Melmoth ou l’Homme errant/XII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (3p. 1-36).


CHAPITRE XII.



Le lendemain était le jour fixé pour la visite de l’évêque. Une inquiétude indéfinissable régnait dans les préparatifs de la communauté. Ce couvent était le premier de Madrid, et comme je vous l’ai dit, toute la capitale était dans l’agitation par la réunion des circonstances singulières qui s’offraient dans cette affaire. Le fils d’une des premières familles de l’Espagne s’était fait religieux au sortir de l’enfance. Peu de mois après il avait protesté contre ses vœux ; il était accusé d’avoir fait un pacte avec l’esprit infernal. Les uns étaient curieux de voir un exorcisme, les autres désiraient ou craignaient le succès de mon appel. Celui-ci songeait que l’Inquisition s’emparerait probablement de l’affaire, celui-là jugeait qu’un auto-da-fé pourrait en être le résultat possible.

De mon côté je n’étais pas sans espérance. Je ne connaissais nullement l’évêque, et je ne concevais pas que sa visite pût m’être avantageuse ; mais je voyais que le couvent était inquiet, et cela seul suffisait pour m’offrir un présage favorable. Je me disais avec la finesse naturelle aux malheureux : « Ils tremblent, donc je dois me réjouir. » Quand nos souffrances sont mises ainsi dans la balance avec celles des autres, il est rare que la main soit bien ferme ; nous sommes toujours disposés à la faire pencher un peu de notre côté.

L’évêque arriva de grand matin, et passa quelques heures avec le supérieur dans son appartement. Pendant ce temps il régnait dans la maison une tranquillité qui contrastait fortement avec l’agitation dont elle sortait. J’étais seul, debout dans ma cellule : je dis debout, car on ne m’avait pas laissé de siége. Je pensais en moi-même que cet événement ne me présageait rien de bon ni de mauvais. Je n’étais pas coupable de ce dont on m’accusait. Moi, le complice de Satan ! moi, victime au contraire d’une erreur diabolique ! Hélas ! mon seul crime était une soumission involontaire aux supercheries que l’on avait mises en usage contre moi. Cet homme, me disais-je, cet évêque ne peut me donner la liberté ; mais il peut me rendre justice.

Cependant le couvent était dans un accès de fièvre. Il y allait de la réputation de la maison. Ma situation était notoire. Ils avaient travaillé à me donner l’apparence et le renom d’un possédé. L’heure de l’épreuve approchait. Je ne vous dirai pas tous les moyens dont ils se servirent dans le cours de la matinée pour que je répondisse dignement à ce qu’ils avaient rapporté sur mon compte. Je craindrais que vous ne me crussiez capable de manquer à la vérité, si je vous citais le quart des horreurs qu’ils me firent souffrir. Le résultat en fut que j’étais dans un état de souffrance impossible à décrire, quand je reçus l’ordre de me présenter devant l’évêque qui, entouré du supérieur et de la communauté, m’attendait à l’église. C’était là le moment qu’ils avaient fixé. Je me livrai à eux. Ils me lièrent les bras et les jambes avec des cordes, me portèrent en bas et me placèrent à la porte de l’église ; les quatre moines dont j’ai souvent eu occasion de parler, se tinrent toujours à côté de moi. L’évêque était à l’autel, le supérieur auprès de lui ; les religieux remplissaient le chœur. On me jeta par terre comme un chien mort, et ceux qui m’avaient porté se retirèrent avec promptitude, comme s’ils s’étaient crus souillés par mon attouchement.

Ce spectacle frappa l’évêque ; il me dit d’une voix forte : « Levez-vous, malheureux, et avancez. » Je répondis d’une voix qui parut le faire frissonner : « Dites-leur de me délier et je vous obéirai. » L’évêque jeta un regard froid, mais plein d’indignation, sur le supérieur, qui sur-le-champ s’approcha de lui et lui parla à l’oreille. Cette consultation à voix basse continua pendant quelque temps ; et quoique couché par terre, je remarquai que l’évêque secouait la tête à tout ce que lui disait le supérieur.

