Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Notice sur A. F. Mummery

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Traduction par Maurice Paillon.
(p. xii-xl).
NOTICE SUR A. F. MUMMERY
1856-1895




1. Son âge, son type physique


Nous aurions désiré donner des notes très complètes à tous points de vue sur A. F. Mummery, chercher dans sa vie privée des traits de caractère qui pussent expliquer sa manière toute personnelle et très entière de comprendre l’alpinisme. Nous devons nous incliner devant une volonté formelle qui désire laisser dans l’ombre le Mummery intime. Nous nous contenterons donc de présenter et de mettre en lumière les traits typiques de celui qui fut un des plus connus et un des meilleurs grimpeurs de l’heure actuelle, de celui dont la science, la puissance de volonté et l’énergie physique ne seront pas de longtemps dépassées.

Mummery, né en 1856, était donc dans toute la force de l’âge au moment de ses grandes escalades. Nous n’avons pas eu le plaisir de le rencontrer dans les Alpes ; mais ceux de nos camarades qui ont passé quelque temps au Montenvers, aux époques où il y était, nous le dépeignent comme présentant bien le type anglo-saxon, mince, plutôt grand et bien découplé, en somme admirablement taillé pour exceller dans l’escalade des rochers les plus ardus. Mais il n’était pas qu’un rochassier ; c’était un alpiniste bien complet, car il était aussi un glaciairiste, et, comme les difficultés des pentes glacées sont encore plus terribles que celles des murailles de roc, il était encore plus séduit par elles ; ne nous dit-il pas quelque part que « les joies elles-mêmes de l’escalade de rocher pâlissent devant celles des murs de glace perpendiculaires » ? Quelle maëstria et quelle magnifique sûreté de soi cela suppose !


2. A l’école de Burgener.


Quand un grimpeur s’attache à un guide, c’est que ce montagnard possède des qualités qui répondent aux qualités physiques et morales du grimpeur lui-même : on a les guides que l’on mérite. C’est probablement à ces causes qu’il faut attribuer l’influence persistante du guide sur son touriste longtemps même après que cet alpiniste a pris ses grades et qu’il s’est émancipé de toute assistance professionnelle. Mummery ne fera pas exception à cette règle, nous dit M. C. T. Dent, dans une notice très intéressante sur le livre que nous traduisons, parue dans l’Alpine Journal d’août 1895. « Une association dès le début de sa carrière alpine avec un grimpeur aussi déterminé que l’était Burgener, cet homme pour lequel la vieille expression d’« inaccessible » avait si peu de sens, porta ses fruits et conduisit notre grimpeur à se développer suivant les mêmes principes et à exceller par les mêmes méthodes. Ceux-là seuls qui ont été à l’école de guides de l’étoffe de Burgener sont capables d’escalader des rochers aussi difficiles que la « Fissure » du Grépon et que la Dent du Requin. »


3. Son caractère.


La façon même dont il fait connaissance avec Alexandre Burgener, et qu’il nous raconte d’une façon si typique dans le premier chapitre, nous montre bien que la rudesse d’écorce de ce montagnard était pour le séduire et que le caractère du grimpeur était fait pour s’entendre avec celui du guide. D’un esprit tout d’une pièce, plutôt sceptique, irrévérencieux pour les idées admises, Mummery n’était pas de ceux qui sont aimés de tout le monde. Il fut dédaigneux et dédaigné des majorités de l’Alpine Club, et ce ne fut que tardivement qu’il entra dans cette célèbre association alpine, alors qu’il honorait autant l’Alpine Club en y entrant que celui-ci l’honorait en l’admettant dans son sein. Mais, par contre, notre célèbre grimpeur se créa des amitiés passionnées. Dans ses courses sans guide, il eut comme compagnons de cordée MM. Ellis Carr, Norman Collie, G. Hastings, Pasteur, Cecil Slingsby, Claude Wilson, tous grimpeurs éprouvés. N’oublions pas Miss Bristow, les Misses Pasteur, et Mrs Mummery, qui firent avec lui quelques-unes de ses brillantes escalades. La vie que l’on menait alors au Montenvers, au milieu de la bonne camaraderie des Alpes, était de tout point exquise, comme nous l’écrivait notre regretté ami Théodoré Camus : « Il y a ici les meilleurs grimpeurs de l’Alpine Club : Gibson, qui a fait les Arêtes de la Meije ; Wicks, Morse et Pasteur ; Misses Pasteur, Miss Walker et son frère le président de l’Alpine Club ; Mummery est parti hier soir [4 août 1892] par le Géant pour Courmayeur ; Eccles a fait ce matin la Dent du Géant, avec M. et A. Payot... Le Montenvers me plaît, c’est un beau centre. » Et les jours de repos, « c’était une éternité de déjeuners et une perpétuité de goûters », comme le dit Mummery, faisant allusion à l’un des charmes de cette vie de plein air, le formidable appétit que donne la montagne.


