Melmoth ou l’Homme errant/XIV

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (3p. 70-122).


CHAPITRE XIV.



Je ne suis pas superstitieux, mais en entrant dans l’église j’éprouvai un frisson inexprimable et qui semblait se communiquer jusqu’à mon âme. Je m’approchai de l’autel ; j’essayai de me mettre à genoux ; une invincible main me repoussait, une voix semblait me demander ce que je venais faire en ce lieu. Je songeai que ceux qui m’y avaient précédé avaient été absorbés dans la prière, et que ceux qui m’y suivraient viendraient rendre même hommage à la divinité, tandis que moi je n’entrais dans l’église qu’avec un projet d’imposture et de perfidie ; que j’abusais des momens consacrés au service de Dieu pour combiner les moyens de me dérober à ce service. Tout me disait que j’étais un fourbe qui me servais des voiles mêmes du temple pour couvrir ma fourberie. Je tremblais de mon projet et de moi-même ; je m’agenouillai, cependant, quoique je n’osasse pas prier ; les marches de l’autel me paraissaient plus froides qu’à l’ordinaire ; je frémissais du silence que j’étais obligé de garder. Hélas ! comment pouvons-nous espérer le succès d’une entreprise que nous n’osons pas confier à Dieu ! La prière, quand nous nous y livrons avec ferveur, ne se borne pas à nous rendre éloquens, elle communique encore aux objets qui nous entourent une sorte d’éloquence qui répond à la nôtre. Jadis quand j’épanchais mon cœur devant Dieu, il me semblait que les lampes brillaient d’un plus grand éclat, que les images des saints me souriaient. L’atmosphère silencieuse de la nuit se remplissait de formes et de voix, et chaque zéphir qui soupirait devant ma fenêtre, m’apportait les accords célestes des anges. Maintenant tout était tranquille ; les lampes, les images, l’autel, la voûte, tous me contemplaient en silence ; ils m’entouraient comme des témoins accusateurs, dont la seule présence, sans même qu’ils ouvrent la bouche, suffit pour vous condamner. Je n’osais lever les yeux, je n’osais parler, je n’osais surtout prier, de peur de dévoiler une pensée sur laquelle je ne pouvais implorer les bénédictions de Dieu. J’oubliais qu’il est aussi inutile qu’impie de prétendre garder un secret que Dieu doit savoir.

Mon agitation n’avait pas duré fort long-temps quand j’entendis marcher ; c’était l’homme que j’attendais. « Levez-vous, » me dit-il, car j’étais à genoux. « Levez-vous ; nous n’avons pas de temps à perdre. Vous ne devez rester qu’une heure dans l’église, et j’ai bien des choses à vous dire dans cette heure. »

Je me levai, il continua : « La nuit de demain est fixée pour votre fuite. »

— « La nuit de demain ! Dieu tout-puissant ! »

— « Oui. Dans les projets désespérés, il y a toujours moins de danger à se presser qu’à languir. Déjà des milliers d’yeux et d’oreilles nous guettent ; un seul mouvement faux ou équivoque nous mettrait dans l’impossibilité d’échapper à leur vigilance. Il peut y avoir quelque danger à nous hâter ainsi ; mais c’est un mal inévitable. Demain, quand minuit aura sonné, descendez à l’église ; il est probable que vous n’y trouverez personne. Si par hasard il y avait quelqu’un occupé à prier ou à méditer, retirez-vous, pour éviter les soupçons. Retournez aussitôt que l’église sera libre : j’y serai. Voyez-vous cette porte ? En disant ces mots, il me montrait du doigt une petite porte que j’avais souvent remarquée, mais que je ne me rappelais pas d’avoir jamais vue ouverte. « J’en ai obtenu la clef, » ajouta-t-il,… « n’importe par quel moyen. Elle conduisait autrefois dans les caveaux du couvent ; mais par des motifs extraordinaires, et que je n’ai pas le temps de vous expliquer à présent, on a ouvert un autre passage et celui-ci n’a plus été employé ou fréquenté depuis plusieurs années. Il nous conduira vers un passage de traverse qui communique, à ce qu’on m’a dit, par une trape, avec le jardin. »

« À ce qu’on m’a dit ! » répétai-je, « juste ciel ! c’est donc sur un bruit vague que vous vous fiez dans une affaire aussi importante ! Si vous n’êtes pas sûr que ce passage existe, ou si vous n’en connaissez pas parfaitement la direction, nous pouvons errer toute la nuit dans ses détours, ou, peut-être,… »

