Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Vacances en Bretagne — Crec’h Bleiz

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 135-148).

XV

VACANCES EN BRETAGNE — CREC’H BLEIZ

Quelques jours plus tard, la Providence me réserve un notoire bonheur, et j’échappe à cette atmosphère. Je pars pour la Bretagne. Présenté par mon bon ami, l’abbé Antonio Hébert, à qui cette rare fortune était échue l’année précédente, presque dès le début de mon arrivée à Issy-les-Moulineaux, M. le Comte de Cuverville, ex-amiral de France, requiert un aumônier pour le temps de ses vacances à son manoir de Crec’h Bleiz. On devine avec quelle joie j’accueille l’invitation de M. le Comte. Mes finances s’en trouveront bien. Mais surtout quelle chance sera la mienne d’aller vivre pendant trois mois dans l’intimité d’une famille de vieille noblesse, et dans la compagnie d’un homme que je savais de grande foi.

J’arrivai à Crec’h Bleiz le 1er juillet 1908. Huit jours après mon arrivée, le coupé nous amena le sénateur en vacances — M. de Cuverville était sénateur du Finistère ―. Le lendemain j’apprends le rythme de la vie à Crec’h Bleiz. Rien de mêlant. Quelque chose d’ordonné, de réglé comme le mécanisme d’une montre, comme la course du soleil. L’amiral se lève à cinq heures et gagne sa chapelle : petit oratoire juché au sommet d’un ancien moulin de pierre quelque peu élargi par le haut et où l’on accède par un escalier tournant. De grands pins ombragent le moulin. L’amiral y prolonge sa prière et méditation du matin jusqu’à six heures. À six heures précises, le clocheton de la chapelle appelle les habitants du château : Mme de Cuverville, — une du Clésieux, — sa petite-fille Mimi de Cuverville âgée de vingt ans, fille du fils Jules, et tous les serviteurs. Assez souvent l’amiral sert lui-même ma messe. Il communie presque tous les jours. L’action de grâces terminée, nous descendons au château pour le petit déjeuner. Près de la table, tous échangent l’invariable poignée de mains. Mimi, d’un baiser également invariable, embrasse ses grands-parents. Quand Monsieur Jules est de passage, il embrasse son père au front. Et les langues se dénouent. Le petit déjeuner pris presque à la hâte, M. de Cuverville s’enferme dans sa bibliothèque jusqu’à midi. Il en sort pour le déjeuner, s’enferme de nouveau vers une heure et demie jusqu’à six heures du soir ; remonte alors à sa chapelle pour la visite au Saint-Sacrement, le chapelet, la prière du soir, dîne à sept heures, puis passe au salon s’enfoncer dans un roman de Walter Scott. À neuf heures, l’amiral prend la route de sa chambre. Et ce sera ainsi, à la minute, pendant les trois mois que M. le Comte et moine de Cuverville prendra ses vacances.

Le silence n’est pourtant pas de règle toute la journée. Sans être causeur abondant, émérite, plein de verve, l’amiral aime parler. C’est lui à table où pendant ces trois mois on m’abandonne la place d’honneur, c’est lui qui dirige, anime la conversation. Mme de Cuverville, vieille personne souffreteuse, cause peu. Quand M. Jules est là, gros garçon jovial, veuf qui s’amuse un peu, même trop au gré de son père, — sorte de Robinson établi dans une île, à une portée de fusil du rivage où il vit avec une servante, — la conversation tourne facilement au piquant. L’amiral qui garde l’esprit d’un patriarche ne se prive guère de corriger, de tancer le grand fils quand celui-ci risque quelque théorie hasardeuse ou porte, sur un écrivain, un livre, un jugement peu conforme à l’orthodoxie paternelle. Le fils se hasarde parfois à quelque mise au point, mais le plus souvent, juge plus prudent de ne pas insister. L’amiral cause surtout le midi, au déjeuner. Il a dépouillé son courrier, jeté un œil sur ses revues, ses journaux. Il les commente. En ce catholique de vieille race, une chose me frappe tout de suite : son sens chrétien, son amour de l’Église. Ce qu’il note particulièrement dans les nouvelles du matin, dans les mouvements politiques de l’Europe, du Proche et de l’Extrême-Orient, toutes régions qu’il connaît bien, ses croisières l’ayant mené un peu partout, c’est le retentissement possible de tel ou tel événement sur la vie de l’Église. Sur l’Église, il se tient les yeux fixés comme sur le pôle suprême du monde. Tout le courant de ses pensées passe par là. Sa famille n’a pas été pour rien famille amie de Veuillot. La conversation du midi se continue longtemps après le déjeuner. Car voici bien un autre article du règlement familial, invariable celui-là aussi, sauf les jours de pluie : la promenade à travers le parc. Toute la famille en est. Je marche de l’avant, aux côtés de l’amiral. Suivent Mme de Cuverville, sa petite-fille et les invités du jour. La caravane s’arrête sous un treillis d’où la vue porte naturellement sur la mer, la grande amie où le marin a passé cinquante ans de sa vie. L’amiral partage d’ordinaire mon banc. C’est le moment où il se laisse aller à ses souvenirs. Et quels souvenirs pleins de charmes et de leçons de choses ! En sa jeunesse il n’a pas connu seulement Veuillot. Il avait entendu Lacordaire ; il avait fréquenté les salons de Montalembert, rencontré Ozanam. L’on devine quel bonheur j’éprouvai à l’interroger sur l’École catholique de 1830, sur les relations de Veuillot et de Montalembert, sur tous mes grands favoris de ce temps-là.

