Melmoth ou l’Homme errant/XXV

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (5p. 21-90).


CHAPITRE XXV.



Le lendemain, la jeune personne, qui avait excité tant d’intérêt, devait quitter Madrid pour passer quelques semaines dans un château peu éloigné de la capitale, et qui appartenait à sa famille. Cette famille se composait de sa mère, dona Clara d’Aliaga, épouse d’un riche négociant, que l’on attendait d’un moment à l’autre de retour des Indes ; de son frère don Fernand d’Aliaga, et d’un grand nombre de domestiques : car ces riches citoyens, fiers de leur opulence et de la noblesse de leurs ancêtres, se piquaient de voyager avec autant de lenteur et de cérémonie que le premier grand du royaume. Aussi le vieux et lourd carrosse s’avançait gravement comme un corbillard. Le cocher dormait sur le siége, et les six chevaux noirs ne changeaient jamais leur pas solennel et mesuré. Fernand d’Aliaga et les domestiques étaient à cheval à côté de la voiture, dans laquelle s’étaient placées dona Clara et sa fille.

dona Clara était une femme d’une humeur grave et d’un caractère froid. Elle avait toute la solennité d’une Espagnole et toute l’austérité d’une dévote. Don Fernand offrait l’union des passions vives et des mœurs austères, assez commune parmi les habitans de l’Espagne. Son orgueil triste et personnel était blessé quand il se rappelait que sa famille avait dérogé en se livrant au commerce ; et il regardait l’extrême beauté de sa sœur comme le moyen le plus probable de recouvrer son rang par une alliance avec une famille illustre ; il la contemplait avec cette partialité, mêlée d’égoïsme, aussi peu honorable pour celui qui l’éprouve que pour celle qui l’inspire.

C’était au milieu de pareils êtres que la vive et sensible Immalie, la fille de la nature, était condamnée à voir flétrir la fleur d’une existence transplantée dans un climat si étranger pour elle. Sa singulière destinée semblait ne l’avoir éloignée d’un désert physique que pour la placer dans un désert moral. Sa dernière position était peut-être plus triste encore que la première.

Il est certain que le point de vue le plus lugubre n’offre rien d’aussi glaçant que l’aspect de figures humaines, sur lesquelles nous cherchons vainement à découvrir une expression qui réponde à ce que nous sentons. La stérilité de la nature est de l’abondance quand on la compare à celle d’un cœur qui communique sa désolation à tout ce qui l’entoure.

Il y avait déjà quelque temps qu’ils étaient en route, quand dona Clara, qui ne parlait jamais qu’après une longue préface muette, sans doute pour donner une espèce de poids à ce qui, sans cela n’en aurait eu aucun, dit du ton d’un oracle : « Ma fille, on m’a appris que vous vous étiez trouvée mal hier au soir dans une promenade publique : auriez-vous rencontré quelque objet qui vous ait surprise ou effrayée ? »

— « Non, Madame. »

— « Quelle a donc pu être la cause de l’émotion que vous avez témoignée… m’a-t-on dit… car je n’en ai aucune connaissance… à la vue d’un personnage d’une apparence extraordinaire ? »

— « Oh ! je ne puis, je n’ose vous le dire, » répondit Immalie en baissant son voile sur sa figure rougissante. Puis tout-à-coup, l’irrépressible ingénuité de sa première nature reprenant tout son empire sur elle, elle se laissa glisser du coussin où elle était assise et embrassant les genoux de dona Clara, elle s’écria : « Ô ma mère ! je vous dirai tout. »

« Non, » dit dona Clara, en la repoussant avec toute la froideur de l’orgueil offensé ; « non, cela n’est pas nécessaire. Je ne recherche point une confiance qu’on me retire et qu’on me rend tout d’une haleine. Je n’aime pas non plus ces émotions violentes. Elles sont indignes d’une jeune fille. Rien n’est plus simple que vos devoirs d’enfant. Ils consistent en une parfaite obéissance, une soumission profonde et un silence non interrompu, à moins que la parole ne vous soit adressée par moi, par votre frère ou par le père Jozé. Certes, il n’est point de devoirs plus faciles. Levez-vous donc et cessez de pleurer ; si votre conscience est troublée, le père Jozé ne manquera pas de vous infliger une pénitence proportionnée à votre faute. »

Après ce discours, dona Clara, qui n’en avait jamais autant dit à la fois, se reposa sur son coussin et commença à défiler son chapelet avec la plus grande dévotion. Elle s’endormit ensuite d’un sommeil profond dont elle ne se réveilla que quand la voiture arriva à sa destination.

Il était midi, et le dîner servi dans un appartement de plain-pied avec le jardin, n’attendait que l’arrivée du père Jozé, confesseur de dona Clara et de dona Isidora sa fille. Il ne tarda pas à se présenter. C’était un homme d’une figure imposante, monté sur une mule majestueuse. À la première vue ses traits portaient l’empreinte d’une profonde méditation ; mais quand on l’examinait de plus près, ces traces semblaient plutôt le résultat de sa conformation physique que d’un exercice intellectuel. Le lit était tracé, mais les eaux n’y avaient point été dirigées. En attendant, bien que son éducation eût été défectueuse et que son esprit fût un peu resserré, le père Jozé était un honnête homme, dont les intentions étaient pures. Il aimait le pouvoir et il était dévoué aux intérêts de l’Église, mais il frémissait quand il entendait parler des flammes d’un auto-da-fé.

Le dîner était terminé ; les plus beaux fruits et les vins les plus recherchés venaient d’être placés devant le père Jozé, quand dona Isidora, après une profonde révérence à sa mère et à l’ecclésiastique se retira, selon sa coutume dans son appartement.

« C’est l’heure de la sieste, » observa le père Jozé.

« Non, mon père, non, » dit dona Clara d’un air triste, « sa femme de chambre m’assure qu’elle ne se retire pas pour dormir. Elle s’est, hélas ! trop bien accoutumée à l’ardeur du climat où elle fut perdue dans son enfance, pour sentir la chaleur comme nous. Non, elle ne se retire ni pour dormir, ni pour prier, selon la pieuse coutume des dames espagnoles. Je crains que ce ne soit pour… »

« Pour quoi ?… » interrompit le prêtre avec effroi.