— « Ne m’interrompez plus par de si faibles objections. Je n’ai pas le temps de prêter l’oreille à des craintes que je ne puis ni dissiper ni partager. Si nous arrivons sains et saufs par la trape au jardin un autre danger nous attend. »

Il s’arrêta comme un homme qui veut voir l’effet de la frayeur qu’il vient lui-même de faire naître, non par méchanceté, mais par vanité et pour faire paraître son propre courage plus grand, puisqu’il veut l’affronter. Je gardai le silence, et n’entendant de ma part, ni flatterie, ni crainte, il continua :

« Deux énormes chiens sont lâchés toutes les nuits dans le jardin ; il faudra les faire taire. Le mur a seize pieds de haut ; votre frère s’est procuré une échelle de corde qu’il nous jettera, et au moyen de laquelle vous pourrez descendre en sûreté. »

— « En sûreté ! mais Juan lui-même sera en danger. »

— « Ne m’interrompez plus. Le danger que nous avons à courir dans les murs du couvent est le moindre qui nous attende : quand nous en serons sortis, où trouverons-nous un asile et le secret qui nous sera nécessaire ? L’argent de votre frère vous mettra peut-être en état de quitter Madrid. Il en répandra beaucoup, et chacun de vos pas devra être marqué par son or ; mais après cela les dangers se présenteront en si grand nombre que l’entreprise et les périls nous paraîtront à peine commencés. Comment traverserez-vous les Pyrénées ? Comment… »

Il passa sa main sur son front, de l’air d’un homme qui fait un effort au-dessus de ses moyens et qui éprouve le plus grand embarras pour effectuer son dessein. Ce mouvement me parut si plein de sincérité que j’en fus vivement frappé. Il servit de contre-poids à mes préventions ; en attendant, plus il m’inspirait de confiance, plus je partageais ses craintes. Je répétai après lui :

« Comment ferai-je en définitive pour me sauver ? Je puis, par votre secours, traverser ce labyrinthe souterrain, dont les vapeurs froides me glacent déjà en imagination. Je puis retrouver la lumière, monter et redescendre la muraille ; mais après tout cela, comment me sauverai-je ? Comment ferai-je pour subsister ? l’Espagne entière n’est qu’un vaste monastère. Chaque pas que je ferai me ramènera vers ma prison. »

« Ce soin regarde votre frère, » répondit-il un peu sèchement, « j’ai fait ce que j’avais entrepris. »

Je lui fis ensuite diverses questions sur les détails de ma fuite ; ses réponses furent monotones, évasives, et si peu satisfaisantes, que je sentis renaître d’abord tous mes soupçons et puis toutes mes craintes. Je lui demandai comment il avait fait pour se procurer la clef.

« Ce ne sont pas vos affaires. » Telle fut la réponse uniforme que je reçus, non-seulement à cette question, mais encore à toutes celles que je lui fis sur la manière dont il s’y était pris pour obtenir les moyens de faciliter ma fuite. Je fus à la fin forcé de renoncer à l’espoir de satisfaire ma curiosité et revenant à ce qu’il m’avait dit, je repris :

« Mais ce terrible passage près des caveaux ! La possibilité, la crainte que nous n’en sortions jamais ! songez à ce c’est que d’errer au milieu de ruines sépulcrales, à trébucher sur des morts, à rencontrer ce que je n’ose décrire : songez à l’horreur de se trouver parmi ces êtres qui n’appartiennent ni aux vivans ni aux morts, ces êtres qui se jouent, avec les cadavres, qui se régalent et qui vivent au sein de la corruption ! Faut-il que nous passions près des caveaux ? »

— « Qu’importe ? j’ai peut-être plus de raisons de les craindre que vous. L’ombre de votre père s’élèvera-t-elle du sein de la terre pour vous foudroyer ? »

Ces mots qu’il avait prononcés pour m’encourager me firent au contraire frémir ; ils étaient prononcés par un parricide, se vantant de son crime, à minuit dans une église, et en présence des saints dont les images silencieuses semblaient pénétrées d’horreur. Afin d’oublier s’il était possible la sensation que je venais d’éprouver, je parlai de la hauteur du mur et de la difficulté de fixer l’échelle de cordes sans être aperçus. Il me répondit encore :

« Tout cela me regarde ; tout est déjà arrangé. »

