon esprit comme des ombres, tandis que les pensées seules ont pour moi de la solidité. Je ne connais d’autres événemens que des émotions. Vous savez ce qui m’a amené dans ce maudit couvent ; quoi qu’il en soit j’y étais et je me voyais obligé d’en suivre la discipline. Une partie de cette discipline consiste à faire subir à des criminels extraordinaires, des pénitences aussi extraordinaires que leur crime. Il faut alors non-seulement se soumettre à toutes les rigueurs naturelles de la vie religieuse, mais encore remplir le rôle d’exécuteur chaque fois qu’un châtiment inusité doit être infligé. On me fit l’honneur de me croire plus particulièrement fait pour cette espèce de récréation, et peut-être ne me flattait-on pas.

« Peu de jours après que je fus devenu membre de cette communauté, l’occasion se présenta de mettre mes talens à l’épreuve. On me dit de m’attacher à un jeune religieux d’une famille distinguée qui venait de prononcer ses vœux et qui remplissait ses devoirs avec cette froide exactitude, preuve incontestable que son cœur ne s’y livrait pas. Je comprenais sans peine qu’en m’ordonnant de m’attacher à lui, on me prescrivait de me montrer son plus mortel ennemi. En attendant, le seul crime de ce jeune moine était d’être soupçonné d’une passion terrestre. Il était, comme je l’ai déjà dit, le rejeton d’une famille distinguée qui, pour l’empêcher de contracter ce qu’elle appelait un mariage avilissant, c’est-à-dire d’épouser une femme d’un rang inférieur au sien, qu’il aimait et qui aurait fait son bonheur, le força à prendre l’habit de moine. Parfois il paraissait accablé de douleur, mais parfois aussi ses yeux brillaient d’un rayon d’espoir qui fit naître les soupçons de la communauté. L’espérance est en effet une plante étrangère au climat d’un couvent.

« Au bout de quelque temps un jeune novice entra dans la maison. À compter de ce moment le changement le plus frappant se fit voir dans le nouveau religieux. Mes yeux firent sur-le-champ sentinelle. Les yeux découvrent facilement le malheur quand ils ont l’espérance de l’aggraver. L’attachement du jeune moine pour le novice augmentait de jour en jour ; ils étaient toujours ensemble dans le jardin ; ils respiraient le parfum des fleurs ; ils cultivaient le même carré d’œillets ; ils entrelaçaient leurs bras en se promenant ; leurs voix s’unissaient dans le chœur. L’amitié est souvent portée à l’excès dans les couvens, mais celle-ci ressemblait trop à de l’amour. Ainsi quand les psaumes de l’office renfermaient quelques expressions de tendresse, comme il arrive assez souvent, ils se dirigeaient mutuellement leurs paroles, avec un accent qu’il était impossible de méconnaître. Quand des corrections étaient infligées, chacun d’eux voulait supporter la part de l’autre. Quand le couvent jouissait d’un jour de récréation, les cadeaux qui s’envoyaient à la cellule de l’un se retrouvaient infailliblement dans celle de l’autre. Ces indices me suffirent ; je découvris ce secret d’un bonheur mystérieux qui est le plus grand des malheurs pour ceux qui ne peuvent jamais le partager. Ma vigilance redoubla et fut récompensée par une nouvelle découverte dont je fus d’autant plus enchanté qu’elle devait me donner une haute importance aux yeux de tout le couvent. Vous ne pouvez vous imaginer celle que l’on y attache à des secrets de ce genre.

« Un soir que le jeune religieux et son cher novice étaient dans le jardin, le premier cueillit une pêche et l’offrit à son ami ; celui-ci l’accepta avec un mouvement qui me parut un peu gauche : il ressemblait beaucoup à une révérence de femme. Le jeune moine, en partageant le fruit avec un couteau, effleura légèrement le doigt du novice ; il témoigna aussitôt la plus vive inquiétude, et déchira son habit pour envelopper la blessure. J’avais vu toute cette scène, et dès ce moment je n’eus plus aucun doute. Je me rendis cette nuit même chez le supérieur. On conçoit facilement le résultat de notre entrevue. On les épia, mais avec beaucoup de prudence dans les commencemens. Ils étaient apparemment sur leurs gardes : car, malgré ma vigilance, il me fut, pendant quelque temps, impossible de rien découvrir de nouveau. Il n’y a pas de situation plus contrariante que d’être intérieurement convaincu de la vérité d’une chose, sans pouvoir se rendre maître d’un seul fait qui puisse faire partager sa conviction à autrui. Une nuit que, par l’ordre du supérieur, j’avais pris mon poste dans le corridor, où je passais souvent des heures entières, remplissant le noble rôle d’espion, je crus entendre des pas. Il faisait noir. Un pied léger passa à côté de moi ; j’entendis une respiration entrecoupée et palpitante. Quelques instans après, une porte s’ouvrit ; c’était celle du jeune religieux : j’en étais sûr, car l’habitude de veiller à cette même place m’avait rendu l’ouïe si fine, que je reconnaissais les habitans de toutes les cellules par les gémissemens de l’un, les prières de l’autre, les rêves agités du troisième. Cette porte, surtout, d’où ne partait jamais aucun son, ne pouvait m’être inconnue. Je m’étais muni d’une petite chaîne, au moyen de laquelle j’attachai le bouton de la porte avec celui d’une porte voisine, en sorte qu’il fût impossible d’ouvrir aucune des deux de l’intérieur. Je me hâtai de courir chez le supérieur, avec un orgueil que nul ne peut concevoir, s’il n’a comme moi découvert un secret coupable dans un couvent. Je ne sais si le supérieur n’était pas lui-même agité de ce délicieux sentiment, car il était éveillé et debout, entouré de quatre religieux, que vous vous rappellerez peut-être. » (Je frémis à ce souvenir.) « Je leur communiquai mes nouvelles avec une ardeur et une volubilité bien contraires au respect que je leur devais, et qui en outre rendaient mon discours presque inintelligible. Ils eurent, néanmoins, la bonté de ne pas faire attention à cette inconvenance qui, dans tout autre cas, aurait été sévèrement punie, et ils daignèrent même suppléer à quelques lacunes dans ma narration, avec une condescendance et une facilité réellement merveilleuse. J’étais enchanté de m’être rendu utile au supérieur, et je me glorifiais dans ma nouvelle dignité d’espion.

« Nous partîmes sans perdre un moment ; nous arrivâmes à la porte de la cellule, et je montrai d’un air de triomphe la chaîne encore placée, mais dont les faibles vibrations indiquaient que les infortunés connaissaient leur danger. J’ouvris la porte ; oh ! comme ils durent trembler ! Le supérieur et les quatre moines s’élancèrent dans la cellule. Je tenais la lumière… Vous frémissez… Pourquoi ?… J’étais coupable, et je désirais voir un crime qui palliât le mien, du moins dans l’opinion du couvent : d’ailleurs, je brûlais d’être témoin d’un malheur qui égalât ou même surpassât celui que j’éprouvais, et cette curiosité n’était pas facile à contenter.

« Quand nous entrâmes dans la cellule, les tristes époux se tenaient étroitement embrassés : vous pouvez juger de la scène qui suivit. Ici, je dois rendre, quoique à regret, justice au supérieur. C’était un homme qui, par les sentimens que le couvent sans doute lui avait donnés, n’avait aucune idée de l’union des sexes ; il éprouvait autant d’étonnement et d’horreur à la vue de deux êtres humains, de sexe différent, qui osaient s’aimer en dépit des liens monastiques, que s’il avait été témoin de quelqu’une de ces horribles conjonctions qui font frémir la nature. Il exprima toute l’horreur qu’il éprouvait, et il le fit avec sincérité. Quelle que pût être l’affectation avec laquelle il maintenait la rigueur de la discipline conventuelle, sa conduite dans cette occasion en fut totalement exempte. L’amour était un sentiment qu’il regardait comme inséparable du péché, même quand il était sanctifié par le sacrement du mariage. Mais l’amour dans un couvent ! Il est impossible de se faire une idée de son courroux et moins encore de concevoir combien ce courroux était majestueux et accablant, renforcé par les principes et sanctifié par la religion. Je ne pourrais décrire le bonheur que cette scène me donna : un moment avait suffi pour mettre à mon niveau ces misérables qui avaient triomphé de moi. Je m’étais traîné vers ces murs, comme vers un asile, moi, rebut de la société et quel avait été mon crime ?… Allons… Je vois que vous frémissez ; je n’en dirai pas davantage. Le besoin m’y avait poussé. Et là, je voyais deux êtres devant lesquels, peu de jours avant, je me serais agenouillé comme devant les saints de l’autel, qui maintenant étaient abaissés même au-dessous de moi. Je savourais la douleur du moine apostat et du novice. Mon cœur ulcéré jouissait profondément de la colère du supérieur. Je sentais qu’ils étaient tous des hommes comme moi. Je les avais crus des anges, et ils étaient mortels. À force d’épier leurs mouvemens, de flatter leurs passions, de travailler pour leur intérêt, ou plutôt pour le mien, en leur faisant accroire que je n’avais que le leur en vue, j’avais trouvé le moyen de procurer autant de malheur aux autres et d’occupation à moi-même que si j’eusse été réellement dans le monde. J’avais percé le sein de mon père : c’était l’affaire d’un moment. Ici, j’avais deux cœurs à percer tous les jours et sans cesse, je ne devais pas craindre de rester oisif. »

À cet endroit de son récit, mon compagnon essuya son front endurci, s’arrêta un moment pour prendre haleine, puis continua en ces termes :

« Je n’aime pas trop à détailler les moyens par lesquels ce couple fut induit à croire qu’il pouvait s’échapper du couvent. Il suffit que j’en fus le principal agent ; que le supérieur prit part à la supercherie ; que je les guidai à travers les mêmes passages où vous avez passé cette nuit : ils tremblaient et me bénissaient à chaque pas… que… »

― « Arrêtez, » m’écriai-je, « malheureux ! vous retracez pas à pas la course que je viens de faire. »

« Eh quoi ! » reprit-il avec un rire féroce, « vous croyez donc que je vous trahis ? S’il était vrai, à quoi vous serviraient vos soupçons ? Vous êtes en mon pouvoir. Ma voix pourrait en ce moment appeler la moitié du couvent pour vous saisir ; mon bras pourrait vous attacher contre ce mur, jusqu’à ce que les ministres de la mort, qui n’attendent qu’un signal, vinssent vous arracher la vie. »

« Je sais, » dis-je, « que je suis en votre pouvoir, et si je me fiais à votre générosité, je ferais mieux de me briser la cervelle contre les pierres de cette voûte non moins dures que votre cœur. Mais je sais aussi que vos intérêts sont liés d’une manière ou d’une autre avec ma fuite, et c’est pour cela que je me fie à vous ; d’ailleurs j’y suis forcé. Quoique mon sang déjà refroidi par la faim et la fatigue, se glace en vous écoutant, je dois pourtant vous écouter et vous confier ma vie et ma délivrance. Je vous parle avec cette humble sincérité que notre position m’a enseignée. Je vous hais, je vous crains, si je vous avais rencontré dans le monde, je vous aurais fui avec un dégoût inexprimable ; mais ici le malheur commun a réuni les substances les plus opposées en une alliance contre nature. Cette force cessera d’agir du moment où je serai délivré du couvent et de vous. Mais pendant quelques heures encore je sais que ma vie dépend de vos efforts et de votre présence, tandis que je ne pourrais supporter cette présence qu’à l’aide de l’horrible intérêt que m’inspire votre discours. Continuez donc cette affreuse histoire ; passons cette longue et triste journée nous haïssant cordialement l’un l’autre : quand elle se sera écoulée, maudissons-nous, et ne nous voyons plus. »

Je m’étonnais, quoique sans doute ceux qui ont l’habitude de scruter le cœur humain n’y auraient rien trouvé de surprenant, je m’étonnais, dis-je, que plus ma position m’inspirait une férocité bien contraire à notre situation réciproque, et qui était sans doute l’effet du désespoir et de la faim, plus le respect de mon compagnon pour moi paraissait augmenter. Après une longue pause, il me demanda s’il pouvait continuer sa relation. Je n’eus pas la force de répondre : car les efforts que je venais de faire m’avaient épuisé, et ranimaient en moi les nausées de la faim. Je lui fis un signe d’affirmation, et il reprit la parole.

« On les conduisit ici, » me dit-il. « J’avais formé le plan, et le supérieur y avait consenti : je fus le conducteur de leur prétendue fuite. Ils s’imaginaient que le supérieur fermait les yeux sur leur démarche. Je les conduisis donc, comme je vous l’ai dit, à travers ces mêmes passages que nous avons parcourus. J’avais un plan de cette région souterraine ; mais mon sang se glaçait en la traversant. L’idée du sort qui attendait mes compagnons ne servait pas à le réchauffer. Je retournai une fois la lampe, sous prétexte d’en arranger la mèche, mais en réalité pour examiner ces infortunées victimes. Elles s’embrassaient ; un rayon de joie brillait dans leurs yeux. Elles se parlaient à l’oreille de leur prochaine délivrance et du bonheur dont elles allaient jouir, et me nommaient dans les intervalles qu’elles pouvaient dérober aux vœux qu’elles formaient l’une pour l’autre. Ce spectacle détruisit les derniers restes de la componction que mon horrible tâche m’avait inspirée. Ils osaient donc être heureux en présence d’un homme condamné à un malheur éternel ! Quelle plus grande insulte pouvaient-ils me faire ? Je résolus de les en punir sur-le-champ.

« Nous étions près de ce cachot. Je le savais ; je les engageai à y entrer, (la porte à cette époque était encore entière) en leur disant que j’irais pendant ce temps examiner si le passage était libre. Ils firent comme je leur avais dit, et me remercièrent de mes précautions. Ils ignoraient qu’ils ne devaient plus quitter ce lieu. Mais leur vie était-elle à comparer aux souffrances que leur bonheur me faisait éprouver ? Aussitôt qu’ils furent entrés et tandis qu’ils s’embrassaient, je fermai la porte et tournai la serrure. Cette action ne leur causa pas d’inquiétude dans le premier moment. Ils la regardèrent comme une nouvelle précaution de l’amitié.

« Dès que je les eus renfermés, je courus auprès du supérieur qui était furieux de l’outrage fait à la sainteté de son couvent, et plus encore à sa pénétration, dont il se piquait autant que si réellement il en avait possédé. Il descendit avec moi dans le caveau. Les moines le suivirent les yeux enflammés de colère. Cette colère les aveuglait à tel point qu’ils eurent de la peine à découvrir la porte, même après que je la leur eus désignée à plusieurs reprises. Le supérieur de sa propre main enfonça plusieurs clous que les moines lui fournissaient officieusement, et ferma ainsi la gâche qui ne devait plus s’ouvrir. L’ouvrage ne fut pas long. Au premier bruit des pas qui retentirent dans le passage, les victimes poussèrent un cri, et un second quand les premiers coups de marteau furent donnés contre la porte. Elles crurent qu’elles avaient été découvertes et qu’une troupe de moines furieux voulaient enfoncer leur retraite. Ces terreurs se changèrent bientôt en d’autres bien plus affreuses, quand ils entendirent clouer la porte, et que les religieux se retirèrent. Ils jetèrent un dernier cri, mais qu’il était différent des autres ! c’était celui du désespoir : ils connaissaient leur sort.

« On avait cru m’imposer une pénitence en m’ordonnant de veiller à leur porte ; mais ce fut avec joie que je l’exécutai. Loin de considérer cet office comme pénible ou douloureux, je l’eusse pris par choix, quand même j’aurais été supérieur du couvent. Vous appelez ce sentiment de la cruauté ; je soutiens que ce n’est que de la curiosité ; cette même curiosité qui attire des milliers de personnes à la représentation d’une tragédie et qui fait assister avec plaisir la femme la plus délicate au spectacle des douleurs et des lamentations. Je jouissais d’un grand avantage sur elles. Les douleurs, les lamentations dont j’étais témoin étaient véritables. Je me plaçai donc à cette porte, à cette porte qui, semblable à celle de l’enfer dans le Dante, aurait pu porter pour inscription : Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance ! Mes regards exprimaient la pénitence, la joie était dans mon cœur. Je pouvais entendre chaque mot qui se disait. Pendant quelques heures ils s’efforçaient de se consoler mutuellement. Ils exprimaient tour-à-tour l’espoir de la délivrance, et quand mon ombre passant devant le seuil interceptait ou rendait la lumière, ils se disaient : « C’est lui. » Et un moment après ils ajoutaient : « Non, non, ce n’est pas lui. » Et ils étouffaient les sanglots du désespoir afin de se les cacher l’un à l’autre. Vers le soir, un moine vint m’apporter des alimens et m’offrit de prendre ma place. Je ne l’aurais pas quittée pour tout au monde ; je répondis cependant au religieux que je voulais me faire un mérite de mon sacrifice et qu’avec la permission du supérieur j’y passerais la nuit. Mon confrère fut enchanté de trouver si facilement un remplaçant. Il me quitta et je pris les alimens qu’il m’avait apportés. J’entendais parler mes prisonniers. Je mangeais, mais je me nourrissais bien plus délicieusement de leur faim dont ils n’osaient pourtant rien dire. Ils réfléchissaient, ils délibéraient, et comme le malheur est toujours ingénieux, ils se disaient qu’il était impossible que le supérieur les eût renfermés là pour les laisser mourir de faim. À ces mots je ne pus m’empêcher de rire ; le bruit en frappa leurs oreilles et ils gardèrent un moment le silence. Pendant toute la nuit, j’entendis leurs gémissemens ; c’était ceux de la douleur physique, auprès desquels les soupirs de sentiment les plus exaltés ne sont rien. J’avais lu des romans français et tous leurs inimaginables alambiquages. Madame de Sévigné dit elle-même qu’elle se serait ennuyée de sa fille pendant un long voyage tête-à-tête avec elle ; mais renfermez deux amans dans un cachot sans nourriture, sans lumière et sans espoir, et je veux être damné, (je le suis probablement déjà,) s’ils ne s’ennuyent l’un de l’autre en moins de douze heures.

« Le second jour, la faim et l’obscurité firent leur effet naturel. Ils demandèrent à grands cris la liberté et frappèrent avec force des coups réitérés à la porte. Ils dirent qu’ils étaient prêts à se soumettre à tous les châtimens qu’on leur imposerait, et l’approche des moines qu’ils avaient tant craint la nuit précédente, était alors l’objet de leurs vœux les plus ardens. Les plus terribles vicissitudes de la vie humaine ne sont-elles pas au fond des maux imaginaires ? Ils demandaient aujourd’hui à genoux, ce qu’hier ils auraient peut-être racheté au prix de leurs âmes.

« Quand les souffrances de la faim augmentèrent, ils quittèrent la porte et se traînèrent dans un coin, chacun de leur côté. Chacun de leur côté ! oh ! comme je guettais ce moment. L’inimitié remplaçait déjà l’amour dans leur cœur : quelle joie pour le mien ! Ils ne pouvaient se déguiser mutuellement les détails révoltans de ce qu’ils souffraient. Quelle différence pour deux amans de se placer devant une table abondamment servie ou de se coucher dans le sein de l’obscurité et de la famine ! D’échanger cet appétit qui a besoin des mets les plus délicats pour se réveiller, contre celui qui donnerait tous les trésors de l’amour pour un morceau de pain !

« La seconde nuit se passa alternativement en gémissemens et en malédictions ; et dans leurs douleurs, je dois rendre justice aux femmes, quoique je les haïsse autant que les hommes, l’amant accusa son amante d’être la cause de toutes ses souffrances, tandis que jamais, jamais celle-ci ne lui fit le plus léger reproche. Ses gémissemens pourraient à la vérité en être d’indirects et d’amers, mais elle ne prononça pas un seul mot qui pût le blesser. Je remarquai cependant un grand changement dans leurs sensations physiques. Le premier jour, ils étaient toujours ensemble, et chaque mouvement qu’ils faisaient semblait n’être fait que par une seule personne. Le second, l’homme lutta seul, la femme gémit dans sa faiblesse. La troisième nuit… comment la décrire ?… Mais vous m’avez dit de continuer. Toutes les plus horribles, les plus dégoûtantes souffrances de la faim étaient passées. La désunion de tous les liens du cœur, de la passion, de la nature, avait commencé. Ils se détestaient, ils se seraient maudits s’ils en avaient eu la force. La quatrième nuit, j’entendis tout-à-coup la malheureuse femme jeter un cri… Son amant, dans le délire de la faim, avait attaché ses dents à son épaule. Ce sein sur lequel il avait si souvent reposé, allait lui servir de pâture… »

― « Monstre ! vous riez. »

― « Oui, je ris de tout le genre humain et du mensonge qu’il profère quand il parle d’amour. Je ris des passions de l’homme et de ses soucis. Le vice et la vertu, la religion et l’impiété sont également les résultats de petites localités et d’une position factice. Un seul besoin physique, une leçon sévère et inattendue prononcée par la nécessité, vaut mieux que toute la logique des philosophes. Ce couple qui ne croyait pas qu’il lui fût possible d’exister l’un sans l’autre, qui avait tout risqué, qui avait foulé aux pieds toutes les lois divines et humaines pour se réunir, ce couple, dis-je, une heure de privations suffit pour le détromper. Les ennemis les plus irréconciliables ne se regardent pas avec plus d’horreur que ces amans. Malheureux ! vous étiez fiers d’avoir des cœurs ; moi, je me glorifiais de n’en point avoir ; qui de nous deux avait le plus raison ? Mon histoire est bientôt finie, et j’espère aussi que le jour ne tardera pas à baisser. La dernière fois que je suis venu en ce lieu, j’avais quelque chose pour m’exciter. C’est bien peu de parler d’un tel événement quand on a eu le bonheur d’en avoir été témoin. Le sixième jour, je n’entendis plus rien, on décloua la porte. Nous entrâmes ; ils n’étaient plus. Ils étaient couchés assez loin l’un de l’autre, bien plus loin que sur ce simple lit de couvent que leur passion avait converti en couche voluptueuse. La femme était repliée sur elle-même ; elle avait dans la bouche une boucle de ses longs cheveux. Sur son épaule on voyait une légère cicatrice : c’était le seul outrage qu’elle eût souffert du désespoir de la faim. L’homme était étendu tout de son long ; sa main était entre ses lèvres ; il paraît que la force lui avait manqué pour exécuter le dessein qui l’y avait conduite. On enleva les corps pour les ensevelir. Quand ils furent exposés à la lumière les longs cheveux de la jeune femme retombant autour d’une physionomie que ne déguisait plus l’habillement d’un novice, me rappela une ressemblance qui m’était familière et que je crus reconnaître. Je regardai de plus près… c’était ma sœur… la seule que j’eusse… et j’avais entendu sa voix s’affaiblir peu à peu !… J’avais entendu !… »

Ici la voix de mon compagnon s’affaiblit à son tour. Il cessa de parler. Tremblant pour une vie à laquelle la mienne était si intimement liée, je m’approchai de lui en chancelant ; je le soulevai à moitié dans mes bras, et me rappelant qu’il y avait sans doute un courant d’air sous la trape, je m’efforçais de l’y traîner. Je réussis, et tandis qu’il respirait l’air extérieur, je vis avec une joie inexprimable que la lumière baissait déjà visiblement ; la soirée s’avançait ; nous n’avions plus de motifs pour attendre.

Il revint à lui, car son évanouissement avait été causé par l’inanition et nullement par la sensibilité. Quoiqu’il en soit, je m’intéressais vivement à son rétablissement, et si j’avais été capable d’observer les vicissitudes extraordinaires de l’esprit humain, j’aurais été fort étonné du changement qui se manifesta en lui quand il eut repris ses sens. Il ne fit pas la moindre allusion au récit qu’il venait de faire, ni à ce qu’il venait d’éprouver, mais s’élançant de mes bras à la vue de la lumière baissante, il se prépara sur-le-champ à notre départ, avec une nouvelle énergie, avec une plénitude de raison qui tenait du miracle. Il grimpa le long de la muraille avec une merveilleuse dextérité, et à l’aide de mes épaules et des pierres qui avançaient. Il ouvrit la trape, dit que tout était tranquille, m’aida à monter après lui, et bientôt, avec une joie sans pareille, je respirai de nouveau l’air pur du ciel.

La nuit était profondément obscure. Je ne pouvais distinguer les édifices d’avec les arbres, excepté quand un vent léger faisait mouvoir ceux-ci. Je suis convaincu que c’est à ces ténèbres que je dois la conservation de ma raison, dans de pareilles circonstances. Si en quittant le séjour de l’obscurité, de la famine et du froid j’eusse trouvé tout-à-coup un ciel brillant de toute la majesté d’une belle nuit, mon jugement y aurait succombé. Je n’ose dire à quels excès je me serais livré. Nous traversâmes le jardin sans que nos pieds touchassent à terre. En approchant de la muraille mon courage faillit m’abandonner avec mes forces. Je dis à l’oreille de mon compagnon : « Ne vois-je pas des lumières briller aux fenêtres du couvent ? »

― « Non, les lumières sont dans vos yeux. C’est un effet de l’obscurité dont vous sortez, du besoin, de l’effroi. Venez. »

― « Mais j’entends le son des cloches. »

― « Ces cloches sont dans votre imagination. Un estomac vide est le bedeau qui les sonne. Ce n’est pas le moment de balancer. Venez, venez. Ne pesez pas si fort sur mon bras… Ne tombez pas, s’il vous est possible… Ô ciel ! il se trouve mal ! »

Ces mots furent les derniers que j’entendis. J’étais tombé, je crois, dans ses bras. Il me traîna jusqu’au mur, et enlaça mes doigts glacés dans les cordes de l’échelle. Cette action me rendit sur-le-champ le sentiment, et je commençai à monter, sans savoir encore précisément ce que je faisais. Mon compagnon me suivit : nous parvînmes en haut de la muraille. Je chancelais de faiblesse et de crainte. J’éprouvais une inquiétude inexprimable ; je tremblais, quoique l’échelle y eût été, de n’y point trouver mon frère. Tout-à-coup j’aperçois la lumière d’une lanterne, et je vois un individu en bas. Je m’élance près de lui, sans m’embarrasser si je rencontrerais les bras d’un frère ou le poignard d’un assassin.

« Alonzo ! cher Alonzo ! » murmure une voix.

« Juan ! cher Juan ! » fut tout ce que je pus répondre, et je sentis mon sein palpitant pressé contre celui du plus généreux et du plus tendre des frères.

« Combien vous avez dû souffrir !… Combien j’ai souffert moi-même pendant cette affreuse journée. J’avais presque renoncé à vous voir. Hâtez-vous : la voiture est à vingt pas. »

Tandis qu’il parlait, je distinguais, à la lueur de sa lanterne, ces traits si beaux et si majestueux qui jadis m’avaient fait frémir, comme le gage d’une éternelle émulation, mais qui m’offraient alors le sourire de la divinité fière, mais bienfaisante, à laquelle je devais ma délivrance. Je montrai du doigt mon compagnon. Je ne pouvais parler, car une faim dévorante me consumait. Juan me soutenait, me consolait, m’encourageait ; il faisait autant et plus qu’aucun homme eût jamais fait pour un autre : que dis-je ? pour la femme la plus faible et la plus délicate que le sort eût confiée à sa protection. Mon cœur se déchire, quand je me rappelle sa noble tendresse. Nous attendions mon compagnon qui descendait de la muraille. « Hâtez-vous ! hâtez-vous ! » dit mon frère : « j’ai faim aussi ; il y a vingt-quatre heures que je vous attends sans avoir pris de nourriture. » Nous pressâmes le pas. La place était déserte. À la faible lueur de la lanterne, je distinguai une voiture : je n’en demandai pas davantage ; je m’y élançai avec promptitude.

« Il est en sûreté, » s’écria Juan en voulant me suivre.

« Mais l’es-tu ? » répondit une voix de tonnerre.

Juan chancela sur le marchepied de la voiture, et tomba en arrière. Je m’élançai après lui ; je fus inondé de son sang… Il n’était plus.


CHAPITRE XVI.



Ma mémoire ne me retrace avec exactitude qu’un seul moment d’une souffrance inexprimable ; qu’un son qui frappa mon oreille comme la trompette au jour du jugement. Je perdis connaissance, et un temps considérable s’écoula durant lequel je me souviens seulement d’avoir refusé toute nourriture, d’avoir résisté aux efforts de ceux qui voulaient me faire changer de lieu ; mais ce n’étaient que les faibles et vaines tentatives d’un homme accablé d’un affreux cauchemar.

Par des dates que j’ai pu recueillir depuis, j’ai découvert que je suis resté au moins quatre mois en cet état. Plusieurs changemens se firent, durant cet intervalle, dans ma situation, mais sans que j’y prisse aucune part. Je me rappelle cependant parfaitement qu’un jour je recouvrai tout-à-coup mes sens et ma raison, et que je me trouvai dans un lieu que j’examinai avec le plus grand étonnement et la plus vive curiosité. Ma mémoire ne me tourmentait pas. Il ne me vint pas dans l’idée de demander pourquoi j’étais là, ni ce que j’avais souffert avant d’y arriver. Le retour de ma raison se faisait graduellement, comme la marée montante, et, par bonheur, la mémoire se fit long-temps attendre : mes sens m’occupèrent assez dans les premiers momens.

J’étais sur un lit peu différent de celui que j’occupais dans ma cellule ; mais l’appartement que j’habitais ne ressemblait en aucune façon à celui que je possédais au couvent. Il était un peu plus grand, et le plancher était recouvert d’une natte. Il n’y avait ni crucifix, ni tableaux, ni bénitier. Tous les meubles consistaient en un lit, une table grossière, une lampe et une cruche d’eau. La chambre était sans fenêtres. De gros boutons de fer, qui se montraient distinctement à la lumière de la lampe, garnissaient la porte, et indiquaient qu’elle était bien fermée. Je me mis sur mon séant, et, m’appuyant sur mon bras, je regardai autour de moi avec l’inquiétude d’un homme qui craint que le moindre mouvement qu’il fera ne dissipe le charme, et ne le replonge dans l’obscurité. Dans cet instant, le souvenir de tout le passé me frappa comme d’un coup de foudre. Je poussai un cri, et je retombai sur mon lit, effrayé, mais avec toute ma connaissance. Je me rappelai à l’instant tous les événemens dont j’avais été témoin, avec une force qui ne pouvait être surpassée que par la réalité. Ma fuite, ma délivrance, mon désespoir, tout se retraça à ma pensée. Je crus sentir l’embrassement de Juan ; je crus sentir aussi son sang couler sur moi, je vis ses yeux se tourner encore vers moi, avant de se fermer à jamais, et je jetai un nouveau cri, tel que jamais il n’en avait retenti dans ces murs.

À ce bruit un individu entra dans ma chambre. Il portait un costume que je n’avais point encore vu, et il me fit entendre, par des signes, que je devais garder le plus profond silence. Je le contemplai sans ouvrir la bouche, et mon étonnement eut tout l’effet d’une apparente soumission à ses ordres. Il se retira, et je commençai à me demander où j’étais. J’y réfléchissais sans pouvoir me l’expliquer, quand le même individu rentra. Il posa sur la table du pain, du vin et une petite portion de viande ; puis il me fit signe d’approcher. J’obéis machinalement, et quand je fus assis, il me dit à l’oreille que l’état dans lequel je m’étais trouvé, m’avait rendu incapable de comprendre les règlemens du lieu où j’étais, et qu’il avait en conséquence différé de m’en instruire ; mais qu’à présent, il était obligé de me prévenir que ma voix ne devait jamais s’élever au-dessus du diapazon dans lequel il m’adressait la parole, et qui suffisait pour tout ce que je pouvais avoir à dire. Il m’apprit enfin que des cris, des exclamations de tout genre étaient sévèrement punis, comme une infraction aux usages inviolables du lieu. Il était même défendu de tousser trop fort, de peur que le bruit ne servît de signal.

Je répétai plusieurs fois : « Où suis-je ? Quel est donc ce lieu ? Quels sont ces mystérieux règlemens ? » Mais je ne reçus pour toute réponse que ces mots : « Mon devoir est de communiquer les ordres que je reçois, et non de répondre à des questions. » Après quoi il partit.

Quelque extraordinaires que parussent ces injonctions, elles étaient si imposantes, si péremptoires ; elles étaient si ressemblantes au langage établi d’un système absolu et depuis long-temps fixé, que l’obéissance me parut inévitable. Je me jetai sur le lit en murmurant en moi-même. « Où suis-je ? » jusqu’à ce que le sommeil vînt m’accabler.

On dit que le sommeil de la convalescence est profond ; le mien fut troublé par des rêves inquiets. Je me croyais dans le couvent ; j’expliquais le second livre de Virgile, et je lisais le passage où Hector se montre en songe à Énée. Tout-à-coup je m’imaginai qu’Hector et mon frère Juan étaient la même personne ; il me disait de fuir ; il disparaissait ensuite : je voyais autour de moi les palais troyens livrés aux flammes. Dans ce moment je me réveillai.

C’est une chose fort étrange, Monsieur, que l’âme et les sens puissent continuer à agir pendant le sommeil, quoique leur action soit en apparence suspendue, et que les images qu’ils nous présentent soient plus vives que n’aurait été la réalité. Je me réveillai, comme je viens de vous le dire, dans l’idée que j’étais entouré de flammes, et je ne vis qu’une faible lumière, fort près de mes yeux, à la vérité, mais que l’on retira aussitôt que je les ouvris. La personne qui la tenait la couvrit pour un moment, puis s’avança de nouveau vers moi, et je distinguai les traits du compagnon de ma fuite. Tout ce qui s’était passé lors de notre dernière entrevue revint soudain à ma mémoire. Je me levai en sursaut, et je m’écriai : « Sommes-nous libres ? »

— « Chut !… un de nous deux est libre ; mais nous ne devons pas parler si haut. »

— « On m’a déjà dit cela, et je ne saurais comprendre le motif de ce mystérieux silence. Si je suis libre, dites-le-moi, et dites-moi aussi si Juan a survécu à cet affreux moment… Ma raison est à peine revenue ; dites-moi comment Juan se porte. »

— « Oh ! parfaitement. Il n’y a pas de prince qui repose sous un dais plus somptueux. Il y a des colonnes de marbre, des bannières flottantes et des plumes d’une grande magnificence. Il y avait aussi de la musique, mais il n’a pas paru y faire attention. Il était couché sur du velours et sur de l’or, et pourtant il restait insensible à toute cette pompe. Sur sa lèvre décolorée se peignait le sourire du dédain pour tout ce qui se passait autour de lui. Il était assez fier même pendant sa vie. »

« Pendant sa vie, » m’écriai-je ; « il est donc vraiment mort ! »

— « En pouvez-vous douter, puisque vous savez par qui le coup a été porté ? Aucune de mes victimes ne m’a jamais donné la peine d’en frapper un second.

— « Vous ! vous ! »

Il me sembla pendant quelques momens que je nageais dans une mer de flammes et de sang. Je retombai dans ma première démence, et je me rappelle seulement d’avoir prononcé sur lui des malédictions qui auraient épuisé la justice divine, si elle avait voulu les écouter. J’aurais continué à extravaguer, s’il ne m’eût fait taire par un grand éclat de rire, qu’il fit partir au milieu de mes malédictions, et dont le bruit les absorba. Je levai les yeux, croyant voir un autre être ; c’était toujours le même.

« Vous vous étiez donc imaginé, » me dit-il, « que par votre témérité vous endormiriez la vigilance d’un couvent ? Deux enfans, l’un craintif et l’autre téméraire, avaient donc pensé qu’ils étaient de dignes adversaires de ce système tout-puissant ? Vous fuir du sein d’un cloître ! »

Il continua pendant fort long-temps à me déduire toutes les raisons qui devaient m’empêcher de réussir dans cette entreprise, avec une énergie et une volubilité inconcevable. Je m’efforçai vainement de le suivre ou de le comprendre. La première idée qui me frappa, fut qu’il n’était peut-être pas ce qu’il paraissait, que ce n’était pas le compagnon de ma fuite qui m’adressait la parole. J’appelai à mon secours tout le reste de ma raison pour m’en assurer. Je savais qu’il suffirait d’un petit nombre de questions, pourvu que j’eusse la force de les prononcer.

« Ne fûtes-vous pas l’agent de ma fuite ? Ne fûtes-vous pas l’homme qui ?… Qu’est-ce qui vous a porté à cette démarche dont le mauvais succès paraît vous réjouir ? »

— « Une promesse d’argent. »

— « Et vous m’avez trahi, dites-vous, et vous vous glorifiez de votre trahison ? Qu’est-ce qui vous y a engagé ? »

— « Une récompense plus forte. Votre frère ne donnait que de l’or. Les religieux me promettaient le salut, et ne sachant comment m’y prendre pour y travailler moi-même, je ne demandai pas mieux que de leur en abandonner le soin. »

— « Le salut, au prix de la trahison et du meurtre ? »

— « La trahison et le meurtre ! ce sont là de grands mots. Parlez plutôt raison. N’est-ce pas votre trahison qui a été la plus vile ? Vous avez voulu rompre des vœux que vous aviez prononcés devant Dieu et les hommes. Vous avez éloigné votre frère de ses devoirs envers ses parens et les vôtres ; vous avez participé aux intrigues qu’il a ourdies contre la sainteté d’une institution monastique, et c’est vous qui osez parler de trahison ! N’avez-vous pas aussi, avec une dureté de conscience sans exemple, dans un être aussi jeune, n’avez-vous pas cherché, pour vous sauver, à séduire un confrère ? N’avez-vous pas fait tout ce qui dépendait de vous pour lui faire rompre ses vœux, sacrés aux yeux des hommes, et inviolables sans doute devant Dieu, s’il y a un Dieu dans le ciel ? et c’est vous qui parlez de trahison ? Il n’y a pas sur la terre de traître plus infâme que vous. Moi, je sais que je suis un parricide. J’ai assassiné mon père, mais il n’a pas senti le coup ; je ne l’ai pas senti non plus, car j’étais enivré de vin, de colère, de sang, n’importe de quoi ; mais vous, vous avez porté froidement des coups prémédités au cœur de votre père et de votre mère. Vous les avez tués de propos délibéré. Qui de nous deux est le meurtrier le plus cruel ? et c’est vous, vous qui venez encore parler de meurtre et de trahison ! Je suis, auprès de vous, aussi innocent que l’enfant qui vient de naître. Vos parens se sont séparés. Votre mère est allée se jeter dans un couvent, pour cacher le désespoir et la honte qu’elle éprouve de votre conduite dénaturée. Votre père se plonge alternativement dans la volupté et dans la pénitence, également malheureux dans l’une et dans l’autre. Votre frère, vous le savez, a péri en cherchant à vous sauver. Vous avez répandu la désolation sur une famille entière. Vous avez porté le coup mortel à la paix et au bonheur de tous ses membres, et vous l’avez porté sans regarder une seule fois en arrière ; et c’est vous qui osez parler de trahison et de meurtre ! »

Il continua encore pendant quelque temps sur le même ton ; mais je n’entendais plus rien. J’étais tellement accablé des nouvelles affreuses qu’il venait de me donner sur ma famille, que je ne savais plus du tout ce qu’il me disait. Enfin je m’écriai :

« Juan est donc vraiment mort ? Et c’est vous qui fûtes son meurtrier ! Vous ! Je crois tout ce que vous venez de me dire : je suis sans doute fort coupable ; mais Juan est-il mort ? »

En disant ces mots, je levai sur lui des yeux qui n’avaient plus la force de le contempler. Mes traits n’exprimaient plus rien que l’étonnement d’une douleur sans pareille ; ma voix ne pouvait plus prononcer de reproches : mes souffrances ne permettaient pas la plainte. J’attendais sa réponse ; il garda le silence ; mais ce silence diabolique en disait assez.

« Et ma mère s’est retirée dans un couvent ? »

Il fit un signe de tête.

« Et mon père… ? »

Il sourit, et je fermai les yeux. Je pouvais tout supporter, excepté de le voir sourire. Je ne dis plus rien. Il n’y a point de reproche plus amer que le silence, car il semble toujours renvoyer les coupables à leur propre cœur, dont l’éloquence ne manque presque jamais de remplir la lacune d’une manière très peu satisfaisante pour l’accusé. Mon regard lui causa donc un courroux que les plus dures invectives n’auraient, j’en suis sûr, pas pu faire naître dans son sein. Je suis même persuadé que des imprécations auraient été pour lui la plus douce musique. Elles auraient été la preuve que sa victime souffrait tous les maux qu’il était en état d’infliger. Il trahit ses sentimens par la violence de ses exclamations ; et, profitant d’un silence que je n’avais ni la force, ni le désir de rompre, il continua pendant plus d’un quart-d’heure à vomir les blasphêmes les plus épouvantables qui jamais eussent frappé mon oreille. Le peu que je compris de ses atroces discours était que, n’ayant aucun espoir d’obtenir directement le pardon de Dieu, n’ayant pas même la volonté de l’implorer, il espérait rendre ses souffrances, dans un autre monde, moins horribles, en entraînant d’autres individus dans des crimes si grands, qu’ils pussent effacer en quelque sorte les siens.

« Ce fut dans cet espoir, » me dit-il à la fin, « que je feignis de concourir au plan que votre frère avait imaginé… » À ces mots, mon attention se réveilla. Je sentis que son discours allait acquérir pour moi un degré d’intérêt qu’il n’avait pas eu jusqu’alors : il continua.

« Mais le supérieur était instruit de tous les détails à mesure que je les apprenais moi-même. Ce fut dans cet espoir que je passai cette fatale journée avec vous dans le souterrain : car si nous avions tenté de nous échapper en plein jour, votre crédulité, toute grande qu’elle était, eût pu en être ébranlée ; mais pendant tout ce temps je ne cessais de mettre la main au poignard que je portais dans mon sein, et qui m’avait été remis dans un but que j’ai bien accompli. Quant à vous, le supérieur a permis votre fuite pour ne plus vous avoir en son pouvoir. Il s’ennuyait de votre présence, ainsi que la communauté ; elle était pour eux un fardeau et un reproche. Votre appel avait été une disgrâce pour le couvent. Ils jugèrent que vous étiez plus fait pour être une victime qu’un prosélyte, et ils jugèrent bien. Vous êtes mieux placé dans votre demeure actuelle, et il n’y a pas de danger que vous en sortiez jamais. »

— « Mais où suis-je donc ? »

— « Vous êtes… dans les prisons de l’Inquisition. »


CHAPITRE XVII.



Ce qu’il m’avait dit n’était que trop vrai : j’étais prisonnier du Saint-Office ! Il n’y a pas de doute que de grandes conjonctures ne nous inspirent les sentimens qu’ils exigent pour les surmonter. Plus d’un homme a bravé les tempêtes sur le sein de l’Océan, qui tremblait quand le tonnerre grondait dans sa cheminée. Je sentis la vérité de cette observation. J’étais prisonnier de l’Inquisition ; mais je savais que mon crime, quelque grand qu’il fût, n’était pas de ceux qui tombent directement sous la compétence de son tribunal. Je n’avais jamais prononcé un mot qui dénotât un manque de respect pour l’Église catholique, ou qui exprimât le plus léger doute sur un article de foi. Les absurdes accusations de sorcellerie et de possession, portées contre moi dans le couvent, avaient été complétement détruites lors de la visite de l’évêque. Ma répugnance pour la vie religieuse était, à la vérité, suffisamment connue, et j’en avais donné des preuves trop funestes ; mais je ne pouvais pas encourir pour cela les peines de l’Inquisition. Je n’avais rien à craindre de l’Inquisition, du moins à ce que je me disais, et j’ajoutais une pleine foi à mes raisonnemens.

Le septième jour après le retour de ma raison était celui que l’on avait fixé pour mon interrogatoire. On m’en avait prévenu, quoique l’Inquisition ne soit pas dans l’usage de donner de pareils avis.

Vous n’ignorez pas, Monsieur, que de tout ce que l’on raconte sur la discipline intérieure de l’Inquisition, il peut à peine y avoir quelque chose de vrai, les prisonniers étant obligés de prêter serment qu’ils ne dévoileront rien de ce qui se passe dans ses murs. Ceux qui ne craignent pas de violer ce serment ne se font sans doute pas non plus un scrupule de trahir la vérité dans les détails qu’ils donnent. Quant à moi je ne ferai ni l’un ni l’autre. Un serment me défend de vous faire part des circonstances de mon emprisonnement ou de mes interrogatoires. Je ne puis vous communiquer que quelques traits généraux, qui peuvent avoir rapport à la narration extraordinaire que j’ai entrepris de vous faire.

Mon premier interrogatoire se termina d’une manière assez favorable. On déplora, on réprouva à la vérité mon aversion pour la vie monastique, mais on ne me dit rien qui pût faire naître en moi des craintes particulières. Je fus donc aussi heureux qu’on peut l’être dans la solitude et dans l’obscurité, couché sur la paille et nourri au pain et à l’eau ! Mais la quatrième nuit après mon premier interrogatoire, je fus réveillé par une vive clarté qui vint frapper mes paupières. Je me levai en sursaut et je vis une personne, tenant une lumière et qui se retira de devant mon lit, pour s’asseoir dans le coin le plus éloigné de ma chambre.

Quoique je fusse enchanté à la vue d’une figure humaine, j’avais déjà acquis assez d’habitude des usages de l’Inquisition pour demander d’un ton péremptoire et froid, quel était celui qui s’était permis d’entrer dans la cellule d’un prisonnier. L’inconnu répondit de la voix la plus douce qui jamais je crois ait retenti dans les murs du Saint-Office, qu’il était prisonnier comme moi, que par une indulgence particulière on lui avait permis de me visiter et qu’il espérait…

Je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Ah ! doit-on nommer l’espérance en ces lieux ? »

Il m’adressa encore avec la même douceur quelques paroles de consolation, et sans parler de ce qui pouvait nous regarder personnellement l’un ou l’autre, il dépeignit l’agrément que nous éprouverions en nous voyant et en causant souvent ensemble.

Cet inconnu me visita pendant plusieurs nuits consécutives, et je ne pus m’empêcher de remarquer trois circonstances fort extraordinaires dans ses visites et dans son apparence. La première était qu’il s’efforçait autant qu’il lui était possible de me cacher ses yeux. Il me tournait le dos ; s’asseyait de côté, changeant souvent de position et mettant la main devant sa figure. Quand parfois il s’oubliait ou qu’il était forcé de me regarder, j’étais frappé de l’éclat extraordinaire dont ses yeux brillaient. Cet éclat n’avait rien d’humain, et dans l’obscurité de ma prison, j’étais obligé de me détourner car je ne pouvais le supporter. La seconde circonstance extraordinaire que m’offraient ses visites était qu’il entrait et sortait de chez moi sans que personne s’y opposât. On eût dit qu’il possédait à toute heure la clef de mon cachot. Enfin, ce qui mettait le comble à mon étonnement c’était non-seulement qu’il parlait d’une voix haute et intelligible, tout-à-fait différente du murmure habituel des conversations inquisitoriales, mais encore qu’il exprimait librement l’horreur que lui inspirait tout le systême de l’Inquisition ; sa haine pour les inquisiteurs et tout ce qui tenait à eux depuis saint Dominique lui-même jusqu’au moindre familier du Saint-Office, s’exhalait en termes si violens que plus d’une fois il me fit trembler.

Vous avez peut-être entendu dire, Monsieur, qu’il existe des personnes employées par l’Inquisition elle-même à consoler les prisonniers dans leur solitude, sous la condition qu’ils obtiendront d’eux dans la conversation familière l’aveu des secrets que la torture n’a pu leur ravir. Je découvris dès le premier moment que mon inconnu n’était pas un de ces gens-là. Il insultait trop grossièrement le systême ; son indignation était trop franche.

J’ai oublié de vous faire part d’une particularité de ses visites qui me frappait d’une terreur plus grande encore que toutes celles que m’inspirait l’Inquisition. Il ne cessait de me parler d’événemens et de personnages dont il était impossible que sa mémoire lui fournît le souvenir. Il s’arrêtait pour lors tout-à-coup : puis il reprenait avec une espèce de raillerie affectée sur la distraction qu’il avait commise. Il m’est impossible de vous exprimer l’impression que faisaient sur moi ces allusions continuelles à des événemens anciens ou à des personnes qui depuis long-temps n’existaient plus. Sa conversation était riche, variée et instructive, mais il parlait si souvent des morts que malgré moi, je me figurais souvent qu’il était du nombre. Il était surtout versé dans l’histoire anecdotique, et moi qui n’en savais presque rien, je l’écoutais avec d’autant plus de ravissement qu’il racontait tout avec la fidélité d’un témoin oculaire. Ce qui me plaisait surtout était la description des fêtes brillantes de la cour de Louis XIV. Il me fit verser des larmes en décrivant la mort funeste de Madame Henriette.

Parmi les traits qu’il citait il y en avait de peu intéressans ; mais c’était toujours une suite de détails minutieux qui portaient à l’esprit l’idée et presque la conviction qu’il avait vu lui-même ce qu’il décrivait, et qu’il avait connu les personnes dont il parlait. Je me rappelle surtout une fois qu’il me racontait l’anecdote connue du cardinal de Richelieu qui, se trouvant avec le roi Louis XIII dans une réunion, passa devant le roi, au moment où l’on annonçait la voiture de Sa Majesté. « Louis, » continua l’inconnu, « dit en souriant : Son éminence veut toujours être la première. – La première à servir Votre Majesté, reprit le cardinal avec une présence d’esprit admirable ; et, prenant vivement un flambeau des mains d’un page qui était à côté de moi, il éclaira le Roi jusqu’à sa voiture. »

Je ne pus m’empêcher de l’arrêter aux paroles extraordinaires qui lui étaient échappées, et je lui dis : « Y étiez-vous ? » Il me fit une réponse ambiguë, et, écartant ce sujet, il continua à m’amuser par plusieurs détails curieux de l’histoire privée du dix-septième siècle, dont il parlait avec une fidélité minutieuse qui ne laissait pas d’être un peu effrayante. Il me quitta, et je le regrettai, quoique je ne pusse expliquer la sensation extraordinaire que me causaient ses visites.

Peu de jours après, je devais être interrogé pour la seconde fois. La veille au soir, je fus visité par un des officiers supérieurs du tribunal. Je fis d’autant plus attention à ce qu’il me dit, que ses discours étaient plus détaillés et plus énergiques que je ne m’y serais attendu de la part d’un habitant de cette silencieuse demeure. Cette circonstance me fit penser qu’il allait peut-être me communiquer quelque chose d’extraordinaire, et je ne me trompai pas. Il me dit en termes précis qu’il régnait depuis quelque temps dans le Saint-Office un trouble et une inquiétude jusqu’alors sans exemple. On répandait qu’un être à figure humaine avait paru dans les cellules de quelques-uns des prisonniers, où il prononçait des discours contraires non-seulement à la foi catholique et à la discipline de la sainte Inquisition, mais encore à la religion en général, et à la croyance en Dieu et dans une vie à venir. Il ajouta que, malgré la vigilance la plus assidue, aucun des employés du tribunal n’avait encore pu réussir à suivre cet individu dans ses visites aux cellules des prisonniers ; que la garde avait été doublée ; que toutes les précautions ordinaires, et de bien plus grandes encore, avaient été prises, mais le tout sans succès. Les seuls avis de l’existence de cet être singulier venaient de quelques prisonniers qu’il avait entretenus, et auxquels il avait parlé un langage qui paraissait lui avoir été dicté par l’ennemi du genre humain, pour accomplir la perdition de ces infortunés. Enfin il m’annonça qu’on ne manquerait pas de m’interroger à ce sujet, et peut-être avec plus d’instance que je ne m’y attendais. Il m’engagea à bien réfléchir à ce que je dirais ; après quoi, me recommandant à la garde de Dieu, il se retira.

Je compris sans peine de quoi il s’agissait ; mais tranquille sur mon innocence, j’attendis mon interrogatoire plutôt avec de l’espérance qu’avec de la crainte. Après les questions ordinaires : pourquoi j’étais en prison ? qui m’avait accusé ? de quel crime je me sentais coupable ? si je me rappelais d’avoir jamais montré du mépris pour les dogmes de l’Église ? etc., etc., on ajouta quelques questions inusitées, qui semblaient se rapporter indirectement à l’individu qui m’avait visité. J’y répondis avec une sincérité qui parut faire une impression terrible sur mes juges. Je leur dis sans détour qu’une personne était entrée dans mon cachot.

« Il faut l’appeler une cellule, » dit le grand inquisiteur.

— « Soit : dans ma cellule. Cette personne parla avec la plus grande sévérité du Saint-Office ; elle prononça des mots que le respect ne me permet pas de répéter. J’eus de la peine à croire qu’une telle personne eût reçu la permission de visiter les cachots, je veux dire les cellules, de la sainte Inquisition. »

Quand j’eus prononcé ces mots, un des juges, tremblant sur sa chaise, essaya de m’adresser la parole. Son ombre agrandie par la faible lumière qui régnait dans la salle, offrait, sur le mur opposé, l’image d’un géant paralytique. Sa voix s’arrêta dans son gosier ; ses yeux se tournaient avec un mouvement convulsif : tout-à-coup il tombe, frappé d’apoplexie, un moment avant qu’on ait pu le transporter dans un appartement voisin. Cet événement interrompit l’interrogatoire ; je fus renvoyé à ma cellule, et je vis à regret que j’avais laissé dans l’esprit de mes juges une impression défavorable. Ils interprétèrent cette circonstance, déjà extraordinaire par elle-même, de la manière la plus extraordinaire et la plus injuste ; et, dans l’interrogatoire suivant, je sentis les effets de leur prévention.

La nuit suivante, je reçus, dans ma cellule, la visite d’un des inquisiteurs qui causa long-temps avec moi du ton le plus sérieux, et sans aucune passion. Il me décrivit l’aspect atroce et révoltant sous lequel j’avais paru, depuis le premier moment, aux yeux du Saint-Office. Moine apostat, j’avais déjà été accusé de sorcellerie dans mon couvent ; dans une tentative pour me sauver, j’avais causé la mort de mon frère, que j’avais porté, par ma séduction, à seconder ma fuite ; enfin j’avais plongé une des premières familles du royaume dans le désespoir et la honte.

J’allais répondre ; mais il m’arrêta, en me disant qu’il était venu pour parler, et non pour écouter. Il m’informa ensuite que, quoique j’eusse été acquitté, lors de la visite de l’évêque, des soupçons de communication avec le malin esprit, ces soupçons venaient néanmoins de se renouveler, avec une force terrible, à l’occasion de cet être extraordinaire, de l’existence duquel je ne pouvais douter, et qui ne s’était jamais présenté dans les prisons de l’Inquisition avant que j’y fusse entré. On ne pouvait en tirer d’autre conclusion, sinon que j’étais réellement la victime de l’ennemi du genre humain. Il me dit de songer sérieusement au danger de la situation dans laquelle j’étais placé, par les soupçons qui s’attachaient généralement, et à ce qu’il craignait, trop justement sur moi. Enfin, il me conjura, au nom de mon salut, de mettre toute ma confiance dans le Saint-Office ; et, si l’être mystérieux venait me visiter de nouveau, de bien écouter ce que ses lèvres impures me suggéreraient, afin de rapporter fidèlement ses discours au tribunal.

Quand l’inquisiteur fut parti, je réfléchis à ce qu’il venait de me dire. Je m’imaginai que ce qui m’arrivait pouvait bien avoir quelque rapport avec la conspiration tramée contre moi dans le couvent. Peut-être voulait-on m’entraîner à m’accuser moi-même. Je sentis donc la nécessité d’une vigilance imperturbable. J’avais le sentiment de mon innocence, et il me mettait en état de braver l’Inquisition elle-même ; mais dans les murs du Saint-Office, ce sentiment et cette témérité sont également inutiles. Menacé à la fois du pouvoir de l’Inquisition et de celui du démon, je résolus d’examiner soigneusement ce qui se passerait dans ma cellule, et je n’attendis pas long-temps. La seconde nuit après mon interrogatoire, je vis le même inconnu rentrer chez moi. Mon premier mouvement fut d’appeler à haute voix les officiers de l’Inquisition. Je sentis néanmoins une espèce d’incertitude impossible à décrire, ne sachant s’il fallait me jeter dans les bras du Saint-Office ou dans ceux de cet être extraordinaire, plus formidable peut-être que tous les inquisiteurs du monde, depuis Madrid jusqu’à Goa. Je craignais de la supercherie des deux côtés. Je ne savais ce qu’il fallait croire ou penser. Entouré d’ennemis de toutes parts, j’aurais volontiers donné mon cœur à celui qui, le premier, aurait jeté le masque, et déclaré franchement et ouvertement son inimitié.

Après un peu de réflexion, je jugeai qu’il fallait me méfier de l’Inquisition, et écouter ce que l’inconnu aurait à me dire. Je ne pouvais me détacher de l’idée qu’il était son agent secret. J’étais fort injuste envers les inquisiteurs. Sa conversation, cette fois, fut plus amusante que jamais ; mais elle fut aussi bien digne d’exciter tous les soupçons du saint tribunal. À chaque phrase qu’il prononçait, je voulais me lever et appeler les officiers ; soudain je me représentais l’étranger devenant mon accusateur, et me désignant pour victime à leur colère. Je tremblais à l’idée qu’un seul mot pouvait me compromettre, et me conduire, par de longs tourmens, à la mort.

Je gardai donc le silence, et je prêtai l’oreille à ce que me disait cet inconnu, à qui les murs de l’Inquisition ne paraissaient être que ceux d’un appartement ordinaire. Il était assis à mes côtés, aussi tranquillement que sur le fauteuil le plus voluptueux. Mes sens, mon esprit étaient si égarés, que j’ai de la peine à me rappeler son discours. En voici un aperçu :

« Vous êtes prisonnier de l’Inquisition. Le Saint-Office est, sans contredit, établi dans des vues fort sages, et que des êtres faibles et pécheurs comme nous ne sommes pas en état de comprendre. Mais, autant que j’en puis juger, ses prisonniers sont non-seulement insensibles aux bienfaits qu’ils peuvent retirer de sa vigilance ; mais ils les reçoivent avec une ingratitude atroce. Vous, par exemple, qui êtes accusé de sorcellerie, de fratricide et de je ne sais combien de crimes encore, votre détention salutaire en ce lieu vous empêche d’outrager encore la nature, la religion, la société. Eh bien ! je gage que vous éprouvez si peu de reconnaissance pour ces bienfaits, que votre plus ardent désir est de vous y dérober le plus promptement possible. En un mot, je suis convaincu que le vœu secret de votre cœur est de ne point augmenter le fardeau des obligations que vous avez au Saint-Office, mais au contraire, de diminuer, autant qu’il dépendra de vous, la douleur que ces saints personnages éprouveront tant que vous souillerez leurs murs de votre présence ; aussi ne demandez-vous pas mieux que d’y mettre un terme, long-temps avant celui qu’ils ont eux-mêmes fixé. Votre désir est de fuir les prisons du Saint-Office, s’il est possible. Vous savez que c’est là votre désir. »

Je ne répondis pas un mot. Cette ironie féroce et sauvage, le seul mot de fuite, m’inspirait une terreur impossible à décrire. L’inconnu continua :

« Quant à votre fuite, je m’y engage, et c’est plus qu’aucun pouvoir humain ne saurait faire ; mais vous ne pouvez ignorer quelle en sera la difficulté : cette difficulté vous effrayera-t-elle ? Hésitez-vous ? »

Je continuais à garder le silence. Il crut que je balançais.

« Vous croyez peut-être qu’en languissant ici dans les cachots de l’Inquisition, vous assurerez infailliblement votre salut. Il n’y a pas d’erreur plus absurde et cependant plus enracinée dans le cœur de l’homme, que la pensée, que ses souffrances dans le monde faciliteront son bonheur éternel. »

À ces mots je me crus en sûreté. Je m’empressai de répondre que je sentais, que j’étais convaincu que mes souffrances ici-bas serviraient, du moins en partie, à mitiger des châtimens que je n’avais que trop mérités dans l’avenir. J’avouai mes erreurs ; je me confessai pénitent de mes malheurs, comme s’ils eussent été des crimes ; et l’énergie de ma douleur, s’unissant à l’innocence de mon cœur, je me recommandai au Tout-Puissant avec une onction bien sincère. J’invoquai les noms de Dieu, du Sauveur et de sa sainte Mère, avec les supplications les plus ardentes et la dévotion la plus vive. Je m’étais agenouillé : quand je me levai, je regardai autour de moi, l’inconnu avait disparu.

Quand je fus de nouveau interrogé, on commença par suivre les formes ordinaires, puis on m’adressa des questions artificieuses, comme s’il avait été nécessaire d’user d’artifice pour me faire parler sur un sujet à l’égard duquel je ne demandais pas mieux que d’épancher mon cœur. Aussitôt que l’on m’eut dit un mot, je commençai ma narration avec une ardeur et une sincérité qui auraient détrompé tout autre que des inquisiteurs. Je déclarai que j’avais été de nouveau visité par cet être mystérieux. Je répétai en tremblant chaque mot de notre dernière conférence. Je ne supprimai pas une syllabe des insultes qu’il avait prodiguées au Saint-Office, de l’acrimonie de ses sarcasmes, de son athéisme avoué, de sa conversation diabolique. Je m’appesantis sur les plus petits détails. J’espérais me faire un mérite auprès de l’Inquisition, en accusant son ennemi et celui du genre humain. Oh ! qu’il est difficile de peindre le zèle avec lequel nous agissons entre deux ennemis mortels, dans l’espoir de nous concilier la faveur de l’un des deux ! L’Inquisition m’avait déjà suffisamment fait souffrir ; mais dans ce moment je me serais abaissé devant elle, j’aurais sollicité la place du dernier de ses familiers, de l’exécuteur de ses sentences, en un mot, j’aurais souffert tous les maux qu’elle était capable d’infliger, pourvu que l’on ne me crût pas l’allié de l’ennemi des âmes. Quelle fut, hélas ! ma douleur, quand je m’aperçus que mes discours prononcés avec la sincérité, avec l’éloquence d’une âme combattant contre les démons qui s’efforcent de l’entraîner loin des routes de la miséricorde, que ces discours, dis-je, ne faisaient aucune impression ! Les juges parurent frappés à la vérité du ton sérieux avec lequel je parlais. Ils ajoutèrent foi malgré eux pour un moment à mes paroles, mais je ne tardai pas à découvrir que j’étais pour eux un objet de terreur. Ils semblaient ne me regarder qu’à travers une atmosphère de mystère et de soupçon. Ils ne cessaient de me demander de nouveaux détails, de nouvelles circonstances, enfin ils voulaient apprendre de moi quelque chose qui était dans leur esprit et pas dans le mien. Plus ils prenaient de peine à arranger artificieusement leurs questions, plus elles me devenaient inintelligibles. J’avais dit tout ce que je savais, j’avais vraiment désiré tout dire ; mais il ne m’était pas possible d’en dire davantage, et je souffris d’autant plus de ne pouvoir remplir le désir de mes juges, que j’ignorais absolument ce qu’ils voulaient de moi. Quand on me renvoya dans ma cellule, on me prévint de la manière la plus solennelle que si je négligeais désormais de me rappeler et de rapporter chaque mot que me dirait l’être extraordinaire dont ils convenaient qu’ils ne pouvaient empêcher les visites, je devais m’attendre à éprouver toute la sévérité du Saint-Office. Je promis tout ce que l’on exigeait de moi, et pour donner une preuve de ma sincérité, je suppliai que l’on voulût bien permettre que quelqu’un passât la nuit dans ma cellule, ou bien, si cela était contraire aux règles de l’Inquisition, qu’une sentinelle fût placée dans le corridor qui y communiquait, afin que je pusse, par un signal convenu, lui donner avis de l’arrivée de cet inconnu mystérieux dont les visites impies seraient à la fois découvertes et punies.

En me laissant parler ainsi, on m’avait accordé un privilége tout-à-fait inusité dans le tribunal de l’Inquisition, où le prisonnier ne peut que répondre à des questions, et ne doit jamais parler, à moins qu’on ne l’interroge. Ma proposition donna lieu cependant à une délibération, et quand elle fut terminée, je découvris avec horreur qu’il n’y avait pas un seul des officiers qui osât prendre sur lui de veiller près de ma cellule.

J’y retournai dans une agonie inexprimable. Plus je m’étais efforcé de me justifier plus je paraissais coupable. Ma seule ressource et ma seule consolation furent d’obéir strictement aux ordres du tribunal. Je veillai soigneusement toute la nuit. L’inconnu ne vint point. Vers le matin je m’endormis ; mais hélas ! de quel sommeil épouvantable ! les génies ou les démons du lieu où j’étais semblèrent avoir arrangé le songe qui occupa ma pensée. Je suis convaincu qu’une victime réelle d’un véritable auto-da-fé ne souffre pas plus pendant l’horrible procession qui le conduit aux flammes, que je ne le fis pendant ce songe. Je crus que ma sentence était prononcée. La cloche avait sonné. Nous quittions la prison de l’Inquisition. Je ne vous peindrai point cette procession dont sans doute vous avez lu ou entendu mainte description effrayante. Il suffit que je vous dise que je voyais tout dans mon songe avec la plus terrible exactitude. Il n’y manquait rien. Toutes les cloches sonnaient dans mes oreilles ; mais le sentiment le plus affreusement inexplicable c’était de me voir passer moi-même. Je me voyais, je me sentais deux fois. Il m’est impossible de vous donner une idée de cette horreur. Je montai sur l’échafaud, on m’enchaîna à ma chaise. Je vis les feux s’allumer ; bientôt les flammes commencèrent à se faire sentir sous la plante de mes pieds, elles montèrent peu à peu ; enfin, dans mon rêve je brûlai à petit feu et j’éprouvai toutes les angoisses inséparables de cet état de douleurs inouïes. Enfin, quand mon corps fut complétement consumé, quand il ne fut plus qu’un monceau de cendres, je jetai un cri épouvantable et je me réveillai. Je me retrouvai dans ma prison ; à mes côtés était assis mon tentateur. Avec une impulsion à laquelle je ne pus résister, une impulsion dictée par l’horreur de mon songe, je m’élançai à ses pieds et je m’écriai : « Sauvez-moi. »

Je ne sais, Monsieur, et je ne crois pas que l’intelligence humaine puisse résoudre ce problême, si cet être indéfinissable avait le pouvoir d’influencer mes songes, et de dicter à un démon les images qui m’avaient poussé à me jeter à ses pieds dans l’espoir d’y trouver ma sûreté. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il profita de ma terreur, moitié imaginaire, moitié réelle, et il commença par vouloir me démontrer qu’il avait en effet le pouvoir de me sauver des mains de l’Inquisition. Il me proposa ensuite une condition épouvantable que je ne communiquerai jamais à personne qu’à mon confesseur.

(Ici Melmoth ne put s’empêcher de se rappeler cette condition incommunicable qui avait été proposée à Stanton dans l’hospice des aliénés. Il frémit et se tut. L’Espagnol continua.)

À l’interrogatoire suivant, les questions furent plus sérieuses et plus pressantes encore ; mais comme je ne demandais pas mieux que de parler, toutes les formes d’un interrogatoire inquisitorial ne nous empêchèrent pas de bientôt nous entendre. Je voulais atteindre mon but, et ils n’avaient rien à perdre en m’y laissant arriver. Je confessai, sans hésiter, que j’avais revu cet être mystérieux qui pouvait pénétrer dans les réduits les plus cachés du Saint-Office, sans permission et sans empêchement. Les juges tremblaient sur leurs siéges pendant que je prononçais ces paroles. Je répétai ensuite tout, absolument tout ce qui s’était passé entre nous, à l’exception de cette seule proposition que j’avais résolu, comme je viens de vous le dire, de ne jamais révéler à qui que ce fût. On voulut exiger de moi que je continuasse ; je m’y refusai. Les juges se parlèrent à l’oreille. Il me semblait qu’ils délibéraient entre eux pour savoir s’ils me feraient donner la question.

Dans cet intervalle, je jetai un regard triste et inquiet autour de la salle où je me trouvais, et sur le fauteuil du grand inquisiteur, au-dessus duquel s’élevait un énorme crucifix de treize pieds de haut. Tout-à-coup j’aperçus un personnage assis devant la table qui était couverte d’un drap noir ; il faisait l’office de greffier, et mettait par écrit les dépositions des accusés. Quand on me conduisit auprès de cette table, ce personnage me regarda d’un air de connaissance : c’était le compagnon de ma fuite. Il était devenu l’un des familiers de l’Inquisition. Je perdis tout espoir quand je vis son œil féroce et perfide, qui ressemblait à celui du tigre ou du loup guettant leur proie. Il me lançait de temps à autre des regards sur lesquels je ne pouvais me méprendre, et que cependant je n’osais interpréter. J’ai lieu de croire que ce fut lui qui dicta la terrible sentence que j’entendis prononcer.

« Vous, Alonzo de Monçada, moine, profès de l’ordre de ***, accusé des crimes d’hérésie, d’apostasie et de fratricide… »

« Oh ! non, non, » m’écriai-je ; mais personne ne fit attention à moi.

… « et de conspiration avec l’ennemi du genre humain contre la paix de la communauté, dans laquelle vous aviez prononcé le vœu de vous consacrer à Dieu, et contre l’autorité du Saint-Office ; accusé en outre d’avoir communiqué dans votre cellule, située dans les prisons du Saint-Office, avec un messager infernal de l’ennemi de Dieu, de l’homme et de votre âme elle-même, convaincu, sur votre propre aveu, d’avoir donné accès dans votre cellule à l’esprit infernal, êtes, par la présente livrée à… »

Je n’en entendis pas davantage. Je jetai un cri ; mais ma voix fut étouffée par les murmures des familiers. Il me semblait que le crucifix se balançait, que la lumière de la lampe était multipliée à l’infini. Je levai les mains en signe de supplication ; des mains plus fortes que les miennes me les firent baisser. Je voulus parler, on me ferma la bouche. Je me mis à genoux ; on allait m’entraîner, quand un vieux inquisiteur ayant fait un signe aux familiers, on me laissa un moment de liberté. Il m’adressa pour lors ces paroles, rendues plus terribles par la sincérité avec laquelle il parlait. Son âge, son action soudaine m’avaient fait espérer de la miséricorde. Il était aveugle depuis plus de vingt ans. Voici ce qu’il me dit :

« Misérable ! apostat ! excommunié ! je rends grâce au ciel de m’avoir privé de la lumière, puisqu’il m’épargne par là l’horreur de te contempler. Le démon t’a poursuivi depuis ta naissance. Tu es l’enfant du péché. Illégitime et maudit, tu fus toujours un fardeau pour l’Église, et maintenant l’esprit infernal vient te réclamer comme sa propriété, et tu le reconnais comme ton seigneur et maître… Va, âme damnée, nous te livrons au bras séculier ; nous espérons qu’il ne te traitera pas avec trop de sévérité. »

À ces mots affreux, dont je ne comprenais que trop bien le sens, je poussai un cri d’horreur : on m’emmena, et ce cri, pour lequel j’avais épuisé toutes les forces de la nature, ne fit pas plus d’impression que ceux des misérables livrés à la torture.

Rentré dans ma cellule, je me sentis convaincu que tout ce qui m’était arrivé n’avait été qu’une ruse inquisitoriale, pour me forcer de m’accuser moi-même et me punir pour un crime, tandis que je n’étais coupable que d’une confession extorquée.

Plus j’y réfléchissais, plus je détestais mon aveugle et sotte crédulité. Comment avais-je pu croire qu’un étranger pût pénétrer dans les prisons de l’Inquisition, et les traverser à son gré sans être découvert ? Qu’il pût s’entretenir avec les prisonniers, paraître et disparaître ; insulter, railler, blasphémer ; proposer les moyens de fuir, les indiquer avec une précision et une facilité qui ne pouvait être que le résultat d’un calme et profond calcul ; et cela dans les murs du Saint-Office, en présence, pour ainsi dire, des juges, à l’oreille du garde qui jour et nuit veillait dans les passages : la chose était ridicule, monstrueuse, impossible. C’était un complot pour me forcer à me condamner moi-même. L’Inconnu n’était qu’un agent de l’Inquisition. J’étais mon propre délateur et mon propre bourreau. Telle fut la conclusion de mon raisonnement, et, quelque triste qu’elle fût, on doit avouer qu’elle n’était que trop probable.

Il ne me restait plus qu’à attendre dans l’obscurité, dans le silence de ma cellule, le terme fatal de ma destinée. L’entière cessation des visites de l’étranger, depuis que ces visites étaient devenues inutiles, me confirmait de plus en plus dans l’idée que je m’en étais formée. Tout-à-coup il arriva un événement dont les suites trompèrent à la fois mes craintes, mes calculs et mes espérances : je veux dire le grand incendie qui se déclara dans les prisons du Saint-Office, vers la fin du dernier siècle.

Ce fut la nuit du 29 novembre 17** qu’arriva cet événement extraordinaire, et qui l’était doublement par les précautions que le Saint-Office prenait contre un pareil accident, et par la petite quantité de combustible qui se consommait dans ses murs. Au premier avis que les flammes gagnaient rapidement et que l’édifice était en danger, on ordonna de transporter les prisonniers de leurs cellules dans une cour pour y être gardés. Je dois avouer que nous fûmes traités avec beaucoup d’humanité et d’égards. On nous fit sortir tranquillement de nos cellules ; chacun de nous fut placé entre deux gardes, qui n’usèrent d’aucune violence, ne nous faisant entendre aucun langage sévère : ils nous assurèrent, au contraire, de temps à autre, que si le danger devenait imminent, on nous permettrait de nous sauver sans chercher à nous retenir. Le tableau que nous formions était digne d’occuper le pinceau d’un artiste. Nos tristes vêtemens et nos pâles regards contrastaient avec les regards des gardes et des familiers, non moins sombres, mais imposans et imprimant le respect. Notre marche était éclairée par la lumière des torches qui s’affaiblissait à mesure que les flammes s’élevaient sur nos têtes, et se déroulaient en tourbillons sur le faîte de l’édifice. Le ciel était en feu. Je crus voir le tableau du dernier jour. Il me semblait que Dieu descendait dans la lumière qui enveloppait les cieux, tandis que nous pâlissions de terreur à la faible lueur qui nous éclairait.

Parmi les prisonniers se trouvaient des pères et des fils, qui peut-être habitaient depuis plusieurs années des cellules voisines sans le savoir, et qui maintenant n’osaient se reconnaître. N’était-ce pas, en effet, là le jour du jugement, quand les plus proches parens se retrouveront les uns parmi les brebis, et les autres parmi les boucs ? Il y avait aussi des parens et des enfans qui ne craignaient point d’étendre leurs bras décharnés les uns vers les autres, quoique convaincus qu’ils ne se réuniraient jamais, les uns étant condamnés aux flammes, les autres à l’emprisonnement, les autres enfin à une peine mitigée qui consistait à remplir les devoirs des familiers de l’Inquisition. C’était encore là le tableau du jugement dernier, quand le père et le fils, destinés à des sorts différens, éprouveront pour la dernière fois un mouvement d’affection mortelle, et se tendront les bras en vain par-dessus le gouffre de l’Éternité ! Derrière et autour de nous se tenaient les familiers et les gardes de l’Inquisition, contemplant attentivement le progrès des flammes, mais sans inquiétude sur l’événement quant à ce qui les regardait eux-mêmes. Tels seront sans doute les sentimens de ces esprits éternels qui écoutent l’arrêt du Tout-Puissant, et qui connaissent déjà la destinée des âmes qu’ils surveillent. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire que je pousse plus loin la comparaison.

Le secours arrivait lentement. Les Espagnols sont naturellement indolens. Les pompes agissaient mal. Le danger augmentait, et les flammes s’élevaient toujours plus haut. Paralysés par la terreur, les pompiers se mirent à genoux, et implorèrent l’assistance de tous les saints du paradis. Toutes les cloches de Madrid sonnaient. Tous les alcades étaient de service. Le roi lui-même arriva au lieu de l’incendie. Les églises étaient pleines de dévots, qui envoyaient au Ciel leurs supplications. Tout cela n’empêchait pas les progrès du feu. Je suis sûr que vingt pompiers habiles se seraient rendus maîtres de l’incendie ; mais les nôtres étaient à genoux quand il aurait fallu travailler.

Cependant les flammes commencèrent à descendre dans la cour, et ce fut alors que s’offrit un tableau d’une horreur impossible à décrire. Les malheureux qui avaient été condamnés s’imaginèrent que leur heure était venue. Devenus imbécilles par la longueur de leur détention, et aussi soumis que le Saint-Office pouvait le désirer, le délire les saisit quand ils virent approcher les flammes. Ils s’écrièrent à haute voix : « Épargnez-moi, épargnez-moi ! Faites-moi souffrir le moins que vous pourrez ! » D’autres, se mettant à genoux devant les flammes, les invoquaient comme des saints. Ils croyaient voir les anges et la sainte Mère de Dieu qui descendaient pour recevoir leurs âmes au sortir du bûcher, et ils chantaient alleluia, moitié par crainte, moitié par espérance. Pendant cette scène de désolation, les inquisiteurs restaient fermes et impassibles : c’était une chose admirable à voir : leurs pieds ne bougeaient pas ; leurs regards ne donnaient aucun signe d’effroi. Ils paraissaient n’avoir d’autre principe ou motif d’existence que leur inflexible devoir.

Ce fut dans ce moment que, debout au milieu du groupe des prisonniers, mes yeux furent frappés d’un spectacle extraordinaire. C’est peut-être dans le moment du désespoir que l’imagination a le plus de pouvoir. Il est certain que l’homme qui a beaucoup souffert peut le mieux sentir et le mieux décrire ses sensations. À la lueur des flammes, le clocher de l’église des Dominicains se voyait aussi distinctement qu’en plein jour. Cette église n’est pas éloignée des bâtimens de l’Inquisition. La nuit était extrêmement obscure, et ce clocher brillait comme un météore dans le ciel. Je distinguai même sans peine l’heure que marquaient les aiguilles ; et le progrès calme et silencieux du temps, au milieu du tumulte et de la confusion qui régnaient dans cette nuit horrible, aurait pu m’offrir matière à de profondes et singulières réflexions, si mon attention n’avait pas été comme enchaînée à la vue d’une figure humaine placée sur le sommet de la flèche du clocher, et qui contemplait cette scène dans une tranquillité parfaite. Il était impossible de se tromper à la vue de cette figure : c’était celle de l’inconnu qui était venu me voir dans les cellules de l’Inquisition. L’espoir de me justifier me fit oublier tout le reste. J’appelai à haute voix les gardes, et, montrant du doigt cette figure, je les priai d’y jeter les yeux ; mais personne n’eut le temps d’y porter les regards. Dans ce moment même, la voûte de la cour vis-à-vis de nous s’écroula à nos pieds, avec un fracas épouvantable, et au milieu d’un océan de flammes : un seul cri sortit de toutes les bouches. Prisonniers, gardes, inquisiteurs, frémirent tous, et ne formèrent plus qu’un groupe réuni par l’effroi.

L’instant d’après, les flammes étant momentanément étouffées par une si vaste masse de pierres, il s’en éleva une épaisse nuée de fumée et de poussière qui permettait à peine de distinguer les traits de la personne placée à vos côtés. La confusion fut augmentée par le contraste de cette obscurité soudaine avec l’éclat de la lumière qui nous avait comme aveuglés pendant près d’une heure, ainsi que par les cris des malheureux blessés ou estropiés par la chute de la voûte. Au milieu de ces cris, de ces ténèbres et de ces flammes, je vis devant moi un espace libre. La pensée et le mouvement furent simultanés. Nul ne me voyait, nul ne songeait à me poursuivre, et long-temps avant que l’on pût remarquer mon absence ou me chercher, j’avais traversé les décombres, et j’errais en secret et en sûreté dans les rues de Madrid.

Tout péril paraît léger à celui qui vient d’échapper à un péril extrême et imminent. Le malheureux qui s’est sauvé d’un naufrage est indifférent à l’égard de la côte où il aborde ; et quoique Madrid ne fût, pour moi, qu’une prison un peu moins étroite que l’Inquisition, l’idée que je n’étais plus entre les mains des familiers m’occasiona un sentiment vague, mais délicieux, de sécurité. Si j’avais réfléchi un moment, j’aurais su que mon costume et mes pieds nus devaient me trahir partout où j’irais. Quoi qu’il en soit, la conjoncture m’était favorable. Les rues étaient désertes : tous les individus qui n’étaient pas dans leurs lits remplissaient les églises, où ils s’efforçaient, par leurs prières, de désarmer la colère du Ciel, et d’obtenir l’extinction des flammes.

