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Mes mémoires (Groulx), tome II/vol. 3/Nos directeurs

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Fides (p. 23-37).

III

NOS DIRECTEURS

Mais avant d’aller plus loin, peut-être convient-il de présenter les chefs, les directeurs de l’œuvre. Une œuvre, une entreprise humaine n’a guère de nom ni d’existence en soi. Elle est, elle n’existe que par les hommes qui la fondent et la font vivre. De 1917 à 1928, l’équipe de l’Action française se modifiera quelque peu. Retenons les vedettes et les persévérants.

L’abbé Philippe Perrier

En tête le président de la Ligue, celui que tous appellent, à l’Action française, un peu partout, d’un nom familier : le Curé. Le Curé, c’est l’abbé Perrier. On le connaît déjà. Un prêtre qui l’est de la tête aux pieds. Surtout dans l’âme. Un curé à servir de modèle dans la direction d’une paroisse de ville. Un esprit curieux, ouvert, instruit, une personnalité dynamique qui, par-delà son ministère paroissial, trouve le moyen de donner son coup d’épaule à quantité d’œuvres et qui ne le donne jamais à demi. Homme sympathique, jovial, d’un incomparable entregent, dont les hommes surtout raffolent. Je le vois encore nous arrivant, le plus souvent la barrette sur l’arrière de la tête, un mot, une taquinerie à la bouche pour chacun, pour ses familiers qu’il appelle ses « bons gros boys ». Il était notre aîné à tous. Au Grand Séminaire de Montréal, où je l’avais connu, il m’avait enseigné le droit canonique. Le Curé avait volontiers le ton tranchant, la décision dogmatique. Mais il y mettait tellement de bon sens, de ferveur convaincante que sa présidence mettait tout le monde à l’aise. Je devrais encore ici céder la plume au Père Papin Archambault, rappelant ses souvenirs à notre dixième anniversaire :

J’en appelle à mes collègues. Un des charmes les plus prenants de notre œuvre n’a-t-il pas été ces fins de séances, où, l’ordre du jour épuisé, nous nous groupions, prêtres et laïques, autour d’une table frugale mais bien française, pour y causer à bâtons rompus, des problèmes actuels, de la survivance de notre race, de l’emprise du Christ sur l’âme canadienne. Et c’était toujours lui, l’abbé Perrier, qui savait, dans de brefs aperçus théologiques, philosophiques ou pédagogiques, mettre au point la question débattue et lui donner la vraie solution. Que de notions justes, que de faits lumineux, que de jugements sûrs, nous avons rapportés de ces causeries intimes qu’animaient la science profonde et l’extrême charité du distingué président de la Ligue d’Action française (XVI : 346).

Pendant longtemps, le conseil de la Ligue se réunira dans une petite pièce du presbytère du Curé, nommée le « petit salon rouge », voisine du réfectoire. Ce « salon rouge » n’évoque en rien la « chambre bleue ». Nos délibérations n’ont rien de compassé. On badine, on blague, tout en allant pourtant droit au but, comme on peut s’y attendre d’un groupe d’hommes d’action. Il est bon de se souvenir qu’ils ne sont que sept. À ce nombre ils ont délibérément limité le personnel de leur comité de direction. Et ce nombre précis, pour ne jamais le dépasser, ils s’y sont gravement engagés par un article de leur constitution. Presque tous ont siégé au conseil de l’une ou l’autre de nos œuvres patriotiques, sociales ou religieuses. Trop d’hommes autour d’une table dérivent vers le bavardage. Les dirigeants de l’Action française l’ont donc fait décréter par la loi : ils resteront toujours en deçà de la dizaine.

Père Joseph-Papin Archambault, s.j.