On se demandera ce que je devenais en ce petit monde semi-monacal. Qu’on se rassure. À Crec’h Bleiz, la vie n’a rien de monotone. J’occupe une chambre dans l’une des tours du castel. J’y peux lire, faire un peu de théologie. Pour lire, les jours de beau temps, je vais m’asseoir sous l’ombrage de deux jeunes érables canadiens, don du gouvernement de Québec à l’amiral, et que le seigneur de Crec’h Bleiz a plantés sur la pelouse, à quelques pas de sa porte d’entrée du manoir. Ces arbres du pays natal, exilés si loin, combien de paysages de mon chez-nous ils m’auront permis d’évoquer ou de recomposer. Chateaubriand eût voulu qu’on plantât à Gênes, des magnolias dont les roses eussent parfumé le tombeau de Christophe Colomb. Sous les érables de Crec’h Bleiz, je croyais entendre quelque chose de la grandiloquente musique des forêts québecoises. Parmi mes distractions, je compte aussi les pêches aux crevettes où m’amènent les vicaires de la paroisse, pêches captivantes sur le rivage plat de la mer qui, à marée basse, se retire à près d’un mille. Promenade pittoresque. La soutane retroussée, chaussés de simples espadrilles, nous déambulons sur le galet, un panier à couvercle passé au coude, un petit filet en forme de raquette à la main. Il n’y a qu’à guetter les pierres rondes recouvertes de goémons. Vite, sous les goémons, un tour de filet ; et il en ressort, rempli, tout grouillant, de petites chenilles grises : chenilles de la mer. Rougies dans l’eau bouillante, elles nous donneront des crevettes tant recherchées. J’ajoute à ces distractions mes visites à M. Pierre des Jars de Kéranroué, petit seigneur des environs. Ce bon géant, zouave en sa jeunesse, a connu nos zouaves canadiens à Rome ; il a même été comme il dit, « instructeur du convoi commandé par Taillefer ». On aborde à son manoir de Pancréch par une longue allée de thuyas canadiens plantés là en souvenir de ses anciens compagnons d’armes. Dans Notre maître, le passé (I), j’ai dit l’adieu dramatique que me laissa M. de Kéranroué, avant ma rentrée à Paris. J’ai dit aussi avec quelle émotion j’avais retrouvé, au pays breton, cette page d’histoire canadienne. Mes promenades me conduisent parfois dans une autre direction, à Port-Blanc, à un kilomètre environ de Crec’h Bleiz. C’est là qu’habite, pendant la saison d’été, en pleine solitude, nid d’aigle qui domine de haut le paysage de la mer, le chantre breton, Théodore Botrel. Il s’y est bâti une maisonnette typique, pittoresque, maisonnette de pierre, avec appentis couvert de chaume et qu’il a baptisée : Ti-Chansonniou. Venu au Canada quelques années à peine avant 1908, Botrel, beau chanteur, a été reçu comme un prince à Montréal et ailleurs. Ses chansons ont conquis les Canadiens. Nos étudiants lui ont fait fête. C’est dire l’accueil qu’un petit Canadien pouvait recevoir chez lui. De mes visites à Ti-Chansonniou, j’ai gardé une petite photo que j’ai fait agrandir en deux copies, dont l’une se trouve à Outremont, et l’autre à la Baie des Ormes, à Vaudreuil.