Je continuai à courir, sans savoir où j’allais, jusqu’à ce que les forces me manquassent. L’air pur que je n’avais pas respiré depuis long-temps, après m’avoir ranimé dans le premier moment, ne tarda pas à me couper la respiration. Je vis un édifice devant moi : ses larges portes étaient ouvertes. Je m’y élançai : c’était une église. Je tombai haletant sur le pavé. J’étais dans la nef, séparé du chœur par une grille en cuivre doré. Je vis les prêtres à l’autel, et un petit nombre de dévots à genoux dans le chœur. Une faible lumière éclairait l’église, et y répandait une teinte mélancolique et silencieuse, qui contrastait vivement avec la scène que je quittais. Je n’osai entrer dans ce lieu. Aussitôt qu’il me fut possible de faire un mouvement, je me levai et je quittai le monument sépulcral sur lequel je m’étais appuyé. Dans ce moment la lumière parut augmenter malicieusement ; elle me permit de lire l’inscription. Je vis les mots : « Orate pro animâ, etc. » J’arrivai au nom ; c’était : « Juan de Monçada. » Je m’élançai hors de l’église, comme si j’avais été poursuivi par un bataillon de démons. C’était sur le tombeau prématuré de mon frère que je m’étais reposé !


CHAPITRE XVIII.



Je courus jusqu’à ce que j’eusse perdu mon haleine et mes forces, sans remarquer que j’étais dans un passage obscur. Je fus à la fin arrêté par une porte, contre laquelle je tombai. Elle s’ouvrit, et je me trouvai dans une chambre basse et obscure. En me relevant, car j’étais tombé sur mes mains et mes genoux, je regardai autour de moi, et je vis un spectacle si singulier que mon inquiétude et mon effroi furent pour un moment suspendus.

La chambre était fort petite, et je m’aperçus que j’avais non-seulement brisé la porte en tombant, mais encore que j’avais déchiré un ample rideau dont les plis auraient encore pu me cacher si je l’avais cru nécessaire. Il n’y avait personne, et j’eus le temps d’étudier à loisir son singulier ameublement.

Au milieu était une table couverte d’un drap, sur laquelle était placé un vase d’une forme bizarre, et un livre que je feuilletai en vain, mais dont je ne pus lire un mot. Je le pris donc sagement pour un livre de magie, et je le refermai avec un sentiment d’horreur. Ce n’était cependant qu’une bible hébraïque. Je vis aussi sur la table un couteau, et à son pied était attaché un coq, dont le chant aigu annonçait l’impatience que lui causait sa chaîne.

Ces préparatifs me parurent singuliers ; je ne doutais pas qu’ils n’indiquassent un sacrifice prochain ; je frémis, et je m’enveloppai dans le rideau qui cachait la porte que j’avais brisée en entrant. Une lampe, qui jetait une faible clarté, était suspendue au plafond. À l’aide de cette lumière je vis ce que je viens de décrire, et je pus observer ce qui suivit. Un homme entre deux âges, mais dont la physionomie pouvait paraître remarquable, même aux yeux d’un Espagnol, par l’extrême noirceur de ses sourcils, la longueur de son nez et un certain lustre dans ses yeux, entra dans la chambre, se mit à genoux devant la table, baisa le livre qui y était posé, et en lut quelques phrases que je jugeai devoir sans doute précéder un horrible sacrifice. Il examina ensuite le fil du couteau, se remit à genoux, prononça quelques mots que je ne pus comprendre, car ils étaient dans la même langue que le livre, puis il appela à haute voix : Manassé-ben-Salomon !

Personne ne répondit. Il soupira et passa sa main sur ses yeux comme un homme qui se demande pardon à lui-même de s’être un moment oublié. Il prononça ensuite le nom d’Antonio. Un jeune homme entra sur-le-champ, et dit : « Mon père, m’avez-vous appelé ? » En finissant ces mots, il jeta un regard d’étonnement sur les objets singuliers qui remplissaient la chambre.

« Je t’ai appelé, mon fils, » dit le père ; « pourquoi ne m’as-tu pas répondu ? »

— « Mon père, je ne vous avais pas entendu ; c’est-à-dire, je ne croyais pas que ce fût moi que vous appelassiez. Je n’avais entendu qu’un nom dont vous ne vous étiez jamais encore servi, en m’adressant la parole. Aussitôt que vous avez dit Antonio, je vous ai obéi : je suis venu. »

— « Mais l’autre nom est celui sous lequel tu seras désormais connu de moi, à moins cependant que tu n’en préfères un autre. Je t’en laisserai le choix. »

— « Mon père, j’adopterai le nom que vous m’indiquerez. »

— « Non ; le choix de ton nouveau nom doit dépendre de toi. Il faut qu’à l’avenir tu adoptes celui que tu viens d’entendre ou un autre. »

— « Quel autre, mon père ? »

— « Celui de parricide. »

Le jeune homme frémit d’horreur, moins encore à ce discours lui-même qu’à l’accent qui l’accompagnait. Après avoir regardé pendant quelque temps son père d’un air inquiet et suppliant, il fondit en larmes. Le père profita du moment. Il saisit le bras de son fils.

« Mon enfant, » s’écria-t-il, « je t’ai donné la vie ; il dépend de toi de me payer de ce bienfait ; la mienne est en ton pouvoir. Tu me crois catholique. Je t’ai élevé dans cette religion, parce que ta vie et la mienne en dépendaient, dans un pays où en professant la vraie croyance nous périssions tous deux. Je suis de cette race infortunée, partout honnie et décriée, quoique le pays ingrat qui prononce anathême sur nous, doive à notre industrie et à nos talens plus de la moitié des sources de sa prospérité nationale. Je suis un Juif, un Israélite, un de ceux de qui l’apôtre chrétien lui-même a dit : … il suffit… Le Messie viendra souffrant ou triomphant. Je suis Juif. Le jour de ta naissance, je t’ai appelé du nom de Manassé-ben-Salomon. Je ne sais quel vain espoir m’avait fait penser aujourd’hui que tu reconnaîtrais ce nom, parce que je l’aimais. Ô mon cher fils ! ne réaliseras-tu pas ce songe ? dis, ne le feras-tu pas ? Le Dieu de tes ancêtres t’attend pour t’embrasser, et ton père est à tes pieds qui t’implore, afin que tu suives la foi de ton père Abraham, du prophète Moïse et de tous les prophètes qui sont avec Dieu, et qui maintenant te contemplent, balançant entre l’infâme idolâtrie de ceux qui adorent le fils de l’homme, et la pieuse voix de ceux qui te disent de n’adorer que le Dieu de tes pères, le Dieu des siècles, le Dieu éternel du ciel et de la terre. »

À ces mots, le jeune homme, accablé de tout ce qu’il voyait et entendait, et nullement préparé à cette transition soudaine du catholicisme au judaïsme, fondit en larmes.

« Mon enfant, » continua le vieillard, « c’est maintenant que tu vas t’avouer l’esclave de ces idolâtres qui sont maudits dans la loi de Moïse et par le commandement de Dieu, ou t’enrôler au nombre des fidèles qui reposeront dans le sein d’Abraham et qui verront les incrédules, d’après les paroles de leur propre prophète, ramper sur les cendres brûlantes de l’enfer et te supplier en vain de leur donner une goutte d’eau. Un pareil tableau ne t’excite-t-il pas à leur refuser en effet cette goutte d’eau ? »

« Je ne la leur refuserais pas » dit en pleurant le jeune homme, « je leur donnerais mes larmes ».

« Garde-les pour la tombe de ton père, » ajouta le vieux Juif, « pour la tombe à laquelle tu m’as condamné. J’ai vécu, amassant, veillant, temporisant avec ces maudits idolâtres, et le tout à cause de toi ; et maintenant, maintenant tu rejettes un Dieu qui, seul, est capable de te sauver, et un père qui, à genoux, te supplie d’accepter ce salut. »

« Non, je ne les rejette point, » dit le jeune homme égaré.

— « À quoi te décides-tu donc ?… Je suis à tes pieds pour connaître ta résolution. Regarde : les mystérieux instrumens de ton initiation sont prêts. Voici les purs livres de Moïse, le prophète de Dieu, que ces idolâtres eux-mêmes confessent. Voilà tous les préparatifs pour l’année d’expiation. Résous-toi à te laisser par ces rites consacrer au vrai Dieu, ou bien, saisis ton père qui a mis sa vie en tes mains et traîne-le par la gorge dans les prisons de l’Inquisition. Je te le permets ; tu le peux… le voudras-tu ? »

Agenouillé et tremblant, le père levait ses mains jointes vers son fils. Je profitai du moment ; le désespoir m’avait rendu téméraire. Je n’entendis pas un mot de ce qui venait d’être dit, excepté ce qui avait rapport à l’Inquisition ; mais cela seul me suffit. Je m’élançai de derrière le rideau où j’étais caché et je m’écriai : « S’il ne vous dénonce pas à l’Inquisition, ce sera moi. »

Je tombai en même temps à ses pieds. Ce mélange de menace et d’humilité, ma figure pâle, mon habit inquisitorial, la manière dont j’avais interrompu cette entrevue sainte et solennelle, frappèrent le Juif d’une horreur qu’il essaya vainement d’exprimer ; enfin, me relevant de la terre où je n’étais tombé que par faiblesse, j’ajoutai, « Oui je vous dénoncerai à l’Inquisition, si vous ne me promettez à l’instant même de me mettre à l’abri de ses coups. »

Le Juif jeta un regard sur mon costume : il aperçut en même temps son danger et le mien, et avec une présence d’esprit qui ne saurait se trouver que dans un homme fortement ému par l’idée de ce danger, il se hâta d’éloigner à la fois toutes les traces de son sacrifice expiatoire et des vêtemens que je portais. Il appela en même temps Rébecca, pour qu’elle vînt enlever les vases qui étaient sur la table ; il dit à Antonio de sortir de la chambre et s’empressa de me couvrir d’un habit qu’il tira d’une garde-robe où, probablement, il était resté depuis plusieurs siècles. Celui que je portais me fut ôté avec tant de promptitude qu’il en resta à peine des lambeaux.

La scène qui suivit fut moitié effrayante, moitié ridicule. Une vieille Juive nommée Rébecca répondit à ses cris ; mais en voyant un étranger, elle se retirait tremblante, tandis que son maître qui perdait presque la tête, l’appelait en vain par son nom chrétien de Marie. Obligé d’ôter la table lui-même, il la renversa et cassa la pate de l’animal infortuné qui y était attaché et qui, pour prendre part au tumulte général, se mit à pousser les cris les plus aigus et les plus insupportables. Le Juif pour les faire cesser, saisit le couteau, et après avoir prononcé les mots sacramentels, il égorgea le coq. Puis tout-à-coup tremblant à l’idée de cet aveu public de sa croyance, il s’assit et me demanda d’un air égaré, pourquoi nos seigneurs de l’Inquisition avaient daigné honorer d’une visite son humble demeure.

J’étais presque aussi troublé que lui ; et quoique nous parlassions tous deux la même langue, et que les circonstances nous forçassent de mettre l’un dans l’autre une grande confiance, nous aurions eu, pendant assez long-temps, besoin d’un interprète. À la fin, notre terreur mutuelle nous en servit, et le résultat fut qu’au bout d’une heure, je me vis habillé de vêtemens convenables, et assis devant une table bien garnie. Surveillé par mon hôte, je le surveillais à mon tour, mais je ne courais aucun danger. Il me craignait plus que je ne devais le craindre, et pour bien des raisons. Il était Juif, et demeurait en Espagne ; il trahissait l’Église, ayant cherché à faire un prosélyte de son fils. Je n’étais qu’un fugitif échappé des prisons du Saint-Office. Ayant une répugnance assez naturelle pour les flammes du bûcher, je devais préférer, comme de raison, de les voir s’allumer pour un adhérent de la loi de Moïse, que pour moi. En effet, tout bien considéré, ma position était beaucoup plus favorable que la sienne, et le Juif agit en conséquence ; mais je n’attribuai sa conduite qu’à la frayeur qu’il éprouvait de l’Inquisition.

Je dormis cette nuit, mais je ne saurais dire où, ni comment. Mon sommeil fut interrompu par des songes, des visions dont il m’est impossible de rendre aucun compte. J’ai plus d’une fois interrogé ma mémoire sur la première nuit que je passai sous le toit du Juif, mais je n’y ai rien pu trouver, si ce n’est la conviction que ma raison était tout-à-fait égarée. Je me trompe peut-être : je ne puis dire ce qui en est. Je me souviens qu’il me fit monter un escalier étroit. Il m’éclairait, et je lui demandai s’il me faisait descendre les degrés qui conduisaient aux cachots de l’Inquisition. Il ouvrit une porte, et je m’informai si c’était celle de la chambre des tortures. Quand il voulut me déshabiller, je m’écriai : « Ne me liez pas si fort. Je sais que je dois souffrir ; mais ayez de la pitié ! » Il me jeta sur le lit, et je m’écriai : « Me voilà sur la torture. Tirez fort, afin que je perde plus tôt connaissance ; mais que votre chirurgien ne soit pas là pour guetter mon pouls : qu’il cesse de battre, afin que je puisse cesser de souffrir. » Quant aux jours suivans, je n’en ai aucune espèce de souvenir, malgré les efforts que j’ai faits pour me les rappeler.

Au bout de quelques jours cependant le Juif commença à trouver que son repos était un peu chèrement acheté par la charge additionnelle d’un commensal de plus, et surtout d’un commensal dont la raison était dérangée. Il saisit le premier intervalle de lucidité que j’offris pour me le faire entendre, et pour me demander ce que je comptais faire et où je comptais aller. Cette question me donna, pour la première fois, une idée de l’avenir terrible et sans espérance qui se présentait à moi. L’Inquisition avait dévasté tout le sentier de ma vie, comme si elle y eût passé le fer et le feu. Je n’avais, dans tout le royaume des Espagnes, pas un pouce de terre où rester, pas un repas à gagner, pas une main à serrer, pas un être à saluer, pas un toit où reposer.

Vous n’ignorez pas sans doute, Monsieur, que le pouvoir de l’Inquisition, semblable à celui de la mort, vous sépare, par un simple attouchement, de toutes les relations que vous pouviez avoir avec le monde. Du moment où sa main vous a saisi, toutes les mains humaines se détachent de la vôtre. Vous n’avez plus ni père, ni mère, ni sœur, ni enfant. Le plus dévoué de vos parens ou de vos amis est le premier à mettre le feu au bûcher qui doit vous consumer, si l’Inquisition demande ce sacrifice. Je savais tout cela, et je sentais d’ailleurs que, quand même je n’eusse jamais été prisonnier de l’Inquisition, j’étais une créature isolée, repoussée par mon père et ma mère, meurtrier involontaire de mon frère, seul être sur la terre qui m’eût aimé, que je pusse chérir à mon tour, ou qui pût m’être utile. En Espagne, il m’était impossible de vivre caché, à moins de me condamner à un emprisonnement presque aussi triste que celui de l’Inquisition elle-même ; et si, par un miracle, je trouvais le moyen de sortir d’Espagne, je ne pourrais pas subsister un jour dans un pays étranger dont j’ignorais la langue et les usages, privé que j’étais de toute ressource pour gagner ma vie. Je ne voyais donc devant moi qu’une détresse absolue, rendue plus affreuse par le sentiment d’humiliation que me faisait éprouver mon inutilité. En cessant d’être une victime de la persécution, mon importance diminuait à mes propres yeux. Quand les hommes nous jugent dignes d’être tourmentés, nous ne sommes jamais sans quelque considération, quoique pénible et imaginaire. Même dans les prisons de l’Inquisition, j’appartenais à quelqu’un ; j’étais gardé et surveillé ; maintenant j’étais le rebut de la terre, et je versais des larmes de dépit et de douleur, en songeant à l’immensité du désert que j’avais à traverser.

Le Juif, que de pareils sentimens ne troublaient pas, sortait tous les jours pour recueillir des nouvelles ; et il revint un soir dans un ravissement tel que je découvris sans peine qu’il s’était tranquillisé sur lui-même ou sur moi. Il m’annonça que le bruit courait dans tout Madrid que j’avais péri dans l’incendie. Il ajouta que ce bruit avait acquis une nouvelle force par la circonstance que les corps de ceux qui avaient été écrasés par la chute de la voûte, avaient été tellement défigurés par le feu et les meurtrissures, qu’il avait été impossible de distinguer leurs traits. On avait néanmoins rassemblé leurs restes, au nombre desquels on supposait que les miens devaient se trouver. On avait célébré une seule messe pour eux tous, et leurs cendres, renfermées dans une seule bière, avaient été déposées dans l’un des caveaux de l’église des Dominicains. Parmi les personnes qui assistaient au service funèbre, se trouvait ma mère ; mais son visage était couvert d’un voile si épais, que personne n’eût reconnu en elle la duchesse de Monçada, si le bruit n’avait couru dans l’Église que sa présence en ce lieu était une pénitence qui lui avait été imposée. Le Juif termina par une assurance qui me causa une entière satisfaction : c’était que le Saint-Office n’était pas fâché d’accréditer le bruit de ma mort : car ce que l’Inquisition veut que l’on croie n’est presque jamais mis en doute à Madrid. Cette espèce d’extrait mortuaire que l’on me donnait était la meilleure sauvegarde de ma vie.

La joie de mon hôte le rendant communicatif, il m’annonça que le soir même il devait y avoir à Madrid la procession la plus belle et la plus solennelle que l’on n’y eût jamais vue. Le Saint-Office y devait paraître dans toute la pompe et toute la plénitude de sa gloire, accompagné de l’étendard de saint Dominique et de la croix, tandis que tous les ordres ecclésiastiques de Madrid le suivraient avec leurs diverses enseignes. Une garde militaire nombreuse devait protéger le cortége, où se trouverait sans doute toute la population de la capitale. Le but de cette procession était de se rendre dans la principale église pour s’y humilier devant Dieu, et le supplier d’éloigner à l’avenir de pareils malheurs.

La soirée approchait ; le Juif me quitta ; et moi, excité par un sentiment dont je ne saurais rendre compte, je montai à l’appartement le plus élevé de la maison, d’où j’écoutai, d’un cœur palpitant, le son des cloches qui annonçaient que la cérémonie allait commencer. Je n’attendis pas long-temps. J’étais, comme je viens de vous le dire, dans une chambre située à un étage supérieur. Il n’y avait qu’une fenêtre ; et, m’étant placé derrière un rideau que je tirais de temps à autre, je distinguai parfaitement tout le spectacle. La maison du Juif donnait sur une place où la procession devait passer, et qui était déjà si pleine de monde, que je ne pouvais concevoir comment elle trouverait le moyen de percer une masse si serrée, et en apparence si impénétrable. Je m’aperçus à la fin d’un mouvement qui semblait indiquer un pouvoir éloigné, donnant une espèce d’impulsion vague au vaste corps qui se déroulait en noircissant au-dessous de moi, semblable à l’Océan quand la tempête commence.

La foule se balança sans céder d’un pas. La procession commença. Je distinguai son approche au crucifix, à la bannière et aux cierges : car on la faisait de nuit, pour en rendre l’effet plus imposant. Tout-à-coup je vis la multitude s’entr’ouvrir, et j’aperçus la procession qui s’avançait, et ressemblait à un fleuve majestueux, resserré entre deux rives de peuple qui restaient à une distance aussi fixe que si elles avaient été construites en pierres. Les bannières, les croix et les cierges représentaient les flots. À la fin, je vis tout l’ensemble de la procession, et il est impossible de rien imaginer de plus imposant et de plus magnifique. Je considérais avec admiration ce superbe spectacle, quand tout-à-coup un tumulte s’éleva dans la foule. Je ne savais à quoi l’attribuer : tout le monde paraissait enchanté et dans la joie.

Je tirai le rideau, et, à l’éclat de mille cierges, j’aperçus, au milieu d’un groupe de familiers réunis autour de la bannière de saint Dominique, j’aperçus, dis-je, la figure du compagnon de ma fuite. Le bruit de son crime s’était répandu partout, et il était généralement connu. Au premier moment, quelques sifflets se firent entendre, qui furent suivis d’un mouvement étouffé, mais plein d’horreur. Bientôt j’entendis des voix dans la foule qui s’écriaient : « À quoi sert cette procession ? Pourquoi demander la cause de l’incendie, et le motif qui a engagé la sainte Vierge à retirer sa protection au Saint-Office ? Les Saints détournent de nous leur visage… cela est-il étonnant, quand un parricide marche au milieu des familiers de l’Inquisition ? Les mains qui ont égorgé un père sont-elles dignes de porter la bannière de la croix ? »

Ces paroles, d’abord prononcées par un petit nombre de voix, circulèrent peu à peu parmi les spectateurs. Des regards féroces furent lancés ; on menaça du poing, on fit même mine de se baisser pour ramasser des pierres. Cependant la procession avançait et tout le monde s’agenouillait à mesure que les prêtres élevaient les crucifix. Mais les murmures augmentaient, et les mots de parricide, de profanation, de victime, retentissaient de toutes parts et sortaient même de la bouche de ceux qui se mettaient à genoux. Les ecclésiastiques conservèrent pendant quelque temps leur sang-froid ; mais bientôt le bruit prit si fort le dessus que les premiers prêtres s’arrêtèrent, et ce fut là le signal de la scène terrible qui suivit. Un officier qui faisait partie de l’escorte s’approcha dans ce moment du grand inquisiteur, et le prévint du danger dont on était menacé ; il fut renvoyé avec cette courte réponse : « Allez toujours ; les serviteurs du Christ n’ont rien à craindre. »

La procession voulut pour lors continuer sa route ; mais sa marche était obstruée par la multitude qui paraissait décidée à accomplir un acte sanguinaire. On jeta quelques pierres ; et les prêtres levant le crucifix firent mettre le peuple à genoux et arrêtèrent ses coups. Les militaires s’adressèrent de nouveau au grand inquisiteur et le supplièrent de leur accorder la permission de disperser la foule. Ils reçurent toujours la même réponse laconique : « La croix suffit pour protéger ses serviteurs ; quelles que soient vos craintes, je n’en éprouve point. »

Un jeune officier, impatienté à la vue de cette apathie, s’élança sur son cheval qu’il avait quitté par respect, et au même instant une pierre l’atteignit à la tempe. Il tourna ses yeux ensanglantés vers l’inquisiteur, et… mourut. La multitude poussa de grands cris, et approcha plus près ; ses intentions n’étaient que trop manifestes. Elle pressait surtout du côté où était la victime qu’elle s’était désignée. Les militaires renouvelèrent leurs instances, sinon pour disperser la populace, du moins pour protéger la retraite de l’objet qui gênait sa vue, jusque dans une église voisine. Le misérable lui-même, s’apercevant du danger qui le menaçait, joignit ses prières aux leurs. Le grand inquisiteur pâlit mais ne changea point de résolution. « Voici mes armes, » s’écria-t-il en montrant les crucifix. « Je vous défends de tirer une épée ou de lâcher un coup de fusil. Avancez, au nom de Dieu. »

Ils essayèrent en effet d’avancer ; mais la presse devint si grande qu’il ne fut pas possible de faire un pas. La multitude n’ayant rien à craindre des militaires perdit toute espèce de frein ; les croix et les bannières allaient et venaient comme dans une bataille ; les ecclésiastiques pleins de confusion et de terreur se serraient les uns contre les autres. Dans cette vaste masse dont les moindres parties paraissaient être en mouvement, il n’y avait qu’une seule impulsion forte et énergique : celle qui poussait une portion de la foule directement vers l’endroit où la victime, bien qu’enveloppée et défendue par tout ce que la puissance spirituelle et temporelle a de plus respectable, la croix et l’épée, se tenait tremblante jusqu’au fond de l’âme. Le grand inquisiteur vit trop tard la faute qu’il avait faite ; il appela les militaires et leur dit de disperser à tout prix la foule. Ils s’efforcèrent d’obéir : mais déjà ils étaient eux-mêmes mêlés avec le peuple. Il n’y avait plus aucune apparence d’ordre ; et, d’ailleurs, les soldats avaient paru dès le premier moment peu disposés à ce service. Ils essayèrent de charger ; mais au milieu du peuple qui s’attachait à leurs chevaux, ils ne purent pas même se ranger en bataille et la première grêle de pierres les mit dans un désordre complet. Le murmure étouffé d’un petit nombre était devenu le cri général de tous. « Livrez-le-nous, nous voulons l’avoir. » Et en disant cela ils se pressaient comme les flots qui, dans la tempête, attaquent le vaisseau échoué.

Quand les soldats se furent retirés, une centaine de prêtres entourèrent le malheureux, et avec un désespoir généreux, ils s’exposèrent à la fureur de la multitude. Le grand inquisiteur se hâta de courir au point menacé et se plaça à la tête des prêtres tenant la croix élevée. Sur ses traits régnait la pâleur de la mort, mais son œil n’avait rien perdu de sa vivacité, ni sa voix de sa fierté. Ce fut en vain. Le peuple procédait avec calme et même avec respect, quand on ne lui résistait pas, et s’efforçait d’écarter tout ce qui s’opposait à sa marche. Il prenait surtout soin de ne pas faire de mal aux prêtres qu’il était obligé de repousser, et ne cessait de leur demander pardon de la violence dont il se rendait coupable. Cette tranquillité rendait la vengeance d’autant plus terrible qu’elle était la preuve que rien ne la satisferait jusqu’à ce qu’elle fût parvenue à son but. La dernière barrière fut enfin rompue ; personne ne s’y opposait plus. Avec des cris semblables à ceux qu’auraient poussés mille tigres réunis, la victime fut saisie et attirée en avant. Elle tenait dans ses deux mains les lambeaux des robes de ceux auxquels elle s’était vainement attachée ; et dans l’impuissance du désespoir, elle les élevait en l’air pour s’en former un inutile bouclier.

Les cris cessèrent pour un moment, quand on se fut rendu maître de l’objet que l’on poursuivait, et quand on put le considérer avec des yeux avides de vengeance. Ils recommencèrent bientôt et avec eux le sanglant sacrifice. Le malheureux fut précipité contre le pavé ; puis relevé et jeté en l’air. Il fut bientôt lancé de main en main comme le taureau lance avec ses cornes le chien qui hurle et se débat en vain. Couvert de sang, défiguré, noirci par la boue et meurtri de coups de pierres, il luttait et rugissait au milieu de ces bêtes féroces, jusqu’à ce qu’un grand cri s’élevât qui fit espérer qu’une scène, aussi horrible aux yeux de l’humanité que honteuse pour la civilisation, prendrait bientôt fin. Les militaires ayant reçu du renfort, arrivèrent au grand galop, tandis que tous les ecclésiastiques, les habits déchirés et les crucifix brisés, faisaient l’arrière-garde, tout brûlans de défendre la cause de l’humanité et d’empêcher qu’une pareille disgrâce ne souillât le nom du christianisme et la nature humaine.

Hélas ! leur interposition ne fit que hâter la catastrophe. Je vis, je sentis, mais il m’est impossible de décrire les derniers momens de cette scène horrible. Traîné au milieu de la boue et des pierres, ils lancèrent une masse de chair meurtrie contre la porte de la maison où je me trouvais. Sa langue sortait de sa bouche déchirée, comme celle d’un taureau vaincu dans le combat. Un de ses yeux arraché de son orbite, pendait sur sa joue ensanglantée. Il n’avait pas un membre qui ne fût brisé, pas une partie du corps qui ne fût couverte de blessures, et dans cet état pitoyable, il criait encore à haute voix : « La vie ! la vie ! la vie ! miséricorde ! » jusqu’à ce qu’une pierre lancée par une main plus humaine lui ôtâ le sentiment de sa misérable existence. Il tomba foulé sous mille pieds, il ne fut plus, au bout d’un instant, qu’un tas de boue sanglante et décolorée.

Cependant la cavalerie avançait et chargea avec fureur. La multitude rassasiée de cruautés et de sang, céda dans un morne silence. L’officier qui commandait le détachement demanda : « Où est la victime ? » — « Sous les pieds de vos chevaux, » lui répondit-on. Ses yeux se tournèrent vers la terre, et il vit en effet une masse informe et sanglante dans laquelle l’animal venait de marcher.

Témoin de cette horrible exécution, je puis vous assurer, Monsieur, que j’éprouvai tous les effets que l’on attribue d’ordinaire à la fascination. Je frémis dans les commencemens ; mais quand je vis lancer contre la porte le corps de l’infortuné moribond, je répétai les cris de la multitude avec une espèce d’instinct sauvage. Ensuite, je demandai la vie et la miséricorde, avec le malheureux que l’on torturait. Pendant que je criais ainsi, je vis les regards d’une personne de la foule se fixer sur moi et se retirer sur-le-champ. L’éclat de ces yeux que je ne pus méconnaître ne me fit aucun effet, mon existence était devenue si machinale, que sans réfléchir au danger que je pouvais courir, je restai fixé à la fenêtre, ne pouvant faire un pas pour m’en éloigner, ouvrant les yeux malgré moi pour contempler ce qui se passait, comme Régulus qui, privé de paupières, était forcé de soutenir l’éclat du soleil. Pendant quelques instans je m’imaginai moi-même être l’objet de la vengeance de la populace.

Le Juif s’était tenu éloigné pendant le tumulte de la nuit. Quand il revint, il fut frappé d’horreur à la vue de l’état où il me trouva. J’avais le délire, et malgré tout ce qu’il put faire ou dire, rien ne fut capable de me calmer. Mais si mon imagination avait été fortement frappée, la frayeur du Juif ne fut pas moins grande que la mienne, seulement il s’y mêla quelque chose de ridicule. Il oublia tout-à-coup les noms chrétiens dont il avait affublé tout son ménage, du moins depuis qu’il demeurait à Madrid. Il appelait à haute voix son fils Manassé-ben-Salomon et sa servante Rébecca pour qu’ils vinssent l’aider à me tenir et il s’écria : « Ô père Abraham ! ma perte est certaine. Ce fou découvrira tout ; et Manassé-ben-Salomon, mon fils, mourra incirconcis ! »

Ces paroles agirent sur mon délire ; je me levai furieux, et le saisissant à la gorge, je m’écriai qu’il était prisonnier de l’Inquisition. Le malheureux accablé de terreur tomba à genoux et se mit à faire les plaintes les plus étranges. Tout-à-coup un bruit se fit entendre à la porte de la maison. Il dit à Rébecca d’y courir et d’empêcher que l’on n’entrât : car il ne doutait pas que ce ne fussent les familiers qui venaient le chercher. La pauvre fille fit ce qu’elle put pour opposer de la résistance ; mais les coups redoublèrent et bientôt la porte céda. Le Juif tremblant se croyait perdu ; il fut cependant bientôt rassuré en voyant entrer, au lieu des familiers de l’Inquisition qu’il attendait, deux de ses confrères qui, à ce qu’il paraissait, avaient quelque motif extraordinaire pour arriver ainsi chez lui à une heure indue et en forçant la porte.

Quand le Juif les eut apperçus, il me quitta, et après avoir mis le verrou à l’entrée de sa demeure, il entra dans sa chambre avec les étrangers, et resta avec eux en conversation très-sérieuse pendant une grande partie de la nuit. Quel qu’ait été le sujet de leur délibération il laissa, sur le visage de mon hôte, des traces d’une vive inquiétude qui étaient encore visibles le lendemain matin. Il sortit de bonne heure et revint tard. Aussitôt qu’il fut rentré, il s’empressa de se rendre à l’appartement que j’occupais et témoigna la joie la plus vive en me voyant tranquille et raisonnable. Il fit placer des lumières sur la table, renvoya Rébecca et ferma la porte. Il fit ensuite plusieurs tours dans la chambre, toussa et cracha, et ce ne fut qu’après tous ces préparatifs qu’il se décida à la fin à s’asseoir et à me confier la cause de son trouble, auquel je ne sentais que trop que j’avais une part. Il me dit donc que, quoique le bruit de ma mort si généralement répandu dans Madrid, l’eût tranquillisé dans le moment, une nouvelle rumeur s’était élevée depuis la veille, qui, malgré sa fausseté et son impossibilité, pouvait avoir pour nous les suites les plus funestes. Il me demanda si j’avais été assez imprudent pour m’exposer à la vue du public le jour de l’horrible exécution ; et quand j’eus avoué que je m’étais tenu à une fenêtre, et que j’avais involontairement poussé des cris qui pouvaient être parvenus à l’oreille de quelques personnes, il se tordit les mains, et de ses traits pâles découlèrent des gouttes de sueur. Quand il se fut remis, il me dit que tout le monde croyait que mon spectre avait apparu dans cette horrible occasion ; que j’avais été vu planant dans les airs, afin d’être témoin des souffrances du misérable, tandis que ma voix l’appelait au sort qui lui était réservé dans l’éternité. Il ajouta que ce conte, bien fait pour offrir de la pâture à la crédule superstition, était répété par des milliers de bouches, et que, quelle que fût son absurdité, il ne laissait pas d’exciter la vigilance du Saint-Office, et pourrait peut-être conduire à une découverte. En conséquence, il jugeait nécessaire de me faire connaître un secret qui me mettrait à même de rester tranquille au sein même de la capitale, jusqu’à ce qu’on pût imaginer quelque moyen de m’en faire sortir, et de me procurer des ressources pour subsister dans un pays étranger, hors des atteintes de l’Inquisition.

Comme il allait me découvrir ce secret dont dépendait la sûreté de tous deux, et que je m’apprêtais à écouter avec la plus scrupuleuse attention, un coup fut frappé à la porte. Il n’avait aucune ressemblance avec ceux de la nuit précédente ; il était unique, solennel, péremptoire, et fut suivi d’une sommation d’ouvrir la maison au nom de la très-sainte Inquisition. À ces mots terribles, le malheureux Juif se mit à genoux ; il éteignit les chandelles, et, après avoir invoqué tous les Patriarches, il passa son bras dans un rosaire à gros grains. Tous ces mouvemens divers se firent dans un seul instant. Un second coup fut frappé à la porte. Je restai immobile ; mais le Juif, quittant sa place, leva une des planches du plancher, et, me faisant un signe qui tenait le milieu entre l’instinct et la convulsion, il m’indiqua que je devais y descendre. J’obéis, et je ne tardai pas à me trouver dans les ténèbres, mais en sûreté.

J’avais descendu quelques marches, et je me tenais tremblant sur la dernière, quand les officiers de l’Inquisition entrèrent dans la chambre, et passèrent sur la planche même qui me cachait. Je pus entendre chaque mot qui se disait. Un des officiers, s’adressant au Juif qui rentra avec eux, en les saluant respectueusement, lui dit :

« Don Fernand, pourquoi ne nous avez-vous pas introduits plus tôt ? »

« Révérend père, » répondit le Juif en frémissant, « je n’ai qu’une domestique, la vieille Marie ; elle est âgée et sourde ; mon jeune fils est au lit, et j’étais moi-même occupé à remplir mes devoirs religieux. »

« Il paraît que vous les remplissez dans l’obscurité, » dit un autre officier en montrant du doigt les chandelles que le Juif s’empressait de rallumer.

— « Quand l’œil de Dieu est sur moi, très-révérend père, je ne suis jamais dans les ténèbres. »

« L’œil de Dieu est en effet sur vous, » reprit l’officier d’un ton grave et en s’asseyant, « et l’œil du Saint-Office l’est aussi, cet œil auquel Dieu a daigné communiquer la vigilance et l’irrésistible pénétration du sien. Don Fernand Nunez (c’était le nom que portait le Juif parmi les Chrétiens), vous n’ignorez pas l’indulgence que l’Église montre à ceux qui ont renoncé aux erreurs de cette race incrédule et maudite de laquelle vous descendez ; mais vous ne pouvez pas ignorer non plus que ces individus sont les objets de sa plus active surveillance, par le soupçon qui s’attache nécessairement à l’incertitude de leur conversion, et à la possibilité de leur rechute. Vous êtes ancien d’âge, don Fernand ; mais vous n’êtes pas ancien chrétien ; aussi le Saint-Office est-il obligé d’avoir toujours les yeux ouverts sur votre conduite. »

L’infortuné Juif, invoquant tous les saints, protesta que les recherches les plus scrupuleuses sur sa conduite seraient regardées, par lui, comme un honneur et une obligation. Il abjura en même temps l’ancienne croyance de sa race en des termes si véhémens et si exagérés, que je ne pus m’empêcher de soupçonner sa sincérité, même dans celle qu’il avouait au fond de son cœur, et je tremblais aussi qu’il ne fût prêt à me trahir. Les officiers de l’Inquisition, sans s’embarrasser de ses protestations, lui firent part du motif de leur visite. Le spectre d’un prisonnier de l’Inquisition avait été vu, disait-on, errant dans les environs de sa maison, et le Saint-Office, dans sa sagesse, jugeait qu’il était bien plus probable que le prisonnier lui-même fût caché dans ses murs.

Je ne pouvais voir la frayeur du Juif, mais j’entendis que, d’une voix étouffée et tremblante, il suppliait les officiers de faire des recherches dans tous les appartemens de la maison, et de la raser ensuite au niveau du terrain, s’ils y trouvaient la moindre chose qui pût compromettre un enfant fidèle et orthodoxe de l’Église.

« C’est bien notre intention, » dit l’officier en le prenant au mot avec le plus grand sang-froid ; « mais en attendant, don Fernand, permettez-moi de vous prévenir du danger que vous courrez s’il vous arrivait jamais, à quelque époque que ce fût, de donner asile à un prisonnier de l’Inquisition, à un ennemi de la sainte Église. Votre maison sera rasée, à la vérité, et ce sera la moindre des peines que vous encourrez. » L’inquisiteur prononça ce qui suit en élevant la voix, et en mettant une pause après chaque clause de la sentence, sans doute dans l’intention d’augmenter l’effroi du Juif, et d’en calculer l’étendue. « Vous serez conduit en prison, comme soupçonné d’être un Juif relaps ; votre fils sera renfermé dans un couvent, afin de l’éloigner de l’influence pestilentielle de votre présence, et tout ce qui vous appartient sera confisqué jusqu’à la dernière pierre de vos murs, le dernier vêtement qui vous couvre, le dernier denier de votre bourse. »

Le pauvre Juif, qui avait marqué les gradations de sa frayeur par des gémissemens de plus en plus sensibles, ne put tenir à la clause de la confiscation, et, se laissant tomber par terre, du moins à ce que j’en jugeai par le bruit, il s’écria : « Ô père Abraham, et tous les saints prophètes ! »

À ces paroles, je me regardai comme perdu : elles suffisaient pour le trahir ; et moi, sans hésiter, je résolus de braver l’obscurité, plutôt que de tomber de nouveau dans les mains de l’Inquisition. Je descendis, comme je pus, les degrés qui restaient, et puis je m’efforçai de trouver, en tâtonnant, mon chemin dans les passages où ils aboutissaient.


CHAPITRE XIX.



Je suis convaincu que quand ce passage eût été aussi long que ceux des Pyramides ou des Catacombes, j’aurais toujours poursuivi ma route jusqu’à ce que la faim ou la fatigue m’eussent forcé de m’arrêter. Heureusement je n’avais aucun danger de ce genre à craindre. Le pavé était uni, et les murs recouverts de nattes. J’étais dans les ténèbres, mais ma vie était en sûreté ; d’ailleurs je ne demandais qu’une chose : c’était de pouvoir me mettre à l’abri des atteintes de l’Inquisition ; tout le reste m’était indifférent.

J’étais dans cette position d’esprit qui réunit les extrêmes du courage et de la pusillanimité. Tout-à-coup j’aperçus une faible lumière. Juste Ciel ! quelle fut ma joie en la voyant ! Comme je pressai le pas pour m’en approcher ! Je ne tardai pas à découvrir qu’elle brillait à travers les fentes d’une porte que l’humidité du souterrain avait rendues assez larges pour que je pusse voir sans peine tout l’intérieur de l’appartement. Je me mis à genoux devant une de ces fentes, et je contentai la curiosité que j’éprouvais de connaître le lieu où je me trouvais.

Je vis une grande pièce tapissée en serge d’une couleur foncée, depuis le plafond jusque environ quatre pieds du plancher. Le reste était couvert d’une natte épaisse, sans doute dans le but de prévenir les effets de l’humidité souterraine. Au milieu de la chambre était placée une table couverte d’un drap noir, et sur laquelle se trouvait une lampe en fer d’une forme antique et singulière. C’était la lumière de cette lampe qui avait dirigé ma marche, et elle m’aida aussi à distinguer un ameublement qui ne laissait pas d’être fort singulier. Il y avait des cartes géographiques, des globes, et plusieurs instrumens dont l’usage m’était inconnu, mais qui, selon ce que j’appris plus tard, étaient des instrumens d’anatomie. Il s’y trouvait aussi une machine électrique, un modèle curieux en ivoire d’un instrument pour donner la question, quelques livres, plusieurs rouleaux de parchemin sur lesquels étaient tracés des caractères à encre rouge et jaune ; enfin quatre squelettes étaient rangés autour des murs, et placés dans des espèces de bières perpendiculaires qui donnaient à ces ossemens décharnés des positions animées, et les faisaient paraître les vrais habitans de ce singulier appartement. Dans les intervalles, il y avait des animaux empaillés, entre autres un crocodile et des ossemens gigantesques que je crus d’abord avoir appartenus à Sampson, mais que je découvris plus tard être ceux d’un mammouth. J’y vis aussi des cornes d’élan que je pris pour celles du diable, et des fétus monstrueux de toute espèce. Je ne doutai pas que ceux-ci ne fussent les restes de quelques nains, esclaves du grand enchanteur, qui lui-même frappa le dernier ma vue.

À l’un des bouts de la table était assis un vieillard enveloppé dans une longue robe. Sa tête était couverte d’un bonnet de velours noir, avec une large bordure de fourrure, et ses lunettes étaient si grandes, qu’elles cachaient presque son visage. Il était occupé à déployer des rouleaux de parchemin d’une main tremblante et inquiète. Tout-à-coup, saisissant un crâne humain qui était sur la table à côté de lui, et le tenant dans des doigts aussi décolorés et presque aussi décharnés que lui-même, il l’apostropha du ton le plus sérieux. Toutes mes craintes pour ma sûreté personnelle s’évanouirent devant celle que j’éprouvais de me voir le témoin involontaire d’une orgie infernale. Je restais agenouillé devant la porte, lorsqu’enfin ma respiration, long-temps retenue, se fit jour par un long gémissement qui attira l’attention du personnage assis devant la table. Une vigilance habituelle suppléait en lui aux défauts que l’âge avait occasionés dans ses sens. Il ne lui fallut qu’un instant pour courir à la porte, l’ouvrir, et me saisir d’un bras encore vigoureux, quoique ridé par la vieillesse. Je me crus entre les griffes du démon.

Il ferma la porte et y mit le verrou. J’étais tombé, et je vis une figure effrayante placée au-dessus de moi, et qui me dit d’une voix de tonnerre : « Qui es-tu ? que viens-tu faire ici ? »

Je ne savais comment répondre. Je jetai un regard fixe et muet sur les squelettes et sur le reste des meubles de ce terrible caveau.

« Arrête, » dit l’inconnu, « si tu es réellement épuisé, et si tu as besoin de te rafraîchir, bois de cette coupe : la liqueur qu’elle contient te fera autant de bien que si c’était du vin. Elle sera de l’eau pour tes entrailles, et de l’huile pour tes os. »

En disant ces mots, il m’offrit à boire ; mais je repoussai son verre avec une horreur inexprimable, ne doutant pas qu’il ne contînt quelque composition magique. Dans la frayeur dont j’étais accablé, j’invoquai le Sauveur et tous ses saints, et, faisant le signe de la croix à chaque phrase que je prononçais, je lui dis :

« Non, tentateur, garde tes infernales potions pour la bouche de tes lutins ou pour toi-même. Il n’y a qu’un instant que je me suis échappé des mains de l’Inquisition, et j’aimerais dix mille fois mieux y retourner, et devenir sa victime volontaire, que de jamais consentir à être la tienne. Ta tendresse est la seule cruauté que je craigne. Dans les prisons mêmes du Saint-Office, où je voyais le bûcher qui s’allumait pour moi, et la chaîne qui devait m’attacher au poteau, j’étais soutenu par un pouvoir qui me donnait la force de contempler presque de sang-froid ces objets si terribles pour la nature, plutôt que de m’y dérober au prix de mon salut. Le choix me fut offert ; je me suis décidé, et dussé-je me trouver mille fois encore dans le cas de choisir, dussé-je voir les flammes s’élever déjà autour de moi, mon choix serait toujours le même. »

Pendant que je parlais, le vieillard me contemplait avec un regard calme, mais surpris, qui me fit rougir de ma frayeur avant que j’eusse fini de l’exprimer.

« Quoi ! » me dit-il à la fin, en répondant seulement à quelques expressions de mon discours qui paraissaient l’avoir plus frappé que le reste, « es-tu échappé à ce bras qui porte ses coups dans l’ombre ? Es-tu ce jeune Nazaréen qui a cherché un asile dans la maison de notre frère Salomon, le fils d’Hilkiah, qui porte le nom de Fernand Nunez parmi les idolâtres de cette terre de captivité ? Je m’attendais à te voir ce soir ; je savais que tu viendrais manger de mon pain et boire dans ma coupe, et me servir de secrétaire ; car notre frère Salomon m’a fait un grand éloge de tes talens d’écrivain. »

Je le regardais saisi d’étonnement. Je me rappelai alors pour la première fois, que Salomon avait été sur le point de me faire connaître une retraite sûre et secrète, et quoique je ne pusse m’empêcher de trembler encore en regardant autour du singulier appartement où nous étions, je sentis néanmoins renaître une espérance que justifiait la connaissance que mon hôte paraissait avoir de ma personne.

« Assieds-toi, » me dit-il, en voyant que j’étais près de succomber à la fois à la fatigue et à l’effroi. « Assieds-toi, mange une bouchée de pain et bois un peu de vin. Réconforte ton corps, car on dirait que tu viens d’échapper aux lacs de l’oiseleur ou aux flèches du chasseur. »

J’obéis sans savoir ce que je faisais. J’avais véritablement besoin de ce qu’il m’offrait, et j’allais le prendre : mais un sentiment irrésistible de répugnance et d’horreur surmonta le besoin. Je rejetai les alimens qu’il me présentait, en montrant du doigt les objets dont j’étais entouré, et auxquels j’attribuais le dégoût que j’éprouvais. Il regarda pendant un moment autour de lui, comme étonné que des objets qui lui étaient si familiers, pussent être repoussans pour un étranger ; puis, secouant la tête, il me dit :

« Tu es un sot ; mais tu es un Nazaréen, et je te plains. En vérité, ceux qui ont instruit ta jeunesse ne se sont pas contentés de fermer le livre de la sagesse pour toi, ils ont encore oublié de l’ouvrir pour eux-mêmes. Les Jésuites, tes maîtres, n’étaient-ils pas aussi maîtres dans l’art de guérir, et es-tu étranger à la vue de ses instrumens les plus simples ? Mange, je t’en prie, et sois sûr que ces figures ne te feront point de mal. Ces ossemens privés de vie ne peuvent ni mesurer tes alimens ni t’en priver ; ils ne peuvent serrer tes jointures ni les déchirer avec le fer, ainsi que l’auraient fait les êtres vivants qui allaient s’emparer de toi comme de leur proie, et j’en atteste le dieu des armées, tu l’aurais été, si le toit hospitalier d’Adonias ne t’eût offert cette nuit un asile. »

Je pris donc le pain qu’il ne cessait de m’offrir, et je bus à longs traits de son vin, que la soif causée par l’effroi et l’anxiété, me faisait avaler comme de l’eau. Je ne laissais pourtant pas de faire de fréquens signes de croix et de prier Dieu, pour que cette boisson ne se convertît pas en un poison funeste et diabolique. Le Juif Adonias me contemplait avec une compassion et un mépris toujours croissant.

« Qu’est-ce qui t’effraie ? » me dit-il. « Si je possédais le pouvoir que la superstition de ta secte m’attribue, au lieu de te fournir des alimens, ne pourrais-je pas t’offrir toi-même en holocauste aux démons ? Tu es en mon pouvoir, et cependant je n’ai ni la puissance, ni la volonté de te faire du mal. Est-ce à toi, qui viens d’échapper aux cachots de l’Inquisition, à trembler en considérant les meubles qui garnissent la cellule d’un docteur solitaire ? Dans cet appartement j’ai passé soixante années de ma vie, et tu frémis de le visiter pour un moment ! Mange, Nazaréen, les alimens ne sont point empoisonnés ; bois, il n’y a point de filtre dans cette coupe. Pouvais-tu en dire autant dans les prisons de l’Inquisition, ou même dans les cellules des Jésuites ? Mange et bois sans crainte dans le caveau d’Adonias, le Juif. Si tu avais osé te fier aux Nazaréens, je ne t’aurais jamais vu chez moi. As-tu fini ? » ajouta-t-il, et je répondis par un salut. « As-tu bu dans la coupe que je t’ai offerte ? » Ma soif répondit pour moi, et je lui tendis le vase. Il sourit ; mais le sourire de la décrépitude, le sourire d’une bouche sur laquelle plus d’un siècle a passé, a une expression repoussante et hideuse à décrire. Ce n’est point le sourire du plaisir. Je frémis involontairement quand le Juif Adonias ajouta : « Puisque tu as mangé et bu, il est bien juste que tu te reposes. Viens te coucher. Ton lit sera peut-être plus dur que celui que tu avais dans ta prison ; mais il sera plus sûr. Tes adversaires et tes ennemis ne t’y trouveront pas. »

Quand il eut fini de parler, il me conduisit par des passages si longs et si entortillés, qu’ils confirmèrent à mon esprit le bruit que j’avais entendu répéter au sujet des routes souterraines, au moyen desquelles les demeures respectives des Juifs de Madrid communiquent ensemble, et qui ont jusqu’ici fait échouer tous les efforts et toute l’adresse de l’Inquisition. Je dormis cette nuit, ou plutôt ce jour, car le soleil était déjà levé ; je dormis, dis-je, sur un lit de sangle, dans une chambre petite, mais élevée, et dont les murs, comme ceux de toutes les pièces de cette singulière habitation, étaient garnis de nattes jusqu’à la moitié de leur hauteur. Une seule fenêtre, étroite et grillée, admettait la lumière du soleil, et au doux bruit des cloches, ainsi qu’au bruit plus doux encore de la nature humaine, réveillée et en mouvement autour de moi, je m’assoupis, et je continuai à dormir du sommeil le plus profond, et qu’aucun rêve n’agita, jusque vers la fin du jour, ou, pour me servir du langage d’Adonias, « Jusqu’à ce que les ombres du soir eussent recouvert la face de la terre. »

Quand je me réveillai, je le vis à côté de mon lit. « Lève-toi, » me dit-il, « mange et bois, afin que tes forces reviennent. »

En disant ces mots il me montrait du doigt une petite table garnie de mets légers et accommodés avec la plus grande simplicité. Il crut néanmoins devoir s’excuser du luxe qu’il déployait.

« Quant à moi, » observa-t-il, « je ne mange la chair d’aucun animal, si ce n’est aux fêtes et aux néoménies, et cependant les années de ma vie se montent déjà à cent sept, dont j’en ai passé soixante dans la chambre où tu m’as vu. Il est rare que je monte aux étages supérieurs de cette maison, excepté dans des occasions comme celle-ci, ou quand je veux ouvrir ma fenêtre du côté de l’orient, pour prier Dieu et lui demander de retirer sa main de dessus Jacob, et de faire cesser la captivité de Sion. Oui, telle a été ma vie. La lumière des cieux a été cachée à mes yeux, et la voix de l’homme est une voix étrangère à mes oreilles. Parfois seulement j’écoute les lamentations de mes frères, qui pleurent sur l’affliction d’Israël. Cependant la corde argentine n’est pas déliée ; la coupe d’or n’est pas brisée, et quoique mon œil devienne moins perçant, mes forces ne sont point abattues. »

Je le regardais en effet pendant qu’il me parlait, et j’admirais sa figure majestueuse, qui m’offrait un véritable modèle des anciens patriarches. Il représentait le vieux Testament dans toute sa sévère grandeur et dans son antiquité contemporaine du monde. Après une pause, il ajouta :

« As-tu mangé ? T’es-tu rassasié ? Lève-toi donc, et suis-moi. »

Nous descendîmes dans le caveau, et je découvris que la lampe ne s’y éteignait jamais. Adonias me montrant du doigt les parchemins épars sur la table, me dit :

« C’est en ceci que j’ai besoin de ton secours. Plus de la moitié d’une vie prolongée au-delà des bornes accordées aux mortels, a été consacrée à recueillir et à transcrire ces manuscrits ; mais mes yeux commencent à s’obscurcir, et je sens que j’ai besoin d’être aidé par l’œil plus clair et la main plus prompte de la jeunesse : c’est pourquoi notre frère m’ayant certifié que tu étais un jeune homme qui maniait la plume comme un scribe, et qui en outre avait besoin d’un lieu de refuge pour te mettre à l’abri des embûches de tes frères, j’ai bien voulu que tu vinsses sous mon toit, et que tu mangeasses des choses que tu viens de voir, ou de celles que tu pourrais désirer, excepté les mets abominables défendus par la loi et les prophètes, et qu’en outre tu reçusses de moi des gages, comme mon serviteur. »

Vous l’avouerai-je, Monsieur ? quelque triste que fût ma position, je ne pus m’empêcher de rougir à l’idée de voir un chrétien, un pair du royaume d’Espagne, secrétaire aux gages d’un Juif. Adonias continua :

« Et quand ma tâche sera remplie, alors je serai recueilli avec mes pères, dans la ferme espérance que mes yeux verront le roi dans sa splendeur et la terre lointaine ; et peut-être, » ajouta-t-il d’une voix que la douleur rendait douce, solennelle et tremblante, « peut-être rencontrerai-je, au sein du bonheur, ceux que j’ai quittés dans la peine : toi, Zacharie, le fils de mes reins, et toi, Lia, l’épouse de mon cœur. (Ces dernières paroles s’adressaient à deux des squelettes placés dans la chambre.) Oui, dans la présence du Dieu de nos pères, les rachetés de Sion se rejoindront ; ils se rejoindront comme ceux qui ne doivent plus se séparer au siècle des siècles. »

À ces mots, il ferma les yeux, leva les mains, et parut absorbé dans une prière mentale. Sa douleur avait peut-être diminué mes préjugés ; il est certain qu’elle avait adouci mon cœur. Dans ce moment, je commençai à croire qu’il était possible, à la rigueur, qu’un Juif entrât dans le bercail des bienheureux. Ce sentiment opéra vivement sur moi, et je demandai, avec un intérêt véritable, des nouvelles de Salomon, qui s’était vu exposé, à cause de moi, aux poursuites des inquisiteurs.

« Sois tranquille, » me dit Adonias, en secouant sa main osseuse et ridée, comme pour éloigner un sujet qui, pour le moment du moins, était au-dessous de lui. « Notre frère Salomon ne court aucun risque de la vie, et l’on ne s’emparera pas même de ses dépouilles. Si nos adversaires sont puissans par la force, nous le sommes par nos richesses et par notre prudence. Jamais ils ne découvriront la trace de tes pas, et, si tu veux m’écouter et suivre mes conseils, ton existence même sur la face de la terre leur restera toujours inconnue. »

Je ne pouvais parler ; mais l’expression d’une muette inquiétude, qui se peignait sur ma physionomie, parlait suffisamment pour moi.

« Hier au soir, » me dit Adonias, « tu as fait usage de certaines paroles qui ne me sont pas absolument présentes, mais dont le son a néanmoins causé à mon oreille une sensation extraordinaire. Tu m’as dit, ce me semble, que tu avais été tenté par un être qui aurait voulu te faire renoncer au Tout-Puissant, qui est également l’objet de l’adoration du Juif et du chrétien, et que tu avais déclaré que, quand même le bûcher serait allumé pour toi, tu cracherais sur le tentateur, et tu foulerais aux pieds son offre… »

« Oui, » m’écriai-je, « je l’ai dit et je l’aurais fait ; j’en prends Dieu à témoin. »

Adonias s’arrêta un moment comme pour réfléchir si ce que j’avais dit n’était qu’un élan de passion, ou bien la preuve d’une grande énergie de l’âme. Il parut enfin porter de mes sentimens un jugement favorable, quoique les homme âgés soient d’ordinaire enclins à regarder des marques d’émotion comme une démonstration de faiblesse plutôt que de sincérité.

« Puisqu’il en est ainsi, » me dit-il après une longue et solennelle pause, « tu connaîtras le secret qui depuis tant d’années a été un fardeau insupportable à l’esprit d’Adonias. J’ai travaillé depuis ma jeunesse ; mais le moment de ma délivrance approche et elle ne tardera pas à s’accomplir. Dans les jours de mon enfance, un bruit étrange frappa mon oreille : on me dit qu’un être avait été envoyé sur la terre pour tenter les Juifs et les Nazaréens, et jusqu’aux disciples de Mahomet, dont le nom est maudit dans la bouche de nos frères ; qu’il devait leur porter des offres de délivrance dans les momens d’un malheur en apparence sans remède, à condition qu’ils feraient ce que je n’ose répéter, même dans cette solitude, où il n’y a que toi seul pour m’entendre. Tu frémis… tans mieux : c’est que tu es du moins sincère dans ta croyance erronée. J’écoutais ces bruits avec avidité ; et telle était la perversité de mon esprit, que je désirais de rencontrer, que dis-je ? de combattre le malin esprit dans toute sa puissance. Ainsi que nos pères dans le désert, je rejetais le pain des anges, et je n’aspirais qu’après les mets défendus, les mets des sorciers de l’Égypte. Ma présomption fut, hélas ! cruellement punie ; je reste privé de femme, d’enfans, d’amis ; avec une existence, prolongée au-delà du terme de la nature, et n’ayant que toi seul au monde pour en mettre les événemens par écrit. Je ne t’en ferai pas présentement le récit ; je me bornerai à te dire que les deux squelettes que tu vois de ce côté furent jadis couverts d’une chair bien plus fraîche que la tienne : ce sont ceux de ma femme et de mon enfant, dont tu ne dois pas connaître à présent l’histoire. Tu dois au contraire lire et raconter celle de ces deux autres squelettes. De retour dans mon pays, si un Juif peut dire qu’il a un pays, je m’assis sur ce siége, j’allumai cette lampe, je pris en main ma plume, et je fis le vœu de ne pas souffrir que cette lampe s’éteignît, de ne pas quitter ce siége ou délaisser ce caveau avant que cette histoire ne fût mise par écrit dans un livre. Je ne te dirai point comment je fus poursuivi par les fils de Dominique, et comment j’échappai à leurs serres. Qu’il te suffise de savoir qu’ils virent mes manuscrits, et qu’ils ne purent les déchiffrer. Je jurai pour lors de ne jamais en donner la clef qu’à un Nazaréen qu’ils auraient poursuivi, comme moi, et je suppliai le Dieu d’Israël de m’en faire rencontrer un : ma prière a été exaucée, car je te vois ! »

En écoutant ce discours, une terreur inexplicable remplissait mon âme. Je regardais tantôt l’orateur flétri par l’âge, et tantôt la douloureuse tâche qu’il m’imposait. Ne suffisait-il donc pas de porter dans mon cœur cet horrible secret ? Fallait-il encore remuer les cendres d’autres infortunés pour les répandre au loin ? Je finis cependant par jeter les yeux sur les manuscrits. Adonias me les présenta, et me fit remarquer qu’ils étaient en langue espagnole, mais écrits avec des caractères grecs. Il me pressa de me mettre à l’ouvrage. Ma répugnance pour cette tâche était invincible ; il me semblait que j’ajoutais un nouvel anneau à la chaîne par laquelle une invincible main m’entraînait à ma perte, et que j’allais devenir l’historien de ma propre condamnation.

Comme je feuilletais les manuscrits d’une main tremblante, Adonias, rempli d’une émotion surnaturelle, s’écria : « Qu’est-ce qui te fait trembler, enfant de la poussière ? Si tu as été tenté, ils l’ont été aussi ; si tu as résisté, ils ont résisté comme toi ; s’ils goûtent le repos, tu le goûteras un jour. Tu n’as pas souffert une seule douleur spirituelle ou temporelle qu’ils n’aient aussi soufferte long-temps avant qu’il fût question de ta naissance. Jeune homme, ta main tremble en touchant ces feuillets qu’elle n’est pas digne de toucher, et cependant il faut que je t’emploie, car j’ai besoin de toi. Triste lien de la nécessité qui réunit deux esprits si peu faits l’un pour l’autre ! »

Tandis qu’il parlait, je ne cessais de feuilleter le volume.

«  Eh bien ! » continua Adonias, « ta main hésite-t-elle encore à transcrire l’histoire de ceux dont la destinée se trouve liée à la tienne par une chaîne si miraculeuse, si invisible et si indissoluble ? Regarde, quoiqu’ils n’aient plus de langue, ils te parlent avec une éloquence plus forte que s’ils étaient encore en vie. Ils étendent vers toi leurs bras décharnés, et leur silence même t’implore. Écoute-les : prends la plume et écris. »

Je pris la plume ; mais il me fut impossible d’écrire un mot. Adonias dans un moment de transport arracha un squelette du lieu qu’il occupait, et le plaça devant moi en disant : « Là, raconte-lui toi-même ; il te croira peut-être, et il écrira sous ta dictée. »

La nuit était orageuse, et quoique nous fussions profondément cachés sous la surface de la terre, le murmure des vents arrivait jusqu’à moi, et ressemblait à la voix de ceux qui ne sont plus. Je fixai involontairement les yeux sur le manuscrit que je devais copier ; je pris la plume, et je ne la quittai que quand je l’eus achevé.


CHAPITRE XX.
HISTOIRE DES INDIENS.



Dans le nord des Indes, et non loin de l’embouchure du Hoogly, est située une île qui, par sa position et par des circonstances particulières, resta long-temps inconnue aux Européens. Elle n’était même visitée par les habitans des îles voisines que dans certaines occasions extraordinaires. Elle est entourée de bas-fonds qui en rendent l’approche impraticable à tout vaisseau chargé, et les rochers qui bordent la côte, font que cette approche est dangereuse, même pour les légers canots des naturels du pays ; mais ce qui la rendait autrefois plus formidable encore que tout le reste, c’étaient les horreurs dont la superstition l’avait comme investie. Il existait une tradition, d’après laquelle le premier temple de la déesse Séeva avait été construit dans cette île, où sa hideuse idole, assise sur une natte de vipères entrelacées, portant un collier de crânes humains, et des langues fourchues sortant de ses vingt bouches de serpent, avait reçu de ses adorateurs le premier hommage sanglant ; hommage qui consistait en membres mutilés et en enfans immolés.

Le temple avait été renversé et l’île à moitié dépeuplée par un tremblement de terre qui s’était fait ressentir jusque sur les côtes des Indes. Il avait cependant été rebâti par le zèle de ses adorateurs, qui recommençaient à visiter l’île, quand un ouragan, sans exemple même dans ces climats, vint désoler le lieu consacré. La pagode fut consumée par la foudre ; les habitans, leurs maisons, leurs champs cultivés furent détruits, au point qu’il ne resta pas dans toute l’île une trace d’humanité, de culture ou de vie. Les dévots consultaient leur imagination pour se rendre compte de la cause de ces calamités ; et tandis qu’assis à l’ombre de leurs cocotiers, ils défilaient leurs chapelets de couleur, ils attribuaient ces événemens à la colère de la déesse Séeva, irritée de la popularité croissante du dieu Juggernaut. Ils soutenaient que l’on avait vu son image s’élevant au milieu des flammes qui avaient consumé les autels auxquels ses adorateurs s’étaient vainement attachés pour leur sûreté, et ils étaient fermement persuadés qu’elle s’était rendue dans quelque île plus heureuse, où elle espérait jouir de festins de chair et de sang, en paix et sans être molestée par l’aspect du culte d’une déité rivale. En conséquence, l’île resta pendant de longues années inculte et privée d’habitans.

Les équipages des vaisseaux européens, ajoutant foi à l’assurance des Indiens, et persuadés qu’ils n’y trouveraient ni animaux, ni végétaux, ni même de l’eau, évitaient de la visiter, et les naturels du pays, en passant devant dans leurs canots, lançaient un regard de tristesse sur son aspect désert, et jetaient quelque objet à la mer pour désarmer le courroux de Séeva.

Cette île, ainsi abandonnée à elle-même, devint d’une fertilité extraordinaire, de même que l’on voit certains enfans qui profitent mieux quand on les néglige, que quand on les entoure de tous les soins du luxe et d’une tendresse excessive. Le sol était tapissé de fleurs, les arbres couverts du feuillage le plus épais, pliaient sous le poids des fruits ; mais il n’y avait pas de main pour les cueillir ni de bouche pour les savourer, quand un jour quelques pêcheurs, qu’un courant très-fort avait poussés dans l’île, qu’ils avaient vainement cherché à éviter, se virent forcés d’en approcher, non sans avoir adressé à la déesse Séeva les plus ferventes prières, pour se la rendre favorable. À leur grand étonnement, ils purent s’en éloigner de nouveau sans avoir éprouvé de malencontre ; seulement ils rapportèrent à leur retour qu’ils y avaient entendu les sons les plus exquis qui jamais eussent frappé leurs oreilles, et ils jugèrent que sans doute une déesse moins cruelle que Séeva y avait fixé son séjour. Les plus jeunes d’entre les pêcheurs ajoutèrent à ce rapport, qu’ils avaient entrevu la figure d’une femme, d’une beauté extraordinaire, qui avait glissé et disparu entre les arbres qui ombrageaient de toutes parts les rochers de la côte. Ils ne manquèrent pas de supposer que cette femme était une incarnation de Vishnou, sous une forme plus aimable qu’aucune de celles qu’il eût jamais prises.

Les habitans des îles voisines, non moins superstitieux que pleins d’imagination, déifièrent cette vision, chacun à sa manière. Les vieux dévots, en l’invoquant, n’abandonnaient aucune des pratiques sanglantes du culte de Séeva et de Harée ; les jeunes femmes s’approchaient, avec leurs légers canots, le plus près possible, de l’île enchantée, offrant des vœux à Camdeo (le dieu de l’amour chez les Indiens), à qui elles envoyaient de petites nacelles de papier remplies de fleurs, et avec un cierge allumé, dans l’espoir que leur divinité chérie fixerait sa résidence dans cette île. Les jeunes gens aussi, ou du moins ceux qui étaient amoureux et qui aimaient la musique, allaient sur les côtes de l’île supplier Apollon Krishnou de la sanctifier par sa présence ; ne sachant ce qu’il fallait lui offrir, debout sur la proue de leurs canots, ils chantaient des airs sauvages, et finissaient par jeter à la mer une figure de cire tenant en main une espèce de lyre.

On vit pendant long-temps ces canots voguer régulièrement toutes les nuits, et se croiser dans l’obscurité comme des météores lumineux. Tantôt une main tremblante déposait sur la grève la lanterne de papier ou la corbeille de fleurs ; tantôt une main plus hardie la suspendait en offrande aux rochers du rivage. Les simples insulaires se plaisaient dans leur humilité volontaire ; mais on remarquait qu’ils revenaient de l’île avec des idées bien douces de l’objet de leur adoration. Les femmes s’efforçaient de répéter les sons divins qui avaient frappé leurs oreilles ; les hommes rentraient chez eux, désolés de n’avoir pu entrevoir la forme céleste qui, au rapport des pêcheurs, errait dans ce lieu inhabité.

Peu à peu l’île perdit la mauvaise réputation dont elle avait joui depuis si long-temps, et une aventure arriva à la fin, qui ne laissa plus de doute sur sa sainteté et sur celle d’un seul habitant qu’elle renfermât.

Un jeune Indien avait offert, à plusieurs reprises, mais en vain, à sa bien-aimée, le bouquet mystique, dont l’arrangement des fleurs exprimait son amour. Inquiet de savoir sa destinée, il se rendit à l’île enchantée, afin de l’apprendre de la mystérieuse divinité qui y avait fixé sa demeure. Pendant qu’il dirigeait son canot vers la côte, il composa une chanson impromptu, dans laquelle il disait que sa maîtresse le repoussait comme s’il avait été un Paria, quoiqu’il l’eût aimée, fût-il même descendu de l’illustre caste des Brames. Il ajoutait que sa peau était plus brillante que le marbre poli des degrés par lesquels on descend à la fontaine d’un rajah, et ses yeux plus brillans qu’aucun de ceux qui se soient jamais cachés derrière la purdah brodée d’une Nawaub. Elle était plus majestueuse à ses yeux que la noire pagode de Juggernaut, et plus éclatante que le trident du temple de Mahadeva, quand il est éclairé des rayons de la lune. Il n’était pas étonnant que ces deux objets trouvassent une place dans ses vers, car il les distinguait l’un et l’autre sur la côte, tandis qu’il sillonnait une mer tranquille, sous le ciel serein d’une nuit du tropique. Il termina sa chanson en promettant à sa maîtresse, si elle agréait ses soupirs, de lui construire une cabane, à quatre pieds de terre, pour la mettre à l’abri des serpens, de planter à l’entour et des palmiers et des tamarins, et de chasser pendant son sommeil les moustiques avec un éventail formé des feuilles du premier bouquet qu’elle daignerait accepter en témoignage de sa passion.

Le hasard voulut que la même nuit la jeune personne, de qui la réserve n’avait pas eu l’indifférence pour cause, se rendît aussi à cette île, dans un canot, et avec deux de ses compagnes, afin de découvrir si les vœux de son amant étaient sincères. Ils arrivèrent au même instant, et malgré l’obscurité que les premières teintes du matin n’avaient pas encore dissipée, ils prirent courage, et ils descendirent, chacun de leur côté, sur le rivage, tenant dans leurs mains des corbeilles de fleurs. Ils s’avancèrent vers la ruine de la pagode, où l’on s’imaginait que la nouvelle déesse avait fixé son séjour.

Ils eurent quelque peine à se faire jour à travers les taillis de fleurs qui couvraient spontanément la terre inculte, et non sans crainte de voir un tigre s’élancer sur eux à chaque pas. Ils se rassurèrent cependant quand ils se furent rappelés que ces animaux se cachent d’ordinaire dans les grands marais de roseaux, et n’ont pas pour retraite les lieux parfumés de fleurs. Les crocodiles n’étaient pas non plus à craindre dans les ruisseaux étroits qu’ils pouvaient traverser sans mouiller de leur eau limpide la cheville de leurs pieds. Le tamarin, le cocotier, le palmier éparpillaient leurs fleurs, exhalaient leurs parfums et balançaient leurs rameaux sur la tête de la jeune femme tremblante et pieuse, à mesure qu’elle approchait des ruines de la pagode. Ce temple avait été jadis un édifice massif et carré, construit au milieu des rochers, qui, par un caprice de la nature, assez ordinaire dans les mers des Indes, occupaient le centre de l’île, et paraissaient être le résultat d’une éruption volcanique. Le tremblement de terre, qui avait renversé le temple, avait mêlé les rochers et les ruines, de manière qu’ils ne formaient plus qu’une masse informe qui semblait attester à la fois l’impuissance de la nature et de l’art, abattus par cette puissance qui les a créés, et qui peut les anéantir l’un et l’autre. D’un côté, l’on voyait des colonnes chargées de caractères hyéroglyphiques ; de l’autre, des pierres qui portaient les marques d’un pouvoir irrésistible. Mortels, disait ce pouvoir, vous tracez avec le ciseau, je n’écris qu’avec le feu. Ici, les restes du monument offraient la représentation des serpens hideux sur lesquels Séeva avait été assise ; et là, la rose croissait entre les fentes des rochers, comme si la nature avait voulu envoyer la plus charmante de ses enfans pour prêcher aux humains sa douce théologie. L’idole même était tombée, et ses fragmens épars jonchaient le terrain. On voyait cependant encore cette bouche horrible dans laquelle on avait autrefois jeté des cœurs palpitans, tandis qu’alors des paons superbes, étalant leur magnifique plumage, nourrissaient leurs petits au milieu des branches de tamarin qui ombrageaient ses fragmens noircis.

Les jeunes Indiennes s’avançaient, et leurs craintes diminuaient. Rien en effet ne devait inspirer cette terreur religieuse qui marque l’approche d’un être spirituel. Tout autour d’eux était calme, obscur et silencieux. Près des ruines se trouvaient les restes d’une fontaine, telle que l’on en voit à côté de toutes les pagodes, et qui servent à rafraîchir et à purifier les dévots personnages qui visitent le lieu ; mais les degrés qui y conduisaient étaient brisés, et l’eau était stagnante. Les jeunes Indiennes en burent cependant quelques gouttes, en invoquant la déesse de l’île, après quoi elles s’approchèrent de la seule arcade qui restât entière. L’intérieur du temple avait été creusé dans le roc. On y voyait, comme dans l’île Éléphantine, des figures monstrueuses taillées en pierres, dont les unes étaient adhérentes au rocher, et les autres détachées.

Deux jeunes compagnes de l’Indienne, distinguées par leur courage, s’avancèrent en formant une espèce de danse irrégulière devant les ruines des anciens dieux, et invoquèrent la nouvelle habitante de l’île, pour qu’elle daignât être propice aux vœux de leur amie. Celle-ci s’approchait de son côté, pour suspendre sa guirlande de fleurs aux débris d’une idole à moitié cachée parmi les fragmens de pierres, et couverte de cette riche végétation qui, dans les pays de l’Orient, semble annoncer le triomphe éternel de la nature au milieu des ruines de l’art. La rose se renouvelle tous les ans ; mais des siècles ne renouvelleraient pas une pyramide.

La belle Indienne attache sa guirlande. Tout-à-coup une voix cachée murmure : « Il y a ici une fleur fanée. »

« Oui, oui, il y en a une, » répondit la jeune fille, « et cette fleur fanée est l’emblême de mon cœur. J’ai cultivé plus d’une rose, mais j’ai laissé flétrir celle qui m’était la plus chère de toutes. Veux-tu la ranimer pour moi, déesse inconnue, afin que ma guirlande ne déshonore pas tes autels ? »

« Veux-tu ranimer la rose, en la réchauffant contre son sein, » dit le jeune amant, en sortant de derrière les fragmens de rochers et de colonnes où il s’était caché, et où il avait prononcé, sous la forme d’oracles, des réponses aux discours emblématiques, mais intelligibles de son amante, qu’il avait écoutés avec ravissement. « Ranimeras-tu la rose, » répéta-t-il en la serrant contre son cœur avec des transports d’amour et de bonheur. La jeune Indienne cédant à la fois au sentiment et à la superstition, se laissa aller dans ses bras, mais soudain elle s’en arracha, le repoussa de toutes ses forces et se retira tremblante d’effroi. Elle ne pouvait parler, et se bornait à montrer du doigt une figure qui venait d’apparaître au milieu de cette masse tumultueuse et indéfinie de rochers et de ruines. L’amant, sans être alarmé du cri de sa maîtresse, s’avançait pour la reprendre dans ses bras, quand son regard se fixa sur l’objet qui avait frappé le sien, et il se laissa tomber le visage contre terre, dans une adoration muette.

La figure qu’ils avaient aperçue était celle d’une femme, comme ils n’en avaient jamais vue. Sa peau était d’une blancheur éblouissante, surtout comparée à la teinte cuivrée des Indiens du Bengale. Ses vêtemens n’étaient que des fleurs tressées avec des plumes de paon, et dont les riches couleurs formaient une draperie très-digne en effet de couvrir une déesse insulaire. Ses longs cheveux châtains, nuance qui leur était inconnue, tombaient jusqu’à ses pieds, et se mêlaient fantastiquement aux fleurs et aux plumes qui formaient son habillement. Sur sa tête elle portait une couronne de ces coquillages brillans que l’on ne trouve que dans les mers des Indes, et dont le pourpre et le vert luttent d’éclat avec l’améthyste et l’émeraude. Sur son épaule blanche et nue était perché un loxia, et autour de son cou elle portait un collier formé des œufs de cet oiseau, si blancs et si diaphanes, que la première souveraine de l’Europe aurait échangé contre eux son plus beau rang de perles. Ses bras et ses jambes étaient tout-à-fait nus, et son pas avait une rapidité et une légèreté divines, qui frappèrent autant l’imagination des Indiens, que la couleur extraordinaire de sa peau et de ses cheveux.

Les jeunes amans, ainsi que nous l’avons dit, se prosternèrent respectueusement devant cette vision. Des sons délicieux frappèrent leurs oreilles. La vision leur adressait la parole, mais c’était dans une langue qui leur était inconnue ; cette circonstance les confirma dans l’idée qu’ils entendaient le langage des dieux, et ils se prosternèrent de nouveau. Dans ce moment le loxia, quittant son épaule, vint voltiger autour d’eux. « Il va chercher des porte-lanternes pour en éclairer son nid, » dirent les Indiens ; mais l’oiseau, avec une intelligence particulière à son espèce, avait compris et adopté la prédilection de sa maîtresse, pour les fleurs fraîches dont elle formait tous les jours sa parure. Il s’élança donc sur le bouton de rose fané qui se trouvait dans le bouquet de l’amant, et l’arrachant d’entre les autres fleurs, il le déposa aux pieds de sa maîtresse. Les Indiens interprétèrent cet augure d’une manière favorable, et après s’être encore une fois prosternés contre terre, ils reprirent le chemin de l’île qu’ils habitaient. Cette fois, ils ne s’embarquèrent pas dans des canots différens ; l’amant dirigea celui de son amante, qui assise en sûreté à côté de lui, prêtait l’oreille aux hymnes que ses jeunes compagnes chantaient en l’honneur de la blanche déesse et de l’île propice aux amours, où elle avait fixé sa demeure.

La belle et unique habitante de cette île, troublée un moment à la vue de ses adorateurs, ne tarda pas à recouvrer sa tranquillité. Elle ne pouvait connaître la crainte, car rien, dans le monde qu’elle avait vu, ne lui avait encore offert l’apparence de l’inimitié. Le soleil et l’ombre, les fleurs et les feuilles, les tamarins et les figues dont elle se nourrissait ; l’eau qu’elle buvait en admirant l’être charmant qui buvait toujours avec elle ; les paons qui étalaient leur riche et brillant plumage aussitôt qu’ils la voyaient ; enfin le loxia qui, perché sur sa main ou sur son épaule, la suivait dans ses promenades, et s’efforçait d’imiter sa voix par ses gazouillemens : tous ces objets étaient ses amis, et elle ne connaissait qu’eux.

Les êtres humains qui parfois approchaient de l’île, lui causaient à la vérité une légère émotion ; mais c’était plutôt de la curiosité que de la crainte. D’ailleurs leurs gestes exprimaient tous du respect, leurs offrandes de fleurs lui étaient si agréables, leurs visites se passaient dans un silence si profond, qu’elle les voyait sans aucune répugnance, et s’étonnait seulement en les voyant partir, comment ils pouvaient se soutenir en sûreté sur les eaux, et comment des créatures d’une couleur si sombre, et avec des traits si peu agréables, pouvaient croître au milieu des brillantes fleurs qu’elles lui offraient comme les produits de leurs demeures.

On pourrait penser que du moins les élémens devaient avoir inspiré à son imagination quelques idées terribles ; mais la régularité périodique de leurs phénomènes dans le climat qu’elle habitait, les dépouillait de ce qu’ils avaient d’effrayant. Elle s’y était accoutumée comme à la succession du jour et de la nuit. N’ayant jamais entendu l’expression de la frayeur d’autrui, elle n’en éprouvait pas elle-même : car cette communication est dans la plupart des esprits la première cause de l’effroi. Elle n’avait jamais senti que des douleurs si légères, qu’elles n’en méritaient pas le nom ; elle n’avait aucune idée de la mort. Comment, d’après tout cela, aurait-elle connu la crainte ?

Quand par hasard l’île était visitée par un ouragan, accompagné du spectacle horrible d’une profonde obscurité au milieu du jour, de nuages noirs et suffocans, du roulement d’un tonnerre épouvantable, elle restait tranquille sous le large feuillage du bananier, ignorant son danger, et examinant avec une curiosité inexplicable, les oiseaux qui penchaient la tête et les ailes, et les singes qui sautillaient de branches en branches dans leur bizarre frayeur. Si la foudre tombait sur un arbre, elle la contemplait comme un enfant regarde un feu d’artifice que l’on tire pour l’amuser. Elle pleurait cependant le lendemain, quand elle voyait que les feuilles flétries ne se ranimaient pas. Quand la pluie descendait par torrens, les ruines de la pagode lui offraient un abri, et elle écoutait avec un ravissement inexprimable le bruit des eaux qui roulaient autour d’elle. Elle vivait ainsi comme une fleur au milieu du soleil et de la tempête, plus brillante à la lumière du jour, mais pliant au vent, et tirant de l’un et de l’autre sa douce et sauvage existence. Cette existence moitié physique, moitié imaginative, mais sans passions ou intelligence, dura jusqu’à sa dix-septième année. Ce fut alors qu’une circonstance arriva qui en changea pour toujours la couleur.