— « Pour réfléchir, pour penser ; car j’ai souvent observé, à son retour, des traces de larmes sur sa figure. Je tremble, mon père, qu’elle ne regrette ce pays d’idolâtres, ce domaine de Satan, où elle a passé sa jeunesse. »

Le bon ecclésiastique demanda à sa dévote pénitente quelques détails sur la manière d’être d’Isidora, sur ses discours, ses amusemens et ses occupations. Dona Clara lui donna tous ceux qu’elle avait pu recueillir, entremêlant son discours d’exclamations continuelles sur la crainte que lui inspirait le salut de sa fille. Le père s’efforça de la tranquilliser, il promit d’entretenir la jeune personne, de lui imposer quelques légères pénitences pour occuper son esprit, et assura dona Clara que confiée à ses soins et à sa direction, elle ne pouvait courir aucun danger. Quand cette conversation importante fut terminée, le père Jozé ajouta :

« Et maintenant, ma fille, quand votre fils don Fernand, qui sans doute ne se livre pas comme sa sœur à la réflexion, aura achevé sa sieste, veuillez lui faire dire que je suis prêt à continuer la partie d’échecs que nous avons commencée il y a quatre mois. J’avais poussé mon pion jusqu’à l’avant-dernière case, il ne me fallait plus qu’un coup pour arriver à dame. »

« La partie a-t-elle donc duré si long-temps ? » dit dona Clara.

« Si long-temps ! » s’écria l’ecclésiastique, « elle aurait pu durer bien plus long-temps encore : nous n’avons guère joué que trois heures par jour l’un portant l’autre. »

La soirée se passa dans un profond silence de la part de tout le monde. Le père et don Fernand faisaient la partie d’échecs ; dona Clara travaillait à sa tapisserie et dona Isidora, assise à la fenêtre ouverte, contemplait l’éclat de la lune, respirait le parfum de la tubéreuse et guettait l’épanouissement de la belle de nuit. Ces objets lui rappelaient tous les charmes que la nature avait répandus jadis sur son existence. L’azur foncé du ciel et la lumière brillante de la planète, qui y régnait en souveraine, auraient pu faire lutter la beauté de cette nuit avec l’éclat incomparable de celles des Tropiques. Un songe délicieux la ramenait par momens à l’île enchantée dont elle avait été si long-temps la reine et la divinité. Une seule image y manquait : une image, dont l’absence changeait également en un désert ce paradis insulaire et tous les charmes d’un jardin espagnol éclairé par le plus beau clair de lune. Cette image, elle ne pouvait espérer de la rencontrer que dans son cœur. Ce n’était que dans la solitude la plus profonde qu’elle osait parfois se répéter à elle-même et son nom et ces airs pittoresques de son pays qu’il lui avait appris à chanter dans les momens où son humeur prenait une teinte de douceur. Le contraste entre sa vie passée et présente était si grand ; elle se sentait tellement vaincue par la contrainte et la froideur ; on lui avait si souvent répété que tout ce qu’elle faisait, disait ou pensait, était mal, qu’elle commençait à renoncer au témoignage de ses sens, et qu’elle se persuadait que les visites de l’étranger n’avaient été que des visions qui avaient répandu à la fois le trouble et la joie sur une existence tout-à-fait illusoire.

« Je suis surpris, ma sœur, » dit don Fernand qui était de très-mauvaise humeur de la tournure défavorable que la partie avait prise pour lui, « je suis fort surpris que vous ne vous occupiez jamais, comme tant de jeunes filles, à travailler à l’aiguille ou bien à faire quelques autres ouvrages féminins. »

« Ou bien à lire quelques livres de piété, » dit dona Clara, en levant pour un moment ses yeux de sa tapisserie et les y laissant retomber sur-le-champ. « Il y a la légende de ce saint Polonais né comme vous dans une terre de ténèbres… il s’appelait… révérend père, j’ai oublié son nom. »

« Échec au roi, » dit le père.

« Vous ne songez qu’à cultiver quelques fleurs, à jouer du luth ou à regarder la lune, » continua don Fernand, vexé du succès de son adversaire et du silence de dona Isidora.

« Elle fait beaucoup d’aumônes et de grandes œuvres de charité, » dit le bon prêtre. « J’ai été appelé dernièrement dans une misérable chaumière, non loin de votre château, dona Clara, pour visiter un pêcheur mourant sur la paille. Je ne faisais que remplir mon devoir ; mais votre fille y était avant moi. Elle s’y était rendue sans qu’on l’y eût appelée et je l’entendis prononcer les consolations les plus tendres et les plus éloquentes… que, par parenthèse, elle avait tirées d’une homélie manuscrite qu’un pauvre prêtre, que je ne nommerai pas, lui avait prêtée. »

Isidora rougit à cette petite preuve de vanité, tandis que les taquineries de don Fernand et la froide austérité de sa mère la faisaient alternativement sourire et pleurer.

« Oui, » continua le père Jozé, « j’entendis tout cela comme je vous le dis, en entrant dans la chaumière, et, je vous le jure par l’habit que je porte, je m’arrêtai avec délices sur le seuil. Ses premiers mots furent… Échec et mat ! »

Dans son triomphe, le bon père avait oublié jusqu’à son homélie et il s’arrêta, montrant du doigt l’état désespéré du jeu de son adversaire.

« Échec et mat ! » répéta dona Clara, sans lever les yeux de dessus son ouvrage.

Avant que le père Jozé pût lui expliquer que cette exclamation n’avait aucun rapport avec l’acte de charité de sa fille, un cri que celle-ci jeta, répandit l’alarme dans le salon. Tout le monde s’empressa autour d’elle ; il s’y joignit quatre femmes de chambre et deux pages. Dona Isidora n’avait pas perdu connaissance. Elle se tenait au milieu de tout ce monde, pâle comme la mort ; muette, ses yeux erraient sur le groupe qui l’environnait, sans en distinguer un seul individu. Elle conservait cependant cette présence d’esprit qui n’abandonne jamais une femme quand il s’agit de garder son secret et elle n’indiquait ni du doigt ni de l’œil la fenêtre où l’objet de sa frayeur s’était présenté. Pressée de mille questions, elle paraissait incapable d’y répondre et refusant toute assistance elle s’appuya sur la croisée pour se soutenir.

