Melmoth ou l’Homme errant/XXXIII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (5p. 268-291).


CHAPITRE XXXIII.



« Ils parlaient encore quand ils entendirent frapper à la porte un coup léger ; tel que la bienfaisance en frappe à la porte du malheur. Everard se levait pour ouvrir. Arrêtez, dit Walberg, d’un air distrait, où sont donc les domestiques ? Puis se rappelant tout-à-coup sa position, il sourit douloureusement et fit signe à son fils d’y aller.

« C’était le bon ecclésiastique. Il entra et s’assit en silence. Personne ne lui parla. Il se plaignit enfin de l’air piquant du matin et de l’effet que cet air avait fait sur ses yeux qu’il essuya. Bientôt après cédant à son émotion il ne la cacha plus et se mit à pleurer. Mais des larmes n’étaient pas tout ce qu’il avait à offrir. Ayant entendu les projets de Walberg et de sa famille, il promit d’une voix tremblante de les seconder ; puis s’étant levé pour partir, il observa que des fidèles lui ayant confié une somme d’argent pour les malheureux, il ne croyait pas pouvoir mieux l’employer, et il laissa glisser par terre, de la manche de sa robe, une bourse bien garnie.

« À l’approche du jour la famille se retira pour reposer ; mais elle se leva quelques heures après sans avoir pu dormir. Le reste de cette journée et les trois suivantes furent employées à frapper pour ainsi dire à toutes les portes afin de trouver de l’ouvrage. L’ecclésiastique les accompagnait partout. Mais plusieurs circonstances étaient défavorables à la malheureuse famille de Walberg. Ses membres étaient étrangers, et à l’exception de la mère, qui servait d’interprète, ils parlaient peu la langue du pays qu’ils n’avaient pas eu le temps d’apprendre, et sans laquelle il était difficile de s’offrir pour donner des leçons. Ils étaient d’ailleurs hérétiques, et cela seul suffisait pour leur ôter tout espoir de réussir à Séville. Dans quelques maisons on regardait comme un grave inconvénient la beauté des filles, dans quelques autres celle du fils ne formait pas une difficulté moins insurmontable. Il y en eut quelques-unes où le souvenir de leur ancienne richesse inspirait le désir bas et méchant de triompher de leur malheur actuel. Chaque fois qu’ils rentraient chez eux, après de vaines tentatives, ils calculaient de nouveau leurs faibles moyens, diminuaient autant que possible leurs rations respectives, souriaient entr’eux en parlant du lendemain et pleuraient en secret en y pensant. Le jour arriva à la fin où la dernière pièce de monnaie fut dépensée, le dernier repas consommé, la dernière ressource épuisée, la dernière espérance perdue, et le bon ecclésiastique lui-même leur dit en pleurant qu’il n’avait plus rien à leur offrir que ses prières.

« Pendant cette soirée, ils restèrent tous assis en silence durant quelques heures, jusqu’à ce qu’enfin la vieille mère de Walberg, qui, depuis quelques mois, n’avait guère prononcé que des monosyllabes sans liaison, et qui n’avait paru faire aucune attention à ce qui se passait autour d’elle, se tourna tout-à-coup vers son mari, et avec cette énergie fatale qui annonce les derniers efforts de la nature, avec cet éclair momentané qui précède l’extinction de la lumière vitale, elle s’écria : Tout n’est pas bien ici. Pourquoi nous a-t-on fait venir d’Allemagne ? Ils auraient bien pu nous laisser mourir là. Ils nous ont amené ici pour nous railler, je pense. Hier, ajouta-t-elle, sa mémoire confondant les dates, hier, ils m’ont vêtue de soie et m’ont fait boire du vin ; aujourd’hui, ils ne me donnent que cette méchante croûte (et elle jeta le pain qui avait formé sa part du repas). Tout n’est pas bien ici : je veux retourner en Allemagne ; je le veux ! En disant ces mots, elle se leva de son fauteuil au grand étonnement de la famille, qui, frappée d’horreur, n’osait lui adresser la parole. Je veux retourner en Allemagne, répéta-t-elle, et elle fit effectivement deux ou trois pas dans la chambre. On se tenait loin d’elle dans un respectueux silence. Bientôt cependant ses forces physiques et morales parurent lui manquer à la fois ; elle chancela, et sa voix affaiblie ne fit que murmurer les mots suivans : Je sais le chemin ; je sais le chemin… s’il ne faisait pas si noir… je n’ai pas loin à aller… je suis très-près de… chez moi ! À ces derniers mots, elle tomba devant les pieds de Walberg. La famille, réunie autour d’elle, la souleva… elle n’était plus.