Le lendemain du jour où les Indiens étaient partis, Immalie, c’était le nom que ses adorateurs lui avaient donné ; Immalie, disons-nous, se tenait, vers le soir, sur le rivage, quand elle vit s’approcher d’elle un être différent de tous ceux qu’elle avait vus jusqu’alors. La couleur de son visage et de ses mains ressemblait à la sienne, mais ses vêtemens, qui étaient européens et taillés d’après la mode de l’an 1680, lui parurent si mal séans, si peu gracieux, qu’elle éprouva une sensation mêlée de répugnance et d’étonnement, que ses beaux traits ne purent exprimer autrement que par un sourire.

L’étranger s’approcha d’elle, et elle s’avança vers lui, non point comme une femme d’Europe, avec des révérences pleines de grâce, moins encore comme une jeune fille de l’Inde, avec d’humiliantes courbettes ; mais semblable à un jeune faon : ses manières exprimaient à la fois la vie, la timidité, la confiance. Elle quitta précipitamment la grève, courut à son antre favori, et revint bientôt après, entourée de son escorte de paons, ils étalaient leurs magnifiques roues, comme si l’instinct leur avait fait connaître le danger que courait leur protectrice qui, frappant dans ses mains avec joie, paraissait, de son côté, les inviter à partager le bonheur qu’elle éprouvait en contemplant la nouvelle fleur qui avait pris naissance au milieu des sables du rivage.

L’étranger, parvenu auprès d’elle, lui adressa la parole. À son grand étonnement, Immalie reconnut le langage dont les faibles souvenirs de son enfance avaient laissé quelques traces dans sa mémoire, langage qu’elle avait vainement essayé d’apprendre à ses paons, à ses perroquets et à ses loxias. En attendant, ces sons lui étaient devenus si étrangers, qu’elle fut enchantée quand elle entendit une bouche humaine en prononcer les plus insignifians. Quand l’étranger lui eut dit : « Comment vous portez-vous, belle vierge ? » Elle répondit : « Dieu m’a faite, » première réponse du catéchisme que sa bouche enfantine avait autrefois appris à balbutier.

« Dieu n’a jamais fait une plus belle créature, » reprit l’étranger en fixant sur elle des yeux qui brûlent encore sous les paupières de ce grand trompeur.

« Oh ! qu’oui, » répondit Immalie. « Il a fait beaucoup de choses plus belles. La rose est plus rouge que je ne le suis, le palmier est plus grand ; mais ils changent tous, et je ne change pas. La rose se fane après quelques heures, et moi je deviens plus grande et plus forte… Mais d’où venez-vous ? Vous n’êtes pas muet comme ceux qui vivent sous la mer ; vous n’êtes pas rouge comme ceux que j’aimais, qui me ressemblaient, et qui me paraissaient venir de bien loin au-delà des eaux. D’où venez-vous ? Vous n’avez pas l’éclat des étoiles. Où croissez-vous, et comment êtes-vous venu ici ? J’ai un faible souvenir d’avoir vu un être comme vous, mais il y a si long-temps que je puis à peine me le rappeler. »

« Belle créature, » dit l’étranger, « je viens d’un monde où il y a des milliers d’êtres comme moi. »

« Des milliers ! » dit Immalie ; « qu’est-ce que cela veut dire ? »

— « Cela veut dire beaucoup. »

— « C’est impossible : car je suis seule ici, et tous les mondes doivent ressembler à celui-ci. »

« Ce que je vous dis est cependant vrai, » reprit l’étranger.

Immalie s’arrêta un moment, comme si elle eût fait pour la première fois un effort pour réfléchir. Cet effort était pénible dans un être dont l’existence n’avait été composée jusqu’alors que d’heureuses inspirations et d’un instinct irréfléchi ; puis tout à coup elle s’écria :

« Je vous entends mieux que mes oiseaux. Ce que nous faisons s’appelle, je crois, parler. Dans le pays d’où vous venez, les oiseaux et les roses parlent-ils aussi ? »

Au lieu de répondre à sa question, l’étranger lui fit entendre qu’il avait faim. Immalie s’empressa de l’engager à la suivre ; elle lui servit un léger repas de figues et de tamarins, et puisa, dans une coquille de coco, de l’eau du ruisseau limpide qui coulait à l’ombre du manguier. Pendant qu’il mangeait, Immalie lui raconta tout ce qu’elle savait d’elle-même. Elle était, disait-elle, la fille d’un palmier : c’est-à-dire que sous son ombre elle avait éprouvé la première sensation de son existence. Elle était sans doute fort âgée, car elle avait vu bien des roses naître et se flétrir ; et, quoiqu’elles eussent été suivies d’autres roses, elle aimait mieux les premières, parce qu’elles étaient beaucoup plus grandes et plus brillantes ; d’ailleurs tout était devenu plus petit : car elle pouvait présentement atteindre au fruit qu’autrefois elle n’obtenait qu’après qu’il fût tombé à terre.

Ici, l’étranger l’interrompit pour lui demander comment elle avait appris à parler. « C’est ce que je m’en vais vous dire, » répondit Immalie. « Je savais parler avant d’être née ; mais du reste je me rappelle que j’avais autrefois avec moi un être qui me ressemblait beaucoup, mais il était noir. Cet être était bien bon ; il prenait soin de moi ; il me caressait ; quand j’étais petite, il m’apportait à manger et à boire, et il me parlait la même langue que vous… Oh ! je me rappelle en effet à présent qu’il m’a dit une fois, tout comme vous, qu’il y avait un autre monde dans lequel il y avait beaucoup d’êtres comme moi : je l’avais tout-à-fait oublié… Mais pour en revenir à lui, un jour, je m’étais assise sous ce palmier que vous voyez là-bas ; je désirais un tamarin pour me rafraîchir, parce qu’il faisait très-chaud. Il n’y en avait point autour de nous, et mon bon ami noir me dit qu’il m’en irait chercher un plus loin… Eh bien ! le croiriez-vous ? depuis ce temps, je ne l’ai plus revu. J’ai bien pleuré, quand j’eus attendu long-temps, long-temps sans le voir revenir. Je l’ai cherché partout, et je ne puis m’imaginer ce qu’il est devenu. »

Pendant ce discours d’Immalie, l’étranger s’était appuyé contre un arbre, et la contemplait avec une expression indéfinissable. Pour la première fois de sa vie, son regard peignait une sorte de compassion. Cette sensation ne dura pas long-temps dans un cœur où elle était étrangère. Son expression se changea bientôt en un regard moitié ironique, moitié diabolique, qu’Immalie ne pouvait comprendre.

« Vous êtes donc maintenant ici toute seule ? » dit-il : « depuis le départ de votre compagnon, vous n’avez pas retrouvé d’autre ami ? »

— « Oh, oui ! j’ai un ami bien plus beau que l’autre ; mais il ne parle pas. Il demeure sous les eaux. Je l’embrasse, et il me rend mes caresses ; mais sa bouche est si froide ! Et puis quand je l’embrasse, on dirait qu’il danse, et sa beauté se brise en beaucoup, beaucoup de petits visages qui me sourient comme autant de petites étoiles. »

Elle continua encore pendant quelque temps à décrire ce mystérieux ami ; et, quand elle eut fini, l’étranger lui demanda si c’était un homme ou une femme.

« Je ne sais pas ce que vous voulez dire, » répondit Immalie.

— « Je vous demande de quel sexe est votre ami. »

Il n’obtint aucune réponse satisfaisante à cette question, et ce ne fut que le lendemain, qu’en visitant de nouveau l’île, il fut confirmé dans le soupçon que lui avaient inspiré les discours d’Immalie. Il trouva cet être innocent et aimable penché sur un ruisseau qui réfléchissait son image à qui elle faisait mille agaceries pleines de grâces et d’une naïve tendresse. L’étranger la contempla pendant quelque temps, et des pensées, que nul homme ne pourrait pénétrer, jetèrent pour un moment leur expression variée sur sa physionomie d’ordinaire si calme.

La joie avec laquelle Immalie le reçut contribua aussi à ramener des sentimens humains dans un cœur auquel ils avaient été depuis long-temps étrangers. Il éprouva une sensation semblable à celle de son maître, quand il visita le paradis terrestre : c’est-à-dire de la pitié pour les fleurs qu’il était résolu de flétrir à jamais. Il la regarda, comme elle folâtrait autour de lui, les bras étendus et les yeux ivres de joie, et il soupira quand il l’entendit célébrer son arrivée avec des paroles bien dignes d’un être qui de temps immémorial n’avait entendu que le murmure des eaux et le chant des habitans des airs. Néanmoins, quelle que fût son ignorance, elle ne put s’empêcher de témoigner sa surprise de ce qu’il venait dans l’île sans aucun moyen apparent de transport. Il évita de répondre, et dit : « Immalie, je viens d’un monde bien différent de celui que vous habitez, et où vous ne voyez que des fleurs inanimées et des oiseaux privés de raison. Je viens d’un monde où tous les habitans pensent et parlent comme moi. »

Immalie garda pendant quelques instans un silence d’étonnement et de joie. À la fin, elle s’écria : « Oh ! comme ils doivent s’aimer ! car j’aime bien mes pauvres oiseaux et mes fleurs, et mes arbres qui m’ombragent, et mes ruisseaux qui chantent pour moi. »

L’étranger sourit. « Dans tout ce monde, il n’y a peut-être pas une créature aussi belle et aussi innocente que vous. C’est un monde de souffrances, de crimes et de soucis. »

À ces mots, Immalie regarda fixement l’étranger. Elle ne comprenait rien à ce qu’il lui disait, et ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à lui donner une bien faible idée de ce qu’il entendait par ces mots épouvantables.

« Oh ! » s’écria-t-elle à la fin, « si je vivais dans ce monde, j’y voudrais rendre chacun heureux. »

— « Mais vous ne le pourriez pas, Immalie. Ce monde est si grand que, dans tout le cours de votre vie, vous pourriez à peine le traverser, et, dans vos courses, vous ne verriez qu’un petit nombre de malheureux à la fois, et souvent leurs malheurs seraient tels, qu’aucun pouvoir humain ne pourrait les soulager. »

À ces mots, Immalie fondit en larmes.

« Faible, mais aimable créature, » dit l’étranger, « pensez-vous que vos larmes puissent guérir les souffrances de la maladie, rafraîchir les feux qui brûlent dans un cœur ulcéré, ranimer le corps exténué par la faim, mais surtout, surtout, éteindre les flammes des passions illicites ? »

Immalie pâlit à cette énumération de maux dont elle n’avait aucune idée. À la fin, elle dit que partout où elle irait, elle apporterait des fleurs, et qu’elle ferait asseoir les malheureux sous l’ombre du tamarin. Quant à la maladie et à la mort, elle ne savait pas ce que cela voulait dire. « C’est peut-être comme les fleurs que je vois souvent languir, et d’autrefois se faner pour ne plus revenir. Mais, » ajouta-t-elle après avoir réfléchi un moment, « j’ai aussi remarqué que ces fleurs gardent leurs délicieux parfums, même après qu’elles se sont flétries pour toujours. Ne serait-il pas possible aussi que ce qui pense vive après que notre corps s’est flétri ? Cette pensée est bien douce ! » Pour la passion, elle n’en avait aucune idée, et ne pouvait proposer de remède à un mal qui lui était si complétement étranger. Elle avait vu des fleurs se faner quand leur saison était passée, mais elle ne pouvait concevoir pourquoi une fleur se détruirait elle-même.

« Mais n’avez-vous jamais remarqué un ver dans une fleur ? » dit l’étranger avec tout l’artifice de la séduction.

« Oui, » répondit Immalie ; « mais le ver ne faisait point partie de la fleur. Ses propres feuilles n’auraient pu lui faire de mal. »

Ceci amena une discussion à laquelle l’innocence parfaite d’Immalie ôta tous ses dangers. Nonobstant sa vive curiosité, et la promptitude de son entendement, ses réponses enjouées, mais vagues, son imagination inquiète et bizarre, ses armes intellectuelles acérées, mais qu’elle ne savait pas manier ; enfin, et par-dessus tout, son instinct et son tact infaillibles pour ce qui était juste ou injuste, tout cela fit échouer plus sûrement les discours du tentateur que s’il avait argumenté contre tous les logiciens réunis des académies européennes. Versé dans tous les sophismes des écoles, il était plus qu’ignorant dans cette rhétorique du cœur et de la nature. Tel on dit que le lion s’humilie devant une vierge dans sa pureté native, le tentateur se retirait mécontent, quand il vit des larmes mouiller les yeux d’Immalie : cette innocente douleur lui offrit un présage triste et favorable.

« Vous pleurez, Immalie ? »

« Oui, je pleure toujours quand je vois le soleil disparaître le soir derrière les nuages ; et vous, soleil de mon cœur, disparaîtrez-vous aussi dans l’ombre ? ne renaîtrez-vous pas ? dites-moi, ne vous reverrai-je plus ? » En prononçant ces mots, elle pressa la main de l’étranger contre sa bouche de corail. « Je n’aimerai plus ni mes roses, ni mes paons, si vous ne revenez pas : car ils ne peuvent pas me parler comme vous faites, et je ne puis leur demander des pensées, tandis que vous m’en donnez beaucoup. Oh ! je voudrais avoir beaucoup de pensées au sujet de ce monde qui souffre, et d’où vous venez. En effet, je dois croire que vous en êtes venu, car jusqu’au moment où je vous ai vu, je n’avais jamais senti une douleur qui ne fût un plaisir. Maintenant tout est douleur, surtout quand je songe que vous ne reviendrez pas. »

— « Je reviendrai, belle Immalie, et je vous montrerai, à mon retour, un aperçu de ce monde d’où je viens, et que vous habiterez bientôt vous-même. »

« Je vous y verrai donc, » dit Immalie ; « sans cela, comment pourrais-je parler des pensées ? »

— « Oh, oui ! oh, certainement ! »

— « Mais pourquoi répétez-vous deux fois la même chose ? Un mot de votre bouche aurait suffi. »

— « Eh bien ! donc, oui ! »

— « Prenez cette rose, et respirons-en le parfum ensemble. C’est ce que je dis à mon ami du ruisseau, quand je me baisse pour l’embrasser ; mais il retire sa rose avant que je l’aie sentie, et je laisse la mienne sur l’eau. Eh bien ! ne voulez-vous pas la prendre ? »

« Oui, sans doute, » dit l’étranger en prenant une fleur dans le bouquet qu’Immalie lui présentait. Elle était fanée. Il s’en saisit, et la cacha dans son sein.

« Allez-vous donc traverser cette mer obscure, » dit Immalie, « sans vous mettre dans une de ces grandes coquilles dans lesquelles j’ai vu venir ces êtres rouges dont je vous ai parlé ? »

« Nous nous reverrons, » dit l’étranger, « et ce sera dans le monde des souffrances. »

« Je vous remercie, je vous remercie, » répondit Immalie en le voyant se plonger dans les flots.

L’étranger se contenta de répondre : « Nous nous reverrons. » Deux fois avant de partir, il jette un regard sur cette créature si belle et si innocente. Un sentiment d’humanité fait tressaillir son cœur. Mais tout-à-coup il arrache de son sein la rose fanée, et répond au sourire enchanteur d’Immalie : « Nous nous reverrons. »


CHAPITRE XXI.



Durant sept matinées consécutives et durant autant de soirées, Immalie parcourut le rivage de son île solitaire sans revoir l’étranger. Elle se rappelait toujours, pour se consoler, l’assurance qu’il lui avait donnée qu’elle le reverrait dans le monde des souffrances, et elle ne cessait de répéter en elle-même ses dernières paroles. Dans l’intervalle, elle s’efforça de former son éducation pour ce monde où elle allait entrer, et rien ne pouvait être plus admirable et plus intéressant que de voir les tentatives qu’elle faisait pour tirer du règne végétal ou animal quelque analogie qui pût lui donner une idée de l’incompréhensible destinée des hommes. Tantôt, elle regardait la fleur, et se disait : « Cette fleur, si brillante aujourd’hui, sera fanée demain ; mais elle ne ressent point de douleur ; elle meurt patiemment, et celles qui l’avoisinent n’éprouvent point de chagrin en perdant leur compagne : sans cela leurs couleurs ne seraient pas si resplendissantes. Mais peut-il en être ainsi dans le monde qui pense ? Pourrais-je le voir se faner et mourir, sans me faner et mourir avec lui ? Oh, non ! Quand cette fleur se fanera, je chercherai, comme la rosée, à la ranimer par mes pleurs. »

Elle essaya ensuite d’agrandir la sphère de ses idées, en observant le règne animal. Un jeune loxia était tombé mort de son nid suspendu. Immalie, regardant par l’ouverture que ces oiseaux intelligens font à l’extrémité inférieure de leur nid, pour le mettre à l’abri des oiseaux de proie, aperçut les vieux loxia avec des porte-lanternes dans leurs becs, tandis que le jeune gisait mort devant eux. À cette vue, Immalie fondit en larmes.

« Ah ! vous ne pouvez pleurer ! » s’écria-t-elle, « quel avantage j’ai sur vous ! Vous mangez, quoique votre petit, votre enfant soit mort ! » (Nous n’avons pas besoin d’observer que, dans sa conversation avec Immalie, l’étranger lui avait donné quelque idée des liens de la parenté.) « Pourrais-je boire encore le lait de la noix de coco, si lui n’était plus en état d’en goûter ? Je commence maintenant à comprendre ce qu’il m’a dit… Penser est donc souffrir !… Et le monde des pensées doit être aussi le monde des souffrances ! mais que ces larmes sont délicieuses ! autrefois je pleurais de plaisir ; ah ! je vois maintenant qu’il y a une peine plus agréable encore que le plaisir, et cette peine, je ne l’avais jamais éprouvée avant de l’avoir vu. Oh ! qui pourrait, en renonçant à la pensée, renoncer au plaisir de pleurer ? »

Cependant Immalie ne passa pas uniquement dans les réflexions l’intervalle que l’étranger mit entre ses visites. Une nouvelle inquiétude commença à l’agiter ; et, dans les momens que lui laissaient ses méditations et ses larmes, elle recherchait avec avidité les plus brillans coquillages pour en orner ses bras et ses cheveux. Elle changea tous les jours sa robe de fleurs, et au bout d’une heure elles ne semblaient déjà plus assez fraîches. Puis elle remplissait une large coquille de l’eau la plus limpide, et posait les fruits les plus délicieux, qu’elle entremêlait de roses, sur le banc de pierre de la pagode ruinée. Mais le temps se passait sans que l’étranger vînt la voir. Le lendemain, en revoyant le banquet qu’elle avait préparé la veille, elle pleurait sur les fruits qui n’avaient plus de fraîcheur ; puis elle s’empressait d’essuyer ses yeux et d’en arranger un nouveau.

Telle était son occupation durant la huitième matinée, quand elle vit tout-à-coup l’étranger devant elle. La joie naïve et innocente avec laquelle elle courut à sa rencontre, excita pour un moment dans son cœur un sentiment de remords dont Immalie s’aperçut au ralentissement de ses pas et à ses yeux détournés. Elle s’arrêta, pleine d’une aimable timidité, comme paraissant lui demander pardon d’une offense involontaire, et sollicitant la permission d’approcher, par l’attitude même qu’elle avait prise pour s’en abstenir. Dans ses yeux brillaient des larmes prêtes à s’échapper s’il avait fait encore un seul mouvement pour la repousser. Cet aspect rendit à l’étranger son courage, et il pensa en lui-même : Il faut qu’elle apprenne à souffrir pour se rendre digne d’être mon élève.

« Vous pleurez, Immalie ! » ajouta-t-il en s’approchant d’elle.

« Oh, oui ! » répondit-elle en souriant à travers ses larmes, comme une matinée de printemps. « Vous devez m’apprendre à souffrir, et je serai bientôt préparée à entrer dans votre monde ; mais j’aime mieux pleurer pour vous, que sourire sur des roses. »

« Immalie, » reprit l’étranger, repoussant les sentimens de tendresse qui l’amollissaient malgré lui, « Immalie, je viens vous montrer quelque chose de ce monde des pensées que vous désirez tant d’habiter, et où vous ne tarderez pas en effet à fixer votre demeure. Montez sur cette colline où vous voyez un bosquet de palmiers. »

« Mais je voudrais le voir tout entier à la fois, » dit Immalie avec l’avidité naturelle d’une intelligence ardente qui croit pouvoir tout embrasser.

« Tout entier à la fois ! » répéta l’étranger en souriant. « J’ai quelque idée que la portion que vous en verrez aujourd’hui sera plus que suffisante pour satisfaire votre curiosité, quelle qu’elle soit. »

En disant ces mots, il tira de dessous son justaucorps un tube, et lui dit d’y appliquer son œil. La jeune Indienne obéit ; mais au bout d’un instant elle s’écria vivement : « Suis-je là, où sont-ils ici ? » et elle se laissa aller à terre dans une extase inexprimable. Elle se releva au bout d’un moment, et, saisissant le télescope, elle voulut s’en servir seule ; mais elle porta le grand verre à son œil. N’apercevant plus rien, elle dit avec tristesse : « Tout est parti ! Ce monde si beau n’a vécu qu’un instant ! Tout ce que j’aime meurt ainsi. Mes roses les plus chéries ne vivent pas aussi long-temps que celles que je néglige. Vous êtes resté absent pendant sept jours, et ce monde superbe n’a vécu qu’un moment ! »

L’étranger dirigea encore le télescope vers le rivage de l’Inde, dont ils n’étaient pas très-éloignés, et Immalie, enchantée, s’écria de nouveau : « Ah ! tout revit, et plus beau que jamais ! Je vois partout des êtres vivans et pensans. Mais que sont donc ces superbes rochers que j’aperçois, et qui ne ressemblent pas aux rochers de mon île ? Leurs côtés sont polis ; leurs sommets sont découpés comme des fleurs. Oh ! que ce monde doit être beau ! Est-ce la pensée qui a fait tout cela ? »

« Attendez, Immalie, » dit l’étranger en lui ôtant le télescope des mains ; « pour jouir de ce spectacle, il faut que vous le compreniez. »

« Sans doute, » répondit Immalie, chez qui le monde sensible perdait peu à peu ses attraits en comparaison du monde spirituel nouvellement découvert pour elle. « Oh ! oui… laissez-moi penser ! »

« Immalie, avez-vous de la religion ? » dit pour lors l’inconnu, tandis qu’une sensation de douleur inexprimable ajoutait à la pâleur de son front.

Immalie, dont l’intelligence était prompte, et qui sympathisait avec toutes les sensations qu’elle voyait, le quitta avec vivacité, et revint un instant après tenant en main une feuille de bananier, avec laquelle elle essuya les gouttes de sueur qui découlaient de son front décoloré ; puis s’étant assise à ses pieds, dans l’attitude d’une attention avide et profonde, elle répéta : « De la religion ! qu’est-ce que c’est ? Est-ce une nouvelle pensée ? »

— « C’est la connaissance d’un Être supérieur à tous les mondes et à leurs habitans, puisque c’est lui qui les a faits tous, et qui sera leur juge ; d’un Être que nous ne pouvons voir ; mais dans le pouvoir et la puissance duquel nous devons croire, quoique invisible ; d’un Être qui est partout, sans qu’on le voie nulle part ; qui agit toujours, quoiqu’il ne soit jamais en mouvement ; qui entend tout, et ne se fait jamais entendre. »

Immalie l’interrompit avec une espèce d’égarement : « Arrêtez ! trop de pensées me tueront ; laissez-moi reposer un moment. J’ai vu la pluie qui tombait pour rafraîchir le rosier, et qui le couchait par terre. » Après un effort pénible, comme pour rappeler un souvenir éloigné, elle ajouta :

« La voix des songes m’a dit quelque chose de ce genre avant que je fusse née ; mais il y a si long-temps !… Quelquefois j’ai eu en moi des pensées qui ressemblaient à cette voix. Il me semblait que j’aimais trop les choses qui m’entouraient, et que j’aurais dû aimer des choses bien loin de moi : des fleurs qui ne se flétriraient point, et un soleil qui ne se coucherait jamais. Après de telles pensées, j’aurais voulu m’élever comme un oiseau dans l’air ; mais il n’y avait personne pour me montrer le chemin. »

« Il est juste, » reprit l’étranger, « non-seulement d’avoir des pensées sur cet Être, mais encore de les exprimer par des actes extérieurs. Les habitans de ce monde que vous allez voir, appellent cela adorer, et ils ont adopté divers modes d’adoration. » (En disant ces derniers mots, un sourire satanique parut sur ses lèvres.) « Ces modes sont si différens, qu’ils ne s’accordent que sur un seul point, celui de faire de la religion un tourment. »

« Cela n’est pas possible, » s’écria Immalie ; « ils doivent sentir que celui qui est toujours le même ne peut agréer des différences dans la manière de l’adorer. »

— « C’est aussi en cela que consistent leurs erreurs. »

Pendant qu’il parlait, Immalie avait repris le télescope.

« Eh bien ! que voyez-vous ? » dit l’étranger.

Immalie décrivait ce qu’elle voyait d’une manière très imparfaite, mais qui deviendra plus intelligible pour le lecteur, par les paroles explicatives de l’étranger.

« Vous voyez, » dit-il, « les côtes des Indes, les rivages du monde qui est près de vous. Cet édifice énorme sur lequel votre œil se fixe le premier, est la noire pagode de Juggernaut. À côté de cette pagode, vous voyez une mosquée turque ; elle se distingue par l’emblême d’un croissant qui surmonte le toit. Non loin de là est un bâtiment peu élevé, couronné d’un trident : c’est le temple de Mahadeva, une des anciennes déesses du pays. »

« Mais, que m’importent les maisons ! » dit Immalie ; « montrez-moi les êtres vivans qui s’y rendent. »

« C’est juste, » reprit le tentateur ; « mais ces maisons indiquent les différentes façons de penser de ceux qui les fréquentent. Si vous désirez examiner leurs pensées, il faut voir comment ils les expriment par leurs actions. Dans le commerce qu’ils ont les uns avec les autres, les hommes sont souvent de mauvaise foi ; mais ils sont assez sincères dans leurs adorations, conformément au caractère qu’ils prêtent à leurs dieux : si ce caractère est formidable, ils expriment la crainte ; s’il est cruel, ils s’infligent des souffrances ; s’il est triste, l’image du dieu se réfléchit fidèlement sur le visage de ses adorateurs. Voyez du reste et jugez. »

Immalie regarda, et vit une vaste plaine sablonneuse, à l’extrémité de laquelle se dessinait l’obscure pagode de Juggernaut. Cette plaine était jonchée de squelettes, tandis que des milliers d’êtres à peine vivans traînaient leurs corps à demi brûlés sur les sables, afin de périr à l’ombre du temple dont ils n’osaient espérer d’atteindre les murs. Une foule mouraient en chemin ; d’autres secouaient faiblement la main, pour éloigner les vautours, qui déjà s’apprêtaient à les dévorer.

À côté de cette scène effroyable, se présentait un spectacle magnifique. La statue de Juggernaut s’avançait sur un énorme char de triomphe, que traînaient une foule innombrable de prêtres, de victimes, de bramines et de faquirs. À mesure que la procession marchait, des malheureux se jetaient devant les roues du char, qui les écrasait en passant. D’autres, qui ne se croyaient pas dignes de périr d’une mort aussi illustre, se faisaient de larges blessures, et se contentaient de laisser couler leur sang sur la route du Dieu. Tel est le mélange de rites qui caractérise partout le paganisme. Moitié brillant, moitié horrible ; invoquant la nature en même temps qu’il l’outrage ; mêlant les fleurs avec le sang, et jetant devant le char de l’idole, tantôt un enfant en pleurs, et tantôt une guirlande.

Le temple de Mahadeva ne lui offrit pas un spectacle moins horrible ; nous épargnons au lecteur la description des mères sacrifiant leurs enfans, et des enfans exposant leurs parens décrépits aux tigres et aux crocodiles. Il suffira de dire, qu’après l’avoir contemplé pendant quelque temps, Immalie couvrant ses yeux de ses deux mains, resta muette de douleur et d’horreur.

« Tournez-vous par ici, » dit l’étranger ; « les cérémonies de toutes les religions ne sont pas également sanglantes. »

Immalie leva les yeux, et elle vit une mosquée turque, dans toute la splendeur qui accompagna la première introduction de la religion mahométane parmi les Hindous. Elle élevait ses dômes recouverts d’or, ses minarets artistement sculptés, et ses flèches couronnées de croissans ; elle était enrichie de tous les ornemens que l’imagination orientale prodigue à son architecture, à la fois légère et brillante, pompeuse et aérienne.

Un groupe de Turcs s’avançait gravement vers la mosquée. Leurs traits nobles et expressifs, leurs costumes majestueux et leurs tailles élevées, formaient un contraste remarquable avec les pauvres Hindous, à moitié nus, qui, assis par terre, achevaient un léger repas de riz cuit à l’eau. Immalie regardait les Turcs avec respect et plaisir, et commençait à penser qu’il pouvait y avoir quelque chose de bon dans la religion professée par des êtres d’un aspect aussi noble. Tout-à-coup elle les vit, avant d’entrer dans la mosquée, repousser avec mépris les Indiens, tranquilles et effrayés, et leur cracher à la figure. Ils les frappaient du plat de leurs sabres, et les traitaient de chiens d’idolâtres ; ils les maudissaient au nom de Dieu et du prophète.

Quoique Immalie ne pût pas entendre les mots qui accompagnaient cette action, elle n’en fut pas moins révoltée, et elle en demanda le motif.

« Leur religion, » dit l’étranger, « leur ordonne de haïr tous ceux qui n’adorent pas Dieu comme eux. »

« Hélas ! » observa Immalie, « cette haine que leur religion enseigne n’est-elle pas la preuve que cette religion n’est pas la véritable ? Mais pourquoi, » ajouta-t-elle avec étonnement, « ne vois-je pas parmi eux quelques-unes de ces créatures plus aimables, dont les habits diffèrent des leurs, et que vous appelez des femmes ? N’adorent-elles pas aussi Dieu, ou bien ont-elles une religion plus douce qui leur est propre ? »

« Cette religion, » répondit l’étranger, « n’est pas favorable à ces créatures dont vous êtes, sans contredit, la plus aimable. Elle enseigne que l’homme aura d’autres compagnes dans le monde des âmes, et elle ne dit pas bien clairement si jamais les femmes y arriveront. Aussi vous devez voir quelques-unes de ces créatures délaissées, errantes parmi les pierres qui marquent le lieu où reposent les morts ; elles répètent des prières pour les âmes qu’elles n’osent espérer de revoir. D’autres, âgées et dans l’indigence, assises aux portes de la mosquée, lisent à haute voix des passages d’un livre qu’ils appellent le Koran, non dans la vue d’exciter la dévotion, mais dans l’espoir d’obtenir une faible charité. »

À ces mots désolans, Immalie qui avait en vain cherché dans ces divers systêmes cette espérance et ces consolations, dont son esprit si pur et son imagination si vive lui démontraient également la nécessité, éprouva une invincible répugnance pour toute religion ; car on les lui peignait sous des couleurs qui ne lui offraient qu’un hideux tableau de sang et de cruauté, renversant tous les principes de la nature, et rompant tous les liens du cœur.

Elle se jeta par terre, et s’écria : « Il n’y a point de Dieu, s’il n’y en a point d’autre que le leur ; » puis s’étant levée pour jeter un dernier regard sur ce qu’elle venait de voir, dans l’espoir que ce ne serait qu’une illusion, elle découvrit un petit édifice obscur, ombragé de palmiers et surmonté d’une croix. Frappée de la simplicité de son apparence, ainsi que du petit nombre et de la conduite paisible de ceux qui s’en approchaient, elle s’écria que c’était sans doute là une nouvelle religion ; et elle en demanda le nom et les rites. L’étranger qui avait fait ce qu’il avait pu pour empêcher qu’elle n’aperçût ce temple modeste, montra beaucoup d’inquiétude à la découverte qu’elle venait de faire, et plus encore de répugnance à répondre aux questions que cette découverte lui suggérait ; mais elle insista si vivement, et mit une si aimable importunité à les réitérer ; elle passa si naïvement d’une douleur profonde et grave à une curiosité à la fois enfantine et intelligente, qu’il était impossible de lui résister.

Il se peut faire encore qu’une autre cause ait agi sur ce prophète de malheur, et l’ait forcé de prononcer une bénédiction, quand il aurait voulu maudire ; mais c’est un mystère qu’il ne nous est pas permis d’approfondir, et qui ne sera bien connu qu’au grand jour où tous les secrets seront dévoilés. Quoi qu’il en soit, il se sentit forcé de lui dire que cette religion dont elle voyait les rites et les serviteurs, était celle du Christ.

« Mais quels sont ces rites ? » demanda Immalie. « Font-ils aussi mourir leurs enfans ou leurs parens pour prouver qu’ils aiment leur Dieu ? Les suspendent-ils dans des corbeilles pour périr, ou les exposent-ils sur les bords des rivières pour être dévorés par des animaux féroces et hideux ? »

« La religion qu’ils professent, leur défend cela, » dit l’étranger, en prononçant à regret des paroles de vérité. « Elle leur ordonne, au contraire, d’honorer leurs parens, de soigner leur progéniture. »

— « Et pourquoi ne repoussent-ils pas de devant leur temple ceux qui ne pensent pas comme eux ? »

— « Parce que leur religion leur dit d’être charitables, bienveillans et tolérans. Ils doivent chercher à instruire ceux qui n’ont point encore atteint la pureté de sa lumière ; mais ils ne doivent ni les rejeter, ni les dédaigner. »

— « Ils n’immolent donc pas à leur Dieu des victimes humaines ? »

— « Non : car ils savent que Dieu ne peut être bien servi que par des cœurs purs, et des mains exemptes de crimes. Ils savent que la dévotion seule est préférable aux cérémonies les plus imposantes et les plus terribles, et que les temples les plus orgueilleux, élevés en l’honneur de sa divinité, seront réduits en poussière, tandis qu’un cœur simple et humilié brûlera éternellement sur son autel ; holocauste agréable, et dont les feux ne s’éteindront jamais. »

Pendant qu’il parlait, contraint peut-être par un pouvoir supérieur, Immalie inclinait, en rougissant, son visage contre terre, et puis le relevant avec le regard d’un ange nouveau-né, elle s’écria : « Le Christ sera mon Dieu ! Je veux être chrétienne ! » Elle s’inclina de nouveau avec cette profonde humilité qui indique à la fois la soumission du corps et de l’âme, et elle resta assez long-temps dans cette position. Quand elle se releva, elle chercha l’étranger… Il n’y était plus.


CHAPITRE XXII.



L’étranger interrompit pendant quelque temps ses visites ; et quand il revint, elles semblaient n’avoir plus le même but. Il n’essayait plus de corrompre les principes d’Immalie, de fausser son jugement, ou de l’induire en erreur au sujet de la religion. Il gardait même un profond silence sur ce dernier sujet, et paraissait regretter de l’avoir jamais touché. Toute l’avidité qu’elle témoignait pour s’instruire, toute la confiante importunité de ses manières ne purent obtenir de lui un mot de plus sur ce sujet. Il l’en dédommagea néanmoins amplement, en déployant devant elle l’instruction riche et variée d’un esprit qui paraissait avoir recueilli plus de connaissances, que l’expérience humaine n’aurait pu en réunir dans le cours d’une longue vie. Cette circonstance n’étonna pourtant pas Immalie ; elle ne faisait aucune attention au temps, et l’anecdote d’hier ou les annales des siècles passés étaient contemporaines pour son esprit auquel les faits, les dates, les coutumes diverses et la suite des événemens étaient également étrangers.

Ils s’asseyaient souvent le soir sur le rivage, où Immalie avait soin de préparer un siége de mousse pour son ami, et ils contemplaient ensemble en silence la vaste étendue des mers : car l’intelligence d’Immalie nouvellement réveillée sentait ce besoin d’expressions qu’un sentiment profond imprime à l’esprit le plus cultivé, et qui dans elle était augmenté à la fois par sa pureté et par son ignorance. Quant à l’étranger, il avait peut-être des raisons plus fortes encore pour garder le silence. Ce silence était cependant souvent interrompu ; pas un vaisseau ne se montrait dans l’éloignement qui ne devînt l’occasion d’une question dans la bouche d’Immalie et d’une réponse courte et évasive de la part de l’étranger. Ses connaissances étaient cependant immenses, et depuis le simple canot indien, jusqu’aux vaisseaux énormes et mal dirigés des Rajahs, ou bien aux rapides navires des Européens, qui venaient, comme les dieux de l’Océan, apporter la fertilité, la science, les découvertes des arts et les bienfaits de la civilisation, partout où ils jetaient l’ancre, il aurait pu tout lui décrire ; il aurait pu lui indiquer la destination de chacun de ces vaisseaux ; les sentimens, les mœurs et les usages nationaux de leurs divers équipages ; enfin lui donner une instruction que des livres ne lui auraient jamais procurée : car la conversation est, sans contredit, le moyen le plus sûr de bien enseigner.

Il est possible que cet être extraordinaire, à l’égard duquel les lois de la mortalité et les sentimens de la nature étaient également suspendus, éprouvât dans la société d’Immalie une espèce de repos triste et vague, qui lui faisait oublier la destinée qui le poursuivait d’une manière inévitable. Nous ne savons et nous ne saurons jamais quels furent les sentimens que lui inspira sa beauté innocente et sans soutien ; mais il est du moins certain qu’il cessa de la regarder comme sa victime, et que, pendant les momens qu’il passait auprès d’elle, écoutant ses questions et y faisant des réponses, il semblait jouir des seuls intervalles de bonheur qui furent accordés à son existence sombre et douloureuse. En s’éloignant d’elle, il rentrait dans le monde pour tenter les malheureux.

Loin d’elle, son but était tel qu’on l’a décrit, mais en sa présence, ce but paraissait suspendu. Il la regardait souvent avec des yeux dont l’éclat sauvage et féroce se noyait dans des larmes qu’il s’empressait d’essuyer pour la regarder de nouveau. Tandis qu’il reposait à côté d’elle sur les fleurs qu’elle avait cueillies pour lui, tandis qu’il contemplait ses lèvres de roses qui n’attendaient qu’un signal de lui pour parler, comme des boutons qui n’osent s’ouvrir avant que le soleil brille sur eux, tandis qu’il écoutait des accens impossibles à définir, il penchait la tête, essuyait de son front quelques gouttes d’une sueur glacée, et oubliait pour un moment la marque ineffaçable que, nouveau Caïn, il portait partout avec lui. Mais bientôt la tristesse profonde et habituelle de son âme s’emparait encore de lui. Il sentait la dent du reptile qui ne cessait de le ronger, et la chaleur de cette flamme qui ne s’éteignait jamais. Il tournait l’éclat fatal de ses grands yeux gris, sur le seul être que leur expression n’eût jamais fait frémir, parce que son innocence la rendait inaccessible à la crainte. Il la regardait attentivement pendant que la rage, le désespoir et la pitié déchiraient tour-à-tour son cœur. Une larme d’humanité mouillait son œil ; mais soudain il détournait ses regards et les portait sur le vaste Océan, comme s’il avait voulu embrasser le monde entier et trouver dans l’aspect de la vie humaine un aliment au feu qui consumait ses entrailles. Cet Océan si pur et si calme qui s’étendait devant eux, n’avait jamais réfléchi deux physionomies plus différentes, ou inspiré à deux cœurs des sentimens plus opposés. Immalie y puisait cette douce et délicieuse rêverie que la nature inspire à des cœurs innocens. Eux seuls peuvent jouir véritablement de la terre, de l’Océan et du ciel.

À l’étranger cette vue causait des idées bien différentes. Il la contemplait comme un tigre regarde une forêt remplie d’une proie abondante. Son imagination lui offrait à la fois des naufragés sans nombre, et le vaisseau, qui, poursuivant sa route par le vent le plus favorable et le ciel le plus pur, touchait soudain un rocher à fleur d’eau, et sombrait dans une mer calme, contraste délicieux pour son âme féroce. Parfois il se contentait de regarder les navires à mesure qu’ils passaient devant ses yeux, et de se dire que chacun d’eux renfermait une ample cargaison de malheurs et de crimes. Il réfléchissait surtout aux vaisseaux européens qui s’approchaient, tout remplis des passions et des vices d’un autre monde, pour trafiquer d’or, d’argent et des âmes des hommes, pour arracher à ces climats tous leurs riches produits, en refusant aux habitans le riz dont ils ont besoin pour soutenir leur chétive existence ; enfin, pour rapporter avec eux, en Europe, des constitutions minées, des passions enflammées, des cœurs ulcérés et des consciences qui ne peuvent plus dormir dans l’obscurité.

Tels étaient les objets qu’il cherchait à distinguer ou à deviner ; et un soir, après qu’Immalie lui eut fait des questions réitérées sur les vaisseaux qu’elle apercevait au loin sur les eaux, il lui fit la description du monde à sa manière, c’est-à-dire dans un esprit de sarcasme, de malignité et d’impatience que lui inspirait la vue de son innocente curiosité. Dans l’ébauche qu’il lui fit de la société, il y avait un mélange d’atroce amertume, d’ironie et d’affreuse vérité, tel qu’Immalie l’interrompit souvent par des cris d’étonnement, de douleur et d’effroi.

Quand il eut cessé de parler, Immalie garda pendant quelque temps le silence, méditant, avec tristesse et mélancolie, sur ce qu’elle venait d’entendre. L’amère ironie de son langage n’avait fait aucune impression sur elle, car elle n’en avait pu saisir le sens détourné ; elle avait seulement compris qu’il avait été beaucoup question de malheurs et de souffrances, mots inconnus pour elle avant qu’elle l’eût vu, et, par un regard, elle parut à la fois lui rendre grâce et lui faire des reproches de l’avoir initiée aux pénibles mystères d’une nouvelle existence. Elle venait de goûter de l’arbre de science, ses yeux étaient ouverts ; mais elle en avait trouvé le fruit amer, et ses regards témoignaient une douce et triste reconnaissance, bien faite pour déchirer le cœur qui venait de donner la première leçon de douleur à celui d’un être si beau, si doux, si plein d’innocence. L’étranger remarqua cette expression, et jouit de son triomphe.

En lui faisant ainsi un tableau exagéré des vices de la société, peut-être avait-il voulu la détourner du désir de la contempler de plus près ; peut-être entretenait-il une espérance vague de la garder dans cette solitude, où il pourrait parfois la voir, et respirer, dans l’atmosphère de pureté qui régnait autour d’elle, le seul zéphir qui rafraîchît le désert brûlant au sein duquel s’écoulait son existence. Cette espérance acquit un nouveau degré de force, quand il vit l’impression que son discours avait faite sur elle. L’ardente intelligence, l’avide curiosité, la vive reconnaissance qui s’y peignaient, en avaient toutes disparu, pour ne plus offrir qu’un regard baissé et des yeux pensifs et pleins de larmes.

« Ma conversation vous a-t-elle ennuyée, Immalie ? » demanda-t-il.

« Elle m’a affligée, » répondit l’Indienne, « et cependant je voudrais vous écouter encore. J’aime à entendre le murmure du ruisseau, quoique je sache que le crocodile se cache souvent sous ses eaux. »

— « Vous désireriez peut-être de rencontrer des habitans de ce monde si plein de crimes et de malheurs ? »

— « Je le désire en effet, car c’est de ce monde que vous êtes venu, et quand vous y retournerez, chacun sera heureux, excepté moi. »

— « Est-il donc en mon pouvoir de contribuer au bonheur des hommes ? Est-ce pour cela que j’erre au milieu d’eux ? » Une expression horrible et indéfinissable de dérision, de malveillance et de désespoir se peignit sur ses traits quand il ajouta : « Vous me faites trop d’honneur en m’attribuant une occupation si agréable et surtout si conforme à mes goûts. »

Immalie, qui avait détourné les yeux, ne remarqua pas cette expression, et elle répondit : « Je ne sais comment il se fait ; mais vous m’avez appris à tirer de la joie du sein même de la douleur. Avant de vous avoir vu, je ne faisais que sourire ; maintenant je pleure, et ces larmes sont délicieuses. Oh ! elles sont bien différentes de celles que je versais pour le soleil couchant ou pour la rose qui se fanait ; et cependant, je ne sais… »

Ici la pauvre Indienne, oppressée par des émotions qu’elle ne pouvait ni comprendre ni expliquer, posa ses deux mains jointes sur sa poitrine comme pour cacher le secret de ses nouvelles palpitations, et avec un instinct de pureté dont elle ne se rendait pas compte, elle s’éloigna de quelques pas, et baissa vers la terre des yeux dont des larmes s’échappaient malgré elle. L’étranger parut troublé, une émotion, à laquelle il n’était pas accoutumé, l’agita pour un moment ; puis il sourit dédaigneusement, comme s’il s’était reproché de s’être livré même pour un moment à un sentiment humain. Un instant d’après, sa physionomie s’adoucit de nouveau en contemplant les regards baissés et détournés d’Immalie. Il paraissait capable de sentir la douleur, et cependant toujours prêt à se faire un jeu de celle des autres. Ce contraste du désespoir qui se cache sous le masque de la frivolité se rencontre assez souvent. Le sourire est l’enfant du bonheur, mais une gaîté factice règne souvent sur le front de l’être profondément malheureux. Telle fut l’expression de l’étranger quand se tournant vers Immalie, il lui dit : « Mais que signifie ce discours ? »

Une longue pause suivit cette question : enfin l’Indienne répondit : « Je ne sais, » avec cet art délicieux de la nature qui apprend aux femmes à peindre leurs sentimens par des mots qui semblent dire tout le contraire de ce qu’ils expriment. Je ne sais pas signifie, je ne sais que trop bien.

L’étranger la comprit et jouissant d’avance de son triomphe, il ajouta : « Et pourquoi vos larmes coulent-elles, Immalie ? »

« Je n’en sais rien, » dit la pauvre Indienne, et ses larmes n’en coulèrent que plus fort.

À ces mots, ou plutôt à ces pleurs, l’étranger s’oublia pour un moment. Il sentait ce douloureux triomphe dont le vainqueur ne peut jouir ; ce triomphe qui annonce une victoire remportée sur la faiblesse des autres, aux dépens d’une faiblesse plus grande encore de notre cœur. Un sentiment d’humanité remplit, en dépit de lui-même, son âme, et il dit avec des accens d’une douceur involontaire : « Que voudriez-vous donc que je fisse, Immalie ? »

La difficulté qu’elle éprouvait à parler un langage qui fût à la fois intelligible et réservé, qui pût faire connaître ses désirs, sans trahir son cœur et la nature inconnue de ses nouvelles émotions, firent qu’Immalie balança long-temps avant de pouvoir répondre.

« Restez avec moi », dit-elle à la fin, « ne retournez pas dans ce monde de maux et de chagrins. Ici les fleurs seront toujours fraîches, et le soleil aura toujours le même éclat que le jour où je vous vis pour la première fois. Pourquoi voulez-vous retourner dans le monde pour penser et être malheureux ? »

Le rire sauvage et discordant que son interlocuteur lâcha à ces paroles, la fit frémir et la rendit muette.

« Pauvre enfant ! » s’écria-t-il avec ce mélange d’amertume et de compassion qui effraye et qui humilie à la fois : « Est-ce là la destinée que je dois accomplir ? Est-ce à moi à prêter l’oreille au gazouillement des oiseaux, à guetter le bouton qui s’épanouit ? Est-ce là mon sort ? » Il poussa encore un éclat de rire barbare et rejeta loin de lui la main qu’Immalie lui avait tendue en cessant de parler. « Oui, sans doute ! Je suis bien fait pour un pareil sort et pour une pareille compagne ! Dites-moi », ajouta-t-il avec une férocité toujours croissante. « Dites-moi, si ce sont mes traits, ma voix ou mes discours qui vous ont inspiré l’idée de m’insulter en m’offrant dans l’avenir l’espérance du bonheur ? »

Immalie, sans comprendre le fond de ce qu’il disait, eut assez de fierté virginale et de pénétration féminine pour comprendre que l’étranger la repoussait. Un sentiment de douleur et d’indignation lutta contre la tendresse de son cœur dévoué. Elle garda le silence un moment, puis, retenant ses larmes, elle dit du ton le plus ferme : « Allez donc vers votre monde, puisque vous voulez être malheureux. Partez. Hélas ! il n’est pas nécessaire d’aller là pour être malheureux, car je le suis ici. Allez ; mais prenez avec vous ces roses, car elles se flétriront quand vous serez parti ; prenez avec vous ces coquillages, car je n’aurai plus de plaisir à les porter quand vous ne les verrez plus. »

Pendant qu’elle parlait, elle détachait avec une action simple mais énergique, les fleurs et les coquillages dont ses cheveux et son sein étaient ornés, et elle les jetait à ses pieds ; puis, le regardant avec une douleur fière et mélancolique, elle s’éloignait, quand il s’écria : « Restez, Immalie, restez, et écoutez-moi pour un moment. » Peut-être dans ce moment aurait-il dévoilé le secret profond et inconcevable qui enveloppait sa destinée ; mais Immalie secoua tristement la tête dans un silence que sa profonde douleur rendait éloquent, et se retira.


CHAPITRE XXIII.



Plusieurs jours s’écoulèrent avant que l’étranger revînt visiter l’île. Il serait impossible à l’homme de découvrir quelles furent, dans cet intervalle, ou ses occupations, ou ses sensations. Peut-être que parfois il triomphait dans les maux qu’il avait infligés, et que parfois aussi il y compâtissait. Poussé enfin ou par la malignité, ou par la tendresse, ou par la curiosité, ou par l’ennui d’une vie artificielle, avec laquelle la pure existence d’Immalie formait un contraste si parfait, il retourna dans l’Île Enchantée, nom qu’elle avait reçu des Indiens du voisinage ; mais il lui fallut traverser bien des sentiers que nul pied humain n’avait encore foulés, bien des ruisseaux où nul pied n’avait trempé, avant qu’il pût découvrir le lieu où Immalie s’était cachée.

Elle n’avait cependant pas eu l’intention de se dérober à ses regards. Quand il la trouva, elle était appuyée contre un rocher. À ses pieds, l’Océan faisait retentir son murmure éternel. Elle avait choisi le site le plus sauvage qu’elle avait pu trouver. Il n’y avait près d’elle ni fleurs, ni buissons. Les seuls objets qui l’entouraient étaient les masses de rocs calcinés par l’action des volcans et les flots dans lesquels son pied se baignait, en paraissant à la fois inviter et mépriser le danger dont ils le menaçaient. La première fois que l’étranger l’avait vue, elle était environnée de fleurs et de parfums. Tout ce que la nature végétale et animale offre de plus brillant ; des roses et des paons semblaient lutter entre eux à qui répandrait sur elle un éclat plus vif et un baume plus délicieux. Aujourd’hui, elle paraissait abandonnée par la nature dont elle était l’enfant chéri. Elle reposait sur le rocher, et semblait avoir l’Océan pour lit. Elle n’avait ni coquillages dans son sein, ni roses dans ses cheveux ; son caractère paraissait changé avec ses sentimens. Elle n’aimait plus ce qu’il y avait de plus beau dans la nature. On eût dit que, prévoyant sa destinée, elle voulait d’avance se familiariser avec ce qu’elle avait de plus triste et de plus lugubre. Elle commençait à aimer les rochers et l’Océan, le murmure des flots et la stérilité des sables, objets mélancoliques dont la seule vue nous rappelle la douleur et l’éternité.

Ceux qui aiment peuvent chercher les délices des jardins, et s’enivrer des parfums qui semblent être les offrandes de la nature sur l’autel qui brûle déjà dans leur cœur ; mais que ceux qui ont aimé s’égarent sur les rivages de l’Océan : ils y entendront aussi une voix qui leur répondra.

Immalie, dans la solitude, avait un air morne et troublé qui semblait à la fois exprimer le conflit de ses émotions intérieures, et réfléchir la tristesse et l’agitation des objets physiques qui l’entouraient : car la nature préparait une de ces horribles convulsions, une de ces agonies intempestives qui servent à annoncer, pour l’avenir, une colère plus complète, et qui, par la destruction de la nature animée sur un espace limité, proclame dans les roulemens de son tonnerre, qu’un jour viendra où le monde entier sera détruit de même, et où s’accomplira la promesse terrible que cette dévastation partielle s’est bornée à prédire.

La soirée était sombre ; d’épais nuages obscurcissaient l’horizon, du levant au couchant. Un azur pâle brillait au haut des cieux, et ressemblait à l’éclat des yeux d’un mourant. Pas un souffle ne ridait la surface de la mer ; les feuilles se penchaient sans qu’un zéphir vînt les soulever ; les oiseaux s’étaient retirés, guidés par cet instinct qui leur apprend à éviter le terrible combat des élémens. L’aile abattue et la tête penchée, ils se cachaient dans les branches de leurs arbres favoris. La nature, dans ses grandes et terribles opérations, ressemble à un juge qui garde un silence profond, quelques momens avant de prononcer la terrible sentence qui va sortir de sa bouche implacable.

Immalie considérait le spectacle effrayant qui l’environnait sans aucune émotion née de causes physiques. Jusqu’alors le jour et les ténèbres avaient été la même chose pour elle. Elle aimait le soleil à cause de sa lumière durable, et la foudre pour son éclat passager. L’Océan lui plaisait par son retentissement sonore, et la tempête par l’agitation qu’elle causait aux feuilles des arbres ; enfin, elle aimait le repos de la nuit et la douce lumière des étoiles.

Telle, du moins, elle avait été jadis. Cette fois, son œil se fixait sur le jour qui baissait pour faire place à l’obscurité, à cette obscurité contre nature qui semblait dire aux plus beaux ouvrages de la Divinité : Retirez-vous ; vous ne brillerez plus.

Les ombres s’épaississaient, et les nuages, semblables à une armée qui a réuni toutes ses forces, se préparaient à combattre les rayons épais de lumière qui brillaient encore dans le ciel. Une seule bande large et d’un rouge obscur bordait l’horizon. Le murmure des eaux augmentait, et le tronc du manglier frémissait, tandis que ses branches enracinées semblaient vouloir abandonner la terre à laquelle elles s’étaient unies. En un mot, la nature, par toutes les voix que pouvaient lui prêter la terre, les airs et les eaux, annonçait à ses enfans un danger imminent.

Ce fut là le moment que l’étranger choisit pour s’approcher d’Immalie. Il était insensible au danger, et ne connaissait point la crainte. Sa misérable destinée l’avait mis à l’abri de l’un et de l’autre : mais que lui avait-elle laissé ? Une seule espérance, celle de plonger les autres hommes dans sa propre condamnation. Une seule crainte, celle de voir sa victime lui échapper. Cependant, malgré sa cruauté diabolique, il ne put s’empêcher de sentir un mouvement de componction en apercevant la jeune Indienne. Ses joues étaient pâles, mais son œil était fixe, et sa figure détournée, comme si elle avait préféré la tempête à ses regards, semblait dire : Puissé-je tomber dans les mains de Dieu plutôt que dans celles des hommes !

Cette attitude qu’Immalie avait prise sans aucune intention, et qui n’exprimait nullement ses véritables sentimens, rendit au cœur de l’étranger toute sa malignité naturelle. Ses projets cruels et ses désirs habituellement sombres et diaboliques reprirent tout leur empire. En voyant le contraste de l’innocence sans secours au milieu des convulsions de la nature, il éprouva le même sentiment de plaisir qu’il ressentait quand, au moyen de la puissance surnaturelle qui lui avait été départie, il pénétrait dans les cabanes des fous ou dans les cachots de l’Inquisition. Il semblait se dire que la foudre qu’il était prêt à diriger contre le cœur de cet être si pur, était plus sûre que celle des nuages qui brillaient autour d’elle.

Armé de toute sa perversité et de toute sa puissance, il s’approcha d’Immalie, qui n’était défendue que par sa pureté. Il y avait, entre sa personne et sa position, un contraste qui aurait touché tout autre que l’Homme errant. L’éclat de sa figure brillait au milieu de l’obscurité qui l’environnait ; et sa douceur était rendue plus remarquable encore par la sévérité du rocher contre lequel elle s’appuyait.

L’étranger s’approcha sans être aperçu. Le murmure des flots et des vents couvrait le bruit de ses pas : mais, en s’avançant, il entendit des sons qui l’étonnèrent. Il s’arrêta pour les écouter. C’était la pauvre Indienne, qui, sans connaître et sans craindre son danger, chantait aux échos de la tempête une espèce d’hymne sauvage de désespoir et d’amour. En voici quelques strophes :

« La nuit devient plus obscure ; mais cette obscurité qu’est-elle auprès de celle que son absence a répandue sur mon âme ? Les éclairs brillent autour de moi ; mais que sont-ils auprès de l’éclat de son œil quand il m’a quittée en courroux ?

« Je n’ai vécu que dans la lumière de sa présence ; pourquoi ne mourrai-je pas quand cette lumière m’est ôtée ? Courroux des nuages, qu’ai-je à craindre de vous ? Vous pouvez me réduire en poussière, comme je vous l’ai vu faire aux branches des arbres ; mais le tronc restait, et mon cœur sera toujours à lui.

« Mugissez, terrible mer ; vos flots, que je ne puis compter, n’effaceront point son image de mon cœur. Mon cœur restera ferme comme le rocher, même au sein des calamités de ce monde dont il me menace, de ce monde dont, sans lui, je n’aurais jamais connu les dangers, et que je suis prête à braver pour lui.

« Quand nous nous rencontrâmes pour la première fois, mon sein était couvert de roses ; aujourd’hui, je les rejette loin de moi. Quand il me vit la première fois, tous les êtres vivans m’aimaient ; maintenant leur amour m’est indifférent, je ne sais plus les aimer. Quand il venait tous les soirs me voir, je désirais que la lune brillât ; maintenant je la vois sans regret se cacher dans les nuages. Avant qu’il fût venu tout m’aimait, et j’aimais toute la nature ; maintenant je sens que je ne puis aimer qu’un objet et cet objet m’a abandonnée. Depuis que je l’ai vu tout a changé de face. Les fleurs n’ont plus leurs brillantes couleurs ; le murmure des eaux est moins doux ; les étoiles ne me sourient plus du haut des cieux, et moi-même je commence à préférer la tempête au calme. »

En terminant son chant sauvage, elle voulut quitter le lieu où la fureur toujours croissante de la tempête ne lui permettait plus de rester, quand, en se retournant, elle vit les yeux de l’étranger fixés sur elle. À cet aspect, elle rougit, et ne fit point entendre le cri de joie avec lequel elle avait l’habitude de le recevoir ; mais elle le suivit, d’un pied chancelant et en détournant la tête, jusqu’aux ruines de la pagode, où il lui faisait signe de venir chercher un asile contre le courroux des élémens.

Ils s’en approchèrent en silence ; et il était étrange de voir, au milieu des convulsions de la nature, deux êtres marcher ensemble sans prononcer un mot de crainte, sans éprouver un sentiment d’inquiétude. L’un était armé par son désespoir ; l’autre par son innocence. Immalie aurait préféré l’abri de son bananier favori ; mais l’étranger essaya de lui faire comprendre qu’elle y courrait plus de danger que dans le lieu qu’il lui indiquait.

« Du danger ! » s’écria l’Indienne avec un sourire vague, mais enchanteur ; « en puis-je courir quand vous êtes auprès de moi ? »

— « N’y a-t-il donc point de danger en ma présence ? Bien peu de personnes m’ont vu sans en craindre et même sans en éprouver. »

Pendant qu’il parlait ainsi, son front se couvrait de nuages plus sombres que ceux qui obscurcissaient le ciel.

« Immalie, » ajouta-t-il d’une voix que rendait plus pénétrante l’émotion inusitée qui remplissait son cœur ; « Immalie, vous ne pourriez être assez faible pour me croire en état de commander aux élémens ? Si je l’étais, j’en atteste ce ciel qui me contemple avec colère, le premier acte de mon pouvoir serait de choisir sa foudre la plus prompte et la plus meurtrière pour vous clouer à la place où je vous vois. »

« Moi ! » répéta l’Indienne tremblante, et pâlissant plutôt de ses paroles et du ton dont il les prononçait que de la fureur redoublée de la tempête.

— « Oui, oui, vous ; malgré toute votre amabilité, votre innocence, votre pureté ! Et ce serait pour empêcher qu’un feu bien plus ardent ne consume votre existence et ne tarisse la source de votre sang ; pour que vous ne soyez plus exposée à un danger mille fois plus funeste que celui dont les élémens vous menacent, le danger de ma maudite et misérable présence ! »

Immalie ne sachant ce qu’il voulait dire, mais compatissant à l’agitation qu’il paraissait éprouver, s’approcha de lui pour calmer, s’il était possible, une émotion dont elle ne pouvait deviner ni le nom ni la cause. Pâle, échevelée, les mains jointes, on eût dit qu’elle demandait pardon d’un crime qu’elle ignorait. Tout autour d’elle était sauvage et terrible. La terre était jonchée de fragmens de pierres et de décombres, tandis que la voûte entr’ouverte donnait passage par momens à des éclats d’une lumière terrible plus effrayante que les ténèbres. Au sein de cette désolation, elle semblait un ange descendu du ciel avec un message de réconciliation qu’elle apportait en vain.

L’étranger lui lança un de ces regards qu’aucun œil mortel, autre que le sien, n’avait encore pu contempler sans effroi ; mais son expression ne fit qu’inspirer à la victime un dévouement plus complet. Peut-être un sentiment de terreur involontaire se mêlait-il à cette expression, lorsque cette belle créature se jeta aux pieds de son ennemi désespéré, et le supplia par son silence, plus éloquent que des paroles, d’avoir pitié de lui-même. Toutes ses sensations semblaient concentrées sur l’objet mal choisi de leur idolâtrie. Tout en elle indiquait cette soumission que le cœur d’une femme éprouve pour les fautes, les passions, les crimes même de l’objet qu’elle aime. Immalie s’était d’abord inclinée devant celui qu’elle aimait dans l’espoir de le fléchir ; elle s’était ensuite mise à genoux en restant loin de lui. Elle finit par saisir sa main ; et la pressa de ses lèvres décolorées. Elle voulut prononcer quelques paroles, mais ses larmes, qui baignaient la main qu’elle tenait, l’en empêchèrent, tout en s’expliquant pour elle. Cette main lui fit, dans le premier moment, une réponse en serrant la sienne avec un mouvement convulsif ; mais l’étranger ne tarda pas à la rejeter loin d’elle. Elle restait effrayée et prosternée devant lui.

« Immalie, » dit l’étranger avec effort, « désirez-vous que je vous explique les sentimens que ma présence devrait vous inspirer ? »

« Non, non, non, » dit l’Indienne en appliquant ses mains blanches et délicates, d’abord à ses oreilles et puis à sa poitrine, « je ne les sens que trop. »

« Haïssez-moi, maudissez-moi, » dit l’étranger, sans faire attention à ce qu’elle venait de dire, et frappant du pied avec violence : « haïssez-moi, car je vous hais. Je hais tout ce qui existe, tout ce qui n’est plus ; je suis moi-même haï et haïssable ! »

« Ce n’est pas moi qui vous hais, » dit la pauvre Indienne en tâtonnant à travers ses larmes, pour saisir sa main qu’il éloignait.

— « Vous me haïriez comme les autres, si vous saviez qui je suis et qui je sers. »

Immalie appela à son secours toute l’énergie du cœur et de l’esprit qu’elle venait nouvellement d’acquérir, pour répondre à cette observation.

« Je ne sais qui vous êtes ; mais je suis à vous. Je ne sais qui vous serez ; mais, qui que ce soit, je le servirai aussi. Je veux être à vous pour toujours. Abandonnez-moi si vous voulez ; mais quand je serai morte, revenez dans cette île, et dites en vous-même : les roses ont fleuri et se sont fanées ; les ruisseaux ont coulé et se sont desséchés ; les rochers ont été déplacés et les astres dans le ciel ont changé leur cours ; mais il existait un cœur qui n’a jamais changé, et il n’est point ici ! »

« Immalie ! » dit l’étranger.

Elle le regarda, et, avec un mélange d’étonnement et de douleur, elle vit couler des larmes de ses yeux. L’instant d’après, il les essuya avec un geste de désespoir, et grinçant des dents, il poussa un éclat de ce rire convulsif, qui indique que nous sommes nous-mêmes l’objet de notre raillerie. Immalie, que ses sensations avaient fatiguée à l’excès, tremblait en silence à ses pieds.

« Écoutez-moi, malheureuse fille ! » s’écria-t-il d’un ton où la malignité se mêlait à la compassion, et une inimitié habituelle à une douceur involontaire ; « écoutez-moi. Je connais le sentiment secret contre lequel vous luttez mieux que le cœur innocent qui le renferme. Bannissez ce sentiment, détruisez-le. Écrasez-le comme vous feriez d’un jeune reptile avant que le temps l’ait rendu aussi dégoûtant que venimeux. »

« Je n’ai jamais de ma vie écrasé de reptile, » dit Immalie.

« Vous aimez donc, » dit l’étranger ; « mais » ajouta-t-il, après une longue et fatale pause, « savez-vous quel est l’être que vous aimez ? »

« C’est vous, » dit l’Indienne, avec cette sincérité de l’innocence, qui rend sacrée l’impulsion à laquelle elle cède, et qui rougirait plutôt des faussetés de l’art, que de la confiance de la nature : « c’est vous ! Vous m’avez appris à penser, à aimer, à pleurer. »

— « C’est donc pour cela que vous m’aimez ! Songez pour un moment, Immalie, à l’indignité de l’objet auquel vous prodiguez les trésors de votre sensibilité. Il n’a rien d’attrayant dans son extérieur. Ses habitudes sont même repoussantes. Il est séparé de la vie et de l’humanité par un abîme impossible à franchir. C’est un enfant déshérité par la nature, qui erre au loin pour tenter ou pour maudire ses frères plus heureux que lui ; un être qui… Mais qu’est-ce qui m’empêche de vous tout dévoiler ? »

Dans ce moment un éclair d’une vivacité telle qu’aucun œil humain n’en aurait pu supporter l’éclat, brilla à travers les ruines et répandit partout une lumière affreuse. Immalie éprouva un effroi et une émotion involontaire. Elle tomba sur ses genoux et couvrit de ses mains ses yeux éblouis et souffrans.

Elle demeura ainsi pendant quelques momens et crut entendre parler à côté d’elle ; il lui semblait que l’étranger répondait à une voix qui lui adressait la parole. Elle distingua les mots suivans au bruit du tonnerre qui roulait dans le lointain : « Cette heure est à moi et non à toi… va-t-en, et ne m’importune pas. »

Quand elle leva les yeux, toute apparence d’émotion avait fui loin des traits de l’étranger. L’œil sec et brûlant du désespoir qu’il fixait sur elle semblait n’avoir jamais connu une larme. La main avec laquelle il la saisit semblait n’avoir jamais renfermé de sang, son attouchement était froid comme celui de la mort.

« Miséricorde ! » s’écria l’Indienne en tremblant, et en cherchant vainement un sentiment d’humanité dans des yeux que les siens invoquaient, baignés de larmes. « Miséricorde ! » En prononçant ce mot elle ne savait ni ce qu’elle demandait, ni ce qu’elle craignait.

L’étranger ne répondit rien ; pas un de ses muscles ne se relâcha. On eût dit qu’il la serrait de ses mains sans la sentir, qu’il la regardait sans la voir. Il la porta ou plutôt il la traîna jusqu’à cette vaste arcade qui avait servi autrefois d’entrée à la pagode, mais qui, dans l’état de délâbrement où elle se trouvait ressemblait plutôt à la bouche d’une caverne, demeure des habitans du désert, qu’au travail de l’homme, consacré par lui au culte de la divinité.

« Vous avez imploré la miséricorde, » lui dit son compagnon d’une voix qui glaça son sang, malgré la chaleur étouffante de l’atmosphère. « Vous avez imploré la miséricorde et vous l’aurez. Je n’en ai point trouvé, mais j’ai recherché mon affreuse destinée ; ma récompense est juste et assurée. Lève les yeux, femme tremblante : lève les yeux, je te l’ordonne. »

Obéissant à ses ordres, elle écarta de ses yeux les longues tresses de cheveux dont elle venait de balayer en vain le rocher empreint des pas de celui qu’elle adorait. Avec la docilité d’un enfant et la douce soumission d’une femme, elle essaya de faire comme il lui disait ; mais ses yeux remplis de larmes ne purent supporter l’horreur du spectacle qui l’entourait. Elle essuya ses yeux brillans avec une chevelure qui se baignait chaque jour dans le cristal des eaux, et tandis qu’elle s’efforçait de fixer ses regards sur la désolation de la nature, elle ressemblait à un esprit céleste, forcé de contempler les effets de la colère du Tout-Puissant, dont il adore les derniers résultats quoique ses opérations lui soient inintelligibles.

Immalie s’approcha donc des ruines et pour la première fois elle frémit en contemplant la nature. Jadis tous ses phénomènes lui avaient paru également terribles ou sublimes. L’éclat du soleil ou la sombre horreur de l’orage contribuaient également à la dévotion involontaire du cœur le plus pur. Mais depuis qu’elle avait vu l’étranger, de nouvelles émotions avaient rempli ce jeune cœur. Elle avait appris à pleurer et à craindre, et peut-être voyait-elle dans l’aspect effrayant des cieux le développement de cette terreur mystérieuse qui se cache toujours au fond du cœur de ceux qui osent aimer.

« Immalie, » s’écria l’étranger ; « est-ce ici le lieu, est-ce le moment de parler d’amour ? La nature entière tremble, le ciel est obscurci, les animaux se cachent, les buissons mêmes frémissent, comme s’ils partageaient la terreur générale. »

« C’est le moment d’implorer une protection puissante, » dit Immalie en s’attachant à lui avec timidité.

« Levez les yeux, » reprit l’étranger, tandis que les siens, fixes et sans émotion, semblaient répondre par un éclair à chaque trait que lançait la foudre ; « levez les yeux, et, si vous n’avez pas la force de résister aux mouvemens de votre cœur, permettez-moi du moins de vous en indiquer un objet plus convenable. Aimez, » ajouta-t-il en étendant les bras vers les cieux livides et troublés, « aimez l’orage dans toute sa force destructive. Unissez-vous à ces voyageurs rapides et périlleux des airs, à la foudre qui les déchire, au tonnerre qui les ébranle ! Cherchez un abri tutélaire sous ces épais nuages, sous ces montagnes des cieux dont les bases ne reposent sur rien ! Cherchez pour compagnon, pour amant, tout ce que la nature a de plus terrible ; suppliez-les de vous réduire en cendres ; périssez dans leurs cruels embrasemens, et vous serez plus heureuse, bien plus heureuse que si vous aviez vécu dans les miens. Vécu, que dis-je ? Oh ! qui peut être à moi et continuer à vivre ? Écoutez-moi, Immalie, écoutez-moi ! » En faisant cette apostrophe, il prit ses mains dans les siennes ; ses yeux, fixés sur elle, brillaient d’un éclat plus vif même qu’à l’ordinaire, tandis qu’un nouvel enthousiasme semblait pour un moment ébranler et donner un ton inusité à tout son être. « Si vous voulez être à moi, il faut que ce soit au milieu d’une scène comme celle-ci ; au sein des flammes et des ténèbres, au sein de la haine et du désespoir, au sein… »

Sa voix n’était déjà plus qu’un cri diabolique de rage et d’horreur ; il étendait les bras comme pour lutter contre quelque objet que lui présentait son imagination, et il allait s’élancer du lieu où il s’était placé avec Immalie, poursuivi par le tableau que ses crimes et son désespoir avaient tracé, et par les images qu’il était condamné à contempler pour jamais.

Par ce mouvement soudain, la douce Immalie, perdant son appui, se trouva étendue à ses pieds. Sa voix était étouffée par la crainte, mais elle n’en conservait pas moins ce dévouement complet que le cœur d’une femme sait seul éprouver, et, à ses plus effrayantes questions, elle se contentait de répondre : « Serez-vous là ? »

— « Oui, je dois être et pour jamais ! Et voudriez-vous, oseriez-vous y être avec moi ? »

Une sauvage et terrible énergie donnait à sa voix une force extraordinaire, pendant qu’il adressait ces mots affreux à l’être aimable qui, étendu à ses pieds, semblait une tourterelle fascinée qui s’élance dans le bec du vautour.

Une légère convulsion agita les traits livides de l’étranger, et il ajouta :

« Eh bien donc ! au milieu du tonnerre, je t’épouse, fiancée de la perdition ! tu seras à moi pour toujours ! Viens, répétons nos vœux sur l’autel chancelant de la nature : les foudres du ciel seront nos cierges, et la malédiction de l’univers sera notre bénédiction nuptiale. »

L’Indienne jeta un cri d’effroi, non à ses discours qu’elle ne comprenait pas, mais à l’expression qui les accompagnait.

« Viens, » répéta-t-il, « afin que les ténèbres soient les témoins de notre union mémorable et éternelle ! »

Immalie, pâle, effrayée, mais ferme, s’éloigna de lui.

Dans cet instant, l’orage, qui avait obscurci les cieux et ravagé la terre, se dissipe, avec la rapidité ordinaire dans ces climats où ces terribles phénomènes ne durent que peu de momens, et sont bientôt remplacés par le ciel le plus pur et le plus brillant. À mesure que l’étranger parlait, les nuages s’entr’ouvraient, et la lune apparut bientôt avec un état inconnu au ciel de l’Europe. La jeune Indienne trouva, dans cette circonstance, un présage aussi favorable à son imagination qu’à son cœur. Elle s’arracha d’auprès de l’étranger, et s’élançant dans la lumière de la nature, dont l’éclat pouvait se comparer à la promesse de la rédemption, brillant au sein des ténèbres de la chute de l’homme, elle montra du doigt la lune, ce soleil des nuits de l’Orient, dont la lumière large et argentée couvrait, comme d’un manteau de gloire, les rochers et les ruines, les arbres et les fleurs.

« Épousez-moi à cette lumière, » s’écria-t-elle, « et je serai à vous pour toujours ! »

Sa physionomie céleste réfléchissait la lumière de la belle planète qui poursuivait sa course dans un ciel sans nuage ; tandis que ses bras blancs et nus qu’elle étendait vers la lune semblaient deux témoins sans tache de leur union.

« Épousez-moi à cette lumière, » répéta-t-elle en se mettant à genoux, « et je serai à vous pour toujours ! »

Tandis qu’elle parlait, l’étranger s’approcha d’elle avec des sentimens qu’aucune pensée humaine ne pénétrera jamais. Dans ce moment, un léger phénomène vint changer sa destinée. Un nuage obscur couvrit, pour un instant, la lune. On eût dit que l’orage se hâtait de recueillir les derniers restes de sa fureur passée, pour s’évanouir ensuite à jamais.

Les yeux de l’étranger se fixèrent sur Immalie avec un mélange affreux de tendresse et de férocité. Il montra les nuages, et dit : « Épousez-moi par cette lumière, et vous serez à moi aux siècles des siècles ! »

Immalie frémit en sentant sa main qui la saisissait avec force. Elle essaya vainement de découvrir l’expression de sa physionomie, mais elle comprit assez son danger pour s’arracher de ses bras.

« Adieu, pour jamais ! » s’écria l’étranger en s’éloignant d’elle à son tour.

Immalie, épuisée par l’émotion et la terreur, était tombée, privée de sentiment, sur un des monticules de décombres qui couvraient le sentier de la pagode ruinée. L’étranger revint ; il la souleva dans ses bras ; ses longs cheveux noirs les couvraient ; elle n’avait plus de mouvement ; sa joue froide et décolorée s’appuyait sur son épaule.

« Est-elle morte ? » murmura-t-il tout bas. « Eh bien ! soit ! qu’elle périsse ! qu’elle meure mille fois plutôt que d’être à moi ! »

En disant ces mots, il replaça son immobile fardeau sur les décombres, et quitta l’île pour n’y plus rentrer.


CHAPITRE XXIV.



Trois ans s’étaient écoulés depuis la séparation d’Immalie et de l’étranger, quand, un soir, l’attention de quelques gentilshommes espagnols qui se promenaient dans une allée du Prado de Madrid, se fixa sur une personne qui passait auprès d’eux. Ses vêtemens étaient ceux du pays, mais il ne portait point d’épée, et marchait fort lentement. Ils s’arrêtèrent avec un tressaillement simultané, et parurent se demander, l’un l’autre, par leurs regards, quelle avait été la cause de l’impression que l’apparition de cet individu avait faite sur eux. Il n’y avait rien de remarquable dans sa figure. Il marchait tranquillement, mais c’était l’expression singulière de sa physionomie qui les avait frappés d’une sensation qu’aucun d’eux ne pouvait expliquer.

Ils étaient encore à la même place, quand l’inconnu repassa devant eux, marchant toujours avec la même lenteur, et ils rencontrèrent de nouveau cette singulière expression dans les traits, et surtout dans les yeux, qu’aucun regard humain ne pouvait contempler sans frémir. Accoutumés à considérer des objets révoltans pour la nature et pour l’homme, parcourant sans cesse les hospices des aliénés, les prisons de l’Inquisition, les cavernes de la faim, les cachots du crime ou le lit de mort du désespoir, ils avaient contracté un éclat et un langage qui leur étaient propres : un éclat que nul ne pouvait envisager, un langage que peu d’hommes auraient osé comprendre.

Ces gentilshommes observèrent deux autres personnes dont l’attention paraissait, comme la leur, fixée sur le même objet : car elles le montraient du doigt, et se parlaient à voix basse avec des gestes qui indiquaient une émotion forte et évidente. La curiosité du groupe vainquit, pour une fois, la réserve espagnole ; et, s’approchant des deux cavaliers, on leur demanda si l’étrange personnage qui venait de passer devant eux n’avait pas été le sujet de leur conversation, et la cause de l’émotion qui avait marqué leurs discours.

Ils répondirent affirmativement, et ajoutèrent qu’ils étaient instruits de certaines circonstances du caractère et de l’histoire de cet être extraordinaire, qui pouvaient justifier des marques d’émotion plus fortes encore à son aspect. Ces paroles augmentèrent la curiosité des passans, et le groupe devint plus nombreux. Quelques personnes savaient, ou prétendaient savoir des détails sur ce sujet remarquable, et il s’entama une de ces conversations vagues dont la matière principale se compose d’ignorance, de curiosité et de frayeur, mêlées à quelque peu de vérités et de connaissances positives ; de ces conversations peu satisfaisantes, mais qui ne manquent pas d’intérêt ; où chaque interlocuteur est bien aise de contribuer pour sa part aux bruits, aux conjectures, aux anecdotes, d’autant plus facilement crues qu’elles sont plus incroyables, et aux conclusions d’autant plus convaincantes qu’elles sont plus fausses.

Voici de quoi donner une idée de cette conversation. « Mais quoi ! » dit l’un des interlocuteurs : « s’il est réellement ce que l’on pense, ce que l’on assure qu’il est, pourquoi ne l’arrête-t-on pas ? Pourquoi l’Inquisition ne s’en empare-t-elle pas ? »

« Il a déjà souvent été dans les prisons du Saint-Office, » répondit un second ; « plus souvent peut-être que les révérends pères ne l’eussent voulu. »

« Le fait est cependant certain, qu’il a toujours été délivré sur-le-champ. »

Un quatrième ajouta que cet inconnu avait été enfermé, tour-à-tour, dans toutes les prisons de l’Europe, mais qu’il avait toujours trouvé moyen de mettre en défaut la puissance qui paraissait le tenir dans ses mains. Au moment même où l’on croyait qu’il expiait ses crimes dans un pays, il en commettait déjà de nouveaux dans un autre.

« Sait-on quelle est sa patrie ? » demanda quelqu’un.

« Il est originaire de l’Irlande, » répondit-on, « pays peu connu, et où, par divers motifs, ses habitans ne restent qu’avec répugnance. Il s’appelle Melmoth. »

Un des interlocuteurs qui paraissait en savoir plus que les autres, leur fit part de la promptitude inconcevable avec laquelle cet étranger se transportait d’un pays à l’autre, promptitude qui surpassait tous moyens humains. Il leur raconta aussi, que sa coutume était de rechercher partout les êtres les plus misérables et les plus vicieux, sans que l’on pût deviner le motif qu’il avait pour se plaire dans leur société. Comme il achevait de parler, une voix grave frappa les oreilles des personnes rassemblées. Elle prononça ces mots : « Ce motif est bien connu d’eux et de lui. »

Le jour était baissé, ce qui n’empêchait pas que l’on distinguât fort bien la figure de l’étranger. Quelques personnes assurèrent même qu’elles avaient observé l’éclat remarquable de ses yeux, qui ne brillaient jamais sur la destinée des hommes que comme des planètes de malheur. Le groupe s’arrêta pendant quelque temps pour guetter le départ de cette figure, qui avait produit sur elle l’effet d’une torpille. Elle s’éloigna lentement ; personne ne tenta de l’arrêter.