Dona Clara s’avançait d’un pas mesuré pour présenter à sa fille un flacon d’essence qu’elle portait toujours dans sa poche, quand une des femmes de chambre qui connaissait les goûts de sa jeune maîtresse, proposa de la ranimer par l’odeur des fleurs. Elle s’empressa donc de cueillir une poignée de roses et les présenta à dona Isidora. La vue et le parfum de ces fleurs magnifiques rappela mille souvenirs du temps passé à l’esprit de l’infortunée. Elle fit un signe de la main pour qu’on les ôtât, et s’écria : « Il n’y a point ici de roses semblables à celles qui m’entouraient quand il m’aperçut pour la première fois. »

« Lui ! qui, ma fille ? » dit dona Clara, au comble de l’effroi.

« Expliquez-vous, ma sœur, je vous l’ordonne, » dit le fougueux don Fernand. « De qui parlez-vous ? »

« Elle est dans le délire, » dit le prêtre à qui sa pénétration habituelle avait fait découvrir qu’il existait un secret dans cette aventure. « Elle est dans le délire, et vous avez tort de l’entourer ainsi, et de la questionner si vivement. Mademoiselle, allez vous reposer, et que les saints veillent sur votre sommeil. »

Isidora salua l’ecclésiastique en signe de reconnaissance, et rentra dans son appartement. Le père Jozé resta pendant plus d’une heure avec dona Clara et son fils, pour combattre les craintes de l’une et la sombre susceptibilité de l’autre. Il espérait que leurs discours lui procureraient quelqu’éclaircissement sur un mystère qu’il voulait dévoiler. Au désir de rendre service à dona Isidora, qui était son véritable motif, se joignait peut-être même à son insu, celui d’augmenter son pouvoir dans la famille par la connaissance de tous ses secrets. Dans le cours de la conversation, il glissa quelques mots pour savoir si dona Clara ne serait pas disposée à consacrer sa fille au service de Dieu. La pieuse mère trouva ce projet merveilleux ; il n’en fut pas de même du frère qui, pour les motifs déjà indiqués, le combattit fortement. N’étant point parvenu à convaincre dona Clara ni le confesseur, il exigea de celui-ci qu’il n’en fût plus question jusqu’au retour de son père, ce qui lui fut accordé sans peine.

Dona Clara passa en prières la plus grande partie de la nuit, et ne se coucha que quand le zéphir frais du matin lui permit d’espérer un peu de repos.

Isidora ne dormait pas davantage. Ainsi que sa mère, elle s’était prosternée devant l’image sacrée de la Vierge, mais avec des pensées bien différentes. Son existence, qui se composait de contrastes perpétuels entre les objets présens et les souvenirs du passé, la différence entre ce qu’elle voyait et ce qu’elle sentait, entre la vie pleine de sensations que lui offrait sa mémoire, et celle trop monotone qu’elle coulait, tout cela surpassait les forces d’un cœur trop plein d’une sensibilité que rien ne dirigeait, et d’une tête étourdie par des vicissitudes auxquelles même un esprit plus fort que le sien n’aurait pu résister.

Après avoir répété les prières habituelles qu’elle adressait à la Mère du Sauveur, elle sentit le besoin d’épancher son cœur devant elle, et elle commença à l’implorer en des discours dictés par ses seuls sentimens.

« Être doux et céleste, » s’écria-t-elle en s’agenouillant devant l’image, « vous qui seule n’avez cessé de me sourire depuis mon arrivée dans votre terre chrétienne, vous dont j’ai cru parfois que la physionomie représentait celle des êtres qui demeuraient dans les étoiles de mon ciel indien, écoutez-moi et ne soyez pas en courroux. Souffrez que je perde tout sentiment de mon existence présente, ou bien tout souvenir de celle qui est passée. Pourquoi ces pensées reviennent-elles me poursuivre ? Elles faisaient jadis mon bonheur ; maintenant elles me percent le cœur. Pourquoi conservent-elles leur pouvoir, puisque leur nature est changée ? Je ne puis plus redevenir ce que j’étais : laissez-moi donc l’oublier. Laissez-moi, s’il est possible, voir, sentir et penser comme ceux qui m’entourent. Je sens qu’il est plus facile de descendre jusqu’à eux, que de les élever jusqu’à moi. Non, Mère de Dieu ! femme divine et mystérieuse ! ils ne seront plus témoins des émotions de mon cœur brûlant. Il se consumera dans sa propre flamme, avant que leur froide compassion contribue à l’éteindre ! Ô Mère divine ! un cœur brûlant n’est-il pas la plus digne offrande que je puisse vous présenter ? L’amour de la nature ne s’assimile-t-il pas à l’amour de Dieu ? Nous pouvons, à la vérité, aimer sans religion, mais nous ne pouvons avoir de la religion sans aimer. Pourquoi faut-il que je pense, que je sente, puisque la vie n’exige que des devoirs qu’aucun sentiment n’inspire, qu’une apathie qu’aucune réflexion ne trouble ? Oui, oui, aidez-moi à bannir de mon âme toute autre image que la sienne. Que mon cœur soit comme cet appartement solitaire, éclairé par cette lumière seule que l’amour a placée devant l’objet de son adoration, et qui seule y brûle à jamais. »

Dona Isidora, dont l’enthousiasme était monté au plus haut point, restait à genoux devant l’image de la Vierge, et quand elle se leva, le silence qui régnait dans sa chambre, et le sourire calme qui brillait sur les traits de cette figure céleste, semblèrent lui reprocher l’excès de sensibilité auquel elle s’était livrée. Ce sourire paraissait une marque de courroux. Il est certain que quand nous sommes très-émus, nous ne trouvons point de consolation à contempler des traits qui n’expriment qu’une tranquillité profonde. Nous aimerions mieux une émotion aussi forte que la nôtre, fût-elle même dans un sens opposé. Tout nous paraît préférable à un calme qui nous absorbe et nous neutralise. C’est la réponse du rocher à la vague, qui se brise en écumant contre son pied, sans qu’il en ressente le moindre ébranlement.