4. Sa vie alpine.


Mummery avait quinze ans quand il fit connaissance avec les « falaises de la Via Mala et les neiges du Théodule ». C’est en 1871 qu’il vint « épier la silhouette du Cervin entre les sapins du Riffelberg ou regarder son énorme masse dominant les plateaux fleuris de la StaffelAlp ». Il fit bientôt sa première ascension du Cervin, qu’il devait réescalader sept fois. En 1879, il passe le Col de Tiefenmatten, « regarde longuement et ardemment la puissante Arête de Zmutt », qu’il réussit à ascensionner le 3 septembre. Il en donne à l’Alpine Journal un récit qui est publié dans ce périodique en février 1880 (IX, p. 458). L’année suivante, nouvelle et magnifique campagne ; après le passage du Col Tournanche, il est séduit par la splendide allure du Col du Lion et, le 6 juillet 1880, il en exécute le remarquable passage. Il se dirige rapidement sur Chamonix, et, le 15 il entreprend et réussit l’escalade encore non osée de l’Aiguille des Charmoz. Que ces courses soient connues du monde alpin, peu lui en chaut : aussi ne se donne-t-il même pas la peine d’en communiquer les notes techniques à l’Alpine Journal, témoignant ainsi d’une modestie qui lui sera comptée comme indifférence. De Chamonix, maintenant que les deux courses qu’il avait en projet ont été menées à bien, il se dirige de nouveau vers Zermatt pour accomplir une troisième prouesse, et, le 19 juillet, quatre jours après les Charmoz, il force sa route au Cervin, en partie par l’Arête de Furggen. Il passe le Col du Géant en juillet 1881 pour aller au Montenvers et, le 30, il prend cette grande route, tout indiquée, mais pourtant dangereuse et difficile, du Glacier de la Charpoua à l’Aiguille Verte, toujours avec Burgener : son second guide, indisposé, est consolé en recevant l’assurance qu’il aura au Grépon toutes les joies qu’il peut désirer. C’est le 3 et le 5 août 1881 que Mummery, avec Burgener et Venetz, mène à bien cette escalade du Grépon que l’on n’avait pas osé croire possible et qui déjouera toutes les tentatives ultérieures pendant cinq ans. Ces magnifiques prouesses des Charmoz et du Grépon n’étaient pas publiées dans l’Alpine Journal et c’était grand dommage pour le monde alpin. Enfin, en 1888, l’Alpine Club admet. Mummery, qui pouvait déjà être classé parmi les tout meilleurs grimpeurs. Au début de juillet de cette même année, nous le trouvons en plein Caucase, campé sur la rive droite du Glacier de Bezingi. Après une première tentative au Dych Tau, faite en compagnie d’un seul guide, et que le manque d’entraînement l’empêche de mener jusqu’au bout, il atteint tout seul pendant un jour de repos un pic de 4.100 mètres. Quelques jours après, Zurfluh et lui ascensionnent enfin le Dych Tau, 5.198 mètres. Et c’est là certainement un des plus beaux exploits de Mummery, non que les difficultés puissent se mesurer à celles de l’Arête de Zmutt, du Col du Lion ou des Aiguilles de Chamonix ; mais, pour faire de pareilles explorations, à de telles altitudes, loin de toutes bases de ravitaillement, sans connaissance approfondie du pays, de son orographie générale et de ses difficultés alpines spéciales, il faut une science du métier consommée, une endurance physique considérable et une énergie morale exceptionnelle ; et Mummery dut posséder au plus haut point ces qualités, obligé qu’il fut de lutter non seulement contre tous ces obstacles, mais encore de soutenir le moral chancelant de Zurfluh, atteint du mal du pays. Est-ce là la cause qui le fait renoncer aux guides ? Ou, à la suite de pareille expérience, se sent-il capable de s’en passer ? Toujours est-il que voici Mummery converti aux courses sans guide. Entre temps, il consacre deux semaines à des excursions dans les vallées de Balkar, de la Suanétie, de Bashil Su et de Chegem, pendant lesquelles il franchit le Besingi Vsek, puis, au retour, une variante de ce col, fait une tentative au Shkara, franchit le Col de Zanner et, au lieu de faire le traditionnel Col de Twiber, passe deux cols nouveaux, le Col du Tot( ? ) et le Col de Leksur.

Au commencement de 1892, le 3 mai, iLl consent enfin à raconter à l’Alpine Club ses anciennes expéditions (1880 et 1881) aux « Aiguilles des Coarmoz et de Grépon », et le récit en paraît, au mois d’août, dans l’Alpine Journal (vol. XVI, p. 159-73).