« J’ai entendu dire, » observa quelqu’un, « que la musique la plus délicieuse précède l’approche de cette personne quand elle se trouve près de la victime qu’il lui est permis de tenter ou de tourmenter. Parfois, cette musique n’est sensible que pour la victime seule ; dans d’autres momens, les assistans peuvent l’entendre aussi. On m’en a fait les relations les plus étonnantes… La Sainte Vierge Marie nous protège !… Avez-vous jamais ouï de pareils sons ? »

« Il n’est pas étonnant, » dit un jeune fat de la société, « que l’approche d’une créature aussi céleste que celle que j’aperçois soit annoncée par des sons délicieux. »

Comme il parlait, tous les yeux se tournèrent vers une jeune femme qui, placée au milieu d’un groupe de personnes charmantes, les surpassait toutes par l’élégance de sa taille et sa marche noble, gracieuse et aisée. Elle ne cherchait point à attirer les regards ; mais les regards s’arrêtaient tous sur elle, sans pouvoir s’en détacher. En vain ses compagnes faisaient-elles usage de toutes les armes que leur fournissait la coquetterie pour fixer l’attention des cavaliers ; il y en avait une dont les armes n’étaient point artificielles : elles n’étaient formées que du contraste de ses attraits singuliers et simples, avec l’arrangement étudié des autres. Quand elle s’éventait, c’était vraiment pour se rafraîchir ; quand elle arrangeait son voile, c’était pour couvrir sa figure ; quand elle ajustait sa mantille, c’était pour cacher cette taille, dont la rare perfection n’était pas déguisée même par la volumineuse draperie qui la couvrait. Les hommes les plus dissolus ne pouvaient la contempler qu’avec un respect involontaire ; les infortunés trouvaient de la consolation à la regarder ; les vieux songeaient à leur jeunesse, et les jeunes éprouvaient pour la première fois ce sentiment qui seul mérite le nom d’amour, parce que la pureté seule peut l’inspirer ou le récompenser.

Nous avons déjà remarqué combien ses mouvemens étaient gracieux et aisés. En effet, ils avaient tous une élasticité, un ressort, une vitalité, qui faisaient que chacune de ses actions était l’expression d’une pensée. Elle s’en apercevait soudain, et les efforts qu’elle faisait pour cacher ce qu’elle avait annoncé malgré elle, découvraient un nouveau charme à des sensations ainsi dévoilées. Autour d’elle régnait cet éclat d’innocence, de majesté, qui ne se trouve jamais uni que dans son sexe. Les hommes peuvent conserver long-temps sur leurs traits l’expression de la puissance que la nature leur a départie ; mais celle de l’innocence tarde peu à s’oblitérer.

Au milieu de toutes les grâces vives et un peu extraordinaires d’une figure qui semblait ne connaître d’autres lois que celles qu’elle s’était imposées à elle-même, régnait une teinte de mélancolie qui, aux yeux d’un observateur superficiel, aurait pu paraître passagère ou affectée ; mais qui, à d’autres, offrait la preuve que tandis que toute l’énergie de son intelligence était occupée et tout l’instinct de sa raison éveillé, son cœur était encore vide et demandait un habitant.

Le groupe de cavaliers, qui avait été occupé à causer de l’étranger, se sentit irrésistiblement attiré à la vue de cet objet. Leurs chuchotemens craintifs se changèrent en exclamations de plaisir et d’étonnement en voyant passer cette femme charmante. À peine avait-elle fait quelques pas pour s’éloigner, que l’on vit l’étranger se retourner lentement : les femmes le rencontrèrent. Son regard fixe en choisit une seule sur laquelle il s’attacha. Elle le vit, le reconnut, jeta un grand cri et tomba par terre privée de sentiment.

Le tumulte occasionné par cet accident que tout le monde avait vu, sans que personne en pût deviner la cause, détourna pendant quelques instans l’attention, qui cessa de se porter sur l’étranger. Chacun s’occupait d’assister la jeune dame ou de demander de ses nouvelles. On s’empressa de la porter dans sa voiture, et au moment où elle y fut placée, une voix, non loin d’elle, prononça le mot d’Immalie ! Elle reconnut cette voix et se retourna, avec un regard d’angoisse et un faible cri, vers le côté d’où elle était partie. Ceux qui l’entouraient l’avaient entendue comme elle ; mais ne comprenant pas le sens du mot et ne sachant pas à qui il s’adressait, ils attribuèrent l’émotion de la jeune dame à son indisposition. La voiture partit et l’étranger la suivit des yeux. Bientôt la société se dispersa : il resta seul. Les ombres s’épaississaient ; il ne paraissait pas remarquer ce changement. Un petit nombre de personnes, qui ne l’avaient pas perdu de vue, continuaient à se promener pour l’observer. Il ne les aperçut pas. L’un de ceux qui restèrent le plus long-temps dit qu’il lui avait vu faire un geste comme pour essuyer ses yeux. Les larmes de la pénitence lui étaient à jamais prohibées. Était-ce donc la passion qui aurait fait couler celles-là. Dans ce cas, malheur à l’objet de cette passion !


CHAPITRE XXV.



Le lendemain, la jeune personne, qui avait excité tant d’intérêt, devait quitter Madrid pour passer quelques semaines dans un château peu éloigné de la capitale, et qui appartenait à sa famille. Cette famille se composait de sa mère, dona Clara d’Aliaga, épouse d’un riche négociant, que l’on attendait d’un moment à l’autre de retour des Indes ; de son frère don Fernand d’Aliaga, et d’un grand nombre de domestiques : car ces riches citoyens, fiers de leur opulence et de la noblesse de leurs ancêtres, se piquaient de voyager avec autant de lenteur et de cérémonie que le premier grand du royaume. Aussi le vieux et lourd carrosse s’avançait gravement comme un corbillard. Le cocher dormait sur le siége, et les six chevaux noirs ne changeaient jamais leur pas solennel et mesuré. Fernand d’Aliaga et les domestiques étaient à cheval à côté de la voiture, dans laquelle s’étaient placées dona Clara et sa fille.

dona Clara était une femme d’une humeur grave et d’un caractère froid. Elle avait toute la solennité d’une Espagnole et toute l’austérité d’une dévote. Don Fernand offrait l’union des passions vives et des mœurs austères, assez commune parmi les habitans de l’Espagne. Son orgueil triste et personnel était blessé quand il se rappelait que sa famille avait dérogé en se livrant au commerce ; et il regardait l’extrême beauté de sa sœur comme le moyen le plus probable de recouvrer son rang par une alliance avec une famille illustre ; il la contemplait avec cette partialité, mêlée d’égoïsme, aussi peu honorable pour celui qui l’éprouve que pour celle qui l’inspire.

C’était au milieu de pareils êtres que la vive et sensible Immalie, la fille de la nature, était condamnée à voir flétrir la fleur d’une existence transplantée dans un climat si étranger pour elle. Sa singulière destinée semblait ne l’avoir éloignée d’un désert physique que pour la placer dans un désert moral. Sa dernière position était peut-être plus triste encore que la première.

Il est certain que le point de vue le plus lugubre n’offre rien d’aussi glaçant que l’aspect de figures humaines, sur lesquelles nous cherchons vainement à découvrir une expression qui réponde à ce que nous sentons. La stérilité de la nature est de l’abondance quand on la compare à celle d’un cœur qui communique sa désolation à tout ce qui l’entoure.

Il y avait déjà quelque temps qu’ils étaient en route, quand dona Clara, qui ne parlait jamais qu’après une longue préface muette, sans doute pour donner une espèce de poids à ce qui, sans cela n’en aurait eu aucun, dit du ton d’un oracle : « Ma fille, on m’a appris que vous vous étiez trouvée mal hier au soir dans une promenade publique : auriez-vous rencontré quelque objet qui vous ait surprise ou effrayée ? »

— « Non, Madame. »

— « Quelle a donc pu être la cause de l’émotion que vous avez témoignée… m’a-t-on dit… car je n’en ai aucune connaissance… à la vue d’un personnage d’une apparence extraordinaire ? »

— « Oh ! je ne puis, je n’ose vous le dire, » répondit Immalie en baissant son voile sur sa figure rougissante. Puis tout-à-coup, l’irrépressible ingénuité de sa première nature reprenant tout son empire sur elle, elle se laissa glisser du coussin où elle était assise et embrassant les genoux de dona Clara, elle s’écria : « Ô ma mère ! je vous dirai tout. »

« Non, » dit dona Clara, en la repoussant avec toute la froideur de l’orgueil offensé ; « non, cela n’est pas nécessaire. Je ne recherche point une confiance qu’on me retire et qu’on me rend tout d’une haleine. Je n’aime pas non plus ces émotions violentes. Elles sont indignes d’une jeune fille. Rien n’est plus simple que vos devoirs d’enfant. Ils consistent en une parfaite obéissance, une soumission profonde et un silence non interrompu, à moins que la parole ne vous soit adressée par moi, par votre frère ou par le père Jozé. Certes, il n’est point de devoirs plus faciles. Levez-vous donc et cessez de pleurer ; si votre conscience est troublée, le père Jozé ne manquera pas de vous infliger une pénitence proportionnée à votre faute. »

Après ce discours, dona Clara, qui n’en avait jamais autant dit à la fois, se reposa sur son coussin et commença à défiler son chapelet avec la plus grande dévotion. Elle s’endormit ensuite d’un sommeil profond dont elle ne se réveilla que quand la voiture arriva à sa destination.

Il était midi, et le dîner servi dans un appartement de plain-pied avec le jardin, n’attendait que l’arrivée du père Jozé, confesseur de dona Clara et de dona Isidora sa fille. Il ne tarda pas à se présenter. C’était un homme d’une figure imposante, monté sur une mule majestueuse. À la première vue ses traits portaient l’empreinte d’une profonde méditation ; mais quand on l’examinait de plus près, ces traces semblaient plutôt le résultat de sa conformation physique que d’un exercice intellectuel. Le lit était tracé, mais les eaux n’y avaient point été dirigées. En attendant, bien que son éducation eût été défectueuse et que son esprit fût un peu resserré, le père Jozé était un honnête homme, dont les intentions étaient pures. Il aimait le pouvoir et il était dévoué aux intérêts de l’Église, mais il frémissait quand il entendait parler des flammes d’un auto-da-fé.

Le dîner était terminé ; les plus beaux fruits et les vins les plus recherchés venaient d’être placés devant le père Jozé, quand dona Isidora, après une profonde révérence à sa mère et à l’ecclésiastique se retira, selon sa coutume dans son appartement.

« C’est l’heure de la sieste, » observa le père Jozé.

« Non, mon père, non, » dit dona Clara d’un air triste, « sa femme de chambre m’assure qu’elle ne se retire pas pour dormir. Elle s’est, hélas ! trop bien accoutumée à l’ardeur du climat où elle fut perdue dans son enfance, pour sentir la chaleur comme nous. Non, elle ne se retire ni pour dormir, ni pour prier, selon la pieuse coutume des dames espagnoles. Je crains que ce ne soit pour… »

« Pour quoi ?… » interrompit le prêtre avec effroi.

— « Pour réfléchir, pour penser ; car j’ai souvent observé, à son retour, des traces de larmes sur sa figure. Je tremble, mon père, qu’elle ne regrette ce pays d’idolâtres, ce domaine de Satan, où elle a passé sa jeunesse. »

Le bon ecclésiastique demanda à sa dévote pénitente quelques détails sur la manière d’être d’Isidora, sur ses discours, ses amusemens et ses occupations. Dona Clara lui donna tous ceux qu’elle avait pu recueillir, entremêlant son discours d’exclamations continuelles sur la crainte que lui inspirait le salut de sa fille. Le père s’efforça de la tranquilliser, il promit d’entretenir la jeune personne, de lui imposer quelques légères pénitences pour occuper son esprit, et assura dona Clara que confiée à ses soins et à sa direction, elle ne pouvait courir aucun danger. Quand cette conversation importante fut terminée, le père Jozé ajouta :

« Et maintenant, ma fille, quand votre fils don Fernand, qui sans doute ne se livre pas comme sa sœur à la réflexion, aura achevé sa sieste, veuillez lui faire dire que je suis prêt à continuer la partie d’échecs que nous avons commencée il y a quatre mois. J’avais poussé mon pion jusqu’à l’avant-dernière case, il ne me fallait plus qu’un coup pour arriver à dame. »

« La partie a-t-elle donc duré si long-temps ? » dit dona Clara.

« Si long-temps ! » s’écria l’ecclésiastique, « elle aurait pu durer bien plus long-temps encore : nous n’avons guère joué que trois heures par jour l’un portant l’autre. »

La soirée se passa dans un profond silence de la part de tout le monde. Le père et don Fernand faisaient la partie d’échecs ; dona Clara travaillait à sa tapisserie et dona Isidora, assise à la fenêtre ouverte, contemplait l’éclat de la lune, respirait le parfum de la tubéreuse et guettait l’épanouissement de la belle de nuit. Ces objets lui rappelaient tous les charmes que la nature avait répandus jadis sur son existence. L’azur foncé du ciel et la lumière brillante de la planète, qui y régnait en souveraine, auraient pu faire lutter la beauté de cette nuit avec l’éclat incomparable de celles des Tropiques. Un songe délicieux la ramenait par momens à l’île enchantée dont elle avait été si long-temps la reine et la divinité. Une seule image y manquait : une image, dont l’absence changeait également en un désert ce paradis insulaire et tous les charmes d’un jardin espagnol éclairé par le plus beau clair de lune. Cette image, elle ne pouvait espérer de la rencontrer que dans son cœur. Ce n’était que dans la solitude la plus profonde qu’elle osait parfois se répéter à elle-même et son nom et ces airs pittoresques de son pays qu’il lui avait appris à chanter dans les momens où son humeur prenait une teinte de douceur. Le contraste entre sa vie passée et présente était si grand ; elle se sentait tellement vaincue par la contrainte et la froideur ; on lui avait si souvent répété que tout ce qu’elle faisait, disait ou pensait, était mal, qu’elle commençait à renoncer au témoignage de ses sens, et qu’elle se persuadait que les visites de l’étranger n’avaient été que des visions qui avaient répandu à la fois le trouble et la joie sur une existence tout-à-fait illusoire.

« Je suis surpris, ma sœur, » dit don Fernand qui était de très-mauvaise humeur de la tournure défavorable que la partie avait prise pour lui, « je suis fort surpris que vous ne vous occupiez jamais, comme tant de jeunes filles, à travailler à l’aiguille ou bien à faire quelques autres ouvrages féminins. »

« Ou bien à lire quelques livres de piété, » dit dona Clara, en levant pour un moment ses yeux de sa tapisserie et les y laissant retomber sur-le-champ. « Il y a la légende de ce saint Polonais né comme vous dans une terre de ténèbres… il s’appelait… révérend père, j’ai oublié son nom. »

« Échec au roi, » dit le père.

« Vous ne songez qu’à cultiver quelques fleurs, à jouer du luth ou à regarder la lune, » continua don Fernand, vexé du succès de son adversaire et du silence de dona Isidora.

« Elle fait beaucoup d’aumônes et de grandes œuvres de charité, » dit le bon prêtre. « J’ai été appelé dernièrement dans une misérable chaumière, non loin de votre château, dona Clara, pour visiter un pêcheur mourant sur la paille. Je ne faisais que remplir mon devoir ; mais votre fille y était avant moi. Elle s’y était rendue sans qu’on l’y eût appelée et je l’entendis prononcer les consolations les plus tendres et les plus éloquentes… que, par parenthèse, elle avait tirées d’une homélie manuscrite qu’un pauvre prêtre, que je ne nommerai pas, lui avait prêtée. »

Isidora rougit à cette petite preuve de vanité, tandis que les taquineries de don Fernand et la froide austérité de sa mère la faisaient alternativement sourire et pleurer.

« Oui, » continua le père Jozé, « j’entendis tout cela comme je vous le dis, en entrant dans la chaumière, et, je vous le jure par l’habit que je porte, je m’arrêtai avec délices sur le seuil. Ses premiers mots furent… Échec et mat ! »

Dans son triomphe, le bon père avait oublié jusqu’à son homélie et il s’arrêta, montrant du doigt l’état désespéré du jeu de son adversaire.

« Échec et mat ! » répéta dona Clara, sans lever les yeux de dessus son ouvrage.

Avant que le père Jozé pût lui expliquer que cette exclamation n’avait aucun rapport avec l’acte de charité de sa fille, un cri que celle-ci jeta, répandit l’alarme dans le salon. Tout le monde s’empressa autour d’elle ; il s’y joignit quatre femmes de chambre et deux pages. Dona Isidora n’avait pas perdu connaissance. Elle se tenait au milieu de tout ce monde, pâle comme la mort ; muette, ses yeux erraient sur le groupe qui l’environnait, sans en distinguer un seul individu. Elle conservait cependant cette présence d’esprit qui n’abandonne jamais une femme quand il s’agit de garder son secret et elle n’indiquait ni du doigt ni de l’œil la fenêtre où l’objet de sa frayeur s’était présenté. Pressée de mille questions, elle paraissait incapable d’y répondre et refusant toute assistance elle s’appuya sur la croisée pour se soutenir.

Dona Clara s’avançait d’un pas mesuré pour présenter à sa fille un flacon d’essence qu’elle portait toujours dans sa poche, quand une des femmes de chambre qui connaissait les goûts de sa jeune maîtresse, proposa de la ranimer par l’odeur des fleurs. Elle s’empressa donc de cueillir une poignée de roses et les présenta à dona Isidora. La vue et le parfum de ces fleurs magnifiques rappela mille souvenirs du temps passé à l’esprit de l’infortunée. Elle fit un signe de la main pour qu’on les ôtât, et s’écria : « Il n’y a point ici de roses semblables à celles qui m’entouraient quand il m’aperçut pour la première fois. »

« Lui ! qui, ma fille ? » dit dona Clara, au comble de l’effroi.

« Expliquez-vous, ma sœur, je vous l’ordonne, » dit le fougueux don Fernand. « De qui parlez-vous ? »

« Elle est dans le délire, » dit le prêtre à qui sa pénétration habituelle avait fait découvrir qu’il existait un secret dans cette aventure. « Elle est dans le délire, et vous avez tort de l’entourer ainsi, et de la questionner si vivement. Mademoiselle, allez vous reposer, et que les saints veillent sur votre sommeil. »

Isidora salua l’ecclésiastique en signe de reconnaissance, et rentra dans son appartement. Le père Jozé resta pendant plus d’une heure avec dona Clara et son fils, pour combattre les craintes de l’une et la sombre susceptibilité de l’autre. Il espérait que leurs discours lui procureraient quelqu’éclaircissement sur un mystère qu’il voulait dévoiler. Au désir de rendre service à dona Isidora, qui était son véritable motif, se joignait peut-être même à son insu, celui d’augmenter son pouvoir dans la famille par la connaissance de tous ses secrets. Dans le cours de la conversation, il glissa quelques mots pour savoir si dona Clara ne serait pas disposée à consacrer sa fille au service de Dieu. La pieuse mère trouva ce projet merveilleux ; il n’en fut pas de même du frère qui, pour les motifs déjà indiqués, le combattit fortement. N’étant point parvenu à convaincre dona Clara ni le confesseur, il exigea de celui-ci qu’il n’en fût plus question jusqu’au retour de son père, ce qui lui fut accordé sans peine.

Dona Clara passa en prières la plus grande partie de la nuit, et ne se coucha que quand le zéphir frais du matin lui permit d’espérer un peu de repos.

Isidora ne dormait pas davantage. Ainsi que sa mère, elle s’était prosternée devant l’image sacrée de la Vierge, mais avec des pensées bien différentes. Son existence, qui se composait de contrastes perpétuels entre les objets présens et les souvenirs du passé, la différence entre ce qu’elle voyait et ce qu’elle sentait, entre la vie pleine de sensations que lui offrait sa mémoire, et celle trop monotone qu’elle coulait, tout cela surpassait les forces d’un cœur trop plein d’une sensibilité que rien ne dirigeait, et d’une tête étourdie par des vicissitudes auxquelles même un esprit plus fort que le sien n’aurait pu résister.

Après avoir répété les prières habituelles qu’elle adressait à la Mère du Sauveur, elle sentit le besoin d’épancher son cœur devant elle, et elle commença à l’implorer en des discours dictés par ses seuls sentimens.

« Être doux et céleste, » s’écria-t-elle en s’agenouillant devant l’image, « vous qui seule n’avez cessé de me sourire depuis mon arrivée dans votre terre chrétienne, vous dont j’ai cru parfois que la physionomie représentait celle des êtres qui demeuraient dans les étoiles de mon ciel indien, écoutez-moi et ne soyez pas en courroux. Souffrez que je perde tout sentiment de mon existence présente, ou bien tout souvenir de celle qui est passée. Pourquoi ces pensées reviennent-elles me poursuivre ? Elles faisaient jadis mon bonheur ; maintenant elles me percent le cœur. Pourquoi conservent-elles leur pouvoir, puisque leur nature est changée ? Je ne puis plus redevenir ce que j’étais : laissez-moi donc l’oublier. Laissez-moi, s’il est possible, voir, sentir et penser comme ceux qui m’entourent. Je sens qu’il est plus facile de descendre jusqu’à eux, que de les élever jusqu’à moi. Non, Mère de Dieu ! femme divine et mystérieuse ! ils ne seront plus témoins des émotions de mon cœur brûlant. Il se consumera dans sa propre flamme, avant que leur froide compassion contribue à l’éteindre ! Ô Mère divine ! un cœur brûlant n’est-il pas la plus digne offrande que je puisse vous présenter ? L’amour de la nature ne s’assimile-t-il pas à l’amour de Dieu ? Nous pouvons, à la vérité, aimer sans religion, mais nous ne pouvons avoir de la religion sans aimer. Pourquoi faut-il que je pense, que je sente, puisque la vie n’exige que des devoirs qu’aucun sentiment n’inspire, qu’une apathie qu’aucune réflexion ne trouble ? Oui, oui, aidez-moi à bannir de mon âme toute autre image que la sienne. Que mon cœur soit comme cet appartement solitaire, éclairé par cette lumière seule que l’amour a placée devant l’objet de son adoration, et qui seule y brûle à jamais. »

Dona Isidora, dont l’enthousiasme était monté au plus haut point, restait à genoux devant l’image de la Vierge, et quand elle se leva, le silence qui régnait dans sa chambre, et le sourire calme qui brillait sur les traits de cette figure céleste, semblèrent lui reprocher l’excès de sensibilité auquel elle s’était livrée. Ce sourire paraissait une marque de courroux. Il est certain que quand nous sommes très-émus, nous ne trouvons point de consolation à contempler des traits qui n’expriment qu’une tranquillité profonde. Nous aimerions mieux une émotion aussi forte que la nôtre, fût-elle même dans un sens opposé. Tout nous paraît préférable à un calme qui nous absorbe et nous neutralise. C’est la réponse du rocher à la vague, qui se brise en écumant contre son pied, sans qu’il en ressente le moindre ébranlement.

Telles étaient les sensations d’Isidora, qui s’appuya sur sa croisée, pour tâcher de respirer un souffle d’air, que l’atmosphère brûlante lui refusait. Elle songeait que pendant une pareille nuit, dans son île indienne, elle se serait plongée dans le ruisseau qu’ombrageait son tamarin chéri ; peut-être même se serait-elle risquée dans les flots tranquilles et argentés de l’Océan ; mais alors, elle venait d’achever la cérémonie du bain : car elle pouvait, avec raison, appeler une cérémonie, ce qui avait autrefois été un plaisir enchanteur. Les savons, les parfums, les éponges, et surtout les secours des femmes qui la servaient, lui avaient donné de la répugnance pour ce qui jadis lui avait paru si délicieux. Ni le bain, ni la prière n’avaient calmé ses sens agités. Elle chercha de l’air à sa croisée, et le chercha vainement. La lune brillait au haut des cieux avec autant d’éclat que le soleil dans des climats plus froids. En comparant la beauté du ciel avec la triste uniformité des parterres et des bosquets peignés qui s’étendaient à ses pieds, Isidora pleura. Des larmes étaient devenues son langage chaque fois qu’elle était seule ; elle n’osait s’en servir en présence de sa famille. Tout-à-coup elle vit une des allées, que la lune éclairait, obscurcie par l’approche d’une figure humaine. Elle s’avança ; elle prononça son nom, ce nom qu’elle reconnaissait et qu’elle aimait, celui d’Immalie !

« Ah ! » s’écria-t-elle, en mettant la tête hors de la fenêtre, « y a-t-il encore quelqu’un qui me connaisse sous ce nom ? »

« C’est le seul sous lequel je puis vous adresser la parole, » répondit une voix qui était celle de l’étranger. « Je n’ai pas encore l’honneur de connaître celui que vos amis chrétiens vous ont donné. »

« Ils me nomment Isidora ; mais continuez toujours à m’appeler Immalie. » Tout-à-coup, tremblante pour la sûreté de l’étranger, et sa crainte surmontant sa joie innocente et pure, elle ajouta : « Mais comment se fait-il que vous soyez ici, dans ce lieu où il n’entre jamais personne que les habitans de la maison ? Comment avez-vous fait pour passer par-dessus le mur du jardin ? Comment êtes-vous venu des Indes ? De grâce, retirez-vous, votre sûreté en dépend. Je suis entourée de personnes auxquelles je ne puis me fier et que je ne puis aimer. Ma mère est sévère ; mon frère est violent. Oh ! comment êtes-vous entré dans le jardin ? Comment avez-vous pu courir de si grands risques pour voir une personne que vous aviez depuis si long-temps oubliée ? »

Elle prononça ces derniers mots à voix basse. L’étranger répondit avec un air moqueur et plein de malignité. « Belle néophyte, charmante chrétienne, sachez que les verroux, les barreaux et les murailles ne m’embarrassent pas plus que les rochers et les brisans de votre île indienne. Je puis aller où je veux et me retirer à mon gré, sans demander la permission aux chiens de basse-cour de votre frère ou à ses piéges ; je me moque également de l’avant-garde de duègnes de votre mère, armées de leurs lunettes et flanquées d’un double rang de batteries de rosaires avec des grains aussi gros que… »

— « Chut, chut ! Ne prononcez pas ces mots impies ; on m’a appris à respecter ces objets sacrés. Mais est-ce bien vous ? Était-ce encore vous que j’ai vu hier au soir, ou bien n’était-ce qu’une de ces visions que m’offrent parfois mes songes quand je m’imagine être encore dans l’île bienheureuse où, pour la première fois… Oh ! pourquoi vous ai-je jamais vu ? »

— « Aimable chrétienne, accoutumez-vous à votre affreuse destinée. Vous m’avez en effet vu hier au soir. Deux fois j’ai visité la route où vous brilliez la plus éclatante et la plus belle de tout Madrid. C’est moi que vous avez vu ; j’ai fixé votre œil ; j’ai percé votre sein léger comme l’aurait fait un éclair ; vous tombâtes flétrie et sans connaissance sous mon regard brûlant. Oui, c’est moi que vous avez vu, moi, qui déjà avais troublé votre angélique existence dans ce paradis insulaire, moi qui vous poursuis même au sein de l’existence factice que vous avez embrassée. »

— « Que j’ai embrassée !… Oh non : ils m’ont saisie, entraînée ici ; ils m’ont dit que c’était pour mon bonheur présent et à venir. »

— « Je le crois bien ; et n’êtes-vous pas heureuse ? Votre corps délicat n’est plus exposé à l’intempérie des élémens. Votre goût si raffiné est flatté par mille inventions nouvelles ; votre lit est de duvet ; votre chambre est tendue en tapisserie. Que la lune soit brillante ou obscure, des bougies n’en brûlent pas moins toute la nuit dans votre appartement. Que le ciel soit serein ou couvert de nuages, que la terre soit émaillée de fleurs ou désolée par la tempête, l’art du peintre vous a fourni un nouveau ciel et une nouvelle terre ; et vous pouvez vous réchauffer aux feux d’un soleil qui ne se couche jamais, tandis que le ciel est sombre aux yeux des autres ; ou errer au milieu des paysages et des fleurs, tandis que la moitié de vos semblables périssent au sein des neiges et des ouragans. Vous avez ensuite des êtres raisonnables avec qui vous pouvez causer, au lieu de vos loxias et de vos singes. »

« La conversation que j’ai trouvée ici ne m’a pas paru beaucoup plus intelligente ou plus instructive que la leur, » dit Isidora à demi-voix. L’étranger sans faire semblant de l’entendre, continua :

« Vous êtes environnée de tout ce qui peut flatter les sens, enivrer l’imagination ou délecter le cœur. Tous ces plaisirs doivent vous faire oublier la liberté voluptueuse, mais inculte, de votre ancienne existence. »

« Les oiseaux dans les cages de ma mère, » dit Isidora, « ne cessent de becqueter leurs barreaux dorés ; ils foulent aux pieds les semences et l’eau limpide qu’on leur apporte. N’aimeraient-ils pas mieux reposer dans le tronc d’un vieux chêne, et prendre une nourriture plus grossière, plutôt que de se briser le bec contre leur prison magnifique ? »

— « Vous ne trouvez donc pas que cette nouvelle existence dans ce pays chrétien soit aussi délicieuse que vous vous l’étiez une fois imaginée ? Vous devriez rougir, Immalie, de votre ingratitude et de votre caprice. Vous rappelez-vous quand de votre île indienne, vous entrevîtes de loin le culte chrétien, que cet aspect vous mit dans l’enchantement ? »

— « Je me rappelle parfaitement tout ce qui s’est passé dans cette île. Jadis je vivais dans l’avenir ; maintenant je vis dans le passé. »

« Vous ne vous trouvez donc point heureuse dans ce nouveau monde d’intelligence et de luxe ? » dit Melmoth avec une douceur involontaire.

— « Oui, quelquefois. »

— « À quelle occasion ? »

— « À la fin d’une triste et pénible journée, quand mes songes me ramènent vers cette île enchantée. Le sommeil est pour moi comme une barque, conduite par des rameurs imaginaires, et qui me pousse vers des bords charmans et bienheureux. C’est alors que j’existe de nouveau au milieu des fleurs et des parfums. J’entends la musique des airs et des ruisseaux. Tout vit et tout aime autour de moi. Mes pas sont jonchés de fleurs, et l’onde pure vient encore baiser mes pieds ! »

— « Et dans vos songes, Immalie, ne voyez-vous jamais d’autres images ? »

« Je n’ai pas besoin de vous dire, » répondit Isidora avec ce singulier mélange de fermeté et de naïveté, résultat de son caractère naturel et des circonstances extraordinaires de sa première existence, « je n’ai pas besoin de vous dire que vous êtes avec moi toutes les nuits. »

— « Moi ! »

— « Oui, vous. Vous êtes toujours dans ce canot qui me porte dans mon île indienne. Vous me regardez ; mais l’expression de votre figure est si changée, que je n’ose vous adresser la parole. Nous traversons les mers dans un instant. Vous tenez toujours le gouvernail, quoique vous ne débarquiez jamais. Aussitôt que mon île se montre à ma vue, vous disparaissez. Quand nous revenons, l’obscurité règne sur l’Océan, et notre course est aussi ténébreuse et aussi prompte que la tempête. Vous me regardez et vous ne parlez jamais. Oh ! oui ! vous êtes avec moi toutes les nuits. »

— « Mais, Immalie, ce ne sont que des songes, de vaines illusions. Qui ? moi ! vous conduire sur les mers d’Espagne jusqu’aux Indes ! Ce ne sont là que des visions de votre imagination ! »

— « Est-ce donc encore un songe qui m’abuse à présent ? N’est-ce pas à vous que je parle ? Expliquez-vous ; car il me paraît non moins étrange de vous voir en Espagne que d’être dans mon île. Hélas ! dans la vie que je mène à présent, mes songes sont devenus des réalités et les réalités semblent n’être que des songes. Si vous êtes réellement ici, comment se fait-il que vous y soyez ? Comment avez-vous fait pour venir me voir de si loin ? Combien vous avez dû traverser d’océans, combien vous avez dû voir d’îles sans qu’il y en eût aucune de semblable à celle où je vous vis pour la première fois ! Mais est-ce vraiment vous que je vois ? Je croyais vous avoir vu hier au soir ; mais j’aime encore mieux m’en fier à mes songes qu’à mes sens. Je croyais que vous ne visitiez jamais que cette île d’illusions ; seriez-vous réellement un être vivant, un être que je puis espérer de voir dans cette terre de froides réalités ? »

— « Belle Immalie ou Isidora, ou quelque nom que vos adorateurs indiens ou vos parrains chrétiens vous ont donné, je vous prie de m’écouter, pendant que je vous dévoile quelques mystères. »

Et parlant ainsi, Melmoth se jeta sur un lit de jacinthes et tulipes qui déployaient leurs brillantes couleurs et exhalaient leurs parfums délicieux sous la fenêtre d’Isidora.

« Oh ! vous allez détruire mes fleurs, » s’écria-t-elle, se rappelant tout-à-coup les momens heureux où des fleurs étaient à la fois les compagnes de son imagination et de son cœur.

« Je vous prie de me pardonner ; c’est ma vocation, » dit Melmoth en se roulant sur les fleurs écrasées et en lançant à Isidora un de ses regards sombres et effrayans. « Je suis envoyé pour fouler aux pieds toutes les fleurs du monde physique et moral, n’importe que ce soient des jacinthes, des cœurs ou d’autres bagatelles de ce genre. Et maintenant, dona Isidora, puisqu’il faut vous appeler ainsi, je suis ce soir ici ; demain, je serai… où votre choix m’aura placé. Je vous préviens d’avance que cela m’est égal, soit que vous m’envoyiez aux mers de l’Inde, où vos songes m’ont déjà si souvent expédié, ou bien qu’il me faille briser la glace du pôle, ou bien enfin que je sillonne les flots de cet Océan qu’un jour, jour affreux, qui n’aura ni soleil ni lune, ni commencement ni fin, il me faudra sillonner à jamais pour ne recueillir que le désespoir ! »

— « Paix ! paix ! ne prononcez pas des mots aussi horribles ! Est-ce vous en effet que j’ai vu dans l’île ? Est-ce vous qui depuis ce moment avez fait partie de mes prières, de mes espérances, de mon cœur ? Êtes-vous cet être sur qui je fondais encore mon espoir quand la vie était sur le point de me manquer ? Dans ma traversée pour me rendre à cette terre chrétienne, j’ai beaucoup souffert. J’étais si malade que vous auriez eu pitié de moi. Oh ! vous seul, votre pensée, votre image pouvait me soutenir ! J’aimais, et quand on aime on vit. Privée de cette existence délicieuse qui me parut un songe et qui remplit encore mes songes, en faisant de mon sommeil une seconde existence, j’ai pensé à vous, j’ai rêvé de vous, je n’ai aimé que vous ! »

— « M’aimer !… aucun être ne m’a encore prouvé son amour que par des larmes ! »

« Et n’en ai-je pas versé ? » dit Isidora, « Croyez-en celles-ci, elles ne sont pas les premières que j’ai répandues, et je crains bien, grâce à vous, qu’elles ne soient pas non plus les dernières. »

« En vérité, vous finiriez par m’inspirer de la fatuité, » dit le voyageur avec un rire sardonique. « Soit : je le veux bien et quand viendra le jour trop heureux, belle Immalie, toujours belle Isidora, en dépit de votre nom chrétien que j’ai bien de la peine à prononcer, ce jour où vous vous réveillerez au milieu des baisers, des rayons de la lumière, de l’amour et de tous les vains ornemens dont la folie couvre le malheur avant leur union ? »

Il accompagna ce discours de ce rire affreux et convulsif qui unit l’expression de la frivolité à celle du désespoir. La pauvre et timide Isidora lui répondit : « Je ne vous comprends pas ; et si vous ne voulez pas me priver de ma raison, ne riez plus, ou du moins ne riez plus ainsi. »

« Il faut bien que je rie, puisque je ne saurais pleurer, » dit Melmoth en fixant sur elle ses yeux secs et brûlans, que le clair de lune rendait plus visibles. « Il y a long-temps que la source des larmes est tarie en moi, comme celle de tout autre bonheur humain. »

« Je saurai pleurer pour nous deux, » dit Isidora, et ses larmes coulaient autant de souvenir que de douleur ; quand ces deux sources s’unissent, Dieu seul et le malheureux savent s’ils coulent en abondance.

« Gardez ces pleurs pour notre heure nuptiale, mon aimable fiancée, » dit Melmoth en lui-même, « vous n’en aurez pas trop. »

Cédant à un sentiment naturel au cœur des femmes, Isidora, d’une voix mal assurée, lui dit : « Si vous m’aimez, ne me recherchez plus en secret ; ma mère, quoique sévère, est bonne ; mon frère est généreux, quoique susceptible… mon père… je ne l’ai jamais vu ; mais puisqu’il est mon père, il faudra qu’il vous aime. Que je vous retrouve en leur présence, le plaisir que j’éprouve en vous voyant ne sera plus mêlé de douleur et de honte. Invoquez la sanction de l’Église, et alors, peut-être… »

« Peut-être ! » reprit Melmoth. « Vous avez donc déjà appris le peut-être européen ; cet art de suspendre le sens d’un mot significatif, d’affecter de la franchise, au moment où l’on cache de plus en plus les replis de son cœur, de nous mettre au désespoir, au moment où l’on veut que nous espérions ! »

« Oh non, non ! » s’écria l’innocente créature, « je suis toute vérité. Je suis Immalie quand je vous parle, quoique pour tout autre, dans ce pays, je sois Isidora. Quand je vous aimai pour la première fois, je n’avais qu’un cœur à consulter ; maintenant il y en a plusieurs, et dans le nombre il y en a bien peu qui ressemblent au mien. Mais si vous m’aimez, vous pourrez vous plier à eux comme je l’ai fait ; vous pourrez aimer leur Dieu, leurs foyers, leurs espérances et leur pays. Même avec vous je ne saurais être heureuse, si vous n’adorez la croix que votre main indiqua la première à ma vue errante, et cette religion que vous confessâtes à regret être la plus belle et la plus bienfaisante de la terre. »

« Ai-je confessé cela ? » répéta Melmoth, « Il faut vraiment que je l’aie fait à regret. Belle Immalie, » ajouta-t-il en étouffant un rire satirique, « vous m’avez converti à votre nouvelle religion, à votre beauté, à votre naissance espagnole, à vos noms ronflans, à tout ce que vous pouvez désirer. Je me présenterai incontinent devant votre pieuse mère, devant votre frère irrité, et devant tous vos parens, quelque susceptibles, fiers ou ridicules qu’ils puissent être. Je leur parlerai, je les flatterai, et quand ils me renverront à votre homme de loi avec ses larges moustaches et son manteau de velours noir rapé, je vous assignerai pour douaire, le plus ample territoire que jamais épouse ait reçu de son époux. »

— « Oh ! puisse-t-il être situé dans cette terre harmonieuse et brillante où je vous ai vu pour la première fois ! Un seul endroit pour placer mes pieds au milieu de ses fleurs, me serait plus précieux que toute la terre cultivée de l’Europe. »

— « Non, ce sera dans une région que ces hommes de loi connaissent bien mieux, et à laquelle votre pieuse mère et votre orgueilleuse famille reconnaîtront elles-mêmes mes droits quand je les leur aurai expliqués. Il se peut que d’autres y possèdent des droits indivis avec moi ; et cependant, chose étrange à dire ! ils ne me disputeront jamais mon titre exclusif à sa possession. »

« Je ne comprends rien à tout cela, » dit Isidora ; « mais je sens que je manque aux bienséances imposées à une femme espagnole et chrétienne en causant plus long-temps avec vous. Si vous pensez comme vous faisiez jadis ; si vous sentez comme je dois sentir à jamais, toute cette discussion, qui m’embarrasse et m’effraye, devient inutile. Qu’ai-je à faire de ce territoire dont vous me parlez ? si vous en êtes le possesseur, c’est là son seul prix à mes yeux. »

« Ce que vous y avez à faire ! » répéta Melmoth. « Oh ! vous ne savez pas encore tout ce que vous pouvez avoir à faire avec ce territoire et avec moi ! Par moi, vous vous en assurez l’éternelle possession. Mes héritiers en jouiront aux siècles des siècles, pourvu qu’ils le tiennent au même titre que moi. Écoutez-moi, belle Immalie, ou chrétienne, ou tout autre nom qu’il vous plaira d’adopter, écoutez-moi, pendant que je vous annonce la richesse, la population et la magnificence de cette région dont je veux vous faire le don nuptial. Là, se trouvent tous les chefs de la terre : les héros, les souverains, les tyrans. Là, sont leurs richesses, leur pompe et leur pouvoir. Quelle superbe accumulation ! Ils y ont des trônes et des couronnes, et des piédestaux et des trophées de feu, qui brûlent aux siècles des siècles, et l’éclat de leur gloire y brille éternellement. Là, sont tous ceux dont vous avez lu l’histoire, vos Alexandres, vos Césars, vos Ptolémées et vos Pharaons. Là sont les princes de l’Orient, les Nembrods, les Baltasars et les Holophernes de leurs siècles. Là sont les princes du Nord, les Odins, les Attila, les Alarics, tous ces barbares sans nom, et qui n’en méritent pas, lesquels, sous des titres et des prétextes différens, ont ravagé et désolé la terre qu’ils venaient conquérir. Là, enfin, se trouvent les souverains du Midi, de l’Orient et de l’Occident, les descendans de Mahomet, les califes, les Sarrasins, les Maures avec leurs titres pompeux, leurs prétentions et leurs ornemens, le croissant, le Koran et la queue de cheval. Oh ! vous ne manquerez pas de société dans cette brillante région : car elle sera véritablement brillante, et qu’importe que sa lumière provienne du soufre enflammé ou des rayons tremblans de la lune qui vous font paraître si pâle en ce moment ? »

« Je suis pâle, dites-vous, » répondit Isidora, respirant avec peine, « je ne m’en étonne pas. Je ne comprends pas le sens de vos paroles ; mais ce sens doit être horrible : ne me parlez plus de cette région avec son orgueil, ses vices et sa splendeur ! Je suis prête à vous suivre dans des déserts, dans des solitudes qu’aucun pied n’aura foulées que le vôtre, et où le mien, toujours fidèle, suivra la trace de vos pas. Je suis née dans la solitude, et je saurai, s’il le faut, y mourir ; pourvu qu’en quelque lieu que je vive, à quelque époque que je meure, je sois à vous. Pour le lieu, il ne m’importe guère, quand même ce serait !… » Elle frémit involontairement.

« Quand même ce serait…  ? » demanda Melmoth qui éprouvait à la fois un triomphe sauvage à la vue du dévouement de cette infortunée, et un sentiment d’horreur à la destinée qu’elle allait, par ses imprécations, attirer sur elle-même.

« Partout où vous serez, » répondit Isidora. « Là, je veux être, et là je serai heureuse comme dans l’île des fleurs et du soleil où je vous vis pour la première fois. Oh ! je ne vois plus de fleurs aussi belles et aussi odorantes que celles qui y croissaient ; je n’entends plus la musique de ses ruisseaux et de ses zéphirs qui me semblaient répéter le son de vos pas !… »

« Vous entendrez une musique bien plus parfaite, » interrompit Melmoth : « vous entendrez les voix de dix mille, que dis-je ? de dix millions d’esprits, dont les tons sont éternels, sans pauses et sans intervalles. »

« Ce sera vraiment beau, » s’écria Isidora en joignant les mains. « Le seul langage que j’aie appris dans ce nouveau monde, et qui mérite qu’on le parle, est le langage de la musique. J’en avais distingué quelques sons imparfaits dans le gazouillement des oiseaux de mon ancien monde ; mais c’est dans celui-ci qu’on me l’apprit véritablement. Le malheur, que j’ai en même temps appris à connaître, balance à peine ce nouvel et délicieux langage. »

« Mais songez, » reprit Melmoth, « si vous avez réellement tant de goût pour la musique, combien vous aurez de jouissances quand vous entendrez ces accens accompagnés et répétés par les torrens de dix mille flots de feu battant contre les rochers auxquels le désespoir éternel a donné la dureté du diamant ! On parle de la musique des sphères ! pensez plutôt à celle de ces orbes vivans, tournant éternellement sur leurs axes de feu, et chantant éternellement pendant qu’ils brûlent, comme ces chrétiens, vos frères, qui servirent à illuminer les jardins de Néron, dans Rome, pendant une nuit de réjouissances. »

— « Vous me faites trembler ! »

— « Trembler, parce qu’on vous parle de feu ! quelle étrange timidité ! Je vous ai promis que, quand vous arriveriez dans vos nouveaux domaines, vous y trouveriez tout ce qu’il y a de plus grand et de plus magnifique, de plus splendide et de plus voluptueux : le monarque et l’épicurien, un lit de roses et un dais de feu. »

« Et c’est là la demeure à laquelle vous m’invitez ? »

— « Oui, c’est elle ; venez et soyez à moi. Des milliers de voix vous y appellent : écoutez et obéissez-leur ! Ces voix retentissent toutes dans la mienne. Leurs feux brillent dans mes yeux, et brûlent dans mon cœur. Écoutez-moi, Isidora ; ma bien-aimée, écoutez-moi. C’est sincèrement et pour jamais que je vous recherche. Oh ! qu’ils sont frivoles les liens qui unissent des amans mortels, comparés à ceux qui nous uniront tous deux dans l’éternité ! Vous aimez la musique : , vous entendrez sans doute la plupart des musiciens qui ont existé, depuis Tubalcaïn jusqu’à Lulli. Leur accompagnement sera singulier : ce sera le rugissement éternel d’une mer de feu, formant une basse continue aux chants de millions de chanteurs souffrans ! »

« Que voulez-vous dire par cette horrible description ? » demanda la tremblante Isidora ; « Vos paroles sont des énigmes pour moi : je ne vous comprends pas. »

« Vous ne me comprenez pas ! » répéta Melmoth avec un air froidement satirique qui contrastait effroyablement avec la brûlante intelligence qui brillait dans ses yeux ; « vous ne me comprenez pas ! N’aimez-vous donc pas la musique ? »

— « Je l’aime. »

— « Aimez-vous aussi la danse, ma belle, ma gracieuse amante ? »

— « Je l’aimais. »

— « Pourquoi cette différence dans vos réponses ? »

— « J’aime la musique ; je dois l’aimer à jamais : elle est pour moi le langage du souvenir. Chaque son que j’entends me ramène avec ma chère île : je ne saurais en dire autant de la danse. J’ai appris la danse ; mais j’ai senti la musique. Je n’oublierai jamais la première fois que je l’entendis : je crus que c’était le langage que les chrétiens parlaient toujours entre eux. »

— « Ces raisons sont assez bonnes ; mais je voudrais savoir si vous n’en avez pas encore d’autres pour aimer la musique, et pour avoir aimé la danse. Si vous en avez, dites-les-moi, de grâce. »

— « J’aime la musique, parce qu’en l’entendant je pense à vous. J’ai cessé d’aimer la danse, quoiqu’elle m’eût d’abord ravie, parce qu’en dansant il m’est arrivé quelquefois de vous oublier. En votre présence, quoiqu’elle paraisse nécessaire à mon existence, je n’ai jamais éprouvé cette sensation délicieuse que me cause votre image quand la musique l’évoque du fond de mon cœur. La musique me paraît être la voix de la religion qui m’ordonne de me rappeler et d’adorer le Dieu de mon cœur. La danse me semble une apostasie momentanée, et presque une profanation. »

« Ces raisons sont subtiles, j’en conviens, » dit Melmoth, « je n’y trouve qu’un défaut ; c’est de n’être pas assez flatteuses pour celui qui les écoute… mais n’importe la danse ou la musique ! il paraît que mon image est également pernicieuse dans l’une et dans l’autre. Celle-ci vous tourmente par des souvenirs ; celle-là par des remords. Mais je suppose que cette image vous soit retirée à jamais ; je suppose qu’il fût possible de rompre le lien qui nous unit et dont l’illusion a pénétré jusque dans l’âme de tous deux… »

« Vous pouvez le supposer, » dit Isidora, avec un mélange de fierté virginale et de tendre douleur ; « et si vous le faites, vous pouvez croire que j’y ferai aussi mon possible de mon côté. L’effort ne me coûtera pas beaucoup… rien que… ma vie ! »

Melmoth contemplait cette belle et innocente créature, jadis si cultivée au sein de la nature, maintenant si naturelle encore au milieu de la civilisation, et conservant toute la douce richesse de sa première nature angélique, dans l’atmosphère artificielle où nul n’appréciait ni son parfum ni son éclat. Melmoth la contemplait, il sentait son prix et se maudissait lui-même. Puis avec cet égoïsme, compagnon d’un malheur sans espoir, il crut que cette malédiction serait affaiblie en se partageant ; et s’approchant de la fenêtre devant laquelle se tenait sa victime pâle et toujours belle, il lui dit du ton le plus doux qu’il lui fut possible de prendre :

« Isidora ! voulez-vous donc être à moi ? »

« Que vous répondrai-je ? » dit Isidora. « Si c’est l’amour qui m’interroge, j’en ai dit assez ; si ce n’est que la vanité, j’en ai dit beaucoup trop. »

— « La vanité ! hélas ! vous ne savez ce que vous dites ! L’ange accusateur lui-même n’osera mettre ce péché au nombre des miens. Il est impossible que je le commette jamais. C’est un sentiment terrestre. Je ne puis, par conséquent, y participer ni en jouir. Il n’en est pas moins vrai que dans ce moment je sens un peu d’orgueil humain. »

En prononçant ces derniers mots, sa physionomie prit en effet une expression d’orgueil si effrayante, qu’Isidora ne put s’empêcher de frémir. Tremblante et remplie d’inquiétude, elle lui dit : « Voulez-vous donc être à moi ? Ou bien que faut-il que je pense de vos horribles discours ? Hélas ! mon cœur ne s’est jamais enveloppé de mystère. Jamais l’éclat de sa vérité ne s’est montré au milieu des éclairs et du tonnerre, du sein desquels vous avez prononcé l’arrêt de ma destinée. »

— « Voulez-vous donc être à moi, Isidora ? »

— « Consultez mes parens ; épousez-moi selon les rites et en face de l’Église, dont je suis un membre indigne, et je serai à vous pour toujours. »

« Pour toujours ! » s’écria Melmoth. « C’est bien dit, mon épouse ! vous voulez donc être à moi pour toujours ?… Le voulez-vous, Isidora ? »

— « Oui… oui… je l’ai déjà dit… Mais le soleil est près de se lever. Je sens la fraîcheur de la matinée ; les orangers exhalent un parfum plus fort. Retirez-vous… Je suis restée trop long-temps… Les domestiques ne tarderont pas à se lever ; ils pourraient vous apercevoir… Retirez-vous, je vous en conjure. »

— « Je pars ; mais un seul mot encore. Pour moi, le lever du soleil, l’arrivée de vos domestiques, tout ce qui est dans les cieux au-dessus de ma tête ou sur la terre à mes pieds ; tout, vous dis-je, est également indifférent. Que le soleil reste sous l’horizon et m’attende. Vous êtes à moi ! »

— « Oui, je suis à vous ; mais il faut que vous sollicitiez le consentement de ma famille. »

— « Oh ! sans doute. Pourquoi pas ? Je suis si accoutumé à la sollicitation. »

— « Et… »

— « Eh bien ! Quoi ? vous hésitez. »

— « J’hésite, » dit l’ingénue et timide Isidora, « parce que… »

— « Encore ? »

« Parce que, » ajouta-t-elle en fondant en larmes, « ceux à qui vous parlerez ne prononceront pas le même langage que moi. Ils vous parleront de richesses et de douaire ; ils vous demanderont des détails sur cette région où vous m’avez dit qu’étaient situés ces riches et vastes domaines ; et, s’ils m’en parlaient la première, que faudra-t-il que je réponde ? »

À ce discours, Melmoth s’approcha, le plus près qu’il lui fut possible, de la fenêtre, et prononça un mot que, dans le premier moment, Isidora ne parut pas avoir entendu ou compris. Tremblante, elle réitéra sa demande. La réponse fut donnée d’une voix plus basse encore. N’osant croire à ce qu’elle venait d’entendre, et se flattant que ses oreilles l’avaient trompée, elle répéta, pour la troisième fois, sa question. Cette fois un mot épouvantable, impossible à redire, tonna dans son oreille. Elle poussa un cri perçant en fermant sa fenêtre. Hélas ! cette fenêtre ne lui déroba que la figure de l’étranger ! Son image restait gravée dans son cœur.


CHAPITRE XXVI.



Le manuscrit que le Juif Adonias m’avait chargé de copier, continua Monçada, offrait, en cet endroit, plusieurs pages illisibles. Adonias lui-même ne fut pas en état de les suppléer. J’en distinguai néanmoins qu’Isidora permit imprudemment à son mystérieux amant de continuer à fréquenter le jardin la nuit, et qu’elle causait avec lui par la fenêtre. En attendant, elle ne put obtenir qu’il se déclarât à sa famille ; peut-être craignait-elle elle-même que sa demande ne fût mal reçue.

Connaissant la contrainte sévère et l’extrême régularité qui régnait dans la maison, elle éprouvait intérieurement quelque surprise de la facilité avec laquelle Melmoth paraissait les défier l’une et l’autre, et se trouvait ainsi en état de visiter le jardin tous les soirs. Mais telle était l’influence que conservait sur elle son existence romantique, que la présence de son amant, malgré les circonstances extraordinaires dont elle était accompagnée, ne lui inspira jamais le désir de faire une seule question sur les moyens qu’il paraissait avoir de vaincre des difficultés insurmontables à tout autre.

Deux circonstances étaient surtout frappantes dans leur réunion. Après s’être séparés dans une île de la mer des Indes, ils se revoyaient, au bout de trois ans, en Espagne, et ni l’un ni l’autre n’avait songé à s’informer des aventures qui avaient précédé une rencontre si singulière et si inattendue. Il était facile d’expliquer ce défaut de curiosité de la part d’Isidora. Sa première existence avait eu un caractère si fabuleux et si fantastique, que les choses les moins probables lui étaient devenues familières, tandis que les choses les plus simples lui paraissaient seules sans probabilité. Des merveilles formaient son élément naturel, et elle était moins surprise de revoir Melmoth en Espagne, qu’elle ne l’avait été la première fois qu’elle l’avait rencontré dans cette île.

Un motif tout-à-fait opposé faisait, sur Melmoth, un effet semblable. Sa destinée lui défendait également la curiosité et la surprise. Le monde ne pouvait lui offrir de merveille plus étonnante que sa propre existence ; et la facilité avec laquelle il passait de région en région, se mêlant aux hommes sans avoir rien de commun avec eux, semblable à un spectateur fatigué et accablé d’ennuis, qui erre de place en place dans une vaste salle de spectacle où il ne connaît personne, cette facilité eût prévenu en lui l’étonnement, quand il eût rencontré Isidora sur le sommet des Cordilières.

Pendant un mois entier elle ne cessa de permettre des visites nocturnes, quoique, pour dire la vérité, à une distance qui aurait empêché, même à la jalousie espagnole, de s’en formaliser : car le balcon de sa fenêtre était à près de quatorze pieds au-dessus du niveau du jardin où Melmoth se tenait. Durant le cours de ce mois, Isidora passa rapidement, mais imperceptiblement par toutes les phases du sentiment que ceux qui ont aimé ont tous connues, soit que leur passion ait eu un cours tranquille, soit qu’il ait été semé d’obstacles. Au commencement, elle était pleine du désir à la fois d’écouter et de se faire entendre. Elle brûlait de raconter toutes les merveilles de sa nouvelle existence ; elle éprouvait, sans s’en rendre compte, ce désir vague et dépourvu de tout sentiment d’amour-propre qui porte cependant à déployer, en présence de l’objet que nous aimons, toute l’éloquence, tous les talens, tous les attraits que nous possédons, dans l’espoir seul d’augmenter notre prix à ses yeux. Nous nous glorifions alors de l’hommage que la société nous accorde, dans l’espoir de sacrifier ces hommages à notre bien-aimé. Il nous semble que les éloges que nous recevons, nous rendent plus dignes des siens.

Quant à Isidora, même dans cette île où Melmoth avait assisté, pour ainsi dire, à l’aurore de son intelligence, elle avait senti en elle-même le germe des talens dont elle ne s’enorgueillissait point. Son estime pour elle-même augmenta avec son attachement pour lui. Sa passion devint son orgueil, et quand son esprit commença à s’étendre, elle s’imagina qu’en voyant l’admiration qu’elle inspirait par son amabilité, ses talens et ses richesses, cet homme si fier, si bizarre finirait par s’humilier devant elle, ou du moins par reconnaître le pouvoir de ces talens qu’elle avait eu tant de peine à acquérir depuis son entrée involontaire au sein de la société européenne.

Elle avait entretenu cet espoir dans le commencement de ses visites, mais quelqu’innocent et quelque flatteur qu’il fût pour l’objet auquel il s’adressait, cet espoir fut déçu. Pour Melmoth, il n’y avait réellement rien de nouveau sous le soleil. Les connaissances étaient pour lui un fardeau, il n’avait rien à apprendre de personne. Les talens étaient des bagatelles sans valeur, la beauté était une fleur qu’il contemplait avec mépris, et qui se flétrissait par son attouchement. Quant aux richesses et aux honneurs, il les appréciait ainsi qu’ils le méritaient, mais non avec ce tranquille dédain du philosophe ou ce pieux oubli du saint, mais avec cette indignation et ce désir avide de voir exécuter l’arrêt auquel il ne doutait pas que leurs possesseurs ne fussent condamnés. Mu par de pareils sentimens et par d’autres qu’il est impossible de décrire, Melmoth éprouvait un soulagement extraordinaire des flammes éternelles qui brûlaient déjà dans son sein, dans la fraîcheur parfaite et sans tache du cœur d’Immalie, car elle était toujours Immalie pour lui. Elle était comme l’Oasis de son désert, la fontaine limpide à laquelle il s’abreuvait, et qui lui faisait oublier les sables brûlans par lesquels il venait de passer, et ceux plus brûlans encore vers lesquels sa course se dirigeait.

Au bout de huit jours, Isidora avait déjà renoncé à l’espoir de l’éblouir ou de lui inspirer de l’intérêt, à cet espoir qui, dans le cœur de la femme la moins coquette, naît en même temps que l’amour. Tous ses vœux, tout son cœur se concentrèrent, non plus dans l’ambition d’être aimée, mais dans le seul désir d’aimer. Elle ne parlait plus avec un orgueil innocent et naïf des talens qu’elle avait acquis, de son goût qu’elle avait cultivé. Elle ouvrait à peine la bouche et se contentait d’écouter. Elle le voyait long-temps avant qu’il parût ; elle l’entendait quoiqu’il ne parlât pas. Souvent ils passaient la nuit entière, Isidora fixant ses yeux alternativement sur la lune et sur son mystérieux amant, tandis que Melmoth, sans prononcer un mot, s’appuyait contre les colonnes de son balcon, ou contre le myrte touffu, qui couvrait, d’une ombre qu’il recherchait même la nuit, l’expression effrayante de sa physionomie. Ce silence mutuel se prolongeait jusqu’à ce qu’à la vue de l’aurore, Isidora donnât de la main le signal muet de leur séparation.

Telles sont les gradations marquées d’un sentiment profond. Le langage n’est plus nécessaire à ceux dont les cœurs palpitans savent se faire entendre, dont les yeux se parlent plus clairement, même à la lumière affaiblie de la lune, que la physionomie ouverte au grand jour ; à ceux qui éprouvant une joie exquise au renversement de tous les sentimens et de toutes les habitudes de la terre, trouvent la lumière dans les ténèbres et l’éloquence dans le silence.

Pendant leurs dernières entrevues, Isidora parlait parfois ; mais c’était seulement pour rappeler à son amant, du ton le plus doux, la promesse qu’il lui avait faite de se faire connaître à ses parens et de la demander en mariage. Elle murmurait aussi pour lors quelques mots de sa santé qui dépérissait, de son courage qui l’abandonnait, de son espérance qui ne se réalisait point, de leurs entrevues mystérieuses qu’elle se reprochait. En parlant ainsi elle pleurait ; mais elle lui cachait ses larmes.

C’est ainsi, mon Dieu, que nous sommes justement condamnés, quand nous nous attachons à tout autre qu’à vous, à voir notre cœur repoussé comme la colombe qui parcourait l’Océan sans rivage, et ne trouvait pas un endroit où poser le pied, pas une branche de verdure à rapporter dans son bec. Puisse l’arche de la miséricorde s’ouvrir pour de telles âmes, et leur accorder un asile contre ce monde orageux et ce déluge de courroux contre lequel elles ne peuvent combattre, et où elles ne trouvent aucun lieu de repos ! Isidora était enfin arrivée au dernier période de ce pénible pélerinage où elle avait été conduite à regret par un guide cruel. Durant le premier, elle avait essayé, avec l’innocent artifice d’une femme, à l’attacher en déployant devant lui tous ses nouveaux dons, sans se douter qu’ils n’étaient pas nouveaux pour lui. Dans le second, elle s’était contentée de le voir ; mais maintenant, elle commençait à sentir que pour un amour si vif, un attachement si profond, elle méritait au moins un honorable aveu de la part de son amant, et que ce mystérieux délai, dans lequel son existence se dissipait, pouvait rendre cet aveu trop tardif, quand à la fin, il s’y déciderait. Elle lui fit part de ses pensées ; mais à toutes ses prières, dont les moins touchantes n’étaient pas celles où elle n’employait que les regards, il ne répondait que par un silence profond et inquiet ou par des discours frivoles, que leurs sauvages et terribles saillies rendaient plus effrayans encore.

Parfois, il paraissait même insulter au cœur dont il avait triomphé, en affectant de douter de sa conquête, de l’air d’un homme qui s’en glorifie et qui raille son captif en lui demandant s’il est réellement enchaîné.

« Vous ne m’aimez pas, » disait-il alors. « Vous ne pouvez pas m’aimer. L’amour dans votre patrie chrétienne doit être le résultat d’un goût cultivé, d’habitudes semblables, d’une heureuse ressemblance de travaux, de pensées, d’espérances et de sentimens. Il est donc impossible que vous aimiez un être d’un extérieur repoussant, bizarre dans ses manières, sauvage et impénétrable dans ses sentiment, inaccessible enfin dans le but arrêté de son existence effrayante et sans crainte. Non, » ajoutait-il d’un ton mélancolique, mais ferme, « vous ne pouvez m’aimer dans la position où vous a placée votre nouvelle vie. Jadis… mais ces temps sont passés… Maintenant vous êtes un enfant baptisé de l’Église catholique… un membre de la société civilisée… l’enfant d’une famille qui ne connaît point l’étranger. Qu’y a-t-il donc entre vous et moi, Isidora ? »

« Je vous ai aimé, » répondit la vierge espagnole, d’une voix aussi pure, aussi ferme et aussi tendre que du temps où elle était la seule divinité de son île enchantée et fleurie. « Je vous ai aimé avant d’être chrétienne ; j’ai changé de croyance, mais mon cœur n’a point changé. Je vous aime encore ; je serai à vous pour toujours. Vous m’insultez en paraissant douter de ce sentiment que vous ne cherchez à analyser que parce que vous ne le sentez pas ou ne pouvez pas le comprendre. Dites-moi ce que c’est qu’aimer. Je vous défie, avec toute votre éloquence et tous vos sophismes, de répondre à cette question avec autant de justesse que moi. Si vous voulez savoir ce que c’est que l’amour, ne le demandez pas à la bouche d’un homme, mais au cœur d’une femme. »

« En me priant de vous expliquez l’amour, » dit Melmoth avec un sourire amer, « vous m’imposez une tâche qui m’est si agréable, que je ne doute pas de la remplir à votre entière satisfaction. Aimer, belle Isidora, c’est vivre dans un monde que nous avons créé nous-mêmes, et dans lequel les formes et les couleurs des objets sont aussi brillantes que fausses et décevantes. Pour ceux qui aiment, il n’y a ni jour ni nuit, ni été ni hiver, ni société ni solitude. Leur délicieuse mais illusoire existence n’offre que deux époques, la présence et l’absence. Elles tiennent lieu de toutes les distinctions de la nature et de la société. Le monde pour eux ne renferme qu’un individu, et cet individu est pour eux le monde lui-même. L’atmosphère de sa présence est le seul air dans lequel ils puissent vivre, et la lumière de ses yeux est le seul soleil de leur création. »

« J’aime ! » se dit intérieurement, Isidora.

« Aimer, » continua Melmoth, « c’est vivre dans une existence remplie de contradictions perpétuelles ; sentir que l’absence est insupportable ; souffrir presque autant dans la présence de l’objet aimé ; être rempli de dix mille pensées quand nous sommes loin de lui ; songer au bonheur que nous éprouverons à lui en faire part en le voyant : et quand le moment de notre réunion arrive, nous sentir, par une timidité également oppressive et insupportable, hors d’état d’exprimer une seule de ces pensées ; être éloquent en son absence et muet en sa présence ; attendre le moment de son retour comme l’aurore d’une nouvelle existence : et quand il arrive être privé tout-à-coup de ces moyens auxquels il devait donner une nouvelle énergie ; guetter la lumière de ses yeux, comme le voyageur du désert guette le lever du soleil : et quand l’astre a paru, succomber sous le poids accablant de ses rayons, et regretter presque la nuit. »

« Ah ! s’il en est ainsi, je crois bien que j’aime, » dit à demi-voix Isidora.

« Aimer, » poursuivit Melmoth, avec une énergie toujours croissante, « c’est sentir que notre existence est tellement absorbée dans celle de l’objet aimé, que nous n’avons plus de sentiment que celui de sa présence ; de jouissances que les siennes ; de maux que ceux qu’il souffre ; aimer, c’est n’être que par ce qu’il est, n’user de la vie que pour la lui conserver, tandis que notre humilité croît en proportion de notre attachement. Plus nous nous abaissons, moins notre abaissement nous paraît suffire pour exprimer notre amour ; la femme qui aime ne doit plus se rappeler son existence individuelle ; elle ne doit considérer ses parens, sa patrie, la nature, la société, la religion elle-même… Vous tremblez ! Immalie ; je veux dire Isidora… que comme des grains d’encens qu’elle jette sur l’autel du cœur. »

« Oui, j’aime en effet, » s’écria Isidora, et elle pleurait et tremblait en faisant cette terrible confession. « J’aime, car j’ai oublié tous les biens que l’on m’a dit être ceux de la nature, et le pays dans lequel on m’a dit que j’étais née. Je renoncerai, s’il le faut, à mes parens, à ma patrie, aux habitudes que j’ai prises, aux pensées que l’on m’a enseignées, à la religion que je… Oh non ! mon Dieu ! mon Sauveur ! » ajouta-t-elle en quittant précipitamment la fenêtre, pour se jeter aux pieds du crucifix et l’embrasser, « non, je ne vous renoncerai jamais ! vous ne m’abandonnerez point à l’heure de la mort ! vous ne me déserterez point à l’heure des épreuves ! vous ne me délaisserez point aujourd’hui même ! »

À la lumière des bougies qui brûlaient dans sa chambre, Melmoth put la voir prosternée aux pieds de l’image sacrée. Il distingua cette dévotion du cœur, qui le faisait palpiter d’une manière presque visible dans son sein d’albâtre ; ses mains jointes qui paraissaient implorer des secours contre les mouvemens d’un cœur qu’elle cherchait vainement à réprimer, et qui ensuite se levaient vers le ciel, comme pour lui demander pardon de l’inutilité de leurs efforts. Il frémit en voyant la sincérité avec laquelle elle embrassait le crucifix. Il ne regardait jamais ce symbole sans détourner les yeux ; mais cette fois, il ne put les détacher d’Immalie, agenouillée devant la croix. Il parut oublier pour un moment l’instinct infernal qui gouvernait son existence, et ne la regarder que pour le seul plaisir de la voir. Sa personne entière prosternée, ses riches vêtemens, qui flottaient autour d’elle comme la draperie qui orne un autel inviolable ; ses beaux cheveux qui couvraient seuls ses épaules nues ; ses belles mains blanches unies pour prier, la pureté d’expression qui semblait l’identifier avec ce qu’elle faisait ; tout cela lui donnait l’air, non d’une mortelle suppliante, mais du génie même de la prière. On ne pouvait s’empêcher de penser que deux lèvres pareilles ne pouvaient converser qu’avec les habitans des cieux. Melmoth, qui éprouvait ce que je viens de décrire, sentait en même temps qu’il lui était à jamais impossible d’y participer ; il détourna la tête, avec une douleur morne et triste, et le rayon de la lune qui vint éclairer son œil brûlant, n’y rencontra point de larme.

S’il avait regardé un instant de plus, il aurait vu sur la figure d’Isidora une expression trop flatteuse, sinon pour son cœur, du moins pour sa vanité ; il y aurait remarqué cette profonde et dangereuse méditation de l’âme, déterminée à scruter les mystères de l’amour et de la religion, afin de se décider pour l’un ou pour l’autre, cette pause sur le bord d’un abîme, cette pause qui fait trembler la balance entre Dieu et l’homme.

Au bout de quelques instans Isidora se releva. Il y avait plus de calme, plus d’élévation dans son air. On voyait aussi cette décision qu’un appel sans réserve au Sondeur des reins ne manque jamais de communiquer, même aux plus faibles d’entre ses créatures.

Melmoth retournant à sa place sous la fenêtre, la regarda pendant quelque temps avec un mélange de surprise et de compassion ; mais se hâtant de repousser ces sentimens, il lui demanda quel gage elle était prête à lui donner de cet amour qu’il avait décrit, et qui était le seul qui en méritât le nom.

— « Tous les gages que les enfans des hommes peuvent donner, mon cœur et ma main ; ma résolution d’être à vous au sein du mystère et de la douleur ; de vous suivre s’il le faut dans l’exil et dans la solitude. »

Tandis qu’elle parlait, il régnait dans ses yeux, et sur toute sa physionomie, une sublimité radieuse qui lui donnait l’apparence d’un être céleste, réunissant à la fois la passion et la pureté. Il s’y joignait aussi quelque chose qui annonçait l’orgueil de la vertu, la confiance dans une faiblesse apparente et dans une énergie intérieure. Elle était là comme une femme aimante, mais que son amour n’humilie pas, unissant à la tendresse la magnanimité, prête à tout sacrifier à son amant, excepté ce qui doit diminuer, à ses yeux, le prix du sacrifice ; prête à être la victime, mais se sentant digne d’être la prêtresse.

Melmoth la regardait fixement. Un sentiment généreux et humain fit battre momentanément son cœur. Il voyait sa beauté, son attachement, sa pure et parfaite innocence, son sentiment unique pour un homme qui, à cause de la puissance effrayante de son existence surnaturelle, ne pouvait rien éprouver pour aucun être mortel. Il en détourna les yeux, mais il ne pleura pas.

« Eh bien ! Isidora, » dit-il, « vous ne voulez donc point me donner de gage de votre amour ? Est-ce là ce que vous voulez me faire comprendre ? »

— « Demandez un gage qu’une femme puisse donner. Plus serait hors de mon pouvoir, moins rendrait le gage sans valeur. »

Ces mots firent une si vive impression sur Melmoth, dont le cœur, quoique plongé dans des crimes impossibles à décrire, n’avait jamais été souillé par la sensualité, qu’il quitta soudain le lieu où il était, la contempla un moment, et s’écria ensuite :

« Oui, vous m’avez donné des preuves incontestables de votre amour. Il me reste à vous en donner un de cet amour que j’ai décrit, de cet amour que vous seule pouviez inspirer, de cet amour que, dans des circonstances plus heureuses, j’aurais pu… mais n’importe ; il ne s’agit pas ici d’analyser le sentiment, mais d’en donner une preuve. Consentiriez-vous donc à unir votre destinée à la mienne ? Voudriez-vous réellement être à moi au sein du mystère et de la douleur ? Me suivriez-vous alternativement de la terre à la mer et de la mer à la terre, vous dévouant à moi, sans connaître de repos, sans avoir de foyers, avec la marque sur le front et la malédiction sur votre nom même ? Voudriez-vous vraiment à ces conditions, être à moi ? être ma chère, mon unique Immalie ? »

— « Je le voudrais ; je le veux ! »

« Eh bien ! » répondit Melmoth, « recevez dans ce lieu la preuve de mon éternelle reconnaissance. Dans ce lieu, je renonce à votre vue ! je romps votre engagement ! je vous fuis pour jamais ! »

En disant ces mots, il disparut.


CHAPITRE XXVII.



Isidora était si accoutumée aux exclamations bizarres et aux inintelligibles allusions de son mystérieux amant, qu’elle n’éprouva pas une inquiétude très-vive à son singulier langage et à son brusque départ. Il n’y avait rien là de plus menaçant ou de plus formidable que ce qu’elle avait déjà vu plus d’une fois, et elle se rappela qu’après ces accès, elle le retrouvait dans une humeur plus calme. Elle se sentit donc consolée par cette réflexion, et peut-être aussi par la conviction inexplicable, puisée dans les cœurs de tous ceux qui aiment, que l’amour ne peut jamais exister sans la souffrance.

Elle fut donc moins surprise de la disparition de Melmoth, que d’un message que sa mère lui fit parvenir dans le cours de la matinée, pour lui faire dire qu’elle l’attendait dans le salon à tapisserie, afin de lui communiquer la nouvelle qu’un exprès venait de lui apporter.

Dans les temps ordinaires, dona Clara se partageait entre les soins de sa cuisine et ceux de son oratoire, entre ses prières aux Saints et ses querelles avec ses domestiques, entre sa dévotion et sa colère. Par ces aimables alternatives, dona Clara trouvait moyen de se tenir, elle et toute sa maison, dans une occupation continuelle et intéressante, dans un état de légère irritation qui ne manquait pas de douceur.

Ce n’était pas que, durant cette matinée, Isidora n’eût remarqué un tumulte extraordinaire et qui aurait pu lui inspirer quelque soupçon, mais elle y avait prêté peu d’attention ; et son étonnement fut grand, lorsque, en entrant chez sa mère, elle la trouva assise à son secrétaire, ayant devant elle une lettre déjà achevée, et lorsqu’elle s’entendit adresser ces paroles :

« Ma fille, je vous ai envoyé chercher, afin que vous pussiez prendre part au plaisir que ces lignes doivent causer à toutes deux. C’est pourquoi je vous prie de vous asseoir et d’écouter attentivement, pendant qu’on vous en fera la lecture. »

En prononçant ce discours, dona Clara était placée sur un fauteuil dont le dos était d’une hauteur énorme et dont elle semblait elle-même faire partie, tant sa figure était roide et immobile, ses yeux ternes et sans expression.

Isidora fit une révérence et s’assit sur un des carreaux de velours dont la chambre était remplie. Pendant ce temps, une vieille duègne en lunettes, placée sur un autre carreau, à la droite de dona Clara, lut, avec de nombreuses pauses, et non sans difficulté, la lettre suivante que sa maîtresse venait de recevoir de son époux, débarqué depuis peu dans un port de mer, et qui était en route pour rejoindre sa famille.

« Madame et chère Épouse,

« Il y a à peu près un an que j’ai reçu la lettre par laquelle vous m’annonçâtes que votre fille était retrouvée, celle que je croyais perdue, avec la négresse sa nourrice, pendant un de mes voyages aux Indes. J’aurais répondu plus tôt à votre épître, si différentes occupations ne m’en avaient empêché.

« Je vous prie de croire que je me réjouis moins d’avoir recouvré une fille, que d’avoir regagné, pour le ciel, une âme et une sujette. Je m’attends, à mon arrivée, grâce aux leçons du père Jozé, de trouver en elle une parfaite chrétienne. Je me flatte aussi qu’elle possédera toutes les qualités et vertus propres aux jeunes filles de l’Espagne, c’est-à-dire, surtout la dévotion et la réserve. J’ai toujours reconnu en vous ces qualités, et j’espère que vous vous serez efforcée de les lui communiquer, puisque, par cette communication, elle avait tout à gagner et vous rien à perdre.

« Finalement, comme il est juste que les jeunes filles soient récompensées de leurs vertus et de leur modestie par leur union avec un digne époux, de même le devoir d’un père tendre est d’en chercher un pour sa fille. Mu par ce désir, j’amènerai avec moi don Gregorio Montillo, à qui je compte la donner en mariage. Je n’ai pas le temps de m’étendre ici sur ses qualités ; mais je compte qu’elle le recevra comme il convient à une fille obéissante, et vous comme l’ami de

« Votre affectionné mari,

« Francisco de Aliaga. »

« Vous venez d’entendre la lettre de votre père, ma fille, » dit dona Clara en se mettant en devoir de parler, « et vous vous attendez sans doute à recevoir de moi une instruction sur les devoirs de l’état dans lequel vous allez entrer. Ces devoirs sont, selon moi, au nombre de trois, savoir : l’obéissance, le silence et l’économie. Quant au premier… »

« Sainte Vierge, » s’écria tout-à-coup la duègne, « comme dona Isidora pâlit ! »

« Quant au premier…, » continua dona Clara, sans écouter ce qu’on lui disait ; mais elle fut interrompue par un léger bruit, qui n’eût pourtant pas détourné son attention, si la duègne ne se fût écriée de nouveau : « Mais, Madame, voyez ! dona Isidora se trouve mal. »

Dona Clara, qui sortait rarement de son sang-froid, se contenta de baisser ses lunettes, et, jetant un regard sur sa fille, qui avait glissé de son carreau par terre, où elle était couchée sans mouvement, elle dit, après une courte pause :

« Elle se trouve mal en effet. Soulevez-la. Appelez du secours et donnez-lui de l’eau froide, ou ce qui vaudra mieux, conduisez-la au grand air. » Quand on eut emmené sa fille, dona Clara s’écria : « Voilà la suite de toutes ces folies d’amour et de mariage ! Grâce au ciel, je n’ai jamais aimé de ma vie ; et quant au mariage, il s’agit seulement de suivre la volonté de Dieu et de nos parens. »

Isidora, ayant repris ses sens, envoya faire ses excuses à sa mère de son indisposition soudaine, et pria ses femmes de la laisser seule. Seule ! c’est là un mot auquel ceux qui aiment n’attachent qu’une idée, celle de se trouver dans la société de l’objet qui est pour eux le monde entier. Isidora désirait, dans cette terrible circonstance, demander des conseils à celui dont l’image était toujours présente à son cœur, et dont elle entendait sans cesse la voix, même quand il n’était pas avec elle.

La crise où elle se trouvait était vraiment faite pour mettre à l’épreuve le cœur d’une femme, et celui de dona Isidora, plein de sensibilité, mais privé de jugement et d’expérience, accoutumé, d’une part, à une liberté parfaite, et, de l’autre, à une timidité et à une confiance qui devenait presque du désespoir, la rendit victime d’émotions diverses qui parurent même un moment menacer sa raison.

Sa première existence, si indépendante et toute d’instinct, se ranimait par intervalles et lui suggérait des résolutions imprudentes et désespérées, telles qu’on en a vu prendre et même exécuter aux femmes les plus timides en des dangers extraordinaires. Puis tout-à-coup, la contrainte de ses nouvelles habitudes, la sévérité de son existence factice, et surtout la rigide puissance de sa religion nouvelle, mais qu’elle n’en chérissait pas moins ardemment, la firent renoncer à toute pensée de résistance ou d’opposition, qu’elle eût regardée comme offensante pour le ciel.

Ce jour fut terrible pour elle. Ce n’était pas que le temps de la réflexion lui manquât, mais elle se sentait intérieurement convaincue que toute réflexion serait inutile ; que les circonstances, dans lesquelles elle se trouvait placée, devaient décider de sa conduite et non ses propres pensées ; enfin, que dans sa position, les forces morales ne suffisaient point pour s’opposer aux forces physiques.

Des esprits, plus portés à observer les variétés du cœur humain qu’à compâtir à sa peine, auraient pu trouver de l’intérêt à examiner la douleur inquiète d’Isidora, contrastée avec la froide et tranquille satisfaction de sa mère, qui passa toute cette journée à composer avec le père Jozé, une superbe lettre en réponse à celle de son mari.

L’indisposition d’Isidora lui servit d’excuse pour ne point reparaître chez sa mère. La nuit arriva enfin, cette nuit qui, en lui cachant les objets et les mœurs artificielles qui l’entouraient, lui rendait en quelque sorte le sentiment de son ancienne existence et celui d’une indépendance qu’elle n’éprouvait jamais pendant le jour. L’absence de Melmoth augmentait son inquiétude. Elle commençait à craindre qu’il n’eût réellement eu l’intention de la quitter pour toujours, et à cette pensée, elle sentit défaillir son cœur.

