Melmoth ou l’Homme errant/XXIII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (4p. 192-231).


CHAPITRE XXIII.



Plusieurs jours s’écoulèrent avant que l’étranger revînt visiter l’île. Il serait impossible à l’homme de découvrir quelles furent, dans cet intervalle, ou ses occupations, ou ses sensations. Peut-être que parfois il triomphait dans les maux qu’il avait infligés, et que parfois aussi il y compâtissait. Poussé enfin ou par la malignité, ou par la tendresse, ou par la curiosité, ou par l’ennui d’une vie artificielle, avec laquelle la pure existence d’Immalie formait un contraste si parfait, il retourna dans l’Île Enchantée, nom qu’elle avait reçu des Indiens du voisinage ; mais il lui fallut traverser bien des sentiers que nul pied humain n’avait encore foulés, bien des ruisseaux où nul pied n’avait trempé, avant qu’il pût découvrir le lieu où Immalie s’était cachée.

Elle n’avait cependant pas eu l’intention de se dérober à ses regards. Quand il la trouva, elle était appuyée contre un rocher. À ses pieds, l’Océan faisait retentir son murmure éternel. Elle avait choisi le site le plus sauvage qu’elle avait pu trouver. Il n’y avait près d’elle ni fleurs, ni buissons. Les seuls objets qui l’entouraient étaient les masses de rocs calcinés par l’action des volcans et les flots dans lesquels son pied se baignait, en paraissant à la fois inviter et mépriser le danger dont ils le menaçaient. La première fois que l’étranger l’avait vue, elle était environnée de fleurs et de parfums. Tout ce que la nature végétale et animale offre de plus brillant ; des roses et des paons semblaient lutter entre eux à qui répandrait sur elle un éclat plus vif et un baume plus délicieux. Aujourd’hui, elle paraissait abandonnée par la nature dont elle était l’enfant chéri. Elle reposait sur le rocher, et semblait avoir l’Océan pour lit. Elle n’avait ni coquillages dans son sein, ni roses dans ses cheveux ; son caractère paraissait changé avec ses sentimens. Elle n’aimait plus ce qu’il y avait de plus beau dans la nature. On eût dit que, prévoyant sa destinée, elle voulait d’avance se familiariser avec ce qu’elle avait de plus triste et de plus lugubre. Elle commençait à aimer les rochers et l’Océan, le murmure des flots et la stérilité des sables, objets mélancoliques dont la seule vue nous rappelle la douleur et l’éternité.

Ceux qui aiment peuvent chercher les délices des jardins, et s’enivrer des parfums qui semblent être les offrandes de la nature sur l’autel qui brûle déjà dans leur cœur ; mais que ceux qui ont aimé s’égarent sur les rivages de l’Océan : ils y entendront aussi une voix qui leur répondra.

Immalie, dans la solitude, avait un air morne et troublé qui semblait à la fois exprimer le conflit de ses émotions intérieures, et réfléchir la tristesse et l’agitation des objets physiques qui l’entouraient : car la nature préparait une de ces horribles convulsions, une de ces agonies intempestives qui servent à annoncer, pour l’avenir, une colère plus complète, et qui, par la destruction de la nature animée sur un espace limité, proclame dans les roulemens de son tonnerre, qu’un jour viendra où le monde entier sera détruit de même, et où s’accomplira la promesse terrible que cette dévastation partielle s’est bornée à prédire.

La soirée était sombre ; d’épais nuages obscurcissaient l’horizon, du levant au couchant. Un azur pâle brillait au haut des cieux, et ressemblait à l’éclat des yeux d’un mourant. Pas un souffle ne ridait la surface de la mer ; les feuilles se penchaient sans qu’un zéphir vînt les soulever ; les oiseaux s’étaient retirés, guidés par cet instinct qui leur apprend à éviter le terrible combat des élémens. L’aile abattue et la tête penchée, ils se cachaient dans les branches de leurs arbres favoris. La nature, dans ses grandes et terribles opérations, ressemble à un juge qui garde un silence profond, quelques momens avant de prononcer la terrible sentence qui va sortir de sa bouche implacable.