5. Ses ascensions sans guide.


Nous avons dit que Mummery est converti aux ascensions sans guide, il vient du reste de prouver au Caucase qu’il vaut un professionnel. En 1892, il exécute l’escalade des Charmoz avec de seuls touristes ; les 14 et 15 août, il fait cette sensationnelle tentative à l’Aiguille du Plan, dans laquelle il resta, lui et ses valeureux compagnons, deux jours sur une terrible pente de glace. Un des faits qui prouvent le mieux toute son énergie morale, disons tout son courage, c’est que, cinq jours après une aussi dure expédition, il ose entreprendre sans guide cette extraordinaire escalade qu’est l’ascension du Grépon par la « Fissure Mummery » ; c’est le 18 août 1892 que se place cette prouesse, la plus belle performance peut-être que Mummery ait faite. Sa campagne de 1893 lui fait grand honneur, il fait sans guide, toujours comme leader, mais admirablement secondé par ses compagnons, la première ascension de la Dent du Requin, le 25 juillet, et le 7 août, la première ascension de l’Aiguille du Plan par l’arête Nord-Ouest. Le 24 août le trouve en compagnie de Mrs Mummery, de M. G. Hastings et du Dr Norman Collie, faisant sans guide l’ascension du Cervin et la descente par le versant italien. En 1894, la série des courses sans guide continue, Mummery s’attaque à l’Aiguille Verte par l’Arête du Moine, puis au Col des Courtes, qu’il franchit en maître, le 3 août 1894 ; peu de jours après, la même caravane, Dr Norman Collie, G. Hastings et A. F. Mummery, s’attaque à plus forte difficulté encore, à ce fameux Glacier de la Brenva, doué d’une si mauvaise réputation ; nos grimpeurs vont bivouaquer le 5 août au pied du glacier ; le 6, longue lutte, bivouac en plein glacier et, le 7, réussite à forcer le passage et ascension finale du Mont Blanc. Les participants à ces deux dernières expéditions s’étaient bien promis de se retrouver l’année suivante. Mais les Alpes ne suffisaient plus à leur courage et à leur habileté : on décida de se retrouver dans les Himalayas. Nous reparlerons tout à l’heure de cette campagne qui devait se terminer fatalement pour Mummery.


6. Ses qualités alpines.


Après pareille énumération, point n’est besoin de dire que Mummery fut un grimpeur exceptionnel ; de l’avis de tous ceux qui l’ont connu, il fut un des meilleurs montagnards de l’heure actuelle. Il fut la preuve vivante de la science technique à laquelle on peut atteindre par le développement des méthodes de l’alpinisme, manifestant ce qui peut être accompli par la culture assidue de l’escalade. Il apprit de Burgener à examiner froidement les chances de succès d’une première expédition, à en apprécier minutieusement la réalisation et à l’exécuter avec une science consommée et une volonté implacable. Il acquit ainsi ces précieuses qualités qui le rendirent un chef incomparable dans les courses qu’il entreprit plus tard sans guide. Dans ses « Deux jours sur une pente de Glace » à l’Aiguille du Plan, M. Ellis Carr fait bien ressortir cette froide maîtrise de Mummery qui en imposait à tous, même à des grimpeurs aussi exceptionnels que MM. Ellis Carr et Cecil Slingsby. Nous traduisons le récit du premier : « Nous nous étions arrêtés pour considérer le problème qui se posait devant nous. Dans la partie qui se présentait, nous n’ arrivions pas à découvrir la moindre possibilité de tourner le couloir de glace, soit à droite, soit à gauche ; et, comme il formait, nous l’espérions et le croyions avec raison, la barrière la moins difficile qui s’opposait à toute avance plus haut, la terrible rapidité et l’étroitesse de ce chemin étaient suffisantes pour justifier la plus longue des haltes, en vue de considérer la force de ses défenses. Combien de temps aurais-je posé là, avant de battre en retraite, s’il m’avait été demandé de prendre la tête pour escalader pareille difficulté, je ne veux pas m’arrêter à le rechercher, mais je me souviens nettement que mes efforts pour étudier le problème furent coupés par la tranquille assurance de Mummery, qu’il était prêt à en tenter la résolution. Laissez-moi constater ici que, parmi les autres qualités alpines de Mummery, celle qui n’est pas la moins remarquable, c’est d’inspirer confiance à ceux qui grimpent avec lui, et tous deux, Slingsby et moi, en donnâmes la preuve en le suivant sans la moindre hésitation. »