Les lecteurs, accoutumés aux aventures d’un roman, trouvent peut-être incroyable qu’une femme, aussi tendre, et, en même temps, aussi courageuse que l’était Isidora, pût éprouver de l’inquiétude ou de l’effroi dans une position si naturelle à une héroïne ; mais, ni les lecteurs, ni les écrivains ne paraissent avoir songé à cette foule de petites causes extérieures qui agissent sur la volonté humaine avec une force bien plus puissante que ce mobile intérieur qui joue un si grand rôle dans les romans et un rôle si rare et si frivole dans la vie ordinaire.

Isidora serait morte pour l’homme qu’elle aimait. Sur l’échafaud ou sur le bûcher, elle aurait hautement avoué sa passion et se serait glorifiée de périr sa victime. L’esprit prend facilement le courage qu’il faut pour un grand effort ; il s’épuise par la nécessité toujours renaissante des conflits domestiques. La demeure d’Isidora était pour elle une prison ; elle ne pouvait sortir librement même pour un instant des portes de la maison. Tout espoir de fuite lui était par conséquent enlevé ; mais quand même toutes les issues auraient été libres, elle n’aurait pas voulu en profiter ; elle se serait sentie comme un oiseau sortant de sa cage et qui ne trouve pas une branche sur laquelle il ose se reposer. Tel était l’avenir qui se présentait à elle, si elle parvenait à s’échapper : il était encore plus cruel à la maison.

Le ton d’autorité sévère et froid, dont la lettre de son père était écrite, ne lui laissait guère d’espoir de trouver en lui un ami. À cela se joignait la faible et impérieuse médiocrité de sa mère, le caractère personnel et arrogant de don Fernand, la puissante influence et les sermons perpétuels du père Jozé, dont la bonté cédait à son amour du pouvoir. Elle était continuellement obligée d’écouter les mêmes répétitions d’exhortations, de reproches et de menaces, ou de chercher un asile dans sa chambre, où elle passait des heures entières dans la solitude et dans les larmes. Les combats sans fin d’une personne, courageuse à la vérité, mais sans aucun pouvoir, contre tant d’individus, tous résolus de parvenir à leurs fins : ce conflit perpétuel contre des maux légers en particulier, mais insupportables en somme, abattit les forces d’Isidora, et elle versait des larmes amères en songeant aux concessions que l’on exigerait d’elle, quand elle aurait enfin perdu tout pouvoir de résistance.

« Oh ! » s’écria-t-elle, en joignant les mains, et réduite aux dernières extrémités de la détresse. « Oh ! que n’est-il ici pour me diriger, me conseiller ! quand je ne devrais plus le voir comme amant, mais seulement comme ami. »

On dit qu’il existe un certain génie toujours prêt à exaucer les vœux que l’on fait pour son malheur. À peine Isidora eût-elle prononcé ces mots qu’elle aperçut l’ombre de Melmoth dans le jardin, et l’instant d’après il se trouva sous sa fenêtre. En le voyant approcher, elle jeta un cri mêlé de joie et de frayeur, mais il lui imposa silence par un signe de la main, après quoi il lui dit à voix basse : « Je sais tout. »

Isidora garda le silence ; elle n’avait eu rien à lui dire, si ce n’est à lui faire part de ses derniers malheurs, et il en paraissait déjà instruit. Elle attendait donc, dans une muette inquiétude, qu’il lui offrît quelques paroles de conseil ou de consolation.

« Je sais tout, » continua Melmoth, « votre père a débarqué en Espagne ; il amène avec lui votre futur époux. Il vous sera inutile de résister à la résolution arrêtée de toute votre famille, qui est aussi opiniâtre qu’elle est faible, et d’aujourd’hui en quinze vous serez la femme de Montillo. »

« Je descendrai auparavant au tombeau, » dit Isidora avec un ton calme et effrayant.

À ces mots, Melmoth s’approcha pour la considérer de plus près. Tout ce qui indiquait une résolution forte et terrible, était en harmonie avec les cordes sonores mais désordonnées de son âme. Il la pria de répéter ce qu’elle venait de dire, ce qu’elle fit d’une bouche tremblante mais d’une voix assurée. Il approcha de plus près encore pour la contempler pendant qu’elle parlait. Son aspect était beau et terrible en même temps. Pâle et immobile, on eût dit qu’elle venait de parler sans savoir quelles étaient les paroles que sa bouche avait prononcées. Elle avait l’air d’une statue ; Melmoth lui-même se sentit confondu. Il se retira de quelques pas, puis revenant, il lui dit : « Est-ce bien là votre résolution, Isidora, et avez-vous vraiment le courage de… »

« De mourir, » répondit Isidora avec le même accent, avec la physionomie aussi calme et paraissant capable d’exécuter tout ce qu’elle disait. Cette union de l’énergie et de la faiblesse, de la beauté et de la mort, fit palpiter le cœur de Melmoth d’un sentiment jusqu’alors inconnu. Il ajouta en détournant la tête et d’un ton qui semblait se reprocher sa douceur :

« Pourriez-vous donc mourir pour celui pour qui vous ne voulez pas vivre ? »

« J’ai dit, » repartit Isidora, « que j’aimais mieux mourir que d’être l’épouse de Montillo. Je ne sais ce que c’est que la mort ; je connais peu la vie ; mais je périrai plutôt que de commettre un parjure en devenant l’épouse d’un homme que je ne puis aimer. »

« Et pourquoi ne pouvez-vous pas l’aimer ? » dit Melmoth en jouant avec le cœur de son amante, comme un enfant joue avec un oiseau qu’il tient attaché par un fil.

— « Parce que je n’en puis aimer qu’un seul. Vous fûtes le premier être humain qui m’apprîtes à sentir ; votre image est toujours devant mes yeux, présent ou absent, dans le sommeil comme dans la veille. J’ai vu des formes plus séduisantes, j’ai entendu des voix plus mélodieuses, j’aurais pu trouver peut-être des cœurs plus doux ; mais la première image, l’image ineffaçable est gravée dans mon cœur et elle y restera tant que je vivrai. Je ne vous ai point aimé pour votre beauté, ni pour votre humeur gaie, ni pour votre langage tendre, ni pour rien de ce qui plaît, dit-on, aux femmes, je vous ai aimé parce que vous fûtes le premier, le seul lien qui unît mon cœur avec le monde, l’être qui m’apprit à connaître cet instrument merveilleux que je possède en moi, la raison ; parce que votre image s’unit dans ma pensée à tout ce qu’il y a de beau dans la nature ; parce que votre voix, la première fois que je l’entendis, me sembla d’accord avec le murmure des flots, et la musique des étoiles ; aujourd’hui encore, elle me rappelle le bonheur inimaginable dont je jouissais autrefois. Je l’écoute encore comme un exilé qui entend dans un pays lointain les chants de sa patrie ; j’ai aimé une fois et c’est pour toujours ! » Tout-à-coup, tremblante aux paroles qu’elle venait de prononcer, elle ajouta avec un doux mélange d’orgueil et de pureté virginale : « Les sentimens que je viens de vous confier peuvent me nuire, si vous en abusez, mais ils ne s’effaceront jamais. »

« Ce sont donc là vos vrais sentimens ? » dit Melmoth, après une longue pause, et en s’agitant comme un homme rempli de pensées profondes et inquiètes.

« Mes vrais sentimens ! » s’écria Isidora en rougissant ; « est-il donc possible de prononcer des paroles qui ne soient pas vraies ? Pourrais-je oublier si tôt mon ancienne existence ? »

— « Si telle est donc votre résolution ; si tels sont vraiment vos sentimens… »

— « Oui, oui, » dit Isidora en versant des larmes.

— « Réfléchissez pour lors à l’alternative qui vous attend, » dit Melmoth lentement, et paraissant prononcer avec difficulté, comme s’il eût éprouvé de la compassion pour sa victime : « Une union avec un homme que vous ne pouvez aimer, ou un combat continuel, une persécution sans fin de la part de votre famille. Songez aux jours que… »

— « Oh ! je ne puis songer à rien : dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour m’y dérober. »

« Pour vous dire la vérité, » répondit Melmoth en fronçant le sourcil de manière à rendre impossible de découvrir si l’expression de sa physionomie était l’estime, ou bien un sentiment profond et sincère, « je ne sais quelle ressource peut vous rester, si ce n’est de m’épouser. »

« Vous épouser ! » s’écria Isidora en posant sa main sur son front ; « vous épouser ! comment cela est-il possible ? »

« Tout est possible quand on aime, » reprit Melmoth avec un rire sardonique que l’ombre de la nuit ne permettait pas de distinguer.

— « Vous m’épouserez donc selon les rites de l’Église à laquelle j’appartiens ? »

— « De celle-là, ou de toute autre. »

— « Oh ! ne parlez pas si vaguement. Ne dites pas oui d’un ton si horrible. Voulez-vous m’épouser comme une vierge chrétienne doit l’être ? M’aimez-vous comme on doit aimer une épouse chrétienne ? Mon existence passée n’a été qu’un songe ; mais à présent je veille. Si j’unis ma destinée à la vôtre, si j’abandonne ma famille, mon pays, mon… »

— « Eh bien ! qu’est-ce que vous y perdriez ? Votre famille vous tourmente et vous renferme ; votre pays applaudirait s’il vous voyait monter sur le bûcher pour expier quelques opinions hérétiques, et quant au reste… »

« Mon Dieu, » dit la jeune victime joignant les mains et regardant le ciel ; « mon Dieu, secourez-moi dans cette extrémité ! »

« S’il faut que j’attende ici que vous ayez achevé vos dévotions, » dit Melmoth avec dureté, « je ne tarderai pas à m’impatienter. »

— « Vous ne m’abandonnerez pas pour lutter seule contre la crainte et la perplexité ! Comment pourrais-je me sauver quand même… ? »

— « Vous pourrez effectuer votre fuite par les mêmes moyens que je possède d’entrer en ce lieu et d’en sortir sans que l’on me voie. Si vous avez du courage, l’effort ne vous coûtera pas beaucoup ; si vous aimez, il ne vous coûtera rien. Parlez ; voulez-vous que je me trouve ici, à pareille heure, demain soir, pour vous conduire où vous jouirez de la liberté et de…  ? »

Il voulait ajouter le mot de sûreté, mais la voix lui manqua. Après une longue pause, Isidora lui répondit, si bas qu’on pouvait à peine l’entendre :

« Demain soir ! »

Elle ferma ensuite sa fenêtre, et Melmoth se retira à pas lents.


CHAPITRE XXVIII.



La journée suivante se passa toute entière, de la part de dona Clara, pour qui l’écriture était une tâche rare, pénible et insupportable, se passa, dis-je, à relire et à corriger la réponse qu’elle avait faite à l’épître de son époux. Après l’avoir bien examinée, elle y trouva tant à changer, à interligner, à modifier et à raturer, que finalement cette réponse ressembla beaucoup à la tapisserie à laquelle elle travaillait, et qui avait jadis été commencée par sa grand’mère.

Dans cette lettre, dona Clara rendait compte à son époux de tout ce qui avait rapport à leur fille, et après avoir donné des éloges à son esprit, à ses talens et à ses agrémens personnels, elle exprimait de vives craintes sur sa raison. La pauvre femme regardait comme une preuve d’aliénation mentale, l’étonnement que les usages et les mœurs européennes causaient à sa fille. Après avoir cité plusieurs traits à l’appui de son opinion, elle termina sa lettre par les phrases d’usage, la plia, la cacheta, et l’expédia par la ville que don Francisco lui avait indiquée.

Les habitudes et les mouvemens de don Francisco étaient, comme ceux de la plupart de ses compatriotes, si lents et si compassés ; sa répugnance à écrire toutes autres lettres que celles qui avaient rapport au commerce, était si bien connue, que dona Clara fut sérieusement alarmée, en recevant le soir même du jour où elle avait expédié son épître, une seconde lettre de son époux.

On jugera sans peine combien son contenu devait être singulier, quand on saura qu’après en avoir pris connaissance, dona Clara et le père Jozé passèrent la nuit presque entière en consultation, pleins d’inquiétudes et d’effroi. Ils relurent plusieurs fois cette lettre extraordinaire, et à chaque lecture, leurs pensées devenaient plus sombres, leurs conseils plus embarrassés, leurs regards plus tristes. Ils ne cessaient d’y jeter les yeux ; puis, se levant tout-à-coup en sursaut, ils se demandaient, tantôt par des paroles, tantôt par un langage muet, s’ils n’avaient pas entendu d’étranges bruits dans la maison ? La lettre toute entière aurait peu d’intérêt pour le lecteur ; il suffira d’en extraire le passage suivant :

« Dans mon voyage du lieu où j’ai débarqué jusqu’à celui d’où je vous écris, je me trouvai un jour par hasard dans la société d’étrangers de qui j’entendis des choses qui m’intéressaient directement, et cela sous le point le plus délicat qui puisse blesser le cœur d’un père chrétien. Ces choses, que les étrangers disaient entre eux sans savoir toute l’importance qu’elles pouvaient avoir pour moi, formeront le sujet d’une de nos premières conversations à mon retour ; elles sont d’une nature si effrayante, que nous aurons peut-être besoin des conseils d’un savant ecclésiastique pour bien les comprendre et les sentir. Quoi qu’il en soit, après avoir entendu cette étrange conversation, dont je n’ose vous communiquer les détails par écrit, je me retirai dans ma chambre, rempli des plus tristes pensées, et m’étant assis dans mon fauteuil, je pris un livre, afin de chasser, s’il était possible, ces pensées avant de me coucher ; mais je n’y réussis point. Je ne tardai pas à sentir que je n’étais nullement disposé à la lecture ; et quoiqu’oppressé par le sommeil, j’avais moins de désir encore de me mettre au lit. J’ouvris donc le pupitre où j’avais serré vos lettres ; j’y pris celle que vous m’écrivîtes pour m’annoncer l’arrivée de notre fille, et dans laquelle vous me faisiez la description de sa personne. J’avais déjà si souvent lu et relu cette description, que, vous pouvez m’en croire, le peintre le plus habile ne réussirait pas mieux à la peindre que je ne le fais en imagination. Je la relus cependant pour la centième fois, et je songeai que je ne tarderais pas à serrer cette chère enfant dans mes bras. Dans cette douce occupation, mes yeux se fermèrent, et je m’endormis sur mon siége. Dans mon sommeil je crus voir une créature angélique, telle que je me figure ma fille, assise à mes côtés et me demandant ma bénédiction. Comme je me baissais pour la lui donner, ma tête se pencha et je me réveillai. Je me réveillai, dis-je, car ce que je vis ensuite était aussi palpable que les meubles de ma chambre ou tout autre objet. En face de moi était assise une femme vêtue à l’espagnole, et couverte d’un voile qui lui descendait jusqu’aux pieds. Elle paraissait attendre que je lui adressasse le premier la parole. Venez donc, lui dis-je, que cherchez-vous, et pourquoi êtes-vous ici ? L’inconnue ne souleva point son voile et ne fit aucun mouvement ni de la main ni des lèvres. Ma tête était remplie de ce que j’avais entendu, et après avoir fait le signe de la croix et prononcé quelques prières, je m’approchai d’elle et j’ajoutai : Jeune dame, que désirez-vous ? – Un père, répondit-elle en levant son voile et en montrant à mes yeux étonnés les traits de ma fille Isidora, absolument tels que vous les avez décrits dans vos dernières lettres. Vous pouvez sans peine vous faire une idée de ma consternation ; j’oserais presque dire de ma frayeur, à la vue et aux discours de cette belle, mais étrange et terrible apparition. Mon embarras et mon trouble augmentèrent au lieu de diminuer, quand cette apparition se levant et montrant du doigt la porte, s’y dirigea avec promptitude et avec une certaine grâce mystérieuse ; elle prononça, en sortant de la chambre, à peu près les mots suivans : « Sauvez-moi ! sauvez-moi ! Ne perdez pas un moment, ou je suis perdue ! » Tant que cette figure avait été dans l’appartement, je n’avais entendu ni le frôlement de sa robe, ni le bruit de ses pas ; seulement quand elle sortit, je distinguai comme un souffle de vent qui traversait la chambre. Une espèce de brouillard obscurcissait tous les objets ; il se dissipa peu à peu, et je poussai un profond soupir, comme si un poids énorme fût ôté de dessus mon sein. Je restai pendant plus d’une heure réfléchissant à ce que je venais de voir, et ne sachant si c’était une réalité ou une illusion. Je suis un homme mortel, et par conséquent sensible à la crainte et sujet à l’erreur ; mais je suis aussi un chrétien, et comme tel, je méprise tous les contes de spectres et d’apparitions dont on nous berce. Mes réflexions n’amenant aucune conclusion raisonnable, je me jetai sur mon lit, où je restai long-temps sans pouvoir reposer, et ce ne fut que vers le matin que je m’endormis à la fin d’un profond sommeil. Tout-à-coup je fus réveillé par un bruit semblable à celui du vent qui agitait mes rideaux. Je me mis sur mon séant, et les ayant ouverts, je regardai autour de moi. Le jour commençait à paraître, mais il n’aurait pas suffi pour me faire distinguer les objets, sans la lampe qui brûlait dans la chambre, et dont la lumière, quoique faible, était cependant fort nette. À cette lumière, je découvris près de la porte, une figure dans laquelle mon œil, rendu plus perçant par mon effroi, reconnut la même femme qui s’était déjà offerte à moi, et qui, secouant le bras avec un geste mélancolique, prononça ces mots du ton le plus triste : Il est trop tard ! et disparut sur-le-champ. Accablé d’horreur à cette seconde vision, je retombai sur mon oreiller presque sans connaissance, et dans l’instant, j’entendis l’horloge sonner quatre heures. »

Comme dona Clara et l’ecclésiastique achevaient, pour la dixième fois, la lecture de cette lettre, l’horloge du château sonna effectivement quatre heures.

« Voilà une singulière coïncidence, » dit le père Jozé.

« N’y trouvez-vous que cela, mon père ? » dit dona Clara en pâlissant.

« Je ne sais, » reprit l’ecclésiastique ; « j’ai souvent entendu parler d’avertissemens que nos Anges Gardiens nous donnaient, même par le ministère des objets inanimés. Mais à quoi sert de nous avertir, quand nous ne savons pas quel est le danger que nous devons éviter ? »

« Chut ! écoutez, » dit dona Clara ; « n’avez-vous pas entendu du bruit ? »

« Non, » répondit le père Jozé, en écoutant, mais avec émotion ; « non, » ajouta-t-il, après un silence, et d’une voix plus tranquille et plus assurée, « le bruit que j’ai effectivement entendu, il y a près de deux heures, a duré peu de temps et ne s’est pas renouvelé. »

« Que la lumière de ces bougies est incertaine ! » dit dona Clara en les regardant avec frayeur.

« Les volets sont ouverts, » observa l’ecclésiastique.

« Ils l’ont toujours été, » reprit dona Clara ; « mais, juste ciel ! voyez ce vent qui tout-à-coup fait vaciller les lumières. On dirait qu’elles vont s’éteindre. »

Le père regarda les bougies, et vit qu’en effet dona Clara avait dit la vérité. Il remarqua en même temps que la tapisserie près de la porte était fort agitée.

« Il y a une porte ouverte quelque part, » dit-il en se levant.

« Vous n’allez sans doute pas me quitter, mon père, » dit dona Clara, que la terreur avait clouée sur son fauteuil, et qui osait à peine le suivre des yeux.

Le père Jozé ne répondit rien. Il était déjà dans le vestibule où une circonstance qu’il venait d’observer avait attiré toute son attention. La porte de la chambre de dona Isidora était ouverte, et des bougies y brûlaient. Il y entra doucement et jeta un regard autour de la pièce ; il n’y avait personne. Il examina le lit ; tout indiquait qu’il n’avait point servi cette nuit. La fenêtre attira ensuite son attention. Elle donnait sur le jardin et était ouverte. Frappé d’horreur à ce qu’il venait de voir, le bon père ne put s’empêcher de pousser un cri qui parvint jusqu’aux oreilles de dona Clara. Tremblante elle voulut le suivre à l’appartement de sa fille ; mais elle n’en eut pas la force et tomba sans mouvement dans le vestibule. L’ecclésiastique la souleva et la ramena dans sa chambre. Replacée dans son fauteuil, la malheureuse mère ne versa point de larmes ; elle conservait toute sa connaissance, mais ne pouvant parler elle indiquait de la main, par un mouvement convulsif, la chambre de sa fille, comme si elle avait désiré qu’on l’y transportât.

« Il est trop tard ! » dit le père en se servant sans y penser des mots de la lettre de don Francisco.


CHAPITRE XXIX.



Cette nuit avait été celle fixée pour l’union d’Isidora et de Melmoth. Elle s’était retirée de bonne heure dans sa chambre, et placée devant sa fenêtre, elle commença à guetter son arrivée long-temps avant l’heure où elle pouvait s’attendre à le voir. On pourrait croire que, dans cette crise terrible de sa destinée, elle se sentirait agitée de mille émotions, et qu’une âme, aussi susceptible que la sienne, serait déchirée par la lutte : mais on serait dans l’erreur. Quand une âme naturellement forte, et qui n’a été affaiblie que par des circonstances particulières, est poussée à faire un seul et grand effort pour se délivrer, elle ne se donne pas le temps de calculer la force des obstacles ou la largeur du précipice. Encombrée de chaînes, elle ne songe qu’à l’essor qui doit la livrer ou…

Pendant qu’Isidora attendait l’approche de ce mystérieux fiancé, elle n’avait d’autre sentiment que celui de cette approche et de l’événement qui devait en être la suite. Elle restait à sa fenêtre pâle, mais décidée, et se fiant à l’assurance extraordinaire de Melmoth, qui lui avait dit que les mêmes moyens dont il se servait pour arriver jusqu’à elle, faciliteraient aussi sa fuite en dépit des argus qui veillaient sur tous ses pas.

Il était près d’une heure du matin : c’était précisément l’instant où le père Jozé crut entendre le bruit dont il a été question ci-dessus, quand Melmoth, ayant paru sous la fenêtre d’Isidora, lui jeta une échelle de cordes ; il lui enseigna à voix basse le moyen de l’attacher ; après quoi il l’aida à descendre. Ils s’empressèrent de traverser le jardin, et au milieu des nouveaux sentimens que lui inspirait sa position, Isidora ne put s’empêcher de témoigner sa surprise de la facilité avec laquelle ils passèrent par la grille, d’ordinaire si bien fermée.

En sortant du jardin, ils se trouvèrent dans une campagne bien plus sauvage, aux yeux d’Isidora, que les sentiers fleuris de cette île inhabitée, où, du moins, elle n’avait pas d’ennemis. Maintenant, dans chaque zéphir, il lui semblait entendre des voix menaçantes ; le retentissement de ses propres pas lui offrait en imagination le bruit de gens qui les poursuivaient.

La nuit était très-obscure ; bien différente de ce qu’elles sont d’ordinaire au cœur de l’été dans ce délicieux climat. Un vent tantôt froid, tantôt étouffant, indiquait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans l’atmosphère. Cette sensation d’hiver, dans une nuit d’été, est effrayante. Elle marque une espèce d’analogie avec la vie humaine dont le printemps orageux accorde peu de jouissance à la jeunesse, tandis que son hiver glaçant n’offre plus d’espoir à l’âge avancé.

L’aspect sombre et troublé du ciel parut à Isidora d’un présage funeste. Plus d’une fois elle s’arrêta en tremblant, et jeta à Melmoth des regards de doute et d’effroi que l’obscurité ne permit pas à celui-ci de distinguer, ou, peut-être, feignait-il de ne pas s’en apercevoir. À mesure qu’ils avançaient, les forces et le courage d’Isidora diminuaient. Elle sentait qu’elle était entraînée avec une sorte de vélocité surnaturelle : la respiration lui manqua ; ses pieds tremblèrent ; elle crut être livrée à un songe pénible.

« Arrêtez ! » s’écria-t-elle accablée de fatigue ; arrêtez ! Où vais-je ? où me conduisez-vous ? »

« À la cérémonie nuptiale, » répondit Melmoth d’une voix basse et à peine articulée. Isidora ne put cependant découvrir si elle était rendue telle par l’émotion ou par la promptitude de leur marche.

Au bout de quelques instans, elle fut obligée de déclarer qu’il lui était impossible d’aller plus loin. Elle s’appuya sur son bras, épuisée et hors d’haleine.

« Laissez-moi me reposer, au nom de Dieu ! » dit-elle.

Melmoth ne répondit pas ; il s’arrêta cependant, et la soutint, sinon avec tendresse, du moins avec un air d’inquiétude.

Pendant cet intervalle, elle regarda autour d’elle, et s’efforça de distinguer les objets les plus proches ; mais l’extrême obscurité de la nuit le lui rendait presque impossible. Le peu qu’elle put découvrir n’était pas fait pour dissiper ses alarmes. Elle parcourait un sentier étroit sur le bord d’un précipice, au fond duquel roulait un torrent dont elle distinguait le bruit. De l’autre côté, il y avait quelques arbres rabougris dont les branches étaient violemment agitées par le vent. Tout parut également triste et inconnu à Isidora, qui, depuis son arrivée au château, était à peine sortie de l’enceinte du parc.

Elle se dit à elle-même que la nuit était bien sombre, et elle répéta ensuite les mêmes mots à demi-voix, dans l’espoir de recevoir une réponse consolante. Melmoth garda le silence. Le courage d’Isidora cédant à sa fatigue et à son émotion, elle pleura.

« Regrettez-vous déjà la démarche que vous avez faite ? » dit Melmoth, en mettant un accent particulier sur le mot déjà.

« Non, mon ami, non, » répondit Isidora en essuyant ses larmes. « Il est impossible que jamais je la regrette ; mais cette solitude, cette obscurité, ce silence, la rapidité de notre marche, tout cela a quelque chose d’effrayant. Il me semble que je traverse une région inconnue. Est-ce vraiment le vent que j’entends ? Comme ses gémissemens sont lugubres ? Sont-ce vraiment des arbres que je vois ? Ils ressemblent à des spectres. Cette nuit est-elle faite pour des noces ? »

À ces mots, Melmoth parut troublé, et voulut l’entraîner ; mais elle continua :

« Je n’ai ni père, ni frère pour me soutenir… Ma mère n’est point auprès de moi. Il n’y a point ici de parens qui m’embrassent, d’amis qui m’offrent leurs félicitations. »

Sa frayeur augmentant toujours, elle finit par s’écrier : « Où est le prêtre qui doit bénir notre union ? où est l’église qui doit nous recevoir ? »

Comme elle parlait, Melmoth, lui prenant le bras, s’efforça doucement de la faire avancer.

« Il y a, » dit-il, « non loin d’ici un monastère ruiné. Vous l’avez peut-être observé de votre fenêtre. »

— « Non, je ne l’ai jamais vu. Pourquoi est-il ruiné ? »

— « Je ne sais. Il a couru bien des bruits sur son compte. On a dit que le supérieur, le prieur, ou je ne sais qui, avait parcouru certains livres dont la lecture n’était pas précisément permise par les règles de son Ordre. C’étaient, je crois, des livres de magie. On en a fait beaucoup de tapage ; on a même parlé dans le temps de l’Inquisition. Quoi qu’il en soit, je me rappelle que le prieur disparut. Les uns disent qu’il fut renfermé dans les cachots du Saint-Office, d’autres prétendent que l’on en disposa plus sûrement encore, ce qui me paraît bien difficile. Les frères furent dispersés en d’autres communautés, et ce couvent fut déserté. On s’efforça de le vendre ; mais les bruits fâcheux, qui avaient couru à son sujet, empêchèrent qu’on ne l’habitât, et peu à peu il tomba en ruine. Il conserve encore tout ce qui peut le sanctifier aux yeux des fidèles. Il y a des crucifix et des tombeaux, et par-ci par-là quelques croix érigées dans les endroits où des meurtres ont été commis : car, par un hasard assez singulier, des bandits y ont présentement fixé leur demeure. »

À ces mots, Melmoth sentit que sa victime, moitié par ses efforts, moitié par ses frémissemens involontaires, avait retiré son bras de dessous le sien.

« Mais là, » ajouta-t-il, « au milieu de ces mêmes ruines, habite un saint ermite. Il nous unira dans la chapelle, selon les rites de votre Église. Il prononcera sur nous la bénédiction, et l’un de nous au moins sera heureux ! »

« Arrêtez, » s’écria Isidora, en s’éloignant de lui autant qu’il lui fut possible et en prenant un air aussi majestueux qu’elle put. « Arrêtez ; ne m’approchez pas ! ne m’adressez pas une autre parole jusqu’à ce que vous m’ayez dit où nous serons unis, où je deviendrai votre épouse légitime ! J’ai souffert des terreurs et des doutes ; des soupçons et de la persécution ; mais… »

« Écoutez-moi, Isidora, » dit Melmoth étonné de cet accès soudain de courage.

« Écoutez-moi vous-même, » répondit la jeune fille timide, mais héroïque, en s’élançant avec son agilité naturelle sur un rocher qui avançait au-dessous de leur route, et s’attachant à un frêne qui croissait entre les fentes. « Écoutez-moi : Vous arracherez plutôt cet arbre de son lit de pierres que vous ne me détacherez de son tronc. Je me précipiterai plutôt dans ce torrent qui mugit sous mes pieds, que de me mettre dans vos bras jusqu’à ce que vous juriez qu’ils me guideront vers l’honneur et la sûreté. J’ai renoncé pour vous à tout ce que mes nouveaux devoirs me disent être sacré ; à tout ce que depuis long-temps mon cœur me disait d’aimer ! Jugez par le sacrifice que j’ai fait, de ceux que je pourrai faire, et ne doutez pas que je n’aimasse dix mille fois mieux être ma propre victime que la vôtre. »

« Par tout ce qu’il y a de sacré à vos yeux, » s’écria Melmoth en s’humiliant jusqu’à se mettre à genoux devant elle, « mes intentions sont aussi pures que votre âme ; l’ermitage n’est qu’à cent pas de nous. Venez, et par des craintes fantastiques et sans cause, ne rendez pas vaines toute la tendresse et toute la magnanimité que vous avez montrées jusqu’ici et qui vous ont élevée, selon moi, non-seulement au-dessus de votre sexe, mais encore au-dessus de toute l’espèce humaine. Si vous n’aviez pas été ce que vous êtes et ce que vous seule pouviez être, vous ne seriez pas l’épouse de Melmoth. Avec quelle femme chercha-t-il jamais à unir sa sombre et impénétrable destinée ? »

Voyant qu’elle hésitait toujours et qu’elle ne voulait point quitter l’arbre qu’elle tenait embrassé, il ajouta d’un ton plus solennel : « Isidora ! que cette conduite est faible et indigne de vous ! Vous êtes en ma puissance ; vous l’êtes irrévocablement et sans espoir d’en sortir. Aucun œil humain ne saurait me voir, aucun bras humain ne saurait vous secourir. Vous n’avez contre moi pas plus de pouvoir qu’un enfant. Ce noir torrent ne redirait point votre sort, et le vent qui mugit autour de vous ne porterait point vos gémissemens vers une oreille compatissante. Vous êtes en ma puissance ; et je ne cherche point à en abuser. Je vous offre ma main pour vous conduire vers une demeure consacrée où nous serons unis conformément aux usages de votre pays… Persistez-vous encore dans cette inutile opiniâtreté ? »

Tandis qu’il parlait, Isidora regardait autour d’elle avec des yeux désarmés ; tous les objets qu’elle voyait servaient à confirmer ses discours. Elle frémit ; mais elle se soumit ; toutefois en continuant sa route silencieuse, elle ne put s’empêcher d’exprimer de temps à autre les nombreuses inquiétudes qui agitaient son cœur.

« Vous parlez, » dit-elle d’un ton suppliant, « vous parlez de la religion en des mots qui me font trembler ; vous en parlez comme d’un usage, d’une chose de forme, d’accident, d’habitude. Quelle est donc votre croyance ? Quelle église fréquentez-vous ? À quels rites sacrés participez-vous ? »

— « Je respecte toutes les croyances… également ; toutes les cérémonies religieuses… me sont à peu près égales, » dit Melmoth avec sa légèreté habituelle, à laquelle paraissait cependant se mêler un sentiment d’horreur involontaire.

« Et croyez-vous donc vraiment aux choses sacrées ? » demanda Isidora. « Y croyez-vous vraiment ? » ajouta-t-elle avec inquiétude.

« Je crois en Dieu ! » dit Melmoth, d’une voix qui glaça son sang. « Vous avez entendu parler de ceux qui croient en tremblant. Je suis de ceux-là. »

« Mais, » reprit Isidora, « le christianisme est quelque chose de plus que la croyance en Dieu. Croyez-vous à tout ce que l’Église catholique dit être indispensable au salut ? »

« Je crois à tout cela, je sais tout cela, » dit Melmoth à regret. « Quoique je vous paraisse un infidèle et un blasphémateur, sachez qu’il n’y a jamais eu de martyr qui ait rendu un plus grand témoignage de sa foi que je n’en rendrai un jour. Il n’y aura qu’une différence entre nous : ils ont brûlé quelques instans pour les vérités qu’ils confessaient ; j’attesterai la vérité de l’Évangile au milieu de flammes qui ne s’éteindront jamais. Quelle glorieuse destinée que la vôtre ! Vous allez être unie à un martyr dont le sacrifice durera éternellement. »

Melmoth continuait à parler, mais Isidora ne l’entendait plus. Elle avait perdu connaissance, et quoiqu’en tenant toujours son bras, elle se laissa glisser sans mouvement par terre. Melmoth, à cette vue, montra plus de sensibilité qu’on ne devait s’y attendre. Il la plaça dans une position commode, l’arrosa d’eau froide et la tourna du côté d’où venait le vent. Isidora ne tarda pas à revenir à elle ; et son évanouissement avait été plutôt causé par la fatigue que par la frayeur. La tendresse momentanée de son amant se dissipa avec son rétablissement. Dès qu’elle fut en état de parler, il la pressa de poursuivre sa route, et comme elle s’efforçait faiblement d’obéir, il l’assura que ses forces étaient tout-à-fait revenues, et qu’ils n’avaient plus d’ailleurs que quelques pas à faire. Isidora se traîna comme elle put. Le chemin s’élevait le long d’une montagne escarpée. Ils avaient laissé derrière eux le bruit du torrent et le gémissement du vent dans les arbres. Le vent, du reste, était baissé ; mais la nuit était toujours profondément obscure. Le silence complet qui régnait ajoutait aux horreurs du lieu. Isidora aurait voulu entendre quelque autre son que celui de sa respiration et des battemens de son cœur.

Tout-à-coup une nouvelle inquiétude vint s’emparer d’elle, et elle devina au pas accéléré de Melmoth et aux mouvemens d’impatience avec lesquels il retournait souvent la tête, qu’il partageait son effroi. L’un et l’autre écoutaient depuis quelque temps avec attention, mais sans se communiquer leurs sentimens mutuels, un bruit qui de moment en moment devenait plus distinct. C’était celui d’un pas d’homme, et à sa rapidité ainsi qu’à une espèce de décision dans la marche, il était évident qu’on les poursuivait. Melmoth s’arrêta tout-à-coup. Isidora tremblante restait suspendue à son bras : aucun d’eux ne disait un mot ; mais l’œil d’Isidora suivit machinalement la main de Melmoth qui se dirigeait vers une figure que, dans l’ombre de la nuit, on distinguait à peine ; elle disparut ensuite à la descente de la montagne, et se rencontra bientôt après offrant, autant du moins que l’obscurité permettait de s’en rendre compte, l’apparence d’un homme. Elle continua d’avancer ; ses pas et sa forme devinrent de plus en plus distincts. Melmoth quitta soudain le bras d’Isidora qui, frissonnant de terreur, mais hors d’état de prononcer un mot, ne put le prier de rester ; elle se trouva seule, plus morte que vive, et ses pieds lui semblaient cloués au terrain : elle écouta cependant, mais sans pouvoir se rendre compte de ce qui se passait. Elle entrevit dans l’obscurité une courte lutte entre deux figures humaines. Pendant ce temps, elle crut reconnaître la voix d’un ancien domestique qui lui était très-attaché. Il lui adressa d’abord des reproches respectueux, et s’écria ensuite, à plusieurs reprises et d’une voix presque étouffée : « Au secours ! au secours ! au secours ! » Bientôt après, elle entendit un corps pesant tomber dans l’eau qui murmurait au bas de la route. Le flot gémit, la montagne répondit au gémissement, comme deux assassins nocturnes qui échangent des mots entrecoupés : puis tout fut tranquille. Isidora couvrit ses yeux de ses mains glacées, et resta dans cette position jusqu’à ce que Melmoth même lui dît : « Hâtons-nous, mon amie. »

« Où allons-nous ? » dit Isidora sans savoir ce qu’elle disait.

— « Au monastère ruiné, ma bonne amie… à l’ermitage, où le saint homme, l’homme de votre foi nous unira. »

« Que sont devenus les gens qui nous poursuivaient ? » dit Isidora, à qui la mémoire était tout-à-coup revenue.

— « Ils ne nous poursuivront plus. »

— « J’ai vu une figure humaine. »

— « Vous ne la verrez plus. »

— « J’ai entendu quelque chose de pesant tomber dans le torrent. »

— « C’était une pierre qui a roulé du précipice : les eaux ont tourbillonné un moment ; mais elles l’ont engloutie et ne la rendront pas. »

Elle continua sa course dans le silence et l’horreur, jusqu’à ce que Melmoth, montrant du doigt une masse noire et informe, que selon le jeu de l’imagination, on pouvait prendre pendant la nuit pour un rocher, une touffe d’arbres ou quelque grand bâtiment, lui dît à l’oreille : « Voilà la ruine, et près d’elle est l’ermitage. Encore un moment d’effort, un peu de force et de courage, et nous y sommes. »

Excitée par ces paroles, mais plus encore par un désir indéfinissable de mettre un terme à ce voyage ténébreux et à ces craintes mystérieuses, au risque même de les voir plus que vérifiées, Isidora rassembla toutes ses forces et soutenue par Melmoth, elle commença à monter la colline sur laquelle la ruine était placée. Il y avait eu autrefois un sentier : mais il était obstrué de pierres, et des racines entrelacées des arbres qui en avaient fait jadis l’ornement.

À mesure qu’ils approchaient, l’édifice prenait une forme plus distincte et plus caractéristique : le cœur d’Isidora palpita moins vivement quand elle fut en état de distinguer le clocher, la flèche, les fenêtres en ogive et surtout les croix qui s’élevant au milieu des ruines, semblaient offrir l’image de la religion triomphante au sein de la douleur et de la désolation. Un sentier étroit, qui paraissait faire le tour du monastère, les conduisit à la principale entrée, au-devant de laquelle s’étendait un vaste cimetière. Melmoth montra du doigt un objet situé à l’extrémité, disant que c’était l’ermitage et qu’il allait prier l’ermite, qui était prêtre, de venir les unir.

« Ne m’est-il pas permis de vous accompagner ? » dit Isidora, en jetant un regard d’inquiétude sur les tombeaux au milieu desquels elle allait passer seule le temps de son absence.

« Son vœu ne lui permet pas d’admettre des femmes en sa présence, » répondit Melmoth, « à moins que son devoir ne l’y oblige. »

En disant ces mots, il partit précipitamment et Isidora s’asseyant sur un tombeau s’enveloppa dans son voile, comme si ses plis avaient pu lui cacher ses pensées. Quelques instans après, ayant besoin d’air, elle l’écarta de nouveau ; mais ne distinguant que des tombeaux, des croix et les plantes lugubres qui aiment à croître parmi les morts, elle s’empressa de le baisser encore et resta seule et tremblante. Tout-à-coup un faible son semblable à celui du zéphir frappa son oreille, elle leva la tête ; mais le vent était baissé et la nuit parfaitement calme. Le même son s’étant répété, elle dirigea ses yeux vers le côté d’où il semblait partir, et elle crut voir une figure humaine se mouvoir lentement autour de la haie qui servait à enclore le cimetière. Quoique cette figure ne parût pas s’approcher d’elle, elle jugea que ce devait être Melmoth et se leva, ne doutant pas qu’il ne vînt à sa rencontre. Dans ce moment la figure se tournant et ralentissant son pas, parut étendre le bras vers elle et fit un mouvement soit pour la repousser ou pour lui donner un avertissement : car elle ne put distinguer lequel des deux. La figure continua ensuite sa marche silencieuse et l’instant d’après les ruines la cachèrent à sa vue.

Elle n’eut pas le temps de réfléchir à cette singulière apparition, car déjà Melmoth était à ses côtés et la pressait d’avancer. Il lui dit qu’auprès des ruines il y avait une chapelle, mais qui n’était pas aussi délabrée qu’elles, que l’office s’y célébrait même et que le prêtre avait promis de venir les y trouver.

« Il y est déjà, » dit Isidora, ne doutant pas que la figure qu’elle avait vue ne fût celle de l’ecclésiastique. « Je crois l’avoir vu. »

« Vu, qui ? » dit Melmoth, en tressaillant et en restant immobile jusqu’à ce qu’il eût reçu la réponse à sa question.

« J’ai vu une figure… » répondit Isidora en tremblant. « J’ai cru du moins voir une figure, s’approchant des ruines. »

« Vous êtes dans l’erreur, » dit Melmoth : mais un moment après il ajouta : « nous aurions dû y être avant lui. »

Il hâta sa marche avec Isidora. Tout-à-coup cependant il la ralentit et lui demanda, d’une voix étouffée et indistincte, si elle avait jamais entendu de la musique ou des sons dans les airs précéder les visites qu’il lui faisait.

« Jamais, » répondit-elle.

— « Vous en êtes sûre ? »

— « Parfaitement sûre. »

Dans ce moment ils montaient les degrés rudes et brisés qui conduisaient à la chapelle. Malgré l’obscurité, Isidora crut s’apercevoir qu’elle se trouvait dans l’état le plus déplorable.

« Il n’est pas encore arrivé, » dit Melmoth d’une voix émue. « Attendez un moment ici. »

Isidora était si fort affaiblie par sa terreur qu’elle le laissa partir sans faire le moindre effort pour le retenir. Elle sentait du reste que tout effort eût été inutile. Restée seule, elle jeta en tremblant un regard autour d’elle. Un rayon de la lune perçant les nuages lui permit de distinguer les objets qui l’environnaient. Il y avait une fenêtre ; mais les vitraux peints étaient presque tous cassés. Le lierre et la mousse obscurcissaient ceux qui restaient et s’élevaient autour des colonnes flûtées. Au-dessus se voyaient les restes d’un autel et d’une croix, mais d’un travail si grossier qu’ils paraissaient être du temps de l’enfance de l’art. Il y avait aussi un bénitier en marbre, mais il était vide. Isidora s’assit sur un banc de pierre, sans néanmoins espérer d’y goûter du repos. Une ou deux fois, elle jeta les yeux sur la fenêtre qui donnait passage aux rayons de la lune et se rappela sa première existence. Bientôt une figure passa lentement mais distinctement entre les colonnes et lui fit voir les traits de ce vieux domestique qu’elle reconnut parfaitement. Il parut la regarder d’abord avec une profonde attention, puis avec une compassion sincère. Il se retira ensuite et quand il disparut un cri plaintif retentit dans l’oreille d’Isidora.

Au moment même la lune qui éclairait faiblement la chapelle, se cacha derrière un nuage, et l’obscurité devint si profonde qu’Isidora ne reconnut Melmoth que quand elle sentit sa main dans la sienne et quand il lui dit : « Le voici : il est prêt à nous unir. »

Les terreurs prolongées qu’elle avait souffertes durant cette nuit, ne lui avaient pas laissé la force de prononcer un mot. Elle s’appuya donc sur son bras ; non avec un sentiment de confiance, mais par le besoin de soutien. Le lieu, l’heure, les objets, tout était caché dans une obscurité profonde. Elle entendit un léger bruit comme celui qu’aurait causé l’approche d’une troisième personne. Elle s’efforça de distinguer certaines paroles ; mais elle ne put les comprendre. Elle voulut aussi parler ; mais elle ne savait ce qu’elle disait. Tout lui semblait plongé dans les ténèbres et dans un épais brouillard. Elle ne sentit point la main de Melmoth qui saisit la sienne, mais elle sentit fort bien celle qui les unit : elle était froide comme celle de la mort !


CHAPITRE XXX.



Il faut maintenant que nous retournions sur nos pas et que nous revenions à la nuit de laquelle don Francisco d’Aliaga rendait compte dans la lettre qu’il écrivit à sa femme. On se rappelle sans doute la société avec laquelle il se trouva et dont la conversation fit sur lui un effet si extraordinaire.

Il poursuivait son voyage, se repaissant du bonheur qu’il se promettait dans la jouissance des richesses qu’il avait acquises par de longs travaux et de l’importance qu’elles lui donneraient dans sa famille et parmi ses connaissances. Un soir il se vit forcé de s’arrêter dans une misérable auberge, dont il fut si mécontent et où la chaleur, concentrée dans des chambres petites et basses, lui parut si accablante, qu’il préféra prendre son souper sur un banc de pierre devant la porte. Ce souper, très-mauvais par lui-même, était arrosé d’un vin plus mauvais encore, et don Francisco le consommait à regret, quand il aperçut une personne à cheval, qui s’arrêta en passant et parut avoir le dessein de descendre dans cette auberge. Il ne resta cependant pas assez long-temps pour que le Seigneur Aliaga pût observer particulièrement sa figure, et d’autant moins que son apparence n’offrait rien de remarquable. Il fit en passant un signe à l’hôte, qui s’approcha de lui d’un pas lent et à contre-cœur ; celui-ci répondit à ses questions avec brusquerie et par des refus, et quand l’étranger se fut remis en route, il rentra chez lui faisant de fréquens signes de croix et avec toutes les marques d’une profonde terreur.

Il y avait dans sa conduite quelque chose de plus que l’arrogance naturelle d’un aubergiste espagnol. La curiosité de don Francisco fut excitée par ce qu’il avait vu, et il lui demanda si l’étranger avait eu l’intention de passer la nuit à son auberge, vu que le temps paraissait menacé d’un orage.

« Je ne sais quelle a été son intention, » répondit l’aubergiste, « mais je sais fort bien que je ne lui permettrais pas de passer une heure sous mon toit pour toutes les richesses de l’archevêché de Tolède. J’ignore si un orage se prépare, mais qu’importe ? ceux qui les font naître peuvent s’y exposer sans crainte. »

Don Francisco demanda la cause de ces expressions extraordinaires d’aversion et de terreur ; mais l’aubergiste secoua la tête et garda le silence avec cette espèce de crainte circonspecte d’un homme renfermé dans le cercle tracé par un sorcier et qui tremble d’en franchir la circonférence de peur de devenir la proie des esprits qui l’attendent pour profiter de sa première imprudence.

Répondant à la fin aux instances réitérées de don Francisco, il dit : « Votre seigneurie est sans doute étrangère à cette partie de l’Espagne, puisqu’elle n’a pas entendu parler de Melmoth, l’homme errant. »

« Je n’ai jamais entendu prononcer son nom, » répondit don Francisco ; « et je vous conjure de me dire tout ce que vous savez au sujet de cet homme dont le caractère doit avoir quelque chose de bien extraordinaire, d’après la manière dont vous en parlez. »

« Seigneur, » reprit l’aubergiste, « si je vous disais tout ce que l’on rapporte sur le compte de cette personne, je ne pourrais pas fermer l’œil de la nuit, ou du moins ce ne serait que pour faire des rêves si affreux que j’aimerais mieux ne dormir de ma vie ; mais si je ne me trompe, il y a quelqu’un dans la maison qui pourra satisfaire votre curiosité : c’est un gentilhomme qui voudrait faire imprimer une relation de divers faits concernant cet individu, mais qui, jusqu’à présent, n’a pas pu en obtenir la permission du gouvernement. »

Pendant que l’aubergiste parlait, et qu’il mettait dans son discours cette importance, preuve certaine qu’il était du moins convaincu de la vérité de ce qu’il disait lui-même, la personne qui en faisait le sujet survint et se plaça à côté du Seigneur Aliaga. Il paraissait avoir entendu la fin de leur conversation et se montrait assez disposé à la continuer.

C’était un homme d’un aspect grave, composé et si éloigné de toute apparence de charlatanisme, que don Francisco, quoique prudent et soupçonneux, comme tout négociant espagnol, ne put s’empêcher dès la première vue de lui accorder une pleine confiance : il s’abstint cependant de le faire paraître.

« Seigneur, » dit l’étranger, « notre hôte vous a dit vrai ; la personne que vous avez vue passer à cheval est un de ces êtres, au sujet desquels la curiosité humaine cherche vainement à se satisfaire et de qui l’histoire sera rapportée dans ces ouvrages incroyables qui moisissent dans les bibliothèques des curieux, sans que ceux mêmes qui ont dépensé des sommes énormes pour les recueillir veuillent ajouter foi à leur contenu. En attendant, je crois qu’il offre seul l’exemple d’un homme encore vivant, et remplissant en apparence toutes les fonctions humaines, qui soit déjà devenu l’objet de mémoires écrits et qui soit pour ainsi dire soumis à la tradition. Diverses circonstances de la vie de cet être extraordinaire sont maintenant le sujet des travaux d’écrivains curieux et avides. Moi-même j’ai acquis la connaissance d’une ou deux particularités qui ne sont pas au nombre des moins extraordinaires. La longueur merveilleuse de la vie qui lui a été accordée et la facilité avec laquelle on l’a vu passer d’un pays à l’autre, connaissant tout le monde et n’étant connu de personne, ont été la principale cause des aventures nombreuses et à peu près semblables dans lesquelles il a joué un rôle. »

Comme l’étranger finissait de parler, la soirée avançait et quelques grosses gouttes de pluie commençaient à tomber.

« Nous sommes menacés d’un orage, » continua-t-il en regardant le ciel avec inquiétude, « nous ferions mieux de rentrer dans la maison, et si votre seigneurie n’a pas d’autre occupation, je passerai volontiers quelques heures à lui faire part de certaines circonstances relatives à l’Homme errant, et dont j’ai acquis la certitude. »

Don Francisco consentit à cette proposition, autant par curiosité que par l’ennui qu’il éprouvait d’être seul, ennui qui n’est jamais plus insupportable que dans une auberge et par un temps orageux. D’ailleurs le Seigneur Montillo l’avait quitté pour aller voir son père qui était souffrant et ne devait le rejoindre que dans les environs de Madrid. Il se rendit donc à son appartement et invita sa nouvelle connaissance à l’y suivre.

Les voilà donc placés dans la misérable salle d’une auberge espagnole, dont l’apparence, quoique triste et solitaire, convenait assez à l’histoire étrange et merveilleuse que l’un des deux interlocuteurs allait raconter à l’autre. Les murs étaient dépouillés, des poutres régnaient le long du plafond, et pour tout ameublement il y avait une table, auprès de laquelle don Francisco occupait un énorme fauteuil, et son compagnon un tabouret si bas, qu’il paraissait être assis à ses pieds. Sur la table était posée une lampe dont la lumière vacillant au vent qui gémissait à travers les nombreuses fentes de la porte, tombait alternativement sur la physionomie du lecteur qui ne pouvait s’empêcher de frissonner en lisant, et sur celle de son auditeur qui pâlissait en fixant son attention sur la relation qu’il écoutait. La tempête, qui s’élevait, ajoutait une nouvelle horreur à ses sensations. À chaque pause que faisait le lecteur par l’émotion ou par la fatigue, on entendait la pluie qui tombait par torrens, les soupirs du vent, et, de temps à autre, le roulement triste et lointain du tonnerre. « On dirait, » observa l’étranger, « que les esprits s’irritent de ce qu’on dévoile leurs secrets. »


CHAPITRE XXXI.
HISTOIRE DE GUZMAN ET DE SA FAMILLE.



Avant de commencer, l’étranger observa qu’il avait été lui-même témoin d’une partie de ce qu’il allait lire, et que le reste était établi sur une base aussi ferme que le témoignage des hommes la pouvait rendre.

« Dans la ville de Séville, que j’ai habitée pendant une longue suite d’années, je connaissais un marchand opulent que l’on appelait Guzman, et qui avait reçu le surnom de Riche. Il était d’une naissance obscure, et ceux qui, grâce à ses richesses, favorisaient sa bourse de fréquens emprunts, n’honoraient jamais son nom au point de le faire précéder du don, ou d’y ajouter son nom de famille que la plupart ignoraient, et dont on assure qu’il n’était pas fort bien instruit lui-même. On le respectait pourtant, et quand on voyait Guzman, chaque fois que la cloche sonnait les vêpres, sortir de l’étroite porte de sa demeure, la fermer soigneusement, la regarder deux ou trois fois d’un œil inquiet, puis déposer la clef dans son sein, et se rendre lentement à l’église, ne cessant de mettre la main dans sa veste pour être bien sûr que la clef y était toujours, alors les têtes les plus fières de Séville se découvraient à son passage, et les enfans, qui jouaient dans les rues, interrompaient leurs jeux jusqu’à ce qu’il leur eût adressé quelques paroles en passant.

« Guzman n’avait ni femme ni enfant ; il ne possédait ni parens ni amis : une vieille domestique composait tout son ménage et ses dépenses étaient calculées sur le pied de l’économie la plus stricte. Bien des personnes se demandaient, d’après cela, ce que deviendraient après sa mort ses immenses richesses. Ceci donna lieu de penser que Guzman pouvait avoir des parens dans l’éloignement ou la détresse, et la curiosité, stimulée par l’avarice, est infatigable. On découvrit ainsi que Guzman avait eu autrefois une sœur, beaucoup plus jeune que lui, qui, dans un âge fort tendre, avait épousé un musicien allemand, de la religion protestante, et qui, bientôt après son mariage, avait quitté l’Espagne avec son époux. On se rappela, ou du moins l’on prétendit qu’elle avait fait beaucoup d’efforts pour toucher le cœur et désarmer la main de son frère, afin qu’il pardonnât leur union et la mît en état de retourner dans sa patrie avec sa famille. Guzman fut inflexible. Riche et fier de ses richesses, il aurait pu néanmoins la voir sans regret mariée à un homme pauvre, qu’il aurait eu la gloire d’avoir enrichi ; mais l’idée qu’elle s’était unie à un protestant lui était insupportable.

« Inès se rendit donc avec son mari en Allemagne, où il était sûr que ses talens pour la musique seraient appréciés. Il éprouvait d’ailleurs ce sentiment naturel aux personnes qui émigrent, et qui sont portées à imaginer qu’un changement de lieu amènera un changement dans leur fortune ; tandis qu’ils sentent que le malheur sera plus supportable partout ailleurs que dans la présence de ceux qui l’infligent.

« Telle était l’histoire que les vieillards racontaient au sujet de la sœur de Guzman, et à laquelle les jeunes gens ajoutaient une foi d’autant plus implicite que leur imagination y joignait encore mille nouveaux charmes, quand Guzman tomba malade, et fut abandonné des médecins qui avaient été appelés en quelque sorte malgré lui.

« Dans le cours de sa maladie, soit que la voix de la nature se fît entendre à son cœur, soit qu’il jugeât qu’une sœur le soignerait mieux dans ses derniers momens que des domestiques avides et mercenaires ; soit enfin que son ressentiment s’affaiblît aux approches de la mort ; il est certain qu’il se souvint d’Inès et qu’il expédia à grands frais un exprès pour la partie de l’Allemagne où elle résidait, afin de l’inviter à revenir à la ville pour se réconcilier avec lui. En attendant, il adressa au ciel les prières les plus ferventes pour que sa vie pût être prolongée jusqu’à l’arrivée de sa sœur, et qu’il pût rendre le dernier soupir dans ses bras et dans ceux de ses enfans.

« Indépendamment de cela, il fit appeler un notaire avec lequel il resta renfermé malgré sa faiblesse, pendant plusieurs heures. Le bruit courut aussitôt qu’il avait annullé son ancien testament, et qu’il en avait fait un nouveau ; mais quoique l’on se donnât beaucoup de peine pour écouter à la porte de la chambre, l’on ne put distinguer une seule de ses paroles. Ses amis avaient fait tous leurs efforts pour l’empêcher de se livrer à une fatigue aussi grande ; ce qui selon eux, ne pouvait manquer de hâter ses derniers momens ; mais à leur grand étonnement, et sans doute à leur sincère joie, dès que Guzman eut fait son testament, sa santé et ses forces revinrent ; il commença à marcher dans sa chambre et à calculer dans combien de temps il pourrait avoir des nouvelles de sa famille.

« Quelques mois s’écoulèrent, et les prêtres profitèrent de cet intervalle pour tâcher de changer les vues de Guzman. Voyant qu’il leur était impossible d’y réussir, ils changèrent de batterie ; ils exigèrent du moins qu’il n’eût de communications avec cette famille hérétique que par leur entremise, et qu’il ne vît sa sœur ou ses enfans qu’en leur présence.

« Guzman eut d’autant moins de peine à se soumettre à cette condition, qu’il éprouvait, à dire vrai, fort peu d’inclination à se lier de nouveau intimement avec sa sœur, de qui la présence ne pouvait manquer de lui rappeler des sentimens oubliés et des devoirs négligés. Il tenait d’ailleurs beaucoup à ses habitudes, et la société de la personne la plus intéressante lui serait devenue insupportable, si elle avait apporté le plus léger changement ou la plus courte suspension à ses habitudes.

« C’est ainsi que Guzman capitula avec sa conscience. En dépit de tous les prêtres de Séville, il résolut d’attirer auprès de lui sa sœur et sa famille ; mais de l’autre côté, il promit et jura à ses conseillers spirituels de ne jamais voir un seul individu de cette famille. Il décida que sa sœur hériterait de sa fortune ; mais qu’elle ne verrait jamais son visage. Ensuite il se mit à calculer ce que coûterait le voyage de sa sœur et l’établissement de son ménage, car il voulait ne rien épargner pour qu’elle vécût à son aise en Espagne.

« En moins d’un an M. et madame Walberg et leurs quatre enfans arrivèrent à Séville. Le mari était un excellent musicien et un homme fort industrieux. Ses talens lui avaient fait obtenir la place de maître de chapelle du duc de Saxe, et il avait élevé ses enfans selon ses moyens, de manière à pouvoir un jour le remplacer ou donner des leçons de musique dans les diverses cours de l’Allemagne. La plus grande économie régnait dans leur ménage et ils espéraient qu’un jour les talens de leurs enfans contribueraient à augmenter leur aisance.

« Le fils aîné qui s’appelait Everard avait hérité des talens de son père. Les deux filles, Julie et Inès étaient aussi musiciennes, et indépendamment de cela elles brodaient dans la perfection. Le plus jeune, Maurice, était tour-à-tour le charme et le tourment de sa famille.

« Ils avaient lutté pendant plusieurs années contre des difficultés trop peu importantes pour pouvoir être détaillées ici, mais trop cruelles pour ne pas empoisonner la vie de ceux qui étaient destinés à les éprouver journellement, et pour ainsi dire à toutes les heures de la journée ; tout-à-coup l’arrivée de l’exprès apportant l’invitation que leur riche parent Guzman leur faisait de se rendre en Espagne, vint leur offrir la première aurore du bonheur et du repos. Toutes leurs peines furent oubliées, leurs soucis écartés, leurs dettes payées, et ils s’empressèrent de faire les préparatifs nécessaires pour leur voyage en Espagne.

« En arrivant à Séville, ils reçurent la visite d’un grave ecclésiastique qui leur apprit la résolution que Guzman avait prise, de ne jamais voir sa sœur, quoiqu’en même temps il fût décidé à lui fournir ainsi qu’à sa famille le moyen de vivre dans l’aisance, jusqu’à ce que sa mort la mît en possession de tous ses biens : ils furent un peu troublés à cet avis, et Inès pleura en songeant qu’il ne lui serait pas permis de voir son frère pour qui elle conservait encore une affection sincère.

« Ce nuage était le premier qui, depuis leur départ d’Allemagne, eût obscurci leur avenir. Il répandit une teinte de tristesse sur la première soirée qu’ils passèrent à Séville. Walberg, dans l’attente de l’aisance dont il allait jouir, ne s’était pas contenté d’amener avec lui tous ses enfans, il avait encore engagé son père et sa mère, qui étaient fort vieux et fort pauvres, à le suivre à petites journées. La vente de ses meubles l’avait mis en état de leur remettre l’argent nécessaire aux dépenses d’un si long voyage. Il les attendait d’un moment à l’autre ; et ses enfans, qui se rappelaient à peine d’avoir reçu une fois leur bénédiction, étaient impatiens de les revoir. Inès avait cependant dit à son époux qu’il eût peut-être mieux valu les laisser en Allemagne, et leur remettre, de temps à autre, l’argent dont ils auraient besoin, plutôt que de les exposer, à leur âge, à de si grandes fatigues ; mais Walberg avait toujours répondu : J’aime mieux qu’ils meurent chez moi, que de vivre chez des étrangers.

« Pour la première fois, cette nuit, il sentit la prudence des conseils de sa femme. Elle s’aperçut de ce qui se passait dans son esprit, et fut assez généreuse pour ne pas lui rappeler ce qu’elle avait dit.

« Le temps était triste et froid ; ce n’était pas celui des nuits ordinaires en Espagne. Sa tristesse semblait s’être communiquée à la famille. Inès travaillait en silence ; les enfans, rassemblés à la fenêtre, parlaient, à voix basse, de l’arrivée prochaine de leurs grands parens ; et Walberg, qui marchait avec inquiétude dans la chambre, soupirait de temps en temps en les écoutant.

« Le lendemain, le ciel fut serein. Le prêtre revint les voir ; et, après avoir exprimé ses regrets de ce que la résolution de Guzman était inaltérable, il leur apprit qu’il était chargé de leur payer une pension, dont il nomma la somme, et qui leur parut énorme. Il ajouta qu’une autre somme assez forte était consacrée à l’éducation des enfans. Il remit en leurs mains des contrats à cet effet, et se retira en répétant que, comme il était hors de doute qu’ils seraient les héritiers de Guzman, ils pouvaient, dans l’intervalle, être heureux et tranquilles, et vivre dans l’abondance, sans se livrer à d’inutiles soucis. L’ecclésiastique était à peine sorti, quand les vieux parens de Walberg arrivèrent ; ils étaient affaiblis par la joie et la fatigue, mais non épuisés, et toute la famille s’assit autour d’une table bien servie, avec l’espoir d’un bonheur à venir, souvent plus doux que sa jouissance.

« Je les vis, » dit l’étranger interrompant sa lecture, « je les vis, dans la soirée de ce jour de bonheur ; et le peintre qui aurait voulu représenter la félicité domestique, aurait été sûr d’en trouver le plus parfait tableau dans la demeure de Walberg. Il était assis, avec sa femme, au haut de la table, souriant à ses enfans qui souriaient à leur tour, sans qu’une seule pensée inquiète vînt troubler leur joie. Il faut avouer d’ailleurs que ces enfans formaient un groupe vraiment charmant. Everard, le fils aîné, était âgé de seize ans. Il était trop beau pour un homme ; son teint était brillant et délicat ; sa taille parfaitement prise, et sa voix, encore grêle, ne faisait qu’indiquer sa force à venir. Les filles Inès et Julie avaient tous les charmes du sexe dans les climats septentrionaux ; de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus, une peau d’albâtre, des bras ronds et potelés, des joues fraîches et colorées ; en un mot, on eût dit, à les voir servir leurs parens, que c’étaient deux jeunes Hébés versant une liqueur que leur seul attouchement convertissait en nectar.

« La gaîté de ces enfans avait été, de bonne heure, amortie par les embarras de fortune auxquels leurs parens avaient été en butte. Dès leur enfance, ils avaient pris l’habitude de marcher d’un pas timide, de parler à voix basse, de jeter des regards inquiets ; en un mot, ils avaient toutes les manières que le sentiment de la détresse enseigne péniblement dès le premier âge, et que des parens ne peuvent voir qu’avec douleur. Aujourd’hui, tout était changé. Leurs jeunes cœurs pouvaient enfin s’épanouir ; le sourire, étranger à leurs lèvres, s’y montrait avec tous ses agrémens, et la timidité de leurs anciennes habitudes ne faisait qu’ajouter un charme de plus à l’expression de leur nouveau bonheur. En face de ce tableau, dont les couleurs étaient à la fois si vives et si tendres, étaient assis le vieux grand-père et la vieille grand’mère. Le contraste était frappant. C’étaient, d’un côté, les plus belles fleurs du printemps, et, de l’autre, la froide stérilité de l’hiver.

« Ces vieillards, malgré leur âge avancé, avaient cependant quelque chose d’agréable dans leur physionomie, et il est probable que Vandyck ou Rembrandt eût préféré leurs figures à celles de leurs jeunes et aimables petits-enfans. Ils étaient bizarrement costumés à l’allemande. Le grand-père portait un pourpoint et un bonnet ; et la vieille grand’mère une fraise, une pièce d’estomac et une coiffe à longues barbes, sous laquelle on distinguait de rares cheveux blancs et des joues ridées. En attendant on voyait sur son visage ce froid sourire qui ressemble aux rayons du soleil quand il se couche en hiver. Ils n’entendaient pas fort distinctement les douces importunités de leur fils et de leur fille, qui les pressaient de manger du repas le plus abondant qu’ils eussent fait de leur vie ; mais ils saluaient et souriaient avec cette expression de reconnaissance qui fait en même temps plaisir et peine aux cœurs d’enfans tendres et respectueux. Ils souriaient aussi à la beauté d’Everard et des deux filles, ainsi qu’aux espiègleries de Maurice, qui n’était pas moins gai dans l’adversité que dans le bonheur ; en un mot, ils souriaient à tout ce qui se disait, quoiqu’ils n’en entendissent pas la moitié, et à tout ce qu’ils voyaient, quoiqu’ils pussent à peine en jouir, et ce sourire de la vieillesse, cette tranquille soumission aux plaisirs de la jeunesse, mêlée à la certitude d’une félicité à venir plus parfaite, donnait une expression presque céleste à des traits qui, sans cela, n’auraient offert que le triste aspect de la faiblesse et de la décadence.

« Une description détaillée de ce qui se passa pendant le repas, fera bien connaître les personnages. Walberg, très-sobre lui-même, pressa à plusieurs reprises son père de prendre plus de vin qu’il n’avait coutume d’en boire. Le vieillard le refusa avec douceur. Le fils ayant insisté, le père y consentit à la fin, plutôt pour faire plaisir à Walberg que pour sa propre satisfaction.

« Les plus jeunes d’entre les enfans caressaient leur grand’mère, avec la bruyante tendresse de leur âge. Leur mère leur en fit des reproches. Laissez-les faire, dit la bonne vieille.

« Ils vous gênent, dit l’épouse de Walberg.

« Ils ne me gêneront pas long-temps, répondit la grand’mère avec un sourire expressif.

« Mon père, dit Walberg, ne trouvez-vous pas qu’Everard est bien grandi ?

« La dernière fois que je le vis, répondit le vieillard, il fallut me baisser pour l’embrasser ; maintenant ce serait son tour.

« Everard à ces mots s’élança dans les bras de son aïeul, qui s’ouvrirent pour le recevoir, et ses lèvres fraîches et roses se collèrent contre la barbe argentée du vieillard.

« Walberg ayant entendu sonner l’heure à laquelle, sous quelque aspect que la fortune se présentât, il ne manquait jamais de faire la prière au sein de sa famille, fit un signal que ses enfans comprirent, et que l’on communiqua à voix basse aux vieux parens.

« Rendons grâce à Dieu, dit la vieille, en se mettant à genoux, à l’aide de ses petits-enfans.

« Rendons grâce à Dieu, répéta son époux, en s’efforçant de plier ses genoux roidis par l’âge et en ôtant son bonnet, tandis que Walberg, après avoir lu un ou deux chapitres dans une Bible allemande, prononça une prière improvisée, par laquelle il demandait à Dieu de remplir leurs cœurs de reconnaissance pour les biens temporels qu’il daignait leur accorder, et de les mettre en état d’en user de manière à ne pas perdre les choses éternelles. La prière finie, tout le monde se leva, et l’on s’embrassa avec cette tendresse dépouillée de tout sentiment terrestre qui porte les plus beaux fruits dans le jardin de Dieu.

« L’épouse de Walberg ne négligeait rien de ce qui pouvait contribuer à l’agrément des parens de son mari, et Walberg lui cédait ce soin avec cette reconnaissance mêlée d’orgueil qui nous fait éprouver plus de plaisir à voir ce que nous aimons répandre des bienfaits, que si nous les répandions nous-mêmes. Il aimait ses parens ; mais il était sûr que sa femme les aimait, parce qu’ils étaient à lui. Ses enfans s’étaient offerts pour assister ou soigner leurs grands parens ; il leur disait : Non mes enfans, votre mère le fera mieux ; votre mère fait toujours pour le mieux. Comme il parlait, ses enfans, selon leur coutume, se mirent à genoux pour qu’il les bénît. Il posa sa main, tremblante de joie, d’abord sur la tête d’Everard, qui s’élevait fièrement au-dessus des autres, puis sur celle de Maurice, qui, avec la gaîté de son âge, riait en s’agenouillant. Dieu vous bénisse, leur dit-il en détournant la tête pour pleurer ; Dieu vous bénisse tous et vous rende aussi vertueux que votre mère, et aussi heureux que votre père l’est ce soir. »


CHAPITRE XXXII.



« L’épouse de Walberg, qui était d’un caractère froid et raisonnable, et à qui ses malheurs avaient donné une prévoyance inquiète et jalouse, ne se laissait pas enivrer autant que les autres par la prospérité présente de sa famille. Son esprit était rempli de pensées qu’elle ne pouvait communiquer à son mari, et que parfois elle aurait voulu ne pas s’avouer à elle-même ; mais elle s’ouvrit entièrement au bon prêtre qui venait souvent les voir, et leur apporter de nouvelles marques des bontés de Guzman. Elle lui dit que, quoiqu’elle fût reconnaissante des bienfaits de son frère, qui lui assurait l’aisance et lui promettait l’opulence, elle désirait néanmoins que l’argent que la libéralité de Guzman avait consacré à donner à ses enfans une éducation toute d’agrément, pût au contraire servir, du moins en partie, à leur procurer les moyens de gagner leur vie et de venir au secours de leurs parens. Elle donna à entendre, faiblement à la vérité, que les sentimens favorables de son frère pouvaient changer ; mais elle appuya davantage sur la réflexion que ses enfans étaient étrangers en Espagne et professaient une religion qui y était mal vue ; ce qui, en cas de malheur, leur occasionnerait mille difficultés pour subsister. Elle supplia donc l’ecclésiastique d’user de son influence sur son frère, pour obtenir ce qu’elle désirait, comme si… Elle s’arrêta.

« Le bon et obligeant ecclésiastique l’écouta avec attention, et après avoir satisfait à sa conscience, en la conjurant de renoncer à ses opinions hérétiques, seul moyen de se réconcilier avec Dieu et avec son frère, et en ayant reçu un refus tranquille, mais positif, il procéda à lui offrir le meilleur conseil temporel qu’il lui fût possible. Ce conseil consista à élever ses enfans conformément aux désirs de son frère, et d’y employer tout l’argent qu’il lui fournissait en abondance pour ce but. Il ajouta, en confidence, que Guzman, quoique durant le cours de sa longue vie, il n’eût éprouvé d’autre passion que celle d’amasser de l’argent, avait été tout-à-coup saisi du démon de l’ambition, et ne pouvant le contenter pour lui-même, il voulait que du moins ses héritiers fussent à tous égards semblables, pour les connaissances et le bon ton, aux descendans des premières familles de l’Espagne. L’épouse de Walberg céda à ses avis, avec des larmes qu’elle s’efforça de cacher au prêtre, et dont elle avait effacé jusqu’aux moindres traces avant de se retrouver avec son époux.

« En attendant, les projets de Guzman se réalisaient avec rapidité. Une belle maison fut louée pour Walberg ; ses fils et ses filles étaient vêtus avec magnificence, et quoique l’éducation fût à cette époque très-défectueuse en Espagne, on les instruisit de tout ce qui pouvait les faire aller de pair avec les enfans des hidalgo. Guzman avait sévèrement défendu qu’ils reçussent la moindre instruction dans les occupations ordinaires de la vie. Le père triomphait, la mère était affligée ; mais elle cachait son chagrin, et se consolait par la pensée que les arts d’agrément mêmes que ses enfans apprenaient, pourraient un jour leur être utiles : car Inès était une femme à qui l’expérience du malheur avait appris à regarder toujours l’avenir d’un œil inquiet, et cet œil ne manquait jamais de découvrir, avec une fatale exactitude, la moindre tache qui obscurcissait le soleil du bonheur, dont son existence pleine de vicissitudes avait été si rarement éclairée.

« Les ordres de Guzman furent ponctuellement suivis. Les jeunes gens se plongèrent dans leur nouvelle existence avec toute l’avidité de la jeunesse ; l’heureux père se glorifiait dans la beauté et les progrès de ses enfans. L’inquiète mère soupirait en secret, et les vieux grands parens, dont les infirmités avaient été augmentées par leur voyage en Espagne, et peut-être encore plus par les émotions, qui sont une habitude pour la jeunesse, mais que l’âge n’éprouve que comme des convulsions, restaient dans leurs larges bergères, jouissant d’une douce oisiveté, dormant souvent, et ne s’éveillant que pour sourire à leurs enfans et à eux-mêmes.

« Pendant ce temps l’épouse de Walberg suggérait de temps à autre un avis prudent, que personne ne voulait écouter. Parfois elle conduisait ses enfans du côté de la maison de leur oncle. Elle se promenait en long et en large avec eux dans la rue, et levait de temps en temps son voile, comme pour essayer si son œil ne pourrait pas percer les murs qui cachaient son frère à sa vue ; puis jetant un coup d’œil sur les riches vêtemens de ses enfans, elle soupirait et rentrait tristement chez elle. Cet état d’incertitude ne dura pas long-temps.

« L’ecclésiastique, qui était le confesseur de Guzman, venait souvent les voir. Il avait pour cela deux motifs ; le premier était de distribuer les bienfaits de Guzman, en qualité d’aumônier ; et le second, de faire sa partie d’échecs, jeu auquel il était d’une grande force, et où il trouvait un digne adversaire dans Walberg. Il prenait, du reste, intérêt à sa famille et à son sort. Ce bon prêtre, s’il visitait ainsi des hérétiques, mettait sa conscience à l’abri en jouant aux échecs avec le père, et en priant quand il était seul pour la conversion de la famille.

« Un soir pendant qu’il faisait sa partie, un messager vint l’appeler sur-le-champ chez le seigneur Guzman. L’ecclésiastique laissa sa dame en prise, et s’empressa d’aller parler au messager. La famille de Walberg, émue au dernier point, se levait pour le suivre. Elle s’arrêta à la porte et chacun se remit à sa place avec un mélange d’inquiétude sur le sujet du message, et de honte de la position dans laquelle on aurait pu les trouver. En se retirant, ils entendirent cependant ces mots : Il va rendre le dernier soupir… il vous envoie chercher… il ne faut pas tarder un moment. Le prêtre sortit sans laisser au commissionnaire le temps d’achever.

« La famille rentra chez elle, et quelques heures se passèrent dans un profond silence qui n’était interrompu que par le bruit du balancier de la pendule ou par celui des pas de Walberg qui, de temps à autre, se levait avec promptitude de sa chaise et traversait l’appartement. À ce bruit on se retournait, comme si l’on se fût attendu à voir entrer quelqu’un ; mais les traits silencieux de Walberg répondaient que ce n’était rien. On ne se coucha pas de toute la nuit. Les chandelles s’éteignirent ; personne ne s’en aperçut ; l’aurore parut ; nul n’observa qu’il fît jour. Dieu !… comme il souffre long-temps ! s’écria Walberg involontairement et ces mots quoique dits à demi-voix, firent tressaillir tous les assistans : car c’étaient les premiers accens d’une voix humaine qui, depuis long-temps se fissent entendre à leurs oreilles.

« Dans ce moment on frappa un coup à la porte de la rue, et bientôt après des pas retentirent dans le corridor qui conduisait à l’appartement où la famille était réunie. La porte s’ouvrit et l’ecclésiastique parut. Il s’avança dans la chambre sans parler et sans qu’on lui adressât la parole. Ce silence ne dura cependant qu’un instant. Il s’arrêta tout-à-coup et dit : Tout est fini ! Walberg posa ses deux mains sur son front et s’écria : Dieu soit loué ! Sa femme pleura un moment en songeant que son frère était mort ; mais par amour pour ses enfans, elle chassa ses pensées tristes et demanda des détails. Le prêtre ne put rien dire sinon que Guzman était mort, que le scellé avait été mis sur tous ses effets et que son testament devait être ouvert le lendemain.

« Pendant toute la journée suivante, la famille resta dans cette attente mêlée d’inquiétude qui ne permettait de penser qu’à un seul sujet. Les domestiques préparèrent les repas aux heures ordinaires, mais personne n’y toucha. Vers midi un personnage grave en habit de notaire, fut annoncé, il venait appeler Walberg à être présent à l’ouverture du testament de Guzman.

« Celui-ci se préparait à s’y rendre ; mais sa distraction était si grande qu’il serait sorti sans chapeau et sans manteau si ses enfans ne les lui eussent offerts. Accablé par ses sensations, il s’assit sur une chaise pour essayer de se remettre.

« Vous ferez mieux de n’y pas aller, mon ami, dit sa femme avec douceur.

« Oui, je crois, répondit Walberg, que je suivrai votre avis, et il retomba sur le siége dont il s’était levé à moitié.

« Le notaire allait se retirer, après avoir fait une révérence cérémonieuse, quand Walberg se reprit et dit : Je veux aller, en ajoutant à cette phrase un juron allemand dont le sens guttural fit tressaillir l’homme de loi. Je veux aller, répéta Walberg, et à l’instant même il tomba sur le parquet, épuisé de fatigue, de besoin et d’une foule d’émotions impossibles à décrire.

« Le notaire se retira et quelques heures se passèrent encore à former des conjectures pénibles que la mère exprimait en joignant les mains et en étouffant des soupirs ; le père en détournant les yeux et gardant un profond silence et en étendant souvent vers ses enfans des mains qu’il retirait sur-le-champ comme s’il eût craint de les toucher ; les enfans enfin ne cessaient de peindre les alternatives d’espérance et de crainte qu’ils éprouvaient. Le vieux couple restait immobile ne sachant ce qui se passait.

« Le jour avançait ; les domestiques dont la munificence du défunt ne leur avait pas laissé manquer, annoncèrent que le dîner était servi : Inès qui conservait plus de présence d’esprit que le reste, fit sentir à son mari qu’il était nécessaire de ne pas trahir leur émotion en présence des gens de la maison. Il obéit machinalement et passa dans la salle à manger, oubliant pour la première fois d’offrir le bras à son père infirme. Toute la famille le suivit ; mais quand elle fut assise à table, elle parut ne pas savoir quel motif l’y avait rassemblée. Walberg consumé par cette soif que donne l’inquiétude et que rien ne peut apaiser, ne cessait de demander à boire, et sa femme qui éprouvait l’impossibilité de manger en présence des domestiques étonnés, les renvoya par un signal, mais ne sentit point revenir son appétit par leur départ. Vers la fin de ce triste repas, on vint dire à Walberg que quelqu’un le demandait. Il sortit et revint au bout de quelques minutes ; sa figure ne paraissait point changée. Il se rassit, et sa femme seule remarqua un sourire amer et égaré qui se peignait sur son visage pendant qu’il versait un grand verre de vin ; après l’avoir approché de sa bouche, il s’écria : À la santé des héritiers de Guzman ! Ensuite, au lieu de boire le vin, il lança le verre par terre et se couvrant le visage de la nappe, il s’écria : Pas un ducat ! pas un ducat ! Il a tout laissé à l’Église ! Pas un ducat !

« Le soir l’ecclésiastique vint les voir et les trouva plus tranquilles. La certitude du malheur leur avait donné une espèce de courage. L’inquiétude est le seul mal contre lequel il ne soit pas possible de se défendre. L’honnête courroux et les discours encourageans du prêtre furent un baume pour leurs oreilles et pour leurs cœurs. Il déclara que les moyens les plus infâmes avaient pu seuls, selon lui, changer les intentions du mourant. Il ajouta qu’il était prêt à attester, devant tous les tribunaux de l’Espagne, que peu d’heures avant sa mort il avait encore manifesté hautement le désir de laisser tous ses biens à sa sœur, et qu’il avait fait un testament à cet effet d’une date peu ancienne. Enfin le bon prêtre engagea fortement Walberg à plaider cette affaire, lui promettant sa recommandation auprès des meilleurs avocats de Séville, et tous les secours dont il pourrait avoir besoin, excepté de l’argent qu’il n’était pas en état d’offrir.

