Mes pontons/Chapitre 23

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 59-63).

XXIII.


M. Smith – Le colonel Lejeune m’honore de son amitié – Le cautionnement – Crime d’un Anglais resté sans punition – On veut me suborner – Poursuites dirigées contre moi – Mon escapade


Après le départ du juif, je m’empressai d’écrire à M. Smith qu’il eût à venir me voir le plus tôt possible ; grâce à cinq shillings que je donnai à un matelot pour faire parvenir de suite cette lettre à son adresse, M. Smith la reçut quelques heures après. Le lendemain de bonne heure il vint me voir à bord.

— Je ne puis vous blâmer, me dit-il, d’avoir accepté le marché de ce gredin, car vous ne pouviez réellement pas faire autrement, il ne nous reste plus qu’à trouver un moyen qui nous permette de l’éluder.

— À moins de faire destituer le capitaine de la Vengeance, je ne vois pas trop comment nous arriverons à ce résultat.

— J’ai une idée, et la voici : mais auparavant une question. Ne connaissez-vous personne à terre qui puisse s’intéresser à vous ? Un

membre du parlement, par exemple ; ou bien encore quelque officier général français ?

— Ma foi non !… Attendez donc ! oui, je connais le colonel Lejeune.

— Eh bien ! peut-être ce colonel possède-t-il, lui, quelques bonnes relations dans la haute société anglaise ! Oui, c’est cela. Écrivez-lui, sans plus tarder, qu’il demande que vous soyez transféré dans le cautionnement qu’il habite !

— Mais le colonel ne se rappellera peut-être plus mon nom.

— Qu’importe, vous ne risquez rien à écrire…

— Comme vous voudrez ! À présent, en supposant, ce qui n’est pas probable, que cette démarche réussisse, qu’en résultera-t-il ?

— Belle question ! Qu’une fois à terre vous n’aurez plus rien à craindre de la part du capitaine de la Vengeance, et que vous pourrez travailler pour moi !

— Ma foi, cela est si simple que je n’y avais pas pensé.

Une demi-heure après cette conversation, M. Smith partait avec ma lettre pour le colonel Lejeune, et m’assurait que de son côté il allait mettre tous ses amis en campagne pour travailler à ma délivrance.

Huit jours se passèrent sans amener aucun résultat dans ma position, et je ne songeais déjà presque plus à mon ambitieuse demande, lorsqu’un matin m’arriva une lettre du colonel Lejeune qui me disait que déjà à plusieurs reprises il avait, sans m’en avertir pour ne point me causer de folles espérances, fait des démarches en ma faveur, sans avoir jamais rien pu obtenir, mais que cette fois il espérait réussir.

— J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre, me dit M. Smith, qui profitant d’un moment où le capitaine était descendu à terre vint me voir dans la journée. J’ai mis toutes mes connaissances en campagne, comme je vous l’avais promis, et j’espère plus que jamais.

En effet, quinze jours plus tard le capitaine me fit appeler et m’annonça que le Transport-Board me désignait pour être dirigé sur le cautionnement de Bishop-Watham ! Que le lecteur se figure aussi grande qu’il voudra la joie que me causa cette nouvelle, il n’atteindra jamais jusqu’à la vérité : quant à moi je renonce à la décrire ; cela tenait de la folie !

Comment, il m’allait être permis de respirer l’air des champs, de me reposer sous l’ombre des arbres, de vivre de la vie de tout le monde ! Non ! cela était impossible ! Je ne pouvais croire à un tel bonheur.

Ah ! si j’avais su alors ce que c’était qu’un cautionnement, ma joie eût été moins vive. Bien souvent j’en avais entendu parler par des officiers qui en venaient ; mais je n’avais pas prêté une grande attention à leurs récits, par l’excellente raison que mon grade inférieur me clouant à bord des pontons, il m’importait peu de savoir au juste ce que c’était qu’un cautionnement. Après tout, je dois avouer que comparés aux pontons les cautionnements offraient un séjour fort supportable.

Lorsque j’arrivai sous escorte au petit village qui m’était assigné comme lieu de résidence, village où se trouvait le colonel Lejeune, je vis avec une certaine désillusion que plus de douze cents Français de tous grades n’avaient pour toutes habitations que quelques misérables maisons délabrées, que les Anglais leur cédaient à un prix tellement exorbitant qu’une année de loyer équivalait au moins au prix de la maison elle-même.

Quant à moi, Après avoir été remercier le colonel Lejeune qui me reçut avec une affabilité pleine de franchise, je parvins à me procurer, à raison de dix shillings par semaine, non pas une chambre, mais le droit de mettre mon lit dans une espèce de taudis où déjà couchaient cinq officiers. N’importe, j’étais à terre !