Telles furent à Crec’h Bleiz mes vacances de 1908. Ce séjour de trois mois dans la société d’un très noble esprit, — et j’oserais même dire, d’un saint laïc, — je l’ai toujours regardé comme l’une des grandes grâces de ma vie.

Au début de l’automne, quand je prendrai le train de Paris, un portrait de la France, autre, je l’avoue, que celui de l’année précédente, se dessinait en mon esprit. Hélas, trois ans à peine après mon retour au Canada, j’apprenais la mort du cher vieux châtelain de Crec’h Bleiz. Je transcris ici l’article que j’écrivais dans Le Devoir du 23 mars 1912, hommage que je déposai sur la tombe du vieil amiral :

MES VACANCES À CREC’H BLEIZ

J’arrivai à Crec’h Bleiz, le premier juillet 1908, presque à la brunante, une brunante qui tombait lourde et vite avec la grande brume qui montait de la mer. De la gare de Penvénan au Manoir, je regardai de mon mieux par la portière du coupé qui m’emportait à toute vitesse. Et je vis passer la silhouette de la Maison du Moustoir, et tout un coin de la campagne bretonne, de ces champs morcelés, bordés de hauts talus en ajonnières et qui feraient penser à des travaux de guerre romains où planerait encore le souvenir de César.

Le coupé passa une haute grille de fer, roula entre des ormes et des pins géants, puis s’arrêta au perron de pierre d’un petit castel à mine de caserne, flanqué d’une tour et d’une flèche aérienne. J’étais à Crec’h Bleiz, manoir de Monsieur le vice-amiral de Cuverville. Grâce à la présentation d’un excellent ami, je m’en venais passer là, dans ce coin de la Bretagne des Côtes-du-Nord, les plus délicieuses de mes vacances en Europe.

* * *

Crec’h Bleiz (montagne du loup) n’est qu’un large monticule orné de bois, de jardins et de pelouses, et enfermé dans un mur de pierre géant. Le castel domine tout de ses pointes ; et par ses larges fenêtres, l’on contemple, par-dessus la cime des arbres, le rivage de la mer, d’aspect chaotique, avec des rocs tourmentés qui strient l’horizon de lignes heurtées et brutales et qui ressemblent, vus de loin, quand la grande mélancolie du soir descend sur eux avec les embruns de l’océan, à de gigantesques menhirs ou aux débris culbutés de môles cyclopéens. Et puis, au-delà, commence la vue profonde et bleue de la mer immense, la vaste plaine uniforme, à peine tachetée par les blanches voiles des barques des pêcheurs ou par le dos grisâtre et reptilien des torpilleurs de Brest se faufilant dans les remous.

Crec’h Bleiz, vert paradis de la côte bretonne,
Oasis suspendue à l’écueil de granit,
Tes arbres sont en fleur près du flot qui moutonne
Et ton jardin commande où l’océan finit.

Ton castel, dans ces bois que la brise balance,
Semble un navire à l’ancre en un mouillage sûr ;
Svelte comme un grand mât, la tour neuve s’élance
Portant dans le ciel bleu son pavillon d’azur…

Crec’h Bleiz, c’est la Naïade amarrée à la terre,
À la terre bretonne, au vieux sol des aïeux,
En ce pli de l’Armor fleurie et solitaire.
Plongeant tour à tour dans la mer et dans les cieux !

Ces jolis vers qui sont du Père Delaporte me dispensent de décrire plus longuement. M. de Cuverville aimait à réciter ces strophes, et il remerciait la Providence de lui avoir ménagé, sur ses vieux jours, cette villégiature idéale pour un amiral en retraite.

* * *

Il ne rentra à Crec’h Bleiz qu’une huitaine après mon arrivée. Les travaux du Sénat le retenaient à Paris. Un soir donc, le coupé amena un petit homme de taille à peine moyenne, à tête blanchie, mais encore droite, au nez fortement arqué, à l’œil vif mais à demi fermé, et d’une figure sévère et qui le restait encore avec l’adoucissement du sourire, et d’une voix sèche, coupée, et qui avait peine, après un quart de siècle de commandement, à ne plus avoir l’air de donner des ordres.

