Melmoth ou l’Homme errant/XXXV

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (6p. 46-72).


CHAPITRE XXXV.



Don Francisco resta sur sa chaise, réfléchissant à la singulière relation qu’il venait d’entendre, jusqu’à ce que l’heure avancée, jointe à sa fatigue et à la profonde attention qu’il venait de prêter aux paroles de l’étranger, l’eussent insensiblement plongé dans un profond sommeil. Il ne tarda pas à s’éveiller à un léger bruit qui se fit dans la chambre, et ayant levé les yeux, il aperçut, vis-à-vis de lui, une personne dont les traits lui étaient inconnus, quoiqu’un souvenir vague lui fît croire qu’il les avait déjà aperçus. Don Francisco ayant témoigné par un regard sa surprise, l’étranger lui dit qu’il était un voyageur que l’on avait introduit par erreur dans cette chambre ; qu’il avait pris la liberté de s’y reposer un moment, mais que si sa présence était importune, il était prêt à se retirer.

Pendant qu’il parlait, Aliaga eut le temps de l’observer. Il y avait dans l’expression de sa physionomie quelque chose de remarquable, mais de fort difficile à expliquer, et ses manières, quoiqu’elles ne fussent pas aimables ou prévenantes, avaient une aisance qui paraissait être plutôt le résultat de l’indépendance des idées que de l’usage du monde.

Don Francisco l’engagea à rester d’un ton grave et froid ; il éprouvait un sentiment de terreur dont il ne pouvait se rendre compte. L’étranger lui rendit son salut de façon à ne pas diminuer cette impression. Un long silence suivit. L’étranger, qui ne s’était pas nommé, fut le premier à le rompre en s’excusant d’une indiscrétion involontaire qu’il avait commise. Assis dans une pièce voisine, il avait entendu, malgré lui, une narration à laquelle il avait pris le plus vif intérêt.

À tous ces complimens, don Francisco ne put répondre que par des salutations cérémonieuses et par des regards inquiets et curieux. Le mystérieux inconnu n’eut pas l’air d’y faire attention, et resta immobile à sa place.

Un nouveau silence fut encore interrompu par l’étranger.

« Vous écoutiez, ce me semble, » dit-il, « l’histoire singulière et terrible d’un être chargé d’une commission que l’on ose à peine répéter. Il doit, vous a-t-on dit, tenter les esprits dans la douleur et parvenus aux dernières extrémités des peines mortelles. Il doit les engager à renoncer à toutes leurs espérances de bonheur à venir pour obtenir une courte rémission de leurs souffrances temporelles. »

« Je n’ai rien entendu de tout cela, » répondit don Francisco, dont la mémoire, naturellement un peu confuse, n’était pas devenue plus nette par la longueur de la narration qu’il venait d’entendre et par le sommeil dans lequel il était tombé.

« Rien ? » dit l’étranger d’un ton vif et un peu dur, qui fit tressaillir son auditeur, « rien ? Il m’avait pourtant semblé qu’il avait été question d’un être malheureux qui avait fait souffrir, à Walberg, des épreuves plus cruelles, à ses yeux, que celles de la faim. »

« Oui, oui, » dit Aliaga, se rappelant tout-à-coup cette circonstance, « je me souviens qu’il a été question du démon, de son agent ou de quelque chose… »

« Seigneur, » reprit l’étranger avec une expression d’ironie sauvage et féroce qu’Aliaga ne remarqua pas, « Seigneur, je vous prie de ne pas confondre des personnages, alliés de près à la vérité, mais cependant bien différens ; je veux dire le démon et ses agens. Vous-même, Seigneur, quoique vous soyez, sans contredit, catholique orthodoxe, et qu’en cette qualité vous abhorriez l’ennemi du genre humain, vous avez souvent été involontairement son agent, et vous seriez, je pense, bien fâché que l’on vous confondît avec lui. »

Don Francisco fit, à plusieurs reprises, et très-dévotement, le signe de la croix, déclarant qu’il n’avait jamais été l’agent de l’ennemi du genre humain.