Le lendemain de mon arrivée au cautionnement, j’étais dès cinq heures du matin levé, habillé et prêt à sortir : j’avais hâte d’user de ma liberté.

— Où allez-vous donc ainsi ? me demanda un de mes compagnons de chambre.

— Je vais respirer l’air du matin et courir un peu les champs, lui répondis-je.

— Gardez-vous-en bien, vous seriez arrêté.

— Arrêté ! et pourquoi donc cela ?

— Parce que nous n’avons le droit de mettre les pieds hors de chez nous qu’à six heures du matin seulement.

— Mais cela est impossible. Il doit y avoir égalité de traitement entre les prisonniers des deux nations, et les Anglais détenus en France sur parole ont le droit de sortir quand bon leur semble de leur domicile, de découcher même si cela leur plaît, pourvu toutefois qu’ils ne franchissent pas les limites qui leur sont tracées.

— C’est vrai : les Anglais prisonniers en France peuvent parcourir un rayon de six milles, et s’ils désirent même agrandir cet espace, une simple demande adressée sans formalité au commandant de la place ou au chef de la gendarmerie leur permet d’accomplir ce souhait ! En France, ils peuvent assister à toutes les réunions soit privées, soit publiques, aux spectacles, aux concerts, aux bals ; mais en Angleterre, l’on traite autrement les Français.

« Il ne nous est permis de sortir qu’à partir de six heures du matin et nous devons être rentrés avant le coucher du soleil. Nous ne jouissons que d’un mille de liberté en dehors de notre cautionnement, et encore ne nous est-il permis de parcourir cet espace restreint que sur la grande route, sans pouvoir entrer dans aucun champ ni chemin de traverse.

« Le Transport-Board, pour mieux assurer l’exécution de ces règlements sévères, permet à tout habitant qui trouve un Français en contravention de lui courir sus, comme si c’était une bête féroce, de s’en emparer ou de le terrasser, et il paye une prime d’une livre sterling à cet agent de police improvisé. Les guets-apens auxquels ces règlements ont donné lieu sont innombrables : je crois rester plutôt en deçà qu’au-delà de la vérité en évaluant à au moins deux mille le nombre de Français qui ont été tués ou blessés dans le commencement de leur mise en vigueur. Quant aux récréations que le gouvernement anglais nous permet de prendre, elles consistent tout bonnement dans la peinture et la lecture.

« Des prisonniers français ayant voulu se livrer, dans plusieurs cautionnements, à leur goût pour les arts, c’està-dire former des concerts entre eux et élever de petits théâtres, le Transport-Board s’est empressé de leur ordonner de fermer les lieux de leurs assemblées, sous prétexte que ces réunions, dans lesquelles les habitants du pays étaient admis, formaient des liaisons entre les deux nations et corrompaient les mœurs. Voilà, mon cher camarade, la façon dont nous sommes traités dans les cautionnements. Vous voyez que vous n’avez pas à vous réjouir autant que vous le croyiez d’abord de votre sortie des pontons.

Ces renseignements que me donnait mon voisin de lit, un jeune enseigne de vaisseau, loin d’être exagérés, ne comprenaient au contraire qu’une faible partie des vexations et des souffrances que nous avions à supporter de la part des Anglais !

Je m’arrangeai dans la journée avec une vieille femme, propriétaire d’une maison toute délabrée qui touchait presque à celle où je demeurais, pour la location d’une chambre située sous les combles et dont je fis mon atelier. Quelque misérable que fût mon installation à terre, elle était encore si confortable et si magnifique en comparaison de ma petite cabine sur la Vengeance que je me trouvai fort heureux.

Pendant les quatre premiers mois de mon séjour à terre, c’est-à-dire jusqu’au printemps de l’année 1812, je ne cessai de travailler avec ardeur à la peinture, et le temps passa pour moi d’une façon assez rapide.

Je prenais mon mal en patience, je faisais de mon mieux pour éloigner de mon esprit la pensée de la France qui me poursuivait sans cesse, lorsque arriva un fatal événement qui changea tout à fait ma position.

Un matin qu’il faisait, chose assez rare en Angleterre, un fort beau temps, nous projetâmes, trois prisonniers, M. S…, capitaine de corvette ; M. V…, major de dragons, et moi, d’aller déjeuner à une ferme située sur la grande route, à environ un mille du cautionnement, et nous nous mîmes de suite en chemin.

Il était près de dix heures, et comme le soleil dardait en plein sur nous, nous résolûmes de couper, par un de ces chemins de piéton si communs en Angleterre, à travers un champ, de façon à abréger de moitié la route qu’il nous restait à parcourir.

En m’amusant à franchir un large fossé, je retombai si malheureusement sur une pierre que je crus m’être cassé le pied ; heureusement qu’il n’en était rien : je me l’étais seulement foulé, et même foulé fort légèrement.