Telles étaient les sensations d’Isidora, qui s’appuya sur sa croisée, pour tâcher de respirer un souffle d’air, que l’atmosphère brûlante lui refusait. Elle songeait que pendant une pareille nuit, dans son île indienne, elle se serait plongée dans le ruisseau qu’ombrageait son tamarin chéri ; peut-être même se serait-elle risquée dans les flots tranquilles et argentés de l’Océan ; mais alors, elle venait d’achever la cérémonie du bain : car elle pouvait, avec raison, appeler une cérémonie, ce qui avait autrefois été un plaisir enchanteur. Les savons, les parfums, les éponges, et surtout les secours des femmes qui la servaient, lui avaient donné de la répugnance pour ce qui jadis lui avait paru si délicieux. Ni le bain, ni la prière n’avaient calmé ses sens agités. Elle chercha de l’air à sa croisée, et le chercha vainement. La lune brillait au haut des cieux avec autant d’éclat que le soleil dans des climats plus froids. En comparant la beauté du ciel avec la triste uniformité des parterres et des bosquets peignés qui s’étendaient à ses pieds, Isidora pleura. Des larmes étaient devenues son langage chaque fois qu’elle était seule ; elle n’osait s’en servir en présence de sa famille. Tout-à-coup elle vit une des allées, que la lune éclairait, obscurcie par l’approche d’une figure humaine. Elle s’avança ; elle prononça son nom, ce nom qu’elle reconnaissait et qu’elle aimait, celui d’Immalie !

« Ah ! » s’écria-t-elle, en mettant la tête hors de la fenêtre, « y a-t-il encore quelqu’un qui me connaisse sous ce nom ? »

« C’est le seul sous lequel je puis vous adresser la parole, » répondit une voix qui était celle de l’étranger. « Je n’ai pas encore l’honneur de connaître celui que vos amis chrétiens vous ont donné. »

« Ils me nomment Isidora ; mais continuez toujours à m’appeler Immalie. » Tout-à-coup, tremblante pour la sûreté de l’étranger, et sa crainte surmontant sa joie innocente et pure, elle ajouta : « Mais comment se fait-il que vous soyez ici, dans ce lieu où il n’entre jamais personne que les habitans de la maison ? Comment avez-vous fait pour passer par-dessus le mur du jardin ? Comment êtes-vous venu des Indes ? De grâce, retirez-vous, votre sûreté en dépend. Je suis entourée de personnes auxquelles je ne puis me fier et que je ne puis aimer. Ma mère est sévère ; mon frère est violent. Oh ! comment êtes-vous entré dans le jardin ? Comment avez-vous pu courir de si grands risques pour voir une personne que vous aviez depuis si long-temps oubliée ? »

Elle prononça ces derniers mots à voix basse. L’étranger répondit avec un air moqueur et plein de malignité. « Belle néophyte, charmante chrétienne, sachez que les verroux, les barreaux et les murailles ne m’embarrassent pas plus que les rochers et les brisans de votre île indienne. Je puis aller où je veux et me retirer à mon gré, sans demander la permission aux chiens de basse-cour de votre frère ou à ses piéges ; je me moque également de l’avant-garde de duègnes de votre mère, armées de leurs lunettes et flanquées d’un double rang de batteries de rosaires avec des grains aussi gros que… »

— « Chut, chut ! Ne prononcez pas ces mots impies ; on m’a appris à respecter ces objets sacrés. Mais est-ce bien vous ? Était-ce encore vous que j’ai vu hier au soir, ou bien n’était-ce qu’une de ces visions que m’offrent parfois mes songes quand je m’imagine être encore dans l’île bienheureuse où, pour la première fois… Oh ! pourquoi vous ai-je jamais vu ? »

— « Aimable chrétienne, accoutumez-vous à votre affreuse destinée. Vous m’avez en effet vu hier au soir. Deux fois j’ai visité la route où vous brilliez la plus éclatante et la plus belle de tout Madrid. C’est moi que vous avez vu ; j’ai fixé votre œil ; j’ai percé votre sein léger comme l’aurait fait un éclair ; vous tombâtes flétrie et sans connaissance sous mon regard brûlant. Oui, c’est moi que vous avez vu, moi, qui déjà avais troublé votre angélique existence dans ce paradis insulaire, moi qui vous poursuis même au sein de l’existence factice que vous avez embrassée. »

— « Que j’ai embrassée !… Oh non : ils m’ont saisie, entraînée ici ; ils m’ont dit que c’était pour mon bonheur présent et à venir. »

— « Je le crois bien ; et n’êtes-vous pas heureuse ? Votre corps délicat n’est plus exposé à l’intempérie des élémens. Votre goût si raffiné est flatté par mille inventions nouvelles ; votre lit est de duvet ; votre chambre est tendue en tapisserie. Que la lune soit brillante ou obscure, des bougies n’en brûlent pas moins toute la nuit dans votre appartement. Que le ciel soit serein ou couvert de nuages, que la terre soit émaillée de fleurs ou désolée par la tempête, l’art du peintre vous a fourni un nouveau ciel et une nouvelle terre ; et vous pouvez vous réchauffer aux feux d’un soleil qui ne se couche jamais, tandis que le ciel est sombre aux yeux des autres ; ou errer au milieu des paysages et des fleurs, tandis que la moitié de vos semblables périssent au sein des neiges et des ouragans. Vous avez ensuite des êtres raisonnables avec qui vous pouvez causer, au lieu de vos loxias et de vos singes. »

« La conversation que j’ai trouvée ici ne m’a pas paru beaucoup plus intelligente ou plus instructive que la leur, » dit Isidora à demi-voix. L’étranger sans faire semblant de l’entendre, continua :

« Vous êtes environnée de tout ce qui peut flatter les sens, enivrer l’imagination ou délecter le cœur. Tous ces plaisirs doivent vous faire oublier la liberté voluptueuse, mais inculte, de votre ancienne existence. »