Immalie considérait le spectacle effrayant qui l’environnait sans aucune émotion née de causes physiques. Jusqu’alors le jour et les ténèbres avaient été la même chose pour elle. Elle aimait le soleil à cause de sa lumière durable, et la foudre pour son éclat passager. L’Océan lui plaisait par son retentissement sonore, et la tempête par l’agitation qu’elle causait aux feuilles des arbres ; enfin, elle aimait le repos de la nuit et la douce lumière des étoiles.

Telle, du moins, elle avait été jadis. Cette fois, son œil se fixait sur le jour qui baissait pour faire place à l’obscurité, à cette obscurité contre nature qui semblait dire aux plus beaux ouvrages de la Divinité : Retirez-vous ; vous ne brillerez plus.

Les ombres s’épaississaient, et les nuages, semblables à une armée qui a réuni toutes ses forces, se préparaient à combattre les rayons épais de lumière qui brillaient encore dans le ciel. Une seule bande large et d’un rouge obscur bordait l’horizon. Le murmure des eaux augmentait, et le tronc du manglier frémissait, tandis que ses branches enracinées semblaient vouloir abandonner la terre à laquelle elles s’étaient unies. En un mot, la nature, par toutes les voix que pouvaient lui prêter la terre, les airs et les eaux, annonçait à ses enfans un danger imminent.

Ce fut là le moment que l’étranger choisit pour s’approcher d’Immalie. Il était insensible au danger, et ne connaissait point la crainte. Sa misérable destinée l’avait mis à l’abri de l’un et de l’autre : mais que lui avait-elle laissé ? Une seule espérance, celle de plonger les autres hommes dans sa propre condamnation. Une seule crainte, celle de voir sa victime lui échapper. Cependant, malgré sa cruauté diabolique, il ne put s’empêcher de sentir un mouvement de componction en apercevant la jeune Indienne. Ses joues étaient pâles, mais son œil était fixe, et sa figure détournée, comme si elle avait préféré la tempête à ses regards, semblait dire : Puissé-je tomber dans les mains de Dieu plutôt que dans celles des hommes !

Cette attitude qu’Immalie avait prise sans aucune intention, et qui n’exprimait nullement ses véritables sentimens, rendit au cœur de l’étranger toute sa malignité naturelle. Ses projets cruels et ses désirs habituellement sombres et diaboliques reprirent tout leur empire. En voyant le contraste de l’innocence sans secours au milieu des convulsions de la nature, il éprouva le même sentiment de plaisir qu’il ressentait quand, au moyen de la puissance surnaturelle qui lui avait été départie, il pénétrait dans les cabanes des fous ou dans les cachots de l’Inquisition. Il semblait se dire que la foudre qu’il était prêt à diriger contre le cœur de cet être si pur, était plus sûre que celle des nuages qui brillaient autour d’elle.

Armé de toute sa perversité et de toute sa puissance, il s’approcha d’Immalie, qui n’était défendue que par sa pureté. Il y avait, entre sa personne et sa position, un contraste qui aurait touché tout autre que l’Homme errant. L’éclat de sa figure brillait au milieu de l’obscurité qui l’environnait ; et sa douceur était rendue plus remarquable encore par la sévérité du rocher contre lequel elle s’appuyait.

L’étranger s’approcha sans être aperçu. Le murmure des flots et des vents couvrait le bruit de ses pas : mais, en s’avançant, il entendit des sons qui l’étonnèrent. Il s’arrêta pour les écouter. C’était la pauvre Indienne, qui, sans connaître et sans craindre son danger, chantait aux échos de la tempête une espèce d’hymne sauvage de désespoir et d’amour. En voici quelques strophes :

« La nuit devient plus obscure ; mais cette obscurité qu’est-elle auprès de celle que son absence a répandue sur mon âme ? Les éclairs brillent autour de moi ; mais que sont-ils auprès de l’éclat de son œil quand il m’a quittée en courroux ?

