Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Vers mon départ de Valleyfield

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 201-211).

XX

VERS MON DÉPART DE VALLEYFIELD

Quand, aux approches de 1915, j’embrasse d’un coup d’œil la suite des menus événements cités plus haut, je suis frappé de ce nœud de circonstances où, à mon insu, va se préparer, dans ma petite vie, la césure la plus grave. La Providence affectionne, dirait-on, les voies cachées. Elle nous mène par la main. Mais qui peut se vanter de voir clair en ses desseins ? On dirait d’abord, dans la forêt, un sentier obscur, tortueux. Un jour une lueur pâle filtre à travers la chevelure des arbres. Puis, le sentier se redresse, s’élargit, un trait de soleil y gicle. La voie est ouverte ; il n’y a plus qu’à s’y engager.

Je ne suis pas de retour au Collège depuis trois ans que je sens sourdre autour de moi la même hostilité qu’avant 1906. Et pour les mêmes raisons. Le fond du débat n’a pas changé. Il s’agit toujours de divergences sur la notion d’éducation. Je continue à croire et professer qu’une éducation catholique, éducation intégrale par essence, ne saurait se proposer d’autre fin, surtout au palier de l’enseignement secondaire, que la formation du catholique apôtre. Je l’écrivais en 1914, au R. P. Marie-Hervé Hamelin, du Collège Bourget de Rigaud : « Qu’importent les critiques ? Ne sommes-nous pas assurés de ne faire que notre simple devoir d’éducateurs en faisant œuvre d’apôtres et en formant des apôtres ? » (Archives de l’Action catholique, 3e cahier). Renoncer à cette fin, à cette formule éducative, me paraît une renonciation à mon sacerdoce. L’apostolat, pour un chrétien, ne saurait se concevoir comme un devoir de surérogation, mais bien plutôt comme une obligation qui découle directement du caractère baptismal, caractère qui engage résolument envers Notre-Seigneur Jésus-Christ et envers son Église. « Mais si votre chef ecclésiastique, m’a-t-on dit alors et m’a-t-on répété depuis, n’entend pas l’éducation de la même façon ? S’il réprouve votre petite œuvre d’action catholique, vous y opiniâtrer contre sa volonté, n’est-ce pas faire acte de désobéissance ? Votre œuvre pouvait-elle être bénie de Dieu… ? » Problème troublant. Le drame, une fois de plus, entre dans ma vie. Que faire ?

De nouveau Mgr Émard

Méritais-je vraiment le reproche d’encourir la désapprobation de mon évêque ? La question n’est pas si simple. Mgr Émard, je l’ai encore écrit plus haut, avait la réputation méritée d’un homme intelligent et cultivé. Il connaissait trop bien sa théologie pour s’égarer dans le libéralisme doctrinal. Ce qu’il y a de libéral en lui, je le répète, c’est plutôt son tempérament, sa tournure d’esprit. Il éprouve un frémissement nerveux devant toute forme d’intransigeance — je ne dis pas d’intégrisme. Sa nature l’incline vers les compromis plutôt que vers les longues ou âpres résistances. Il se sent plus porté vers les brebis de l’extérieur du bercail que vers celles de l’intérieur. Dans nos conflits scolaires, surtout dans la querelle manitobaine, il met une sorte d’entêtement, pour ne pas dire de coquetterie, à se dissocier, au moins en paroles, de ses collègues de l’épiscopat. Il est le premier évêque du Québec à recevoir ostensiblement, en grand banquet à son évêché, le trio Laurier-Lemieux-Brodeur. Ce qui fera écrire à Israël Tarte, dans La Patrie, à propos de cette rencontre et au souvenir de quelques événements de 1896 : « Que les temps sont changés ! » Mgr Émard n’eût pas osé repousser théoriquement ma conception de l’éducation catholique. D’esprit il appartenait néanmoins à l’ancienne forme de catholicisme ou de cléricalisme autoritaire, en rigide méfiance contre toute collaboration du laïcat dans les affaires d’Église.