Autre figure dominante que j’aperçois autour de la table : celle du jésuite Joseph-Papin Archambault. Autre personnage dynamique, la tête toujours fourmillante de projets. Ouvrier de la première heure. Celui qui, avec trois ou quatre autres à sa suite, leur servant d’entraîneur, a suscité la Ligue des droits du français, puis l’Action française. Un remueur d’hommes. Celui qu’on ne voyait jamais entrer chez soi qu’avec un peu de tremblement. Que venait-il vous demander ? Quelle collaboration ? Quel article ? Quel discours ? Que venait-il vous arracher sans possibilité de résistance ? Assaut à la fois insinuant et pressant, où le plus simple était encore de s’incliner et de se rendre. Oui, qui n’a pas été conscrit, un jour ou l’autre, par le Père Archambault ? Que refuser, en effet, à ce Jésuite, l’action faite homme, et qui lui-même ne refusait rien ? Apôtre, il l’était jusqu’en ses moelles ; apôtre en toutes les œuvres : nationales, sociales, et surtout, comme de soi, religieuses. Riposte vivante du grand-père radical et anticlérical, Joseph Papin, du temps de l’Institut canadien.

Une seule carence peut-être en ce merveilleux remueur d’hommes : une singulière inclination à ne pas toujours bien choisir ses collaborateurs. Je veux dire à s’encombrer trop souvent d’hommes moyens qui ne lui ont été que du bois mort. À cette carence j’en ajouterais peut-être une autre qui diminua quelque peu son rôle à l’Action française. Certes, il était loin de l’indifférence à tout souci doctrinal. Il croyait à la nécessité d’une doctrine, armature essentielle de notre action française. Peut-être eut-il toujours quelque peine à se débarrasser de la conception première de la Ligue des droits du français. La question « langue » prédominait, eût-on dit, en son esprit ; et il inclinait à faire, des droits ou du respect de la langue française au Canada français, le problème capital. Illusion ou péché excusables, sans doute, en une province qui, trois fois en cinquante ans, intitulerait ses États généraux : « Congrès de la Langue française ». C’est de ce côté-là, du reste, qu’à la revue, il se marquera son poste. Il se chargera de la « petite guerre » pour le compte de la langue, et cette « petite guerre », il la fera bien. Sous le pseudonyme de Pierre Homier, à chaque livraison de la revue, il apportera son « À travers la vie courante » : chronique brève, aux sous-titres aguichants. Pierre Homier y dépiste partout l’anglomanie, flétrit sans pitié les agressions de l’adversaire, mais tout autant les manquements, les lâchetés de ses compatriotes ; et il monte en épingle les belles résistances, les réactions victorieuses. Toujours de cœur et d’esprit avec ses compagnons d’armes, le Père Archambault devra pourtant un jour nous quitter. Dans sa communauté, d’aucuns lui trouvent passion trop vive pour une œuvre trop profane. Il partira fonder deux œuvres où son inlassable activité trouvera magnifiquement à s’exercer : les Retraites fermées et les Semaines sociales.

Omer Héroux

Près du Père Archambault prend souvent place un autre ouvrier de la première heure, Omer Héroux. Il s’est trouvé parmi les fondateurs de la Ligue des droits du français. Je le connais depuis longtemps, depuis son passage à La Vérité de Québec. Au journal de Tardivel, un peu vieilli, il a su donner un air de jeunesse. De Fribourg, en 1907, je lui adresse des comptes rendus de cours de vacances à l’Université suisse. L’année suivante, je le rencontre à Paris. Ensemble nous suivons le Congrès du vingt-cinquième anniversaire de La Croix. Bien des fois aussi, j’ai naguère trouvé sa signature dans Le Nationaliste, le premier Nationaliste d’Asselin. Depuis 1910, à la fondation du Devoir, il en est le rédacteur en chef. J’admire pour lors son talent de journaliste : cette façon élégante et en même temps si vivante d’exposer ou de commenter un fait. Un style direct, pas la moindre bavure, et un sens si français de la mesure. Jamais de colère ou une colère d’homme bien élevé qui frappe dur sans blesser. Un journaliste qui, avec un peu plus de vigueur, un tout petit peu, aurait pu être le premier journaliste de sa génération au Canada. Et je ne sais même s’il ne l’aura pas été. À mon arrivée à Montréal et dès l’inauguration de mes cours d’histoire, il s’est fait de lui-même mon publiciste — je l’ai écrit plus haut — et il le restera avec une fidélité jamais démentie.