« Je n’ai vécu que dans la lumière de sa présence ; pourquoi ne mourrai-je pas quand cette lumière m’est ôtée ? Courroux des nuages, qu’ai-je à craindre de vous ? Vous pouvez me réduire en poussière, comme je vous l’ai vu faire aux branches des arbres ; mais le tronc restait, et mon cœur sera toujours à lui.

« Mugissez, terrible mer ; vos flots, que je ne puis compter, n’effaceront point son image de mon cœur. Mon cœur restera ferme comme le rocher, même au sein des calamités de ce monde dont il me menace, de ce monde dont, sans lui, je n’aurais jamais connu les dangers, et que je suis prête à braver pour lui.

« Quand nous nous rencontrâmes pour la première fois, mon sein était couvert de roses ; aujourd’hui, je les rejette loin de moi. Quand il me vit la première fois, tous les êtres vivans m’aimaient ; maintenant leur amour m’est indifférent, je ne sais plus les aimer. Quand il venait tous les soirs me voir, je désirais que la lune brillât ; maintenant je la vois sans regret se cacher dans les nuages. Avant qu’il fût venu tout m’aimait, et j’aimais toute la nature ; maintenant je sens que je ne puis aimer qu’un objet et cet objet m’a abandonnée. Depuis que je l’ai vu tout a changé de face. Les fleurs n’ont plus leurs brillantes couleurs ; le murmure des eaux est moins doux ; les étoiles ne me sourient plus du haut des cieux, et moi-même je commence à préférer la tempête au calme. »

En terminant son chant sauvage, elle voulut quitter le lieu où la fureur toujours croissante de la tempête ne lui permettait plus de rester, quand, en se retournant, elle vit les yeux de l’étranger fixés sur elle. À cet aspect, elle rougit, et ne fit point entendre le cri de joie avec lequel elle avait l’habitude de le recevoir ; mais elle le suivit, d’un pied chancelant et en détournant la tête, jusqu’aux ruines de la pagode, où il lui faisait signe de venir chercher un asile contre le courroux des élémens.

Ils s’en approchèrent en silence ; et il était étrange de voir, au milieu des convulsions de la nature, deux êtres marcher ensemble sans prononcer un mot de crainte, sans éprouver un sentiment d’inquiétude. L’un était armé par son désespoir ; l’autre par son innocence. Immalie aurait préféré l’abri de son bananier favori ; mais l’étranger essaya de lui faire comprendre qu’elle y courrait plus de danger que dans le lieu qu’il lui indiquait.

« Du danger ! » s’écria l’Indienne avec un sourire vague, mais enchanteur ; « en puis-je courir quand vous êtes auprès de moi ? »

— « N’y a-t-il donc point de danger en ma présence ? Bien peu de personnes m’ont vu sans en craindre et même sans en éprouver. »

Pendant qu’il parlait ainsi, son front se couvrait de nuages plus sombres que ceux qui obscurcissaient le ciel.

« Immalie, » ajouta-t-il d’une voix que rendait plus pénétrante l’émotion inusitée qui remplissait son cœur ; « Immalie, vous ne pourriez être assez faible pour me croire en état de commander aux élémens ? Si je l’étais, j’en atteste ce ciel qui me contemple avec colère, le premier acte de mon pouvoir serait de choisir sa foudre la plus prompte et la plus meurtrière pour vous clouer à la place où je vous vois. »

« Moi ! » répéta l’Indienne tremblante, et pâlissant plutôt de ses paroles et du ton dont il les prononçait que de la fureur redoublée de la tempête.