« Son convoi, qui eut lieu le lendemain soir, forma un tableau digne des pinceaux d’un grand peintre. La défunte étant une hérétique, elle ne pouvait être ensevelie en terre sainte, et la famille, désirant éviter également de causer du scandale ou d’attirer l’attention sur leur religion, se décida à rendre seule les derniers devoirs à l’aïeule. Walberg creusa la fosse dans un petit enclos situé derrière leur modeste demeure, et le corps y fut placé par Inès et ses filles. Everard était sorti pour chercher de l’ouvrage, et le plus jeune des fils tenait une lumière, et souriait en contemplant une scène dont il ne comprenait pas encore toute l’horreur. Cette lumière, quoique faible, réfléchissait l’expression des diverses physionomies sur lesquelles elle tombait. Celle de Walberg offrait une sombre satisfaction : car il songeait que celle, pour qui il venait de préparer un lieu de repos, n’aurait du moins pas à souffrir les maux à venir. Sur les traits d’Inès se peignait de la douleur mêlée à un sentiment d’horreur inspiré par cette cérémonie muette, et que la religion ne venait point consacrer. Les filles, pâles de douleur et de crainte, pleuraient en silence ; mais leurs larmes s’arrêtèrent, et leurs sentimens prirent un tour bien différent quand tout-à-coup la lumière éclaira un nouveau personnage debout comme elles sur le bord de la tombe : c’était le père de Walberg.

« Ennuyé de ce qu’on l’avait laissé seul et n’en sachant pas la cause, il avait tant fait en tâtonnant et en chancelant, qu’il avait enfin rejoint, au lieu fatal, le reste de la famille. Quand il vit son fils jeter la terre sur le cercueil, un faible et court souvenir s’offrit à sa mémoire, et se laissant aller à terre, il s’écria : Moi aussi ; posez-moi là, le même endroit servira pour nous deux. Ses enfans le soulevèrent et le ramenèrent dans la maison, où l’aspect d’Everard, apportant des provisions, leur fit oublier les horreurs de la scène qui venait de se passer, et remettre au lendemain la crainte de manquer du nécessaire. En attendant, on chercha vainement à découvrir le moyen dont Everard s’était servi pour se procurer ce qu’il avait apporté. Il se contenta de répondre que c’était un don d’une personne charitable. Il paraissait épuisé et fort pâle. On cessa de le presser, et s’étant partagé ce repas, qui semblait tombé du ciel, on se sépara pour la nuit.

« Pendant tout le temps que dura leur infortune, Inès pressa constamment ses filles de s’appliquer à l’étude de ces arts d’agrément, d’où elle espérait tirer la subsistance de la famille. Quelles que fussent les privations et les désappointemens de la journée, leurs exercices de musique n’étaient jamais négligés. Cette attention aux ornemens de la vie quand on manque des premières nécessités, les sons de la musique au sein des chagrins les plus cuisans, offrent peut-être le combat le plus cruel que puissent se livrer notre existence artificielle et celle de la nature. Le jour qui suivit l’enterrement de sa belle-mère, Inès ne put supporter ces sons. Elle entra dans la chambre où se trouvaient ses filles, qui, selon leur coutume se tournèrent vers elle pour implorer des marques de son approbation.

« La mère, avec un sourire forcé, répondit qu’elle ne croyait pas qu’il fût nécessaire qu’elles étudiassent davantage ce matin-là. Les jeunes personnes, qui ne comprirent que trop bien ce qu’elle voulait dire, quittèrent leurs instrumens ; et, accoutumées à voir convertir tous les meubles, l’un après l’autre, en moyens de subsistance précaire, elles se dirent que sans doute leurs guitares seraient vendues aujourd’hui, et ne purent s’empêcher d’espérer que le lendemain elles donneraient des leçons sur celles de leurs écolières. Elles se trompaient. Des symptômes plus graves d’un entier découragement se manifestèrent. Walberg avait toujours témoigné le plus grand respect pour ses parens, et surtout pour son père, qui était le plus âgé. Ce jour-là, quand il fut question de partager leur repas, il montra une avidité gloutonne, qui fit trembler Inès. Il dit, à l’oreille de sa femme : Voyez comme mon père mange ! comme il se nourrit de bon cœur, quand nous vivons de privations !