Je remarquai que chaque fois qu’il me parlait ainsi, il détournait les yeux et coupait ses mots en monosyllabes. Je vis enfin que la chose était sans remède et qu’il fallait absolument que je m’abandonnasse entièrement à lui. À lui ! grand Dieu ! Quelles furent mes sensations quand je me fus convaincu de cette nécessité ! J’étais donc en son pouvoir ! cette idée pénétra jusque dans mon âme. Et cependant je ne pus m’empêcher de parler encore des difficultés insurmontables qui me paraissaient devoir s’opposer à ma fuite. Pour lors il perdit patience et me reprocha ma timidité et mon ingratitude ; quand je le vis reprendre son ton naturellement féroce et menaçant, je sentis plus de confiance en lui que quand il avait essayé de le déguiser. Dans ses discours, composés moitié de remontrances et moitié d’invectives, il déployait tant d’habileté, tant d’intrépidité et tant d’art que je commençai à sentir une espèce de sécurité douteuse. Je fus convaincu du moins que s’il y avait un homme au monde capable de me délivrer, ce ne pouvait être que lui ; la crainte lui était totalement inconnue. Il n’avait aucune idée de la conscience. Quand il parlait du crime qu’il avait commis, c’était pour m’inspirer une haute idée de son audace. Je m’en aperçus à l’expression de sa physionomie, car je l’avais involontairement regardé ; son œil n’était point creusé par les remords, ni vague par l’effet de la crainte. Il se fixait sur moi fier, menaçant et à fleur de tête. Le danger n’excitait en lui qu’une seule idée ; le désir et le besoin de le surmonter. Il formait une entreprise hasardeuse comme un joueur qui se place vis-à-vis d’un adversaire digne de lui ; et quand il y allait de la vie ou de la mort, il lui semblait seulement que l’enjeu était augmenté ; forcé d’employer plus de talent et plus de courage, la nécessité lui fournissait les moyens dont il avait besoin.

Notre conférence tirait à sa fin, quand tout-à-coup il me vint dans l’idée que cet homme s’exposait à un danger qu’il n’était nullement probable qu’il voulût braver pour moi seul, et je résolus à tout prix d’éclaircir au moins ce mystère. Je lui dis donc : « Mais comment pourvoirez-vous à votre propre sûreté ? Que deviendrez-vous quand ma fuite sera découverte ? Le seul soupçon que vous y ayez pris part, ne suffira-t-il pas pour vous exposer aux châtimens les plus cruels ? Et que sera-ce quand ce soupçon deviendra la plus irrécusable certitude ? »

Il m’est impossible de décrire le changement qui s’opéra dans ses traits pendant que je prononçais ces mots. Il me regarda d’abord sans parler, avec un mélange indéfinissable de sarcasme, de dédain, de doute et de curiosité ; puis il s’efforça de rire ; mais les muscles de son visage n’étaient pas assez souples pour le lui permettre, ils ne purent produire qu’une espèce de ris sardonique, dont l’horreur surpasse toute imagination. C’est une chose effrayante que la gaîté du crime ; son sourire s’achète au prix de tant de gémissemens ! Mon sang se glaça en le regardant. J’attendais qu’il parlât, pour que le son de sa voix me soulageât. À la fin il me dit :

« Croyez-vous que je sois assez sot pour travailler à votre liberté, au risque de perdre à jamais la mienne, peut-être la vie ? au risque d’être livré à l’Inquisition ? »

Il voulut de nouveau rire.

« Non, non, il faut que nous fuyions ensemble. Pouviez-vous supposer que je prendrais tant d’intérêt à une aventure où je ne serais que le confident ? Je pensais à mon propre danger ; je calculais ma propre sûreté. Notre position réciproque a réuni par hasard deux caractères fort opposés dans la même chance, mais cette union est désormais inévitable et inséparable. Votre destinée est liée à la mienne par un lien qu’aucun effort humain ne pourra rompre. Nous ne nous séparerons plus dans ce monde ; le secret que chacun de nous possède est sous la garde de l’autre. Nous sommes mutuellement les maîtres de nos jours, et un moment d’absence peut être un moment de trahison. Notre vie devra se passer à épier réciproquement l’air que nous respirons, les regards que nous lançons, à craindre le sommeil comme un traître involontaire, et à écouter les murmures interrompus de nos songes mutuels. Nous pouvons nous haïr, nous tourmenter, être fatigués l’un de l’autre, ce qui est pis encore que la haine, mais nous séparer, jamais. »