Il aura été le premier directeur de la revue L’Action française. C’est lui que je remplace en octobre 1920. Il se prête de bonne grâce à me céder la place. À nos réunions, il est l’homme des nouvelles, des anecdotes. C’est par lui que nous apprenions maints dessous de la politique. Vers 1920, il nous revient souvent l’âme toute vibrante de ce qui se passe dans le secteur franco-ontarien. Il a le talent rare de dramatiser les événements. Il sait voir, discerner l’héroïsme des petits ; il a le sens de la grandeur. Nous l’écoutons avidement. Et quel esprit curieux, ouvert, que le sien ! Et quelle mémoire phénoménale ! Omer Héroux, c’est le journaliste capable de brosser, à cinq minutes d’avis, la biographie de n’importe quel personnage notoire de la politique, en Angleterre, en France, aux États-Unis, au Canada. C’est aussi l’homme le mieux renseigné sur la vie de nos minorités françaises : ce qui nous le rend infiniment précieux. Sur le camarade Héroux, je ne risquerais qu’une réserve. Journaliste jusqu’à la pointe des ongles, habitué à tasser ses idées, à les faire tenir dans une colonne du journal, il en est devenu presque incapable d’écrire un article de revue. Il a collaboré à quelques-unes des grandes enquêtes de L’Action française. On remarquera qu’en aucune il n’a su se rendre justice. Ses articles de revue sont trop rapides, étriqués. Au milieu de nous, il compense cette faiblesse par sa sûreté de jugement. D’un mot il calme nos emballements, nous ramène au sens des réalités. Henri Bourassa estimait précisément Héroux pour cette éminente qualité. Longtemps Bourassa ne voudra, pour les comptes rendus de ses discours ou conférences, presque toujours improvisés, nul autre reporter qu’Omer Héroux. Le judicieux Héroux, l’orateur le sait et en est bien aise, traitera, comme il convient, ses intempérances ou saillies verbales trop osées. J’ai entendu Bourassa dire un jour :

— Quand j’ai quelque doute sur un article ou un passage d’article au Devoir, je vais le lire à Héroux. Si j’observe, en son visage, un simple et significatif mouvement de paupières, je sais à quoi m’en tenir… J’ai grande confiance au jugement d’Héroux.

Joseph Gauvreau

Après Omer Héroux, voici bien le personnage le plus pittoresque de l’Action française, le Dr Joseph Gauvreau. Superbe type de Canadien français. Un homme de foi, un croyant de la tête aux pieds, un patriote en bois franc, qui aime les siens, sa langue, sa culture, d’un amour qu’on pourrait dire chevaleresque. Cœur généreux, il s’offre à tous les dévouements : on le verra en toutes les entreprises d’action sociale ou nationale de son temps. Le docteur est un manchot ; mais il a le bras long, et ce n’est pas le gauche. « Notre bras droit ! » se plaisait à le présenter parfois Paul-Émile Lamarche. Orateur, conférencier éloquent, il l’est, à force de conviction, mais remarquable. S’il n’a pas la tête d’un lion, il en a le profil. Et il a le don des mots frappants, des formules lapidaires, provocantes. C’est lui qui, prononçant une causerie sur la pédiatrie et abordant l’allaitement maternel, débutait par cette phrase :

Mesdames, voulez-vous savoir pourquoi vos enfants ne peuvent se contenter du lait de vache ?… C’est que ce ne sont pas des veaux.

À la Ligue des droits du français, comme à l’Action française dont il sera l’un des ouvriers de la première heure, le Dr Gauvreau paiera de sa personne comme d’une monnaie courante. Lors de la fondation de la revue, on verra le recruteur d’abonnements passer par les bureaux de la rue Saint-Jacques à Montréal, débitant sa propagande par ces simples mots sans réplique : « Donne-moi une piastre. Je vais t’envoyer une revue. » Procédé sommaire, impérieux, qui nous aura valu, m’a-t-on dit, notre premier millier d’abonnés. En ce brave cœur, je ne trouve qu’un point faible. Bouillant, trop bouillant, une contradiction, un échec le déconcertent, le désarçonnent trop vite. Trait de caractère qui l’incline parfois à faire claquer les portes et à emporter son chapeau. Aussi généreux toutefois que bouillant, il sera capable d’oublier un tort, un coup de tête. Un jour, à la suite d’une altercation avec l’un de ses collègues de la direction, — divergence d’opinion sur quelqu’une de nos entreprises, — il lui arrive de tirer son chapeau à l’Action française. Je laisse passer quelque temps. Puis je me risque dans l’antre du lion. Je lui parle raison ; je m’adresse surtout au cœur de l’homme ; j’invoque les besoins d’une œuvre qui ne peut être désertée par ses pionniers… Je finis par vaincre l’indomptable. De sa voix coupante, il me pose néanmoins cette condition : « Mais que l’autre ne recommence pas ! »