« Il vaut mieux que nous nous privions que lui, dit Inès à voix basse ; je n’ai presque rien mangé non plus.

« Mon père ! mon père ! s’écria Walberg dans l’oreille du vieillard, vous mangez tranquillement, pendant qu’Inès et ses filles meurent de faim.

« En disant ces mots, il arracha le pain des mains de son père, qui le laissa d’abord faire ; puis, se levant avec une force affreuse et convulsive, il s’en ressaisit, et se mit à rire avec un air railleur, à la fois enfantin et malicieux.

« Au milieu de cette scène, Everard se présente. Que faites-vous là ? s’écria-t-il. Vous vous battez pour votre souper, tandis que je vous en apporte assez pour demain et pour après-demain. Il jeta effectivement de l’argent sur la table ; mais ses sœurs ne purent s’empêcher de remarquer qu’il était encore plus pâle qu’auparavant. On s’empara du trésor, sans lui demander des nouvelles de sa santé.

« Depuis long-temps ils n’avaient plus de domestiques, et Everard disparaissant mystérieusement tous les jours, les jeunes personnes étaient souvent obligées de faire les commissions de la maison. La beauté de l’aînée, Julie, était si remarquable, que sa mère avait pris l’habitude de sortir elle-même, plutôt que d’envoyer sa fille seule dans les rues. Le lendemain soir cependant, forcée de rester chez elle pour un travail très-urgent, elle dit à Julie d’aller acheter la provision du lendemain, et lui prêta, à cet effet, son voile, lui enseignant la manière de l’arranger à l’espagnole, afin de cacher complétement sa figure.

« Julie s’acquitta, en tremblant, de sa commission ; mais son voile s’étant par hasard dérangé, un cavalier entrevit ses traits dont il fut enchanté. Ses vêtemens modestes et l’emplette qu’elle venait de faire lui inspirèrent un espoir qu’il se permit d’exprimer. Julie s’éloigna rapidement avec un mélange d’effroi et d’indignation, pour l’insulte qui venait de lui être faite. Elle ne put s’empêcher cependant de fixer ses yeux, avec une avidité dont elle ne se rendait pas compte, sur l’or qui brillait dans les mains du cavalier. Elle songea à ses parens dans la misère, à la perte de ses propres forces, à ses talens négligés et inutiles. Le souvenir de l’or s’offrit encore à son esprit. Elle ne pouvait se rendre compte de ce qu’elle sentait ; mais, en rentrant à la maison, elle remit promptement, entre les mains de sa mère, la petite emplette qu’elle venait de faire ; et quoiqu’elle se fût toujours montrée jusqu’alors douce et soumise, elle déclara, cette fois, d’un ton décidé et qu’on ne lui avait jamais entendu prendre, qu’elle aimait mieux mourir de faim, que de parcourir de nouveau seule les rues de Séville.

« Inès, en se mettant au lit, entendit un faible gémissement qui partait de la chambre où Everard était couché avec son frère Maurice, parce que l’on avait été obligé de vendre un des deux lits, et même une partie des couvertures du second. Le gémissement se répéta, mais Inès n’osa point réveiller Walberg, qui était enseveli dans ce sommeil profond, seule consolation du malheureux. Tout-à-coup les rideaux de son lit s’ouvrirent, et elle aperçut devant elle un enfant tout couvert de sang, qui s’écria :

« Ce sang est celui d’Everard ! Il se meurt ! Je suis couvert de son sang ! Ma mère ! ma mère ! levez-vous et sauvez la vie d’Everard !