Mon âme entière se révolta à ce tableau d’une liberté pour laquelle j’avais tant risqué. J’examinais l’être formidable avec lequel mon existence allait être désormais, pour ainsi dire, incorporée. Il allait se retirer, mais il s’arrêta non loin de moi pour répéter ses dernières paroles, ou peut-être pour en observer l’effet. J’étais assis sur les marches de l’autel ; l’heure était avancée, les lampes qui éclairaient l’église ne donnaient plus qu’une lumière affaiblie, et la position était telle qu’à l’exception de son visage et d’une de ses mains, qu’il étendait vers moi, tout son corps était enveloppé dans les ténèbres, ce qui donnait à cette tête pâle et fortement éclairée, un aspect véritablement effrayant. Ses traits, au lieu d’être féroces, ne furent plus que sombres et lugubres, quand il répéta les mots : « Nous séparer, jamais : je dois être à jamais près de vous. » Et le son grave de sa voix retentit comme le tonnerre dans l’église. Un grand silence suivit. Il resta dans la même position, et je n’eus pas la force de changer la mienne. L’horloge sonna trois heures, et me rappela que le temps de ma prière était écoulé. Nous nous séparâmes, et nous sortîmes de l’église par des chemins opposés. Les deux religieux qui devaient me remplacer arrivèrent heureusement un peu tard ; l’un et l’autre étaient accablés de sommeil, de sorte qu’ils ne firent pas attention à nous.

Je pourrais aussi facilement mettre de la suite dans la description d’un songe, que vous faire connaître ou même vous donner une légère idée de ce qui se passa dans mon esprit pendant la journée du lendemain : tantôt je me croyais prisonnier. Tantôt libre ; dans un moment j’étais l’homme le plus heureux, dans un autre je périssais au milieu des flammes de l’Inquisition. Les fréquentes alternatives d’espérance et de désespoir que j’éprouvais tour-à-tour, me privaient de toutes mes facultés. La nuit arriva à la fin ; je ferais peut-être mieux de dire que le jour parut, car ce jour avait été une nuit pour moi. Tout m’était propice : le couvent dormait, j’entrouvis plusieurs fois la porte de ma cellule pour m’en assurer. Il dormait, aucun pas ne retentissait plus dans les corridors ; pas une voix ne résonnait sous un toit qui renfermait tant d’individus. Je me dérobai enfin de ma cellule ; je descendis à l’église : cette démarche n’avait rien d’extraordinaire, elle était habituelle à ceux dont la conscience ou les nerfs étaient troublés pendant le calme profond et triste d’une nuit de couvent.

En approchant de la porte de l’église, où des lampes brûlaient toute la nuit, j’entendis une voix humaine ; je me retirai effrayé : c’était un vieux moine qui était descendu pour demander à un saint, auquel il portait une dévotion particulière, de le délivrer d’une très-vive douleur de dents qui l’empêchait de dormir. Je fus singulièrement contrarié en le voyant, d’autant plus qu’il resta fort long-temps et que je craignais qu’il ne fût remplacé par un autre ; je vis en effet approcher quelqu’un. Je me retournai, et ma satisfaction fut extrême en apercevant mon compagnon ; je lui fis comprendre par un signe ce qui m’empêchait d’entrer dans l’église. Il me répondit de même, et s’éloigna de quelques pas, après m’avoir montré un trousseau d’énormes clefs qu’il cachait sous sa robe. Cette vue me ranima, et j’attendis encore une demi-heure dans les souffrances mentales les plus intolérables. J’entendis sonner deux heures, je frappai du pied avec autant de véhémence que la prudence me le permettait ; je n’étais d’ailleurs nullement tranquillisé par l’impatience visible de mon compagnon, qui sortait de temps à autre de derrière la colonne où il s’était caché, et me jetait un coup d’œil inquiet et égaré, auquel je répondais par un regard de désespoir. Il se retirait ensuite marmottant des malédictions entre ses dents, et les grinçant avec un bruit affreux que j’entendais distinctement, vu que je retenais mon haleine.

Je pris à la fin une résolution désespérée ; j’entrai dans l’église, et m’avançant droit à l’autel, je m’agenouillai sur ses marches. Le vieux moine me vit ; imaginant que j’y étais venu dans quelque intention semblable à la sienne, il s’approcha de moi et m’invita à joindre nos prières, afin que chacun de nous profitât de celles de l’autre. Il y a quelque chose d’étrange dans cette union des intérêts les plus élevés et les plus minutieux de la vie. J’étais un prisonnier, n’aspirant qu’à la liberté, et risquant mon existence pour l’obtenir. Tout mon bonheur temporel, peut-être même celui de mon éternité, dépendait d’un moment ; et à côté de moi priait un être dont la destinée était à jamais fixée, qui allait traîner quelques années encore dans l’obscurité d’un cloître, et qui venait au pied des autels, demander à Dieu la rémission d’une douleur momentanée que j’aurais consenti à souffrir toute ma vie pour un moment de liberté.