— « Oui, oui, vous ; malgré toute votre amabilité, votre innocence, votre pureté ! Et ce serait pour empêcher qu’un feu bien plus ardent ne consume votre existence et ne tarisse la source de votre sang ; pour que vous ne soyez plus exposée à un danger mille fois plus funeste que celui dont les élémens vous menacent, le danger de ma maudite et misérable présence ! »

Immalie ne sachant ce qu’il voulait dire, mais compatissant à l’agitation qu’il paraissait éprouver, s’approcha de lui pour calmer, s’il était possible, une émotion dont elle ne pouvait deviner ni le nom ni la cause. Pâle, échevelée, les mains jointes, on eût dit qu’elle demandait pardon d’un crime qu’elle ignorait. Tout autour d’elle était sauvage et terrible. La terre était jonchée de fragmens de pierres et de décombres, tandis que la voûte entr’ouverte donnait passage par momens à des éclats d’une lumière terrible plus effrayante que les ténèbres. Au sein de cette désolation, elle semblait un ange descendu du ciel avec un message de réconciliation qu’elle apportait en vain.

L’étranger lui lança un de ces regards qu’aucun œil mortel, autre que le sien, n’avait encore pu contempler sans effroi ; mais son expression ne fit qu’inspirer à la victime un dévouement plus complet. Peut-être un sentiment de terreur involontaire se mêlait-il à cette expression, lorsque cette belle créature se jeta aux pieds de son ennemi désespéré, et le supplia par son silence, plus éloquent que des paroles, d’avoir pitié de lui-même. Toutes ses sensations semblaient concentrées sur l’objet mal choisi de leur idolâtrie. Tout en elle indiquait cette soumission que le cœur d’une femme éprouve pour les fautes, les passions, les crimes même de l’objet qu’elle aime. Immalie s’était d’abord inclinée devant celui qu’elle aimait dans l’espoir de le fléchir ; elle s’était ensuite mise à genoux en restant loin de lui. Elle finit par saisir sa main ; et la pressa de ses lèvres décolorées. Elle voulut prononcer quelques paroles, mais ses larmes, qui baignaient la main qu’elle tenait, l’en empêchèrent, tout en s’expliquant pour elle. Cette main lui fit, dans le premier moment, une réponse en serrant la sienne avec un mouvement convulsif ; mais l’étranger ne tarda pas à la rejeter loin d’elle. Elle restait effrayée et prosternée devant lui.

« Immalie, » dit l’étranger avec effort, « désirez-vous que je vous explique les sentimens que ma présence devrait vous inspirer ? »

« Non, non, non, » dit l’Indienne en appliquant ses mains blanches et délicates, d’abord à ses oreilles et puis à sa poitrine, « je ne les sens que trop. »

« Haïssez-moi, maudissez-moi, » dit l’étranger, sans faire attention à ce qu’elle venait de dire, et frappant du pied avec violence : « haïssez-moi, car je vous hais. Je hais tout ce qui existe, tout ce qui n’est plus ; je suis moi-même haï et haïssable ! »

« Ce n’est pas moi qui vous hais, » dit la pauvre Indienne en tâtonnant à travers ses larmes, pour saisir sa main qu’il éloignait.

— « Vous me haïriez comme les autres, si vous saviez qui je suis et qui je sers. »

Immalie appela à son secours toute l’énergie du cœur et de l’esprit qu’elle venait nouvellement d’acquérir, pour répondre à cette observation.

« Je ne sais qui vous êtes ; mais je suis à vous. Je ne sais qui vous serez ; mais, qui que ce soit, je le servirai aussi. Je veux être à vous pour toujours. Abandonnez-moi si vous voulez ; mais quand je serai morte, revenez dans cette île, et dites en vous-même : les roses ont fleuri et se sont fanées ; les ruisseaux ont coulé et se sont desséchés ; les rochers ont été déplacés et les astres dans le ciel ont changé leur cours ; mais il existait un cœur qui n’a jamais changé, et il n’est point ici ! »

« Immalie ! » dit l’étranger.

Elle le regarda, et, avec un mélange d’étonnement et de douleur, elle vit couler des larmes de ses yeux. L’instant d’après, il les essuya avec un geste de désespoir, et grinçant des dents, il poussa un éclat de ce rire convulsif, qui indique que nous sommes nous-mêmes l’objet de notre raillerie. Immalie, que ses sensations avaient fatiguée à l’excès, tremblait en silence à ses pieds.