À la fin l’ordre fut donné de me délier. Je n’y gagnai pas beaucoup, car les quatre moines restèrent à mes côtés. Ils me tinrent les bras en me faisant monter les marches de l’autel. Je vis alors pour la première fois l’évêque en face. C’était un homme dont la physionomie était aussi remarquable que le caractère. L’une faisait sur les sens la même impression que l’autre sur l’âme. Il était d’une taille élevée et majestueuse. Ses cheveux étaient blancs. Aucun sentiment ne l’agitait, aucune passion n’avait laissé de trace sur ses traits. Ses yeux noirs, mais froids, se tournaient vers vous sans avoir l’air de vous voir. Quand sa voix parvenait à votre oreille, elle paraissait ne s’adresser qu’à votre âme. Du reste sa réputation était sans tache, sa discipline exemplaire, sa vie celle d’un anachorète, ou pour mieux dire d’une statue. Tel était l’homme devant lequel je me trouvais.

Quand il eut donné l’ordre de me délier, le supérieur parut fort ému ; mais cet ordre était positif, et je fus délivré de mes liens. J’étais placé, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, entre les quatre moines, et je sentais que mon apparence justifiait assez l’impression que l’évêque avait reçue à mon égard. J’étais déguenillé, affamé, pâle et cependant enflammé par l’horrible traitement que je venais d’éprouver. J’espérais pourtant qu’en me soumettant à tout ce que l’on allait exiger de moi, je rétablirais ma réputation auprès de l’évêque. Celui-ci prononça avec une répugnance visible la formule de l’exorcisme, et chaque fois que revenaient les mots Diabolo te adjuro, les moines qui me tenaient me tordaient les bras et me faisaient crier de douleur, ce qui me donnait l’air d’avoir des convulsions. L’évêque en parut dans le premier moment troublé ; et quand l’exorcisme fut terminé, il m’ordonna de m’approcher de l’autel. Je l’essayai ; mais les quatre moines qui m’entouraient toujours, firent en sorte que j’eus l’air de ne pouvoir y parvenir qu’avec beaucoup de peine. L’évêque dit : « Éloignez-vous ; laissez-le venir seul. » Ils furent forcés d’obéir. Je m’avançai en tremblant. Je me mis à genoux. L’évêque, plaçant son étole sur ma tête, me demanda si je croyais en Dieu et dans la sainte Église catholique. Au lieu de répondre, je jetai des cris aigus et je me précipitai de l’autel. L’évêque se leva pour se retirer, tandis que le supérieur et les autres s’approchèrent de moi. En les voyant venir, je rassemblai mon courage ; et sans prononcer une seule parole, je montrai du doigt les morceaux de verre qui jonchaient les marches de l’autel et qui avaient percé mes sandales déjà déchirées. L’évêque ordonna sur-le-champ à un moine de les balayer avec la manche de sa tunique. Cet ordre fut exécuté et le moment d’après je reparus devant le prélat sans crainte ni douleur. Il continua ses questions.

« Pourquoi ne priez-vous pas dans l’église ? »

— « Parce que les portes m’en sont fermées. »

— « Comment !… Qu’est-ce que cela veut dire ? On m’a remis un mémoire contenant de grandes plaintes contre vous, et parmi les plus graves se trouve celle que vous ne priez point dans l’église. »

— « J’ai dit que les portes m’en étaient fermées. Hélas ! il ne m’était pas plus possible de les ouvrir que d’ouvrir les cœurs des membres de la communauté. Tout est ici fermé pour moi. »

L’évêque se retourna vers le supérieur qui répondit : « Les portes de l’église sont toujours fermées aux ennemis de Dieu. »

Le prélat reprit avec la calme sévérité qui lui était ordinaire : « Ma question est simple. Je ne veux point de réponses évasives et détournées. Les portes de l’église ont-elles été fermées pour cet être malheureux ? lui avez-vous refusé le privilége de s’adresser à Dieu ? »

— « Je l’ai fait, parce que je pensais et croyais… »

— « Je ne vous demande point ce que vous pensiez et croyiez. Je vous fais une simple question sur un fait. Lui avez-vous ou ne lui avez-vous pas refusé accès à la maison de Dieu ?