« Oseriez-vous le soutenir ? » dit le mystérieux étranger, non point en élevant la voix comme ses paroles pourraient le faire supposer, mais en la baissant au contraire, et en approchant son siége de celui de son compagnon surpris. « N’avez-vous jamais erré ? N’avez-vous jamais éprouvé de sensation impure ? N’avez-vous jamais, pour un moment, entretenu un désir de haine, de malice ou de vengeance ? N’avez-vous jamais oublié de faire le bien, quand vous l’auriez dû ? N’avez-vous jamais fait le mal que vous n’auriez pas dû faire ? N’avez-vous jamais, dans le commerce, surfait un acheteur ou profité des dépouilles de votre débiteur mourant de faim ? Tout cela n’est-il pas vrai, et pouvez-vous encore dire que vous n’avez pas été un agent de Satan ? Je vous dis que chaque fois que vous avez caressé une passion brutale, un désir sordide, une imagination impure, chaque fois que vous avez prononcé un mot qui a fait de la peine à un de vos semblables, ou que vous avez vu couler des larmes que vous n’avez point séchées quand vous l’avez pu, vous avez été réellement et véritablement l’agent de l’ennemi du genre humain ; mais, que dis-je ? Ah ! c’est à tort que l’on donne ce titre au grand chef angélique, à l’étoile du matin tombée de sa sphère ! Quel ennemi plus invétéré l’homme a-t-il donc que lui-même ? S’il veut savoir où trouver son ennemi qu’il se frappe la poitrine, et son cœur répondra : Le voici. »

L’émotion de l’étranger, en parlant, se communiqua à son auditeur. Sa conscience, qui d’ordinaire ne parlait que dans des occasions solennelles, fut vivement agitée. Il répondit, en tremblant, par une renonciation formelle, à tout engagement direct ou indirect avec l’esprit des ténèbres ; mais il avoua qu’il n’avait été que trop souvent la victime de ses séductions, et il ajouta qu’il espérait obtenir son pardon par son profond repentir et par l’intercession de l’Église.

L’étranger sourit et s’excusa de la chaleur avec laquelle il avait parlé, en priant don Francisco de l’interpréter comme une marque de la part qu’il prenait à ses intérêts spirituels. Cette explication, quoiqu’elle parût commencer favorablement, ne fut cependant suivie d’aucune tentative pour renouer la conversation. Les deux voyageurs s’observaient en silence, quand l’étranger, se rappelant le sujet qui l’avait amené, dit :

« Seigneur, je suis instruit de certaines circonstances concernant le personnage extraordinaire qui a poursuivi Walberg dans le temps de son malheur. Ces circonstances ne sont connues que de lui et de moi ; je puis même ajouter, sans vanité ou présomption, que je sais, aussi bien que lui-même, tout ce qui a rapport à son étrange existence, et si votre curiosité se trouve excitée par ce que vous avez entendu, il n’y a personne qui soit, mieux que moi, en étant de la satisfaire. »

« Je vous remercie, Seigneur, » répondit don Francisco, qui sentait sans savoir pourquoi son sang se glacer dans ses veines aux discours de l’étranger et au ton dont ils étaient prononcés. « Ma curiosité a été pleinement satisfaite par le récit que je viens d’entendre. La nuit est avancée et il faut que je reparte demain matin. Je vous engage donc à remettre les détails que vous voulez me donner à notre prochaine réunion. »

Il s’était levé de son siége en partant, espérant que l’étranger comprendrait ce signal et qu’il se retirerait ; mais ils restait immobile à sa place. À la fin il s’écria, comme sortant d’une profonde rêverie : « Quand nous reverrons-nous ? »

Don Francisco qui n’éprouvait guère de désir de cultiver sa connaissance, lui dit froidement qu’il se rendait aux environs de Madrid, et qu’il allait retrouver sa famille qu’il n’avait pas vue depuis plusieurs années ; que forcé d’attendre des lettres d’un parent et des avis de quelques-uns de ses correspondans, il ne savait pas combien long-temps il serait en route, et qu’en conséquence il lui était fort difficile de fixer l’époque à laquelle il pourrait avoir l’honneur de revoir sa seigneurie.

« Cela vous est difficile, » dit l’étranger en se levant et en jetant son manteau sur son épaule, tandis que d’un œil effrayant il regardait fixement son pâle auditeur. « Vous ne pouvez déterminer cette époque… Mais je le puis. Don Francisco d’Aliaga, nous nous reverrons demain soir ! »

Aliaga, debout comme lui, contemplait d’un regard troublé les yeux éclatans de l’étranger. Tout-à-coup, ce dernier, qui déjà était à la porte, se rapprocha de lui et lui dit d’une voix basse et mystérieuse :

« Seriez-vous bien aise de connaître le sort de ceux dont la curiosité ou la présomption veut percer les secrets de cet être mystérieux, et qui osent toucher aux plis du voile dont l’éternité a couvert sa destinée ? Si vous l’êtes, regardez ! »

En achevant ces mots il montra du doigt une porte que don Francisco reconnut pour être celle par laquelle l’autre étranger qui lui avait lu l’histoire de Walberg s’était retiré. Obéissant machinalement à ce signe, plutôt qu’à sa propre volonté, Aliaga suivit l’inconnu. Ils entrèrent dans l’appartement qui était petit, sombre et désert. L’étranger prit une chandelle, dont la faible lumière tomba sur un grabat, où gisait le cadavre d’un homme mort depuis peu.