7. Comment il comprend l’alpinisme.


Avec Mummery, l’alpinisme technique a atteint un degré de perfection très grand et ce résultat est dû à ce que ce merveilleux grimpeur considérait l’alpinisme comme un sport pur et simple, un jeu sans mélange ; « unmixed play ». Dans ce magistral chapitre XIV, que dans notre préface nous citions comme le plus important de son livre, Mummery tend à apologiser le « pur gymnaste », très attaqué dans la littérature alpine. Et, ma foi, il le fait avec plein succès. Il proteste avec raison que le pur gymnaste soit incapable de plaisirs esthétiques ; bien au contraire, son être vibre au plus haut point. Il jouit des joies de l’escalade pure, mais la raison même qu’il est habile à se jouer au milieu des difficultés fait que ses joies s’accroissent de toutes les beautés des arêtes précipitueuses sur lesquelles il est suspendu et qui font le plus fantastique, le plus invraisemblable et le plus splendide premier plan aux merveilles plus lointaines du monde d’en haut. Il ne faut pas confondre le pur gymnaste avec les faiseurs de records qui sont de retour du Cervin à Zermatt à onze heures du matin ou qui réussissent l’escalade de la Meije en dix heures trente-six. Le vrai grimpeur s’attarde à la contemplation de toutes les beautés de la montagne, dans les limites de temps qui lui sont accordées par le soleil. Souvent même il s’attarde et ne rentre qu’à la nuit. Il est curieux qu’avec un esprit aussi large, avec une compréhension aussi haute de l’alpinisme, à qui il ne dénie pas les plaisirs délicats de l’esthétisme, Mummery lui refuse les joies de la science. Elle n’exclut pas, comme il semble le croire, toute poésie. Nous n’en voulons pour témoignage que les magnifiques scènes décrites dans « The Glaciers of the Alps», parce grand savant qu’était John Tyndall, un des pionniers des Alpes et l’un des fondateurs de l’Alpine Club. « A la tombée de la nuit, les montagnes semblèrent nous envelopper ; jamais scène plus solennelle n’avait frappé mes regards et saisi mon imagination… Quand l’aurore parut, sa lumière rouge empourpra les nuages et les vapeurs diaphanes qui enveloppaient les sombres crêtes de la montagne. Le ciel prit un aspect étrange, surnaturel, et, devant cette indescriptible scène, ce vers de Tennyson me revint à l’esprit : Dieu se manifeste dans la splendide majesté de l’aurore. » Certes oui, les savants de l’heure actuelle sont aussi des poètes. Il nous souvient de ce joli tableau du Lac Blanc, encadré dans une œuvre de pure science, une étude géologique du massif des Grandes-Rousses, par le professeur Termier : « Ses eaux profondes, d’un bleu admirable, sont enchâssées entre la granulite et les schistes, et les falaises blanches de la rive droite, reflétées longuement dans l’azur noir des eaux, contrastent étrangement avec les pentes sombres de la rive gauche. En juillet, les deux rives se couvrent de fleurs et les femmes d’Huez viennent en foule cueillir des violettes. L’effrayante solitude du lieu est alors troublée pour quelques jours. La cueillette finie, rien ne vient plus rompre le silence de l’étroite combe, que le bruit lointain des pierres qui croulent dans les couloirs de la haute chaîne, et le murmure continu des eaux courantes. » Mais les attaques de Mummery ne sont peut être que boutades d’humour. Passons. Pour bien comprendre le caractère de Mummery, il faut lire attentivement ses « Plaisirs et Pénalités de la Montagne ». On y saisira bien la modeste et mâle énergie du grimpeur. Modeste certes, il l’est : racontant ses plus grands exploits simplement, sans forfanterie, comme ils étaient exécutés. Et quant à son courage, c’est le courage qui n’est pas fait d’excitation, c’est le courage à froid qui sait regarder en face avec magnanimité tous les risques. « Le vrai grimpeur, nous dit-il, jugeant par ses habitudes, emporté par des sentiments d’altruisme et pensant simplement au salut de ses futurs compagnons, préférera que la loi de survie du plus apte ait libre carrière et le passe lui-même à son feu d’épuration. » Il nous semble qu’on ne peut pas faire de plus bel éloge de Mummery que de citer cette phrase où la grandeur des sentiments le dispute à l’élévation de la pensée. Il a sur le sport des idées très hautes : c’est bien pour lui la régénération morale par l’intensité de la vie physique, et ce sont là des « gains pour lesquels on ne saurait demander un trop grand prix ». Il sait mieux que personne que « les grandes escalades demandent parfois leur sacrifice, mais le vrai montagnard, » nous dit-il, « ne renoncera pas à sa passion même s’il sait qu’il est la victime désignée ». Dans sa jeunesse, il n’a pas toujours été prudent, pourtant il se rendait compte des dangers courus : parlant du couloir de la face Ouest du Cervin, il note qu’ « il est dangereux au plus haut point d’entrer dans de pareils couloirs et ceux qui le font doivent reconnaître clairement qu’ils courent des risques très sérieux ». On serait bien tenté de croire parfois qu’il est un peu fataliste : il nous parle ici d’un « hasard heureux » ; plus loin ce sont les pierres qui « exhibent leur talent habituel à manquer le fidèle grimpeur » ; une autre fois, il affirme que « nos meilleurs efforts doivent être quelquefois secondés par la grande divinité du hasard ». Avec sa tendance à l’humour, au paradoxe, qui en est un procédé, il semble avoir foi dans son étoile ; pour nous, il a plutôt foi dans la sûreté de son jugement, basée sur l’expérience, et dans son habileté à se sortir du danger par un expédient quelconque. Cette tendance au paradoxe, nous la retrouvons dans cette phrase : « N’y a-t-il pas toujours plaisir à aller à l’encontre du sage ? » Et pourtant la prudence de Mummery éclate il chaque pas de ses dernières excursions : au Shkara notamment, il a le courage de battre en retraite, abandonnant sans arrière-pensée cette première ascension d’un pic de 5.193 mètres.


C’est toujours à ce tour d’esprit humoristique et à cette pointe de scepticisme qu’il faut attribuer les traits, parfois assez acérés, qu’il décoche aux guides. Non qu’il ne les aimât, car il fait des guides du vieux temps de très beaux éloges et en maints endroits on sent la sympathie qui le joint à Burgener, mais il y a tant d’esprit, de fine observation dans ces traits, qu’on ne peut que les trouver charmants… et au fond pas méchants. Du reste, ne se moque-t-il pas de lui-même le mieux du monde : qui donc aurait le droit de se fâcher ?