« Cet objet, ces paroles, parurent à Inès n’être qu’un rêve affreux, tel qu’elle en avait éprouvé fréquemment depuis quelque temps ; mais bientôt la voix de Maurice, le plus jeune des enfans, et celui que sans s’en rendre compte elle aimait le mieux, lui fit quitter son lit et suivre le petit être ensanglanté qui marchait pieds nus devant elle et qui la conduisit dans la chambre d’Everard. Au milieu de sa terreur et de ses angoisses, elle eut assez de présence d’esprit pour marcher du pas le plus léger, de peur de réveiller son époux.

« En entrant chez son fils aîné, le spectacle le plus affreux s’offrit à ses regards. Il était étendu dans son lit, dont il avait rejeté, par l’effet de ses spasmes, le peu de couverture qui restait, et la lumière de la lune tombait en plein sur ses membres d’une blancheur éblouissante. Cet éclat, joint à leur immobilité, leur donnait toute l’apparence du marbre. Ses bras étaient posés sur sa tête, et de leurs veines ouvertes coulaient deux ruisseaux de sang. Ses cheveux brillans et bouclés en étaient tout remplis ; ses lèvres étaient bleues, et ses gémissemens devenaient de plus en plus sourds et faibles.

« Ce spectacle bannit en un instant toute autre pensée de l’esprit d’Inès. Elle appela à grands cris son mari à son secours. Walberg, à demi-éveillé, s’empressa d’arriver. Inès ne put que lui montrer, par un geste muet, l’objet sur lequel elle voulait fixer son attention. Le malheureux père courut chercher à la hâte un médecin. Il frappa à plusieurs portes en vain, parce qu’il n’avait point d’argent à donner, et que son accent prouvait qu’il était étranger. À la fin, un chirurgien-barbier, car ces professions sont réunies à Séville, consentit en bâillant à le suivre, et arriva muni de charpie et de stiptiques. La distance n’était pas grande, et il fut bientôt près du lit du jeune patient. Ses parens observaient, avec un inexprimable effroi, le regard languissant qu’Everard jeta sur le chirurgien, quand celui-ci s’approcha de lui. Ce regard indiquait qu’ils n’étaient point étrangers l’un à l’autre. En effet, quand l’hémorragie fut arrêtée et le pansement achevé, le chirurgien et le malade échangèrent quelques mots à voix basse. Le dernier portant à ses lèvres sa main faible et livide, dit : Rappelez-vous notre traité !

« Comme le chirurgien se retirait, Walberg lui demanda l’explication de ces paroles. Walberg était Allemand et vif : le chirurgien était Espagnol et froid. Je vous le dirai demain, Seigneur, dit-il en serrant ses instrumens. En attendant soyez certain que je soignerai votre fils gratuitement, et je vous réponds de sa guérison. Vous êtes des hérétiques à nos yeux ; mais cet enfant suffirait seul pour canoniser une famille entière et pour racheter d’innombrables péchés.

« En disant ces mots, il partit. Le lendemain il revint voir Everard, et continua ainsi jusqu’à ce qu’il fût entièrement guéri, et refusant toujours la plus légère rémunération. À la fin le père, que le malheur avait rendu méfiant et soupçonneux, écouta à la porte et découvrit l’horrible secret. Il n’en parla point à sa femme, mais à compter de ce moment, sa tristesse devint plus profonde, et il cessa bientôt entièrement d’entretenir sa famille de leur détresse, et des moyens momentanés d’y remédier.

« Everard se trouvait tout-à-fait guéri. On se réunit, selon la coutume, pour tenir conseil sur les moyens de pourvoir à la subsistance du lendemain, quand pour la première fois on s’aperçut de l’absence du père de famille ; et chaque mot que l’on disait, on se tournait vers lui, comme pour avoir son approbation ; mais il n’y était pas. Il entra à la fin dans la chambre ; mais il ne prit aucune part à leur conversation. Il s’appuyait tristement contre le mur, et tandis qu’Everard et Julie, entre chaque phrase qu’ils prononçaient, portaient leurs regards supplians vers lui, il détournait la tête d’un air sombre. Inès feignait de travailler ; mais sa main tremblante pouvait à peine tenir l’aiguille. Elle fit signe à ses enfans de ne pas faire attention à la conduite de leur père. Ils baissèrent soudain la voix et rapprochèrent leurs têtes. »