— « J’avais raison de croire que… »

— « Je vous préviens que de telles réponses peuvent me forcer à vous faire changer en un instant de situation avec l’individu que vous accusez. Lui avez-vous ou ne lui avez-vous pas fermé les portes de l’église ? Répondez oui ou non. »

Le supérieur tremblant de colère et d’effroi, répondit : « Je l’ai fait ; mais j’en avais le droit. »

— « C’est ce dont je ne me sens pas capable de juger. En attendant, il paraît que vous vous avouez coupable du fait dont vous l’accusiez. »

Le supérieur resta muet. L’évêque continuant à examiner un papier qu’il tenait, m’adressa la parole en ces termes :

« Comment se fait-il que les religieux ne peuvent dormir dans leurs cellules par le trouble que vous leur causez ? »

— « Je n’en sais rien : c’est à eux à vous l’expliquer. »

— « Le malin esprit ne vous visite-t-il pas toutes les nuits ? Vos blasphêmes, vos exécrables impuretés ne retentissent-ils pas à l’oreille de tous ceux qui ont le malheur d’être placés près de vous ? N’êtes-vous pas la terreur et le tourment de toute la communauté ? »

Je répondis : « Je suis ce qu’ils m’ont fait ; je ne nie point les bruits extraordinaires que j’entends dans ma cellule ; mais ils en savent mieux que moi la véritable cause. Je suis assailli dans mon lit par une voix qui me parle à l’oreille. Il paraît du reste qu’elle arrive jusqu’à celle des frères ; car ils entrent dans ma cellule et profitent de la terreur où je suis plongé pour y donner les interprétations les plus incroyables. »

— « Mais n’entend-on pas des cris la nuit dans votre cellule ? »

— « Oui, des cris de terreur ; des cris jetés, non par un homme qui célèbre des orgies infernales, mais par un homme qui les craint. »

— « Cependant vous prononcez des blasphêmes, des imprécations, des impuretés ? »

— « Quelquefois, dans une terreur qu’il m’était impossible de vaincre, j’ai répété les sons qui avaient retenti à mon oreille ; mais toujours d’un ton d’horreur et d’aversion qui prouvait jusqu’à l’évidence que je ne les avais point imaginés et que je ne faisais que les redire après un autre. Je prends toute la communauté à témoin de ce que je dis. Les cris que je jetais, les expressions dont je me servais, étaient bien certainement des marques de ma haine pour les suggestions infernales qui m’avaient été faites. Demandez à toute la communauté, si chaque fois que l’on est entré dans la cellule on ne m’a pas trouvé seul, tremblant et agité de convulsions. J’étais la victime de mon trouble dont ils affectaient de se plaindre, et quoique je n’aie jamais pu découvrir ou deviner les moyens dont ils se servaient pour me persécuter, je ne crois pas me tromper en attribuant ces terreurs, aux mêmes individus qui ont couvert les murs de ma cellule d’images de démons dont les traces subsistent encore. »

— « On vous accuse aussi d’être entré dans l’église à minuit, d’avoir dégradé les tableaux et les statues, foulé aux pieds la croix, en un mot, d’avoir commis tous les actes d’un démon, en violant le sanctuaire. »

À cette accusation si injuste et si cruelle, il ne me fut pas possible de retenir mon émotion ; je m’écriai :

« J’ai couru à l’église dans un accès de frayeur dont leurs machinations m’avaient rempli. Je m’y suis rendu à minuit parce que le jour elle m’était fermée ainsi que vous venez de l’apprendre ; je me suis prosterné devant la croix et je ne l’ai point foulée aux pieds ; j’ai embrassé les statues des saints et je ne les ai point violées, j’ose même dire que jamais prières plus sincères n’ont été offertes à Dieu dans ces murs, que celles que j’ai prononcées cette nuit au milieu de ma solitude, de mes terreurs et de mes persécutions. »

— « Le lendemain matin, quand la communauté voulut entrer à l’église, ne l’en empêchâtes-vous pas par vos cris ? »