Quand il m’adressa la parole, je m’éloignai involontairement : je sentais que le but de nos prières était différent, et je n’osais scruter mon cœur pour en découvrir le motif. Je ne pouvais, dans le moment, décider qui de nous deux avait raison, de lui dont la demande ne déshonorait point le lieu où elle se faisait, ou de moi qui, forcé de lutter contre une existence désorganisée et contraire à la nature, étais sur le point d’en violer les vœux. Je me mis néanmoins à genoux, et je priai pour son rétablissement avec d’autant plus de sincérité, que le succès de ma demande assurait sa retraite. Je tremblai pourtant en songeant à mon hypocrisie. Je profanais l’autel de Dieu. Je me riais des souffrances mêmes de l’individu pour lequel je priai. J’étais le pire de tous les hypocrites : je l’étais à genous, en face de l’autel. Je voulus, à la vérité, m’excuser en me disant que l’on m’avait forcé à ce que je faisais, et en rejetant ma faute sur les autres, mais je sentis que ce n’était ni le lieu ni le moment de faire mon examen de conscience. Quoi qu’il en soit, je m’agenouillai, je priai, je tremblai, jusqu’à ce que le pauvre patient, soit qu’il fût un peu soulagé, soit qu’il se fatiguât de prier en vain, se leva et se retira à pas lents. Pendant quelques instans mon inquiétude fut extrême, par la crainte qu’un autre fâcheux ne survînt ; mais je me tranquillisai en entendant le pas ferme et décidé de mon compagnon. Il était à mes côtés, et après avoir prononcé quelques juremens qui me parurent doublement affreux, à cause du lieu où je me trouvais, il s’empressa de courir à la porte : il tenait en main le trousseau de clefs, et je suivis comme par instinct ce gage de ma délivrance.

La porte était fort basse ; nous descendîmes quatre marches pour y arriver. Mon guide y appliqua la clef, en enveloppant le trousseau dans sa robe pour en étouffer le bruit. À chaque essai qu’il faisait pour la faire tourner, il reculait, grinçait des dents, frappait du pied. La serrure ne cédait pas. Je joignais les mains au désespoir et les tordais.

« Cherchez une lumière, » me dit-il. « Prenez une lampe devant une de ces figures. »

La légèreté avec laquelle il parlait des saintes images me fit frissonner. L’action qu’il exigeait de moi me paraissait un véritable sacrilége. J’allai pourtant, et d’une main tremblante je pris une lampe, avec laquelle je j’éclairai pendant qu’il essayait de nouveau la clef. Durant ces nouvelles tentatives, nous nous communiquions mutuellement nos craintes à voix basse.

« N’ai-je pas entendu du bruit ? »

— « Non ; c’était seulement l’écho de cette opiniâtre et bruyante serrure… Quelqu’un vient, je crois. »

— « Personne. »

— « Regardez dans le passage. »

— « Je ne pourrais plus vous éclairer. »

— « N’importe, le premier point est de ne pas être découvert. »

— « Non, le plus important est de nous sauver. »

Je dis ces mots avec un courage qui fit tressaillir mon compagnon, et posant ma lampe à terre, je joignis mes efforts aux siens pour faire tourner la clef. La serrure résistait toujours ; elle était invincible. Nous essayâmes de nouveau, en serrant les dents et en retenant notre haleine. Nos mains étaient déchirées. Ce fut en vain… encore… toujours en vain. Soit que la férocité naturelle de mon compagnon lui fît supporter moins bien que moi les contrariétés, soit que son courage, comme il arrive souvent, fût plus sensible à une légère douleur physique qu’aux périls qui menaçaient sa vie, ou pour quelque autre motif que je ne puis exprimer, il s’assit sur les degrés qui conduisaient à la porte, essuya avec la manche de sa robe les larges gouttes de sueur qui ruisselaient de son front, et me jeta un regard qui exprimait à la fois son désespoir et sa sincérité. L’horloge sonna trois heures. Ce son fit sur mon oreille l’effet de la trompette qui doit infailliblement résonner au jour du jugement. Mon guide joignit les mains avec une douleur féroce et convulsive qui aurait pu donner une idée de la mort du pécheur impénitent, de cette agonie sans remords, de cette souffrance sans espoir et sans consolation, qui imprime parfois au crime l’apparence de la magnanimité, et qui nous inspire une horrible admiration pour l’âme déchue à laquelle nous n’osons sympathiser.