« La famille se coucha remplie d’espérance et dormit tranquillement. Une circonstance seule marqua un changement dans leurs sentimens et dans leurs habitudes. Comme ils allaient se retirer, le vieillard, posant doucement sa main sur l’épaule de Walberg, lui dit : Mon fils, ne ferons-nous pas la prière avant de nous coucher ?

« Pas ce soir, mon père, répondit Walberg qui craignait de faire de la peine au bon ecclésiastique en remplissant devant lui les devoirs d’un culte hérétique, et qui sentait d’ailleurs que son émotion était trop vive pour lui permettre d’apporter à ce devoir toute la gravité convenable, pas ce soir ; je suis trop… heureux !

« L’ecclésiastique remplit ponctuellement sa promesse. Les premiers avocats de Séville se chargèrent de la cause de Walberg ; l’ecclésiastique les instruisit de tout ce qui s’était passé à sa connaissance entre Guzman et sa famille. Les espérances de Walberg augmentaient de jour en jour. Au moment de la mort de Guzman, sa sœur avait chez elle une somme d’argent assez considérable ; mais cette somme ne tarda pas à être dépensée ainsi que les épargnes d’Inès, qu’elle sacrifia volontiers au bien général, dans la confiance surtout du gain de leur procès. Quand tout fut consommé, il resta encore quelques ressources : les meubles furent vendus, comme il arrive d’ordinaire, pour le quart de leur valeur, les domestiques furent renvoyés, et Inès, établie dans une humble habitation des faubourgs, reprit sans regret avec ses filles, les travaux domestiques auxquels elles s’étaient livrées en Allemagne. Parmi tous ces changemens les grands parens n’en éprouvèrent d’autre que le changement du lieu, dont ils parurent du reste s’apercevoir à peine. Les attentions assidues qu’Inès avait pour eux étaient plutôt augmentées que diminuées par la circonstance qui la forçait de les servir elle-même. Elle faisait, ainsi que ses enfans, les repas les plus modestes, afin d’être en état de leur offrir toutes les délicatesses qui pouvaient flatter le goût de la vieillesse et le leur en particulier.

« Cependant les plaidoieries avaient commencé, et pendant deux jours les avocats de Walberg parurent assurés du succès. Le troisième jour les adversaires reprirent leur avantage. Walberg revint chez lui accablé de tristesse. Sa femme s’en aperçut et n’affecta pas une insouciance qui aurait aigri le sentiment de son malheur ; mais elle s’occupa tranquillement et comme à son ordinaire des soins de son ménage, en faisant seulement attention à ne pas trop s’éloigner de sa présence. Quand on se sépara pour la nuit, le vieux Walberg, par une singulière coïncidence, rappela de nouveau à son fils qu’il oubliait la prière. Pas ce soir, dit le fils avec impatience ; pas ce soir ; je suis trop… malheureux ! — Ainsi, reprit le vieillard levant les mains au ciel, et parlant avec une énergie qu’il n’avait pas montrée depuis plusieurs années ; ainsi, ô mon Dieu ! la prospérité et le malheur nous fournissent également des excuses pour vous négliger !

« Quand Walberg vit son père s’éloigner de la chambre, il appuya sa tête sur le sein de sa femme et versa quelques larmes. Inès dit en elle-même : ce sacrifice que Dieu demande est un esprit pénétré de douleur ; vous ne rejetez pas, ô mon Dieu ! un cœur contrit et humilié.

« La cause avait été poussée avec une vigueur et une promptitude sans exemple dans les tribunaux de l’Espagne. Le quatrième jour avait été fixé pour la dernière réplique et pour la prononciation du jugement. Le jour parut ; Walberg se leva dès l’aurore, et se promena pendant quelques heures devant les portes du palais de justice. Quand elles s’ouvrirent, il y entra, et s’assit machinalement sur un banc dans la salle qui était vide, et cela avec un regard qui marquait autant d’attention et le même intérêt que si la cour avait été assemblée et la cause sur le point d’être décidée. Après un silence de quelques momens, il soupira, tressaillit et paraissant se réveiller d’un songe, il quitta sa place, et se promena dans les passages déserts jusqu’à ce que l’audience fût près de commencer.

« Elle s’ouvrit de bonne heure, et les avocats des deux côtés déployèrent tous leurs talens. Walberg ne quitta pas un instant sa place jusqu’à ce que tout fût terminé. Il est inutile d’entrer dans de grands détails ; on pourra calculer sans peine la chance que pouvait avoir en Espagne un hérétique quand ses intérêts se trouvaient opposés à ceux de l’Église.

« La famille avait passé toute cette journée dans la chambre la plus retirée de son humble demeure. Everard avait voulu accompagner son père ; mais sa mère l’avait retenu. Les sœurs laissaient tomber involontairement de temps à autre leur ouvrage, et l’auraient tout-à-fait oublié, si leur mère ne les avait fait souvenir de le reprendre. Elles le reprenaient en effet, mais elles y faisaient des erreurs si étranges, qu’Inès, riant à travers ses larmes, finit par le leur ôter, et leur donna une occupation active dans le ménage.

« Cependant la soirée avançait. Par momens, toute la famille se levait et courait à la fenêtre pour voir si leur chef ne revenait pas. La mère ne s’y opposait plus. Oisive et silencieuse elle-même, elle restait tranquille, et sa tranquillité contrastait avec la turbulente impatience de ses enfans. Voilà mon père, s’écrièrent-ils tous à la fois, en voyant une personne traverser la rue. Ce n’est pas mon père, reprirent-ils en voyant cette même personne se retirer de nouveau. Elle avança encore, puis s’éloigna une seconde fois. Ils entendirent à la fin frapper un coup à la porte. Inès courut ouvrir elle-même. On passe rapidement devant elle comme une ombre. Elle suit, saisie de terreur, et revenant dans la salle, elle voit son époux à genoux au milieu de ses enfans qui s’efforçaient en vain de le relever, pendant qu’il ne cessait de répéter : Non, laissez-moi m’abaisser ; je vous ai ruinés tous ! La cause est perdue, et je vous ai réduits tous à la misère !

« Levez-vous, levez-vous, père chéri, s’écrièrent les enfans en l’entourant ; rien n’est perdu puisque vous êtes sauvé.

« Levez-vous, mon ami, dit Inès en prenant son mari par le bras ; quittez cette posture humiliante et contre nature. Aidez-moi, mes enfans ! mon père, ma mère ; ne voulez-vous pas m’aider ?

« Pendant qu’elle parlait, les faibles vieillards s’étaient levés et avaient joint leurs efforts impuissans aux siens. Ce spectacle fit plus d’effet que tout le reste sur Walberg. Il céda ; on le plaça sur une chaise autour de laquelle se réunirent sa femme et ses enfans, tandis que les vieux parens retournaient à leur place, et semblaient avoir déjà perdu le souvenir de la scène qui leur avait donné pour un moment une force miraculeuse.

« L’excès même de leur malheur était peut-être un bonheur pour eux, en ce qu’il ne leur permettait pas de se livrer pendant long-temps à leur douleur. La voix de la nécessité se fit entendre et leur cria qu’il fallait dès-lors songer au lendemain. Combien d’argent vous reste-t-il ? furent les premiers mots que Walberg adressa à sa femme ; et quand elle lui eut nommé à l’oreille la faible somme que les frais du procès leur avaient laissée, il jeta un cri d’horreur et se débarrassant de ses bras, il se leva et traversa la chambre comme s’il avait voulu en sortir pour se trouver seul. Dans ce moment il aperçut le plus jeune de ses enfans, jouant avec les habits de son grand-père : on le lui avait souvent défendu, mais il y revenait toujours. Walberg court à lui, le frappe avec violence, puis tout-à-coup, le prenant dans ses bras, il lui dit de sourire le plus long-temps qu’il pourrait.

« Il leur restait assez pour la dépense d’une semaine. Cette circonstance fut pour eux une source de consolation. Après qu’Inès eut pris soin de ramener les parens de son époux dans la chambre, elle se réunit au reste de leur famille, et ils passèrent toute la nuit à former des projets pour l’avenir. Dans le cours de leur longue et triste conférence, l’espoir se ranima par degrés dans leurs cœurs et ils se fixèrent sur un projet qui devait leur procurer des moyens d’existence. Walberg devait s’offrir pour donner des leçons de musique, Inès et sa fille devaient travailler en broderie, et Everard qui possédait des talens remarquables, tant pour le dessin que pour la musique, devait tâcher de se rendre utile dans ces deux arts. Ils comptaient beaucoup sur la protection du bon prêtre pour réussir.

« Nous ne mourrons pas de faim, dirent les enfans pleins d’espoir.

« Je me flatte que non, répondit Walberg en soupirant.

« Sa femme qui connaissait l’Espagne garda le silence. »


CHAPITRE XXXIII.



« Ils parlaient encore quand ils entendirent frapper à la porte un coup léger ; tel que la bienfaisance en frappe à la porte du malheur. Everard se levait pour ouvrir. Arrêtez, dit Walberg, d’un air distrait, où sont donc les domestiques ? Puis se rappelant tout-à-coup sa position, il sourit douloureusement et fit signe à son fils d’y aller.

« C’était le bon ecclésiastique. Il entra et s’assit en silence. Personne ne lui parla. Il se plaignit enfin de l’air piquant du matin et de l’effet que cet air avait fait sur ses yeux qu’il essuya. Bientôt après cédant à son émotion il ne la cacha plus et se mit à pleurer. Mais des larmes n’étaient pas tout ce qu’il avait à offrir. Ayant entendu les projets de Walberg et de sa famille, il promit d’une voix tremblante de les seconder ; puis s’étant levé pour partir, il observa que des fidèles lui ayant confié une somme d’argent pour les malheureux, il ne croyait pas pouvoir mieux l’employer, et il laissa glisser par terre, de la manche de sa robe, une bourse bien garnie.

« À l’approche du jour la famille se retira pour reposer ; mais elle se leva quelques heures après sans avoir pu dormir. Le reste de cette journée et les trois suivantes furent employées à frapper pour ainsi dire à toutes les portes afin de trouver de l’ouvrage. L’ecclésiastique les accompagnait partout. Mais plusieurs circonstances étaient défavorables à la malheureuse famille de Walberg. Ses membres étaient étrangers, et à l’exception de la mère, qui servait d’interprète, ils parlaient peu la langue du pays qu’ils n’avaient pas eu le temps d’apprendre, et sans laquelle il était difficile de s’offrir pour donner des leçons. Ils étaient d’ailleurs hérétiques, et cela seul suffisait pour leur ôter tout espoir de réussir à Séville. Dans quelques maisons on regardait comme un grave inconvénient la beauté des filles, dans quelques autres celle du fils ne formait pas une difficulté moins insurmontable. Il y en eut quelques-unes où le souvenir de leur ancienne richesse inspirait le désir bas et méchant de triompher de leur malheur actuel. Chaque fois qu’ils rentraient chez eux, après de vaines tentatives, ils calculaient de nouveau leurs faibles moyens, diminuaient autant que possible leurs rations respectives, souriaient entr’eux en parlant du lendemain et pleuraient en secret en y pensant. Le jour arriva à la fin où la dernière pièce de monnaie fut dépensée, le dernier repas consommé, la dernière ressource épuisée, la dernière espérance perdue, et le bon ecclésiastique lui-même leur dit en pleurant qu’il n’avait plus rien à leur offrir que ses prières.

« Pendant cette soirée, ils restèrent tous assis en silence durant quelques heures, jusqu’à ce qu’enfin la vieille mère de Walberg, qui, depuis quelques mois, n’avait guère prononcé que des monosyllabes sans liaison, et qui n’avait paru faire aucune attention à ce qui se passait autour d’elle, se tourna tout-à-coup vers son mari, et avec cette énergie fatale qui annonce les derniers efforts de la nature, avec cet éclair momentané qui précède l’extinction de la lumière vitale, elle s’écria : Tout n’est pas bien ici. Pourquoi nous a-t-on fait venir d’Allemagne ? Ils auraient bien pu nous laisser mourir là. Ils nous ont amené ici pour nous railler, je pense. Hier, ajouta-t-elle, sa mémoire confondant les dates, hier, ils m’ont vêtue de soie et m’ont fait boire du vin ; aujourd’hui, ils ne me donnent que cette méchante croûte (et elle jeta le pain qui avait formé sa part du repas). Tout n’est pas bien ici : je veux retourner en Allemagne ; je le veux ! En disant ces mots, elle se leva de son fauteuil au grand étonnement de la famille, qui, frappée d’horreur, n’osait lui adresser la parole. Je veux retourner en Allemagne, répéta-t-elle, et elle fit effectivement deux ou trois pas dans la chambre. On se tenait loin d’elle dans un respectueux silence. Bientôt cependant ses forces physiques et morales parurent lui manquer à la fois ; elle chancela, et sa voix affaiblie ne fit que murmurer les mots suivans : Je sais le chemin ; je sais le chemin… s’il ne faisait pas si noir… je n’ai pas loin à aller… je suis très-près de… chez moi ! À ces derniers mots, elle tomba devant les pieds de Walberg. La famille, réunie autour d’elle, la souleva… elle n’était plus.

« Son convoi, qui eut lieu le lendemain soir, forma un tableau digne des pinceaux d’un grand peintre. La défunte étant une hérétique, elle ne pouvait être ensevelie en terre sainte, et la famille, désirant éviter également de causer du scandale ou d’attirer l’attention sur leur religion, se décida à rendre seule les derniers devoirs à l’aïeule. Walberg creusa la fosse dans un petit enclos situé derrière leur modeste demeure, et le corps y fut placé par Inès et ses filles. Everard était sorti pour chercher de l’ouvrage, et le plus jeune des fils tenait une lumière, et souriait en contemplant une scène dont il ne comprenait pas encore toute l’horreur. Cette lumière, quoique faible, réfléchissait l’expression des diverses physionomies sur lesquelles elle tombait. Celle de Walberg offrait une sombre satisfaction : car il songeait que celle, pour qui il venait de préparer un lieu de repos, n’aurait du moins pas à souffrir les maux à venir. Sur les traits d’Inès se peignait de la douleur mêlée à un sentiment d’horreur inspiré par cette cérémonie muette, et que la religion ne venait point consacrer. Les filles, pâles de douleur et de crainte, pleuraient en silence ; mais leurs larmes s’arrêtèrent, et leurs sentimens prirent un tour bien différent quand tout-à-coup la lumière éclaira un nouveau personnage debout comme elles sur le bord de la tombe : c’était le père de Walberg.

« Ennuyé de ce qu’on l’avait laissé seul et n’en sachant pas la cause, il avait tant fait en tâtonnant et en chancelant, qu’il avait enfin rejoint, au lieu fatal, le reste de la famille. Quand il vit son fils jeter la terre sur le cercueil, un faible et court souvenir s’offrit à sa mémoire, et se laissant aller à terre, il s’écria : Moi aussi ; posez-moi là, le même endroit servira pour nous deux. Ses enfans le soulevèrent et le ramenèrent dans la maison, où l’aspect d’Everard, apportant des provisions, leur fit oublier les horreurs de la scène qui venait de se passer, et remettre au lendemain la crainte de manquer du nécessaire. En attendant, on chercha vainement à découvrir le moyen dont Everard s’était servi pour se procurer ce qu’il avait apporté. Il se contenta de répondre que c’était un don d’une personne charitable. Il paraissait épuisé et fort pâle. On cessa de le presser, et s’étant partagé ce repas, qui semblait tombé du ciel, on se sépara pour la nuit.

« Pendant tout le temps que dura leur infortune, Inès pressa constamment ses filles de s’appliquer à l’étude de ces arts d’agrément, d’où elle espérait tirer la subsistance de la famille. Quelles que fussent les privations et les désappointemens de la journée, leurs exercices de musique n’étaient jamais négligés. Cette attention aux ornemens de la vie quand on manque des premières nécessités, les sons de la musique au sein des chagrins les plus cuisans, offrent peut-être le combat le plus cruel que puissent se livrer notre existence artificielle et celle de la nature. Le jour qui suivit l’enterrement de sa belle-mère, Inès ne put supporter ces sons. Elle entra dans la chambre où se trouvaient ses filles, qui, selon leur coutume se tournèrent vers elle pour implorer des marques de son approbation.

« La mère, avec un sourire forcé, répondit qu’elle ne croyait pas qu’il fût nécessaire qu’elles étudiassent davantage ce matin-là. Les jeunes personnes, qui ne comprirent que trop bien ce qu’elle voulait dire, quittèrent leurs instrumens ; et, accoutumées à voir convertir tous les meubles, l’un après l’autre, en moyens de subsistance précaire, elles se dirent que sans doute leurs guitares seraient vendues aujourd’hui, et ne purent s’empêcher d’espérer que le lendemain elles donneraient des leçons sur celles de leurs écolières. Elles se trompaient. Des symptômes plus graves d’un entier découragement se manifestèrent. Walberg avait toujours témoigné le plus grand respect pour ses parens, et surtout pour son père, qui était le plus âgé. Ce jour-là, quand il fut question de partager leur repas, il montra une avidité gloutonne, qui fit trembler Inès. Il dit, à l’oreille de sa femme : Voyez comme mon père mange ! comme il se nourrit de bon cœur, quand nous vivons de privations !

« Il vaut mieux que nous nous privions que lui, dit Inès à voix basse ; je n’ai presque rien mangé non plus.

« Mon père ! mon père ! s’écria Walberg dans l’oreille du vieillard, vous mangez tranquillement, pendant qu’Inès et ses filles meurent de faim.

« En disant ces mots, il arracha le pain des mains de son père, qui le laissa d’abord faire ; puis, se levant avec une force affreuse et convulsive, il s’en ressaisit, et se mit à rire avec un air railleur, à la fois enfantin et malicieux.

« Au milieu de cette scène, Everard se présente. Que faites-vous là ? s’écria-t-il. Vous vous battez pour votre souper, tandis que je vous en apporte assez pour demain et pour après-demain. Il jeta effectivement de l’argent sur la table ; mais ses sœurs ne purent s’empêcher de remarquer qu’il était encore plus pâle qu’auparavant. On s’empara du trésor, sans lui demander des nouvelles de sa santé.

« Depuis long-temps ils n’avaient plus de domestiques, et Everard disparaissant mystérieusement tous les jours, les jeunes personnes étaient souvent obligées de faire les commissions de la maison. La beauté de l’aînée, Julie, était si remarquable, que sa mère avait pris l’habitude de sortir elle-même, plutôt que d’envoyer sa fille seule dans les rues. Le lendemain soir cependant, forcée de rester chez elle pour un travail très-urgent, elle dit à Julie d’aller acheter la provision du lendemain, et lui prêta, à cet effet, son voile, lui enseignant la manière de l’arranger à l’espagnole, afin de cacher complétement sa figure.

« Julie s’acquitta, en tremblant, de sa commission ; mais son voile s’étant par hasard dérangé, un cavalier entrevit ses traits dont il fut enchanté. Ses vêtemens modestes et l’emplette qu’elle venait de faire lui inspirèrent un espoir qu’il se permit d’exprimer. Julie s’éloigna rapidement avec un mélange d’effroi et d’indignation, pour l’insulte qui venait de lui être faite. Elle ne put s’empêcher cependant de fixer ses yeux, avec une avidité dont elle ne se rendait pas compte, sur l’or qui brillait dans les mains du cavalier. Elle songea à ses parens dans la misère, à la perte de ses propres forces, à ses talens négligés et inutiles. Le souvenir de l’or s’offrit encore à son esprit. Elle ne pouvait se rendre compte de ce qu’elle sentait ; mais, en rentrant à la maison, elle remit promptement, entre les mains de sa mère, la petite emplette qu’elle venait de faire ; et quoiqu’elle se fût toujours montrée jusqu’alors douce et soumise, elle déclara, cette fois, d’un ton décidé et qu’on ne lui avait jamais entendu prendre, qu’elle aimait mieux mourir de faim, que de parcourir de nouveau seule les rues de Séville.

« Inès, en se mettant au lit, entendit un faible gémissement qui partait de la chambre où Everard était couché avec son frère Maurice, parce que l’on avait été obligé de vendre un des deux lits, et même une partie des couvertures du second. Le gémissement se répéta, mais Inès n’osa point réveiller Walberg, qui était enseveli dans ce sommeil profond, seule consolation du malheureux. Tout-à-coup les rideaux de son lit s’ouvrirent, et elle aperçut devant elle un enfant tout couvert de sang, qui s’écria :

« Ce sang est celui d’Everard ! Il se meurt ! Je suis couvert de son sang ! Ma mère ! ma mère ! levez-vous et sauvez la vie d’Everard !

« Cet objet, ces paroles, parurent à Inès n’être qu’un rêve affreux, tel qu’elle en avait éprouvé fréquemment depuis quelque temps ; mais bientôt la voix de Maurice, le plus jeune des enfans, et celui que sans s’en rendre compte elle aimait le mieux, lui fit quitter son lit et suivre le petit être ensanglanté qui marchait pieds nus devant elle et qui la conduisit dans la chambre d’Everard. Au milieu de sa terreur et de ses angoisses, elle eut assez de présence d’esprit pour marcher du pas le plus léger, de peur de réveiller son époux.

« En entrant chez son fils aîné, le spectacle le plus affreux s’offrit à ses regards. Il était étendu dans son lit, dont il avait rejeté, par l’effet de ses spasmes, le peu de couverture qui restait, et la lumière de la lune tombait en plein sur ses membres d’une blancheur éblouissante. Cet éclat, joint à leur immobilité, leur donnait toute l’apparence du marbre. Ses bras étaient posés sur sa tête, et de leurs veines ouvertes coulaient deux ruisseaux de sang. Ses cheveux brillans et bouclés en étaient tout remplis ; ses lèvres étaient bleues, et ses gémissemens devenaient de plus en plus sourds et faibles.

« Ce spectacle bannit en un instant toute autre pensée de l’esprit d’Inès. Elle appela à grands cris son mari à son secours. Walberg, à demi-éveillé, s’empressa d’arriver. Inès ne put que lui montrer, par un geste muet, l’objet sur lequel elle voulait fixer son attention. Le malheureux père courut chercher à la hâte un médecin. Il frappa à plusieurs portes en vain, parce qu’il n’avait point d’argent à donner, et que son accent prouvait qu’il était étranger. À la fin, un chirurgien-barbier, car ces professions sont réunies à Séville, consentit en bâillant à le suivre, et arriva muni de charpie et de stiptiques. La distance n’était pas grande, et il fut bientôt près du lit du jeune patient. Ses parens observaient, avec un inexprimable effroi, le regard languissant qu’Everard jeta sur le chirurgien, quand celui-ci s’approcha de lui. Ce regard indiquait qu’ils n’étaient point étrangers l’un à l’autre. En effet, quand l’hémorragie fut arrêtée et le pansement achevé, le chirurgien et le malade échangèrent quelques mots à voix basse. Le dernier portant à ses lèvres sa main faible et livide, dit : Rappelez-vous notre traité !

« Comme le chirurgien se retirait, Walberg lui demanda l’explication de ces paroles. Walberg était Allemand et vif : le chirurgien était Espagnol et froid. Je vous le dirai demain, Seigneur, dit-il en serrant ses instrumens. En attendant soyez certain que je soignerai votre fils gratuitement, et je vous réponds de sa guérison. Vous êtes des hérétiques à nos yeux ; mais cet enfant suffirait seul pour canoniser une famille entière et pour racheter d’innombrables péchés.

« En disant ces mots, il partit. Le lendemain il revint voir Everard, et continua ainsi jusqu’à ce qu’il fût entièrement guéri, et refusant toujours la plus légère rémunération. À la fin le père, que le malheur avait rendu méfiant et soupçonneux, écouta à la porte et découvrit l’horrible secret. Il n’en parla point à sa femme, mais à compter de ce moment, sa tristesse devint plus profonde, et il cessa bientôt entièrement d’entretenir sa famille de leur détresse, et des moyens momentanés d’y remédier.

« Everard se trouvait tout-à-fait guéri. On se réunit, selon la coutume, pour tenir conseil sur les moyens de pourvoir à la subsistance du lendemain, quand pour la première fois on s’aperçut de l’absence du père de famille ; et chaque mot que l’on disait, on se tournait vers lui, comme pour avoir son approbation ; mais il n’y était pas. Il entra à la fin dans la chambre ; mais il ne prit aucune part à leur conversation. Il s’appuyait tristement contre le mur, et tandis qu’Everard et Julie, entre chaque phrase qu’ils prononçaient, portaient leurs regards supplians vers lui, il détournait la tête d’un air sombre. Inès feignait de travailler ; mais sa main tremblante pouvait à peine tenir l’aiguille. Elle fit signe à ses enfans de ne pas faire attention à la conduite de leur père. Ils baissèrent soudain la voix et rapprochèrent leurs têtes. »


CHAPITRE XXXIV.



« La mendicité paraissait devoir être désormais la seule ressource de cette malheureuse famille. Elle se décida à en faire l’essai dès le soir même. Le malheureux père ne changea pas de place le reste de la journée. Inès s’efforça de réparer encore les habits de ses enfans, qui étaient en si mauvais état, que chaque point qu’elle faisait, occasionnait une nouvelle déchirure.

« Le grand-père, toujours assis dans son ample bergère, grâce aux soins d’Inès, car son fils était devenu fort indifférent sur son compte, regarda l’ouvrage que tenait sa bru, et s’écria, avec toute la pétulance de la vieillesse : Oui, oui, vous les couvrez de broderies, tandis que mes vêtemens sont en lambeaux !… En lambeaux ! répéta-t-il en soulevant le bras pour montrer les habits que la famille malheureuse avait eu de la peine à lui laisser. Inès s’efforça de l’apaiser en lui montrant son ouvrage et lui prouvant qu’elle se bornait à réparer les anciens vêtemens de ses enfans ; mais elle entendit, avec une horreur inexprimable, son époux irrité des discours du vieillard, assouvir son effroyable indignation dans un langage qu’elle essaya d’étouffer en approchant encore davantage de son beau-père, afin de fixer sur elle et sur son travail son attention égarée. Elle n’eut pas de peine à réussir, et tout alla bien jusqu’à ce qu’il fallût se séparer pour la nouvelle occupation qui devait remplir leur soirée. Ce fut alors qu’un sentiment inconnu agita le cœur des jeunes gens. Julie se rappela l’aventure qui lui était arrivée ; elle songea à l’or, au langage flatteur, aux tendres accens du cavalier. Elle voyait sa famille périr de besoin autour d’elle ; elle sentait ce même besoin dévorer ses entrailles, et en jetant les yeux autour de sa demeure dépouillée, l’or s’offrit encore plus brillant à son souvenir. Un faible espoir, mêlé peut-être d’un mouvement d’orgueil, plus faible encore, troubla donc son cœur. Il est possible qu’il m’aime, se dit-elle, et ne me croie pas indigne de sa main. Puis le désespoir reprenait le dessus. Il faudra que je meure de faim, pensa-t-elle, si je reviens les mains vides, et pourquoi ne rendrais-je pas service à ma famille en mourant ? Je ne survivrai jamais à ma honte, mais elle peut y survivre, car elle n’en saura rien !

« Elle sortit, et prit une direction opposée à celle du reste de la famille.

« La nuit survint ; chacun rentra à son tour. Julie fut la dernière. Son frère et sa sœur avaient obtenu quelques bagatelles. Le vieillard sourit en voyant les provisions, qui après tout étaient à peine suffisantes pour le repas du plus jeune des enfans.

« Et vous, Julie, ne nous avez-vous rien apporté ? lui dirent ses parens. Elle se tenait à part et silencieuse… Son père répéta la question d’une voix forte et courroucée. Elle tressaillit à ce son, et s’avançant précipitamment, elle cacha son visage dans le sein de sa mère.

« Rien, rien, dit-elle d’une voix entrecoupée ; j’ai essayé… Mon cœur faible et méchant a cédé un instant, et à la pensée… Mais non… non ; pas même pour vous sauver de la mort, je n’aurais pu m’y résoudre… Je suis revenue pour mourir auparavant moi-même. Ses parens la comprirent et frémirent. Au milieu de leurs angoisses, ils la bénirent en pleurant. Le repas fut partagé. Julie refusa d’abord d’y prendre part, parce qu’elle n’y avait pas contribué. Sa répugnance fut enfin vaincue par les tendres importunités du reste de la famille.

« Ce fut à cette occasion que Walberg donna un exemple de ces accès d’humeur soudains et violens, auxquels il s’était depuis peu habitué, et qui tenaient de la démence. Il paraissait voir, avec un sombre mécontentement, que sa femme, ainsi qu’elle le faisait toujours, réservât la plus forte portion pour son père. Dans le premier moment il se borna à le regarder de côté, en marmotant entre ses dents. Il parla ensuite plus haut, mais pas assez pour être entendu du vieillard, qui dévorait son mince repas. Tout-à-coup les souffrances de ses enfans lui inspirèrent une sorte de sauvage ressentiment, et se levant, il s’écria : Mon fils vend son sang à un chirurgien pour nous sauver la vie[5] ! Ma fille tremble au moment de se livrer à la prostitution pour nous procurer un repas ; et que fais-tu pendant ce temps, toi, inutile vieillard ! Lève-toi, lève-toi, et demande l’aumône pour toi-même, ou il faudra que tu meures de faim. À ces mots, sa colère étant parvenue au plus haut point, il leva la main contre le vieillard sans défense. À cette vue horrible, Inès jeta de grands cris, et les enfans, accourant, se placèrent au-devant de leur père. Sa rage en fut augmentée, et il distribua de tous côtés des coups, qui furent supportés sans murmure. Quand l’orage fut apaisé, il s’assit et fondit en larmes.

« Dans ce moment, le vieillard, au grand étonnement de tout le monde excepté de Walberg, le vieillard, dis-je, qui, depuis l’enterrement de sa femme, n’avait fait d’autre chemin que de sa bergère à son lit et de son lit à sa bergère, et cela encore appuyé sur quelqu’un de la famille, se leva tout-à-coup de sa place, comme pour obéir à son fils et marcha d’un pas ferme et assuré vers la porte. Quand il l’eut atteinte, il s’arrêta, regarda en arrière avec un inutile effort de mémoire et sortit lentement. Tel fut l’effroi que toute la famille éprouva à ce dernier regard, qui ressemblait à celui d’un cadavre marchant lui-même vers sa tombe, que personne n’essaya d’arrêter ses pas, et plusieurs momens s’écoulèrent avant qu’Everard se recueillît assez pour le poursuivre.

« En attendant, Inès qui avait renvoyé ses enfans s’était assise à côté de son malheureux époux et s’efforçait de le consoler. Sa voix qui avait une douceur remarquable sembla produire un effet physique sur lui. Il tourna d’abord la tête vers elle, puis s’appuyant sur son épaule, il versa quelques larmes ; enfin, se jetant sur son sein, il pleura sans se retenir. Inès profita de ce moment pour lui faire sentir l’horreur qu’elle éprouvait de la faute qu’il venait de commettre, et le supplia d’implorer la miséricorde divine pour un crime qui, à ses yeux, équivalait presque à un parricide. Walberg lui demanda d’un air égaré ce qu’elle voulait dire. Elle répondit en frémissant : Votre père… votre pauvre vieux père ! Mais Walberg souriant avec une expression de confiance mystérieuse et surnaturelle qui glaça le sang de sa femme, s’approcha de son oreille et lui dit tout bas : Je n’ai plus de père ! il est mort ; il y a long-temps qu’il est mort ! je l’ai enterré le jour que j’ai creusé la tombe de ma mère ! Pauvre vieillard, ajouta-t-il avec un soupir ; c’était bien heureux pour lui… il aurait vécu pour pleurer et peut-être pour mourir de faim. Mais je vais vous dire quelque chose, Inès… n’en répétez rien à personne. Je m’étonnais de ce qui faisait diminuer si vite nos provisions ; je ne savais pas pourquoi ce qui était autrefois assez pour quatre suffisait à peine aujourd’hui pour un. J’ai long-temps guetté et je l’ai enfin découvert… mais c’est un grand secret… un vieux revenant visitait tous les jours la maison. Il prenait la forme d’un vieillard couvert de haillons, avec une longue barbe blanche, il se mettait à table et dévorait tout tandis que les enfans mouraient de faim en le regardant… mais je l’ai frappé, je l’ai maudit, je l’ai chassé au nom du Tout-Puissant, et il est parti. Oh ! comme il était avide ce revenant ! mais il ne nous poursuivra plus, et nous en aurons assez… assez pour demain.

« Inès, accablée d’horreur à cette preuve évidente de démence ne chercha point à l’interrompre. Elle s’efforça seulement de le calmer, en priant intérieurement le ciel de préserver sa propre raison. Walberg observa ses regards, et avec la prompte méfiance naturelle aux esprits à moitié égarés, il ajouta : si vous ne croyez point ce que je viens de vous dire, vous ajouterez sans doute encore moins de foi à l’horrible apparition qui me poursuit depuis quelque temps.

« Ô mon ami ! dit Inès en reconnaissant dans ces paroles la source d’une frayeur que lui avaient occasionnée certaines circonstances de la conduite de son mari, frayeur auprès de laquelle celle de la famine n’était rien ; je crains de vous avoir trop bien compris. Je puis souffrir les dernières extrémités du besoin et de la famine ; je puis même vous les voir souffrir, mais les mots horribles qui vous sont échappés pendant votre sommeil ! Quand je pense à ces mots, quand je cherche à deviner…

« Vous n’avez besoin de rien deviner, dit Walberg en l’interrompant, je vais tout vous dire. En parlant ainsi sa physionomie cessa d’exprimer l’égarement ; elle devint tout-à-fait calme, son œil se fixa, son ton s’affermit. Toutes les nuits, depuis nos derniers malheurs j’ai erré pour obtenir quelques secours, j’ai demandé à tous les passans ; mais pendant ces dernières nuits, je n’ai jamais manqué de rencontrer l’ennemi du genre humain qui…

« Cessez, ô mon ami, de vous livrer à ces horribles pensées ; elles sont le résultat de l’état triste et troublé de votre esprit.

— « Inès, écoutez-moi. Je vois cette figure aussi distinctement que je vois la vôtre ; j’entends sa voix comme vous entendez à présent la mienne. Le besoin et la misère n’ont pas d’ordinaire pour effet de monter l’imagination. Ils s’attachent trop aux réalités. L’homme qui ne sait où trouver des alimens ne se figure pas qu’un banquet lui est offert, et que le tentateur l’invite à s’y asseoir et à manger à son aise. Non, non, Inès, le malin esprit, ou quelqu’un des agens dévoués, caché sous une forme humaine, m’obsède toutes les nuits, et je ne sais plus comment faire pour résister aux embûches qu’il me tend. »

« Et sous quelle forme paraît-il ? dit Inès, espérant qu’elle détournerait la marche de ses tristes pensées, en feignant de la suivre.

— « Sous la forme d’un homme de moyen âge, d’un extérieur grave et sérieux, et dont l’aspect n’a rien de remarquable, si ce n’est l’éclat de deux yeux brûlans dont le lustre est presque insupportable. Il les fixe quelquefois sur moi, et je me sens comme fasciné. Toutes les nuits il m’obsède, et peu de personnes auraient pu, comme moi, résister à ses séductions. Il m’a offert, et m’a prouvé qu’il dépendait de lui de me donner tout ce que la cupidité humaine pouvait désirer, sous la condition de… Je n’ose le dire : cette condition est si horrible, si impie, que l’on commet un crime presque aussi affreux en l’écoutant qu’en y cédant. »

« Inès, toujours incrédule, poursuivit néanmoins son premier plan, et demanda à son mari quelle était cette condition. Quoiqu’ils fussent seuls, Walberg ne voulut la lui dire qu’à l’oreille, et Inès, dont la raison était fortifiée par un caractère froid et grave, ne put pourtant s’empêcher de se rappeler que, dans sa jeunesse, elle avait entendu dire qu’un être de ce genre parcourait l’Espagne, et jouissait du pouvoir de tenter les hommes réduits aux dernières calamités, par des offres semblables, offres qui jusqu’alors avaient été constamment rejetées. Elle frémit à l’idée que son époux pût avoir été exposé à de pareilles tentations, et elle s’efforça de fortifier son âme et sa conscience par des argumens également convenables à sa position, soit qu’il fût la victime d’une imagination troublée, ou l’objet réel d’une affreuse persécution. Elle tira ces argumens de l’histoire de la religion ; et, lui ayant rappelé les nombreux martyrs qui avaient péri pour cette sainte cause, elle lui demanda s’il ne se sentait pas autant de courage qu’eux.

« Ils périssaient par le fer et le feu, dit Walberg ; mais ils ne mouraient pas de faim : cette mort est plus horrible. Qu’est-ce ceci que je tiens ? ajouta-t-il en prenant, sans savoir ce qu’il faisait, la main de sa femme dans les siennes.

« C’est ma main, mon ami, dit sa tremblante épouse.

— « Votre main ! Non… c’est impossible ! Vos doigts étaient doux et frais… ceux-ci sont brûlans et desséchés… Est-ce bien une main humaine ?

« C’est la mienne, reprit Inès en pleurant.

« Vous êtes donc affamée ? dit Walberg, comme s’il s’était réveillé d’un songe.

« Nous le sommes tous depuis quelque temps, » répondit Inès, trop heureuse de ramener la raison de son époux, même au prix de cet horrible aveu. Nous le sommes tous ; mais c’est moi qui ai le moins souffert. Quand une famille meurt de faim, les enfans pensent à leurs repas, mais la mère ne pense qu’à ses enfans. J’ai vécu aussi sobrement que je l’ai pu… À dire vrai… je n’avais point d’appétit.

« Chut, dit Walberg en l’interrompant ; quel bruit ai-je entendu ?… n’étaient-ce pas les gémissemens d’un mourant ?

— « Non, ce ne sont que les enfans qui se plaignent en dormant.

— « De quoi se plaignent-ils ?

« De la faim, je pense, dit Inès, en cédant involontairement à l’horrible sentiment de sa misère habituelle.

« Et je reste là pour l’écouter, s’écria Walberg en se levant avec précipitation ; je reste là pour être témoin de leur sommeil interrompu par ces rêves de détresse, tandis qu’il suffirait d’un mot pour remplir cette chambre de montagnes d’or, qui ne me coûteraient que…

« Quoi, dit Inès en embrassant ses genoux ; songez à ce que cela vous coûterait. Qu’est-ce qu’un homme peut recevoir en échange de son âme ? Ah ! périssons tous, devant vos yeux, de faim et de besoin, avant que vous scelliez votre perdition par cet horrible…

« Écoutez-moi, femme, dit Walberg en tournant sur elle des yeux presque aussi terribles et aussi brillans que ceux de Melmoth ! écoutez-moi ! mon âme est perdue ! Ceux qui meurent dans les souffrances de la faim ne connaissent pas de Dieu et n’en ont pas besoin. Si je reste ici pour mourir avec mes enfans, je serai aussi sûr de blasphémer contre l’auteur de mon être, que si je le renonçais aux horribles conditions que l’on me propose. Écoutez-moi, Inès, et ne tremblez pas. Si je vois mes enfans mourir de faim, je me livre soudain à un désespoir sans remède, et je me prive de la vie. Si je consens à cette offre effrayante, je puis encore me repentir ; je puis encore me sauver. D’un côté, il y a de l’espoir ; de l’autre, il n’y en a aucun, aucun ! Vos mains m’embrassent, mais elles sont froides. Vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même. Indiquez-moi le moyen d’obtenir encore un repas, et je cracherai sur le tentateur, je le repousserai. Mais où en trouver ? Laissez-moi donc aller auprès de lui. Vous prierez pour moi, Inès, n’est-il pas vrai ? Et les enfans ?… Mais ne souffrez pas qu’ils prient pour moi. Dans mon désespoir, j’ai oublié de prier, et maintenant leurs prières seraient un reproche pour moi… Inès !… Inès !… Quoi ! parlé-je à un cadavre ?

« Son erreur n’était pas grande, car sa malheureuse femme était tombée, sans mouvement, à ses pieds.

« Dieu soit béni ! s’écria-t-il ! un mot l’a tuée. Cette mort a été plus douce que celle de la faim. J’aurais agi avec compassion, si je l’eusse étranglée de mes propres mains. Maintenant, c’est le tour de mes enfans, ajouta-t-il, tandis que les pensées les plus horribles se succédaient dans son esprit avec la plus effrayante rapidité. Il croyait entendre le murmure de l’Océan et nager dans une mer de sang. Maintenant, c’est le tour de mes enfans ! Il chercha soudain un instrument de mort. Sa main droite saisit la gauche ; il crut tenir une épée, et dit : Ceci suffira. Ils se débattront ; ils me supplieront ; mais je leur dirai que leur mère est morte à mes pieds ; et que pourront-ils me répondre à cela ?

« Le malheureux s’assit cependant et réfléchit. S’ils pleurent, que leur dirai-je ? Il y a Julie et Inès qui porte le même nom que sa mère… et le pauvre petit Maurice, qui sourit même quand il a faim, et dont le sourire est pire qu’une malédiction !… Je leur dirai que leur mère est morte, s’écria-t-il en s’avançant d’un pas chancelant vers la chambre de ses enfans : ce sera là ma réponse et leur arrêt.

« En parlant, il heurta du pied le corps inanimé de sa femme, et son âme s’étant concentrée au plus haut degré de la souffrance, il s’écria : « Hommes !… hommes !… que sont vos désirs et vos passions, vos espérances et vos craintes, vos combats et vos victoires ? Regardez-moi ! écoutez-moi ! Renoncez à des besoins et à des désirs factices, et donnez des alimens à ceux qui en demandent. Soyez sages ! que vos enfans vous reprochent tout hormis le défaut de pain ! c’est là le plus cruel de tous les reproches ; celui qu’on sent d’autant plus, qu’il est moins exprimé. Je l’ai souvent senti, mais je ne le sentirai plus ! — En disant ces mots, l’infortuné s’approcha du lit de ses enfans.

« Mon père ! mon père ! s’écria Julie, sont-ce là vos mains ? Laissez-moi vivre, et je ferai tout ce que vous voudrez, tout, excepté…

« Mon père ! mon cher père ! s’écria Inès, épargnez-nous ! Demain nous aurons peut-être de quoi manger !

« Maurice, le plus jeune des enfans, sauta à bas de son lit ; et, embrassant les genoux de son père, il dit : Ô mon cher père ! pardonnez-moi ; je rêvais qu’il y avait un loup dans la chambre, et qu’il nous égorgeait. J’ai crié bien long-temps, mon père, et je commençais à croire que vous ne viendriez pas. Et maintenant… Ô Dieu ! ô Dieu !… Est-ce vous qui êtes le loup ?

« Par bonheur, les mains du père infortuné étaient devenues impuissantes par la convulsion même qui les avait portées à cet acte de désespoir. Les jeunes filles s’étaient évanouies d’horreur, et leur état ressemblait à la mort. L’enfant fut assez rusé pour contrefaire aussi la mort. Il restait dans son lit, étendu et retenant son haleine.

« Quand le malheureux Walberg crut avoir accompli son horrible dessein, il sortit de la chambre. En se retirant, il trébûcha sur le corps inanimé de sa femme. Un gémissement annonça que la malheureuse n’était pas morte.

« Qu’est ceci ? dit Walberg en chancelant dans son délire. Ce cadavre me reproche-t-il mon crime, ou une voix qui survit, me maudit-elle pour avoir laissé mon ouvrage incomplet ?

« Comme il disait ces mots, il plaça son pied sur le corps de sa femme. Dans cet instant on frappa un coup très-fort à la porte de la maison. Les voilà, s’écria-t-il ; son égarement lui offrant déjà les procédures criminelles, suite inévitable du meurtre imaginaire qu’il avait commis. Eh bien !… entrez… frappez encore, ou soulevez le loquet… entrez, vous en êtes les maîtres… me voici autour du cadavre de ma femme et de mes enfans… je les ai assassinés… je le confesse… Vous venez me traîner à la torture… je le sais… mais jamais… non jamais, toutes ces tortures ne me feront autant souffrir que si je les avais vu mourir de faim devant mes yeux. Entrez… entrez… le crime est consommé… le cadavre de ma femme est à mes pieds, et le sang de mes enfans rougit mes mains… Qu’ai-je encore à craindre ?

« Tandis que le malheureux parlait ainsi, il tomba sur sa chaise, et se mit à frotter ses doigts, comme s’il avait voulu en essuyer des traces de sang. Cependant les coups frappés à la porte de la chambre devinrent plus forts ; on leva effectivement le loquet, et trois personnes entrèrent dans la chambre où se trouvait Walberg. Ils s’avancèrent lentement. Deux d’entr’elles paraissaient accablées par l’âge, la troisième par une vive émotion. Walberg ne fit pas attention à elles. Il avait le regard fixe, les mains jointes. Il ne fit aucun mouvement à leur approche.

« Ne nous reconnaissez-vous pas ? dit le premier, en soulevant une lanterne qu’il tenait à la main. La lumière tomba sur un groupe digne du pinceau de Rembrandt. Une profonde obscurité régnait dans la chambre, excepté dans le petit nombre d’endroits éclairés par elle : elle montrait d’un côté Walberg assis dans un désespoir morne et immobile, de l’autre le bon prêtre qui avait servi de confesseur à Guzman, et dont les traits pâles et usés par l’âge et les austérités, semblaient lutter contre le sourire de bienveillance qui s’y peignait. Derrière l’ecclésiastique était le vieux père de Walberg, dont l’aspect offrait une apathie complète, qu’interrompaient seulement de légers mouvemens de tête, par lesquels il semblait se demander à lui-même pourquoi il était là, et pourquoi il ne pouvait pas parler. Il était soutenu par Everard, dont les yeux brillaient d’un éclat qui ne se soutint pas. Il tremble, s’avance, puis se retire et se rapproche de son aïeul, comme s’il avait besoin lui-même de l’appui qu’il lui offre. Walberg fut le premier qui rompit le silence.

« Je sais qui vous êtes, dit-il d’une voix sombre, vous venez me saisir… vous avez entendu ma confession, qu’attendez-vous ?… entraînez-moi… je me lèverais pour vous suivre si je le pouvais ; mais je me sens comme attaché à ce siége ; il faudra que vous m’en enleviez vous-mêmes.

« Pendant qu’il parlait ainsi, sa femme, qui jusqu’alors était restée étendue à ses pieds, se leva lentement, mais avec fermeté, et de tout ce qu’elle voyait ou entendait, ne paraissait comprendre que ce que son époux venait de dire ; elle le serra dans ses bras comme si elle avait voulu empêcher qu’on ne l’emmenât, et jeta sur le groupe un regard de menace impuissant et égaré.

« Voilà donc encore un témoin, dit Walberg, qui s’élève d’entre les morts pour déposer contre moi ! Ah ! s’il en est ainsi, il est temps de partir !

« Il s’efforça de se lever, mais Everard s’élançant vers lui, le retint en s’écriant : arrêtez, mon père, arrêtez ; nous vous apportons de bonnes nouvelles, et le bon prêtre est venu vous les annoncer. Écoutez-le, mon père, je ne saurais parler.

« Vous ! quoi vous, Everard ! déposez-vous aussi contre moi ? Je n’ai cependant jamais levé la main sur vous. Quand ceux que j’ai assassinés se taisent, deviendrez-vous mon accusateur ?

« Cependant tout le monde s’était réuni autour de lui, les uns pour le consoler, les autres pour calmer leur propre frayeur ; tous brûlant de lui découvrir les nouvelles dont leur cœur était rempli ; mais craignant que la secousse ne fût trop forte pour sa raison qui déjà paraissait affaiblie. À la fin, l’ecclésiastique la laissa échapper. Sa profession le rendait moins sensible aux peines d’un époux ou d’un père, mais il sentait qu’une bonne nouvelle devait toujours être agréable de quelque part qu’elle vînt et dans quelque moment qu’elle arrivât.

« Nous avons le testament, s’écria-t-il soudain, le vrai testament de Guzman. L’autre n’était, j’en demande pardon à Dieu et aux saints, que l’ouvrage d’un faussaire : le testament est trouvé ; vous et votre famille héritez de toutes ses richesses. Je venais vous l’annoncer, malgré l’heure avancée, quand j’ai rencontré dans mon chemin ce vieillard conduit par votre fils. Comment se fait-il qu’il soit sorti si tard ?

« À ces mots, Walberg frémit. Le prêtre, voyant le peu d’effet que ces paroles avaient fait sur lui, répéta d’une voix aussi élevée qu’il put : Le testament est trouvé !…

« Le testament de mon oncle est trouvé, dit Everard.

« Trouvé ! trouvé ! trouvé ! répéta le vieux grand-père, sans savoir ce qu’il disait, mais imitant ceux qui avaient parlé avant lui, et puis les regardant pour leur demander l’explication de ce qu’il venait lui-même de dire.

« Le testament est trouvé, mon ami, s’écria Inès, à qui cette nouvelle paraissait avoir rendu toute sa raison. N’entendez-vous pas, mon ami ? Nous sommes riches, nous sommes heureux ! Parlez-nous donc, et ne nous jetez pas ce regard égaré. Parlez-nous !

« Une longue pause s’en suivit. À la fin, Walberg, montrant du doigt les personnes qui l’entouraient, dit d’une voix sombre : Quelles sont ces gens ?

« Votre fils, mon ami, et votre père et le bon prêtre. Pourquoi nous regardez-vous d’un air d’incrédulité ?

« Et que sont-ils venus faire ici ? dit Walberg.

« On lui répéta la nouvelle qui venait de lui être apportée ; mais chacun y imprima le sentiment particulier dont il était agité, et leurs discours étaient à peine intelligibles. Enfin, Walberg eut l’air de comprendre vaguement ce qu’on lui disait, et les regardant tour-à-tour, il poussa un profond soupir. Ils cessèrent de parler et l’examinèrent en silence.

« Des richesses !… des richesses !… Elles viennent trop tard !… Regardez… regardez ! s’écria-t-il, en montrant du doigt la chambre de ses enfans.

« Inès, le cœur agité d’un affreux pressentiment, se précipita dans cette chambre, et vit ses filles couchées par terre et mortes, selon toutes les apparences. Le cri qu’elle jeta, en tombant sur elles, amena à son secours son fils et l’ecclésiastique. Walberg et le vieillard restèrent seuls, se regardant avec des yeux tout-à-fait insensibles. Cette apathie de l’âge et la stupéfaction du désespoir formèrent un horrible contraste avec les sensations violentes qui agitaient tout le reste de la famille. Il s’écoula un temps assez considérable avant que les jeunes personnes revinssent de leur évanouissement, et un temps plus long encore avant que leur père pût se persuader qu’il était réellement serré dans les bras de ses enfans vivans.

« Pendant toute cette nuit son épouse et ses enfans eurent à lutter contre son désespoir. À la fin, la mémoire parut lui revenir tout-à-coup. Il versa quelques larmes ; puis se jetant aux pieds de son père, qui était assis dans sa bergère, ses premiers mots furent : Ô mon père ! pardonnez-moi, et il cacha sa tête dans les genoux du vieillard.

« Le bonheur est un puissant réconfortant. Au bout de quelques jours, tout le monde parut calmé. Ils pleuraient encore, mais leurs larmes n’étaient plus douloureuses. Elles ressemblaient à ces ondées d’une belle matinée de printemps qui annoncent une journée chaude et sereine. Les infirmités du père de Walberg décidèrent son fils à ne quitter l’Espagne que quand il l’aurait perdu, ce qui arriva peu de mois après. Il mourut en paix donnant et recevant des bénédictions. Quand on lui eut rendu les derniers devoirs, la famille se mit en route pour l’Allemagne, où elle réside présentement et jouit du sort le plus heureux ; mais Walberg frémit encore aujourd’hui d’horreur, quand il se rappelle les effroyables tentations qu’il eut à souffrir de la part de l’étranger qu’il rencontra dans ses courses nocturnes, et ce souvenir paraît lui être plus pénible encore que celui de sa famille périssant de besoin. »


Don François d’Aliaga avait écouté cette lecture avec la plus vive attention. Quand l’inconnu l’eut finie, il ajouta : « Je possède encore d’autres relations concernant cet être mystérieux. Je les ai recueillies avec peine : car les malheureux, qui sont exposés à ses tentations, regardent leur aventure comme un crime et en cachent scrupuleusement toutes les particularités. Si jamais nous nous revoyons, Seigneur, encore je pourrai vous en raconter quelques-unes, et je vous réponds que vous ne les trouverez pas moins extraordinaires que celles que vous venez d’entendre ; mais il est trop tard ce soir, et vous avez besoin de repos après les fatigues de votre voyage. » Après avoir parlé ainsi, l’inconnu se retira.


CHAPITRE XXXV.



Don Francisco resta sur sa chaise, réfléchissant à la singulière relation qu’il venait d’entendre, jusqu’à ce que l’heure avancée, jointe à sa fatigue et à la profonde attention qu’il venait de prêter aux paroles de l’étranger, l’eussent insensiblement plongé dans un profond sommeil. Il ne tarda pas à s’éveiller à un léger bruit qui se fit dans la chambre, et ayant levé les yeux, il aperçut, vis-à-vis de lui, une personne dont les traits lui étaient inconnus, quoiqu’un souvenir vague lui fît croire qu’il les avait déjà aperçus. Don Francisco ayant témoigné par un regard sa surprise, l’étranger lui dit qu’il était un voyageur que l’on avait introduit par erreur dans cette chambre ; qu’il avait pris la liberté de s’y reposer un moment, mais que si sa présence était importune, il était prêt à se retirer.

Pendant qu’il parlait, Aliaga eut le temps de l’observer. Il y avait dans l’expression de sa physionomie quelque chose de remarquable, mais de fort difficile à expliquer, et ses manières, quoiqu’elles ne fussent pas aimables ou prévenantes, avaient une aisance qui paraissait être plutôt le résultat de l’indépendance des idées que de l’usage du monde.

Don Francisco l’engagea à rester d’un ton grave et froid ; il éprouvait un sentiment de terreur dont il ne pouvait se rendre compte. L’étranger lui rendit son salut de façon à ne pas diminuer cette impression. Un long silence suivit. L’étranger, qui ne s’était pas nommé, fut le premier à le rompre en s’excusant d’une indiscrétion involontaire qu’il avait commise. Assis dans une pièce voisine, il avait entendu, malgré lui, une narration à laquelle il avait pris le plus vif intérêt.

À tous ces complimens, don Francisco ne put répondre que par des salutations cérémonieuses et par des regards inquiets et curieux. Le mystérieux inconnu n’eut pas l’air d’y faire attention, et resta immobile à sa place.

Un nouveau silence fut encore interrompu par l’étranger.

« Vous écoutiez, ce me semble, » dit-il, « l’histoire singulière et terrible d’un être chargé d’une commission que l’on ose à peine répéter. Il doit, vous a-t-on dit, tenter les esprits dans la douleur et parvenus aux dernières extrémités des peines mortelles. Il doit les engager à renoncer à toutes leurs espérances de bonheur à venir pour obtenir une courte rémission de leurs souffrances temporelles. »

« Je n’ai rien entendu de tout cela, » répondit don Francisco, dont la mémoire, naturellement un peu confuse, n’était pas devenue plus nette par la longueur de la narration qu’il venait d’entendre et par le sommeil dans lequel il était tombé.

« Rien ? » dit l’étranger d’un ton vif et un peu dur, qui fit tressaillir son auditeur, « rien ? Il m’avait pourtant semblé qu’il avait été question d’un être malheureux qui avait fait souffrir, à Walberg, des épreuves plus cruelles, à ses yeux, que celles de la faim. »

« Oui, oui, » dit Aliaga, se rappelant tout-à-coup cette circonstance, « je me souviens qu’il a été question du démon, de son agent ou de quelque chose… »

« Seigneur, » reprit l’étranger avec une expression d’ironie sauvage et féroce qu’Aliaga ne remarqua pas, « Seigneur, je vous prie de ne pas confondre des personnages, alliés de près à la vérité, mais cependant bien différens ; je veux dire le démon et ses agens. Vous-même, Seigneur, quoique vous soyez, sans contredit, catholique orthodoxe, et qu’en cette qualité vous abhorriez l’ennemi du genre humain, vous avez souvent été involontairement son agent, et vous seriez, je pense, bien fâché que l’on vous confondît avec lui. »

Don Francisco fit, à plusieurs reprises, et très-dévotement, le signe de la croix, déclarant qu’il n’avait jamais été l’agent de l’ennemi du genre humain.

« Oseriez-vous le soutenir ? » dit le mystérieux étranger, non point en élevant la voix comme ses paroles pourraient le faire supposer, mais en la baissant au contraire, et en approchant son siége de celui de son compagnon surpris. « N’avez-vous jamais erré ? N’avez-vous jamais éprouvé de sensation impure ? N’avez-vous jamais, pour un moment, entretenu un désir de haine, de malice ou de vengeance ? N’avez-vous jamais oublié de faire le bien, quand vous l’auriez dû ? N’avez-vous jamais fait le mal que vous n’auriez pas dû faire ? N’avez-vous jamais, dans le commerce, surfait un acheteur ou profité des dépouilles de votre débiteur mourant de faim ? Tout cela n’est-il pas vrai, et pouvez-vous encore dire que vous n’avez pas été un agent de Satan ? Je vous dis que chaque fois que vous avez caressé une passion brutale, un désir sordide, une imagination impure, chaque fois que vous avez prononcé un mot qui a fait de la peine à un de vos semblables, ou que vous avez vu couler des larmes que vous n’avez point séchées quand vous l’avez pu, vous avez été réellement et véritablement l’agent de l’ennemi du genre humain ; mais, que dis-je ? Ah ! c’est à tort que l’on donne ce titre au grand chef angélique, à l’étoile du matin tombée de sa sphère ! Quel ennemi plus invétéré l’homme a-t-il donc que lui-même ? S’il veut savoir où trouver son ennemi qu’il se frappe la poitrine, et son cœur répondra : Le voici. »

L’émotion de l’étranger, en parlant, se communiqua à son auditeur. Sa conscience, qui d’ordinaire ne parlait que dans des occasions solennelles, fut vivement agitée. Il répondit, en tremblant, par une renonciation formelle, à tout engagement direct ou indirect avec l’esprit des ténèbres ; mais il avoua qu’il n’avait été que trop souvent la victime de ses séductions, et il ajouta qu’il espérait obtenir son pardon par son profond repentir et par l’intercession de l’Église.

L’étranger sourit et s’excusa de la chaleur avec laquelle il avait parlé, en priant don Francisco de l’interpréter comme une marque de la part qu’il prenait à ses intérêts spirituels. Cette explication, quoiqu’elle parût commencer favorablement, ne fut cependant suivie d’aucune tentative pour renouer la conversation. Les deux voyageurs s’observaient en silence, quand l’étranger, se rappelant le sujet qui l’avait amené, dit :

« Seigneur, je suis instruit de certaines circonstances concernant le personnage extraordinaire qui a poursuivi Walberg dans le temps de son malheur. Ces circonstances ne sont connues que de lui et de moi ; je puis même ajouter, sans vanité ou présomption, que je sais, aussi bien que lui-même, tout ce qui a rapport à son étrange existence, et si votre curiosité se trouve excitée par ce que vous avez entendu, il n’y a personne qui soit, mieux que moi, en étant de la satisfaire. »

« Je vous remercie, Seigneur, » répondit don Francisco, qui sentait sans savoir pourquoi son sang se glacer dans ses veines aux discours de l’étranger et au ton dont ils étaient prononcés. « Ma curiosité a été pleinement satisfaite par le récit que je viens d’entendre. La nuit est avancée et il faut que je reparte demain matin. Je vous engage donc à remettre les détails que vous voulez me donner à notre prochaine réunion. »

Il s’était levé de son siége en partant, espérant que l’étranger comprendrait ce signal et qu’il se retirerait ; mais ils restait immobile à sa place. À la fin il s’écria, comme sortant d’une profonde rêverie : « Quand nous reverrons-nous ? »

Don Francisco qui n’éprouvait guère de désir de cultiver sa connaissance, lui dit froidement qu’il se rendait aux environs de Madrid, et qu’il allait retrouver sa famille qu’il n’avait pas vue depuis plusieurs années ; que forcé d’attendre des lettres d’un parent et des avis de quelques-uns de ses correspondans, il ne savait pas combien long-temps il serait en route, et qu’en conséquence il lui était fort difficile de fixer l’époque à laquelle il pourrait avoir l’honneur de revoir sa seigneurie.

« Cela vous est difficile, » dit l’étranger en se levant et en jetant son manteau sur son épaule, tandis que d’un œil effrayant il regardait fixement son pâle auditeur. « Vous ne pouvez déterminer cette époque… Mais je le puis. Don Francisco d’Aliaga, nous nous reverrons demain soir ! »

Aliaga, debout comme lui, contemplait d’un regard troublé les yeux éclatans de l’étranger. Tout-à-coup, ce dernier, qui déjà était à la porte, se rapprocha de lui et lui dit d’une voix basse et mystérieuse :

« Seriez-vous bien aise de connaître le sort de ceux dont la curiosité ou la présomption veut percer les secrets de cet être mystérieux, et qui osent toucher aux plis du voile dont l’éternité a couvert sa destinée ? Si vous l’êtes, regardez ! »

En achevant ces mots il montra du doigt une porte que don Francisco reconnut pour être celle par laquelle l’autre étranger qui lui avait lu l’histoire de Walberg s’était retiré. Obéissant machinalement à ce signe, plutôt qu’à sa propre volonté, Aliaga suivit l’inconnu. Ils entrèrent dans l’appartement qui était petit, sombre et désert. L’étranger prit une chandelle, dont la faible lumière tomba sur un grabat, où gisait le cadavre d’un homme mort depuis peu.

« Regardez ! » dit-il ; et Aliaga plein d’horreur reconnut l’individu avec lequel il avait passé une partie de cette même soirée. Il n’était plus !

« Avancez !… regardez !… observez ! » continua l’étranger, en s’approchant du lit et arrachant le drap qui couvrait l’infortuné enseveli dans un sommeil éternel. « Il n’y a aucune marque de violence ; ses traits ne sont point défigurés par des convulsions. La main de l’homme ne l’a point touché. Il a recherché la possession d’un terrible secret ; il l’a obtenue ; mais il l’a payée d’un prix que les mortels ne peuvent payer qu’une fois. Périssent ainsi tous ceux dont la présomption excède le pouvoir ! »

En regardant ce spectacle, Aliaga sentit un moment le désir de réveiller les gens de la maison et d’accuser l’étranger de meurtre ; mais il en fut empêché par un mélange de sentimens qu’il ne put analyser et qu’il n’osait s’avouer ; il continua donc pendant quelque temps à regarder alternativement le cadavre et l’inconnu. Ce dernier, montrant du doigt cet objet douloureux, comme s’il eût voulu faire entendre le danger d’une curiosité imprudente ou d’une découverte inutile, répéta ce qu’il avait dit auparavant : « Nous nous reverrons demain soir ; » Après quoi il partit.

Aliaga harrassé de fatigue et de mille émotions diverses, s’assit à côté du mort et s’y assoupit. Il ne fut réveillé de ce sommeil léthargique que par l’entrée des domestiques de l’auberge. Ceux-ci témoignèrent vivement leur surprise du spectacle qui s’offrait à eux. Le nom et les richesses d’Aliaga étaient trop connus pour qu’aucun soupçon pût s’attacher à lui. On couvrit le corps d’un drap et on emmena don Francisco dans une autre pièce et l’on eut pour lui les plus grandes attentions.

Dans l’intervalle, l’Alcade étant arrivé et ayant appris que la personne qui venait de mourir subitement dans l’auberge était un inconnu, un homme de lettres, sans importance publique ou particulière, tandis que celle que l’on avait trouvée à côté de son lit était un riche marchand, saisit promptement sa plume dans l’écritoire qu’il portait suspendue à son pourpoint, et écrivit, qu’un homme était mort dans l’auberge, mais que l’on ne pouvait point soupçonner don Francisco d’Aliaga de meurtre.

Le lendemain matin, comme le Seigneur Aliaga, fort de cet arrêt, montait sur sa mule, il observa une personne qui ne paraissait pas appartenir à l’auberge et qui, cependant, se donnait beaucoup de peine pour ajuster ses étriers. Cette personne s’approcha tout-à-coup de son oreille et lui dit à voix basse : « Nous nous reverrons ce soir ! »

À ces mots don Francisco retint sa mule qui allait partir et regarda autour de lui, mais il ne vit plus que les gens de l’auberge. Le Seigneur Aliaga passa la plus grande partie de cette journée à cheval. Le temps était doux et ses domestiques lui tenant de temps en temps de larges parasols sur la tête lui rendaient la chaleur supportable. Son absence avait été si longue qu’il avait entièrement oublié son chemin et qu’il était obligé de se fier à un guide, ce qui ne l’empêcha pas de s’égarer. Le jour baissait et rien n’indiquait encore le lieu où ils se trouvaient. Don Francisco dépêcha ses domestiques de différens côtés, et le guide les suivit aussi promptement que son mulet fatigué le permit, de sorte qu’Aliaga, après avoir attendu pendant assez long-temps, regarda autour de lui et se trouva seul. Ni l’aspect du temps, ni le lieu où il se trouvait n’étaient faits pour l’égayer. La soirée était obscure et rafraîchie par de fréquentes ondées. Des nuages noirs s’amoncelaient sur le sommet des rochers et offraient une triste perspective aux yeux du voyageur.

Don Francisco laissa flotter les rênes sur le col de sa mule et se contenta d’implorer pieusement la Sainte-Vierge. Il piqua des deux et galoppa dans un défilé pierreux où les fers de sa monture battaient le briquet à chaque pas, tandis que l’écho de sa marche le faisait trembler par l’idée qu’il était poursuivi par une troupe de brigands. La mule ainsi excitée continua à galopper jusqu’à ce que son cavalier, fatigué et incommodé par la promptitude de sa course, voulut la ralentir un peu en entendant un autre voyageur qui paraissait le suivre de près ; la mule s’arrêta sur-le-champ. On dit que ces animaux ont un instinct particulier qui leur fait reconnaître à leur approche les êtres qui ne sont pas de ce monde. Quoi qu’il en soit la mule de don Francisco resta immobile comme si ses pieds eussent été cloués à la route, jusqu’à ce que l’approche du voyageur étranger la remît une seconde fois au galop ; mais celui-ci dont la course semblait être plus prompte que celle d’aucun mortel, avançait rapidement, et au bout de quelques instans une figure étrange se trouva à côté de don Francisco.

C’était un homme qui ne portait point le costume ordinaire d’un cavalier, mais un manteau si large qu’il couvrait presque les flancs de sa bête. Aussitôt qu’il fut près d’Aliaga, il découvrit sa tête et ses épaules, et se tournant vers lui, fit voir les traits du voyageur mystérieux de la nuit précédente.

« Nous nous revoyons, Seigneur, » dit-il avec ce sourire qui lui était particulier, « et j’ose croire que c’est un bonheur pour vous, car votre guide s’est sauvé avec l’argent que vous lui aviez avancé pour ses services, et vos domestiques, qui ne connaissent point les défilés de ces rochers, errent dans le plus grand embarras. Si vous voulez m’accepter pour guide, j’ai lieu de croire que vous n’aurez qu’à vous féliciter de votre rencontre. »

Don Francisco qui sentait qu’il ne lui restait point de choix, consentit en silence et continua, quoiqu’avec répugnance, sa route à côté de son étrange compagnon. Ce silence fut enfin interrompu par l’étranger qui indiqua du doigt le village où don Francisco avait l’intention de passer la nuit. Il lui fit voir en même temps ses domestiques qui venaient à sa rencontre, après avoir fait aussi la même découverte.

Cette circonstance ayant rendu à Aliaga son courage, il poursuivit sa route avec plus de confiance, et il commença à prêter l’oreille avec plaisir à la conversation de l’inconnu. Il voyait d’ailleurs, que quoique le village ne fût pas éloigné, les détours de la route ne leur permettraient pas d’arriver encore d’assez long-temps. L’étranger résolut de profiter de la conjoncture. Il développa tous les trésors de son esprit riche et cultivé ; il parlait tantôt de sujets indifférens, et tantôt il développait une connaissance approfondie des divers pays de l’Orient dans lesquels Aliaga avait voyagé, de sorte que celui-ci bannissant la frayeur qu’il avait éprouvée à leur première rencontre, apprit avec une sorte de plaisir, mêlé cependant de quelques souvenirs pénibles, que l’étranger devait passer la nuit dans la même auberge que lui.

Pendant le souper, l’étranger redoubla d’efforts pour se concilier son amitié, et il y réussit au-delà de ses espérances. Il faut avouer d’ailleurs, qu’il ne manquait jamais de plaire dès qu’il voulait s’en donner la peine. On a déjà plusieurs fois dépeint le charme de sa conversation ; et durant cette soirée, afin que rien ne manquât à ce charme, il évita soigneusement ces écarts auxquels il se livrait parfois, ces explosions féroces de misanthropie, cette ironie amère et brûlante par laquelle il se plaisait souvent à interrompre son discours, et à confondre ses auditeurs.

Aliaga passa donc fort agréablement la soirée, et ce ne fut que quand le souper fut desservi, et la lampe placée sur la table devant laquelle l’étranger et lui étaient assis, que le spectacle affreux de la nuit précédente se présenta à ses yeux comme une horrible vision. Il crut revoir le cadavre qui lui faisait signe de fuir la société de l’étranger. L’illusion se dissipa ; il leva les yeux ; ils étaient seuls. Il se prépara, avec les efforts les plus pénibles, dans lesquels sa frayeur fut souvent sur le point de vaincre sa politesse, à écouter le récit auquel l’étranger avait plusieurs fois fait allusion, et qu’il paraissait désirer vivement de lui faire.

Enfin l’étranger prenant un air d’intérêt et de gravité qu’Aliaga ne lui avait jamais vu, dit : « Seigneur, je ne vous forcerais pas à prêter de l’attention à un récit qui peut-être aura peu d’attrait pour vous, si je ne pensais pas que les détails que je vais vous donner, vous tiendront lieu d’un avertissement terrible, salutaire et efficace. »

« À moi ! » s’écria don Francisco rempli d’horreur à la seule pensée que le tentateur des âmes pût jamais vouloir s’attacher à la sienne.

— « Pas à vous directement, mais à une personne pour qui vous sentez peut-être plus d’affection que pour vous-même. Maintenant, respectable Aliaga, puisque vos craintes personnelles sont dissipées, asseyez-vous et écoutez mon histoire. Vos lectures et surtout vos liaisons de commerce, vous ont sans doute fait connaître l’Angleterre, l’histoire de ses habitans, leurs usages et leurs coutumes. C’est chez eux que cette aventure s’est passée. »

Aliaga ne répondit rien, et l’étranger commença en ces mots :


CHAPITRE XXXVI.
HISTOIRE DES AMANS.



« Dans une province de ce pays appelée Shropshire, était situé le château de Mortimer, demeure d’une famille qui prouvait sa noblesse depuis le temps de la conquête des Normands sans avoir jamais hypothéqué un seul arpent de terre, ou coupé un seul arbre de haute futaie, ou battu une seule fois la chamade dans le cours de cinq siècles. Il est certain que la famille de Mortimer, par son pouvoir, son ascendant, ses richesses immenses et son esprit indépendant, s’était rendue tour-à-tour formidable à tous les partis qui avaient possédé ou recherché la puissance souveraine en Angleterre.

À l’époque de la réformation, sir Roger Mortimer, descendant de cette illustre famille, embrassa vivement la cause des réformateurs, et il y fut peut-être autant poussé par son attachement à son prince que par le sentiment de sa conscience. Durant le court règne d’Édouard, sa famille fut protégée et caressée ; mais sous celui de Marie, elle fut opprimée, menacée ; elle éprouva des confiscations, et le pieux sir Edmond, successeur de sir Roger, après avoir vu deux de ses domestiques périr sur le bûcher, ne sauva qu’avec peine sa propre vie.

À quelque cause que sir Edmond dût sa sûreté, il n’en jouit pas long-temps. Les scènes affreuses dont il avait été témoin attaquèrent sa santé ; il se retira dans son château de Mortimer, et y mourut oublié.

Son successeur, pendant le règne de la reine Élisabeth, défendit fortement les droits des réformateurs et murmura quelquefois contre ceux de la prérogative royale. Sous Jacques premier, les Mortimer jouèrent un rôle encore plus marquant. L’influence des Puritains augmentait de jour en jour. Sir Arthur partageait la haine qu’ils inspiraient au roi, et ne prévoyait que trop les troubles auxquels cette secte donnerait lieu, quoiqu’il ne vécût pas assez long-temps pour en être témoin. Son fils, sir Roger Mortimer, était aussi inébranlable dans son orgueil que dans ses principes. Il fut le zélé défenseur de Laud et l’ami intime de l’infortuné Strafford. Quand la guerre éclata entre le roi et le parlement, sir Roger embrassa la cause royale de cœur et d’action ; cinq cents de ses vassaux, équipés à ses frais, assistèrent aux batailles d’Edgehill et de Marston-moor.

Il avait perdu sa femme, mais sa sœur, mademoiselle Anne Mortimer, présidait à sa maison. Remarquable par sa beauté, son esprit et la dignité de son caractère, elle n’était pas moins attachée que son frère à la cause de la cour, dont elle avait été autrefois le plus bel ornement et à laquelle elle avait rendu de grands services par ses talens, son courage et son activité.

Le temps arriva cependant où la valeur et le rang, la fidélité et la beauté devaient voir également échouer leurs efforts. Des cinq cents braves que sir Roger avait fait entrer en campagne pour son souverain, il n’en ramena dans son château que trente vétérans blessés et mutilés ; et cela après que le roi Charles se fut décidé à se remettre dans les mains des Écossais, mécontens et mercenaires, qui le vendirent au parlement pour les arrérages de leur solde.

Le règne de la rébellion ne tarda pas à commencer, et sir Roger, royaliste distingué, en éprouva personnellement tous les fléaux. Séquestres et compositions, amendes pour malveillances, et emprunts forcés pour l’appui d’une cause qu’il détestait, épuisèrent les coffres et abattirent le courage du vieux royaliste. Des peines domestiques se joignirent au reste de ses chagrins. Il avait trois enfans. Son fils aîné, qui avait péri en combattant pour son roi à la bataille de Newbury, laissa une fille en bas âge que l’on regardait alors comme l’héritière de biens immenses. Son second fils avait embrassé la cause des Puritains, et tombant d’erreur en erreur, il avait fini par épouser la fille d’un indépendant dont il adopta même la croyance, selon la coutume du temps, il combattait le jour à la tête de son régiment et prêchait toute la nuit, se conformant ainsi strictement au verset du psaume : « Que les louanges de Dieu soient dans leur bouche et l’épée à deux tranchans dans leur main ! » Mais ce double exercice de l’épée et de la parole surpassa les forces du saint militant ; un jour à l’issue d’un combat où il s’était échauffé, il fit en plein air un sermon qui dura près de deux heures, ce qui lui occasiona une pleurésie qui l’emporta en trois jours. Ainsi que son frère, il laissa une fille qui était restée avec sa mère par qui elle fut élevée.

La douleur que sir Roger éprouva à la mort de ses deux fils fut amortie à peu près au même degré, mais par des raisons bien différentes. La cause qui avait coûté la vie au premier lui offrit une ample consolation, tandis que celle qu’avait embrassée l’apostat, nom que le second avait reçu de son père, ne lui permit pas de ressentir de bien vifs regrets de sa perte. Aussi quand ses amis voulurent s’affliger avec lui de la mort de son fils aîné, il leur dit : « Ce n’est pas celui-là ; c’est l’autre qu’il faut pleurer. » Mais les larmes qu’il répandait avaient, à cette époque, une autre cause encore.

Il n’avait qu’une fille, qui, pendant son absence et en dépit de la vigilance de mademoiselle Anne, s’était laissée engager, par les domestiques puritains d’une famille du voisinage, à assister aux sermons d’un prédicateur indépendant nommé Sandal. Il était sergent dans le régiment du colonel Pride, et dans les intervalles de ses exercices militaires, il débitait ses exhortations dans une grange. Cet homme était né orateur, et avait naturellement beaucoup d’enthousiasme. Selon la coutume de son siècle, il avait pris une phrase entière pour prénom, et s’était par conséquent appelé : Tu-n’es-pas-digne-de-délier-les-cordons-de-ses-souliers Sandal.

Ce fut aussi le texte du sermon qu’il prêcha la première fois que la fille de sir Roger Mortimer l’entendit, et son éloquence eut tant d’effet sur elle qu’oubliant la dignité de sa naissance et le royalisme de sa famille, elle unit son sort à celui de cet homme de basse extraction. Cependant Sandal n’était pas si ferme dans ses opinions religieuses qu’il n’embrassât tour-à-tour celles de presque toutes les sectes qui se partageaient à cette époque l’Angleterre. Il suivit le célèbre Hugues Peters, le quitta pour se faire antinomien, puis millénaire, puis enfin caméronien, traînant partout sa femme avec lui, jusqu’à ce qu’enfin il mourut laissant un fils unique. Sir Roger annonça à sa fille qu’il était irrévocablement résolu à ne plus la revoir ; mais il promit de prendre soin de son enfant, si elle voulait le lui confier. Les finances de la veuve Sandal ne lui permirent pas de refuser l’offre du père qu’elle avait abandonné.

C’est ainsi que les trois petits-enfans de sir Roger, nés sous des auspices si différens, se trouvèrent dans leur tendre jeunesse réunis au château de Mortimer. Marguerite Mortimer, fille du fils aîné, belle, spirituelle, courageuse, avait hérité de la fierté, des principes aristocratiques et de toutes les richesses qui restaient à sa famille. Éléonore Mortimer, fille de l’apostat, était plutôt soufferte qu’accueillie dans le château ; elle avait été élevée dans les idées les plus sévères de ses parens indépendans : enfin, John Sandal, fils de la fille repoussée, n’avait été admis chez sir Roger qu’à condition qu’il s’attacherait à la fortune de la famille royale, alors bannie et persécutée. En conséquence, son aïeul avait renoué sa correspondance avec quelques émigrés alors en Hollande, afin qu’ils obtinssent une place pour son protégé, qu’en empruntant le langage des prédicateurs puritains, il disait être un tison enlevé aux flammes.

Telle était la position des habitans du château, quand ils reçurent la nouvelle des heureux efforts de Monk en faveur de la famille royale. Le succès en fut rapide. La restauration eut lieu peu de jours après, et la famille de Mortimer jouissait d’une si grande considération, qu’un exprès fut expédié de Londres pour lui en porter l’avis. Il arriva pendant que sir Roger, qui avait été obligé de renvoyer son chapelain parce qu’il avait excité les soupçons du parti triomphant, lisait lui-même la prière à sa famille. Le retour et le rétablissement de Charles II lui fut annoncé. Le vieux royaliste, qui était à genoux, se leva, secoua son bonnet dont il avait respectueusement dépouillé sa tête blanchie, et changeant tout-à-coup son ton suppliant pour des accens de triomphe, il s’écria : « C’est maintenant, Seigneur, que vous laisserez mourir en paix votre serviteur selon votre parole, puisque mes yeux ont vu le sauveur que vous nous donnez ! »

En parlant, le vieillard tomba sur le coussin que mademoiselle Anne avait posé sous ses genoux. Ses petits-enfans se levèrent pour le soutenir ; il était trop tard : son âme s’était envolée dans sa dernière exclamation.

La nouvelle, qui fut la cause de la mort du vieux sir Roger, fut le signal et le gage du rétablissement de cette antique famille dans ses honneurs et ses richesses. Faveurs, remises d’amendes, restitution de terres et d’effets, offres de pensions, récompenses ; en un mot, tout ce qu’une reconnaissance royale, dans le moment de l’enthousiasme peut donner, vint pleuvoir sur la famille avec plus de promptitude que les amendes, les confiscations et les séquestres ne l’avaient accablée sous le règne de l’usurpateur.

Ainsi, mademoiselle Marguerite Mortimer fut de nouveau reconnue en qualité de noble et opulente héritière du château. Elle reçut de nombreuses invitations pour se rendre à la cour ; mais elle les rejeta toutes en disant à sa tante : « C’est du haut de ces tours que mon aïeul conduisit ses vassaux et ses fermiers au secours de son roi ; c’est vers ces tours qu’il ramena ceux que la guerre avait épargnés, quand la cause royale parut à jamais perdue ; c’est ici qu’il a vécu et qu’il est mort pour son souverain ; c’est ici que je veux vivre et mourir. Je sens que je serai plus utile à S. M. en résidant dans mes terres et en protégeant mes vassaux, qu’en fréquentant les promenades de Londres et les bals de la cour. »

En parlant, mademoiselle Marguerite reprenait sa tapisserie, et mademoiselle Anne la regardait avec des yeux qui disaient plus que des paroles.