« Les oiseaux dans les cages de ma mère, » dit Isidora, « ne cessent de becqueter leurs barreaux dorés ; ils foulent aux pieds les semences et l’eau limpide qu’on leur apporte. N’aimeraient-ils pas mieux reposer dans le tronc d’un vieux chêne, et prendre une nourriture plus grossière, plutôt que de se briser le bec contre leur prison magnifique ? »

— « Vous ne trouvez donc pas que cette nouvelle existence dans ce pays chrétien soit aussi délicieuse que vous vous l’étiez une fois imaginée ? Vous devriez rougir, Immalie, de votre ingratitude et de votre caprice. Vous rappelez-vous quand de votre île indienne, vous entrevîtes de loin le culte chrétien, que cet aspect vous mit dans l’enchantement ? »

— « Je me rappelle parfaitement tout ce qui s’est passé dans cette île. Jadis je vivais dans l’avenir ; maintenant je vis dans le passé. »

« Vous ne vous trouvez donc point heureuse dans ce nouveau monde d’intelligence et de luxe ? » dit Melmoth avec une douceur involontaire.

— « Oui, quelquefois. »

— « À quelle occasion ? »

— « À la fin d’une triste et pénible journée, quand mes songes me ramènent vers cette île enchantée. Le sommeil est pour moi comme une barque, conduite par des rameurs imaginaires, et qui me pousse vers des bords charmans et bienheureux. C’est alors que j’existe de nouveau au milieu des fleurs et des parfums. J’entends la musique des airs et des ruisseaux. Tout vit et tout aime autour de moi. Mes pas sont jonchés de fleurs, et l’onde pure vient encore baiser mes pieds ! »

— « Et dans vos songes, Immalie, ne voyez-vous jamais d’autres images ? »

« Je n’ai pas besoin de vous dire, » répondit Isidora avec ce singulier mélange de fermeté et de naïveté, résultat de son caractère naturel et des circonstances extraordinaires de sa première existence, « je n’ai pas besoin de vous dire que vous êtes avec moi toutes les nuits. »

— « Moi ! »

— « Oui, vous. Vous êtes toujours dans ce canot qui me porte dans mon île indienne. Vous me regardez ; mais l’expression de votre figure est si changée, que je n’ose vous adresser la parole. Nous traversons les mers dans un instant. Vous tenez toujours le gouvernail, quoique vous ne débarquiez jamais. Aussitôt que mon île se montre à ma vue, vous disparaissez. Quand nous revenons, l’obscurité règne sur l’Océan, et notre course est aussi ténébreuse et aussi prompte que la tempête. Vous me regardez et vous ne parlez jamais. Oh ! oui ! vous êtes avec moi toutes les nuits. »

— « Mais, Immalie, ce ne sont que des songes, de vaines illusions. Qui ? moi ! vous conduire sur les mers d’Espagne jusqu’aux Indes ! Ce ne sont là que des visions de votre imagination ! »

— « Est-ce donc encore un songe qui m’abuse à présent ? N’est-ce pas à vous que je parle ? Expliquez-vous ; car il me paraît non moins étrange de vous voir en Espagne que d’être dans mon île. Hélas ! dans la vie que je mène à présent, mes songes sont devenus des réalités et les réalités semblent n’être que des songes. Si vous êtes réellement ici, comment se fait-il que vous y soyez ? Comment avez-vous fait pour venir me voir de si loin ? Combien vous avez dû traverser d’océans, combien vous avez dû voir d’îles sans qu’il y en eût aucune de semblable à celle où je vous vis pour la première fois ! Mais est-ce vraiment vous que je vois ? Je croyais vous avoir vu hier au soir ; mais j’aime encore mieux m’en fier à mes songes qu’à mes sens. Je croyais que vous ne visitiez jamais que cette île d’illusions ; seriez-vous réellement un être vivant, un être que je puis espérer de voir dans cette terre de froides réalités ? »

— « Belle Immalie ou Isidora, ou quelque nom que vos adorateurs indiens ou vos parrains chrétiens vous ont donné, je vous prie de m’écouter, pendant que je vous dévoile quelques mystères. »

Et parlant ainsi, Melmoth se jeta sur un lit de jacinthes et tulipes qui déployaient leurs brillantes couleurs et exhalaient leurs parfums délicieux sous la fenêtre d’Isidora.

« Oh ! vous allez détruire mes fleurs, » s’écria-t-elle, se rappelant tout-à-coup les momens heureux où des fleurs étaient à la fois les compagnes de son imagination et de son cœur.

« Je vous prie de me pardonner ; c’est ma vocation, » dit Melmoth en se roulant sur les fleurs écrasées et en lançant à Isidora un de ses regards sombres et effrayans. « Je suis envoyé pour fouler aux pieds toutes les fleurs du monde physique et moral, n’importe que ce soient des jacinthes, des cœurs ou d’autres bagatelles de ce genre. Et maintenant, dona Isidora, puisqu’il faut vous appeler ainsi, je suis ce soir ici ; demain, je serai… où votre choix m’aura placé. Je vous préviens d’avance que cela m’est égal, soit que vous m’envoyiez aux mers de l’Inde, où vos songes m’ont déjà si souvent expédié, ou bien qu’il me faille briser la glace du pôle, ou bien enfin que je sillonne les flots de cet Océan qu’un jour, jour affreux, qui n’aura ni soleil ni lune, ni commencement ni fin, il me faudra sillonner à jamais pour ne recueillir que le désespoir ! »

— « Paix ! paix ! ne prononcez pas des mots aussi horribles ! Est-ce vous en effet que j’ai vu dans l’île ? Est-ce vous qui depuis ce moment avez fait partie de mes prières, de mes espérances, de mon cœur ? Êtes-vous cet être sur qui je fondais encore mon espoir quand la vie était sur le point de me manquer ? Dans ma traversée pour me rendre à cette terre chrétienne, j’ai beaucoup souffert. J’étais si malade que vous auriez eu pitié de moi. Oh ! vous seul, votre pensée, votre image pouvait me soutenir ! J’aimais, et quand on aime on vit. Privée de cette existence délicieuse qui me parut un songe et qui remplit encore mes songes, en faisant de mon sommeil une seconde existence, j’ai pensé à vous, j’ai rêvé de vous, je n’ai aimé que vous ! »