« Écoutez-moi, malheureuse fille ! » s’écria-t-il d’un ton où la malignité se mêlait à la compassion, et une inimitié habituelle à une douceur involontaire ; « écoutez-moi. Je connais le sentiment secret contre lequel vous luttez mieux que le cœur innocent qui le renferme. Bannissez ce sentiment, détruisez-le. Écrasez-le comme vous feriez d’un jeune reptile avant que le temps l’ait rendu aussi dégoûtant que venimeux. »

« Je n’ai jamais de ma vie écrasé de reptile, » dit Immalie.

« Vous aimez donc, » dit l’étranger ; « mais » ajouta-t-il, après une longue et fatale pause, « savez-vous quel est l’être que vous aimez ? »

« C’est vous, » dit l’Indienne, avec cette sincérité de l’innocence, qui rend sacrée l’impulsion à laquelle elle cède, et qui rougirait plutôt des faussetés de l’art, que de la confiance de la nature : « c’est vous ! Vous m’avez appris à penser, à aimer, à pleurer. »

— « C’est donc pour cela que vous m’aimez ! Songez pour un moment, Immalie, à l’indignité de l’objet auquel vous prodiguez les trésors de votre sensibilité. Il n’a rien d’attrayant dans son extérieur. Ses habitudes sont même repoussantes. Il est séparé de la vie et de l’humanité par un abîme impossible à franchir. C’est un enfant déshérité par la nature, qui erre au loin pour tenter ou pour maudire ses frères plus heureux que lui ; un être qui… Mais qu’est-ce qui m’empêche de vous tout dévoiler ? »

Dans ce moment un éclair d’une vivacité telle qu’aucun œil humain n’en aurait pu supporter l’éclat, brilla à travers les ruines et répandit partout une lumière affreuse. Immalie éprouva un effroi et une émotion involontaire. Elle tomba sur ses genoux et couvrit de ses mains ses yeux éblouis et souffrans.

Elle demeura ainsi pendant quelques momens et crut entendre parler à côté d’elle ; il lui semblait que l’étranger répondait à une voix qui lui adressait la parole. Elle distingua les mots suivans au bruit du tonnerre qui roulait dans le lointain : « Cette heure est à moi et non à toi… va-t-en, et ne m’importune pas. »

Quand elle leva les yeux, toute apparence d’émotion avait fui loin des traits de l’étranger. L’œil sec et brûlant du désespoir qu’il fixait sur elle semblait n’avoir jamais connu une larme. La main avec laquelle il la saisit semblait n’avoir jamais renfermé de sang, son attouchement était froid comme celui de la mort.

« Miséricorde ! » s’écria l’Indienne en tremblant, et en cherchant vainement un sentiment d’humanité dans des yeux que les siens invoquaient, baignés de larmes. « Miséricorde ! » En prononçant ce mot elle ne savait ni ce qu’elle demandait, ni ce qu’elle craignait.

L’étranger ne répondit rien ; pas un de ses muscles ne se relâcha. On eût dit qu’il la serrait de ses mains sans la sentir, qu’il la regardait sans la voir. Il la porta ou plutôt il la traîna jusqu’à cette vaste arcade qui avait servi autrefois d’entrée à la pagode, mais qui, dans l’état de délâbrement où elle se trouvait ressemblait plutôt à la bouche d’une caverne, demeure des habitans du désert, qu’au travail de l’homme, consacré par lui au culte de la divinité.

