Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Au Grand Séminaire

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 73-76).

VI

AU GRAND SÉMINAIRE

Pendant l’été qui précède ma prise de soutane, je ne change rien à mon régime habituel de vacances. Je me livre tout entier, comme d’habitude, aux travaux des champs. Je m’y livre avec plus d’émotion peut-être. Ce sont là, je le sais, mes dernières relations avec la terre paternelle. Ces vacances se termineront par l’épisode du « Dernier Voyage », toujours émouvant pour un petit campagnard. Un autre de ces adieux où l’on laisse tant de soi-même. Je me réserve pourtant, comme en toutes mes vacances d’été, des heures de solitude et de lecture. J’écris des articles pour Le Salaberry, petit journal de Valleyfield, propriété du Notaire Boyer, père de l’un de mes confrères de classe à Sainte-Thérèse (André Boyer). J’ai conservé ces articles dans l’un de mes spicilèges. Je me permets d’écrire, sous le pseudonyme de Léo, et sur des sujets aussi graves que ceux-ci : « Angleterre ou Russie ? », « Le Vatican et l’assassinat d’Humbert », « En Chine, les causes de la crise ». Je ne pense pas, sans plaisir ému, à ces écrits ou à ces heures de lecture que je me ménageais à chacune de mes vacances. Heures d’isolement passées dans le vieux grenier de la maison, sous le toit en pente. Je m’étais arrangé là, près de la cheminée, entre deux petites fenêtres donnant sur le jardin, une minuscule table branlante. Appuyés à la cheminée, quelques pauvres rayons en planches brutes portaient toute ma bibliothèque de ce temps : pour la plupart, des livres reçus en prix au collège. C’est là que le soir, les jours de pluie, les après-midi des dimanches, je me réfugie pour lire ou écrire. Je lis en manches de chemise, recevant par la fenêtre, les parfums des champs et la chanson de la rivière sur les galets. Heures délicieuses que je n’aurais échangées pour nul plaisir mondain !

J’entre au Grand Séminaire en septembre 1899. L’on y prenait, dès l’entrée, une leçon de pauvreté : pauvreté sulpicienne d’ancien régime. Nous n’en étions pas encore à l’eau courante, à l’éclairage électrique. Chacun avait sa petite lampe et son bidon de pétrole. Chacun possédait aussi son balai et avait à pourvoir au ménage de sa cellule. Dans l’état d’esprit où je me trouve alors, rien de ce dénuement n’a de quoi m’effrayer.

Une première impression m’attend toutefois, assez pénible. Je croyais entrer dans une communauté de jeunes gens exemplaires, une élite de jeunes ecclésiastiques préoccupés par-dessus tout de perfection religieuse, rivalisant de zèle dans l’étude de la théologie et dans la formation ascétique. Je sortais d’un petit séminaire d’esprit réformé, où les trois quarts des collégiens pratiquaient la communion quotidienne. Je fus étonné de trouver, à Montréal, une atmosphère morale, spirituelle, bien inférieure à celle de mon collège. Nous étions quelque trois cents séminaristes : pour une moitié venue des milieux canadiens-français ; pour l’autre composée d’Irlandais ou Anglais du Canada et d’Américains. Les allures désinvoltes, indisciplinées de cette seconde moitié produisaient un funeste effet sur nos camarades canadiens-français, trop enclins au mimétisme. Une moyenne d’esprit, de mœurs d’assez modeste niveau, avait fini par s’introduire au Grand Séminaire de Montréal, où subsistait beaucoup trop d’esprit écolier et pas toujours du meilleur. Nos professeurs, pour un bon nombre des Sulpiciens, Français de France, étaient d’admirables hommes de prière et d’oraison. Véritables ascètes que ces bons « Messieurs », professeurs convenables, sans pourtant beaucoup d’influence sur la communauté. Des hommes distants, austères, d’une piété grise qu’on eût dit vidée de toute joie. Des hommes qui vivaient au Canada depuis vingt, trente et quarante ans, mais sans en être. Des professeurs, des directeurs d’âme qui formaient un prêtre abstrait, nullement préparé à son milieu concret, milieu que ces émigrés de France ne connaissaient guère et dont ils ne nous parlaient jamais. Je n’ai pas oublié cette expression qui leur revenait souvent sur les lèvres : « Dans votre pays, Messieurs… » Dirai-je, en outre, que des traces de jansénisme s’effaçaient lentement du Séminaire sulpicien ? Alors qu’à Sainte-Thérèse je pouvais communier quotidiennement, au Grand Séminaire, il me fallut une permission spéciale. Permission que m’accorda volontiers mon directeur de conscience, l’abbé Labrosse, un Canadien qui passait pour un esprit novateur. Piété grise, ai-je dit tout à l’heure. On mettait l’accent sur la mortification beaucoup plus que sur la pratique de la charité, le libre envol de l’âme dans l’amour divin. Religion trop négative, prêtre inadapté à son milieu : deux déficiences ou deux défauts qui pourraient expliquer les déficiences de la religion canadienne, et d’abord l’insuccès partiel au moins du ministère sacerdotal : prédication négative, ministère inadapté. Un homme corrigeait pourtant, dans une certaine mesure, ces déficiences du Grand Séminaire : le directeur, l’abbé Charles Lecoq. La lecture spirituelle, à sept heures du soir, constituait, pour nous, le grand moment de la journée. J’ai presque envie de l’écrire : c’était tout le Grand Séminaire. Nous voyions alors monter à la tribune de la Salle des Exercices, un petit homme au dos courbé, à la figure rosée, portant, sous le bras, un gros cahier, parfois quelques livres. L’abbé Lecoq ouvrait la bouche. Et nous étions captivés. Charme d’une parole de grand spirituel, doublé d’un grand humaniste. Conférencier disert, d’une éloquence facile, spontanée. Il s’éternisait peut-être sur l’explication du règlement, y employant jusqu’à deux et trois mois. L’on eût désiré un enseignement d’ascétisme plus cohérent, plus ordonné. L’abbé Lecoq vagabondait selon les fêtes du calendrier, selon les circonstances de la vie du Séminaire. L’une des misères ou l’une des pauvretés des clercs de mon temps, ce fut, je le pense bien, d’arriver à la prêtrise, sans une doctrine spirituelle véritablement ordonnée dans leur esprit, à moins de l’avoir acquise par leurs propres moyens. Mais la parole du directeur était chaude, nourrie. Cet homme possédait admirablement les Écritures, les Pères, la plupart des grands ouvrages de spiritualité. Une mémoire merveilleuse lui permettait de tout citer avec une rare fidélité et à la page longue. Surtout, en cette parole, se livrait une âme de prêtre, âme chaude, élevée, je pourrais même dire, une âme de saint. Pour moi, l’abbé Lecoq suppléa à tout. Sans cette influence qui fut profonde en ma vie, je ne sais ce que j’aurais rapporté de mes deux séjours au Séminaire sulpicien. Par bonheur, la Providence mit alors sur mon chemin, une autre influence que l’on connaît : l’influence de l’abbé H. Perreyve, qui me passionne par son admirable esprit sacerdotal. Lors de mon deuxième séjour au Grand Séminaire de Montréal, je l’ai déjà dit, je prononce, devant l’Académie du Séminaire, une conférence sur Perreyve qui me paraît produire, sur mes jeunes confrères, une impression profonde. Je crois avoir retrouvé, ce soir-là, la facilité de parole que j’avais fini par récupérer au collège, mais que les fatigues épuisantes du professorat, puis des maux de gorge paralysaient plus qu’à demi.