« Nous sommes perdus ! » s’écria-t-il ; « vous êtes perdu ! À trois heures un moine doit venir méditer dans l’église. » Puis il ajouta d’une voix plus basse et avec un accent horrible : « J’entends déjà ses pas dans le passage. »

Comme il prononçait ces mots, la clef, qu’il n’avait cessé de tenir, tourna enfin dans la serrure. La porte s’ouvrit et nous trouvâmes un passage libre. Mon compagnon se remit à cette vue, et au bout d’un instant nous eûmes franchi l’un et l’autre le seuil. Notre premier soin fut de retirer la clef et de fermer la porte en dedans. Pendant cette opération, nous découvrîmes avec plaisir que nous avions eu une fausse alerte et que personne n’était entré dans l’église. Quand nous eûmes fermé la porte, nous nous regardâmes avec une confiance renaissante, et nous commençâmes notre voyage en silence et en sûreté.

En sûreté ! Juste Ciel ! je n’en tremblais pas moins à la pensée de ce voyage souterrain dans les caveaux d’un couvent, avec un parricide pour guide et pour compagnon ; mais un grand danger nous familiarise avec ce qu’il y a de plus horrible. Si l’on m’avait raconté d’un autre ce que je faisais, je l’aurais regardé comme l’homme le plus téméraire et le plus imprudent qu’il y eût au monde, et c’était moi. Vos romans, Monsieur, vous ont accoutumé aux passages souterrains et aux horreurs surnaturelles ; mais c’est en vain que la plume la plus exercée s’efforcerait de rendre affreuse la description de l’état où je me trouvais : elle ne saurait approcher de ce que l’on doit infailliblement éprouver quand on s’engage dans une entreprise au-dessus de ses forces, de son expérience ou de son calcul, et que l’on est obligé de confier sa vie et sa délivrance à des mains fumantes du sang paternel. Ce fut en vain que je m’efforçai de m’y accoutumer, en me disant que ce n’était que pour peu de temps ; je voulais en vain me persuader que, dans des entreprises de ce genre, de pareils associés étaient inévitables. Je frémissais de ma position, de moi-même, et cette terreur est insurmontable. Les pierres me faisaient trébucher ; je frissonnais à chaque pas que je faisais. Un brouillard s’élevait devant mes yeux ; il me semblait que la lumière s’affaiblissait. Mon imagination commençait à travailler, et quand j’entendis les malédictions avec lesquelles mon compagnon me reprochait ma lenteur involontaire, j’eus un moment l’idée que je suivais les pas d’un démon qui m’avait séduit pour m’entraîner dans l’abîme.

Nos courses dans le passage semblaient ne pas devoir finir. Mon compagnon tournait à droite, à gauche, s’avançait, se retirait, s’arrêtait (ses pauses étaient affreuses !) puis s’avançait de nouveau, essayait une autre direction. Parfois le passage était si bas, que pour le suivre j’étais obligé de me traîner sur mes genoux et sur mes mains, et même dans cette posture, ma tête heurtait contre la voûte. Un temps assez considérable s’était écoulé, du moins d’après mon calcul, car l’effroi mesure mal les heures, quand le passage devint si étroit et si bas, qu’il me fut impossible d’avancer davantage, et je m’étonnai que mon compagnon pût m’avoir devancé. Je l’appelai et ne reçus point de réponse. Le passage, ou plutôt le trou, était si obscur que je ne voyais pas à dix pouces devant moi. J’avais aussi la lampe à surveiller. Je la tenais d’une main tremblante ; elle commençait à brûler d’une lumière affaiblie par l’atmosphère épaisse du souterrain. Une frayeur soudaine s’empara de moi. Entouré de vapeurs malsaines, j’éprouvai comme un accès de fièvre. J’appelai encore, sans qu’aucune voix répondît à mes cris. Dans des momens de péril, la mémoire est malheureusement fertile. Je me rappelai et je ne pus m’empêcher d’appliquer à ma position l’histoire que j’avais lue de certains voyageurs qui visitaient les catacombes, dans les pyramides d’Égypte. L’un d’eux, en se traînant, comme je faisais, par terre, se trouva tout-à-coup arrêté ; et soit par la frayeur, soit par une suite naturelle de sa situation, son corps enfla à tel point qu’il lui devint impossible d’avancer, de se retirer ou de livrer passage à ses compagnons ; les autres étaient sur leur retour. Voyant leur course arrêtée par cet obstacle invincible, leurs torches près de s’éteindre, et leur guide effrayé au point de ne pouvoir leur donner aucun conseil, ils proposèrent, avec cette impulsion d’égoïsme qu’un danger pressant nous donne toujours, ils proposèrent, dis-je, de couper les membres de l’être malheureux qui obstruait leur passage. Il entendit cette proposition, et son corps se contractant par un spasme musculaire, rentra dans ses dimensions ordinaires. On le retira de la position pénible où il se trouvait ; mais il avait été suffoqué par l’effort, et on le laissa sans vie dans le caveau. Ces détails qui exigent du temps pour les expliquer, se présentèrent à la fois et au même instant à mon esprit. Que dis-je, à mon esprit ? Non, à mes sens. Je n’avais que des sensations ; et tout le monde sait que la douleur physique poussée à un haut degré, anéantit en nous toute autre faculté.