— « M’aimer !… aucun être ne m’a encore prouvé son amour que par des larmes ! »

« Et n’en ai-je pas versé ? » dit Isidora, « Croyez-en celles-ci, elles ne sont pas les premières que j’ai répandues, et je crains bien, grâce à vous, qu’elles ne soient pas non plus les dernières. »

« En vérité, vous finiriez par m’inspirer de la fatuité, » dit le voyageur avec un rire sardonique. « Soit : je le veux bien et quand viendra le jour trop heureux, belle Immalie, toujours belle Isidora, en dépit de votre nom chrétien que j’ai bien de la peine à prononcer, ce jour où vous vous réveillerez au milieu des baisers, des rayons de la lumière, de l’amour et de tous les vains ornemens dont la folie couvre le malheur avant leur union ? »

Il accompagna ce discours de ce rire affreux et convulsif qui unit l’expression de la frivolité à celle du désespoir. La pauvre et timide Isidora lui répondit : « Je ne vous comprends pas ; et si vous ne voulez pas me priver de ma raison, ne riez plus, ou du moins ne riez plus ainsi. »

« Il faut bien que je rie, puisque je ne saurais pleurer, » dit Melmoth en fixant sur elle ses yeux secs et brûlans, que le clair de lune rendait plus visibles. « Il y a long-temps que la source des larmes est tarie en moi, comme celle de tout autre bonheur humain. »

« Je saurai pleurer pour nous deux, » dit Isidora, et ses larmes coulaient autant de souvenir que de douleur ; quand ces deux sources s’unissent, Dieu seul et le malheureux savent s’ils coulent en abondance.

« Gardez ces pleurs pour notre heure nuptiale, mon aimable fiancée, » dit Melmoth en lui-même, « vous n’en aurez pas trop. »

Cédant à un sentiment naturel au cœur des femmes, Isidora, d’une voix mal assurée, lui dit : « Si vous m’aimez, ne me recherchez plus en secret ; ma mère, quoique sévère, est bonne ; mon frère est généreux, quoique susceptible… mon père… je ne l’ai jamais vu ; mais puisqu’il est mon père, il faudra qu’il vous aime. Que je vous retrouve en leur présence, le plaisir que j’éprouve en vous voyant ne sera plus mêlé de douleur et de honte. Invoquez la sanction de l’Église, et alors, peut-être… »

« Peut-être ! » reprit Melmoth. « Vous avez donc déjà appris le peut-être européen ; cet art de suspendre le sens d’un mot significatif, d’affecter de la franchise, au moment où l’on cache de plus en plus les replis de son cœur, de nous mettre au désespoir, au moment où l’on veut que nous espérions ! »

« Oh non, non ! » s’écria l’innocente créature, « je suis toute vérité. Je suis Immalie quand je vous parle, quoique pour tout autre, dans ce pays, je sois Isidora. Quand je vous aimai pour la première fois, je n’avais qu’un cœur à consulter ; maintenant il y en a plusieurs, et dans le nombre il y en a bien peu qui ressemblent au mien. Mais si vous m’aimez, vous pourrez vous plier à eux comme je l’ai fait ; vous pourrez aimer leur Dieu, leurs foyers, leurs espérances et leur pays. Même avec vous je ne saurais être heureuse, si vous n’adorez la croix que votre main indiqua la première à ma vue errante, et cette religion que vous confessâtes à regret être la plus belle et la plus bienfaisante de la terre. »

« Ai-je confessé cela ? » répéta Melmoth, « Il faut vraiment que je l’aie fait à regret. Belle Immalie, » ajouta-t-il en étouffant un rire satirique, « vous m’avez converti à votre nouvelle religion, à votre beauté, à votre naissance espagnole, à vos noms ronflans, à tout ce que vous pouvez désirer. Je me présenterai incontinent devant votre pieuse mère, devant votre frère irrité, et devant tous vos parens, quelque susceptibles, fiers ou ridicules qu’ils puissent être. Je leur parlerai, je les flatterai, et quand ils me renverront à votre homme de loi avec ses larges moustaches et son manteau de velours noir rapé, je vous assignerai pour douaire, le plus ample territoire que jamais épouse ait reçu de son époux. »

— « Oh ! puisse-t-il être situé dans cette terre harmonieuse et brillante où je vous ai vu pour la première fois ! Un seul endroit pour placer mes pieds au milieu de ses fleurs, me serait plus précieux que toute la terre cultivée de l’Europe. »

— « Non, ce sera dans une région que ces hommes de loi connaissent bien mieux, et à laquelle votre pieuse mère et votre orgueilleuse famille reconnaîtront elles-mêmes mes droits quand je les leur aurai expliqués. Il se peut que d’autres y possèdent des droits indivis avec moi ; et cependant, chose étrange à dire ! ils ne me disputeront jamais mon titre exclusif à sa possession. »

« Je ne comprends rien à tout cela, » dit Isidora ; « mais je sens que je manque aux bienséances imposées à une femme espagnole et chrétienne en causant plus long-temps avec vous. Si vous pensez comme vous faisiez jadis ; si vous sentez comme je dois sentir à jamais, toute cette discussion, qui m’embarrasse et m’effraye, devient inutile. Qu’ai-je à faire de ce territoire dont vous me parlez ? si vous en êtes le possesseur, c’est là son seul prix à mes yeux. »