En quoi le cher évêque n’était pas si éloigné de maints chefs religieux de son temps. Dans son Histoire de l’Église, vers 1830, Daniel-Rops ne peut s’empêcher de noter les malaises de plusieurs évêques de France de ce temps-là contre le rôle considérable de certains laïcs. Et pourtant ces laïcs s’appelaient : Montalembert, Veuillot, Ozanam. En 1845, le vénérable évêque de Rennes, à propos d’un Comité récemment fondé par Montalembert pour la défense de la liberté religieuse, ne disait-il pas : « Les laïcs n’ont aucune mission et doivent se borner à prier pendant que les évêques réclament. » Du reste, Mgr Émard n’était pas tout l’épiscopat du Québec. La plupart de ses collègues saluèrent avec joie la naissance de l’Association catholique de la Jeunesse canadienne-française et applaudirent à l’apparition du Devoir, journal catholique, sans être d’action catholique.

Centenaire de Louis Veuillot

Un menu fait de la vie collégiale à Valleyfield illustrera la tournure d’esprit de mon évêque et la sorte d’incidents contre lesquels il me fallait constamment me garer. En 1913, on fêtait au Canada comme en France, du moins en quelques milieux, le centenaire de Louis Veuillot. Je prie mes académiciens de l’Académie Émard, d’organiser une petite soirée en hommage au grand journaliste. Il est entendu que seuls le personnel du collège et les collégiens des hautes classes y assisteront. La nouvelle de cette soirée à Veuillot parvient à l’évêché. Aussitôt vif émoi. Le supérieur, l’abbé Pierre Sabourin, vient me prévenir, passablement intrigué. L’évêque a fait annoncer sa présence à la soirée académique. L’Académie portait son nom. Jamais pourtant il n’était apparu à l’une ou l’autre de nos réunions. Je fais venir mon président d’Académie, Herménégilde Julien. Je lui fais part de la venue de l’évêque. Et sans aller plus outre, je lui dis : « Dès votre petit boniment d’ouverture, après avoir exposé le pourquoi de cet hommage à Veuillot, vous lirez tel passage du Bref de Pie X adressé à François Veuillot. » Bref qui a été publié, autant que je me souviens, aux premières pages du quatrième volume de la Vie de Louis Veuillot, par Eugène et François Veuillot. Le Bref n’est rien d’autre qu’un éloge sans réserve du journaliste catholique. On y lit des passages comme ceux-ci : « À l’exemple des deux Papes qui Nous ont précédé sur ce Siège apostolique, et principalement de Pie IX… il Nous est agréable de rendre témoignage à ce grand homme de bien, défenseur irréductible des droits de Dieu et de l’Église… L’ensemble de sa carrière illustre est digne d’être présenté comme modèle à ceux qui luttent pour l’Église et les causes saintes… » Les travaux de mes académiciens, ai-je besoin de le dire, ne contenaient rien d’irrespectueux pour les personnages d’Église. On avait glissé prudemment sur certaines controverses du fameux polémiste. À la fin de la soirée, le président de l’Académie invite comme il se doit, Mgr Émard, à prendre la parole. L’évêque a la parole facile. Et il ne perd jamais occasion de parler à ses collégiens. J’avais remarqué toutefois, pendant la soirée, son air soucieux, sa nervosité : l’air d’un homme agacé. Il se lève. Visiblement le Bref de Pie X l’a embarrassé. En avait-il eu connaissance ? Il ne trouve à dire que ces paroles : « Mes enfants, je reviendrai vous parler de Veuillot. » Il ne revint jamais. Ce qui ne l’empêcha point, en s’en retournant à l’évêché, me raconta le lendemain un confrère, de s’élever avec colère contre ces blancs-becs de collégiens qui osaient faire la leçon aux évêques. Lorsque je lui portai mon manuscrit d’Une Croisade d’adolescents et sollicitai l’imprimatur, je pus lire sur sa figure un trop manifeste agacement. Pendant des semaines je n’entendis parler de mon manuscrit. Ce n’est qu’à force d’instances, presque de guerre lasse, qu’enfin je pus obtenir l’imprimatur désiré. Et je n’ai pas oublié les propos qu’il me tint le jour où il me l’accorda, paroles qui reflétaient l’une de ses grandes inquiétudes : « Je me demande si vous n’établissez pas une confusion dangereuse entre l’Église enseignante et l’Église enseignée… Au surplus vous imposez l’héroïsme à notre jeunesse. Avez-vous bien le droit de le faire ? » Si j’osais en croire celui-là qui plus que tout autre fut son écho, et d’autant plus fidèle que le pauvre homme ne pouvait avoir d’idées personnelles, l’évêque aurait alors considéré l’action catholique comme une nouveauté dangereuse, contraire aux directives de Rome. Là, là-même je puis le dire, réside le nœud du conflit. Plus j’y réfléchirai plus tard, après mon départ de Valleyfield, plus je m’en convaincrai.