— « J’étais paralysé pour avoir passé toute la nuit sur le pavé où ils m’avaient jeté. Je voulus me lever et me retirer à leur approche. La douleur me fit jeter quelques cris, car j’avais d’autant plus de peine à marcher qu’aucun d’eux ne m’offrit le plus léger secours. En un mot tout ce que l’on vous a dit sont des faussetés. Je suis allé à l’église pour implorer la miséricorde divine et ils prétendent que mon action a été celle d’un cœur apostat. Si j’avais tenté de renverser la croix ou de dégrader les images, les marques de cette violence ne subsisteraient-elles pas ? Ne les aurait-on pas conservées avec soin pour servir de témoignage contre moi ? Cependant y en a-t-il un vestige ? non il n’y en a pas, il ne peut y en avoir : car elle n’a jamais existé. »

L’évêque s’arrêta. Il eût été inutile de faire un appel à sa sensibilité ; celui pour lequel je m’étais décidé ne manqua pas son effet ; au bout de quelque temps, il me dit :

« Vous ne ferez donc pas de difficulté de rendre en présence de toute la communauté, le même hommage aux images du Sauveur et des saints que vous dites avoir voulu leur rendre cette nuit ? »

— « Je n’en ferai aucune. »

On m’apporta un crucifix que je baisai avec émotion et respect, et je demandai, les larmes aux yeux, ma part dans les mérites infinis du sacrifice qu’il représentait.

L’évêque me dit ensuite : « Faites des actes de foi, d’espérance et de charité. »

J’obéis, et quoique je les fisse d’abondance, je remarquai que les dignes ecclésiastiques qui accompagnaient l’évêque se regardaient mutuellement avec compassion, intérêt et admiration. L’évêque me demanda où j’avais appris ces prières.

« Mon cœur, répondis-je, a été mon seul maître ; je n’en ai pas d’autre. On ne me donne pas de livres. »

— « Comment ?… Songez bien à ce que vous dites. »

— « Je répète que je n’en ai point ; ils m’ont ôté mon bréviaire, mon crucifix, ils ont dépouillé ma cellule de tous ses meubles ; je m’agenouille sur le carreau ; je prie par cœur ; si vous daignez visiter ma cellule, vous verrez que je vous ai dit la vérité. »

À ces mots, l’évêque lança un regard terrible sur le supérieur. Il se remit cependant bientôt : car n’étant nullement accoutumé aux émotions, il sentait qu’en s’y livrant il changeait ses habitudes, et portait en quelque sorte, atteinte à sa dignité. Il me dit froidement de me retirer, et je lui obéissais déjà quand il me rappela. Pour la première fois mon air parut l’avoir frappé. Absorbé dans la contemplation de ses devoirs, il fallait que les objets extérieurs lui fussent long-temps présentés, avant de faire sur lui aucune impression. Il était venu pour examiner un prétendu démoniaque. Convaincu cependant qu’il y avait de l’injustice et de l’imposture dans le fait, il agit avec un courage, une résolution et une intégrité qui lui firent honneur.

Mais pendant tout ce temps l’horreur et la misère de mon aspect, qui auraient frappé sur-le-champ tout homme dont les sensations auraient été le moins du monde extérieures, ne firent aucune impression sur lui ; il ne s’en aperçut qu’en me voyant descendre lentement et péniblement les marches de l’autel ; mais aussi l’impression fut d’autant plus vive qu’elle avait été plus tardive. Il me rappela et me demanda comme s’il me voyait pour la première fois, comment il se faisait que mon habit était si scandaleusement déchiré. J’aurais pu si je l’avais voulu, dévoiler un mystère qui aurait ajouté à la confusion du supérieur ; mais je me contentai de répondre : « C’est la suite des mauvais traitemens que j’ai éprouvés. » Plusieurs autres questions de la même espèce au sujet de mon apparence suivirent, et je fus obligé de tout découvrir. L’évêque fut courroucé à un point incroyable des détails que je lui donnai. Quand les âmes sévères cèdent à une émotion quelconque, elles le font avec une véhémence inconcevable, car tout est pour elles un devoir, et même la passion quand l’occasion s’en présente. Il est possible encore que la nouveauté de l’émotion soit pour elles une surprise agréable.