Longtemps il sera notre meilleur propagandiste, n’acceptant de parler nulle part qu’on ne lui permette un bout de propagande pour L’Action française. De toutes les œuvres qui réussirent à l’enrôler, et elles furent nombreuses, aucune assurément ne lui tenait plus à cœur. Il y parut bien lorsqu’il la vit mourir. Cette disparition lui fit éprouver, je pense, la plus amère déception de sa vie. Esprit dynamique, capable des plus nobles entêtements, il ne savait pas se résigner à l’échec.

Un autre jour pourtant, il devait finir par nous quitter. Cette fois de façon définitive. Il subira même, à ce moment-là, une singulière évolution de pensée. C’était le temps où Henri Bourassa traversait lui-même une crise morale également singulière. Le Dr Gauvreau, le chevaleresque pionnier de l’Action française, s’est-il laissé entamer par le pessimisme du « maître » ? J’incline à le croire. Revirements d’esprit, désertions dont la fréquence, chez nous, aura été l’un des étonnements les plus douloureux de ma vie ! Encore aujourd’hui, après en avoir tant vu, et désillusionné, oh combien ! sur le compte des pauvres humains, je ne m’habitue pas à ces étranges pirouettes et à ces sinistres trajectoires en des vies d’hommes inaugurées pourtant sous le signe des plus nobles droitures.

Anatole Vanier

À l’origine de la Ligue des droits du français, je retrouve un dernier personnage : Anatole Vanier. Type de gentilhomme, qu’en toute société l’on eût pris pour un aristocrate de naissance. Il nous était venu de l’ACJC (Association catholique de la Jeunesse canadienne-française) où, par l’esprit, la distinction, le talent, lui et son frère Guy figuraient comme des jumeaux. Heureux temps où une association de jeunes pouvait former de tels hommes, patriotes et croyants, incapables d’admettre un divorce entre leur foi religieuse et le service de leur pays et de leur nationalité ! À la distinction, Anatole Vanier joint un courage franc qui ne sait même pas s’arrêter en deçà de la témérité. Il porte en l’esprit une intransigeante fierté des droits des siens. Aux côtés de Pierre Homier, ou celui-ci parti, le secrétaire de la Ligue — c’est sa fonction — mènera la « petite guerre ». Il la mènera, tout comme Pierre Homier, rondement, carrément. L’Action française est toute pleine de sa correspondance avec les pouvoirs publics — surtout ceux d’Ottawa — où il conduit la bataille avec une admirable endurance. De celui-là, il faut dire qu’il n’a pas varié. Tel je l’ai connu en sa jeunesse, tel je le retrouve aujourd’hui, l’esprit toujours aussi vigilant, aussi loyal à ses convictions qu’au temps jadis. L’on ne perd pas facilement le souvenir d’hommes à qui l’on pouvait tout demander, parce qu’ils avaient assez de cœur pour tout donner. En 1929, lors d’un congrès du Comité régional montréalais de l’ACJC, je rendais à Anatole Vanier cet hommage dont je ne retrancherais pas une seule ligne : « Il y a quelque chose de plus beau peut-être que la conférence qu’il vient de vous faire. C’est sa vie. Tout jeune, il fut des vôtres. L’heure venue de vous quitter, quand tant d’autres s’enferment ou s’enlisent dans le seul devoir professionnel, il se tourna vers la plus nécessaire de nos classes sociales, qui est aussi la plus négligée, et lui, avocat, il devint l’un des fondateurs du Comptoir coopératif, l’un des précurseurs, par conséquent, de l’Union catholique des cultivateurs de la Province de Québec. Entre-temps, il était déjà de l’Action française, y accomplissant gratuitement la besogne obscure et ingrate du secrétariat général ; ce qui ne l’empêchait pas, d’ailleurs, de se livrer à de personnelles initiatives. Et je crois bien, par exemple, que si l’un de ces jours, M. Anatole Vanier entreprend de publier sa correspondance avec la dynastie des ministres des postes, pour l’obtention du timbre bilingue, c’est une œuvre épistolaire en plusieurs tomes qui verra le jour. Aujourd’hui il vous revient, tel qu’il fut dans sa jeunesse, n’ayant rien abandonné en route. Et, devant une vie comme la sienne, j’ai compris que si l’on pouvait entretenir contre l’Association de la jeunesse, quelques griefs légitimes, des hommes comme celui-là la lavent de tout reproche décisif » (L’Action française, XX : 376-377).