Le conflit

Je n’échappe point, du reste, à l’appréhension que ces divergences, quoique profondes, ne s’enveloppent de quelques éléments que j’oserai dire passionnels et qui vont envenimer cette mésentente. Dans une grande ville — je l’apprends après mon arrivée à Montréal — les rivalités, les oppositions même très vives se diluent pour ainsi dire dans l’espace ; elles s’atténuent, en tout cas, ou souvent se dissipent. Dans un village ou dans une petite ville, elles se grossissent, s’avivent, tournent au malaise chronique, à l’abcès. Or, vers 1910, Valleyfield, agglomération de 6,000 âmes, se tient bien proche des proportions et de l’esprit d’un gros village. Milieu petit, trop petit pour un évêque qui avait espéré la succession de Mgr Fabre à Montréal, et qui espère toujours émigrer ailleurs, vers un plus vaste diocèse, plus proportionné à ses talents. Finalement il sera enclin à s’occuper des petites choses autant qu’il fera des grandes. Mgr Émard occupe le souverain rôle au Collège. Il en est le supérieur, après en avoir été le fondateur ; il en reste l’administrateur responsable ; toutes les nominations, depuis celle du directeur jusqu’à celle du moindre surveillant, relèvent de lui. Qu’en son collège, il entende demeurer l’influence dirigeante, rien de plus compréhensible. Mais on voit poindre l’inévitable malentendu. Une théorie d’éducation, jugée suspecte, a commencé de grouper non seulement l’élite de la communauté écolière, mais l’élite aussi des grands séminaristes et des professeurs. Pour employer une image plus ou moins juste, mais fort éclairante, au lieu d’aller à droite, l’influence passe à gauche. Inévitablement deux groupes sont apparus dans la communauté, deux groupes fort exposés à se transformer en clans. Nous, les gens de la gauche, avons-nous toujours usé de prudence, d’opportune diplomatie ? Il se peut que non. Professeur de Rhétorique, directeur des deux Académies collégiales, directeur spirituel d’une bonne partie des élèves des hautes classes, directeur spirituel aussi de quelques séminaristes et de quelques prêtres, mon action, vue de l’extérieur, peut paraître considérable. Ce rôle, ai-je fait tout le possible pour me le faire pardonner ? Mes dirigés ont-ils toujours usé d’assez de discrétion ? Maintes fois, j’ai recommandé à mes jeunes collégiens d’action catholique d’éviter scrupuleusement, parmi leurs camarades, tout air de supériorité. En même temps que je les veux les plus disciplinés, les plus studieux, les plus pieux, je les veux les plus discrets et les plus humbles. L’apôtre n’a pas à s’enorgueillir, leur ai-je sans cesse répété, de cet appel immérité du bon Dieu, à l’une de ses tâches. Connue d’un bon nombre de professeurs — surtout depuis la publication d’Une Croisade d’adolescents — l’œuvre n’opère pas moins secrètement. Elle y voit une condition essentielle de fécondité. Mais comment empêcher ceux-là qui n’en sont point, d’en sentir plus ou moins la présence ? On en soupçonne l’existence, l’action sourde, un peu, j’imagine, comme un arbre, doué de vie sensible, sentirait au-dedans de soi, le travail d’un greffon remuant, ambitieux, qui s’emploierait à bouleverser ses cellules et sa sève. Au surplus une si grave divergence de pensée ne saurait s’affirmer sur un point capital de l’éducation collégiale, que fatalement des discussions, des controverses ne s’élèvent entre collégiens et entre professeurs. Contre le groupe des partisans de l’éducation intégrale, un autre groupe ne peut qu’inévitablement se former. Et ce dernier n’a pas à chercher longtemps où s’appuyer, ni à se beaucoup dépenser pour devenir le groupe des favoris… À quoi bon insister ? Voilà bien le problème décidément posé et en termes graves : à qui irait l’influence dirigeante au Collège de Valleyfield ? Je passe sous silence les pressions exercées en haut lieu, sur quelques séminaristes, sur mes élèves, sur mes dirigés, pour les induire à se séparer du bloc suspect. Intrigues pénibles qu’il vaut mieux ne pas raconter. Les petits milieux rapetissent tout à commencer par les hommes.