8. Sa dernière campagne. — Aux Himalayas.


Il n’avait été jusqu’ici presque rien publié sur la dernière campagne et sur la mort de Mummery. Une courte note dans l’Alpine Journal et un récit plus détaillé dans la Revue Alpine, tiré en partie d’une lettre adressée au Times. Un livre, publié récemment à Edinburg, Climbing in the Himalaya, et dû à la plume du Dr J. Norman Collie, l’un des compagnons de Mummery dans son expédition au Nanga Parbat, est venu donner la narration de toute cette campagne. Nous en extrairons les passages qui intéressent le plus directement notre héros et nous renverrons au volume lui-même pour les très intéressants détails de l’expédition et les magnifiques photogravures qui l’illustrent. Mummery quitta l’Angleterre le 20 juin 1895 avec ses deux compagnons de l’année précédente à la Brenva, le Dr Norman Collie et M. G. Hastings, pour rejoindre le paquebot à Brindisi et atteindre, seize jours après, Bombay. Poursuivant droit leur voyage vers la montagne, ils atteignent, le 17 juillet, Rawall Pindi, près de l’Indus, aux confins du Panjab et du Kachemir. De là à Baramula ; dans cette dernière vallée, nos voyageurs suivent en tonga à deux roues une excellente route, accomplissant un voyage de 270 kilomètres en trois jours. Ils remontent alors la rivière de Jhelum, le lac de Woolar et trouvent, sur ses bords, leur caravane toute composée, serviteurs, ponets, etc., par les soins du Major C. G. Bruce, du 5e Gurkhas, un des compagnons de Sir M. Conway au Karakoram Himalaya et l’un des meilleurs explorateurs de cette région. Le 11 juillet, les ponets sont chargés et nos voyageurs partent et franchissent un col de 3.600 mètres ; ils passent dans la vallée de Kishnganga, puis dans celle de Burzil. Ils franchissent, le 14 juillet, un col de 3.700 mètres où ils trouvent encore un peu de neige et d’où, pour la première fois, Mummery aperçoit à une soixantaine de kilomètres ce Nanga Parbat vers lequel la destinée le conduit. Le Nanga Parbat… « Rien dans les Alpes, » nous dit le Dr Norman Collie, « ne peut se comparer à lui en grandeur. Il était colossal, immense ; et instinctivement nous nous découvrîmes. » Deux jours après, ils campent à Rattu, dans la vallée de l’Astor, et, le 16 juillet, vingt-sept jours après avoir quitté l’Angleterre, ils arrivent à nuit close dans le vallon de Rupal, au pied de la grande chaîne, « au seuil de l’inconnu ».

Dans les explorations antérieures, la plus grande hauteur atteinte dans les Himalayas était l’altitude de 7.000 à 7.320 mètres ; et encore l’ascension de M. Graham au Kabru est-elle discutée. L’ascension du Pic des Pionniers (6.888 mètres) par Sir M. Conway et le Major Bruce marquait et marque encore la plus haute limite indiscutable atteinte à l’heure actuelle.

Le Nanga Parbat avec ses 8.117 mètres était bien fait pour tenter Mummery et ses solides compagnons. car il occupe le huitième rang dans la liste des plus hauts pics du monde. C’est le point culminant d’un massif séparé de la grande chaîne du Karakoram Himalaya par l’Indus lui-même et qui devait leur apporter la joie des grandes escalades et une vue dominante sur toute une part des Himalayas. Le premier 3.000 mètres, au milieu des saules et des prairies, à l'issue du vallon de Rupal, sur le fond duquel surgissent trois pics de 6.000 mètres, et dont le flanc Nord est dominé par le Nanga Parbat lui-même. Le 18 juillet, Mummery et le Dr Norman Collie partent pour une exploration du vallon de Rupal avec l’idée d’ascensionner un belvédère de 6.000 mètres pour reconnaître la face Sud du Nanga Parbat. Ils se rendent compte qu’ils ne sont pas assez entraînés pour cette expédition et se contentent d’examiner la formidable face du géant, qui se dresse d’un jet de 4.500 mètres sur une distance horizontale de 3 kilomètres en une pente sensiblement plus forte que le Mont Blanc sur Courmayeur. « Les précipices dominent les précipices, et les glaciers suspendus semblent perchés à tous les endroits les plus incommodes. » Après avoir été rejoints par M. Hastings, nos grimpeurs décident de rallier le vallon de Diamirai à l’Ouest du massif pour compléter, avec leur entraînement, leurs connaissances du grand pic et de ses contreforts.

Dans la vallée de Diamirai, leur camp est placé au milieu de pins rabougris et d’énormes blocs, sur le bord du grand glacier lui-même qui domine le plancher de la vallée de plus de 60 mètres. « Du côté de l’Est, il la tête de la vallée, le Nanga Parbat nous domine de 4.200 mètres, en une masse de glace et de neige, aux contreforts rocheux saillant çà et là, aux puissants glaciers en surplomb, prêts à tout instant à précipiter sur les glaciers du bas des milliers de tonnes de glace. Brillamment coloré d’orange par le soleil couchant, les ombres des neiges inférieures d’un gris pâle, il paraissait certainement des plus magnifiques ; mais il nous fallait trouver un chemin le long de sa face précipitueuse, et à première vue il ne paraissait pas beaucoup nous en promettre un. De notre camp nous pouvions voir sa face entière, et Mummery ne fut pas long il dégager une route qui devait, pensions-nous gagner les champs de neige supérieurs, juste sous le sommet, et de là le point culminant qui chatoyait il la lumière du soleil. »