Quant au bon évêque, dont la pureté égalait la sévérité, il se sentit plein d’horreur, de chagrin et d’indignation aux détails que je fus forcé de donner. Le supérieur tremblait et la communauté n’osait pas me contredire. Le prélat reprit sa froideur : car la rigueur était pour lui une habitude et la sensibilité un effort. Il m’ordonna de nouveau de me retirer : j’obéis et je me rendis à ma cellule. Les murs étaient nus comme je les ai décrits, mais même à côté de la splendeur de la scène dont je venais d’être témoin à l’église, ils me parurent tout brillans de mon triomphe. Une illusion éclatante éblouit pour un moment mes yeux et puis tout s’apaisa. Dans ma solitude je m’agenouillai et je priai le Tout-Puissant de toucher le cœur de l’évêque et de le rendre sensible à la modération et à la sensibilité avec laquelle j’avais parlé.

Je priais encore quand j’entendis marcher dans le corridor. Le bruit cessa pour un instant et je me tus ; je pensai que l’on venait de m’entendre et que, sans doute, le peu de mots que j’avais dits avaient fait une vive impression. Au bout de quelques momens l’évêque entra dans ma cellule avec quelques ecclésiastiques de sa suite et accompagné du supérieur. Les premiers s’arrêtèrent tous frappés d’horreur à l’aspect de ma demeure.

Je vous ai dit, Monsieur, qu’elle ne consistait plus que dans les quatre murs dépouillés et un lit. C’était un spectacle scandaleux et avilissant. J’étais à genoux au milieu de la chambre, et je prends Dieu à témoin que je n’avais aucune intention de faire de l’effet. L’évêque commença par jeter un coup d’œil autour de lui, tandis que les ecclésiastiques qui l’accompagnaient, marquaient leur horreur par des regards et des gestes qui n’exigeaient aucune interprétation. Après un silence, l’évêque dit en se tournant vers le supérieur.

« Eh bien ! que dites-vous de ceci ? »

Le supérieur hésita, et répondit à la fin : « Je l’ignorais. »

« C’est faux, » reprit l’évêque ; « et quand cela serait vrai, vous n’en seriez que plus coupable ; votre devoir vous ordonne de visiter les cellules tous les jours. Comment pourriez-vous, sans l’avoir négligé, ignorer l’état honteux où se trouve celle-ci ? »

Il fit plusieurs fois le tour de la cellule suivi des ecclésiastiques qui haussaient les épaules, et se jetaient les uns aux autres des regards de mécontentement. Le supérieur était pétrifié. Il entendit l’évêque dire en sortant : « Tout ceci doit être réparé avant que je quitte la maison. » Et s’adressant particulièrement au supérieur, il ajouta : « Vous êtes indigne de la place que vous occupez ; vous devriez être déposé. » Puis élevant la voix et prenant un ton plus sévère, il dit : « Catholiques ! religieux ! chrétiens ! c’est affreux ; c’est horrible ; tremblez pour les suites de ma prochaine visite, si les mêmes désordres subsistent encore. Je vous promets que je la répéterai sous peu. » Il revint ensuite à ma cellule, et, s’arrêtant à la porte, il dit au supérieur : « Prenez soin que tous les abus commis dans cette cellule soient réparés avant demain matin. » Le supérieur marqua par son silence sa soumission à cet ordre.

Je me couchai cette nuit sur mon matelas entre mes quatre murs dépouillés. La fatigue et l’épuisement me firent dormir d’un profond sommeil. Je me réveillai long-temps après l’heure des matines, et je me trouvai entouré de tous les agrémens qu’une cellule puisse offrir. Le crucifix, le bréviaire, le pupitre, la table, tout avait été replacé pendant mon sommeil, comme par enchantement. Je sautai à bas de mon lit, et je regardai autour de moi avec extase. L’heure de la réfection approchait. Ma joie se calmait, et je sentais renaître mes terreurs. Il est difficile de passer d’un état d’humiliation extrême à sa première position dans la société dont on est membre. Je descendis quand j’entendis sonner la cloche ; je m’arrêtai un moment à la porte, puis, avec une impulsion désespérée, j’entrai et je pris ma place habituelle. Personne ne s’y opposa. On ne dit rien. Après le dîner la communauté se sépara. J’attendais la cloche des vêpres. Je jugeai que ce serait le moment décisif. Elle sonna à la fin, les religieux s’assemblèrent. Je me joignis à eux sans opposition. Je pris ma place au chœur ; mon triomphe était complet et j’en tremblais. Hélas ! quel est le moment de succès où nous n’éprouvions pas un sentiment d’inquiétude ? Notre destinée est pour nous comme cet esclave qui, tous les matins, devait rappeler au monarque de l’antiquité qu’il n’était qu’un homme, et il est rare qu’elle ne prenne pas soin de remplir sa propre prédiction dans le cours de la journée.