« Vous avez imploré la miséricorde, » lui dit son compagnon d’une voix qui glaça son sang, malgré la chaleur étouffante de l’atmosphère. « Vous avez imploré la miséricorde et vous l’aurez. Je n’en ai point trouvé, mais j’ai recherché mon affreuse destinée ; ma récompense est juste et assurée. Lève les yeux, femme tremblante : lève les yeux, je te l’ordonne. »

Obéissant à ses ordres, elle écarta de ses yeux les longues tresses de cheveux dont elle venait de balayer en vain le rocher empreint des pas de celui qu’elle adorait. Avec la docilité d’un enfant et la douce soumission d’une femme, elle essaya de faire comme il lui disait ; mais ses yeux remplis de larmes ne purent supporter l’horreur du spectacle qui l’entourait. Elle essuya ses yeux brillans avec une chevelure qui se baignait chaque jour dans le cristal des eaux, et tandis qu’elle s’efforçait de fixer ses regards sur la désolation de la nature, elle ressemblait à un esprit céleste, forcé de contempler les effets de la colère du Tout-Puissant, dont il adore les derniers résultats quoique ses opérations lui soient inintelligibles.

Immalie s’approcha donc des ruines et pour la première fois elle frémit en contemplant la nature. Jadis tous ses phénomènes lui avaient paru également terribles ou sublimes. L’éclat du soleil ou la sombre horreur de l’orage contribuaient également à la dévotion involontaire du cœur le plus pur. Mais depuis qu’elle avait vu l’étranger, de nouvelles émotions avaient rempli ce jeune cœur. Elle avait appris à pleurer et à craindre, et peut-être voyait-elle dans l’aspect effrayant des cieux le développement de cette terreur mystérieuse qui se cache toujours au fond du cœur de ceux qui osent aimer.

« Immalie, » s’écria l’étranger ; « est-ce ici le lieu, est-ce le moment de parler d’amour ? La nature entière tremble, le ciel est obscurci, les animaux se cachent, les buissons mêmes frémissent, comme s’ils partageaient la terreur générale. »

« C’est le moment d’implorer une protection puissante, » dit Immalie en s’attachant à lui avec timidité.

« Levez les yeux, » reprit l’étranger, tandis que les siens, fixes et sans émotion, semblaient répondre par un éclair à chaque trait que lançait la foudre ; « levez les yeux, et, si vous n’avez pas la force de résister aux mouvemens de votre cœur, permettez-moi du moins de vous en indiquer un objet plus convenable. Aimez, » ajouta-t-il en étendant les bras vers les cieux livides et troublés, « aimez l’orage dans toute sa force destructive. Unissez-vous à ces voyageurs rapides et périlleux des airs, à la foudre qui les déchire, au tonnerre qui les ébranle ! Cherchez un abri tutélaire sous ces épais nuages, sous ces montagnes des cieux dont les bases ne reposent sur rien ! Cherchez pour compagnon, pour amant, tout ce que la nature a de plus terrible ; suppliez-les de vous réduire en cendres ; périssez dans leurs cruels embrasemens, et vous serez plus heureuse, bien plus heureuse que si vous aviez vécu dans les miens. Vécu, que dis-je ? Oh ! qui peut être à moi et continuer à vivre ? Écoutez-moi, Immalie, écoutez-moi ! » En faisant cette apostrophe, il prit ses mains dans les siennes ; ses yeux, fixés sur elle, brillaient d’un éclat plus vif même qu’à l’ordinaire, tandis qu’un nouvel enthousiasme semblait pour un moment ébranler et donner un ton inusité à tout son être. « Si vous voulez être à moi, il faut que ce soit au milieu d’une scène comme celle-ci ; au sein des flammes et des ténèbres, au sein de la haine et du désespoir, au sein… »

Sa voix n’était déjà plus qu’un cri diabolique de rage et d’horreur ; il étendait les bras comme pour lutter contre quelque objet que lui présentait son imagination, et il allait s’élancer du lieu où il s’était placé avec Immalie, poursuivi par le tableau que ses crimes et son désespoir avaient tracé, et par les images qu’il était condamné à contempler pour jamais.

Par ce mouvement soudain, la douce Immalie, perdant son appui, se trouva étendue à ses pieds. Sa voix était étouffée par la crainte, mais elle n’en conservait pas moins ce dévouement complet que le cœur d’une femme sait seul éprouver, et, à ses plus effrayantes questions, elle se contentait de répondre : « Serez-vous là ? »

— « Oui, je dois être et pour jamais ! Et voudriez-vous, oseriez-vous y être avec moi ? »

Une sauvage et terrible énergie donnait à sa voix une force extraordinaire, pendant qu’il adressait ces mots affreux à l’être aimable qui, étendu à ses pieds, semblait une tourterelle fascinée qui s’élance dans le bec du vautour.