Quand il fut bien décidé que mademoiselle Marguerite n’irait point à Londres, la famille reprit ses anciennes habitudes d’une noble régularité, telles qu’il convenait à une maison magnifique et bien ordonnée, à la tête de laquelle se trouvait une jeune personne illustre ; mais cette régularité était sans rigueur et sans apathie. Les esprits de ces nobles dames étaient trop accoutumés à de hautes pensées et à des images de grandeur, pour que la solitude leur causât de l’ennui ou du chagrin. Je crois les voir encore telles que je les vis une fois. Elles occupaient un appartement vaste, mais d’une forme irrégulière, boisé en chêne, richement sculpté et noir comme l’ébène. Mademoiselle Anne Mortimer était assise dans l’embrasure d’une fenêtre, dont les carreaux supérieurs offraient, richement coloriés, les armes des Mortimer et quelques hauts faits des héros de la famille. Sur ses genoux elle tenait un livre qu’elle prisait beaucoup, l’Histoire des Martyrs de Taylor. Son œil y restait attentivement fixé, et la lumière, passant à travers les vitraux peints, répandait sur ses pages un éclat d’or, d’azur et de vermillon qui lui donnait l’apparence du missel le plus richement orné de miniatures.

Non loin d’elle ses deux petites nièces travaillaient à des ouvrages d’aiguille, et leur conversation était aussi instructive qu’intéressante. Elles parlaient des pauvres qu’elles avaient visités et secourus ; des récompenses qu’elles avaient distribuées parmi les ouvriers industrieux et économes ; des livres qu’elles avaient étudiés, et dont la bibliothèque bien fournie leur offrait une ample collection.

Sir Roger avait également cultivé les lettres et les armes. Il avait coutume de dire qu’il tenait à avoir un riche arsenal en temps de guerre et une riche bibliothèque en temps de paix : aussi, tous les malheurs qu’il éprouva, pendant les dernières années de sa vie, ne l’empêchèrent-ils pas d’augmenter la sienne tous les ans.

Ses petites-filles, dont il avait surveillé lui-même l’éducation, lisaient couramment le latin et le français. Elles connaissaient à fond la littérature de ces deux langues, ainsi que celle de leur langue maternelle. Leur retraite se trouvait donc charmée par les agrémens qui résultent du mélange judicieux des occupations utiles avec les goûts littéraires.

Mademoiselle Anne Mortimer servait de commentaire vivant à tout ce qu’elles lisaient et à toutes leurs conversations. La sienne, riche en anecdotes, exacte jusqu’à devenir parfois minutieuse, s’élevait jusqu’à l’éloquence la plus haute, quand elle racontait les faits des temps passés. Ses nièces y trouvaient alors réunis l’instruction de l’histoire et le charme de la poésie.

Mais c’était quand elle parlait des événemens dont elle avait été elle-même témoin, que ses discours devenaient attachans. Mademoiselle Anne Mortimer avait beaucoup à conter et contait bien. Elle peignait, avec les couleurs les plus vives, tous les détails de la guerre civile. Elle parlait du jour où elle était montée en croupe derrière son frère sir Roger, pour aller à la rencontre du roi à Shrewsbury, et elle répétait presque les cris qui retentirent dans cette ville fidèle, quand on vit arriver la vaisselle que l’université d’Oxford envoyait à la monnaie pour être consacrée au service du roi.

De toutes ces anecdotes historiques, celles auxquelles mademoiselle Anne mettait le plus de prix, étaient celles qui intéressaient sa propre famille. Elle parlait de la vertu et de la valeur de son frère sir Roger avec une onction qui se communiquait à ses auditeurs, et Éléonore elle-même, nonobstant le puritanisme dans lequel elle avait été élevée, pleurait en l’écoutant. L’histoire qu’elle se plaisait surtout à répéter, était celle de la nuit que le roi avait passée dans le château. Sir Roger était absent. Elle y était seule avec sa mère lady Mortimer, alors âgée de soixante-quatorze ans. Le roi arriva déguisé. Milady fit ce qu’elle put pour le bien recevoir. Elle étendit sur son lit son plus riche manteau de velours, doublé d’hermine, en guise de courte-pointe. Puis se rendant à l’arsenal, elle distribua à ses domestiques les armes qu’elle y trouva, en les suppliant, par tout ce qu’ils avaient de plus sacré, de bien défendre leur roi. Une bande de fanatiques, après avoir pillé l’église voisine, arriva devant le château, et demanda à grands cris l’homme ! Lady Mortimer pria un jeune officier français, qui servait dans le corps du prince Robert, et qui était logé militairement au château depuis deux jours, d’en prendre le commandement. Ce jeune homme, âgé seulement de dix-sept ans, fit des prodiges de valeur ; mais, n’ayant pu empêcher les ennemis de pénétrer dans le vestibule, il vint mourir aux pieds du fauteuil de lady Mortimer, en disant : « J’ai fait mon devoir. » Dans l’intervalle, le roi s’était sauvé sur le meilleur cheval des écuries de milady ; et les rebelles, après avoir parcouru le château dans tous les sens, n’y trouvant point le prince qu’ils cherchaient, furent si furieux, qu’ils amenèrent une pièce de canon dans le vestibule, menaçant d’y mettre le feu, ce qui aurait fait écrouler la plus grande partie du château. Lady Mortimer regardait tout avec le plus grand sang-froid ; mais, s’étant aperçue que l’on avait par hasard pointé le canon précisément contre la porte par laquelle le roi s’était sauvé, elle se leva sur-le-champ ; et, se mettant devant la bouche, elle s’écria : « Pas par là ! vous ne tirerez pas de ce côté ! » et, en parlant, elle tomba morte de saisissement.

Telle était la glorieuse et touchante relation que Mademoiselle Anne faisait, en montrant du doigt les divers lieux où chaque fait s’était passé, et qui tirait constamment des larmes de douleur et d’admiration des yeux de tous ceux qui l’écoutaient.

Mais elle ne se bornait pas à des récits guerriers. Parfois aussi elle peignait les fêtes de la cour et nommait les principales beautés dont les charmes inspirèrent les chants des poètes du siècle et surtout de l’aimable Waller. Souvent aux réticences qu’elle se permettait, on devinait que parmi ces beautés, mademoiselle Anne Mortimer elle-même n’avait pas joué le rôle le moins remarquable.

Marguerite et Éléonore l’écoutaient avec un intérêt égal, quoiqu’avec des sentimens bien différens. Marguerite, belle, vive, hautaine et généreuse, ressemblant pour le physique et pour le caractère, à son aïeul et à sa tante, aurait pu écouter sans cesse des récits de ce genre : car ils confirmaient ses principes, ils consacraient en quelque manière les sentimens dont son cœur était rempli, et faisaient de son enthousiasme une sorte de vertu à ses yeux. Le royalisme et l’église anglicane étaient pour elle des conditions indispensables du juste et de l’honnête.

Éléonore, au contraire, élevée au sein des discussions populaires, s’était accoutumée de bonne heure à voir parmi les hommes des opinions différentes et des principes opposés. Depuis son admission sous le toit de son aïeul, elle avait acquis encore plus d’humilité et de patience. Forcée d’entendre décrier les opinions auxquelles elle était attachée et les hommes qu’elle respectait, elle gardait le silence de la réflexion ; et elle finit par conclure qu’il y avait eu indubitablement beaucoup de vertu de part et d’autre, que de grandes et de nobles qualités devaient se rencontrer dans les deux partis, puisque tous deux avaient offert de vastes génies et des hommes d’une grande énergie.

Malgré l’influence de son éducation primitive, Éléonore savait apprécier les avantages de sa résidence dans le château de son aïeul. Elle aimait la littérature et la poésie ; elle avait de l’imagination et de l’enthousiasme, et elle s’y livrait en liberté, soit qu’elle parcourût les scènes pittoresques de la nature dans les campagnes environnantes, soit qu’elle prêtât l’oreille aux récits chevaleresques des habitans du château. Les tableaux qui l’entouraient étaient bien différens de ceux dont elle avait été témoin dans son enfance. Les chambres tristes et étroites, privées de toute espèce d’ornement, les vêtemens bizarres, les visages austères, le langage menaçant, la fureur polémique de ceux qui les habitaient, lui avaient inspiré des sentimens qu’elle se reprochait, sans chercher à les bannir. Quoique irrévocablement attachée au calvinisme dans le cœur, et saisissant toutes les occasions d’écouter les sermons des prédicateurs non conformistes, elle avait adopté dans sa conduite les goûts littéraires et la noble politesse qui convenaient à la descendante des Mortimers.

Le genre de beauté d’Éléonore, quoique différent de celui de sa cousine, était cependant fort remarquable. Celle de Marguerite était noble et triomphante ; chacun de ses mouvemens offrait une grâce dont elle semblait intérieurement convaincue ; chaque regard exigeait un hommage et l’obtenait à l’instant même. Éléonore était pâle, contemplative et touchante ; ses cheveux étaient noirs comme du jais ; les milliers de boucles qu’ils formaient, d’après la mode du temps, semblaient toutes avoir été tournées par la main de la nature, et lorsqu’en secouant la tête, elle découvrait ses yeux on eût dit deux étoiles brillant au milieu des ombres de la nuit.

Elle portait de riches vêtemens, car sa tante mademoiselle Anne le voulait ainsi. Jamais rien, même au sein de l’adversité, n’avait pu engager cette illustre et respectable demoiselle à se relâcher de la rigueur de son costume, et elle aurait cru profaner le service de l’Église, si elle y avait assisté autrement qu’en robes de satin ou de velours, qui, semblables aux anciennes cottes d’armes, auraient pu se tenir debout. Il y avait dans la tendre harmonie de la forme et des mouvemens d’Éléonore, un air de douceur et de soumission ; dans son sourire, une mélancolie pleine de grâce ; dans son regard, une supplication que nul cœur humain ne pouvait entendre sans y céder. Il n’y a plus qu’un mot à dire pour achever la description de la beauté d’Éléonore. Ce feu qui brillait dans ses yeux était un secret pour elle-même ; elle sentait, mais elle ne savait point ce qu’elle sentait.

Elle se rappelait que lors de ses premières visites au château, son grand-père et sa tante, qui ne pouvaient oublier la basse extraction et les principes fanatiques de son père, l’avaient traitée avec assez de hauteur, tandis qu’au milieu de l’austère réserve que lui témoignait sa famille, son cousin John Sandal avait été le seul qui lui eût parlé avec tendresse et qui eût jeté sur elle un regard de compassion. Elle se rappelait aussi qu’il l’avait soulagée dans ses études et qu’il avait pris part à toutes ses récréations.

John Sandal, qui était d’une figure charmante, avait voulu servir dans la marine. On l’avait en conséquence fait partir très-jeune, et depuis ce temps, il n’avait point reparu au château. À la restauration, l’influence de la famille de Mortimer, jointe à ses propres talens et à son courage, lui procurèrent un prompt avancement. Son importance augmenta dès-lors aux yeux de la famille, où, auparavant, il n’avait été que toléré. Mademoiselle Anne Mortimer, elle-même, commença à témoigner le désir de recevoir des nouvelles de son brave neveu John. Quand elle parlait ainsi les yeux d’Éléonore se fixaient sur les siens avec un éclat inusité ; mais son cœur éprouvait en même temps une oppression, dont elle ne pouvait se soulager qu’en se dérobant à la présence de sa tante pour pleurer. Ce sentiment ne tarda pas à acquérir une nouvelle force. La guerre avec la Hollande se déclara, et malgré sa jeunesse, le nom du capitaine John Sandal brilla parmi ceux des officiers destinés à ce mémorable service.

Mademoiselle Anne, long-temps accoutumée à n’entendre prononcer les noms des membres de sa famille que réunis à des faits héroïques, éprouva de nouveau cette élévation de l’âme qu’elle avait ressentie jadis ; mais cette fois accompagnée des présages les plus heureux. Quoique déjà d’un âge avancé, quand elle entendait raconter les détails de la valeur de son jeune parent, son pas redevenait ferme, sa taille se redressait et ses joues reprenaient quelques-unes des teintes de sa jeunesse.

La généreuse Marguerite partageant cet enthousiasme qui lui faisait oublier tout sentiment personnel quand il s’agissait de la gloire de sa famille et de son pays, entendait parler des périls de son cousin, dont elle ne gardait presque plus de souvenir, avec une confiance hautaine qui lui disait qu’il les braverait comme elle les aurait bravés si elle avait été comme lui le dernier descendant mâle de la famille de Mortimer. Éléonore tremblait et pleurait, et quand elle était seule elle priait avec ferveur.

On remarqua cependant que l’intérêt respectueux avec lequel elle avait jusqu’alors prêté l’oreille indifféremment à tous les récits de mademoiselle Anne, n’était plus guère excité que par ceux où il était question des héros qui avaient illustré la famille par des expéditions maritimes. La tante ne demandait pas mieux que de la satisfaire et parmi les portraits de famille qui tapissaient la grande galerie, elle indiqua ceux dont les originaux avaient rencontré des aventures parfois prospères et parfois désastreuses en cherchant à réaliser les bruits merveilleux répandus dans le public au sujet du monde nouvellement découvert. Un jour elle racontait que l’un de ses oncles, après avoir accompagné sir Walter Raleigh dans sa malheureuse expédition, était mort de chagrin en apprenant la triste destinée de ce navigateur, quand Éléonore saisit le bras de sa tante et la supplia de cesser. Elle lui demanda ensuite, d’une voix altérée, pardon de la liberté qu’elle venait de prendre, prétexta une indisposition et se retira dans sa chambre.

Du moment où l’on reçut la nouvelle des entreprises de De Ruyter et de la sortie de la flotte sous les ordres du duc d’York, l’attente d’une augmentation de gloire pour la famille s’accrut dans le cœur de l’héritière et de mademoiselle Anne, et la profonde et douloureuse émotion d’Éléonore s’augmenta. Enfin un exprès envoyé par le roi Charles lui-même arriva au château de Mortimer. Il annonça que la victoire avait été complette, et que le capitaine John Sandal s’était couvert d’honneur. Au plus fort du combat, il avait porté un message de lord Sandwich au duc d’York. Les boulets sifflaient autour de lui, et les plus anciens officiers avaient refusé la périlleuse commission. Quand le vaisseau amiral hollandais sauta, il s’était jeté au milieu de l’explosion afin de sauver les malheureux qui luttaient à la fois contre les eaux et le feu. Bientôt après il s’était élancé au-devant du boulet qui, après avoir menacé les jours du duc, termina d’un coup ceux du comte de Falmouth, de lord Muskerry et de M. Boyle ; puis d’une main ferme il essuya les habits du prince tout couverts du sang de ses amis.

Mademoiselle Anne s’écria : « C’est un héros ! » Éléonore dit tout bas : « C’est un chrétien ! »

Les détails d’un pareil événement formèrent une époque dans l’existence d’une famille retirée, héroïque et pleine d’imagination. La lettre écrite, de la main même du roi, fut lue et relue à plusieurs reprises ; elle fut le sujet des conversations pendant les repas, et celui des réflexions solitaires. Marguerite songeait à la valeur de son cousin ; parfois elle se figurait qu’elle était témoin de l’explosion du vaisseau d’Opdam. Éléonore le voyait plongeant dans les flots brûlans pour sauver la vie de ses ennemis vaincus.

À compter du jour de l’arrivée de cette lettre, il se fit un changement dans les manières d’Éléonore, qui devint remarquable aux yeux de tout le monde, excepté aux siens.

Il était occasioné par les contrastes qui régnaient entre ses souvenirs et les discours qu’elle entendait. Les uns lui présentaient son cousin sous la figure d’un enfant charmant et aimable, plein de grâces et de douceur, les autres le lui peignaient comme un guerrier couvert de sang et se plaisant dans toutes les horreurs des combats les plus cruels et les plus acharnés. Jusqu’alors elle avait pris plaisir à songer au temps où elle reverrait l’ami de son enfance, et involontairement elle le revoyait tel qu’il l’avait quittée. Cette illusion était devenue désormais impossible, et la douleur qu’elle en éprouva la rendit rêveuse, mélancolique, et parut même affecter sa raison.

Telle était la situation d’Éléonore, quand une personne long-temps étrangère au château vint se fixer dans les environs, ce qui causa une grande sensation parmi ses habitans.

La veuve Sandal, mère du jeune marin, qui jusqu’alors avait vécu, dans l’obscurité, de la modique pension que sir Roger lui avait léguée, à la condition qu’elle ne paraîtrait jamais au château, arriva tout-à-coup à Shrewsbury qui n’en était qu’à environ un mille et annonça son intention d’y établir sa résidence.

L’amour de son fils avait répandu sur elle, avec la prodigalité d’un marin et la tendresse d’un enfant, toutes les récompenses de ses services, excepté sa gloire, à laquelle cependant elle eut quelque part, et la veuve des douleurs revint fixer sa demeure près de l’antique château de ses ancêtres, jouissant d’une certaine aisance, et connue partout comme la mère du jeune héros honoré de la faveur royale.

Dans ce siècle, chaque démarche des membres d’une famille devenait l’objet des graves consultations de ceux qui s’en regardaient comme les chefs. En conséquence, une espèce de chapitre fut tenu au château de Mortimer quand on y reçut l’avis du singulier déplacement de la veuve Sandal. Le cœur d’Éléonore palpita vivement pendant la consultation. Il se calma cependant, quand il fut décidé que l’effet de la sentence sévère de sir Roger ne devait pas s’étendre au-delà de sa vie, et que jamais un descendant de la maison de Mortimer ne devait vivre négligé à l’ombre de ses murs.

Une visite fut donc rendue avec cérémonie et reçue avec reconnaissance. Mademoiselle Anne témoigna beaucoup de noble courtoisie à sa nièce, qu’elle appelait cousine, selon la coutume du temps, et celle-ci montra l’humilité et la tristesse convenables. Elles se séparèrent presque contentes l’une de l’autre ; et la liaison qui venait de se former, fut soigneusement entretenue par Éléonore. Dans les commencemens elle allait faire à sa tante une visite respectueuse une fois par semaine ; et elle ne tarda pas à s’y rendre tous les jours guidée par l’habitude de l’amitié. L’objet des pensées de toutes deux n’était cependant le sujet des discours que d’une seule ; et comme il arrive assez souvent, celle qui ne disait rien sentait le plus vivement. Les détails des exploits de son cousin, la description de sa personne, le souvenir de tout ce qu’il promettait dans son enfance, promesses que sa jeunesse avait remplies, formaient des sujets de conversation bien dangereux pour celle qui les écoutait, puisque son nom seul lui causait une émotion qu’elle avait de la peine à vaincre.

La fréquence de ces visites ne diminua pas, quand le bruit commença à se répandre que le capitaine Sandal projetait un voyage aux environs du château. Sa mère paraissait ajouter foi à ce bruit, moins parce qu’il était probable, que parce qu’il était conforme à ses espérances. Un soir d’automne, Éléonore, accompagnée seulement de sa femme de chambre et d’un domestique, se mit en route pour aller voir sa tante. Il existait un sentier dans le parc, qui conduisait à une petite porte donnant sur le faubourg même où la veuve Sandal demeurait. En arrivant chez elle, Éléonore apprit que sa tante était sortie, et qu’elle devait passer la soirée chez une de ses amies en ville. Éléonore hésita pour un moment ; puis s’étant rappelée que cette amie était la veuve d’un guerrier de Cromwell, du reste riche, d’une conduite irréprochable, généralement respectée, et qu’elle ne lui était point inconnue, elle résolut d’y suivre sa parente. En entrant dans la salle, qui était vaste, mais mal éclairée par une fenêtre étroite et antique, elle fut étonnée d’y trouver beaucoup plus de personnes qu’elle n’avait attendues. Quelques-unes d’entre elles étaient assises, mais le plus grand nombre étaient rassemblées dans la fenêtre, et Éléonore y distingua un jeune homme d’environ dix-huit ans, tenant dans ses bras un enfant charmant qu’il caressait avec une tendresse plutôt fraternelle que protectrice. La mère de l’enfant, fière de l’attention qu’on lui prodiguait, faisait néanmoins les excuses d’usage, en exprimant la crainte qu’il ne fût importun.

« Importun ! » s’écria le jeune homme du son de voix le plus séduisant, « oh non ! si vous saviez combien j’aime les enfans ! Comme il y a long-temps que je n’ai eu le bonheur d’en caresser, et combien peut-être il s’écoulera de temps avant… »

Il détourna la tête et la pencha sur l’enfant. La chambre était, comme je viens de vous le dire, fort mal éclairée ; mais, dans ce moment, les derniers rayons du soleil couchant s’introduisant par la fenêtre, tombèrent sur ce groupe intéressant. Éléonore était assise dans un coin plus obscur que le reste ; elle vit alors distinctement des traits que son cœur avait reconnus avant ses yeux. Les cheveux du jeune homme, du plus beau châtain, retombaient en profusion sur son sein, et cachaient la figure de l’enfant.

Son costume était celui d’un officier de marine, richement galonné, et décoré de la croix d’un ordre étranger. L’enfant jouait avec la brillante décoration, et puis levait les yeux, comme pour les reposer dans le sourire de son jeune ami. Le doux charme de l’enfant était, d’une part, en rapport avec la beauté de celui qui le caressait, tandis que de l’autre, il offrait un contraste avec sa figure élevée et héroïque, ainsi qu’avec les ornemens de ses habits, qui étaient tous des emblèmes de péril et de mort. Éléonore crut voir l’ange de la paix se reposant sur le sein de la valeur, et lui disant que ses travaux avaient cessé. Elle fut tirée de sa rêverie par la voix de sa tante, qui lui dit : « Ma nièce, voici votre cousin John Sandal. »

Éléonore tressaillit ; et quand son cousin, qui venait de lui être présenté d’une manière si soudaine, s’avança pour l’embrasser, elle éprouva une émotion qui la priva, à la vérité, de ces grâces du maintien avec lesquelles elle aurait dû recevoir un étranger aussi distingué, mais qui lui donna en place celles plus touchantes de la pudeur.

John Sandal s’assit à ses côtés, et, au bout de quelques instans, la mélodie de ses accens, la douce facilité de ses manières, le souris enchanteur qui se peignait alternativement dans ses yeux et sur sa bouche, la mirent entièrement à son aise. Elle aurait voulu parler, mais elle gardait le silence pour écouter. Éléonore aspirait du poison par tous ses sens. Son cousin, en parlant s’était permis de lui prendre la main, et elle ne s’en était pas aperçue. Il parlait beaucoup ; mais ses discours ne roulaient pas sur la guerre ou sur les scènes dont il avait été témoin, et auxquelles la moindre allusion de sa part aurait donné de l’intérêt et de la grandeur ; il n’était question que de son retour dans sa famille, de la joie qu’il éprouvait en revoyant sa mère, et de l’espoir qu’il nourrissait de se voir bien accueilli au château. Il demanda, avec une tendre affection, des nouvelles de Marguerite, et s’informa respectueusement de la santé de mademoiselle Anne. En parlant de ses parentes, il fit usage d’expressions qui marquaient que son cœur l’avait devancé de long-temps auprès d’elles. Éléonore aurait pu l’écouter éternellement ; mais la soirée, qui avançait, lui rappela la nécessité de retourner au château, où les heures étaient fort strictement gardées. John Sandal lui ayant offert de l’accompagner, elle n’eut plus même de prétexte pour vouloir rester.

Quoiqu’il fît déjà très obscur dans le salon qu’ils quittaient, les riches teintes du crépuscule doraient encore l’horizon, quand ils se mirent en route pour le château.

Éléonore suivit le sentier qui traversait le parc, et absorbée dans ses nouveaux sentimens, elle fut, pour la première fois, insensible aux beautés de la nature, jusqu’à ce que son attention fût réveillée par les exclamations de son compagnon ravi de tout ce qui s’offrait à ses regards. Cette sensibilité naturelle dans un homme qu’elle croyait endurci par des scènes d’horreur et de carnage, la toucha vivement. Elle s’efforça d’y répondre, mais elle en fut incapable. Se rappelant la facilité qu’elle éprouvait à enchérir même sur l’admiration qu’elle entendait exprimer des beautés de la nature, elle s’étonna du silence forcé qu’elle gardait, et ne put en deviner la cause.

À mesure qu’ils approchaient du château, le tableau augmentait en richesse ; le vaste édifice était enseveli dans l’ombre, ses tours, ses terrasses, ses créneaux, n’offraient qu’une masse indistincte et sombre. Les montages éloignées, dont les sommets en pains de sucre, se dessinaient fortement sur un ciel d’azur, conservaient seules une teinte de pourpre si brillante que l’on eût dit que la lumière ne les quittait qu’à regret et leur laissait un gage d’un retour prompt et glorieux. Les bois qui entouraient le château étaient sombres comme lui. Un rayon doré tremblait de temps à autre sur leurs sommets touffus. Tout-à-coup une clairière donna passage à un torrent de lumière qui changea pour un moment en émeraude chaque brin d’herbe qu’il toucha ; il ne dura qu’un instant et s’évanouit. L’effet en fut si prompt qu’Éléonore eut à peine le temps de jeter un cri d’étonnement et d’étendre la main vers ce tableau enchanteur. Elle leva les yeux vers son compagnon, assuré d’y trouver un sentiment correspondant au sien. Il avait aussi remarqué cet effet de lumière ; mais il ne fit aucun mouvement ; il se contenta de sourire avec une expression angélique. Tant qu’Éléonore vécut, ce sourire et la scène qui y avait donné lieu, restèrent gravés dans son cœur. Ils ne parlèrent plus pendant le reste de leur promenade, mais leur silence fut plus éloquent que des paroles.

Il était à peu près nuit close quand ils arrivèrent au château. Mademoiselle Anne reçut son jeune neveu avec une cordialité grave, et une tendresse mêlée d’orgueil. Marguerite l’accueillit plutôt comme un héros que comme un parent et John après les premières cérémonies se tourna vers Éléonore pour se reposer dans son sourire. Ils étaient entrés comme le chapelain allait lire les prières du soir, usage qui était si strictement observé au château, que même l’arrivée d’un étranger n’y mettait aucun obstacle. Éléonore attendait ce moment avec une inquiétude toute particulière. Elle avait de profonds sentimens de religion, et malgré la sensibilité que le jeune héros avait déployée, elle craignait que la dévotion, compagne d’une vie solitaire et méditative, ne se fût tenue éloignée du cœur d’un marin. Ses craintes ne tardèrent pas à se dissiper quand elle observa le sentiment profond, mais silencieux avec lequel John participa à la cérémonie de famille. Rien n’élève plus l’âme que la vue de la piété dans un homme. Les sens et le cœur sont touchés à la fois en voyant cette noble figure qui jamais n’a fléchi devant son semblable, s’abaisser jusqu’à terre devant Dieu ; on croit voir l’image terrible de toute la force et de toute l’énergie physique pliant sous le doigt de la divinité. Éléonore oublia sa prière en le regardant, et quand ses mains blanches, qui ne paraissaient point faites pour tenir des armes meurtrières, se joignirent pour s’élever vers le ciel, se quittant de temps à autre pour séparer les boucles de cheveux qui ombrageaient son front, elle s’imagina voir réunies en lui la force et la pureté d’un habitant des demeures célestes.

Quand la prière fut achevée, mademoiselle Anne, après avoir répété le compliment de bien-venue qu’elle avait fait à son neveu, ne put s’empêcher d’exprimer sa satisfaction de la dévotion qu’il avait montrée ; mais elle y mêla une teinte d’incrédulité sur la sincérité des sentimens religieux dans un homme accoutumé aux travaux et aux périls. John fit un salut respectueux à la partie flatteuse de ce discours ; puis rougissant, il ajouta : « Ma chère tante, pourquoi penseriez-vous que ceux qui ont le plus besoin de la protection du Tout-Puissant le négligent ? Ceux qui sillonnent les mers dans de frêles vaisseaux, sentent mieux qu’aucun autre que les vents et la tempête ne font qu’exécuter la volonté divine. Un marin sans foi et sans espérance en Dieu est plus malheureux qu’un marin sans boussole ou pilote. »

Il parlait avec cette éloquence qui porte la conviction avec elle. Mademoiselle Anne lui tendit sa main blanche, mais ridée, pour qu’il y imprimât un baiser. Marguerite en fit autant, de l’air d’une héroïne à son chevalier. Éléonore détourna la tête et versa de délicieuses larmes.

Quand on cherche à découvrir des perfections dans une personne, on est toujours sûr de les y trouver ; mais Éléonore n’avait pas besoin d’emprunter des couleurs de son imagination pour faire un tableau charmant de l’homme qui avait touché son cœur. Son caractère et son humeur se développèrent par degrés, ou plutôt ils furent développés par des causes extérieures et accidentelles : car une timidité presque féminine ne lui permettait pas de beaucoup parler et surtout de lui-même. Ce désir de trouver des qualités dans l’objet que nous aimons, sert de preuve que l’amour est un sentiment qui ennoblit l’âme, et que, quoique son cours puisse être troublé, sa source au moins est pure. Celui qui l’éprouve avec force possède une énergie qui sera récompensée un jour par une flamme plus pure et plus sainte que la terre n’en saurait offrir.

Depuis l’arrivée de son fils, la veuve Sandal témoignait une inquiétude dont la cause restait inconnue. On la voyait fréquemment au château. Elle ne pouvait se dissimuler l’attachement mutuel de John et d’Éléonore, et sa seule pensée était de prévenir une union contraire aux intérêts de son fils, et qui devait diminuer sa propre importance.

Elle avait obtenu par des voies indirectes la connaissance des dernières volontés de sir Roger, et toutes les forces de son âme, plus rusée qu’énergique, se dirigèrent vers la réalisation des espérances que ces volontés lui offraient. Le testament de sir Roger était singulier. Malgré sa colère contre sa fille, il avait stipulé que si son petit-fils Sandal épousait sa cousine Marguerite, il hériterait de tous ses biens, et que les honneurs de la maison de Mortimer passeraient sur sa tête. Si, au contraire, il épousait sa cousine Éléonore, il ne devait recevoir sur la succession que 5000 l. st. ; et dans le cas où il n’épouserait aucune de ses deux parentes, sir Roger laissait toute sa fortune à un parent éloigné, du nom de Mortimer.

Mademoiselle Anne, prévoyant l’effet que pourrait avoir sur la famille cette opposition de l’amour avec l’intérêt, aurait voulu que le testament restât secret ; mais mistriss Sandal l’avait découvert par les domestiques du château, et, dès ce moment, son esprit ne cessa de travailler. Elle avait trop connu les privations pour ne pas désirer vivement un changement dans son sort ; et le souvenir qu’elle conservait des distinctions dont elle avait joui dans sa première jeunesse, la portait à tout risquer pour les recouvrer. Elle éprouvait une jalousie féminine, que rien ne pouvait apaiser, du respect qui environnait mademoiselle Anne ainsi que la belle et noble Marguerite. Elle errait autour des murs du château, semblable à une âme malheureuse qui gémit en attendant la sépulture, et qui ne prévoit de repos que quand elle l’aura obtenue.

À ces sentimens se joignait l’ambition d’une mère qui songeait que son fils, par le choix qu’il ferait, obtiendrait un noble héritage, ou ne jouirait que d’une fortune médiocre : aussi le résultat ne pouvait-il en être douteux ; et la veuve Sandal, résolue de parvenir à ses fins, éprouva peu de scrupule quant aux moyens. Le besoin et l’envie lui avaient donné un désir insatiable d’honneurs, et les fausses religions, qu’elle avait tour-à-tour adoptées, lui avaient inspiré tous les détours de l’hypocrisie. Dans une vie pleine de vicissitudes, elle avait connu le bien et choisi le mal. La veuve Sandal résolut donc d’opposer un obstacle insurmontable à l’union des deux amans.

Cependant mademoiselle Anne se flattait encore que le testament de sir Roger n’était point connu. Elle s’apercevait du sentiment profond qui paraissait unir les cœurs de John et d’Éléonore ; et avec des idées moitié généreuses, moitié romanesques, car mademoiselle Anne avait eu beaucoup de goût dans sa jeunesse pour les grands coups d’épée qui plaisaient tant à madame de Sévigné, elle ne croyait pas que leur bonheur pût être sensiblement altéré par la perte des terres, des immenses richesses et des titres anciens de la famille de Mortimer. Ce n’est pas qu’elle ne mît un grand prix à ces distinctions, chères à toute âme élevée ; mais elle en mettait un plus grand encore à l’union sympathique des cœurs et des âmes qui cherchent la félicité en foulant aux pieds les trésors.

Le jour était fixé pour le mariage de John et d’Éléonore ; les habits de noce étaient préparés ; les nobles et nombreux amis de la famille étaient invités ; la grande salle du château était décorée avec magnificence. Déjà les cloches de la paroisse sonnaient un joyeux carillon, les valets de pied, en livrée bleue, avaient orné leurs boutonnières de faveurs, et s’occupaient à garnir la coupe du wassail[6], destinée à être plus d’une fois remplie et vidée. Mademoiselle Anne tira de sa propre main, d’une armoire d’ébène, une robe de velours et de satin, qu’elle avait portée au mariage de la princesse Élisabeth, fille de Jacques Ier, avec le prince palatin. L’héritière s’avança aussi, parée avec magnificence ; mais on remarqua que ses belles joues étaient plus pâles encore que celles de la mariée ; et le sourire, qui, pendant toute la matinée, ne quitta pas un instant ses lèvres, semblait être plutôt un effort de courage qu’une marque de bonheur. La veuve Sandal avait paru fort agitée, et était sortie de bonne heure du château. Le marié n’avait pas encore paru, et la compagnie, après l’avoir attendu pendant quelque temps en vain, se mit en route pour l’église, ne doutant pas que, dans son impatience, il ne l’y eût devancée.

Le cortége fut magnifique et nombreux. La famille de Mortimer avait réuni ce soir-là toutes les personnes qui aspiraient à l’honneur de sa connaissance ; et telle était la pompe féodale qui accompagnait, à cette époque, un mariage dans une famille illustre, que les parens les plus éloignés s’étaient rendus de vingt lieues à la ronde au château, et offraient comme une armée d’amis magnifiquement parée pour assister à la grande cérémonie.

La plus grande partie de la société, sans en excepter les femmes, était à cheval, ce qui ajoutait encore à la tumultueuse magnificence de la procession. On voyait un petit nombre de lourdes voitures, d’une forme très-incommode, mais surchargées de dorures et de peintures, et dont les amours sur les panneaux avaient été retouchés pour cette occasion. La mariée fut posée sur son palefroi par deux pairs du royaume. Marguerite était auprès d’elle avec un cortége galant ; et mademoiselle Anne fermait la marche, glorieuse de voir encore disputer l’honneur de lui offrir la main : on eût dit qu’elle était revenue au jour du mariage de la princesse palatine.

On arrive à l’église. La mariée, les parens, la noble compagnie, le pasteur, tout s’y trouvait… excepté le marié. Il y eut un long et pénible silence. Quelques gentilshommes sortirent en diverses directions pour aller à sa rencontre. L’ecclésiastique resta à l’autel jusqu’à ce que, fatigué d’attendre, il se décidât à se retirer. La foule des domestiques, jointe aux habitans des villages voisins, remplissait le cimetière. Leurs acclamations ne cessaient point. Éléonore, accablée de chaleur et d’inquiétude, demanda la permission de se retirer pour un moment dans la sacristie.

Mademoiselle Anne y guida les pas chancelans de la mariée, et la conduisit vers une fenêtre ouverte, en essayant de détacher son voile de dentelle. Éléonore s’approche pour respirer un air plus pur. Tout-à-coup elle entend le bruit du galop d’un cheval ; elle lève machinalement les yeux : c’est Sandal ; il jette un regard d’horreur sur la mariée plus morte que vive, pique des deux et disparaît en un moment.


CHAPITRE XXXVII.



Un an après cet événement on voyait deux femmes se promener ou plutôt errer tous les soirs dans les environs d’un hameau situé dans la partie la plus solitaire du comté d’York. La campagne était agréable et pittoresque ; mais ces femmes qui avaient conservé des yeux pour contempler la nature n’avaient plus de cœur pour jouir de ses charmes. L’une des deux, maigre et exténuée, est jeune encore ; mais déjà ridée. Ses yeux noirs brillent d’un éclat effrayant sur un visage froid et blanc comme celui d’une statue. Elle ressemble à un lis épanoui trop tôt et frappé d’une gelée printanière : c’est Éléonore Mortimer. L’autre marche à côté d’elle d’un pas si roide et si mesuré, qu’elle paraît ne se mouvoir qu’à l’aide d’un mécanisme ingénieux. Ses yeux petits et perçans se dirigent si droit devant elle, qu’elle n’aperçoit ni le ciel, ni la terre, ni les arbres ou les champs qui bordent la route. C’est une tante puritaine d’Éléonore, une sœur de sa mère, chez laquelle elle a fixé sa résidence. Son costume est arrangé avec une telle précision que l’on dirait qu’un mathématicien en a calculé tous les plis ; chaque pointe d’épingle connaît sa place et remplit son devoir. Sa coiffe arrondie ne laisse rien paraître de ses cheveux sur son front étroit, et son large capuchon ajoute une teinte plus sombre à tous ses traits.

À compter du jour de son mariage avorté, Éléonore, pleine du sentiment de la fierté virginale offensée, sentiment que sa douleur même ne pouvait étouffer, n’avait eu d’autre désir que de quitter le lieu témoin de son malheur. Ce fut en vain que sa résolution fut combattue par sa tante et par Marguerite, qui, frappées d’horreur à ce funeste événement, dont il leur était impossible de deviner la cause, l’implorèrent avec la tendresse la plus vive de ne point quitter le château, engageant leur parole qu’elles n’y admettraient jamais le traître qui l’avait abandonnée. Éléonore ne répondit à leurs affectueuses supplications qu’en serrant leurs mains de ses mains glacées et en levant sur elles des yeux remplis de larmes qui n’avaient pas la force de couler.

« Restez avec nous, » dit la noble et généreuse Marguerite : « non, vous ne nous quitterez pas. »

« Ma chère cousine, » répondit enfin un jour Éléonore, « j’ai tant d’ennemis dans ces murs que ma vie n’y est pas en sûreté. »

« Des ennemis ! » s’écria Marguerite.

— « Oui, ma bien-aimée cousine. Tous les lieux qui conservent la trace de ses pieds, les perspectives qu’il aimait à contempler, l’écho qui répétait le son de sa voix, plongent dans mon cœur autant de poignards ; et les personnes qui m’aiment ne peuvent désirer que mon supplice se prolonge. »

Marguerite ne put répondre au gémissement douloureux qui accompagna ces paroles que par des larmes ; et quelques jours après, Éléonore se mit en route pour la maison de sa tante, puritaine fort dévote, qui habitait le comté d’York.

Quand la voiture qui devait l’emmener arriva à la porte, mademoiselle Anne, soutenue par ses femmes s’avança jusqu’à la moitié du pont-levis pour prendre congé de sa nièce, ce qu’elle fit avec une courtoisie noble et affectueuse. Marguerite, placée à une fenêtre, ne chercha point à cacher ses larmes. Elle fit de la main un signe à Éléonore. La tante conserva sa tranquillité tant qu’elle fut en présence des domestiques. Quand ils se furent éloignés, elle rentra dans sa chambre pour pleurer.

La voiture avait à peine fait une lieue, quand un serviteur, monté sur un coursier rapide, s’approcha de la portière et présenta à Éléonore son luth qu’elle avait oublié. Elle le contempla pendant quelques instans avec un regard qui offrait le combat de la mémoire avec la douleur ; puis elle donna ordre que l’on en brisât sur-le-champ les cordes, et elle continua son voyage.

La retraite qu’Éléonore avait choisie ne lui offrit point le repos qu’elle avait espéré d’y trouver. C’est ainsi que pendant la fièvre de la vie nous espérons en vain trouver du soulagement dans le changement de lieu.

Éléonore était retournée dans la famille de sa mère, dans l’espoir de renouveler d’anciens souvenirs effacés ; mais elle ne retrouva plus que les mots qui, jadis, lui avaient fourni des idées et elle chercha en vain les impressions qu’elle en avait autrefois éprouvées. Elle avait pensé que le langage de sa tante lui paraîtrait encore aussi sublime que dans ses premières années : elle fut trompée. On ne négligeait cependant rien pour la satisfaire. Quand elle voulait lire, on lui fournissait des livres puritaniques de tout genre. Si, désespérée de toucher son insensible cœur, elle abandonnait sa lecture, on l’invitait à une pieuse conférence, Éléonore se mettait à genoux et pleurait avec les autres à ces conférences, mais tandis que son corps était prosterné devant la divinité, ses larmes coulaient pour une créature qu’elle n’osait nommer. Quand dans l’excès de sa douleur elle courait vers le petit jardin qui entourait la modeste demeure de sa tante, afin d’y épancher ses douleurs dans la solitude, elle y était suivie de cette dame qui, d’un air calme et sans presser sa marche, lui offrait pour la consoler quelque nouvelle production mystique.

Éléonore, beaucoup trop habituée à cette fatale irritation du cœur qui nous prive de tout autre sentiment, s’étonnait comment un être si distrait, si froid, pouvait supporter son immobile existence. Sa tante se levait tous les jours à la même heure, faisait sa prière à la même heure, recevait à la même heure les pieux amis qui venaient la visiter et dont l’existence était aussi monotone et aussi apathique que la sienne. Les repas étaient réglés ; mais elle priait sans onction, mangeait sans appétit, et se mettait au lit sans avoir la moindre inclination au sommeil. Sa vie était purement machinale ; mais la machine était si bien montée qu’elle paraissait se rendre compte de ses mouvemens et en éprouver une sorte de satisfaction.

Éléonore s’efforça vainement d’imiter cette vie de froide médiocrité. Elle voyait un être inférieur à elle sous tous les rapports jouir d’une espèce de bonheur, tandis qu’elle-même était malheureuse, et s’en étonnait. Hélas ! elle ne savait pas que ceux qui sont privés de cœur et d’imagination sont les seuls qui sachent jouir des agrémens de la vie.

Éléonore luttait contre sa destinée ; sa raison s’était développée pendant son séjour au château de Mortimer : mais malheureusement son cœur s’y était aussi développé et d’une manière fatale : rien n’est plus terrible que le combat entre un esprit supérieur et un cœur brûlant d’une part et des individus d’une parfaite médiocrité de l’autre. Plus nous déployons de force, plus nous nous sentons paralysés par la faiblesse même de nos adversaires. C’est en vain que nous attaquons un ennemi qui ne comprend point notre langage et qui ne se sert point de nos armes. Éléonore finit par y renoncer ; cependant elle luttait encore avec ses propres sentimens ; elle avait reçu ses premières impressions religieuses sous le toit de cette même tante, et vraies ou fausses, elles avaient été si vives qu’elle désirait ardemment de les renouveler. Elle se rappelait entre autres une scène fort touchante qui avait eu lieu pendant son enfance.

Un vieux ministre non conformiste, véritable saint Jean pour la simplicité des manières et la sainteté de la vie, avait été arrêté par un magistrat, dans le moment même où il distribuait la parole de consolation à quelques personnes de son troupeau rassemblées dans la chaumière de la tante d’Éléonore. Le vieillard fut arraché de sa place pendant qu’il débitait son sermon, et mourut quelque temps après en prison.

Cette scène se peignit en traits ineffaçables dans la jeune imagination d’Éléonore. Au sein de la magnificence du château de Mortimer, elle ne s’était jamais oblitérée, et maintenant elle s’efforça de se rappeler ses moindres circonstances, dans l’espoir que son cœur en serait encore aussi touché qu’il l’avait été jadis. Ferme dans ses propos, elle ne négligea rien pour exciter en son âme cette réminiscence de religion : ce fut sa dernière ressource. Elle se rendit dans la petite chambre où la scène s’était passée ; elle s’assit sur la même chaise qu’occupait cet homme vénérable, quand on vint l’arracher du sein de ses ouailles. Elle avait cru voir un prophète monter au ciel ; elle eût voulu s’attacher à sa robe pour y monter avec lui. Elle essaya en répétant ses derniers mots de reproduire l’effet qu’ils avaient eu sur son cœur ; mais elle fondit en larmes en découvrant que ces mots n’avaient plus aucun sens pour elle.

Un nouveau combat vint bientôt se réunir à ceux qu’elle éprouvait. À cette époque les lettres circulaient difficilement, et on en écrivait guère que dans des occasions importantes. Éléonore en reçut néanmoins deux à très-peu d’intervalle ; elles étaient écrites par sa cousine Marguerite qui les envoya par un exprès. La première annonçait l’arrivée de John Sandal au château, et l’autre la mort de mademoiselle Anne Mortimer. À toutes deux étaient joints des post-scriptum parlant en termes mystérieux de l’interruption de la cérémonie du mariage, et donnant à entendre que la cause n’en était connue que de l’écrivain, de John Sandal et de sa mère. Il y avait aussi des instances pour qu’Éléonore voulût bien revenir au château où elle serait reçue par Marguerite et par John Sandal avec une amitié fraternelle.

Les lettres lui tombèrent des mains en les lisant. Elle n’avait jamais cessé de penser à John Sandal, quoiqu’elle fît les plus grands efforts pour n’y point penser. Son nom même lui causait une sensation si douloureuse, qu’elle ne pouvait ni l’exprimer ni la cacher.

Elle réfléchit long-temps en lisant les détails de la mort de mademoiselle Anne. Cet événement lui fit faire un retour sur elle-même ; elle envia à sa tante le port de repos dans lequel elle était heureusement arrivée. D’ailleurs, la mort de mademoiselle Anne n’avait pas été indigne de la magnanimité et de l’héroïsme de sa vie. Elle avait embrassé avec ardeur la cause de la malheureuse Éléonore, et elle avait juré en présence de Marguerite dans le château de Mortimer, de ne jamais plus admettre dans ses murs l’homme qui avait si indignement abandonné celle qui l’attendait à l’autel.

Un soir, pendant que mademoiselle Anne lisait quelques manuscrits du temps, on vint lui annoncer qu’un cavalier (les domestiques savaient tout le charme que ce mot avait pour une ancienne royaliste), avait passé le pont-levis, qu’il avait pénétré jusque dans le vestibule, et qu’il s’avançait vers l’appartement où elle se tenait.

« Qu’on le fasse entrer, » répondit-elle en se levant de sa chaise, et se tournant de façon à regarder la porte. Elle se mettait en devoir de saluer l’étranger, lorsqu’à son grand étonnement elle vit paraître John Sandal. Ses yeux qui n’avaient presque rien perdu de leur vivacité avec l’âge, le reconnurent sur-le-champ.

« Retirez-vous ! retirez-vous ! » s’écria-t-elle d’un ton noble et en lui faisant signe de la main, « retirez-vous ! ne profanez pas ce seuil en le passant. »

— « Écoutez-moi pour un instant, Mademoiselle ; permettez que je vous adresse la parole à genoux. Cet hommage, je le rends à votre rang et à notre parenté. Ne croyez pas que ce soit un aveu et que je me sente coupable. »

À ces mots et à l’action qui les accompagna, les traits de mademoiselle Anne éprouvèrent une légère contraction, une convulsion momentanée. « Levez-vous, Monsieur, levez-vous, » dit-elle, « et dites ce que vous avez à dire ; mais n’entrez pas dans un appartement où vous êtes indigne de pénétrer. »

John Sandal se leva et montra du doigt le portrait de sir Roger Mortimer auquel il ressemblait beaucoup. Mademoiselle Anne le comprit, et s’avançant de quelques pas sur le plancher de bois de chêne, elle se tint debout ; puis indiquant de son côté le portrait avec un air de dignité qu’il serait impossible de rendre par le pinceau, elle sembla dire : celui à qui vous vous vantez de ressembler et dont vous réclamez la protection, n’a jamais, comme vous, déshonoré ces murs par une bassesse, par une trahison indigne. Traître ! jetez les yeux sur son portrait !

L’expression de la demoiselle avait quelque chose de sublime. Le moment d’après, elle éprouva une convulsion beaucoup plus forte ; elle voulut parler ; mais ses lèvres ne lui obéissaient plus. Elle resta pendant quelques instans dans la même attitude et s’efforça ensuite de quitter la place ; mais ses membres étaient entièrement roidis. Après quelques efforts inutiles, elle tomba sans connaissance aux pieds de son neveu.

Elle ne survécut pas long-temps à cette entrevue et ne recouvra jamais l’usage de la parole. Elle conserva néanmoins toute sa raison, et jusqu’au dernier moment, elle fit entendre par ses gestes qu’elle ne voulait prêter l’oreille à aucune justification de la conduite de Sandal. Celui-ci en donna pourtant l’explication à Marguerite, qui quoique émue et affligée par ce qu’elle découvrit, finit néanmoins par s’accoutumer à l’idée que lui présentait cette découverte.

Peu de temps après la réception de ces lettres, Éléonore prit la résolution soudaine, mais peu étonnante, de se rendre immédiatement au château de Mortimer. Ce n’était point le désir de se dérober à la vie monotone qu’elle menait, ni celui de jouir de nouveau de la pompe qui régnait au château, ni même le besoin de changement de lieu, qui la décida à ce voyage : c’était une voix presque imperceptible, qui, au fond du cœur, lui murmurait : Allez, et peut-être

Éléonore se mit donc en route, et elle acheva son voyage aussi promptement que le permettait l’état des communications vers le milieu du dix-septième siècle. Son cœur palpita quand la voiture s’arrêta devant une grille gothique du parc, au-delà de laquelle il y avait une avenue de deux rangs d’ormes. Elle descendit, et le domestique qui l’accompagnait voulait lui montrer un sentier qui raccourcissait la distance. Elle lui fit signe qu’elle n’avait pas besoin de son service, et elle s’avança seule et à pied. Son cœur lui rappelait qu’elle avait erré une fois, dans cette même partie du parc, avec John Sandal. Son sourire répandait sur le passage une lumière plus douce que le soleil couchant. Elle revoyait les arbres, elle revoyait la lumière du soleil, mais elle ne retrouvait plus ce sourire enchanteur.

En s’approchant, à pas tremblans, du château, elle aperçut l’écusson funéraire que Marguerite, pour honorer sa grand’tante, avait fait placer, depuis sa mort, au-dessus de la tour principale, comme si le dernier mâle de la famille de Mortimer eût cessé de vivre[7]. Éléonore leva les yeux, et mille pensées diverses remplirent soudain son cœur : « Celle qui vient de mourir, » se dit-elle, « avait une âme toujours attachée à des pensées glorieuses, aux actions les plus nobles de l’humanité, aux plus sublimes idées de l’éternité. Son grand cœur ne put admettre que deux hôtes : l’amour de Dieu et celui de son pays. Ils restèrent avec elle jusqu’à la fin, car ils trouvèrent la demeure digne d’eux. Le mien, au contraire, accueillit un autre habitant ; et comment a-t-il été récompensé de son hospitalité ? Le traître l’a dévasté ! »

En entrant dans la grande salle du château, elle y trouva Marguerite, qui la reçut avec la plus tendre affection ; et John Sandal, qui, après le premier moment de joie, lui adressa la parole avec cette bienveillance calme et fraternelle qui ne laissait rien espérer. Il lui serra la main, témoigna la plus vive sollicitude pour sa santé, la pressa de se retirer pour prendre du repos après la fatigue de son voyage. Éléonore, faible et presque sans connaissance, saisit les mains de Sandal et de Marguerite, et, par un mouvement involontaire, les joignit l’une dans l’autre. La veuve Sandal était présente à cette scène. Elle montra beaucoup d’émotion à l’entrée d’Éléonore ; mais elle sourit à ce mouvement extraordinaire et spontané.

Éléonore se retira dans l’appartement qu’elle avait autrefois occupé. Marguerite, avec une prévoyance tendre et délicate, en avait fait changer tous les meubles ; il ne s’y trouvait plus rien qui lui rappelât les temps passés, si ce n’est son propre cœur. Elle s’assit, réfléchit à l’accueil qui venait de lui être fait : plus elle y pensa, plus elle sentit l’espoir se dissiper graduellement dans son cœur. L’expression du mépris ou de la haine lui eût paru moins désolante : car elle savait que les plus fortes passions se changent souvent en leurs extrêmes opposés, tandis que la simple bienveillance ne devient jamais une passion. Aussi fut-elle bientôt convaincue que tout était perdu.

Pendant plusieurs jours elle eut à souffrir l’intolérable peine de voir l’homme qu’elle aimait la traiter avec la froide indifférence de l’amitié. Ceux qui ont éprouvé cette peine peuvent seuls s’en former une idée. Éléonore, par les efforts les plus pénibles, tâchait de se faire aux nouvelles habitudes du château, car tout y était bien changé depuis la mort de mademoiselle Anne. Les nombreux prétendans à la main de la noble et riche héritière s’y présentaient en foule, et, selon l’usage du temps, ils y étaient somptueusement traités, et invités, par des fêtes réitérées, à y prolonger leur séjour.

Dans ces occasions, John Sandal témoignait toujours des attentions particulières à sa cousine Éléonore. Ils dansaient ensemble ; et quoique, dans la rigidité de son éducation puritaine, on eût cherché à lui inspirer une grande horreur pour cet amusement, elle s’y plaisait cependant, et sa danse était infiniment gracieuse, surtout quand elle était soutenue par celle de Sandal, qui était l’un des meilleurs danseurs de son temps. Tout le monde l’applaudissait, et elle était admirée même des courtisans les plus à la mode ; mais, en se mettant en place, Éléonore se disait que Sandal eût dansé précisément de même quand il aurait eu pour danseuse la personne la plus indifférente à ses yeux. Il lui avait indiqué, de la manière la plus gracieuse, les plus légères erreurs qu’elle avait commises dans la figure ; il l’avait reconduite avec la politesse la plus tendre et la plus inquiète, et s’était empressé de la rafraîchir avec le vaste éventail alors à la mode. Rien ne pouvait être plus flatteur ; mais Éléonore sentait que ces attentions n’étaient point celles d’un amant.

Un soir Sandal étant sorti pour visiter un seigneur du voisinage, Marguerite et Éléonore se trouvèrent seules. Toutes deux paraissaient désirer également une explication qu’aucune ne voulait entamer. Éléonore restait à la fenêtre par où elle avait vu partir Sandal, jusqu’à ce que l’obscurité ne lui permît plus de rien distinguer. Marguerite fut la première qui rompit le silence en disant : « Éléonore, ne le cherchez plus ; il ne peut jamais être à vous ! »

Ce discours imprévu et le ton de conviction dont il était prononcé, fit sur Éléonore l’effet d’un avertissement du ciel. Elle n’eut pas la force de demander comment cette certitude avait été acquise. L’esprit se trouve souvent dans une situation où il écoute la voix d’un être humain comme celle d’un oracle, et au lieu de demander l’explication de la destinée qu’elle annonce, attend avec soumission ce qui lui reste à dire. Éléonore s’éloignant donc lentement de la fenêtre, demanda avec une tranquillité effrayante s’il s’était irrévocablement expliqué à sa cousine.

— « Et il n’y a donc plus d’espoir ? »

— « Il n’y en a plus. »

— « Et c’est lui qui vous l’a dit… lui-même ? »

— « Oui, ma chère Éléonore, et de grâce ne parlons plus jamais sur ce sujet. »

« Jamais, » répondit Éléonore ; « non, jamais. »

La sincérité et la dignité du caractère de Marguerite étaient des gages certains de la vérité de ce qu’elle disait, et c’était peut-être pour cela qu’Éléonore faisait de si grands efforts pour se dérober à une conviction qui passait malgré elle dans son esprit. Dans les maladies du cœur nous ne pouvons supporter la vérité, nous aimons mieux le mensonge qui nous plaira pour un moment. Les esclaves de leurs passions, comme les esclaves du pouvoir portent une haine égale à ceux qui ne savent point les flatter.

De nouvelles preuves s’offraient à elle de moment en moment ; elle voyait, elle sentait jusqu’au fond de l’âme, l’attachement croissant de John Sandal et de Marguerite ; et cependant elle rêvait à des obstacles imprévus, à une explication ; elle se disait, peut-être ! Ce mot est le dernier qui cesse de sortir de la bouche de ceux qui aiment.

En abandonnant ses prétentions au cœur de son amant, Éléonore, se contentait de ses regards. Elle se disait à elle-même : Que je le voie sourire, quand même ce ne serait pas pour moi ! Il me suffit de vivre en sa présence ; que son âme soit toute entière à une autre ; n’importe, un de ses regards peut s’égarer et tomber sur moi : je n’en demande pas davantage.

Cependant la tante puritaine d’Éléonore crut devoir faire, vers cette époque, un effort pour la retirer de ce qu’elle appelait les embûches de l’ennemi. Elle lui écrivit, non sans peine, une longue lettre pour la conjurer de revenir auprès de celle qui avait servi de guide à sa jeunesse, et dans le sein de son Dieu. Après avoir employé tous les argumens spirituels qu’elle put imaginer, elle ajouta que la main qui traçait ces lignes ne serait probablement bientôt plus en état de réitérer ses avis ; peut-être même serait-elle déjà placée dans la tombe, pendant que sa nièce lirait l’épître qu’elle lui adressait.

Éléonore versa des larmes ; mais elles ne furent causées que par une émotion physique et nullement par une conviction morale. Rien n’endurcit le cœur comme l’amour, quoiqu’il semble devoir l’adoucir. Elle répondit cependant, mais l’effort fut aussi grand que l’avait été celui de sa vieille parente. Elle reconnaissait dans sa lettre, avec les regrets les plus vifs, l’abandon de ses principes religieux ; elle parlait ensuite de son malheureux amour dont elle déplorait la force invincible, et finissait pourtant par exprimer l’espoir et le vœu de se reposer enfin dans un port de salut.

Toute la famille remarqua l’altération de la santé d’Éléonore ; le domestique lui-même qui se tenait derrière sa chaise témoignait de jour en jour plus de tristesse. Marguerite se repentit de l’avoir engagée à venir au château.

Éléonore le sentait comme les autres, et elle aurait voulu leur épargner ce chagrin ; mais il lui fut impossible de ne pas regretter sa jeunesse et sa beauté qui se flétrissaient également dans une douleur sans remède. Un jour, poussée au désespoir par la peine insupportable à laquelle elle était en proie, elle épancha son cœur devant sa cousine.

« Il m’est impossible, » lui dit-elle, « de supporter plus long-temps cette existence ; de fouler le plancher où ses pas s’impriment, de voir tous les objets qui m’entourent réfléchir son image, sans jamais en voir la réalité ; de sentir quand je l’aperçois, qu’il est le même et que cependant il ne l’est pas ; le même à l’œil, mais un autre par le cœur. Ô Marguerite ! ce combat continuel entre le rêve de l’imagination et le triste réveil de la réalité, plonge dans mon sein un poignard qu’aucune main humaine ne peut retirer, et dont la plaie envenimée brave les efforts de la médecine ! »

Marguerite versa des pleurs en l’écoutant, et puis elle exprima à regret son consentement au départ d’Éléonore, si celle-ci le jugeait nécessaire à son repos.

Le soir même qui suivit cette conversation, Éléonore qui avait coutume d’errer seule dans les bois dont le château était entouré, rencontra John Sandal. Le temps était beau ; la saison était la même que celle où ils s’étaient vus la première fois. Rien n’était changé dans la nature ; leurs cœurs seuls n’étaient plus d’accord. Sandal, en l’abordant, lui avait adressé la parole avec une voix aussi mélodieuse et des accens aussi tendres que jadis, avec ces accens qui n’avaient jamais cessé de retentir dans son oreille. Elle crut remarquer dans ses manières plus de sensibilité qu’elles n’en avaient offertes depuis peu, et les souvenirs du lieu où ils se trouvaient ajoutaient à cette illusion. Une vaine espérance fit palpiter imperceptiblement son cœur. Elle pensait à ce qu’elle n’osait exprimer, et osait pourtant croire. Ils continuèrent leur promenade ensemble. Ils regardèrent ensemble les derniers rayons de lumière, éclairant les montagnes pourprées, et au milieu du profond silence des bois, une voix éloquente parlait à leurs cœurs. Éléonore se risqua à lever les yeux sur ce front qui, jadis, lui avait paru celui d’un ange. Il offrait le même éclat et le même sourire ; mais l’éclat n’était plus que la reflection du couchant enflammé, et le sourire ne s’adressait qu’à la nature seule. Quand elle en fut bien convaincue, elle fondit involontairement en larmes ; l’expression d’une tendre surprise de la part de Sandal et les paroles de consolation qu’il lui adressa ne firent qu’ajouter à sa souffrance. Elle avait mis son dernier espoir dans la nature et cet espoir lui manqua. Dans ce moment elle entendit les faibles sons d’une musique pastorale. Ces sons qui partaient de la flûte d’un jeune paysan semblaient lui dire : non, non, jamais, jamais ! Tout paraît prophétique aux malheureux. Le cœur désespéré d’Éléonore accepta le présage de cette musique lugubre.

Peu de jours après cette dernière rencontre, Éléonore écrivit à sa tante du comté d’York, pour lui dire que si elle voulait la recevoir de nouveau sous son toit, elle s’y fixerait volontiers pour le reste de ses jours, ajoutant, en réponse à la dernière partie de la lettre de sa tante, que malgré la différence de leur âge, sa vie, selon toutes les apparences, ne se prolongerait pas au-delà de la sienne.

À son départ, Marguerite pleura et Sandal témoigna la plus vive sollicitude. Parvenue à quelque distance du château, elle renvoya le carrosse de la famille, disant qu’elle irait à pied avec sa femme de chambre jusqu’à la ferme où des chevaux l’attendaient. Elle s’y rendit en effet, mais au lieu de continuer sa route elle y demeura cachée. Le bruit d’un mariage projeté entre John Sandal et Marguerite avait frappé son oreille.

Le jour de la noce ne tarda pas à arriver ; Éléonore se leva de grand matin. Les cloches sonnaient un carillon joyeux (tel qu’elle en avait entendu autrefois dans une occasion semblable.) Les amis arrivèrent aussi nombreux et aussi gais que le jour qu’ils l’avaient accompagnée à l’autel. Elle vit les brillans équipages, elle entendit les cris de joie de la moitié de la province ; elle se figura le timide sourire de Marguerite et la figure radieuse de celui qui avait été autrefois destiné à sa main.

Tout-à-coup le bruit cessa. Elle comprit que la cérémonie continuait ; puis qu’elle était finie ; que les mots irrévocables étaient prononcés ; que le lien indissoluble était formé. Les cris de joie retentirent de nouveau quand le brillant cortége retourna au château. Éléonore vit et entendit tout. Quand le silence fut rétabli, elle jeta par hasard les yeux sur sa robe ; elle était blanche comme celle qu’elle avait portée le jour destiné à ses noces. Elle l’échangea en frémissant contre une robe de deuil, et se mit en route pour un voyage, qui devait la conduire, à ce qu’elle espérait, au terme de sa destinée.


CHAPITRE XXXVIII.



Quand Éléonore arriva dans le comté d’York, sa tante n’était déjà plus. Éléonore alla visiter sa tombe. Elle y resta pendant quelques instans, mais ne put y répandre une larme. Elle comparait sa vie agitée et douloureuse au bonheur dont jouissait sa tante, et le sort de celle-ci lui parut plus digne d’envie que de regrets.

La perte de sa parente rendit l’existence d’Éléonore plus triste et plus monotone, s’il était possible, qu’elle ne l’eût été sans cela. Elle était fort charitable pour les malheureux des environs, et jamais elle ne sortait de chez elle que pour les aller voir.

Elle avait reçu plusieurs lettres de Marguerite qu’elle avait lues et posées de côté sans y faire de réponse ; une nouvelle lettre vint enfin la tirer de l’état de stupeur où elle gémissait depuis long-temps. Elle la lut avec le plus vif intérêt et se prépara sur-le-champ à y répondre en personne.

Le courage de Marguerite paraissait se démentir à l’heure du danger. Elle disait à sa cousine que cette heure approchait à grands pas, et elle la suppliait de venir la consoler et la soutenir dans le péril qui la menaçait. Elle ajoutait que l’affection de John Sandal, dans ce moment fatal, la touchait plus qu’aucune autre preuve qu’elle eût reçue de son amour ; mais qu’elle ne pouvait voir sans chagrin que pour rester auprès d’elle il abandonnait tous ses plaisirs d’habitude. Vainement le pressait-elle de fréquenter selon son usage les châteaux des environs, il ne voulait point la quitter d’un seul instant ; mais elle espérait que la présence d’Éléonore l’engagerait à céder à ses prières, vu qu’il serait tranquille quand il la saurait avec l’amie de son enfance, dont les tendres soins lui seraient plus précieux encore que ceux d’un homme, quel qu’il fût.

Éléonore se mit sur-le-champ en route. Ce qui s’était passé depuis son départ avait élevé entre elle et son amant une barrière insurmontable ; et désormais, il n’était réellement plus pour elle qu’un frère.

Quand elle arriva, Marguerite commençait déjà à sentir les premières douleurs. Elle avait eu une grossesse pénible. Les souffrances naturelles de son état avaient été augmentées par l’idée de la responsabilité qui pesait en quelque sorte sur elle, au moment où elle allait peut-être donner la naissance à un héritier de la maison de Mortimer.

Éléonore s’approcha de son lit de douleurs ; elle pressa ses lèvres glacées sur les lèvres brûlantes de sa cousine, et pria pour elle.

Les premiers médecins de la province venaient d’arriver au château. La veuve Sandal marchait à grand pas dans les appartemens voisins. Elle ne communiquait à personne les inquiétudes inexprimables qu’elle éprouvait.

Deux jours et deux nuits se passèrent dans des alternatives d’espoir et de tourmens. Les cloches ne cessèrent de sonner dans toutes les paroisses à quatre lieues à la ronde. Les vassaux arrivaient en foule au château pleins d’une sollicitude honnête et sincère. D’heure en heure, la noblesse des environs envoyait savoir des nouvelles de la malade. Des couches dans une famille illustre étaient à cette époque un événement d’une grande importance.

Le moment arriva. Marguerite accoucha de deux enfans morts, et la jeune mère ne tarda pas à les suivre au tombeau. Dans cette occasion funeste elle montra un courage digne des Mortimer. Elle chercha de ses mains glacées la main de son malheureux époux et celle d’Éléonore, qui fondait en larmes ; elle les joignit avec un mouvement que l’un des deux comprit, et pria pour que leur réunion pût être éternelle. Elle demanda ensuite à voir les restes de ses deux enfans. On les lui montra et au même instant, elle donna à entendre par des expressions détournées que s’ils n’avaient pas été les derniers rejetons de la famille de Mortimer, si l’attente et l’espérance n’avaient pas été portées au plus haut point, elle et ses enfans auraient pu voir prolonger leur vie.

En parlant sa voix s’altéra et ses yeux s’affaiblirent. Leurs derniers regards se tournèrent vers celui qu’elle aimait ; quand leur lumière fut éteinte, elle sentit encore ses bras qui la pressaient. Un instant d’après elle ne sentit plus rien.

Dans les convulsions terribles qui accompagnent le désespoir d’un homme, désespoir d’autant plus affreux qu’il est plus rare, l’infortuné Sandal se jeta sur le lit de son épouse ; et Éléonore, perdant tout autre souvenir dans un malheur si cruel, ne put que répéter ses cris, sans songer que celle dont elle déplorait la perte, avait été, à ce qu’elle devait croire, le seul obstacle à son bonheur.

Mais de toutes les voix qui, dans ce jour de douleur, retentirent dans le château et firent résonner les voûtes et les tours, il n’y en eut point dont les accens ressemblassent à ceux de la veuve Sandal. Ses plaintes étaient des cris de rage ; son affliction, un désespoir que rien ne pouvait calmer. Courant, comme en démence, d’une chambre à l’autre, elle s’arrachait les cheveux et prononçait contre elle-même les plus horribles imprécations. Elle s’approcha, à la fin, de la chambre où la défunte était déposée. Les domestiques voulurent l’empêcher d’y pénétrer, mais ils n’en eurent pas la force. Elle s’y élança malgré eux, jeta un coup d’œil sur le cadavre immobile et sur les survivans muets ; puis se jetant à genoux devant son fils, elle avoua le secret de son crime, et développa dans toute son horreur cette masse d’iniquités, maintenant parvenue à son comble.

Son fils l’écouta, l’œil fixe et les traits immobiles, et quand elle eut fini, au lieu de la relever, comme elle le lui demandait, il repoussa les mains qu’elle lui tendait et tomba sur le lit avec un rire étouffé, mais affreux. On ne put l’en arracher que quand on retira le corps pour l’ensevelir, et ceux qui remplissaient ce pénible devoir, ne surent s’il fallait plaindre davantage celle qui était privée de la vie, ou celui chez qui le flambeau de la raison venait de s’éteindre à jamais.

La mère infortunée et coupable mourut quelques mois après, et déclara en mourant le secret de son crime à un ministre d’une église indépendante, qui, sur le bruit de son désespoir, était venu la visiter. Elle confessa que, poussée par l’avarice et plus encore par le désir de recouvrer l’importance qu’elle avait perdue dans la famille ; connaissant d’ailleurs les richesses et les dignités que son fils acquerrait par son mariage avec Marguerite et auxquelles elle participerait, après avoir mis en usage en vain tous les moyens de persuasion, elle s’était décidée à fabriquer un conte aussi faux qu’il était horrible, et dont elle fit part à son fils la veille de son mariage projeté avec Éléonore. Elle lui avait assuré qu’il n’était pas son fils, mais le rejeton du commerce illicite de son mari, le prédicateur, avec la mère puritaine d’Éléonore, qui avait été autrefois l’une de ses ouailles, et qui, de l’admiration pour ses sermons, avait passé à celle de sa personne. Cette liaison, avait-elle dit, lui avait causé de grandes inquiétudes pendant les premières années de son mariage. Elle ajouta que l’attachement réel de Marguerite pour son cousin avait pallié l’horreur de son action à ses yeux ; mais que quand elle avait vu son fils, le jour de son mariage projeté, quitter sa maison avec désespoir pour courir sans savoir où, elle avait eu un moment l’idée de le rappeler et de lui tout avouer. Bientôt cependant son cœur s’était endurci par la certitude que son secret était parfaitement sûr : car elle avait fait jurer à son fils qu’il ne le révélerait jamais, par respect pour la mémoire de son père et par pitié pour la coupable mère d’Éléonore.

Tout réussit au gré de ses criminels désirs. Sandal n’eut bientôt plus pour Éléonore que des yeux de frère, et l’image de Marguerite trouva place dans son cœur tendre et qui sentait le besoin d’aimer ; mais, comme il n’arrive que trop souvent aux artisans de fraudes et d’impostures, l’accomplissement apparent de ses vœux mit le comble à sa ruine. Le mariage de John et de Marguerite n’ayant point produit d’héritier, les biens passèrent au parent éloigné dont je vous ai parlé, et son fils, privé de sa raison par les chagrins que ses artifices lui avaient causés, se vit réduit à vivre de la modique pension que ses services passés lui avaient fait obtenir.

Quand la veuve Sandal eut expiré, Éléonore se retira dans sa chaumière du comté d’York avec l’objet infortuné de ses constantes amours et de ses tendres soins, et elle consacra le reste de ses jours à veiller sur lui et à guetter le retour d’une raison qui ne devait plus revenir.

Après avoir, pendant deux ans, dépensé une grande partie de sa fortune à consulter les premiers médecins de l’Angleterre, elle renonça enfin à toute espérance, réfléchissant que le revenu d’un capital, ainsi diminué, suffirait à peine pour procurer quelques-uns des agrémens de la vie à celui qu’elle avait résolu de ne jamais abandonner, elle resta désormais tranquille à côté de son triste compagnon, et devint un exemple de plus du dévouement dont le cœur d’une femme est capable, ne se lassant jamais de faire le bien, sans qu’il ait besoin d’être excité, soit par la passion, soit par les applaudissemens, soit même par la reconnaissance de l’objet qui ignore ce que l’on fait pour lui.

Elle passe la journée entière à ses côtés ; elle regarde attentivement cet œil jadis si brillant, et qui maintenant se fixe sur elle sans vie et sans expression. Elle songe à ce sourire si plein de grâce et d’esprit, et ne voit qu’un sourire vague qui cherche à plaire et ne peut rien exprimer. Elle détourne la tête et se repaît de souvenirs. Elle se rappelle le héros et l’amant ; celui qui réunissait tout ce qui pouvait éblouir les yeux, exalter l’imagination et attendrir le cœur. Elle le voit tel qu’il lui parut le premier jour. Tout-à-coup elle se réveille en sursaut en l’entendant rire ; elle voudrait partager sa joie, et lui-même ne sait pas l’expliquer.

Il lui reste cependant une consolation. Parfois la mémoire lui revient pour un instant ; il parle, et c’est son nom et non pas celui de Marguerite qu’il prononce. Un rayon d’espoir brille dans son cœur quand elle l’entend ; mais il se dissipe avec le rayon faible et errant qui a paru vouloir un instant éclairer la raison de l’infortuné.

Sa santé est le premier objet de ses soins. Tous les soirs elle le conduit à la promenade, et cherche les sentiers les plus écartés, afin d’éviter les personnes dont les indécentes railleries ou la froide pitié seraient à la fois pénibles pour elle et fatigantes pour son ami, dont la douceur avait survécu à la raison.

Ce fut à cette époque que je fis la connaissance… je veux dire qu’un étranger qui avait fixé sa demeure près du hameau qu’habitait Éléonore, commença à suivre de loin ces deux individus pendant leurs promenades lentes et solitaires. Il les épiait tous les soirs. Il était instruit de tout ce qui avait rapport à ces infortunés, et songea dès lors à en profiter. Leur vie était si retirée, qu’il ne pouvait espérer d’être présenté chez eux. Il chercha donc à gagner leur amitié en rendant de temps à autre de légers services au malade. Quelquefois il ramassait les fleurs, que sans le savoir, Sandal jetait dans le ruisseau, et puis il écoutait avec un sourire gracieux les paroles entrecoupées par lesquelles l’infortuné, qui conservait toute l’amabilité de son esprit éteint, s’efforçait de lui témoigner sa reconnaissance.

Éléonore en éprouvait aussi de son côté ; mais elle sentait quelques alarmes de l’assiduité avec laquelle l’étranger se trouvait tous les jours sur ses pas ; et soit qu’on l’encourageât ou qu’on le repoussât, il imaginait toujours quelque nouveau moyen de s’insinuer auprès d’eux. Ni la noble tristesse qui marquait les manière d’Eléonore, ni son profond abattement, ni ses saluts accompagnés de courtes réponses, ne purent vaincre la douce, mais infatigable importunité de cet inconnu.

Au bout de quelque temps, il risqua de lui parler de ses chagrins : c’est là un moyen certain d’obtenir la confiance des malheureux. Éléonore commença à prêter l’oreille à ses discours, et quoiqu’elle ne pût s’empêcher d’être étonnée de la connaissance qu’il montrait de toutes les circonstances de sa vie, elle éprouva aussi de la consolation de l’air de sympathie avec lequel il parlait ; mais surtout de l’espoir vague et mystérieux qu’il cherchait à lui inspirer. Il ne s’expliquait point à ce sujet, et même ce qu’il en disait, paraissait souvent lui échapper involontairement. Les habitans du hameau, que l’oisiveté rendait curieux, ne tardèrent pas à remarquer que l’étranger et Éléonore étaient inséparables dans leurs promenades du soir.

Environ quinze jours après que l’on eut fait pour la première fois cette observation, Éléonore se présenta un soir chez un ecclésiastique du voisinage. L’heure était déjà avancée, la pluie tombait par torrens ; Éléonore, trempée et la tête découverte, frappait à coups redoublés à la porte. On la fit entrer, et la surprise de son hôte vénérable, à cette visite inattendue, se changea en effroi, quand elle lui en eut communiqué la cause. Il avait d’abord imaginé, connaissant la cruelle position où elle se trouvait, que la présence d’une personne aliénée ait eu sur son esprit un effet contagieux.

Elle avait, comme de coutume, rencontré l’étranger à la promenade. Il avait enfin osé faire une proposition qu’Éléonore se sentit à peine la force de répéter à l’ecclésiastique. Cette proposition épouvantable et le nom, presque aussi épouvantable, de l’étranger, occasionèrent au pasteur une vive émotion. Après avoir gardé un assez long silence, il demanda à Éléonore la permission de l’accompagner un soir à la promenade. Elle y consentit, et fixa le rendez-vous au lendemain.

Il est nécessaire d’observer que cet ecclésiastique avait passé quelques années sur le continent, et que pendant ses voyages il lui était arrivé des aventures au sujet desquelles il courait les bruits les plus étranges, quoiqu’il gardât à leur égard le plus profond silence. Fixé depuis peu de temps dans les environs, il ignorait les événemens qui avaient marqué la vie d’Éléonore.

Le douteux crépuscule se fondait déjà dans les ombres de la nuit quand le pasteur quitta sa maison et se dirigea vers le lieu qu’Éléonore lui avait indiqué et où elle rencontrait d’ordinaire l’étranger.

Ils y étaient déjà quand il arriva. Le visage détourné et l’air effrayé d’Éléonore, la sévère et calme importunité de l’étranger ne lui permirent pas de se méprendre sur le terrible sujet de leur conversation. Tout-à-coup il s’avance et se présente aux yeux de l’étranger. Ils se reconnaissent sur-le-champ. Les traits de l’étranger offrirent une expression qui ne s’y était jamais peinte auparavant, c’était celle de la crainte. Il s’arrêta un moment, et se retira ensuite sans prononcer un mot et ne revint plus jamais obséder Éléonore.

Ce ne fut qu’au bout de quelques jours que l’ecclésiastique se sentit assez remis de l’émotion que cette rencontre lui avait causée pour pouvoir en expliquer le motif. Il fit dire pour lors à Éléonore que quand elle serait disposée à le recevoir, il aurait l’honneur de se rendre chez elle. Elle fixa le soir même. Il arriva, et quand le pauvre malade fut couché, quand ils furent assurés que rien ne les interromprait, ils s’assirent en face l’un de l’autre. Éléonore tremblait involontairement en songeant au récit qu’elle allait entendre ; et le pasteur, ému lui-même ne commença qu’après un silence la relation qu’il lui avait promise.

Il lui dit d’abord qu’il avait connu dans sa jeunesse un Irlandais nommé Melmoth, dont la vaste érudition et l’esprit vif et profond lui avaient inspiré un intérêt tel que leur liaison n’avait pas tardé à devenir intime. Plus tard, jeté dans des routes différentes, il l’avait perdu de vue ; mais au commencement des troubles civils, ayant cherché, avec son père et sa famille, un asile en Hollande, il y avait de nouveau rencontré Melmoth, qui lui avait proposé un voyage en Pologne, offre qu’il avait acceptée avec plaisir. Il y avait fait la connaissance d’Albert Alasco, l’aventurier polonais, dont il raconta à Éléonore plusieurs traits extraordinaires.

« Je ne fus pas long-temps, » dit-il ensuite, « à découvrir que Melmoth s’était irrévocablement attaché à l’étude de cet art justement abhorré de tout chrétien. Il avait eu la faiblesse d’ajouter foi à ceux qui lui avaient promis la connaissance et le pouvoir du monde à venir… mais à des conditions qu’on ne peut répéter. »

Une expression étrange agita ses traits à ces mots. Il se remit cependant et ajouta :

« À compter de ce moment notre liaison fut rompue. Je jugeai que Melmoth était entièrement livré aux illusions du démon, qu’il était au pouvoir de l’ennemi !

« Je n’avais pas vu Melmoth depuis plusieurs années et je me préparais à quitter l’Allemagne, quand la veille de mon départ on me fit dire qu’un de mes amis, se croyant sur le point de mourir, désirait entretenir un ministre protestant. Nous étions sur les terres d’un électeur ecclésiastique. Je m’empressai de me rendre chez le malade. En entrant dans la chambre où j’avais été introduit par un domestique qui se retira sur-le-champ en fermant la porte après lui, je fus surpris de la voir remplie de livres et d’instrumens d’astrologie et d’autres dont je ne pouvais deviner l’usage. Dans un des coins il y avait un lit, au chevet duquel je ne vis ni médecins, ni parens, ni amis. J’y jetai les yeux, et à ma grande surprise j’y distinguai la figure de Melmoth. Je m’avançai et je voulus lui adresser quelques mots de consolation. Il me fit signe de la main de garder le silence et je me tus. Le souvenir de ce qu’il avait été et la situation où il se trouvait me causèrent plus de frayeur encore que d’étonnement.