Le premier soir, le sénateur en vacances causa volontiers jusqu’à neuf heures. Le lendemain, sans plus attendre, il se mit à son train de vie. Il fut debout à cinq heures, entendit la messe à sept heures, prit un petit déjeuner rapide à huit heures, et s’enferma dans sa bibliothèque jusqu’à midi. Il en sortit pour déjeuner, s’enferma de nouveau vers une heure et demie pour jusqu’à six heures du soir ; monta alors à la chapelle pour la visite au Saint-Sacrement, le chapelet et la prière, dîna à sept heures, puis passa au salon s’enfoncer dans un roman de Walter Scott. À neuf heures sonnant, oh ! mais sonnant, je pense bien, un domestique apporta les bougeoirs ; l’amiral donna une poignée de main à chacun, dit bonsoir et prit la route de sa chambre. Le lendemain, il recommença de la même façon, puis le lendemain, puis le surlendemain encore, puis toujours. Et ce fut ainsi, à la minute, pendant les trois mois que M. le Comte de Cuverville… prit ses vacances !

Mais ce qu’il fallait admirer plus encore que cette incroyable puissance de travail chez un vieillard de soixante-quatorze ans, c’était la conception haute et ferme du devoir qui l’attachait à l’étude. M. de Cuverville n’était pas breton de naissance ; il l’était par l’âme, par le caractère. Sa religion de l’honneur, son inflexibilité de conscience, comme sa foi de chrétien, avait l’impassibilité rigide et hautaine des menhirs. Il se regardait comme comptable à la France et à Dieu de tous les moments de sa vie. Il ne sortait de chez lui que pour aller à la messe et aux vêpres, le dimanche, à l’église paroissiale de Penvénan ; et il ne s’absentait de Penvénan que pour un pèlerinage à Sainte-Anne-d’Auray, un autre à Notre-Dame de Folgoët et un dernier, le 16 octobre, au Mont-Saint-Michel. Rien au monde n’eût pu l’empêcher de se trouver à son siège sénatorial dès le jour de la rentrée, comme la maladie seule pouvait expliquer chacune de ses absences. Et ses vacances, il les employait à préparer le travail de la session prochaine. L’amélioration du système des canaux français, un vaste plan de navigation intérieure, l’outillage du port de Brest dont il rêvait de faire le terminus des paquebots transatlantiques, tous ces problèmes et ceux de l’armée et ceux de la marine, et les intérêts catholiques, et une vaste correspondance le faisaient se crucifier à sa plume et à ses livres. Un de ses fils, officier de dragons à Dinan, s’était bien promis, un jour que l’amiral passait là, de retour du Mont-Saint-Michel, de le retenir quelques heures pour lui faire voir son enfant nouveau-né. L’amiral descendit sur le quai de la gare, échangea avec son fils une cordiale poignée de mains, le félicita de l’heureux événement et… remonta en voiture pour s’en aller terminer au plus tôt, je ne sais plus quel mémoire sur les canaux de l’Yonne.

* * *

Et pourtant, cet austère tâcheron n’avait rien de l’air rogue et renfrogné du solitaire de cabinet. Aux heures libres, il devenait un parfait homme de société et un intarissable causeur. À table, il s’emparait volontiers de la conversation, mais surtout il fallait l’entendre, après déjeuner, dans sa promenade du midi, dans les allées ombreuses de Crec’h Bleiz. Il prenait sa canne, se coiffait d’un petit chapeau de paille, un domestique lui apportait une corbeille remplie d’os et de morceaux de pain, et toute la famille se mettait en route dans les larges allées. L’amiral se rendait d’abord au chenil jeter les os à un énorme Danois enchaîné ; de là, passait à l’écurie caresser un peu ses chevaux de sang, leur faire manger du pain dans le creux de sa main ; puis on allait à l’étang vider le reste de la corbeille aux canards et aux cygnes.

