Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Retour à Valleyfield

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 91-).

X

RETOUR À VALLEYFIELD

J’en suis là, tout au bonheur de faire enfin un peu de théologie et de m’adonner sérieusement à ma formation ascétique. Ma santé s’accommode, cette fois, de la discipline du Séminaire sulpicien, lorsque tout à coup, à l’époque du jour de l’an, une autre catastrophe me fond sur la tête. L’abbé Boucher, professeur de Belles-Lettres au Collège de Valleyfield, — il n’y avait pas de Rhétorique cette année-là, — vient d’être nommé curé de la paroisse de Saint-Stanislas-de-Kostka. Il faut un remplaçant. Mgr Émard se voit contraint de me rappeler au Collège. Pour cette autre fois, encore séminariste, me voici professeur en titre de Littérature et de Belles-Lettres. Et j’aurai à débuter, en plein milieu d’une année scolaire, à la veille de l’examen semestriel. Je fais ma malle en hâte. En passant par une librairie, à Montréal, je m’achète la Théorie des Belles-Lettres du Père Longhaye, s.j., alors en grande vogue dans les collèges. Mon prédécesseur à Valleyfield disait m’avoir laissé sa bibliothèque. Aussitôt arrivé, j’ouvre l’armoire. Surprise et déception ! J’y trouve un vieux manuel de rhétorique datant de 1878, sept volumes des Études critiques de René Doumic et la collection complète de l’Almanach du voleur. Il faut dire que le cher abbé était friand de joyeusetés plus ou moins salaces, de gaudrioles, de bonnes blagues rabelaisiennes. Il collectionnait les sottisiers. Avec ces maigres instruments je vais donc débuter dans ma carrière de professeur de littérature. Parviendrai-je à m’en tirer ? Ce sera, en tout cas, par impossibilité de faire pire que mes prédécesseurs.

L’Action catholique

J’éprouve quand même quelque hâte à rentrer au Collège. En quel état vais-je retrouver ma petite Action catholique, fondée l’année précédente ? Du Grand Séminaire, j’avais continué de la suivre, par voie épistolaire. Émile Léger faisait son possible. Mes jeunes gens augmentaient leurs conquêtes parmi leurs condisciples. Mais privée de toute direction à sa portée, ainsi me l’écrivait Émile Léger, l’œuvre végétait. Pour éviter les méfiances et soupçons de l’année précédente, je dois, même de retour, n’agir qu’avec beaucoup de discrétion ; j’évite de rencontrer mes jeunes apôtres, j’en reste à des relations par lettres que les initiés se transmettent sous le manteau. Grâce à cette diplomatie, au printemps de 1903, j’ai regagné la confiance de mes supérieurs. On ne me croit plus un esprit dangereux. Coup sur coup, en l’espace de quinze jours, je me vois conférer les ordres majeurs. Le 14 juin, fête de saint Basile, je suis fait sous-diacre ; le 21 du même mois, fête de saint Louis de Gonzague, — un de mes saints favoris, — je deviens diacre. Enfin le 28 juin j’accède à la prêtrise. Période heureuse, inoubliable en ma vie. Je me sens la tête dans le ciel. Tout en m’acquittant de ma tâche de professeur, j’ai dû me livrer à trois semaines de retraite, de méditations sur les grandes choses que le bon Dieu accomplissait en moi. Je n’ai jamais oublié la joie vive, exaltante qui me souleva, le 28 au matin, lorsque sorti de la cathédrale, je pris conscience de mon nouvel état. Je l’ai écrit plus haut : c’était par un matin ensoleillé. Il y avait encore plus de soleil dans mon âme que sous le firmament. Depuis quatre ans, dans ce collège encore à la période de la naissance, et plutôt pauvre en personnel ecclésiastique, j’étais devenu, par la force des choses, directeur intellectuel de toute une jeunesse, et même un peu son directeur spirituel. Les moyens, les pouvoirs me manquaient, hélas, pour m’acquitter de ma tâche. Ce matin du 28 juin, je me sentais tout à coup muni de tous les pouvoirs du sacerdoce, tenant en moi, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, toutes les sources du fleuve de vie. Il ne tiendrait qu’à moi, me semblait-il, qu’à mon zèle, qu’à mon union étroite avec Dieu, de faire à une jeunesse passionnément aimée, tout le bien qu’elle a le droit d’attendre du prêtre. Heureuse euphorie que celle des lendemains d’ordination sacerdotale où l’on a la conscience presque sensible d’une intimité exceptionnelle avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, intimité qui va jusqu’à le sentir vivre en soi. Mon journal intime garde peu de trace du bonheur que je goûtai en ces jours privilégiés. Du reste, je ne confiais plus que rarement mes impressions à ce pauvre cahier, cinquième de la série. À la date du 21 décembre 1903, j’y écrivais précisément : « J’ai presque délaissé mon journal. Le temps est venu d’occupations sérieuses, plus sérieuses. Ce mouvement des jeunes auquel je me donne sans réserve, ne me laisse plus de temps à consacrer aux travaux qui ne sont pas que des travaux. Autrefois, j’avais ce besoin, besoin impérieux de vider ici mon âme. Aujourd’hui, je la vide dans mes lettres et dans l’âme des jeunes. C’est plus utile et plus prêtre. » Des jours de mon ordination, je ne trouve, du 27 juin 1903, que ces courtes lignes : « Demain, je serai prêtre. Ordination à 7 h. 30. Ô mon Dieu, cela arrivera-t-il ? Je n’ai osé rien écrire ici. Ce que j’y aurais mis eût été trop loin des grâces dont Notre-Seigneur m’a comblé en ces derniers jours, trop au-dessous des grandes choses que le jour de demain va faire dans mon âme, dans ma pauvre âme à moi. » Un peu plus loin, à la date du 1er septembre 1904, date anniversaire de mon entrée au Grand Séminaire, je relis ces lignes encore brèves : « Aujourd’hui, à cinq ans de distance, sans aucun regret de ce que j’ai sacrifié, si je retourne mes regards vers le passé, c’est pour remercier Dieu de m’avoir fait choisir la meilleure part, de m’avoir fait tôt comprendre que les choses laissées en arrière ne valaient pas la peine d’un regret devant les joies souveraines qui m’ont attendu au chemin de ma nouvelle vie. »