« Regardez ! » dit-il ; et Aliaga plein d’horreur reconnut l’individu avec lequel il avait passé une partie de cette même soirée. Il n’était plus !

« Avancez !… regardez !… observez ! » continua l’étranger, en s’approchant du lit et arrachant le drap qui couvrait l’infortuné enseveli dans un sommeil éternel. « Il n’y a aucune marque de violence ; ses traits ne sont point défigurés par des convulsions. La main de l’homme ne l’a point touché. Il a recherché la possession d’un terrible secret ; il l’a obtenue ; mais il l’a payée d’un prix que les mortels ne peuvent payer qu’une fois. Périssent ainsi tous ceux dont la présomption excède le pouvoir ! »

En regardant ce spectacle, Aliaga sentit un moment le désir de réveiller les gens de la maison et d’accuser l’étranger de meurtre ; mais il en fut empêché par un mélange de sentimens qu’il ne put analyser et qu’il n’osait s’avouer ; il continua donc pendant quelque temps à regarder alternativement le cadavre et l’inconnu. Ce dernier, montrant du doigt cet objet douloureux, comme s’il eût voulu faire entendre le danger d’une curiosité imprudente ou d’une découverte inutile, répéta ce qu’il avait dit auparavant : « Nous nous reverrons demain soir ; » Après quoi il partit.

Aliaga harrassé de fatigue et de mille émotions diverses, s’assit à côté du mort et s’y assoupit. Il ne fut réveillé de ce sommeil léthargique que par l’entrée des domestiques de l’auberge. Ceux-ci témoignèrent vivement leur surprise du spectacle qui s’offrait à eux. Le nom et les richesses d’Aliaga étaient trop connus pour qu’aucun soupçon pût s’attacher à lui. On couvrit le corps d’un drap et on emmena don Francisco dans une autre pièce et l’on eut pour lui les plus grandes attentions.

Dans l’intervalle, l’Alcade étant arrivé et ayant appris que la personne qui venait de mourir subitement dans l’auberge était un inconnu, un homme de lettres, sans importance publique ou particulière, tandis que celle que l’on avait trouvée à côté de son lit était un riche marchand, saisit promptement sa plume dans l’écritoire qu’il portait suspendue à son pourpoint, et écrivit, qu’un homme était mort dans l’auberge, mais que l’on ne pouvait point soupçonner don Francisco d’Aliaga de meurtre.

Le lendemain matin, comme le Seigneur Aliaga, fort de cet arrêt, montait sur sa mule, il observa une personne qui ne paraissait pas appartenir à l’auberge et qui, cependant, se donnait beaucoup de peine pour ajuster ses étriers. Cette personne s’approcha tout-à-coup de son oreille et lui dit à voix basse : « Nous nous reverrons ce soir ! »

À ces mots don Francisco retint sa mule qui allait partir et regarda autour de lui, mais il ne vit plus que les gens de l’auberge. Le Seigneur Aliaga passa la plus grande partie de cette journée à cheval. Le temps était doux et ses domestiques lui tenant de temps en temps de larges parasols sur la tête lui rendaient la chaleur supportable. Son absence avait été si longue qu’il avait entièrement oublié son chemin et qu’il était obligé de se fier à un guide, ce qui ne l’empêcha pas de s’égarer. Le jour baissait et rien n’indiquait encore le lieu où ils se trouvaient. Don Francisco dépêcha ses domestiques de différens côtés, et le guide les suivit aussi promptement que son mulet fatigué le permit, de sorte qu’Aliaga, après avoir attendu pendant assez long-temps, regarda autour de lui et se trouva seul. Ni l’aspect du temps, ni le lieu où il se trouvait n’étaient faits pour l’égayer. La soirée était obscure et rafraîchie par de fréquentes ondées. Des nuages noirs s’amoncelaient sur le sommet des rochers et offraient une triste perspective aux yeux du voyageur.

Don Francisco laissa flotter les rênes sur le col de sa mule et se contenta d’implorer pieusement la Sainte-Vierge. Il piqua des deux et galoppa dans un défilé pierreux où les fers de sa monture battaient le briquet à chaque pas, tandis que l’écho de sa marche le faisait trembler par l’idée qu’il était poursuivi par une troupe de brigands. La mule ainsi excitée continua à galopper jusqu’à ce que son cavalier, fatigué et incommodé par la promptitude de sa course, voulut la ralentir un peu en entendant un autre voyageur qui paraissait le suivre de près ; la mule s’arrêta sur-le-champ. On dit que ces animaux ont un instinct particulier qui leur fait reconnaître à leur approche les êtres qui ne sont pas de ce monde. Quoi qu’il en soit la mule de don Francisco resta immobile comme si ses pieds eussent été cloués à la route, jusqu’à ce que l’approche du voyageur étranger la remît une seconde fois au galop ; mais celui-ci dont la course semblait être plus prompte que celle d’aucun mortel, avançait rapidement, et au bout de quelques instans une figure étrange se trouva à côté de don Francisco.