Alors on s’enfonçait pour de bon sous le bois ; on allait par étapes s’asseyant sur les bancs nombreux disposés çà et là, aux meilleurs endroits, là où l’ombre et la retraite se faisaient plus poétiques, là encore où une percée à travers le feuillage nous découvrait soudainement quelque vue sur la mer. Et l’amiral causait. Cet homme avait vécu cinquante ans de sa vie sur l’océan. Mais il avait débuté à Sébastopol, était devenu attaché d’ambassade à Londres, aide de camp de l’amiral de Gueydon à Alger, chargé de missions diplomatiques à Washington ; il avait pacifié le Dahomey, et comme chef d’état-major sous Lockroy et comme vice-président de l’Action libérale et sénateur du Finistère, il avait pu observer de très près les figurants de la Comédie d’aujourd’hui. Il avait connu tous les hommes de l’avant-dernière génération. Tout jeune, il avait entendu Lacordaire ; il avait fréquenté les salons de Montalembert, et surtout il avait approché et aimé Louis Veuillot, Veuillot dont il conservait précieusement quelques charmantes et fines lettres et qui venait passer ses vacances, tout près de Crec’h Bleiz, à Tréport. C’est à Tréport, on s’en souvient, que « l’oiseau du bon Dieu qui volait sur la mer du bon Dieu » révélait indiscrètement à l’affectueux oncle de si compromettantes choses sur son espiègle de nièce Marguerite. Et c’était plaisir d’entendre le témoin de tout ce passé vous raconter des anecdotes inédites sur la guerre de Crimée, la cour de Londres, les hommes d’État américains, sur la bataille de Mentana, sur les relations de Veuillot et de Montalembert, etc., etc.

* * *

Et quel esprit de foi dans ses moindres paroles ! Au déjeuner, après la lecture du courrier du matin, j’étais toujours étonné et édifié de l’entendre commenter les événements du jour. Il ne connaissait qu’un point de vue pour juger les hommes et les choses : le point de vue catholique. Dans tous les mouvements des peuples, une seule chose l’inquiétait : les intérêts de la foi, la cause de l’Église.

C’était l’épanchement spontané d’une âme pieuse jusqu’au mysticisme. Le matin, on le trouvait à la chapelle dès avant six heures. Il y faisait une heure de méditation, entendait la messe, la servait volontiers et y communiait tous les jours. Dans l’après-midi, vers trois heures, il interrompait son travail pour aller réciter, devant le Saint-Sacrement, l’office du Tiers ordre. Le soir, on le retrouvait encore à la chapelle de six à sept. À 7 heures moins un quart il sonnait lui-même la petite cloche pour appeler la famille et le personnel des domestiques à la prière du soir.

Le spectacle était bien touchant de cette prière du soir en commun. Et d’abord, comment dire le pittoresque mystique de cette petite chapelle aérienne, au sommet d’une vieille tour recrépie, au milieu des arbres du bocage ? Le matin, faisait-il grand vent à l’heure de la messe ? À l’élévation, les hautes cimes enfeuillées venaient s’incliner jusque dans les vitraux, comme pour un geste adorateur, pendant que les chênes, les ormes et les conifères versaient l’harmonie de leurs orgues solennelles. Le soir, à 7 heures moins un quart, quand tout le monde appelé par la cloche avait gravi l’escalier extérieur tournant, le chapelain récitait le chapelet et la prière du soir. Et quand il avait fini s’élevait alors une voix brève, mais malgré tout doucement pieuse et qui disait : « Pour la délivrance de Notre Saint-Père le Pape, Notre Père qui êtes aux cieux… ; pour nos évêques et nos prêtres, pour les congrégations religieuses, Notre Père… ; pour les marins, pour nos enfants, Notre Père… pour la rédemption de la France, Notre Père qui êtes aux cieux… » Et cette prière si simple, mais qui emportait vers le ciel tous les soucis de l’Église et toutes les angoisses de la patrie ; cette prière du vieil amiral de Crec’h Bleiz, priant avec toute sa famille, les domestiques mêlés sans protocole à ceux du château, cette prière faite d’énergie et d’espérance, prononcée par un vieillard que tant de défaites n’avaient pu lasser, prenait là, dans la poésie mystérieuse du soir, devant le petit tabernacle où le Maître était si près, je ne sais quel accent ému et pénétrant qui allait jusqu’au fond du cœur et faisait s’abattre le front profondément dans les mains.

Après le dernier Notre Père, la même voix s’élevait encore pour des invocations ardentes au Sacré-Cœur, à la Sainte Vierge, à sainte Anne et à saint Michel.