Je m’efforçai de retourner, toujours en me traînant, au lieu d’où j’étais venu. J’y réussis. Je crois que l’anecdote que je m’étais rappelée eut sur moi un effet correspondant à celui dont j’avais lu la narration, et je sentis réellement une contraction dans mes membres. Je fus presque délivré par la seule sensation, et l’instant d’après je le fus en effet. J’étais sorti du passage sans savoir comment. Il faut que j’aie fait un de ces efforts extraordinaires, dont l’énergie est d’autant plus grande, que nous ne la sentons pas nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, j’étais sauvé et je restais épuisé et hors d’haleine, la lampe mourante à la main, regardant autour de moi, et ne voyant que les murs noirs et humides et les arches de la voûte qui semblait s’abaisser sur moi, pour me priver à jamais de l’espérance et de la liberté. La lampe s’éteignait à vue d’œil. Je la contemplais d’un regard fixe. Je savais que ma vie, ou ce qui m’était plus cher encore, ma délivrance, dépendait du soin avec lequel je guetterais sa dernière lueur, et cependant je la regardais avec un œil hébêté, un regard stupéfait. Sa flamme devenait de plus en plus faible. Cette vue me réveilla. Je jetai les yeux autour de moi ; un rayon plus vif me fit voir un objet à mes côtés : je frissonnai, et sans le vouloir je jetai des cris. Une voix me dit : « Paix ! faites silence. Je ne vous avais laissé que pour reconnaître les passages. J’ai découvert le chemin qui conduit à la trape. Soyez tranquille. Ne parlez pas : tout ira bien. »

J’avançai en tremblant ; il me parut que mon compagnon tremblait aussi. Il me dit à l’oreille : « Il me semble que la lampe est presqu’éteinte. »

— « Vous voyez. »

— « Tâchez de la conserver pendant quelques momens encore. »

— « J’y ferai mon possible ; mais si je ne le puis, qu’arrivera-t-il ? »

— « Il faudra que nous périssions. »

Il dit ces mots avec un jurement si affreux, que je crus que la voûte allait tomber sur nous pour nous écraser. Il n’en est pas moins vrai, Monsieur, que des sentimens d’une grande violence conviennent le mieux aux occasions désespérées. Aussi les blasphêmes de ce misérable m’inspirèrent-ils une sorte de confiance horrible dans son courage. Il poursuivait son chemin en jurant toujours ; je marchais après lui, épiant la dernière lueur de la lampe avec une douleur qu’augmentait ma crainte d’indisposer encore davantage mon horrible guide. J’ai déjà observé que dans les plus affreux périls nous nous occupons souvent des détails les plus minutieux. Néanmoins quelque soin que j’y misse, ma lampe diminuait, tremblait, sa lumière pâlit enfin comme le sourire du désespoir et elle s’éteignit. Je n’oublierai jamais le regard que mon guide jeta quand il la vit au moment de finir. Je l’avais guettée comme les derniers battemens d’un cœur qui expire, elle s’éteignit, et je me crus déjà du nombre de ces âmes à qui l’obscurité des ténèbres est réservée à jamais.

Ce fut dans ce moment qu’un léger son frappa mon oreille glacée. C’était les matines que les religieux commençaient à chanter dans la chapelle située au-dessus de nous. Cette voix céleste nous fit frémir. Elle nous annonçait l’existence d’un Dieu, tandis que nous paraissions sourds à son nom. L’effet qu’elle fit sur moi fut terrible. Je tombai par terre et je ne saurais dire si l’obscurité ou mon émotion m’avait fait trébucher. Mon compagnon, après m’avoir relevé rudement, m’adressa la parole d’une voix plus rude encore que son bras. Il me dit avec des juremens qui me glacèrent le sang que ce n’était pas le moment de faillir ou de craindre. Je lui demandai en tremblant ce qu’il fallait que je fisse.

« Suivez-moi, me dit-il, et cherchez en tâtonnant votre chemin dans l’obscurité. »

Paroles affreuses ! ceux qui nous font connaître toute l’étendue de notre malheur nous paraissent toujours méchans, car nos cœurs et notre imagination nous le dépeignent moins grand qu’il n’est. Nous apprenons la vérité de tout le monde plutôt que de nous-mêmes.