Deux jours se passèrent. La tempête qui nous avait agités, pendant si long-temps, s’était changée en un calme profond. Je me retrouvai dans l’état où j’avais été auparavant. Je remplis de nouveau mes devoirs accoutumés, sans que personne m’en fît ou des complimens ou des reproches. On paraissait me considérer comme un homme qui recommençait la vie monastique. Ces deux jours furent pour moi d’une tranquillité parfaite, et je prends Dieu à témoin que je jouis de mon triomphe avec modération. Je ne parlai point de la position d’où je sortais ; je ne fis point de reproches à ceux qui l’avaient causée ; je ne dis pas un mot de la visite de l’évêque, qui en peu d’heures avait fait changer de place au couvent entier et à moi, et qui m’avait mis en état d’opprimer à mon tour mes oppresseurs si je l’avais voulu. Je supportai mon succès sans vanité, car j’étais soutenu par l’espoir de la liberté. Le triomphe du supérieur ne devait pas tarder à se renouveler.

Le troisième jour, dans la matinée, je fus appelé au parloir. Un messager me remit un paquet contenant, à ce que j’appris, le résultat de ma réclamation. D’après la règle du couvent, j’étais obligé de le remettre d’abord dans les mains du supérieur, qui devait en prendre communication avant qu’il me fût permis de le lire. Je pris le paquet et je me rendis à pas lents à son appartement. En le tenant dans ma main, je l’examinais, je le pesais, je le retournais en tous sens, afin, s’il était possible, d’en deviner le contenu par la forme. Une pensée désolante se présenta à mon esprit ; je me dis que si la nouvelle qu’il contenait avait été favorable, le messager me l’aurait remis d’un air de triomphe, afin que je pusse, en dépit de l’étiquette du couvent, rompre le cachet qui renfermait l’arrêt de ma délivrance. Il arrive souvent que nos présages sont inspirés par notre destinée, et la mienne étant celle d’un moine, il ne faut pas s’étonner s’ils étaient noirs et s’ils se vérifiaient.

J’approchai de la cellule du supérieur avec mon paquet. Je frappai, on me dit d’entrer ; mes yeux étaient baissés et je ne distinguai que les ourlets du bas des robes des moines, qui étaient réunis dans l’appartement. J’offris respectueusement ce que je tenais. Le supérieur y jeta nonchalamment un regard, et puis le lança par terre. Un des religieux voulut le relever. « Arrêtez, » dit le supérieur, « c’est à lui à le ramasser. » Je fis ainsi qu’il l’avait dit, et je retournai dans ma cellule, après avoir fait une profonde révérence au père supérieur. Je m’assis tenant en main le fatal paquet. J’allais l’ouvrir quand une voix intérieure semble me dire : C’est inutile, tu dois déjà en savoir le contenu. Je ne le lus en effet qu’au bout de quelques heures : il m’apprenait que mon appel avait échoué. Je voyais, d’après les détails que l’on me donnait, que l’avocat avait mis en usage tout son talent, tout son zèle, toute son éloquence. Un moment la cour avait été sur le point de décider en faveur de ma réclamation, mais on craignit qu’un pareil arrêt ne fût d’un exemple dangereux. L’avocat de mes adversaires observa que si ma prétention était admise, tous les religieux de l’Espagne réclameraient contre leurs vœux. N’est-ce pas là une nouvelle preuve de la justice de ma cause ?

L’émotion que l’infortuné Monçada éprouva dans cet endroit de son récit, le força de le suspendre encore, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’il le reprit en ces termes :