Le Sacré-Cœur, la Sainte Vierge, saint Michel ! Ces trois noms renfermaient ses dévotions les plus chères. « Je m’en tiens aux grandes dévotions de l’Église », répétait-il souvent. Et on l’avait vu s’employer avec zèle à propager la dévotion au Sacré-Cœur et à saint Michel. Il aimait à vous faire voir, en feuilletant son journal de bord, que tous les événements merveilleux de sa vie — et il y en avait de presque miraculeux — lui étaient arrivés un premier vendredi du mois. Aussi bien, la statue du Sacré-Cœur dominait-elle à l’entrée du château. Et lorsqu’il vous racontait ses moments critiques en mer, il fallait entendre de quel langage naïvement familier, ce vieux serviteur du Christ usait dans ses prières : « Lors donc, je dis au Sacré-Cœur… Et puis, j’avisai donc saint Michel… »

Saint Michel ! Quel culte il avait voué au grand archange ! Il se faisait bien un peu l’aide de camp du Général en chef du bon Dieu. Il entrait dans des indignations superbes pour reprocher aux catholiques de France leur tiédeur et leur oubli. À l’avant de tous les navires qu’il avait commandés, il avait fait placer dans un reliquaire, des médailles et une statuette de saint Michel. On le savait à bord. Et aussi, une frégate, un cuirassé venaient-ils à sauter dans quelque formidable explosion, les marins de M. de Cuverville ne manquaient jamais de se dire entre eux : « Pas de danger que ça nous arrive à nous ; saint Michel est en avant qui veille. » Quand l’Amiral Duperré fut mis au vieux fer, le matelot qui était allé enfouir près de l’éperon les précieuses amulettes, alla les reprendre secrètement, et un jour il entreprit le voyage de Bretagne pour rapporter à son amiral ce qu’il appelait les « reliques » de saint Michel.

Au Sénat, on appelait volontiers le sénateur du Finistère, l’Amiral Saint Michel. Il n’en rougissait point, en 1900, lors du débat sur les Associations, son collègue Delpech, voulant démontrer les déformations cérébrales que peut effectuer la religion des calotins, crut bien faire de lire à la tribune un discours prononcé par un certain officier de marine, à un congrès catholique de Paris, sur la dévotion de saint Michel. La gaîté, on le devine, secoua tout de suite les vieilles barbes sénatoriales. M. de Lamarzelle voulut monter à la tribune ; M. de Cuverville s’y opposa, il y fut lui-même. « Messieurs, dit-il brièvement et très ému, ce n’est pas mon habitude de rougir de mes actes. C’est moi qui ai prononcé ce discours ; j’en revendique l’honneur et vous n’avez pas le droit de me le reprocher. Il n’y a pas de honte à reprendre les traditions qui ont fait l’âme de nos pères et l’âme de la France… Ma foi, c’est ce que j’ai de plus cher et de plus sacré. Pendant cinquante ans de vie périlleuse et pénible, c’est elle, elle seule qui m’a soutenu au service de mon pays, je ne reconnais à personne le droit d’y porter atteinte. »

On n’applaudit point ; mais du rire on passa au silence respectueux. Et depuis cet incident, me disait le courageux « Amiral Saint Michel », tous ces messieurs sont pour moi d’une déférence, oh ! mais d’une déférence… !

On écrira sans doute l’histoire de ce noble catholique de vieille roche. Et nous le disons en toute confiance, il faudra alors le placer dans nos admirations, tout près du général de Sonis et de l’amiral Courbet. J’allais visiter tout près de Crec’h Bleiz, un vieux seigneur terrien, M. le comte Pierre des Jars de Kéranroué, ancien zouave pontifical et qui fut à Rome l’instructeur de nos pioupious canadiens. Le vieux zouave venait toujours me reconduire longuement sur la route ; et quand je le priais de ne pas se fatiguer : « Laissez, M. l’abbé, disait-il, il me fera du bien d’apercevoir ce Crec’h Bleiz où prie et travaille un saint. » Botrel, à Ti-Chansonniou de Port-Blanc, regardait aussi, de temps à autre du côté de Crec’h Bleiz tout proche, et il me disait lui aussi : « Vous êtes un heureux, M. l’abbé ; vous vivez là avec le saint laïque de la noblesse de France. »

* * *

On sait qu’il fut un grand ami du Canada. Il parlait de nous intelligemment : chose plutôt rare en France. N’est-ce pas à Crec’h Bleiz que je rencontrai un jour un brillant avocat de Quimper, descendant de Chateaubriand, qui me dit avoir lu le Voyage en Amérique, me récita même d’Atala les premières phrases de la description du Niagara : « Nous arrivâmes bientôt au bord de la cataracte… » et qui, cependant, fut dans la stupeur de m’entendre parler français. Le brave homme fit encore mieux : il tomba éperdument de tout son haut, quand, rectifiant ses connaissances géographiques, j’osai bien lui apprendre que la superficie du Canada dépasse quelque peu celle de la Suisse.