« Ce que vous y avez à faire ! » répéta Melmoth. « Oh ! vous ne savez pas encore tout ce que vous pouvez avoir à faire avec ce territoire et avec moi ! Par moi, vous vous en assurez l’éternelle possession. Mes héritiers en jouiront aux siècles des siècles, pourvu qu’ils le tiennent au même titre que moi. Écoutez-moi, belle Immalie, ou chrétienne, ou tout autre nom qu’il vous plaira d’adopter, écoutez-moi, pendant que je vous annonce la richesse, la population et la magnificence de cette région dont je veux vous faire le don nuptial. Là, se trouvent tous les chefs de la terre : les héros, les souverains, les tyrans. Là, sont leurs richesses, leur pompe et leur pouvoir. Quelle superbe accumulation ! Ils y ont des trônes et des couronnes, et des piédestaux et des trophées de feu, qui brûlent aux siècles des siècles, et l’éclat de leur gloire y brille éternellement. Là, sont tous ceux dont vous avez lu l’histoire, vos Alexandres, vos Césars, vos Ptolémées et vos Pharaons. Là sont les princes de l’Orient, les Nembrods, les Baltasars et les Holophernes de leurs siècles. Là sont les princes du Nord, les Odins, les Attila, les Alarics, tous ces barbares sans nom, et qui n’en méritent pas, lesquels, sous des titres et des prétextes différens, ont ravagé et désolé la terre qu’ils venaient conquérir. Là, enfin, se trouvent les souverains du Midi, de l’Orient et de l’Occident, les descendans de Mahomet, les califes, les Sarrasins, les Maures avec leurs titres pompeux, leurs prétentions et leurs ornemens, le croissant, le Koran et la queue de cheval. Oh ! vous ne manquerez pas de société dans cette brillante région : car elle sera véritablement brillante, et qu’importe que sa lumière provienne du soufre enflammé ou des rayons tremblans de la lune qui vous font paraître si pâle en ce moment ? »

« Je suis pâle, dites-vous, » répondit Isidora, respirant avec peine, « je ne m’en étonne pas. Je ne comprends pas le sens de vos paroles ; mais ce sens doit être horrible : ne me parlez plus de cette région avec son orgueil, ses vices et sa splendeur ! Je suis prête à vous suivre dans des déserts, dans des solitudes qu’aucun pied n’aura foulées que le vôtre, et où le mien, toujours fidèle, suivra la trace de vos pas. Je suis née dans la solitude, et je saurai, s’il le faut, y mourir ; pourvu qu’en quelque lieu que je vive, à quelque époque que je meure, je sois à vous. Pour le lieu, il ne m’importe guère, quand même ce serait !… » Elle frémit involontairement.

« Quand même ce serait…  ? » demanda Melmoth qui éprouvait à la fois un triomphe sauvage à la vue du dévouement de cette infortunée, et un sentiment d’horreur à la destinée qu’elle allait, par ses imprécations, attirer sur elle-même.

« Partout où vous serez, » répondit Isidora. « Là, je veux être, et là je serai heureuse comme dans l’île des fleurs et du soleil où je vous vis pour la première fois. Oh ! je ne vois plus de fleurs aussi belles et aussi odorantes que celles qui y croissaient ; je n’entends plus la musique de ses ruisseaux et de ses zéphirs qui me semblaient répéter le son de vos pas !… »

« Vous entendrez une musique bien plus parfaite, » interrompit Melmoth : « vous entendrez les voix de dix mille, que dis-je ? de dix millions d’esprits, dont les tons sont éternels, sans pauses et sans intervalles. »

« Ce sera vraiment beau, » s’écria Isidora en joignant les mains. « Le seul langage que j’aie appris dans ce nouveau monde, et qui mérite qu’on le parle, est le langage de la musique. J’en avais distingué quelques sons imparfaits dans le gazouillement des oiseaux de mon ancien monde ; mais c’est dans celui-ci qu’on me l’apprit véritablement. Le malheur, que j’ai en même temps appris à connaître, balance à peine ce nouvel et délicieux langage. »

« Mais songez, » reprit Melmoth, « si vous avez réellement tant de goût pour la musique, combien vous aurez de jouissances quand vous entendrez ces accens accompagnés et répétés par les torrens de dix mille flots de feu battant contre les rochers auxquels le désespoir éternel a donné la dureté du diamant ! On parle de la musique des sphères ! pensez plutôt à celle de ces orbes vivans, tournant éternellement sur leurs axes de feu, et chantant éternellement pendant qu’ils brûlent, comme ces chrétiens, vos frères, qui servirent à illuminer les jardins de Néron, dans Rome, pendant une nuit de réjouissances. »

— « Vous me faites trembler ! »

— « Trembler, parce qu’on vous parle de feu ! quelle étrange timidité ! Je vous ai promis que, quand vous arriveriez dans vos nouveaux domaines, vous y trouveriez tout ce qu’il y a de plus grand et de plus magnifique, de plus splendide et de plus voluptueux : le monarque et l’épicurien, un lit de roses et un dais de feu. »

« Et c’est là la demeure à laquelle vous m’invitez ? »

— « Oui, c’est elle ; venez et soyez à moi. Des milliers de voix vous y appellent : écoutez et obéissez-leur ! Ces voix retentissent toutes dans la mienne. Leurs feux brillent dans mes yeux, et brûlent dans mon cœur. Écoutez-moi, Isidora ; ma bien-aimée, écoutez-moi. C’est sincèrement et pour jamais que je vous recherche. Oh ! qu’ils sont frivoles les liens qui unissent des amans mortels, comparés à ceux qui nous uniront tous deux dans l’éternité ! Vous aimez la musique : , vous entendrez sans doute la plupart des musiciens qui ont existé, depuis Tubalcaïn jusqu’à Lulli. Leur accompagnement sera singulier : ce sera le rugissement éternel d’une mer de feu, formant une basse continue aux chants de millions de chanteurs souffrans ! »

« Que voulez-vous dire par cette horrible description ? » demanda la tremblante Isidora ; « Vos paroles sont des énigmes pour moi : je ne vous comprends pas. »

« Vous ne me comprenez pas ! » répéta Melmoth avec un air froidement satirique qui contrastait effroyablement avec la brûlante intelligence qui brillait dans ses yeux ; « vous ne me comprenez pas ! N’aimez-vous donc pas la musique ? »

— « Je l’aime. »

— « Aimez-vous aussi la danse, ma belle, ma gracieuse amante ? »

— « Je l’aimais. »

— « Pourquoi cette différence dans vos réponses ? »

— « J’aime la musique ; je dois l’aimer à jamais : elle est pour moi le langage du souvenir. Chaque son que j’entends me ramène avec ma chère île : je ne saurais en dire autant de la danse. J’ai appris la danse ; mais j’ai senti la musique. Je n’oublierai jamais la première fois que je l’entendis : je crus que c’était le langage que les chrétiens parlaient toujours entre eux. »