9. Son ascension au Col et au Pic de Diamirai (5.800 m.).


Les jours suivants ils atteignent dans leurs reconnaissances le Col de Diamirai (5.505 mètres), puis une altitude de 6.400 mètres dans une tentative d’ascension à un pic de 6.536 mètres, au cours de laquelle Mummery n’avait pas voulu battre en retraite même devant la nuit. Nos grimpeurs avaient entre temps été rejoints par le Major Bruce accompagné de deux Gurkhas, Ragobir et Goman Singh. Et ce fut une vie charmante d’explorations et d’escalades. « Nous avions appris », dit le Dr Norman Collie, « que l’ascension d’un pic de 6.000 mètres est une laborieuse entreprise. De prime abord nous avions parlé avec quelque mépris des « faiseurs de six mille », et non sans raison, car nos désirs s’étaient fixés sur le Nanga Parbat (8.117 mètres). Malheureusement, ces pics de 6.000 n’étaient pas aussi faciles que nous l’eussions désiré ; non seulement parce qu’ils entraînaient une ascension de 2.100 à 2.400 mètres depuis notre camp, mais une somme considérable d’escalade sous une pression d’une demi-atmosphère. Les interminables pentes de glace, qui dans le district du Nanga Parbat sont beaucoup plus communes que dans les Alpes, nous demandaient de nombreuses heures de taille de marches, et l’état de mollesse de la neige, dès que le soleil s’était montré, ajoutait considérablement à notre travail. »

Malgré ces difficultés, Mummery fit l’ascension du Pic de Diamirai (5.800 mètres). « Nous avions ascensionné entre 1.800 et 2.100 mètres, et Mummery avait tenu la tête tout le temps. Les derniers 900 mètres avaient été très durs, parce que la plus grande partie des marches avaient du être laborieusement tracées et que, à la fin, nous avions eu à forcer notre route au piolet. Mais Mummery était aussi frais que possible et aurait pu aller pendant des heures, la diminution de la pression (381 millimètres) ne paraissant pas avoir d’effet sur lui. »


10. Sa tentative au Nanga Parbat, dans laquelle il arrive à une altitude de plus de 6.100 m.


Il résolut alors de s’attaquer au Nanga Parbat lui-même. Malheureusementle temps, qui au début de son séjour avait été magnifique, au point de lui donner des panoramas éloignés de plus de 160 kilomètres, le temps se gâtait de plus en plus. Deux promontoires rocheux, sortant des chutes de glace qui formaient l’écoulement des névés supérieurs, devaient, pensait Mummery, servir à atteindre ces plateaux. Pour être plus près de ces escaliers naturels, Mummery avait établi un camp supérieur à 4.575 mètres sur le dernier gazon de la face Nord de la montagne, en haut de la vallée de Diamirai. Le 6 août, accompagné de Ragobir, il part à minuit pour la face Ouest du Nanga Parbat. « Pendant cette journée, il arrive à atteindre le faîte du second promontoire de rocher, situé sous le sommet lui-même, il une hauteur d’environ 5.100 à 5.400 mètres. Le soir, il était ravi de son exploration, car c’était, disait-il, une magnifique escalade, et il avait trouvé sur le sommet du second promontoire une place où la tente pourrait être montée… Mummery avait raison quand il disait que c’était une magnifique escalade. La seule, dans les Alpes, à laquelle je puisse la comparer est celle des Aiguilles de Chamonix. Dans plusieurs endroits c’était pareil au côté Ouest de l’Aiguille du Plan par le Glacier des Pèlerins. » Le 8 et le 9, Mummery, le Dr Norman Collie (M. Hastings était au ravitaillement), Ragobir et Lor Khan transportent un sac de provisions et quelques objets sur le second promontoire à 5.100 mètres, et le camp supérieur est largement approvisionné. Le 13, le 14 août, il pleut beaucoup, la montagne s’enneige. Le 15, le Dr Collie, atteint de migraine, ne peut partir et Mummery s’en va seul avec Ragobir et Lor Khan, dans l’intention de monter les provisions qui sont déjà sur le second promontoire et de pousser jusqu’à 6.000 mètres. Ceci nécessitait une nuit passée sur le second promontoire. Ce qui fut fait. Le 16, il escalada le troisième promontoire et parvint ainsi à 5.400 mètres. Là il laissa un sac de provisions. « Tard dans la nuit il arriva au camp, entièrement mouillé, mais charmé de l’escalade. Son récit sur le monde glaciaire du Nanga Parbat était merveilleux. Nulle part dans le Caucase il n’avait vu quelque chose à lui comparer. Les. avalanches tombaient d’un millier de mètres, à des angles qui dépassaient 66 grades, et capables de balayer des villes entières. Les crevasses étaient énormes, et l’escalade des rochers, difficiles quand même, se trouvait à un angle tel qu’il n’y aurait pas de temps perdu pour atteindre le glacier supérieur sous le pic terminal. Si seulement le temps voulait s’éclaircir, Mummery était sûr qu’il pourrait atteindre ce glacier supérieur. Mais le temps boudait et se prononçait contre nous… »