Antonio Perrault

J’ai crayonné là la silhouette des pionniers. Parmi eux des vides allaient se produire. D’autres viendront combler ces vides. Et, parmi ceux-là, quelques-uns tiendront un tout premier rôle.

En tête, cette fois, je place celui qui, sans conteste, devint mon meilleur collaborateur, mon plus fidèle et mon plus solide appui : Antonio Perrault. Il nous arrivait en mars 1920, à la veille des jours où j’assumerais la direction de la revue. Nous quitterons l’œuvre ensemble, quand il n’y aura rien à déserter, puisque l’œuvre sera morte. Nos relations remontaient assez loin : au temps de ses études à l’Université, à la Faculté de droit qui fut aussi le temps de sa présidence à l’Association catholique de la Jeunesse canadienne-française. Car, lui aussi, comme bien d’autres, nous était venu de l’ACJC. En 1905, je lui avais envoyé mes deux articles de la Revue ecclésiastique de Valleyfield sur la « Préparation des jeunes à leur rôle social ». Il m’en remercia dans une lettre qui est la première reçue de lui. Il m’écrivait déjà sur le ton de l’amitié :

Votre article aidera puissamment notre Association. Il faut qu’elle pénètre dans les collèges… Comme les choses iraient vite si tous les professeurs et tous les prêtres de cette province avaient l’âme éclairée et ardente de notre excellent ami, Monsieur Groulx. C’est déjà beaucoup que Dieu ait mis dans nos rangs un tel cœur et je Lui en suis reconnaissant. Il y a des mois et des mois que j’entends parler de vous. Je commençais à désespérer de ne pouvoir jamais m’approcher de vous. Il me semble que votre lettre nous a mis tout près l’un de l’autre.

En juin 1906, sur l’ordre de « notre camarade Bernard » [Henri Bernard], le jeune Perrault accepte de préfacer une petite conférence que j’ai donnée à l’Académie Émard (Collège de Valleyfield), conférence déjà parue, je crois, dans la Revue canadienne, et qui sera mise en brochure sous le titre de : L’Éducation de la volonté en vue du devoir social. Brochure, étude dont je ne suis pas plus fier qu’il ne faut, mais j’en consigne ici le souvenir, parce qu’elle fut, je pense, ma toute première publication qui, hélas, serait suivie de tant d’autres. En cette lettre-préface, je ne relève que ces quelques lignes qui voulaient souligner, pour les jeunes gens de ce temps-là, l’opportunité de certains de mes propos :

Que de fois l’on a reproché aux directeurs de nos établissements d’enseignement secondaire de confiner leurs élèves en des horizons étroits, de courber leur esprit sous l’obéissance quasi-servile et irraisonnée du règlement. Votre brochure prouvera du moins que ces théories n’ont pas cours dans toutes les institutions ; elle forcera peut-être les lecteurs à regarder autour d’eux et à découvrir toute une troupe d’éducateurs — dont vous êtes, cher Monsieur — ; éducateurs qui ne craignent point de porter les regards de leurs élèves par-delà les murs du collège ; éducateurs qui peinent à susciter en l’âme des jeunes des initiatives fécondes, pour faire d’eux, ainsi que vous le dites si bien, « de la substance d’homme ».