« Approchez, dit Melmoth, en parlant d’une voix très affaiblie, encore plus près. Je me meurs… vous ne savez que trop bien comment ma vie a été passée. J’ai commis le grand péché des anges… je me suis livré à l’orgueil… j’ai été fier de ma raison. C’est le premier des péchés mortels… J’ai aspiré après des connaissances défendues. Maintenant, je me meurs. Je ne recherche point les cérémonies de la religion. Je n’ai pas besoin de mots qui n’ont pas de sens pour moi, ou que du moins je voudrais qui n’en eussent pas. Ne me jetez pas ces regards d’horreur. Je vous ai fait appeler pour exiger de vous la promesse solennelle de cacher ma mort au monde entier. Que personne ne sache jamais où ni comment j’ai cessé d’exister.

« Sa voix était si claire, son ton si énergique, que je ne pus me persuader qu’il fût réellement dans l’état qu’il disait, et je lui répondis : Mais je ne saurais croire que vous soyez mourant. Votre intelligence est nette, votre voix forte, votre langage suivi, et sans la pâleur de votre teint et votre position dans ce lit, je croirais à peine que vous êtes malade. — Avez-vous, reprit-il, la patience et le courage nécessaires pour attendre la preuve de ce que je vous dis ? — Je répondis que je ne manquais point de patience, et quant au courage, j’invoquai en secret cet Être que j’honorais trop pour en prononcer le nom en sa présence. Il me comprit, et répondit par un sourire affreux ; puis montrant du doigt une pendule placée au pied de son lit, il dit : Observez bien cette pendule. Elle marque présentement onze heures. Mes idées sont nettes, et j’offre les apparences de la santé. Restez encore une heure et vous me verrez sans vie.

« Je ne quittai pas le chevet de son lit. Les yeux de l’un et de l’autre restaient fixés sur la pendule : il m’adressait de temps à autre la parole ; mais ses forces diminuaient visiblement. Il me répéta plusieurs fois qu’un secret inviolable était de la plus haute importance, même pour moi ; et il me laissait entendre que nous pourrions nous revoir. Je lui demandai pourquoi il avait jugé convenable de me confier un secret, dont la divulgation devait avoir des suites si graves, tandis qu’il n’eût tenu qu’à lui de le tenir toujours caché. Il ne me répondit pas. Cependant l’aiguille de la pendule approchait de minuit. Ses traits changeaient, ses yeux s’affaiblissaient, sa voix n’articulait plus, sa bouche s’affaiblissait ; enfin sa respiration cessa. Je tâtai son pouls, il ne battait plus ; j’appliquai une glace à sa bouche, elle ne fut point ternie. Au bout de quelques instans son corps se refroidit tout-à-fait. Je ne quittai l’appartement qu’au bout d’une heure, il ne donnait aucun signe d’un retour à la vie.

« Des circonstances malheureuses me retinrent long-temps sur le continent. Je le parcourus en tous sens, et partout j’entendais répéter que Melmoth vivait encore. Je n’ajoutai cependant aucune foi à ces bruits, et je revins en Angleterre bien convaincu qu’il était mort. Cependant c’est Melmoth qui marchait et qui parlait avec vous hier au soir. Mes yeux l’ont reconnu sur-le-champ. Il est tel que je l’ai vu il y a bien des années, quand ma marche était ferme et mes cheveux noirs. J’ai changé, mais il est toujours le même ; il semble que le temps n’ait pas osé porter la main sur lui. Il m’est impossible de concevoir par quel moyen il a pu prolonger ainsi son existence posthume et contre nature, à moins que le bruit terrible qui suivait partout ses pas sur le continent ne soit réellement fondé sur la vérité. »

Éléonore, poussée à la fois par la frayeur et par une curiosité vague, demanda quel était ce bruit qu’elle tremblait de deviner.

« N’en demandez pas davantage, » dit l’ecclésiastique, « vous en savez déjà plus qu’aucune oreille humaine aurait jamais dû entendre, aucun esprit humain concevoir. Qu’il vous suffise d’avoir été mise en état par la puissance divine, de repousser les assauts du malin esprit. L’épreuve a été terrible, mais le résultat en sera glorieux. Si l’ennemi continue ses attaques, rappelez-vous qu’il a déjà été repoussé des cachots et des échafauds, du milieu des cris de Bedlam et des flammes de l’Inquisition. Il lui reste à être vaincu par l’adversaire le plus faible : un cœur flétri par une passion malheureuse. Il a parcouru la terre pour chercher des victimes à dévorer. Il n’a point trouvé de proie, même dans les lieux où il se flattait d’en rencontrer. Que ce soit pour vous un sujet de gloire et de joie, que dans votre faiblesse, vous ayez ainsi remporté la victoire à l’aide de ce pouvoir qui doit toujours anéantir le sien.

 

Quelle est cette femme, affaiblie par le chagrin, qui soutient avec peine un malade exténué, et qui semble avoir elle-même besoin de support ? C’est toujours Éléonore, donnant le bras à John. Leur route est la même ; mais les années se sont écoulées sur leur tête. La soirée est triste : le vent d’automne siffle dans les arbres ; le ruisseau roule, à côté d’eux, ses eaux troubles, les feuilles desséchées résonnent sous leurs pas.

Tout-à-coup le malade indique, par un signe, qu’il désire s’asseoir. Sa fidèle compagne le conduit vers un tronc d’arbre couché, et se place à côté de lui. Il pose sa tête sur son sein, et elle sent, avec surprise et ravissement, des pleurs couler de ses yeux, pour la première fois, depuis de longues années. Il lui serre doucement la main : ce mouvement semble indiquer le retour de son intelligence. Elle le regarde, plein d’un espoir qu’elle ne peut exprimer. Il lève lentement la tête, et fixe les yeux sur elle. Dieu puissant et consolateur ! son regard est celui d’un être raisonnable. Il la remercie, par un coup d’œil délicieux, de tous ses soins, des longs et pénibles travaux de l’amour. Il ouvre la bouche ; mais ses lèvres ont perdu l’habitude de prononcer des paroles humaines. Il fait un effort difficile ; il le répète et ne réussit point. Les forces lui manquent, ses yeux se ferment ; son dernier soupir s’exhale sur le sein de la fidélité et de l’amour ; et, peu de jours après, Éléonore dit, à ceux qui entouraient son lit, qu’elle mourait heureuse, puisqu’il l’avait reconnue. Elle fit un signe à l’ecclésiastique, qui le comprit et y répondit.


CHAPITRE XXXIX.



Le Seigneur don Francisco d’Aliaga, poursuivant le lendemain son voyage, ne put s’empêcher de se dire qu’il était inconcevable qu’un homme auquel il n’avait donné aucun encouragement, s’obstinât ainsi à le poursuivre, tantôt lui racontant des histoires qui n’avaient aucun intérêt pour lui, tantôt passant une journée entière à ses côtés sans ouvrir une seule fois la bouche.

« Seigneur, » dit tout-à-coup l’étranger, parlant, pour la première fois, depuis le matin, et comme s’il eût deviné la pensée de son compagnon de voyage : « Je conviens que vous avez dû trouver étrange que je vous aie retenu si long-temps hier pour écouter une histoire qui n’avait aucun rapport à vous. Permettez-moi de vous en dédommager par une autre fort courte, et à laquelle je me flatte que vous prendrez un intérêt tout particulier. »

« Vous m’assurez qu’elle sera courte ? » dit Aliaga.

— « Sans doute, et j’ajouterai qu’elle sera la dernière dont je vous importunerai. »

— « Puisqu’il en est ainsi, poursuivez, au nom de Dieu ; mais surtout je vous recommande un peu de ménagement. »

« Il y avait une fois, » dit l’étranger, « un certain marchand espagnol qui avait acquis, par le commerce, une fortune considérable ; cependant, au bout de quelques années, ayant fait des spéculations malheureuses, il jugea devoir accepter l’offre que lui fit un de ses parens, de passer aux Indes, et d’y former une association avec lui. Il s’y rendit donc avec sa femme et son fils, laissant en Espagne une fille encore dans l’enfance. »

« Cela ressemble bien à mon histoire, » dit Aliaga, sans se douter de ce que l’étranger voulait dire.

— « Deux années rétablirent non-seulement sa fortune, mais encore lui donnèrent l’espérance de l’augmenter considérablement. Il résolut donc dès lors de se fixer aux Indes, et il écrivit en Europe, pour que sa fille vînt le trouver, avec sa nourrice, négresse d’une fidélité à toute épreuve, et qui était déjà, depuis plusieurs années, à son service. »

« Ceci me rappelle ce qui m’est arrivé, » observa encore Aliaga, dont la conception n’était pas très-prompte.

— « Elles s’embarquèrent, en effet, par la première occasion qui s’offrit. Le vaisseau fit naufrage, et le bruit courut que la nourrice et l’enfant avaient péri avec tout l’équipage. On découvrit, au contraire, plus tard, qu’elles seules s’étaient sauvées, et qu’elles avaient débarqué dans une île déserte, où la nourrice était morte de fatigue et de besoin, tandis que l’enfant avait survécu, et était devenue une charmante fille de la nature, vivant de fruits, couchant sur des roses, buvant l’onde pure de la source, respirant l’harmonie du ciel, et répétant le petit nombre de mots européens que sa nourrice lui avait appris, en réponse aux chants des oiseaux et au murmure des ruisseaux, dont la musique, pure et sainte, était d’accord avec son cœur céleste. »

« Je n’ai jamais entendu parler de tout cela, » dit tout bas Aliaga. L’étranger continua :

« Un vaisseau en détresse ayant enfin abordé dans cette île, le capitaine délivra cette aimable victime de la brutalité de ses matelots ; et jugeant, d’après la langue qu’elle parlait, qu’elle appartenait à une famille espagnole fixée aux Indes, il résolut, en homme d’honneur, de la rendre à ses parens. Il la conduisit donc à Bénarès, où il fit les recherches nécessaires, et où elle retrouva sa famille. »

À ces mots, Aliaga regarda l’étranger d’un air égaré. Il aurait voulu l’interrompre, mais il n’en eut pas la force.

— « J’ai depuis entendu dire que cette famille était retournée en Espagne. La belle habitante de l’île déserte est devenue l’idole de vos cavaliers de Madrid, des promeneurs du Prado. Mais écoutez-moi bien ! Un œil est fixé sur elle, dont le regard est plus dangereux que celui du serpent ! Un bras s’apprête à la saisir, dont les étreintes font frémir l’humanité ! Ce bras l’a lâchée pour un moment : ses muscles frémissent d’horreur et de pitié. Il laisse sa victime en liberté, et fait signe à son père pour qu’il vole à son secours ! Don Francisco, me comprenez-vous maintenant ? Cette histoire a-t-elle quelque intérêt pour vous ! En sentez-vous l’application ? »

Il s’arrêta ; mais Aliaga, muet d’horreur, ne put lui répondre que par une faible exclamation.

« Si je ne me suis pas trompé, ne perdez pas un moment pour sauver votre fille ! »

En disant ces mots, il piqua sa mule et disparut dans un sentier étroit, entre les rochers, qu’aucun voyageur humain ne paraissait avoir encore parcouru. Aliaga n’était pas, par sa nature, susceptible d’impressions bien fortes ; sans quoi cet avertissement, la manière mystérieuse dont il avait été donné le lieu sauvage où il se trouvait et où l’étranger avait disparu à sa vue, auraient eu sur lui un effet inévitable. Il n’en fut rien. À la vérité, dans le premier moment, il résolut de retourner chez lui sans perdre un instant ; il écrivit même dans ce sens à sa femme ; mais, étant arrivé dans le lieu où il devait passer la nuit, il y trouva des lettres d’affaires qui l’y attendaient. Son correspondant lui annonçait la faillite probable d’une maison de commerce établie dans une ville éloignée de sa route, mais où sa présence pouvait être de la plus haute importance pour ses intérêts. Il y avait aussi des lettres de Montillo, qui lui disaient que la santé de son père était dans une situation si précaire, qu’il ne pouvait songer à le quitter avant que son sort fût décidé. La fortune du fils et la vie du père dépendaient également de cette décision.

Après avoir lu ces lettres, l’esprit d’Aliaga reprit son pli accoutumé. D’ailleurs, l’image mystérieuse de l’étranger et le souvenir de ce qu’il avait raconté se dissipaient peu à peu. Il se glorifia de cet oubli, et attribua à son courage ce qui n’était qu’un effet de son indifférence. Aliaga se mit donc en route pour la ville où ses intérêts l’appelaient, et il écrivit à son épouse que quelques mois s’écouleraient peut-être encore avant qu’il retournât aux environs de Madrid.

Le reste de la terrible nuit qui vit disparaître Isidora, se passa, de la part de dona Clara, dans un sombre désespoir : car, malgré la froideur de son caractère, elle conservait encore les sentimens d’une mère, et le bon père Jozé partagea sa douleur.

L’inquiétude de dona Clara était augmentée par la crainte qu’elle avait de la colère de son époux, et des reproches qu’il pourrait lui faire d’avoir négligé, d’une manière impardonnable, les devoirs maternels. Elle fut plusieurs fois tentée, dans le cours de cette affreuse nuit, de réveiller son fils, et de lui demander des conseils et du secours ; mais la violence connue de ses passions la retint ; et elle resta donc livrée, jusqu’au jour, à une douleur muette que rien ne put calmer. Puis tout-à-coup, mue par une impulsion dont elle ne put se rendre compte, elle se leva de son fauteuil, et se rendit, en toute hâte, à l’appartement de sa fille, comme si elle eût imaginé que les événemens de la nuit précédente n’étaient que les suites d’un songe inquiet que les premiers rayons de l’aurore devaient dissiper.

Tout en effet lui en offrit l’apparence. En s’approchant du lit, elle vit Isidora dormant du sommeil le plus profond. Sur sa bouche se peignait un doux, un tranquille sourire. Dona Clara poussa un cri de joie, dont le bruit réveilla le père Jozé, qui s’était endormi, sur une chaise, à l’approche du jour. Il accourut aussi promptement que le permettait sa rotondité naturelle, et son étonnement fut au comble au spectacle qui se présenta à lui.

« Ne la troublons pas, » dit-il enfin ; « elle est sans doute fatiguée après la nuit qu’elle doit avoir passée. »

« Ô mon père ! » s’écria dona Clara, « ne m’abandonnez pas dans cette extrémité ! Ce que nous voyons est l’ouvrage de la magie, des esprits infernaux. Ne le pensez-vous pas comme moi ? »

Cette question était, au fond, fort embarrassante : car le bon père, qui était un excellent homme, n’avait pas une instruction très-profonde. Il aurait voulu répondre à dona Clara d’une manière satisfaisante ; mais le fait est qu’il ne savait pas lui-même comment expliquer ce qu’il voyait. Il ouvrit les yeux, fronça le sourcil, serra les lèvres ; et, au moment où dona Clara s’imaginait qu’il allait enfin lui dévoiler le mystère qu’elle brûlait de savoir, il lui dit qu’excessivement fatigués l’un et l’autre, ils feraient bien d’imiter dona Isidora, et de prendre un peu de repos jusqu’à l’heure du déjeuner. Dona Clara voulut en vain le faire parler, elle n’en put obtenir davantage, et fut obligée de céder.

Le père Jozé fut réveillé de meilleure heure qu’il ne l’aurait voulu par un messager de dona Clara, qui, tourmentée par l’inquiétude ordinaire aux âmes faibles, le pressait de venir conférer avec elle sur le sujet qui la préoccupait. Son premier point était de cacher, s’il était possible, l’absence momentanée de sa fille ; et elle sentit son courage se ranimer, quand elle eut remarqué qu’aucun des domestiques ne paraissait s’en être aperçu, et qu’un seul vieux serviteur était absent. Elle fut encore plus tranquillisée par la réception d’une lettre de son mari, qui lui annonçait la prolongation de son absence. Il lui semblait avoir obtenu le sursis d’un arrêt. Elle fit part de ces circonstances au père Jozé, qui l’engagea à s’assurer du silence de ses domestiques par des cadeaux.

Il parlait encore quand Isidora entra dans le salon, et son aspect les étonna tous deux. Son air était calme, sa démarche tranquille ; elle paraissait n’avoir aucune idée de l’inquiétude et de la douleur que son absence avait inspirée. Après le premier silence causé par la surprise, elle fut accablée de questions, que sa mère et le père Jozé auraient pu s’épargner la peine de lui faire : car, pendant plusieurs jours, ni les remontrances, les prières ou les menaces de dona Clara, ni l’autorité spirituelle du confesseur ne purent tirer d’elle un seul mot d’explication. Quand on la pressait vivement, l’esprit d’Isidora montrait un peu de cette indépendance à laquelle sa première existence l’avait habituée. Elle avait été maîtresse de toutes ses actions pendant dix-sept ans ; et, quoique naturellement douce et traitable, quand la médiocrité impérieuse prétendait la tyranniser, elle éprouvait un sentiment de dédain qu’elle ne pouvait exprimer que par un profond silence.

Ce secret ne pouvait cependant pas en rester toujours un. Quelques mois s’écoulèrent, et les visites de son époux donnèrent à l’esprit d’Isidora une tranquillité et une confiance habituelle. Melmoth, lui-même, changeait peu à peu sa féroce misantropie contre une espèce de tristesse pensive. Isidora voyait ce changement avec une joie inexprimable. Elle espérait qu’une liaison assidue avec elle le ferait participer à la tranquille pureté du cœur d’une femme.

Une nuit, Melmoth la trouva chantant une hymne à la Vierge, et s’accompagnant sur son luth.

« Il me semble, » lui dit-il avec un sourire affreux, « qu’il est bien tard pour adresser à la Vierge votre prière du soir. Il est minuit passé. »

« On m’a assuré, » répondit Isidora, « que son oreille était ouverte en tout temps. »

— « S’il en est ainsi, mon aimable amie, ajoutez un verset pour moi. »

« Hélas ! » dit Isidora en laissant tomber son luth, « vous ne croyez pas à ce qu’enseigne l’Église ! »

— « Oui, j’y crois quand je vous écoute. »

— « N’y croyez-vous qu’alors ? »

— « Répétez votre hymne à la Vierge. »

Isidora obéit, et observa l’effet qu’elle faisait sur son auditeur. Il paraissait ému. Quand elle eut fini, il lui fit signe de chanter encore.

« Mon ami, » lui dit-elle, « ces répétitions si fréquentes ne ressembleraient-elles pas plutôt à une représentation théâtrale, qu’à une prière que j’adresse au Dieu que j’aime ? »

— « Et pourquoi parlez-vous comme si je ne partageais point cet amour pour Dieu ? »

— « Allez-vous à l’église ? »

Un profond silence fut toute la réponse de Melmoth.

— « Recevez-vous les sacremens ? »

Il ne répondit pas davantage.

— « M’avez-vous jamais, malgré mes prières réitérées, permis d’annoncer à ma famille inquiète le lien qui nous unissait ? »

Pas de réponse.

— « Et maintenant… que… peut-être… je n’ose exprimer ce que je sens ! Oh ! comment oserai-je paraître devant des yeux qui m’épient de si près ?… Que dirai-je ?… Femme sans époux !… Mère, sans père pour mon enfant, ou du moins avec un père que le serment le plus terrible me force à ne jamais déclarer ! Ô Melmoth ! ayez pitié de moi ; délivrez-moi de cette vie de contrainte, de fausseté et de dissimulation ; allez me réclamer comme votre épouse, en présence de ma famille, et votre épouse vous suivra, s’attachera à vous, périra avec vous ! »

En disant ces mots, elle le serrait dans ses bras, et ses larmes inondaient les joues de son époux. Une femme ne nous implore presque jamais en vain dans un moment de honte et d’effroi. Melmoth fut sensible à sa prière ; mais il ne le fut qu’un instant. Regardant sa victime d’un air sérieux et inquiet, il lui demanda si ce qu’elle venait de lui dire était vrai. Elle s’éloigna involontairement, et ne répondit que par son silence. La nature se fit entendre au cœur de Melmoth. Il se dit à lui-même : Cet enfant est le mien ; le fruit de l’amour, le premier né du cœur et de la nature ; il est à moi, et, quelque chose qui m’arrive, je laisserai après moi un être qui priera pour son père, même quand ses prières tomberaient dans les flammes qui me consumeront à jamais, et s’y évaporeraient comme une goutte de rosée sur les sables brûlans du désert !

À compter de ce jour, la tendresse de Melmoth pour sa femme augmenta d’une manière visible. Le Ciel pourrait seul expliquer la source du sauvage amour avec lequel il la contemplait, et auquel se mêlait toujours un peu de férocité. Il se peut qu’il ait cherché dans l’avenir quelque nouvel objet pour ses funestes expériences, et qu’il ait pensé qu’un enfant qui lui serait parfaitement soumis y serait plus propre qu’aucune autre créature. Quoi qu’il en soit, il parla de l’événement avec autant d’inquiétude qu’un père qui partage tous les sentimens de l’humanité.

Tranquillisée par sa conduite, Isidora supporta, sans se plaindre, tous les désagrémens attachés à sa nouvelle position, et qui étaient rendus plus pénibles par ses craintes et par le mystère dont elle était obligée de s’envelopper. Elle espérait que Melmoth la récompenserait enfin par un aveu public et honorable ; mais elle n’exprimait cet espoir que par son silence et son sourire. Le moment approchait cependant à grands pas, et les inquiétudes les plus cruelles commencèrent à l’agiter sur le sort d’un enfant né dans des circonstances si mystérieuses. Quand Melmoth revint, il la trouva en pleurs.

« Hélas ! » répondit-elle, quand il lui en eut demandé le motif, « N’ai-je pas assez de raisons pour pleurer ? Et cependant ai-je répandu bien des larmes ? Il n’y a que vous seul qui puissiez en tarir la source. Je sens que l’événement qui s’approche me deviendra fatal. Je sais que je ne vivrai pas assez long-temps pour voir mon enfant. Dans cette persuasion, j’exige de vous la seule promesse qui puisse me consoler. »

Melmoth l’interrompit pour lui dire que ses craintes étaient l’effet naturel de sa position, et que bien des mères, entourées d’une nombreuse progéniture, souriaient en se rappelant que chacun de leurs enfans semblaient devoir leur coûter la vie. Isidora secoua la tête, et dit :

« Les présages que je sens sont de ceux que les mortels n’ont jamais eus en vain. J’éprouve une impression profonde, aussi inexplicable qu’ineffaçable. Il semble que le Ciel me parle dans la solitude ; il m’ordonne de garder son secret, et me menace, si je le divulgue, de ne trouver que des incrédules. Ô Melmoth, ne souriez pas d’une manière si effrayante quand je parle du Ciel, et songez que, peut-être sous peu, vous n’aurez que moi pour y intercéder en votre faveur. »

« Mon aimable sainte, » dit Melmoth en riant et en se mettant à genoux, « permettez-moi de m’y prendre dès à présent pour m’assurer de votre médiation. Croyez que je n’aurai rien de plus pressé que de vous faire canoniser. Vous me fournirez sans doute une ample liste de miracles ! »

« Puisse votre conversion être le premier ! » dit Isidora avec une énergie qui fit frissonner Melmoth. Elle lui serrait la main, et s’étant aperçue qu’il tremblait, elle voulut poursuivre son triomphe imaginaire. « Melmoth, » s’écria-t-elle, « j’ai le droit d’exiger de vous une promesse. J’ai fait pour vous les plus grands sacrifices. Jamais femme n’a donné des preuves d’une plus parfaite soumission. J’aurais pu voir les époux les plus illustres mettre à mes pieds leurs titres et leurs richesses. Dans mon heure de souffrance, les premières familles de l’Espagne se seraient pressées autour de ma porte. Mais je dois souffrir cette terrible lutte de la nature, seule, sans soutien, sans secours, sans consolation ; tandis qu’elle est terrible même pour celles dont les souffrances sont adoucies par la présence d’une mère, et qui entendent répéter les premiers cris de leur enfant par les cris de joie d’une famille entière. Ô Melmoth ! que doit-elle donc être pour moi, qui souffrirai dans le silence et dans la solitude, qui verrai mon enfant arraché de mes bras avant que j’aie pu l’embrasser ? Accordez-moi donc une chose, une seule chose. Jurez que mon enfant sera baptisé selon les rites de l’Église catholique. Alors si mes funestes présages s’accomplissent, je mourrai du moins tranquille en songeant que je laisse après moi un être qui priera pour son père, et dont les prières pourront être exaucées. Ah ! si ma voix n’est pas digne d’être écoutée dans le ciel, celle d’un chérubin pourra l’être. Le Sauveur qui sur la terre a laissé approcher de lui les enfans ne les repoussera pas dans le ciel. Oh ! non… non ! il ne repoussera point le vôtre ! »

« Pourquoi vous refuserai-je ? » dit Melmoth, « non, non, votre enfant sera chrétien, mahométan, tout ce que vous voudrez : car si vous changez d’avis, vous n’auriez qu’à me le dire. »

« Je ne serais pas là pour vous le dire ! » reprit Isidora.

Dans ce moment, les cloches d’un couvent voisin se firent entendre. On distingua même un chant solennel et monotone. C’était l’office des morts que les religieux célébraient pour un de leurs frères qui venait de mourir.

« Écoutez, » dit Isidora. « La voix qui parle ainsi, n’est-elle pas celle de la vérité ? Ah ! si la vérité ne se trouve pas dans la religion, il n’y en a point sur la terre ! Celui qui n’a point de Dieu, ne saurait avoir de cœur. Ô mon ami, quand vous vous agenouillerez sur la pierre qui me couvrira, ne désirerez-vous pas que mon dernier sommeil soit adouci par une semblable musique ? Promettez-moi du moins que vous conduirez mon enfant vers ma tombe, et que vous lui ferez lire la simple inscription qui lui apprendra que je suis morte dans la foi chrétienne et dans l’espoir de l’immortalité. Promettez-le-moi ! jurez-le-moi. »

« Votre enfant sera chrétien, » dit Melmoth.


CHAPITRE XL.



Une observation singulière et qui cependant repose sur des faits bien avérés, c’est que les femmes qui sont obligées de supporter tous les inconvéniens et toutes les inquiétudes d’une grossesse clandestine, se portent mieux que celles qui jouissent des tendres soins de parens et d’amis attentifs ; et que des couches secrettes et illégitimes sont accompagnées de moins de dangers et de douleurs, que celles autour desquelles veillent et le talent et l’amitié. Isidora l’éprouva. La retraite dans laquelle sa famille vivait, l’humeur de dona Clara à qui le défaut de pénétration ne permettait pas de jamais rien soupçonner d’extraordinaire ; ces circonstances, jointes à la toilette du temps, lui permirent de cacher son état jusqu’au dernier moment. Quand ce moment approcha, on se figurera sans peine les préparatifs mystérieux qui eurent lieu. La nourrice importante, fière du dépôt qui allait lui être remis, la femme de chambre de confiance, le fidèle et discret médecin ; Melmoth procura à Isidora tout l’argent dont elle pourrait avoir besoin, et sa prodigalité l’aurait étonnée, vu l’extrême simplicité de ses manières, si elle avait pu penser à autre chose qu’au moment terrible qui approchait pour elle.

Un soir, quand tout annonçait que l’événement aurait lieu le lendemain, Melmoth qui était venu voir son épouse lui témoigna une tendresse plus vive qu’à l’ordinaire. Il la regardait souvent en silence et avec inquiétude. Il semblait avoir quelque chose à dire qu’il n’avait pas le courage de lui communiquer. Isidora, qui était versée dans ce langage muet, souvent plus expressif que celui de la parole, le pressait de lui dire ce qu’il pensait.

« Votre père revient, » dit enfin Melmoth avec regret. « Il sera certainement ici dans quelques jours ; peut-être même dans quelques heures. »

Isidora l’écouta dans un silence plein d’horreur.

« Mon père ! » s’écria-t-elle ; « je n’ai jamais vu mon père ! Oh ! comment oserais-je maintenant l’aborder !… Mais ma mère ignore-t-elle son retour ?… Pourquoi ne me l’a-t-elle pas annoncé ? »

— « Elle l’ignore encore ; mais elle ne tardera pas à l’apprendre. »

— « Et d’où avez-vous pu savoir une nouvelle qu’elle ignore ? »

Melmoth fit une courte pause ; sa physionomie prit une teinte plus sombre qu’elle ne l’avait fait depuis quelque temps ; il répondit enfin avec hauteur et avec une répugnance marquée : « Ne me faites plus jamais de question semblable. Les avis que je vous donne doivent être plus importans pour vous que les moyens dont je me sers pour les obtenir. Il suffit qu’ils soient vrais. »

« Pardonnez-moi, mon ami, » dit Isidora, « selon toutes les apparences, je ne vous offenserai plus. Ne me pardonnerez-vous donc pas ma dernière faute ? »

Melmoth paraissait trop absorbé dans ses réflexions pour pouvoir répondre même aux larmes de sa femme. Il ajouta après un moment de silence : « Votre futur époux arrive avec votre père… Le père de Montillo est mort… tout est arrangé pour votre mariage… Votre frère qui est allé au-devant d’eux les accompagne… On donnera une fête pour célébrer vos prochaines noces… Vous entendrez peut-être parler à cette fête d’un étrange convive… J’y serai ! »

Isidora restait muette d’horreur. « Une fête ! » s’écria-t-elle, « une fête nuptiale. Mais je suis déjà votre épouse et au moment de devenir mère ! »

Comme elle achevait ces mots, on entendit des pas de chevaux dans l’avenue. Les domestiques se mirent à traverser en tumulte les appartemens pour aller au-devant des nouveaux arrivés. Melmoth disparut sur-le-champ, avec un geste qui ressemblait à une menace, et en moins d’une heure Isidora s’agenouilla devant le père qu’elle n’avait jamais vu ; elle permit à Montillo de lui baiser la main et elle courut embrasser son frère qui, la voyant pâle et consternée, fut sur le point de repousser ses caresses.

La réunion se passa avec toute la solennité espagnole. Un calme trompeur régnait autour d’Isidora dont les inquiétudes s’étaient dissipées en s’apercevant que le moment qu’elle craignait, était moins proche qu’elle ne l’avait pensé. Elle souffrit avec assez de patience les préparatifs de ses noces. Elle montra du courage aux graves félicitations de son père et de sa mère, aux attentions mêlées d’égoïsme de Montillo, sûr désormais de posséder bientôt son épouse et sa dot ; enfin au consentement forcé de don Fernand qui ne cessait de répéter que sa sœur aurait pu prétendre à un parti plus illustre. Isidora écoutait tout avec sang-froid et se disait : quand ma main et celle de Montillo seraient déjà unies, Melmoth saurait bien m’arracher à lui. La persuasion vague du pouvoir surnaturel dont il était doué remplissait son esprit, et cette idée qui lui avait causé tant d’effroi dans l’origine de son amour, était alors la seule ressource, le seul espoir qui lui restât.

Le cœur du Seigneur Aliaga se dilatait en voyant approcher le moment qui devait mettre le sceau aux projets qu’il avait formés, et sa bourse s’ouvrant avec son cœur, il résolut de donner une fête superbe pour célébrer le mariage de sa fille. Isidora, quand elle entendit parler de cette fête, se rappela la prédiction de Melmoth, et les mots qu’il avait prononcés : J’y serai ! lui inspirèrent pendant quelques temps une horrible confiance ; mais à mesure qu’elle voyait les préparatifs s’avancer, quand elle s’entendit consulter sur les amusemens à offrir et sur la décoration des appartemens, le courage lui manqua et elle répondit par quelques mots incohérens et des regards égarés.

On se décida pour un bal masqué, et Isidora s’étant imaginé que Melmoth en profiterait, attendait avec impatience qu’il lui fît part des moyens qu’il comptait employer pour faciliter sa fuite. Il ne lui dit rien, et ce terrible silence confirmait et ébranlait alternativement la confiance qu’elle mettait en son pouvoir. Dans un moment de désespoir, elle s’écria :

« Retirez-moi, retirez-moi d’ici ! ma vie n’est rien ; mais ma raison est sans cesse menacée. Je ne puis supporter plus long-temps l’horreur de ma position. Pendant toute cette journée, on m’a fait traverser en tous sens des appartemens magnifiquement décorés pour un mariage impossible ! Ô Melmoth ! si vous ne m’aimez plus, ayez du moins pitié de moi. Sauvez-moi ! sauvez votre enfant ! vous m’avez dit que vous pouviez approcher de ces murs, y entrer sans que l’on vous aperçût ; vous vous êtes vanté du nuage dans lequel vous pouviez vous envelopper. Eh bien ! couvrez-moi de ce nuage, et que je me sauve sous ses plis affreux, dût-il être mon linceul. Songez à la nuit terrible de notre union ! Tremblante, je vous ai suivi. Les barrières s’ouvraient à votre voix ; vous parcouriez un sentier inconnu, et cependant je vous ai suivi. Oh ! si vous possédez réellement ce pouvoir mystérieux et inexplicable, que je n’ose croire et dont je ne puis douter ; faites-en usage dans cet affreux danger. Facilitez ma fuite, et quoique je sente que je ne vivrai point pour vous en témoigner ma reconnaissance, songez que je parle au nom d’un être encore sans voix, mais qui un jour vous remerciera pour moi ! »

Pendant qu’elle prononçait ce discours, Melmoth, attentif, gardait un profond silence. À la fin, il lui dit : « Vous abandonnez-vous donc à moi ? »

— « Hélas ! ne l’ai-je pas déjà fait ? »

— « Une question n’est pas une réponse. Voulez-vous, renonçant à tout autre engagement, à toute autre espérance, vous fier à moi seul, pour vous tirer de l’embarras cruel où vous vous trouvez ? »

— « Oui, je le veux. »

— « Voulez-vous me promettre que si je vous rends le service que vous me demandez, si j’emploie pour vous le pouvoir que vous m’attribuez, vous serez à moi ? »

— « À vous ! Ne le suis-je pas déjà ? »

— « Vous vous livrez donc à ma protection ! Vous cherchez volontairement le secours du pouvoir que je puis vous promettre ? Vous voulez que j’emploie ce pouvoir pour vous sauver ?… Parlez !… Est-ce que j’interprète bien vos sentimens ? Je ne puis exercer ce pouvoir que vous invoquez, à moins que vous ne l’exigiez vous-même. J’ai attendu que vous fissiez cette demande. Vous l’avez faite. Plût au ciel qu’elle ne l’eût jamais été ! » L’expression d’une atroce douleur altéra ses traits, comme il disait ces mots. Il ajouta ensuite : « Mais vous pouvez encore vous rétracter. Réfléchissez-y bien ! »

— « Vous ne voulez donc pas me sauver de la honte et du danger ?… Est-ce là la preuve que j’avais lieu d’attendre de votre amour ?… Est-ce là ce pouvoir si vanté ? »

— « Si je vous conjure de réfléchir, si j’hésite moi-même et si je tremble… c’est pour vous donner le temps d’écouter les conseils salutaires de votre bon ange. »

— « Oh ! sauvez-moi, » dit Isidora, en tombant à ses pieds, « et vous serez mon ange tutélaire ! »

Melmoth frémit en entendant ces paroles. Il la souleva, la consola et lui promit d’une voix sombre d’assurer sa fuite ; puis tout-à-coup s’éloignant d’elle, il se mit à parcourir la chambre en prononçant des mots entrecoupés. Tout-à-coup ses regards s’arrêtèrent sur un magnifique costume étalé sur une chaise.

« Qu’est-ce que cela signifie ? » s’écria-t-il.

« C’est la robe que je dois porter ce soir à la fête, » répondit Isidora. Mes femmes approchent. Je les entends à la porte. Oh ! que mon cœur battra quand je mettrai ces brillans vêtemens… « Vous ne m’abandonnerez donc pas ! » ajouta-t-elle au comble de l’inquiétude et de l’égarement.

« Ne craignez rien, » dit Melmoth d’un ton grave. « Vous avez imploré mon secours, et il vous sera accordé. Puisse votre cœur être plus tranquille quand vous ôterez cette robe, qu’au moment où vous allez la mettre ! »

L’heure avançait, et la société commençait à arriver. Isidora, élégamment parée, se mêlait dans les groupes, heureuse de la facilité que son masque lui procurait, pour cacher la pâleur de ses traits. Elle ne dansa qu’un instant avec Montillo, et s’excusa ensuite, sous prétexte qu’elle devait assister sa mère à recevoir et à entretenir ses amis.

Après un banquet somptueux, la danse recommença dans le salon, et Isidora s’y rendit avec les autres. Son cœur battait avec violence. Melmoth avait promis de venir à minuit, et elle voyait à la pendule qu’il n’y manquait plus qu’un quart d’heure. Bientôt le moment arrive, l’heure sonne. Isidora dont les yeux étaient restés jusqu’alors fixés sur la pendule, les retira avec un mouvement de désespoir ; tout-à-coup elle sentit que l’on touchait légèrement son bras. Un des masques se baissa vers elle, et lui dit à l’oreille : « Je suis ici ! » En même temps, il lui fit le signal dont elle était convenue avec Melmoth. Isidora n’ayant pas la force de répondre, ne put que répéter le signal.

« Hâtez-vous, » ajouta-t-il ; « tout est préparé pour notre fuite : il n’y a pas un moment à perdre ; je vais vous laisser pour un instant ; mais, dans quelques momens, venez me trouver sous le portique occidental ; les lampes y sont éteintes, et les domestiques ont oublié de les rallumer. Silence et promptitude ! »

Il disparut en parlant, et Isidora ne tarda pas à le suivre. Quoique le portique fût en effet obscur, le reflet de la lumière qui brillait dans les salons lui permit de reconnaître la figure de Melmoth. Il prit, sans rien dire, le bras d’Isidora sous le sien, et la pressa de quitter ce lieu.

« Arrête, scélérat, arrête ! » s’écria don Fernand, qui, suivi de Montillo, s’élança du balcon. « Où entraînes-tu ma sœur ?… Et toi, malheureuse, où veux-tu fuir, et avec qui ? »

Melmoth voulut passer en soutenant d’un bras Isidora, tandis que de l’autre il s’efforçait de repousser don Fernand ; mais celui-ci, ayant tiré l’épée, se plaça directement devant eux, et cria à Montillo de donner l’éveil à la maison, et d’arracher Isidora au ravisseur.

« Éloignez-vous, insensé, éloignez-vous ! » s’écria Melmoth ; « vous courez au trépas !… Je ne cherche point votre mort… Il me suffit d’une victime dans cette famille… Laissez-nous passer, ou vous périssez ! »

« Fanfaron ! prouvez ce que vous dites, » reprit don Fernand lui poussant une botte que Melmoth se contenta de parer froidement avec la main.

— « En garde, lâche ! ou je réussirai mieux ! »

Melmoth tira lentement son épée.

« Jeune homme ! » dit-il d’une voix terrible, si je tourne ce fer contre vous, votre mort est inévitable. Soyez donc plus sage, et laissez-nous passer. »

Don Fernand ne répondit que par une nouvelle botte, qui força enfin Melmoth de se mettre en défense.

Cependant les cris d’Isidora étaient parvenus jusqu’aux danseurs, qui arrivaient en foule dans les jardins. Les domestiques les suivaient avec des flambeaux, et la scène du combat, entourée de cent spectateurs, offrit en un instant la clarté du jour.

« Séparez-les ! séparez-les ! sauvez-les ! » s’écriait Isidora aux pieds de son père et de sa mère, qui, ainsi que le reste de la société, contemplaient ce spectacle dans un étonnement rempli d’horreur.

« Sauvez mon frère ! sauvez mon époux ! » continua Isidora.

Dans cet instant, la vérité toute entière s’offrit à l’esprit de dona Clara, qui, après avoir jeté un regard d’intelligence au père Jozé, tomba sans connaissance sur le gazon.

Le combat fut aussi court qu’inégal. En moins d’un instant, Melmoth passa deux fois son épée au travers du corps de don Fernand, qui expira aux pieds de sa sœur. Un silence affreux régna pendant quelques instans, et fut suivi du cri : « Saisissez le meurtrier ! » La foule aussitôt entoura Melmoth. Il n’essaya point de se défendre ; mais, s’étant éloigné de quelques pas, il remit son épée dans le fourreau, et écarta les assistans par le seul mouvement de son bras. La force intérieure, au-dessus de toute force physique qu’il déploya dans ce moment, semblait clouer tous les spectateurs à leurs places.

La lumière des lustres, que quelques domestiques tremblans élevaient pour le regarder, tombant en plein sur sa figure, quelques voix, saisies d’horreur, s’écrièrent : « Melmoth, l’homme errant ! »

— « C’est moi !… oui, c’est moi !… Qui maintenant osera s’opposer à mon passage ? Qui voudra se rendre le compagnon de ma fuite ? Je ne cherche point à présent à vous faire de mal ; mais je ne veux point être retenu. Pourquoi cet insensé n’a-t-il pas cédé à ma voix plutôt qu’à mon épée ?… Une seule corde sensible pouvait vibrer dans mon cœur ; cette corde est maintenant rompue pour toujours ! Je ne tenterai plus de femmes ! L’ouragan qui ébranle les montagnes et renverse les cités, doit-il descendre pour éparpiller les feuilles d’une rose ? »

Comme il parlait, ses regards tombèrent sur Isidora, qui était couchée, sans mouvement, à ses pieds et à côté de don Fernand. Il se baissa vers elle ; il sentit qu’elle respirait encore ; et, s’approchant de son oreille, il lui dit, d’une voix assez basse pour qu’aucun autre ne pût l’entendre : « Isidora ! voulez-vous fuir avec moi ? Voici le moment. Tous les bras sont paralysés ; tous les esprits sont glacés ! Isidora, levez-vous et fuyons ! Voici l’heure de votre sûreté ! »

Isidora, qui reconnut sa voix, leva pour un moment la tête, fixa d’abord les yeux sur lui, puis jeta un regard douloureux sur le corps ensanglanté de son frère et retomba sur ce corps. Melmoth se releva précipitamment ; les convives firent un mouvement hostile ; il les regarda fixement ; ils restèrent tous pétrifiés. Les domestiques tremblans levaient les torches, comme pour éclairer sa route. Il traversa le groupe sans être inquiété, et ne s’arrêta que quand il arriva près de don Francisco d’Aliaga, qui muet d’horreur, contemplait son fils et sa fille.

« Malheureux vieillard ! » s’écria-t-il en regardant le père infortuné, qui leva les yeux pour voir quel était celui qui lui adressait la parole, et qui reconnut quoiqu’avec peine l’étranger, son terrible compagnon de voyage ; « Malheureux vieillard !… vous fûtes averti !… mais vous négligeâtes l’avis… Je vous conjurais de sauver votre fille… je savais mieux qu’un autre le danger qu’elle courait… vous aimâtes mieux sauver votre or ; maintenant, comparez ce qui vous reste avec ce que vous avez perdu ! Je me suis placé entre moi-même et elle… j’ai averti… j’ai menacé… Ce n’était pas à moi à descendre à la prière. Malheureux vieillard ! voyez quel a été le résultat de votre imprévoyance ! »

Après avoir parlé, Melmoth se retourna lentement pour partir. Des exécrations involontaires le poursuivirent, et le prêtre élevant la voix avec indignation, s’écria : « Partez, être maudit, et ne nous troublez pas. Partez, maudit, et pour maudire ! »

« Je pars vainqueur et pour vaincre, » répondit Melmoth avec un triomphe sauvage et féroce.

Il disait vrai. Nul n’osa le toucher. La marque était sur son front. Ceux qui savaient la distinguer, savaient aussi que tout effort humain eût été inutile ; ceux à qui elle restait cachée n’en éprouvaient pas moins une horreur qui les rendait immobiles. Il quitta le jardin, et à l’instant il s’éleva un cri général : « Il faut l’abandonner à la vengeance de Dieu ! »


CHAPITRE XLI.



En moins d’une demi-heure le plus profond silence régna dans les superbes appartemens et dans les jardins illuminés de don Francisco d’Aliaga. Il n’y resta plus qu’un petit nombre de personnes que la curiosité retenait ou qui s’efforçaient d’offrir des consolations aux malheureux parens. Les jardins surtout offraient un spectacle horrible… les domestiques restaient immobiles, les torches à la main ; Isidora était couchée à côté du corps de son frère. Don Francisco, qui depuis long-temps n’avait pas prononcé une parole, ouvrit enfin la bouche pour maudire sa fille ; et dona Clara, qui conservait le cœur d’une femme et d’une mère, prosternée devant lui et les mains levées au ciel, s’efforçait d’arrêter la malédiction prête à lui échapper.

Le père Jozé était le seul qui parût avoir gardé un peu de mémoire et de sang-froid. Il demanda à plusieurs reprises à Isidora si elle était réellement mariée à cet être effrayant.

« Je suis mariée, » répondit la victime, en se levant et en jetant un regard sur la robe magnifique qu’elle portait. Tout-à-coup on entendit frapper un grand coup à la porte du jardin. Isidora ajouta : « Je suis mariée, et vous ne tarderez pas à voir paraître un témoin de mon mariage ! »

Comme elle achevait ces mots, quelques paysans du voisinage, aidés des domestiques du Seigneur Aliaga, apportèrent un cadavre tellement défiguré que ses plus proches parens n’auraient pu le reconnaître. On avait seulement reconnu ses habits qui étaient de la livrée de la maison d’Aliaga. Des paysans venaient de le trouver le soir même dans la campagne. Isidora n’y jeta qu’un seul regard et devina sur-le-champ que c’était le corps du vieux domestique, qui avait si mystérieusement disparu la nuit de ses effrayantes noces.

« Voilà, » s’écria-t-elle, au comble de l’égarement, « voilà le témoin de mon fatal mariage ! »

Le père Jozé répondit : « votre témoin est muet ! »

Cependant on entraînait Isidora, qui dans le même moment commença à sentir les premières douleurs de la maternité. Elle reprit sur-le-champ : « il y aura aussi un témoin vivant, pourvu que vous lui permettiez de vivre. »

La prédiction ne tarda pas à se réaliser ; transportée dans son appartement, elle donna au bout de quelques heures, presque sans secours, et sans qu’on la plaignît, naissance à une fille.

Cet événement causa, comme de raison, une grande sensation dans la famille. Don Francisco, qui depuis la mort de son fils, gardait un morne silence, s’écria : « Qu’on livre la femme du sorcier et leur infâme progéniture au saint tribunal de l’Inquisition ! » Dona Clara qui d’un côté plaignait sa malheureuse fille, frémissait de l’autre à l’idée d’être l’aïeule d’un jeune démon. Le père Jozé baptisa l’enfant en tremblant, et il fut obligé de se passer de parrains, car aucun des domestiques ne voulut en servir. La mère infortunée n’en chérit que plus sa fille, quand elle la vit abandonnée du monde entier.

Le bruit de cette aventure terrible et tragique ne tarda pas à se répandre, et l’on vit bientôt arriver les officiers de l’Inquisition, armés de tout le pouvoir que leur tribunal pouvait donner. Le Saint-Office se flattait enfin de pouvoir mettre la main sur ce Melmoth, qui jusque-là avait bravé tous ses efforts. Il avait montré un sentiment humain, et par ce sentiment, il était sans doute devenu vulnérable.

Ce ne fut qu’au bout de quelques semaines, qu’Isidora recouvra complètement sa raison et sa mémoire. Elle se trouva pour lors dans une prison, étendue sur un lit de paille et dans une cellule, qui n’avait pour tous meubles qu’un crucifix et une tête de mort : une faible lumière y pénétrait par une fenêtre grillée. Elle suffisait pour faire voir à Isidora que son enfant était à côté d’elle. Collé contre son sein, il en avait tiré à l’insu même de sa mère, une chétive et faible nourriture. Isidora le pressa contre son cœur, et s’écria en pleurant : « Tu es à moi ! À moi seule ! Tu n’as point de père !… Il est aux extrémités de la terre… Il m’a laissée seule… Mais que dis-je ? Je ne suis pas seule, puisque tu es avec moi ! »

On la laissa pendant plusieurs jours dans un repos parfait. On avait de bonnes raisons pour la traiter ainsi. On désirait que sa raison fût parfaitement saine au moment de son interrogatoire, dans l’espoir de tirer d’elle, au sujet de Melmoth, des renseignemens que l’on n’avait encore pu obtenir de personne.

Une nuit cependant, Isidora vit ouvrir la porte de sa cellule ; une personne entra, et malgré l’obscurité qui y régnait, elle reconnut en un instant les traits du père Jozé. Après une longue pause d’une mutuelle horreur, elle se mit à genoux en silence pour recevoir sa bénédiction, qu’il lui donna avec une gravité mêlée de tendresse, après quoi il fondit en pleurs.

Un nouveau silence régna encore pendant quelque temps. Le père s’était placé sur le pied du lit de la prisonnière, qui était assise comme lui, penchée sur son enfant, dont elle mouillait par momens la joue d’une larme froide, et qui paraissait avoir de la peine à tomber. Enfin l’ecclésiastique se recueillant en silence, lui dit : « ma fille, c’est par l’indulgence du Saint-Office, que j’ai obtenu la permission de vous visiter. »

« J’en suis fort reconnaissante, » répondit Isidora, qui se soulagea en versant des larmes plus abondantes.

— « Il m’est aussi permis de vous dire que votre interrogatoire aura lieu demain… Je vous conjure de vous y préparer… et s’il y a quelque chose que… »

« Mon interrogatoire ! » s’écria Isidora avec une surprise marquée, mais sans effroi. « Sur quel sujet va-t-on m’interroger ? »

— « Sur votre inconcevable union avec un être maudit… Ma fille, » ajouta-t-il, d’une voix étouffée par l’horreur, êtes-vous vraiment l’épouse de cet être, dont le seul nom fait frissonner et dresser les cheveux ?

— « Je le suis. »

— « Quels furent les témoins de votre mariage, et quelle main osa lier la vôtre de ce lien profane et contraire à la nature ? »

— « Nous n’eûmes point de témoins… Nous fûmes unis dans les ténèbres… Je n’ai vu personne ; mais il m’a semblé avoir entendu des mots… Je sais que j’ai senti une main placer la mienne dans celle de Melmoth… Elle était froide comme celle de la mort. »

« Ô nouvelle et mystérieuse horreur, » s’écria le prêtre en donnant toutes les marques d’un véritable effroi. Il pencha sa tête sur son bras, et garda, pendant quelque temps, le silence.

« Mon père, » dit enfin Isidora, « vous avez connu l’ermite qui demeure, dans les ruines du monastère, près de notre château… Il est prêtre… C’est un saint homme ; … c’est lui qui nous a unis ! »

« Malheureuse victime ! » reprit le prêtre en gémissant et sans lever la tête, « vous ne savez ce que vous dites. Ce saint homme est mort la nuit qui précéda votre épouvantable mariage ! »

Une nouvelle pause d’une muette horreur suivit. Le père la rompit, en disant, d’une voix grave et tranquille : « Ma fille infortunée, on m’a permis de vous administrer le sacrement de la confession avant votre interrogatoire. Je vous conjure d’épancher votre âme dans mon sein… Le voulez-vous ? »

— « Sans doute, mon père. »

— « Répondrez-vous comme si vous étiez devant le tribunal de Dieu ? »

— « Oui, je répondrai comme devant le tribunal de Dieu. »

En disant ces mots, elle se mit à genoux devant le père Jozé. Quand elle eut fini, il lui demanda si elle n’avait plus rien sur le cœur. Elle répondit que non, et le prêtre resta, pendant assez long-temps, dans une attitude pensive. Il lui fit ensuite, au sujet de Melmoth, plusieurs questions singulières, auxquelles elle ne put répondre. Elle lui demanda enfin des nouvelles de ses parens. Le père secoua la tête et garda le silence. Cependant, ayant réitéré ces questions, il lui dit, à regret, qu’elle pouvait bien deviner quel avait dû être sur eux l’effet de la mort de leur fils et de l’emprisonnement de leur fille dans les prisons de l’Inquisition.

« Vivent-ils du moins encore ? » dit Isidora.

« Épargnez-vous la peine de me faire d’autres questions, ma fille, » répondit le prêtre ; « et croyez que si j’avais quelque chose de consolant à vous dire, je ne vous le cacherais pas. »

Dans ce moment, on entendit le son d’une cloche éloignée. « Ce son, » dit le père, « annonce que l’heure de votre interrogatoire approche. Adieu ; que tous les saints vous assistent ! »

« Arrêtez, mon père, arrêtez un moment, un seul moment ! » s’écria Isidora au désespoir et lui fermant le chemin de la porte. « Ô mon père ! croyez-vous que… je sois… perdue… à jamais ! »

— « Ma fille, je vous ai donné toutes les consolations que j’ai pu. La miséricorde de Dieu est infinie ; je vais l’implorer pour vous. »

— « Ô mon père ! restez encore un moment ; je n’ai plus qu’une seule question à vous faire. » Elle saisit sa pâle et innocente compagne sur le lit où elle dormait, et, la tendant à l’ecclésiastique, elle ajouta : « Ô mon père ! dites-moi si cet enfant peut être celui d’un démon ! Ô mon père, mon cher père ! jetez encore un regard sur mon enfant ! »

Elle se traînait sur ses genoux après lui. Le père Jozé, attendri, allait couvrir l’enfant de baisers et de prières, quand la cloche sonna une seconde fois. Pressé de se retirer, il ne put que dire : « Ma fille, que Dieu vous protége ! »

Les divers interrogatoires qu’Isidora subit n’offrirent rien de particulier, si ce n’est la simplicité et le ménagement avec lesquels elle détaillait tout ce qui pouvait l’inculper, tandis qu’elle évitait, avec un art inconcevable, de répondre aux questions qui avaient rapport à Melmoth. Une seule fois on parla de la torture, mais elle l’entendit nommer avec un si grand sang-froid, qu’il n’en fut plus question par la suite. Enfin, l’un des magistrats, jetant les yeux sur son enfant qu’elle tenait dans ses bras, et sans lequel elle ne paraissait jamais à l’audience, fit, à ses collègues, un signe qu’ils comprirent.

Après que les formalités d’usage furent remplies, on procéda à la lecture de l’arrêt. Isidora fut condamnée à une prison perpétuelle ; son enfant devait lui être ôté pour être élevé dans un couvent, afin de…

Ici la lecture fut interrompue par la prisonnière, qui poussa un cri plus affreux qu’aucun de ceux que la torture aurait pu lui arracher. Il partait d’un cœur maternel réduit au dernier désespoir. Elle se jeta ensuite à genoux, et dans son égarement proféra tantôt des supplications, tantôt des menaces ; elle ne demandait qu’une chose ; c’était qu’on ne la séparât point de son enfant.

Les juges l’écoutèrent dans un silence inflexible. Quand elle vit qu’il était impossible de rien obtenir, elle se leva avec un air de dignité, et demanda d’une voix altérée, mais calme, qu’on lui laissât du moins son enfant jusqu’au lendemain. Elle eut assez de présence d’esprit pour appuyer sa demande sur l’observation qu’en le privant trop subitement de la nourriture à laquelle il était habitué, on pourrait mettre sa vie en danger. Les juges y consentirent, et on la reconduisit à sa cellule.

Les heures s’écoulèrent. Vers minuit la porte s’ouvrit, et elle vit paraître deux individus en costume de familiers. Leurs traits étaient livides et hagards. Ils marchaient d’un pas roide et machinal. Ils éprouvaient cependant de la compassion. S’approchant du lit sur lequel Isidora était assise, ils lui dirent à la fois : « Remettez-nous votre enfant. — Prenez-le, » répondit la prisonnière d’une voix à peine intelligible.

Les familiers visitèrent la cellule ; la prisonnière restait immobile et silencieuse pendant leur recherche. Elle ne fut pas longue, mais elle fut vaine. Quand elle fut finie, Isidora, avec un éclat d’un rire affreux, leur dit : « Insensés ! où prétendiez-vous donc trouver un enfant, si ce n’est sur le sein de sa mère ?… là… le voilà… prenez-le… il est à vous maintenant… je vous l’abandonne ! »

Elle prononça ces derniers mots avec un cri qui glaça le sang des familiers. Les agens du Saint-Office s’avancèrent ; mais ils furent un peu troublés quand ils virent que l’enfant qu’Isidora leur remettait n’était plus qu’un cadavre. Au front de cet enfant du malheur, né dans l’infortune et nourri dans le cachot, on voyait une marque noire. Les familiers rendirent compte de cette circonstance extraordinaire aux juges : les uns dirent que c’était le signe que son père lui avait imprimé lors de sa naissance ; les autres l’attribuèrent aux effets terribles du désespoir maternel. On décida que la prisonnière reparaîtrait dans les vingt-quatre heures devant le tribunal pour expliquer la mort de son enfant.

La moitié de ce temps était à peine écoulée, que déjà Isidora était sur le point de paraître devant un tribunal plus auguste et surtout plus miséricordieux. Quand les inquisiteurs furent convaincus qu’il n’y avait plus rien à attendre ou à espérer, ils lui accordèrent de mourir en paix, et permirent même, à sa demande, que le père Jozé la vînt visiter et consoler dans ses derniers momens.

Il était nuit ; mais le jour et la nuit sont les mêmes dans ces tristes lieux. Une faible lampe éclairait la cellule. La pénitente était étendue sur son lit de repos. Le bon prêtre était assis auprès d’elle.

« Mon père, » dit la mourante Isidora, « vous m’avez dit que j’étais pardonnée. »

— « Oui, ma fille ; car vous m’avez assuré que vous étiez innocente de la mort de votre enfant. »

« Est-il possible que vous m’ayez cru coupable ? » reprit Isidora, en se soulevant sur sa misérable couche. « La pensée de son existence aurait seule suffi pour prolonger ma vie, même dans ma prison. Ô mon père ! comment aurait-il pu vivre, enfermé, dès sa naissance, avec moi, dans cet horrible lieu ? La chétive nourriture que je lui donnais s’est tarie dans mon sein, en entendant lire mon arrêt. Le pauvre enfant gémit pendant toute la nuit. Le matin ses gémissemens devinrent plus faibles, et j’en fus bien aise… à la fin, ils cessèrent, et j’en fus très… heureuse ! »

Elle pleurait cependant en parlant de ce bonheur.

— « Ma fille, votre cœur est-il dégagé de ce lien terrible et désastreux qui a fait son malheur ici-bas et a compromis son salut éternel ? »

Elle fut long-temps sans pouvoir répondre ; à la fin, elle dit d’une voix altérée : « Mon père, je n’ai à présent la force ni de combattre mon cœur ni de le sentir. La mort ne tardera pas à rompre tous ses liens ; mais tant que je vivrai il faudra que j’aime l’auteur de ma perte. Je ne lui reproche point son inimitié pour moi, car il était l’ennemi de tout le genre humain. En rejetant sa dernière tentation, en l’abandonnant à sa destinée et en me soumettant à la mienne, je sens que mon triomphe a été complet et mon salut assuré. »

— « Ma fille, je ne vous comprends pas. »

« Melmoth, » continua Isidora avec un effort très-pénible, « Melmoth est venu me voir cette nuit… Il a pénétré dans les murs du Saint-Office… Dans cette cellule même ! »

L’ecclésiastique donna des marques de la plus profonde horreur, et en prêtant l’oreille au vent qui sifflait dans les corridors, il paraissait s’attendre à voir la porte s’ouvrir et lui offrir l’image de Melmoth !

« Mon père, j’ai eu bien des songes ; mais cette fois, je n’ai point rêvé. J’ai revu parfois en songe le jardin où je l’ai rencontré pour la première fois, les nuits qu’il passait sous ma fenêtre. J’ai eu des visions saintes et pleines d’espérances ; des figures célestes m’apparaissaient et me promettaient sa conversion ; mais cette nuit, je suis sûre de l’avoir vu. Mon père, il a passé en ce lieu la nuit toute entière ; il m’a offert… il m’a conjuré d’accepter… la liberté et le repos, la vie et le bonheur. Il m’a dit que nous vivrions ensemble dans mon île indienne, dans ce paradis de l’Océan, loin de la demeure des hommes et à l’abri de leurs persécutions. Il m’a juré de n’aimer que moi, et pour toujours ; je l’écoutais alors. Ô mon père ! je suis très-jeune encore ; la vie et l’amour auraient eu de grands charmes pour moi. Je regardais mon cachot et je songeais qu’il me faudrait mourir sur ces pierres froides ; mais… quand il m’annonça la terrible condition de laquelle dépendait l’accomplissement de sa promesse… quand il me dit que… »

La voix lui manqua et elle ne put en dire davantage.

« Ma fille, » dit l’ecclésiastique, en se penchant sur son lit, « ma fille, je vous conjure, par l’image représentée sur cette croix que je presse contre vos lèvres mourantes, par l’espoir de votre salut qui dépend de votre sincérité envers moi, votre confesseur et votre ami, faites-moi connaître les conditions proposées par votre tentateur. »

— « Promettez-moi donc d’avance l’absolution pour ce que je vais vous dire, car je ne voudrais pas que mon dernier soupir s’exhalât en prononçant les mots affreux que… »

« Je vous le promets, » dit le prêtre. Isidora lui répéta pour lors ce qu’il voulait savoir ; mais à peine l’eût-il entendu, que s’éloignant comme s’il avait été mordu par un serpent, il se précipita dans le coin opposé de la cellule, où il demeura muet d’horreur.

Au bout de quelques instans, l’infortunée lui dit : « Mon père, je sens que je vais mourir ; permettez que dans ce moment, je sente une main humaine dans la mienne. »

« Espérez en Dieu, ma fille, » dit le père en appliquant le crucifix qu’il tenait sur la bouche glacée de la mourante.

« J’ai aimé sa religion, » reprit Isidora, en baisant dévotement la croix ; « je l’ai aimée avant de la connaître ; Dieu m’a sans doute inspirée. Hélas ! » continua-t-elle avec ce sentiment profond d’un cœur entièrement désabusé du monde ; « et plût au ciel que je n’eusse jamais aimé que Dieu ! Que ma paix eût été parfaite et ma mort glorieuse ! Maintenant… son image me poursuit jusque sur le bord de la tombe où je me plonge pour le fuir. »

« Ma fille, » dit le père Jozé, les yeux baignés de larmes ; « vous allez trouver enfin le bonheur ; le combat a été rude, mais court, et la victoire est certaine. La palme vous attend déjà dans le paradis ! »

« Le paradis ! » reprit Isidora en rendant le dernier soupir. « L’y trouverai-je ? »


CHAPITRE XLII.



Monçada termina en ces mots l’histoire de l’Indienne, victime de la passion et de la destinée de Melmoth, et il annonça qu’il saisirait la première occasion pour faire connaître à son jeune hôte celles des autres victimes dont les squelettes, ainsi qu’on se le rappelle sans doute, ornaient l’habitation du juif Adonias à Madrid. Il ajouta que les circonstances qui les regardaient étaient plus terribles et plus effrayantes encore que celles qu’il avait déjà rapportées. Il dit encore que les détails de sa résidence dans la maison du Juif, de la manière dont il l’avait quittée et la cause de son arrivée en Irlande, n’étaient guère moins extraordinaires que tout le reste. Le jeune Melmoth brûlait de curiosité ; il voulait l’assouvir à tout prix et n’était peut-être pas sans espoir de voir l’original du portrait qu’il avait détruit, se présenter lui-même pour achever son histoire. Le récit de l’Espagnol avait occupé plusieurs jours ; il se reposa quand il fut fini ; mais bientôt le jeune Melmoth lui rappela qu’il lui restait une promesse à remplir.

On fixa une soirée pour continuer l’histoire. Le jeune Melmoth et l’Espagnol Monçada se réunirent dans l’appartement accoutumé. La nuit était triste et orageuse. La pluie qui avait tombé pendant toute la journée paraissait avoir cédé la place au vent, qui soufflait par intervalles avec une force extraordinaire. Melmoth et Monçada approchèrent leurs sièges du feu, et se regardèrent comme s’ils avaient voulu s’encourager mutuellement.

À la fin Monçada appela toute sa fermeté à son secours et commença sa relation ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir que l’attention de son auditeur était préoccupée de quelque autre objet. Il s’arrêta.

« J’ai cru, » dit Melmoth pour répondre au silence de Monçada, « entendre un bruit, comme si quelqu’un marchait dans le corridor. »

« Chut, » reprit Monçada : « car je ne voudrais pas qu’on nous entendît. »

Ils s’arrêtèrent et retinrent leur haleine. Le bruit se renouvela. Il n’y avait plus à douter qu’on ne marchât et qu’on ne s’approchât de la porte.

« On nous épie, » dit Melmoth, en voulant se lever de sa chaise ; mais à l’instant même la porte s’ouvrit et un personnage se présenta, dans lequel Monçada reconnut l’objet de son récit, celui qui l’avait mystérieusement visité dans les prisons de l’Inquisition. Melmoth se rappela aussi le portrait et l’être dont l’esprit l’avaient rempli d’effroi quand il l’avait vu assis au chevet du lit de son oncle mourant.

La figure resta pendant quelque temps à la porte ; puis s’avançant à pas lents jusqu’au milieu de la chambre, elle y demeura sans les regarder. Elle s’approcha ensuite de la table où ils étaient assis et se montra à eux comme un être vivant et corporel. Ils sentirent et exprimèrent l’un et l’autre la plus vive horreur. C’était réellement Melmoth, l’Homme errant, qu’ils voyaient ; ils le voyaient tel qu’il était dans le siècle passé, tel qu’il serait dans mille ans si les conditions effroyables de son existence se renouvelaient. Sa force naturelle n’était pas abattue ; mais son œil était affaibli. Il n’avait plus ce lustre surnaturel, dont il brillait jadis, comme un fanal pour annoncer le danger à ceux qui seraient assez imprudens pour s’en approcher. Ce lustre avait été remplacé par une couleur plus terne que ne l’est d’ordinaire l’œil d’un homme. En un mot, tout en lui annonçait l’être vivant ; ses yeux seuls étaient les yeux d’un mort.

Quand il fut plus près d’eux, ils se levèrent d’un mouvement spontané. L’Homme errant étendit le bras, comme pour dire qu’il ne les craignait pas, mais qu’il n’avait pas l’intention de leur faire du mal. Il prit ensuite la parole et le son étrange et grave de cette voix, la seule qui eût retenti si long-temps sur la terre : ce son fit sur leurs sens l’effet du tonnerre roulant dans le lointain.

« Mortels, » leur dit-il, « vous êtes ici pour parler de ma destinée, et des événemens qui l’ont marquée. Cette destinée est, je crois, accomplie, et avec elle finissent ces événemens qui ont excité votre vague et triste curiosité. Je suis ici à mon tour pour tout éclaircir : oui ; moi, moi, de qui vous parlez, je suis ici. Qui peut mieux raconter les aventures de Melmoth, l’Homme errant, que lui-même, au moment où il va terminer cette existence qui a été un sujet d’étonnement et de terreur au monde entier ? Melmoth, vous voyez votre ancêtre. L’homme dont vous avez vu le portrait avec une date si reculée, est devant vos yeux. Monçada, vous voyez une connaissance d’une date plus récente. « Ne craignez rien, » ajouta-t-il en observant l’effroi que témoignaient ses auditeurs involontaires. « Qu’aviez-vous d’ailleurs à craindre ? vous, Seigneur, vous êtes armé de votre rosaire » (ici un rayon de maligne ironie vint encore éclairer ses yeux éteints,) « et vous, Melmoth, vous êtes fortifié par cette curiosité vaine et insensée, qui jadis aurait pu vous rendre ma victime, mais qui maintenant ne vous rend que ridicule à mes yeux.

« Pourriez-vous me donner quelque chose pour étancher ma soif ? » continua-t-il en s’asseyant. Monçada et son hôte étaient remplis d’un effroi, qui tenait presque du délire. Le premier prit cependant courage, et versa un verre d’eau qu’il offrit à l’Homme errant d’une main assez ferme, mais un peu froide. L’étranger le porta à sa bouche, en but quelques gouttes, le reposa sur la table, et dit : « Voici le dernier verre que je viderai sur la terre ; la dernière liqueur qui mouillera mes lèvres mortelles. » Il l’acheva ensuite lentement, et ajouta : « désormais ma soif est éternelle ! » Ni le jeune Melmoth, ni Monçada ne se sentirent la force de parler ; ils n’éprouvèrent aucun désir d’interrompre la profonde rêverie à laquelle il s’abandonna.

Cette rêverie dura jusqu’aux premiers rayons de l’aurore, qui se faisait jour à travers les volets fermés. Alors l’Homme errant leva ses yeux pesans, et les fixant sur Melmoth, il lui dit : « votre ancêtre est revenu chez lui ; ses voyages sont terminés ! Tout ce que l’on a raconté, tout ce que l’on a pu croire de moi, m’importe bien peu maintenant. Le secret de ma destinée repose avec moi. Si mes crimes ont surpassé ceux des hommes, mon châtiment sera proportionné à mes crimes. J’ai répandu l’effroi sur la terre ; mais je n’ai point été un mal réel pour ses habitans. Nul n’a pu participer à ma destinée que de son consentement, et nul n’a consenti. C’est moi seul qui subirai ma peine. Si j’ai étendu la main et si j’ai mangé du fruit de l’arbre défendu, ne suis-je pas à jamais privé de la présence de Dieu et de la jouissance du paradis ? Ne dois-je pas errer à jamais au sein de la désolation et de l’anathême ?

« On a dit de moi, que j’avais obtenu de l’ennemi des âmes une existence prolongée bien au-delà du temps ordinaire, avec le pouvoir de traverser l’espace sans trouble ni délai, et de visiter les régions les plus éloignées avec la promptitude de la pensée ; j’ai pu, dit-on, braver la foudre sans espoir d’en être frappé, et pénétrer dans les cachots en dépit des portes et des verroux. On a ajouté que ce pouvoir m’avait été accordé, afin que je pusse tenter des misérables dans l’heure terrible du désespoir, avec la promesse de la délivrance et de la sûreté, à condition qu’ils changeassent de position avec moi. Si tout cela est ainsi, car je ne veux ni le contredire ni le certifier, ce n’est qu’une preuve de plus de la vérité des paroles prononcées par une bouche qu’il ne m’est pas permis de nommer, et gravées dans le cœur de tous les hommes. Personne n’a jamais voulu changer son sort contre celui de Melmoth, l’Homme errant ; j’ai traversé le monde dans mes recherches, et je n’ai trouvé personne qui, pour gagner ce monde, ait voulu perdre son âme. Ni Stanton dans son hospice ; ni vous, Monçada, dans les prisons de l’Inquisition ; ni Walberg, quoiqu’il vît ses enfans sur le point de mourir de faim… ni… une autre… »

Il s’arrêta, et sur le point d’entreprendre son terrible et douteux voyage, il parut jeter un regard en arrière, vers le rivage de la vie, et reconnaître à travers les brouillards de la mémoire, une figure qui de loin lui faisait de douloureux adieux. Il se leva. « Laissez-moi, dit-il, obtenir s’il est possible, une heure de repos ; oui, du repos… du sommeil ! » ajouta-t-il, en regardant ses auditeurs étonnés, « mon existence est encore humaine ! » Un sourire moqueur erra pour la dernière fois sur ses traits. Combien de fois ce sourire n’avait-il pas glacé le sang de ses victimes ! Melmoth et Monçada quittèrent l’appartement, et l’Homme errant se penchant en arrière sur sa chaise, s’endormit profondément. Hélas ! quelles furent les visions de son dernier sommeil terrestre !


songe de l’homme errant.


Il se croyait sur le sommet d’un précipice, dont l’œil ne pouvait mesurer la profondeur, mais au bas duquel il distinguait avec peine un océan de feu, dont les vagues frappant contre le rocher, faisaient rejaillir sur lui une écume de soufre brûlant. Toute cette mer paraissait vivante. Chaque flot portait une âme souffrante, qui s’élevait comme le débris d’un naufrage, poussait un cri affreux en se brisant contre le roc, s’enfonçait, pour se relever encore et répéter son cri. Cette épouvantable alternative devait durer éternellement.

Tout-à-coup Melmoth se sentit jeté à bas du précipice ; mais, dans sa chute, il s’arrêta à la moitié de la hauteur. Il se crut placé sur une partie du rocher qui s’avançait au-dessus de la mer de feu et qui n’avait que juste la largeur nécessaire pour ses pieds. Il leva les yeux, mais l’air supérieur, car il n’y avait point de ciel, n’offrait qu’une obscurité impénétrable, au sein de laquelle il distinguait cependant un bras gigantesque qui le tenait suspendu sur le bord du précipice, tandis qu’un autre bras qui, ainsi que le premier, semblait appartenir à un être trop vaste et trop horrible pour que le songe le plus effrayant en pût même offrir une image, se dirigeait vers un cadran placé au sommet du rocher et que le reflet des flammes rendait seul visible. Ce cadran n’avait qu’une aiguille qui ne marquait point les heures, mais les siècles. Il y jeta les yeux, et vit que la période fixée de cent cinquante ans était près de s’accomplir. Il poussa un cri, et avec un de ces brusques mouvemens que l’on éprouve souvent dans le sommeil, il s’arracha du bras qui le tenait, et voulut se précipiter vers le cadran pour arrêter la marche de l’aiguille.

L’effort le fit tomber, sa chute fut perpendiculaire et n’offrit rien auquel il pût s’attacher. Le rocher était uni comme une glace et à son pied se brisait l’océan de feu. Soudain il vit un groupe de figures s’élever à mesure qu’il descendait. Il tendit successivement la main à toutes ; c’étaient Stanton, Walberg, Éléonore Mortimer, Monçada, Isidora ; une foule d’autres. Toutes passèrent devant lui ; aucune ne lui présenta une main secourable.

Son dernier regard de désespoir fut encore dirigé vers le cadran de l’éternité. Le bras terrible semblait pousser l’aiguille ; elle parvint à son terme, il tombe, il plonge, il brûle, il crie ! Les ondes flamboyantes couvrent sa tête et l’éternité fait entendre ces mots : « Place à l’âme de l’Homme errant ! » Les vagues de l’océan brûlant, en frappant contre le rocher, répondent : « Il y a place pour bien d’autres ! » Melmoth se réveilla.


CHAPITRE XLIII, et dernier.



Le jeune Melmoth et Monçada n’osèrent approcher de la porte que vers midi. Ils y frappèrent un coup léger et ne recevant point de réponse, ils ouvrirent et pénétrèrent dans la chambre d’un pas lent et irrésolu ; elle était dans le même état où ils l’avaient laissée. Un profond silence y régnait ; les volets n’avaient point été ouverts et l’Homme errant dormait encore sur sa chaise.

Au bruit de leurs pas, il se leva à moitié et leur demanda l’heure ; ils le lui dirent.

« Mon heure est venue, » reprit l’Homme errant, « et vous ne devez point en être témoins. L’horloge de l’éternité est prête à sonner pour moi, et son timbre ne doit point retentir à des oreilles mortelles ! »

Comme il parlait, ils s’étaient approchés de lui et ils virent avec horreur le changement qu’une matinée avait opéré sur ses traits. Le lustre affreux de ses yeux était déjà éteint avant leur dernière entrevue ; mais maintenant les marques de la décrépitude étaient visibles sur tout son corps. Ses cheveux étaient blancs comme la neige, sa bouche était rentrée, tous les muscles de son visage étaient tombés et flétris. Il tressaillit lui-même en observant l’impression que sa figure faisait sur ses hôtes.

« Vous voyez ce que je suis, » s’écria-t-il, « l’heure est donc enfin venue ! on m’appelle et je dois obéir ! mon maître a d’autres travaux à m’imposer. Quand un météore brillera dans votre atmosphère, quand une comète poursuivra sa course brûlante vers le soleil, levez les yeux et songez à l’âme qui est peut-être condamnée à guider leur marche errante et enflammée ! »

Cet éclair soudain ne fut pas de longue durée. Il ne tarda pas à retomber dans son premier abattement et il dit : « laissez-moi ; je dois être seul pendant les dernières heures de mon existence mortelle… pourvu qu’elles soient réellement les dernières ! » Il frémit intérieurement en prononçant ces mots, et ses auditeurs s’en aperçurent. Il ajouta ensuite : « c’est dans cet appartement que j’ai vu le jour ; c’est ici peut-être que je dois renoncer à la vie ! Plût au ciel que je ne fusse pas né !… hommes !… retirez-vous… laissez-moi seul… quelques sons que vous entendiez dans le cours de la terrible nuit qui va commencer, n’approchez pas de cette chambre, votre vie en dépend. Rappelez-vous, » continua-t-il en élevant la voix, « que vous paieriez de votre vie une fatale curiosité. C’est pour en contenter une semblable que j’ai risqué et perdu plus que la vie… Que mon sort soit pour vous un avertissement… retirez-vous ! »

Ils s’éloignèrent en effet, et passèrent le reste de cette journée sans songer à prendre les repas accoutumés : telle était l’inquiétude qui les dévorait. La nuit, ils restèrent dans leurs appartemens, mais sans espoir de pouvoir reposer. Le repos, d’ailleurs, eût été impossible. Les sons, qui, bientôt après minuit, commencèrent à se faire entendre dans l’appartement de l’Homme errant, d’abord peu alarmans, ne tardèrent pas à devenir si horribles que le jeune Melmoth, quoiqu’il eût envoyé coucher ses domestiques dans une partie éloignée de la maison, commença à craindre qu’ils n’arrivassent jusqu’à eux. Il se leva donc et se mit à marcher en long et en large dans le passage qui conduisait à cette chambre effrayante. Bientôt il vit à l’autre bout un individu qui s’approchait de lui, et sa préoccupation était si grande qu’il ne reconnut pas d’abord Monçada. Ils continuèrent cependant à marcher ensemble, sans se faire de questions.

Bientôt l’horreur des bruits qu’ils entendaient augmenta à tel point que l’avertissement même qu’ils avaient reçu, put à peine les empêcher d’entrer dans la chambre. Ces bruits étaient de divers genres et impossibles à décrire. Ce n’étaient ni des supplications ni des blasphêmes, mais un mélange des deux.

Vers le matin les sons cessèrent tout-à-coup. Le silence qui les suivit leur parut pendant quelques momens plus effrayant encore que tout ce qu’ils venaient d’entendre. Après s’être consultés par un regard, ils s’empressèrent de courir à l’appartement. Il était vide ; et ne renfermait aucun vestige de celui qui y avait passé la nuit.

Après avoir jeté avec étonnement leurs yeux autour de la chambre, ils aperçurent qu’une petite porte qui faisait face à celle par laquelle ils étaient entrés et qui donnait sur un escalier dérobé, était ouverte. En s’en approchant, ils découvrirent des traces de pas formées avec du sable humide ou une terre grasse. Ils les suivirent jusqu’à une porte qui s’ouvrait sur le jardin, et delà par un sentier de gravier jusqu’à un mur brisé. Au-delà de ce mur, ils reconnurent encore les mêmes vestiges dans un champ de bruyère qui s’élevait en pente jusqu’à la moitié de la hauteur d’un rocher qui s’avançait dans la mer.

Quoiqu’il fût encore de très-bonne heure, tous les pêcheurs des environs étaient levés, et ils dirent à Melmoth et à son ami que leur sommeil avait été troublé toute la nuit par des sons affreux qu’ils ne pouvaient décrire. Il est remarquable que ces hommes, que leur caractère et leurs habitudes portaient à la superstition et à l’exagération, n’en montrèrent aucune dans cette occasion.

Melmoth ne voulut permettre à personne qu’à Monçada de monter avec lui sur le rocher. Il était couvert de bruyère. On y voyait distinctement un sentier formé par cette bruyère aplatie par force, et qui indiquait que quelqu’un y avait été traîné. Ce ne fut pas sans peine que Melmoth et Monçada arrivèrent au sommet. L’Océan battait le pied du roc. Un objet flottait au vent sur une pierre qui avançait un peu au-dessous d’eux dans la mer. Melmoth parvint à s’en saisir : c’était la cravatte que l’Homme errant portait la nuit précédente autour du cou. Ce fut là la dernière trace de l’Homme errant.

Melmoth et Monçada se jetèrent mutuellement un regard d’horreur, et, sans rompre le silence, ils rentrèrent à pas lents à la maison.

  1. Historique.
  2. Historique.
  3. Historique.
  4. Du feu pour les cigarres et de l’eau pour boire : cri que l’on entend souvent à Madrid.
  5. Historique. Ce fait est arrivé dans une famille française pendant l’émigration
    (Note de l’auteur)
    .
  6. Le wassail était une liqueur faite de pommes, de sucre et d’aile
    (Note du Traducteur.)
  7. En Angleterre, quand un maître de maison vient à mourir, on place au-dessus de la porte l’écusson de ses armes, peint sur un fond noir, et avec des devises pieuses, telles que Resurgam, etc.
    (Note du Traducteur.)