Le soir du 18 août, le temps était redevenu beau, mais menaçait de ne pas laisser de répit ; en conséquence Mummery et le Dr Norman Collie décident de partir au camp supérieur pour, de là, faire la tentative finale. Le 19, le Dr Collie, indisposé, est obligé de laisser partir Mummery seul avec Ragobir. Ils arrivent au second promontoire, y passent la nuit, partent au jour et atteignent, par une escalade très difficile, une hauteur de plus de 6.100 mètres. Mais Ragobir prend le mal de montagne et tous deux sont obligés de descendre. Les principales difficultés étaient passées ; Mummery avait donc bon espoir d’arriver au bassin supérieur, de trouver à y coucher une seconde nuit et d’atteindre le sommet le lendemain. Le Dr Norman Collie ajoute : « Je considérerai toujours cette tentative de Mummery comme une de ses plus belles escalades. »

Il avait été laissé sur le sommet du promontoire des objets de trop de valeur pour les abandonner. En conséquence Mummery décida d’envoyer les deux Gurkhas à leur recherche, de grand matin le 23, pendant qu’il irait, lui, seulement au camp supérieur. Le lendemain, il remonterait avec eux le Glacier de Diama, pour sortir par le haut de ce long couloir pris entre le Nanga Parbat au Sud et le Ganalo (6.586 m.) au Nord ; il passerait le Col de Diama, pour aboutir de l’autre côté, sur le revers Nord, où il devait rejoindre le Dr Norman Collie, M. G. Hastings et les porteurs ; et tous feraient alors le tour du massif, dans le but de chercher une autre route au Nanga Parbat.


11. Sa dernière exploration vers le col de Diama. Sa disparition. — Les causes probables de sa mort.


« Il nous laissa le 23, et prit avec lui Lor Khan et Rosamir, notre chef coolie, pour porter quelques provisions supplémentaires au camp supérieur. Le soir, il fut rejoint par Ragobir et Goman Singh, qui avaient réussi à descendre les sacs laissés.

« Le lendemain, le 24 août, Lor Khan et Rosamir, les ayant vus partir pour remonter la vallée de Diama vers l’Est, revinrent et descendirent la vallée de Diamirai pour nous rejoindre plus tard. Mummery, Ragobir et Goman Singh n’ont plus jamais été revus. » Sur ces entrefaites, le Dr Norman Collie et M. G. Hastings se dirigeaient avec les coolies et les bagages au Nord du massif pour le contourner aussi près que possible de la ligne des neiges. Trois jours après, leur lourde caravane arrivait à un col dominant le vallon de Rakiot. De là ils aperçurent le difficile glacier de Rakiot et la formidable face Nord du Nanga Parbat. Le Col de Diama aboutit sur sa face Nord-Est à un glacier qui s’écoule dans le glacier de Rakiot. « Nous pouvions voir la grande face que Mummery et les Gurkhas avaient à descendre, eussent-ils atteint le Col de Diama. Elle nous sembla complètement sans espoir. »

Ils examinèrent attentivement à la lunette les neiges supérieures du col sans y voir de traces. Ils pensèrent alors que Mummery, trouvant trop difficile le passage du col, avait battu en retraite sur le camp supérieur, qu'il trouverait là de quoi se ravitailler, et qu'il contournerait le massif en suivant la route prise eux, mais avec deux jours de retard. Comme Dr Norman Collie devait partir à date fixe pour rentrer en Angleterre, il fut entendu que M. G. Haslings, qui, lui, pouvait attendre le temps voulu, reviendrait dans le vallon de Diamirai pour rejoindre Mummery. Le 5 septembre le Dr Norman Collie reçoit un télégramme, difficilement envoyé de Jiliper l'Indus par M. Hastings. Celui-ci était retourné Rosamir et Lor Khan au camp supérieur d’où Mummery était parti. « Là il trouva les provisions supplémentaires et quelques autres objets, exactement où avait laissés Mummery, le 24 au matin. Il n'y qu'une conclusion à en tirer : Mummery, Ragobir et Goman Singh avaient trouvé la mort quelque part glacier situé entre le Pic de Ganalo et le Nanga Parbat. Car il n’y avait aucune route pour en sortir, à l’exception de celle qu’ils avaient prise. Le Col de Diama aboutit sur le vallon de Rakiot et nous le savions impossible sur sa face orientale ; au Sud surgit le Nanga Parbat, alors qu’au Nord se trouve le Pic de Ganalo, de 6.586 mètres d’altitude. Si donc ils n’étaient pas revenus vers le camp et les provisions, c’est qu’une catastrophe les avait enlevés pendant leur tentative pour escalader le col. »

« De ce que j’ai vu de la vallée, » ajoute le Dr Norman Collie, « une avalanche tombée de la face Nord du Nanga Parbat semble l’explication probable de l’accident ; mais, dans ces immensités glacées, si nombreux sont les dangers que toutes les suppositions sont plausibles, et l’on ne saura jamais ce qui est arrivé. »

M. Hastings, seul avec des gens inexpérimentés, ne pouvait songer à faire une exploration utile de l’immense surface glaciaire qu’il fallait sonder. Sur sa demande, des officiers anglais organisèrent des recherches, mais seule une exploration faite par les alpinistes pouvait donner quelques résultats et ce fut seulement le 16 septembre que, après un long et dur voyage dont on trouvera les détails dans le livre que nous avons déjà si souvent cité, le Dr Norman Collie, après avoir rejoint son camarade, parvint de nouveau dans le vallon de Diamirai. « Quel changement attendait nos regards ! Les grandes masses d’églantiers qui nous avaient accueillis de leur bienvenue étaient dépouillées même de leur feuillage. Les saulaies maintenant s’élançaient nues, leurs branches sans feuilles dressées dans l’air froid, soupirant des plaintes de deuil au souffle du vent glacial, et les rhododendrons étaient poudrés de neige. L’hiver était venu, comme les bergers Chilas nous en avaient avertis, un mois seulement auparavant ; et le contraste était encore rendu plus sensible par la comparaison avec la température de près de + 38° à l’ombre que nous venions de trouver à peu de kilomètres plus bas le long de l’Indus.