— « Ces raisons sont assez bonnes ; mais je voudrais savoir si vous n’en avez pas encore d’autres pour aimer la musique, et pour avoir aimé la danse. Si vous en avez, dites-les-moi, de grâce. »

— « J’aime la musique, parce qu’en l’entendant je pense à vous. J’ai cessé d’aimer la danse, quoiqu’elle m’eût d’abord ravie, parce qu’en dansant il m’est arrivé quelquefois de vous oublier. En votre présence, quoiqu’elle paraisse nécessaire à mon existence, je n’ai jamais éprouvé cette sensation délicieuse que me cause votre image quand la musique l’évoque du fond de mon cœur. La musique me paraît être la voix de la religion qui m’ordonne de me rappeler et d’adorer le Dieu de mon cœur. La danse me semble une apostasie momentanée, et presque une profanation. »

« Ces raisons sont subtiles, j’en conviens, » dit Melmoth, « je n’y trouve qu’un défaut ; c’est de n’être pas assez flatteuses pour celui qui les écoute… mais n’importe la danse ou la musique ! il paraît que mon image est également pernicieuse dans l’une et dans l’autre. Celle-ci vous tourmente par des souvenirs ; celle-là par des remords. Mais je suppose que cette image vous soit retirée à jamais ; je suppose qu’il fût possible de rompre le lien qui nous unit et dont l’illusion a pénétré jusque dans l’âme de tous deux… »

« Vous pouvez le supposer, » dit Isidora, avec un mélange de fierté virginale et de tendre douleur ; « et si vous le faites, vous pouvez croire que j’y ferai aussi mon possible de mon côté. L’effort ne me coûtera pas beaucoup… rien que… ma vie ! »

Melmoth contemplait cette belle et innocente créature, jadis si cultivée au sein de la nature, maintenant si naturelle encore au milieu de la civilisation, et conservant toute la douce richesse de sa première nature angélique, dans l’atmosphère artificielle où nul n’appréciait ni son parfum ni son éclat. Melmoth la contemplait, il sentait son prix et se maudissait lui-même. Puis avec cet égoïsme, compagnon d’un malheur sans espoir, il crut que cette malédiction serait affaiblie en se partageant ; et s’approchant de la fenêtre devant laquelle se tenait sa victime pâle et toujours belle, il lui dit du ton le plus doux qu’il lui fut possible de prendre :

« Isidora ! voulez-vous donc être à moi ? »

« Que vous répondrai-je ? » dit Isidora. « Si c’est l’amour qui m’interroge, j’en ai dit assez ; si ce n’est que la vanité, j’en ai dit beaucoup trop. »

— « La vanité ! hélas ! vous ne savez ce que vous dites ! L’ange accusateur lui-même n’osera mettre ce péché au nombre des miens. Il est impossible que je le commette jamais. C’est un sentiment terrestre. Je ne puis, par conséquent, y participer ni en jouir. Il n’en est pas moins vrai que dans ce moment je sens un peu d’orgueil humain. »

En prononçant ces derniers mots, sa physionomie prit en effet une expression d’orgueil si effrayante, qu’Isidora ne put s’empêcher de frémir. Tremblante et remplie d’inquiétude, elle lui dit : « Voulez-vous donc être à moi ? Ou bien que faut-il que je pense de vos horribles discours ? Hélas ! mon cœur ne s’est jamais enveloppé de mystère. Jamais l’éclat de sa vérité ne s’est montré au milieu des éclairs et du tonnerre, du sein desquels vous avez prononcé l’arrêt de ma destinée. »

— « Voulez-vous donc être à moi, Isidora ? »

— « Consultez mes parens ; épousez-moi selon les rites et en face de l’Église, dont je suis un membre indigne, et je serai à vous pour toujours. »

« Pour toujours ! » s’écria Melmoth. « C’est bien dit, mon épouse ! vous voulez donc être à moi pour toujours ?… Le voulez-vous, Isidora ? »

— « Oui… oui… je l’ai déjà dit… Mais le soleil est près de se lever. Je sens la fraîcheur de la matinée ; les orangers exhalent un parfum plus fort. Retirez-vous… Je suis restée trop long-temps… Les domestiques ne tarderont pas à se lever ; ils pourraient vous apercevoir… Retirez-vous, je vous en conjure. »

— « Je pars ; mais un seul mot encore. Pour moi, le lever du soleil, l’arrivée de vos domestiques, tout ce qui est dans les cieux au-dessus de ma tête ou sur la terre à mes pieds ; tout, vous dis-je, est également indifférent. Que le soleil reste sous l’horizon et m’attende. Vous êtes à moi ! »

— « Oui, je suis à vous ; mais il faut que vous sollicitiez le consentement de ma famille. »

— « Oh ! sans doute. Pourquoi pas ? Je suis si accoutumé à la sollicitation. »

— « Et… »

— « Eh bien ! Quoi ? vous hésitez. »

— « J’hésite, » dit l’ingénue et timide Isidora, « parce que… »

— « Encore ? »

« Parce que, » ajouta-t-elle en fondant en larmes, « ceux à qui vous parlerez ne prononceront pas le même langage que moi. Ils vous parleront de richesses et de douaire ; ils vous demanderont des détails sur cette région où vous m’avez dit qu’étaient situés ces riches et vastes domaines ; et, s’ils m’en parlaient la première, que faudra-t-il que je réponde ? »

À ce discours, Melmoth s’approcha, le plus près qu’il lui fut possible, de la fenêtre, et prononça un mot que, dans le premier moment, Isidora ne parut pas avoir entendu ou compris. Tremblante, elle réitéra sa demande. La réponse fut donnée d’une voix plus basse encore. N’osant croire à ce qu’elle venait d’entendre, et se flattant que ses oreilles l’avaient trompée, elle répéta, pour la troisième fois, sa question. Cette fois un mot épouvantable, impossible à redire, tonna dans son oreille. Elle poussa un cri perçant en fermant sa fenêtre. Hélas ! cette fenêtre ne lui déroba que la figure de l’étranger ! Son image restait gravée dans son cœur.