La question capitale revient. Puis-je continuer mon œuvre au Collège sans désobéissance, sans me donner l’air de me dresser contre mon évêque ?

— Non, ont répondu quelques-uns, puisqu’il y avait désapprobation de l’autorité.

— Mais précisément, y avait-il désapprobation ?

À aucun moment de mon séjour de douze ans à Valleyfield, je dois ce témoignage à la vérité, cette désapprobation ne m’a été signifiée explicitement, par voix autorisée. Bien au contraire. Et voilà pour ne pas diminuer mes perplexités. Sans doute, les démarches multipliées auprès de mes élèves ou de mes dirigés pour les séparer de leur directeur — et on n’a pas manqué de me le représenter — portaient suffisante signification. À coup sûr et à tout le moins aurais-je dû m’expliquer avec l’autorité, me disait-on. C’est oublier que les offensives déclenchées en haut lieu et dans le plus grand secret s’accompagnent chaque fois d’une défense expresse, aux séminaristes et aux collégiens qui en sont l’objet, d’en référer à leur directeur. Mis au courant par des tiers plus souvent que par les victimes, puis-je me servir de ces témoignages sans gravement compromettre ceux qui me les apportent ?

L’occasion de m’expliquer, je l’ai cherchée vivement. Deux fois au moins, cette occasion m’a été fournie et de façon peu équivoque. Et voici en quelles conjonctures. Souvent mes meilleurs amis me tenaient ce langage : « Pourquoi ne partez-vous point ? Puisqu’on dédaigne vos services, qu’on les juge même pernicieux, pourquoi vous acharner à rester ? » À quoi je répondais invariablement qu’un prêtre ne quitte pas un poste pour cela seul qu’il y rencontre contradictions ou épreuves. À quoi j’ajoutais qu’il faut tout de même attendre quelque manifestation de la volonté divine. J’ai toujours fait grand cas de ce conseil ou de cette réflexion de notre Mère Marie de l’Incarnation : « Les âmes pusillanimes font de lourdes fautes ne voulant pas passer outre à leurs appréhensions, et choisissant l’état de vie qui leur semble les devoir exempter de telles ou telles souffrances, elles quittent celui où la divine Majesté se voulait servir d’elles ; elles sortent de ses saintes dispositions et cela l’oblige de les laisser dans les mains de leur conseil, puisqu’elles aiment mieux suivre leur route que la sienne. » D’ailleurs, pour calmer les scrupules de mes amis, je précisais : « Je ne demande pas à la Providence de m’ouvrir la porte toute grande. Qu’elle l’entrouvre seulement et je passerai. » La porte faillit s’ouvrir. Dans une lettre du 30 janvier 1913, mon ancien professeur, l’abbé Sylvio Corbeil, me veut au Séminaire de Sainte-Thérèse. Il sollicite même pour moi le poste de professeur de Rhétorique. Vers le même temps, l’abbé Arthur Papineau, vieil ami de collège, est devenu fondateur du Collège Saint-Jean-sur-Richelieu. Il organise son personnel. Appuyé du grand vicaire de Montréal, Mgr Émile Roy (celui qu’on appelait le « Grand Roy »), qui m’avait en particulière affection, l’abbé Papineau m’offre en son collège le poste de professeur de Rhétorique. Je lui réponds : « Fais la première démarche auprès de mon évêque ; je ferai la seconde. » Il écrit à Mgr Émard, fin de décembre 1912 ou début de janvier 