« Hastings et moi nous nous rendîmes compte que toute tentative d’exploration sur les glaciers supérieurs était hors de question. Nous remontâmes le glacier jusqu’à mi-chemin du camp supérieur où les provisions avaient été trouvées intactes ; mais même là le terrain se trouvait ouaté de près d’un pied de neige ; finalement, à travers une épaisse neige en poudre, nous ascensionnâmes 150 mètres environ sur le versant méridional, pour jeter un dernier regard sur la vallée dans laquelle Mummery, Ragobir et Goman Singh avaient trouvé la mort. Les avalanches croulaient avec un bruit de tonnerre le long de la face du Nanga Parbat, remplissant l’air de leur poussière ; et, quand même rien d’autre ne nous eût interdit toute pénétration dans la forteresse de ce pays de montagne, froid, triste et couvert de neige, elles nous donnaient à haute et intelligible voix l’ordre de partir. Lentement nous descendîmes, et pour la dernière fois nous jetâmes un regard à la grande montagne et aux blanches neiges où, dans quelque repli inconnu, nos amis étaient ensevelis.

« Mais, bien que Mummery ne soit plus désormais, avec nous, que pour ceux qui l’ont connu ce soit une irréparable perte, qu’il ne puisse plus jamais nous conduire et nous réjouir sur les « dalles nues, décharnées, sur les saillies droites et à pic des arêtes, sur la glace bombée des couloirs», pourtant sa mémoire demeurera, il ne sera pas oublié. La montagne impitoyable l’a réclamé et il est resté là-bas parmi les glaciers chargés de neige des monts immenses. « La courbe des corniches moulées par le vent, les délicates ondulations de la neige sur les fissures de la glace », le recouvrent, pendant que « les farouches précipices, les grands rocs bruns suspendus par delà l’espace incommensurable », et les pics neigeux qu’il aimait tant veillent sur lui et montent la garde au dessus des lieux où il est enseveli. »


12. Morts utiles.


Morts inutiles ? comme l’a dit récemment un pamphlétaire. — Non pas, morts utiles !

Mummery, malgré sa profonde connaissance des Alpes, malgré ses expériences au Caucase, est tombé victime de son désir de pousser l’art du montagnard à ses dernières limites. Les Himalayas sont construits sur une tout autre échelle que les Alpes, le Caucase et les autres montagnes aux neiges éternelles. Les phénomènes glaciaires y ont une intensité qu’ils n’ont nulle part ailleurs. Et Mummery savait bien qu’en s’attaquant à elles il s’attaquait à des problèmes inconnus, qu’il allait y courir des dangers nouveaux et certains, s’exposer à des chutes d’avalanches « capables de balayer des villes entières ». Certes, il pensait en venir à bout, grâce à sa connaissance de la montagne, mais il était prêt aussi à payer de sa vie ses expériences de pionnier. Avec une grande sûreté de coup d’œil il choisit au Nanga Parbat une route d’ascension, il mena l’attaque avec une habileté consommée, il arriva très haut, 1.700 mètres seulement en dessous du sommet, ayant passé les endroits les plus difficiles. Le malaise d’un guide, puis le mauvais temps l’arrêtèrent seuls dans cette formidable expédition. Et peu de jours après, dans un passage de col, quelque avalanche colossale, que Mummery ne pouvait peut-être pas même prévoir, franchit les ressauts qui en cachaient l’imminence et ensevelit le « grimpeur fidèle ». « En montagne, » nous dit-il dans les dernières lignes de ce livre, « c’est l’inattendu qui arrive toujours. »

Mummery était homme à envisager en face le danger qu’il courait, il savait qu’il n’est pas possible d’« éviter invariablement tous les risques ». Mais il n’est pas homme à renoncer « même s’il est la victime désignée ». C’est qu’« il y a dans le danger une puissance éducative et purifiante que l’on ne trouve à aucune autre école ». La perte d’hommes de la trempe de Mummery est une lourde perte, mais ce sont là des morts utiles. Parmi tous les camarades qui ont accompagné Mummery dans les plus hardies et les plus ardues de ses expéditions, tous ont échappé aux dangers de la montagne. Cette « puissance éducative » a donc pu s’exercer sur d’autres, en gains absolus. Un peuple qui a de pareilles méthodes d’éducation et qui trouve toute une jeunesse capable de les suivre est un peuple jeune, sûr de la vitalité présente et de l’expansion future de sa race, cette survie de l’individu.


Maurice PAILLON.

Oullins (Rhône), 23 février 1903.