Je le revois donc, en 1920, tel qu’il m’apparut, jeune avocat dépassant à peine la trentaine, profil mince, teint bronzé, regard noir et droit, étincelant de finesse et de vie. Je n’avais pas oublié qu’il avait commencé sa vie par un acte de méritoire courage. On l’avait prié d’assumer la présidence de l’ACJC encore naissante. Un très haut personnage politique, nul autre que Wilfrid Laurier, s’était entremis. Le jeune Antonio, fit-on savoir à sa famille, compromettait son avenir. L’étudiant en droit passa outre. Il vint à l’Action française, comme il était allé à l’Association de la Jeunesse. Il fallait se compromettre ; il se compromit. Et il se compromit, sa correspondance du temps me le rappelle de façon éloquente, avec une générosité d’esprit, une chaleur, une noblesse d’âme qui, après trente ans, m’émeut encore.

Il nous apportait de précieuses qualités. Esprit fin, délié, cultivé, il prenait rang dans cette élite de jeunes chefs de file, rencontre d’esprits assez rare chez nous : Édouard Montpetit, Paul-Émile Lamarche, Athanase David, Georges Pelletier, Omer Héroux, Olivar Asselin, Armand La Vergne et quelques autres qui, tous alors, semblaient promis à la plus brillante et féconde carrière. Que n’avons-nous pas espéré de chacun de ceux-là ! Pour Asselin, Perrault, c’est « l’esprit latin » du groupe. Pour le bien juger, il fallait entendre Antonio Perrault dans une allocution de soirée, présentant ou remerciant un conférencier. Rien à la main, parlant d’abondance, il s’exprimait dans une langue impeccable, avec une aisance, une finesse qui n’appartenaient qu’à lui. Sa profession d’avocat avait peut-être développé, affiné ces qualités naturelles. Avocat, il l’était jusqu’au fin bout des ongles. Dans ses Silhouettes d’aujourd’hui, Paul Dulac (pseudonyme de Georges Pelletier), avocat lui-même, a écrit d’Antonio Perrault : « Ce n’est pas un avocat, c’est, au meilleur sens et au plus élevé du mot, l’avocat. » De l’avocat, il avait la tournure d’esprit juridique, une science étendue du droit servie par une dialectique subtile, impitoyable, une repartie rapide comme un flamboiement de rapière. Fait singulier : ce dialecticien n’avait jamais l’esprit plus lucide que dans l’échauffement d’une discussion. C’est en ces moments-là que sa voix coupante assénait les meilleures ripostes. Il fallait le voir aussi, au tribunal, en face d’un témoin récalcitrant. À la façon d’un aspirateur irrésistible, l’avocat pressurait sa victime, la retournait en tous sens, lui extorquait tout ce qu’elle pouvait dire et peut-être même un peu plus.

Antonio Perrault brillait plus encore par ses qualités morales. Ce disputeur, disputeur puisque avocat, et qui défend ses opinions avec opiniâtreté, est, en même temps, un esprit éminemment loyal. Au plus fort de nos discussions, je l’ai toujours vu s’incliner devant la raison décisive, l’argument vainqueur. En une circonstance particulièrement délicate de sa vie, je l’ai vu revenir sur une opiniâtre décision, dès qu’il se fut convaincu de son erreur. C’est par générosité de cœur, ai-je dit, qu’il était venu à l’Action française. Il y avait là une belle cause à servir, un petit peuple à sauver de soi-même, une entité culturelle et spirituelle de haut lignage à continuer. Il se voua à la tâche par conscience, par esprit de devoir. Il se posa surtout en défenseur des lois françaises. Il le fit, sans doute, pour le plaisir intellectuel que ce système de vieilles lois apportait à son esprit latin ; il se porta à la rescousse du système en péril, parce qu’il y voyait au premier chef l’un des éléments de la culture originelle dont, pour lui, l’on ne devait rien sacrifier. Pour Perrault, tout se tient et se soutient dans la vie d’un peuple. Les pilastres, les contreforts d’une cathédrale n’en sont pas le tabernacle ; pourtant le tabernacle ne saurait se passer de ces épaulements. Que d’autres sujets ce diligent collaborateur a abordés dans la revue : articles, études qui, recueillis, feraient voir, en Perrault, l’un des esprits les plus pénétrants et les plus élevés de sa génération. En tout cas le patriotisme, ou si l’on veut, même son nationalisme ne gênaient ni ne déformaient en lui le ferme et fervent croyant. On n’aurait qu’à lire dans L’Action française (XV : 209-216) son compte rendu de la Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus de Gaétan Bernoville ; ou encore son discours prononcé au Congrès eucharistique international de Chicago, en 1926, sur « l’Eucharistie et les classes dirigeantes ». S’il remerciait Bernoville c’est qu’ « en relatant la prodigieuse vie » de Thérèse Martin, l’écrivain avait indiqué « à la foule une étoile nouvelle pour se guider ». À Chicago, il pressait les dirigeants de ce monde de se remettre « à l’école de Jésus-Christ ». Et c’est, disait-il, « tout un renouveau qui s’ensuivra dans notre société américaine. Celle-ci retrouvera l’unité, l’unité dans ses idées, ses sentiments, ses efforts. »