1913. Les semaines, les mois passent. Point de réponse. Tout à coup j’apprends que Mgr Émard s’embarque pour l’Europe. J’écris à l’abbé Papineau de revenir à la charge et de se hâter. Il réécrit. La veille ou le jour du départ de Monseigneur, il reçoit de M. Dorais, grand vicaire, un simple accusé de réception de sa deuxième lettre. L’accusé de réception, daté du 23 mars 1913, se lit comme suit : « Je suis chargé par Monseigneur l’Évêque de Valleyfield, d’accuser réception de votre lettre du 20 courant. » Un point, c’est tout. Je me suis engagé à faire la seconde démarche. Le 20 mai 1913, j’écris donc à Mgr Émard, à Rome, au Collège canadien. Je le mets au courant de l’invitation qui m’est venue du fondateur du Collège de Saint-Jean. Et comme le style diplomatique n’a jamais été mon fort, j’avoue clairement à mon évêque qu’il pourrait avoir d’excellents motifs de me laisser partir sans regret. La porte va-t-elle s’entrebâiller ? Le 6 juin 1913, je reçois de mon évêque, datée de Rome, toujours du Collège canadien, cette réponse dont je cite la partie essentielle : « Je vous remercie cordialement d’avoir répondu aux avances faites en disant simplement, comme un bon prêtre, “oui, avec la permission de mon évêque”, ce qui écarte tout malentendu entre vous et moi. Maintenant voici ma réponse et elle est définitive : je refuse absolument de prendre en considération la demande qui fait l’objet de votre missive du 20 mai dernier. Vous ne pouvez voir, dans cette réponse même, que la preuve de l’affection, de l’estime et de la confiance que professent pour vous vos supérieurs hiérarchiques sans exception. Des divergences de caractère, d’idée ou de pratique en des matières sur lesquelles d’ailleurs l’autorité a toujours le droit et même le devoir de faire sentir son action n’implique [sic] en aucune façon le désagrément ni même le désaccord. C’est la condition humaine partout. S’il fallait en déduire ce que vous dites et en tirer les mêmes conclusions dans le cours ordinaire de la vie, jamais trois hommes ne pourraient demeurer ensemble et travailler à une même œuvre d’une façon tant soit peu sincère et durable. Tout simplement, et dans le meilleur esprit sacerdotal, comme d’ailleurs je vous rends le témoignage que vous le faites, il faut, pour le bien commun, s’adapter le mieux possible pour des motifs surnaturels aux contingences dans lesquelles la main de Dieu nous a placés. Je vous invite donc à continuer dans le diocèse où la Providence divine vous a placé et sous la direction de l’évêque qui a reçu vos promesses sacerdotales, à vous dévouer avec le même zèle et la même sincérité, pour le plus grand bien de l’Église et des âmes, et pour votre plus grand mérite. Non mea, sed tua fiat voluntas… Au reste, vous me dites, ou plutôt vous me laissez entendre des choses qui sont nouvelles pour moi, et je serai toujours très disposé à vous recevoir, à vous entendre et des explications faciles auront vite fait dissiper de vains brouillards. Parlez-moi toujours librement ; je ferai de même. J’ai l’intime conviction que nous nous entendrons toujours très vite et très bien. Je maintiens donc ma réponse définitive. Elle est d’ailleurs connue de qui de droit. »