Je le suivis dans une obscurité complète, et en me traînant sur mes mains et sur mes genoux, car je ne pouvais plus me tenir debout. Cette position ne tarda pas à me faire porter le sang à la tête. Je me sentis d’abord étourdi, j’éprouvai ensuite une sorte d’imbécillité. Je m’arrêtai, mon compagnon murmura un jurement et je pressai machinalement le pas comme un chien qui reconnaît la voix de son maître. Déjà ma robe était toute déchirée et je n’avais plus de peau sur les genoux ni sur la paume des mains. Ma tête avait reçu plusieurs meurtrissures en frappant contre les pierres aiguës et irrégulières qui garnissaient les parois et le toit de cet éternel passage ; mais ce que j’éprouvais de plus affreux était une soif ardente, causée par l’air épais que je respirais depuis si long-temps joint à la vive émotion à laquelle j’étais en proie. Je ne puis comparer cette sensation qu’à celle qu’occasionerait un charbon ardent qui brûlerait dans le gosier. Vainement je cherchais quelques gouttes de salive pour humecter ma bouche, je ne trouvais que du feu.

Tel était mon état quand je criai à mon compagnon qu’il m’était impossible d’aller plus loin. « Restez donc, et pourrissez où vous êtes, » me répondit-il. Le discours le plus consolant n’eût peut-être pas fait sur moi autant d’effet que ces paroles. Cette confiance du désespoir, cette témérité qui bravait le danger, m’inspirèrent un courage momentané. Mais que devient le courage au sein des ténèbres et de l’incertitude ? Les pas tremblans de mon guide, son haleine oppressée, les malédictions qu’il ne cessait de marmoter entre ses dents, me firent deviner ce qui se passait. Je ne me trompais point. Il s’arrêta à la fin, et ce fut pour la dernière fois. J’entendis le dernier soupir du désespoir, le grincement des dents, le bruit des mains qui se joignaient ou plutôt se frappaient par le sentiment involontaire d’un malheur sans remède. J’étais dans ce moment à genoux derrière lui, et je répétais chaque cri, chaque geste, avec une véhémence qui fit tressaillir mon guide. Il m’imposa silence en jurant ; ensuite il s’efforça de prier, mais ses prières ressemblaient tant à des blasphêmes, et ses blasphêmes avaient tant de ressemblance avec des prières adressées à l’ange des ténèbres, qu’éperdu d’horreur, je le suppliai de cesser. Il se tut, et pendant une demi-heure environ, aucun de nous ne prononça une parole. Nous nous couchâmes par terre comme deux chiens épuisés d’une longue chasse et qui ne peuvent plus poursuivre le gibier qu’ils sont cependant sur le point d’atteindre. Nous n’osions nous adresser la parole, car nos discours n’auraient servi qu’à augmenter réciproquement notre désespoir. Une des sensations les plus horribles qu’il y ait, est peut-être cette espèce de crainte que les autres partagent et dont nous n’osons parler même à ceux qui la connaissent de peur de l’augmenter. La soif qui me dévorait sembla même se perdre dans cette nouvelle soif que mon âme éprouvait de se communiquer, tandis que toute communication était impossible ou du moins inutile ; c’est sans doute là un des supplices des âmes condamnées. Elles savent tout ce qu’elles ont à souffrir et n’osent se dévoiler mutuellement cette horrible vérité qui n’est plus un secret, mais sur laquelle elles voudraient jeter du mystère par leur profond silence.

Ces momens qui me parurent éternels étaient cependant sur le point de cesser. Tout-à-coup mon compagnon se lève et jette un cri de joie. Je crus son esprit égaré ; mais il jouissait de toute sa raison. Il s’écria : « Le jour ! le jour ! Je vois la lumière du ciel ! Nous sommes près de la trape ! Je vois le jour ! »

Au sein de l’horreur qui nous enveloppait, il n’avait cessé de tenir ses regards élevés, car il savait que pourvu que nous fussions près de la trape, la plus faible lueur deviendrait visible par la profonde obscurité dans laquelle nous nous trouvions. Il avait raison. Je me levai avec vivacité ; je vis comme lui la lumière ; nous tenions les yeux tournés vers ce point, tandis que nos mains étaient jointes et nos bouches béantes. C’était une ligne presqu’imperceptible d’une lumière grisâtre qui brillait au-dessus de nos têtes. Elle s’élargit, elle devint plus brillante. C’était en effet la lumière du ciel ; bientôt après, le vent agréable et frais du matin arriva jusqu’à nous à travers les fentes de la trape qui communiquait avec le jardin.