Tel était bien Antonio Perrault : un homme qui aurait honoré la plus haute magistrature au Canada, qui y aurait figuré avec la plus brillante aisance et qu’on se serait empressé d’y porter si, en démocratie, le talent et la compétence comptaient pour quelque chose. Pour ma part, j’ai souvent remercié la Providence d’avoir dirigé vers notre groupe, presque aux jours mêmes où j’allais prendre la direction du mouvement, ce noble esprit, de large culture, et ce noble cœur dont les services et le dévouement me seraient irremplaçables. Et je ne puis oublier qu’en des circonstances critiques de ma carrière de professeur, deux fois son intrépide intervention sauva mon enseignement et la liberté de mon travail.

On a quelquefois reproché à Antonio Perrault son pessimisme. Avouerai-je qu’il me fut grandement utile par cet aspect même de son esprit ou de son caractère ? Il m’aida maintes fois à tempérer mes enthousiasmes trop prompts, à prendre une conscience plus solide du réel. Pessimiste, Perrault l’était, du reste, non par penchant au découragement, encore moins à la démission. Avec la plupart des guides de notre génération, nous étions de ceux qui croyaient en l’avenir canadien-français. Et, cet avenir, avec nos modestes moyens, nous essayions de le bâtir avec une attente fiévreuse. Notre école n’était pas une école de démolition ni de scepticisme national. Le pessimisme, c’était, chez Perrault, exigence trop aiguë de l’esprit, et surtout peut-être espoir trop confiant et trop souvent trompé dans les hommes, ces grands décevants. Le moyen de rester optimiste, aurait-il dit à sa manière, quand, pendant un demi-siècle, on a vu défiler la galerie de la Comédie humaine ! Au surplus, ceux-là seuls, n’est-il pas vrai, n’ont jamais connu la tentation du pessimisme que les résignés à la médiocrité dans les desseins et les réalisations de cette vie.

Le souvenir que je garderai de lui sera celui de l’un des plus nobles cœurs que j’aie connus. Jusqu’à la fin il m’était resté fidèle, toujours prêt à se porter à mon secours. Hélas, un de ces jours de janvier 1955, au bout du fil, m’arriva ce petit bout de phrase, auquel l’on ne s’habitue point : Antonio Perrault est mort. Je le savais vieilli. J’ignorais qu’il fût gravement atteint. Autre deuil qui, à ceux qui vieillissent trop, donne à la vie l’aspect d’un cimetière.