Une légère convulsion agita les traits livides de l’étranger, et il ajouta :

« Eh bien donc ! au milieu du tonnerre, je t’épouse, fiancée de la perdition ! tu seras à moi pour toujours ! Viens, répétons nos vœux sur l’autel chancelant de la nature : les foudres du ciel seront nos cierges, et la malédiction de l’univers sera notre bénédiction nuptiale. »

L’Indienne jeta un cri d’effroi, non à ses discours qu’elle ne comprenait pas, mais à l’expression qui les accompagnait.

« Viens, » répéta-t-il, « afin que les ténèbres soient les témoins de notre union mémorable et éternelle ! »

Immalie, pâle, effrayée, mais ferme, s’éloigna de lui.

Dans cet instant, l’orage, qui avait obscurci les cieux et ravagé la terre, se dissipe, avec la rapidité ordinaire dans ces climats où ces terribles phénomènes ne durent que peu de momens, et sont bientôt remplacés par le ciel le plus pur et le plus brillant. À mesure que l’étranger parlait, les nuages s’entr’ouvraient, et la lune apparut bientôt avec un état inconnu au ciel de l’Europe. La jeune Indienne trouva, dans cette circonstance, un présage aussi favorable à son imagination qu’à son cœur. Elle s’arracha d’auprès de l’étranger, et s’élançant dans la lumière de la nature, dont l’éclat pouvait se comparer à la promesse de la rédemption, brillant au sein des ténèbres de la chute de l’homme, elle montra du doigt la lune, ce soleil des nuits de l’Orient, dont la lumière large et argentée couvrait, comme d’un manteau de gloire, les rochers et les ruines, les arbres et les fleurs.

« Épousez-moi à cette lumière, » s’écria-t-elle, « et je serai à vous pour toujours ! »

Sa physionomie céleste réfléchissait la lumière de la belle planète qui poursuivait sa course dans un ciel sans nuage ; tandis que ses bras blancs et nus qu’elle étendait vers la lune semblaient deux témoins sans tache de leur union.

« Épousez-moi à cette lumière, » répéta-t-elle en se mettant à genoux, « et je serai à vous pour toujours ! »

Tandis qu’elle parlait, l’étranger s’approcha d’elle avec des sentimens qu’aucune pensée humaine ne pénétrera jamais. Dans ce moment, un léger phénomène vint changer sa destinée. Un nuage obscur couvrit, pour un instant, la lune. On eût dit que l’orage se hâtait de recueillir les derniers restes de sa fureur passée, pour s’évanouir ensuite à jamais.

Les yeux de l’étranger se fixèrent sur Immalie avec un mélange affreux de tendresse et de férocité. Il montra les nuages, et dit : « Épousez-moi par cette lumière, et vous serez à moi aux siècles des siècles ! »

Immalie frémit en sentant sa main qui la saisissait avec force. Elle essaya vainement de découvrir l’expression de sa physionomie, mais elle comprit assez son danger pour s’arracher de ses bras.

« Adieu, pour jamais ! » s’écria l’étranger en s’éloignant d’elle à son tour.

Immalie, épuisée par l’émotion et la terreur, était tombée, privée de sentiment, sur un des monticules de décombres qui couvraient le sentier de la pagode ruinée. L’étranger revint ; il la souleva dans ses bras ; ses longs cheveux noirs les couvraient ; elle n’avait plus de mouvement ; sa joue froide et décolorée s’appuyait sur son épaule.

« Est-elle morte ? » murmura-t-il tout bas. « Eh bien ! soit ! qu’elle périsse ! qu’elle meure mille fois plutôt que d’être à moi ! »

En disant ces mots, il replaça son immobile fardeau sur les décombres, et quitta l’île pour n’y plus rentrer.