Comprenne qui pourra. Mais où découvrir, en cette lettre, une désapprobation explicite de l’œuvre que mes amis et moi essayions d’accomplir au Collège ? On notera que ces petits événements survenaient après la publication d’Une Croisade d’adolescents. Je montre la lettre de mon évêque à mes plus intimes qui en restent pantois. Lors d’un Congrès de l’Enseignement secondaire à Québec, je fais voir la même lettre au supérieur du Collège, l’abbé Pierre Sabourin, à l’excellent M. Edmond Aubin, préfet des études. Tous deux s’en réjouissent. Ils souffraient autant que nous de ce que l’on appelle dans la maison par trop irrévérencieusement : « le gouvernement de la queue », c’est-à-dire du clan des favoris. On se réjouit particulièrement de l’offre d’entrevue que me fait Mgr Émard. MM. Sabourin et Aubin m’exhortèrent chaudement à ne pas manquer l’occasion. À tout prix, me dit-on, il faut mettre l’évêque au courant de l’intolérable situation de son collège, le prier d’y mettre ordre et de faire cesser les inutiles divisions. M. Aubin, je dois le dire, désapprouve mes projets de départ. Il me le dit dans une lettre de lui qui est du 14 juillet 1913.

Que dois-je attendre de mon entrevue avec l’évêque ? Je l’appréhende, cette entrevue, et pourtant, encore naïf, je la souhaite vivement. Mgr Émard est de retour au Canada vers la fin d’août, si je me souviens bien. Quelques jours après son arrivée, je me présente à l’évêché. Monseigneur refuse d’abord de me recevoir. Il prétexte occupation, visite de parents, etc. Comme je suis venu de Vaudreuil, — c’est pendant les vacances, — je ne prétends, pour rien au monde, m’en retourner les mains vides. J’insiste auprès de M. Dorais. Je ne demande à Monseigneur qu’une douzaine de minutes. Il cède. Mais je me trouve en face d’un évêque aux sourcils froncés, de franche mauvaise humeur. Il me reproche de le prendre d’assaut. Je lui rappelle qu’il a lui-même sollicité cette entrevue ; qu’elle peut être très courte s’il veut bien me laisser parler… Mais, autant le dire tout de suite, comment raconter cette entrevue ? Sorti de l’évêché et de passage au Collège où je rencontrai, ce jour-là, quelques amis, je leur avoue, je m’en souviens, ma totale impuissance à raconter ou résumer ce qui vient de m’arriver. Par quel bout commencer ? leur dis-je. Et j’essaie de rassembler, en quelque suite logique, les propos décousus, les réparties à l’aventure, les scènes tantôt pathétiques, tantôt tristement risibles dont s’est composée mon entrevue. Mgr Émard, qui avait ses moments de névrosé, ne dédaignait pas tout à fait le théâtre. Comme il me reproche avec insistance de lui imposer cette entrevue, je lui fais poliment observer :

— Mais c’est vous-même, Monseigneur, qui avez sollicité de m’entendre, et dans une lettre que j’ai là, dans ma poche.

— Mais que voulez-vous ?

— Vous exposer la situation au Collège que les autorités elles-mêmes jugent intolérable.

— Mon cher enfant, ne me forcez pas à vous dire des choses désagréables.

— Mais, Monseigneur, je suis venu expressément pour ça. Je veux savoir ce que l’on nous reproche, à moi particulièrement.

— Personne de vos supérieurs ne m’a jamais rien dit contre vous : ni M. Sabourin, ni M. Aubin, ni M. Laframboise.

Il venait de placer son principal favori, son confident, simple préfet de discipline, mais chef du clan adverse, parmi mes supérieurs. Je n’en puis savoir davantage. Et que dire de ce long dialogue d’une heure — l’évêque ne paraît plus guère pressé — coupé de haut guignol où Monseigneur, tantôt m’attire à lui, me presse sur sa poitrine, et tantôt me repousse comme un indigne, un ingrat ? L’entrevue se termine par cet échange de propos :

— Retournez au Collège et continuez d’y faire votre devoir.

— Très bien, Monseigneur, j’y vais retourner. Mais si, dans un an, la situation n’a pas changé, vous me reverrez ici et pour vous redemander de partir.

Derniers propos échangés dans le calme qui suit tout orage.