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Autres collaborateurs

Il ne me reste plus qu’à mentionner quelques figurants. Ceux-là ne feront que passer à notre comité de direction ou n’y auront joué qu’un rôle secondaire : Louis Hurtubise, collaborateur dévoué, qui ne s’occupa guère que de l’administration ; l’abbé Lucien Pineault, fondateur de la Faculté de philosophie à l’Université de Montréal, aumônier des étudiants, et qui, en raison de ses absorbantes fonctions, n’aura que peu de temps à nous consacrer ; Émile Bruchési, avocat, qui ne nous arriva que dans les dernières années. Parmi les jeunes, je devrais accorder une mention à Hermas Bastien, jeune homme si riche alors de brillantes promesses. Pourquoi celui-là est-il resté en route ? Un de ces mystères des destinées humaines et du développement de l’esprit. Aussi bien se demander : pourquoi la fleur en reste-t-elle au bouton ? Pourquoi arrive-t-il à l’arbre de mourir arbrisseau ? Je devrais aussi nommer Yves Tessier-Lavigne, original, non dénué de talent, professeur à l’Université, spécialiste en géographie, un autre qui est resté fruit vert et qui paraissait bâti pourtant pour une œuvre de belle maturité. Je me garderai d’oublier Esdras Minville, ce jeune primaire, qui, à force de travail personnel, deviendrait un magnifique autodidacte, un sociologue réputé et un homme de pensée. Je me dois encore de crayonner, ne serait-ce que d’un trait bref, un autre de nos directeurs, entré à l’Action française en 1922 et dont la collaboration se fera active : Arthur Laurendeau, maître de chapelle à la Cathédrale de Montréal, professeur de chant. Celui-là, c’est l’artiste, non pas égaré dans l’action, mais tenté par l’action. Esprit fin, entier toutefois avec une légère pointe de bravoure à la mousquetaire, capable, par conviction et flamme intérieure, d’écrire les choses les plus osées. Arthur Laurendeau, ce sera aussi l’homme qui, avec les années, se dégageant de je ne sais quel maniérisme ou hermétisme, se construira un style très personnel, original, où l’élégance habillera une pensée vigoureuse, tranchante, pleine.

Tel est le groupe d’hommes qui, à la direction de l’Action française, se feront mes collaborateurs. Mis à la tête de la principale des œuvres de la Ligue, forcé d’y consacrer plus de temps que mes autres collègues, en relation plus immédiate avec l’administration et la clientèle, je deviendrai, par la conjoncture des choses, le surveillant ou le directeur moral de toute l’entreprise. À la direction de la revue tout spécialement, j’aurai à prendre mes responsabilités. D’ailleurs, ces responsabilités, on me les abandonne et jusqu’à me donner en pratique carte blanche. Une seule fois, embarrassé au sujet de l’article d’un collaborateur, réunirai-je, pour ce cas précis, le bureau de direction. Parfois, sans doute, je ne le cacherai point, ce m’est tâche difficile et délicate que de maintenir l’accord, l’harmonie entre des hommes de caractères fort divers et tranchés. L’entente pouvait exister sur la fin, sur l’objet de l’œuvre. Mais comment éviter toute discussion ou divergence sur les moyens ? Il appartenait au directeur de la revue d’amortir les chocs entre des hommes d’esprit aussi différent, par exemple, qu’un Louis Hurtubise et un Antonio Perrault, entre deux autoritaires tels qu’un Perrault et un Dr Gauvreau. Il me fallut m’initier à la diplomatie, apprendre l’art de gouverner les hommes, et peut-être y suis-je parvenu sans trop d’insuccès. Antonio Perrault s’écriera un jour : « Il nous mène ; et sa chance, c’est que personne ne s’en aperçoive. » Envers Perrault j’avais fini par saisir la tactique infaillible. Se lançait-il dans une argumentation, une opposition à fond de train, il fallait se garder de lui couper la parole, de lui barrer la route. Le plus sage était de laisser passer le torrent. Alors, avec calme, avec de la logique, du sang-froid, le moment venait de présenter l’autre aspect de la question, et si possible, de parler solidement raison. Esprit d’une loyauté absolue, comme j’ai dit, Perrault se rendait sans difficulté, et même avec grâce. Entre tous ces hommes, du reste, l’entente n’avait pas de peine à s’établir en peu de temps et sans effort héroïque. En huit ans, je n’ai souvenir que d’un seul cas où il fallut recourir au vote pour clore une discussion. Et encore, le dissident qui était Perrault se rallia-t-il sans marchander à la décision commune. Accord toujours facile dans les œuvres de pur dévouement où chacun apporte une collaboration gratuite, désintéressée.