C’était un homme qui ne portait point le costume ordinaire d’un cavalier, mais un manteau si large qu’il couvrait presque les flancs de sa bête. Aussitôt qu’il fut près d’Aliaga, il découvrit sa tête et ses épaules, et se tournant vers lui, fit voir les traits du voyageur mystérieux de la nuit précédente.

« Nous nous revoyons, Seigneur, » dit-il avec ce sourire qui lui était particulier, « et j’ose croire que c’est un bonheur pour vous, car votre guide s’est sauvé avec l’argent que vous lui aviez avancé pour ses services, et vos domestiques, qui ne connaissent point les défilés de ces rochers, errent dans le plus grand embarras. Si vous voulez m’accepter pour guide, j’ai lieu de croire que vous n’aurez qu’à vous féliciter de votre rencontre. »

Don Francisco qui sentait qu’il ne lui restait point de choix, consentit en silence et continua, quoiqu’avec répugnance, sa route à côté de son étrange compagnon. Ce silence fut enfin interrompu par l’étranger qui indiqua du doigt le village où don Francisco avait l’intention de passer la nuit. Il lui fit voir en même temps ses domestiques qui venaient à sa rencontre, après avoir fait aussi la même découverte.

Cette circonstance ayant rendu à Aliaga son courage, il poursuivit sa route avec plus de confiance, et il commença à prêter l’oreille avec plaisir à la conversation de l’inconnu. Il voyait d’ailleurs, que quoique le village ne fût pas éloigné, les détours de la route ne leur permettraient pas d’arriver encore d’assez long-temps. L’étranger résolut de profiter de la conjoncture. Il développa tous les trésors de son esprit riche et cultivé ; il parlait tantôt de sujets indifférens, et tantôt il développait une connaissance approfondie des divers pays de l’Orient dans lesquels Aliaga avait voyagé, de sorte que celui-ci bannissant la frayeur qu’il avait éprouvée à leur première rencontre, apprit avec une sorte de plaisir, mêlé cependant de quelques souvenirs pénibles, que l’étranger devait passer la nuit dans la même auberge que lui.

Pendant le souper, l’étranger redoubla d’efforts pour se concilier son amitié, et il y réussit au-delà de ses espérances. Il faut avouer d’ailleurs, qu’il ne manquait jamais de plaire dès qu’il voulait s’en donner la peine. On a déjà plusieurs fois dépeint le charme de sa conversation ; et durant cette soirée, afin que rien ne manquât à ce charme, il évita soigneusement ces écarts auxquels il se livrait parfois, ces explosions féroces de misanthropie, cette ironie amère et brûlante par laquelle il se plaisait souvent à interrompre son discours, et à confondre ses auditeurs.

Aliaga passa donc fort agréablement la soirée, et ce ne fut que quand le souper fut desservi, et la lampe placée sur la table devant laquelle l’étranger et lui étaient assis, que le spectacle affreux de la nuit précédente se présenta à ses yeux comme une horrible vision. Il crut revoir le cadavre qui lui faisait signe de fuir la société de l’étranger. L’illusion se dissipa ; il leva les yeux ; ils étaient seuls. Il se prépara, avec les efforts les plus pénibles, dans lesquels sa frayeur fut souvent sur le point de vaincre sa politesse, à écouter le récit auquel l’étranger avait plusieurs fois fait allusion, et qu’il paraissait désirer vivement de lui faire.

Enfin l’étranger prenant un air d’intérêt et de gravité qu’Aliaga ne lui avait jamais vu, dit : « Seigneur, je ne vous forcerais pas à prêter de l’attention à un récit qui peut-être aura peu d’attrait pour vous, si je ne pensais pas que les détails que je vais vous donner, vous tiendront lieu d’un avertissement terrible, salutaire et efficace. »

« À moi ! » s’écria don Francisco rempli d’horreur à la seule pensée que le tentateur des âmes pût jamais vouloir s’attacher à la sienne.

— « Pas à vous directement, mais à une personne pour qui vous sentez peut-être plus d’affection que pour vous-même. Maintenant, respectable Aliaga, puisque vos craintes personnelles sont dissipées, asseyez-vous et écoutez mon histoire. Vos lectures et surtout vos liaisons de commerce, vous ont sans doute fait connaître l’Angleterre, l’histoire de ses habitans, leurs usages et leurs coutumes. C’est chez eux que cette aventure s’est passée. »

Aliaga ne répondit rien, et l’étranger commença en ces mots :