Ces ignorances faisaient sourire l’amiral. « Je connais bien votre pays, me dit-il, en me donnant sa première poignée de main, j’y ai même prêché à une retraite pastorale. » Venu à Montréal en 1891, pendant la retraite diocésaine, il s’était rendu saluer Mgr Fabre au Grand Séminaire de Saint-Sulpice et, au dîner, y avait pris la parole en présence de tout le clergé.

Il possédait une riche collection de nos bois et de nos métaux, don du gouvernement canadien. Il y avait joint quelques souvenirs personnels, et tout cela faisait, dans un coin du château, ce qu’il appelait, son « petit département du Canada ». Un ami lui avait même envoyé deux plants d’érable qui sont devenus des arbres beaux et forts dans le bocage de Crec’h Bleiz. Je me souviens d’être allé m’asseoir souvent sous leur ombrage pour goûter, aux heures de nostalgie, quelque chose des brises du pays natal.

M. de Cuverville, malgré ses occupations, trouvait le temps de lire tous les journaux et toutes les revues qu’on m’envoyait du pays. Il s’alarmait parfois de certains faits et de certaines idées. Je l’entretenais un jour des dangers que doit affronter un étudiant canadien à Paris. Je lui confiais que nos jeunes médecins, en particulier, y viennent chercher trop souvent autre chose que la science médicale. Cette pensée du mal fait par la France à ceux qu’elle devrait aider le fit s’indigner d’une vive colère. Et c’est alors qu’il prononça contre son pays un mot terrible qui, évidemment, dépassait sa pensée, mais qui n’en manifestait que mieux l’affection inquiète qu’il nous portait : « Monsieur l’abbé, moins le Canada enverra de ces jeunes gens étudier à Paris, mieux il s’en portera. La France est une nation contaminée que les peuples qui se respectent devraient mettre en quarantaine. »

Ah ! c’est qu’il croyait ferme à notre avenir. Mais, ajoutait-il, il vous faut à tout prix prendre dans l’ouest de solides positions. Là-dessus, il avait fait sienne, et il y croyait dur comme fer, l’opinion d’Élisée Reclus. Qu’on relise sa brochure, Le Canada et les intérêts français. Rarement un étranger a parlé de nous avec plus d’affection et d’intelligence. Les Canadiens français auront donc dans leurs prières un souvenir pour ce bon ami de la Nouvelle-France.

* * *

Il repose là-bas, dans l’humble cimetière de Penvénan. « Je veux, avait-il dit, reposer là, au milieu de mes gens. » Il avait souhaité mourir, comme tous les vieux marins de sa lignée, sur le pont de sa frégate, une balle au cœur, en un jour glorieux pour la France. Hélas ! la mort est venue l’atteindre prosaïquement dans un accident de voiture. Mais l’autre jour, quand on lui a mis son grand uniforme, son chapeau à plumes, sa claire épée de commandant, il a cru, sans doute, le vieil amiral, que son rêve se réalisait. Et il est parti, comme cela, sur le pont de sa vieille amie la Naïade, flamme à la drisse, pointant tout droit vers les étoiles et vers le grand port éternel, où pour attacher à sa poitrine la dernière décoration des braves, l’attendaient le Sacré-Cœur, Madame la Vierge et Madame Sainte Anne et Messire l’Archange Michel.

Abbé L.-A. Groulx
Le Devoir, 23 mars 1912.
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Fin septembre ou début d’octobre, je prends le train de Paris. À Paris où je ne ferai que passer, l’occasion m’est encore fournie de connaître la France chrétienne. La Croix y fête son vingt-cinquième anniversaire. Événement qui me permet de voir et d’entendre quelques-unes des notabilités de l’époque. À Paris je rencontre aussi un compatriote, Omer Héroux, déjà entrevu aux congrès de notre jeunesse catholique. À la suite d’un grand deuil, la mort de sa première femme, Mlle Tardivel, il est en voyage de repos et de distraction. Ensemble nous parlons beaucoup d’Henri Bourassa qui reste l’étoile montante et qui passionne de plus en plus la jeunesse. Sur le mouvement nationaliste au pays, et en particulier sur le prestigieux Bourassa, M. Héroux m’apporte des nouvelles fraîches, des anecdotes savoureuses, cueillies de première main.