J’étais donc en arrière de trois ou quatre cents pas de mes compagnons lorsqu’il me sembla entendre tout à coup pousser des cris de détresse… Hélas ! je ne me trompais pas. Voici ce qui était arrivé : un paysan, occupé à couper une haie, ayant aperçu mes deux compagnons, s’était jeté brutalement sur eux avec sa serpe à la main, et avait très grièvement blessé au bras le major V… qui, n’ayant aucun moyen de se défendre, s’était mis à appeler au secours.

Le capitaine de corvette S…, qui parlait quelque peu l’anglais, s’était empressé de se jeter entre l’infortuné major et l’assassin pour essayer de faire entendre raison à ce dernier. Cette intervention lui coûta, hélas ! bien cher. Le paysan, brandissant sa serpe ensanglantée, se précipita sans vouloir entendre aucune explication sur M. S…, lui assena avec son arme deux terribles coups sur la tête et le jeta mourant à ses pieds.

Ce fut alors que, tournant un buisson qui m’avait jusqu’alors masqué cette hideuse scène d’assassinat, j’aperçus la position critique dans laquelle se trouvaient mes deux compagnons. Dire le désespoir et la fureur que me causa la vue de ce lamentable spectacle me serait impossible : je suis persuadé qu’en ce moment j’eusse volontiers donné dix ans de ma vie pour posséder une arme et pouvoir venger mes compagnons.

Au cri de rage que je poussai l’assassin m’aperçut, et me menaçant de sa serpe il se mit à courir vers moi. Je me croyais perdu, lorsque j’aperçus fixé en terre un bâton noueux qui servait à soutenir l’angle d’une haie. M’en emparer et m’élancer, en le faisant tournoyer, vers le paysan anglais, fut pour moi l’affaire de quelques secondes. J’étais dans un tel état d’exaspération que je ne sentais plus ma foulure au pied, et que ce bâton, quoiqu’il fût assez lourd, ne pesait pas plus dans ma main qu’une tige de paille.

Aussi lâche que cruel, le paysan, voyant que non seulement je ne prenais pas la fuite devant lui mais qu’au contraire je courais à sa rencontre, me tourna les talons et, avec une agilité qui ne prouvait guère en faveur de son courage, il ne tarda pas à mettre entre nous deux une telle distance que je dus renoncer à l’espoir de venger mes infortunés compagnons.

Ma position était fort délicate : laisser là MM. S… et V… pour aller chercher des secours, n’était-ce pas les exposer à subir de nouveau la fureur du monstre qui venait de les frapper ; d’un autre côté, rester près d’eux pour les garder, en attendant que quelque passant voulût bien aller prévenir nos amis du cautionnement, cela m’était impossible, car les deux malheureux perdaient leur sang en telle abondance qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour leur porter secours et arrêter le progrès de l’hémorragie.

Inquiet et indécis, je ne savais où donner de la tête, lorsque je vis accourir plusieurs passants armés de fourches et de fusils ; je ne doutai nullement, en apercevant à leur tête l’assassin de mes compagnons, qu’ils ne vinssent pour achever sa sanglante besogne ; je crois encore aujourd’hui que telle était leur intention ; mais à la vue des deux infortunés étendus dans une mare de sang et ne donnant plus signe de vie, ils furent pris de pitié et renoncèrent à leur homicide projet.

En peu de mots je les mis au courant du terrible drame qui achevait de se passer, et bientôt, je dois leur rendre cette justice, ils joignirent leurs reproches aux imprécations que j’adressais au cruel assassin qui, tremblant comme un lâche et se tenant derrière ses compagnons, ne quittait pas des yeux le bâton dont je m’étais armé.

Improvisant un brancard avec leurs fourches, les Anglais déposèrent sur cette espèce de civière les corps inanimés en apparence de MM. S… et V…, et prirent, chargés de ce triste fardeau, le chemin du cautionnement. L’assassin suivit pendant quelques instants ce funèbre cortège avec instance, puis haussant enfin les épaules d’un air de mépris il s’en fut tranquillement reprendre son travail interrompu et couper sa haie.

L’impression que produisit notre arrivée au cautionnement fut moins grande que je ne m’y attendais. Les prisonniers français étaient tellement habitués à de semblables catastrophes qu’ils n’y prenaient pour ainsi dire plus garde.

Cette fois cependant cet assassinat avait été commis avec un tel raffinement de cruauté, la conduite des victimes l’avait si peu motivé, le prétexte invoqué était si futile et si peu plausible, que quand on connut toutes les circonstances de cet attentat une grande indignation se manifesta dans tout le cautionnement. Les officiers les plus élevés en grade se réunirent aussitôt et rédigèrent en français séance tenante une vigoureuse protestation au gouvernement anglais.

Restait à traduire cette pièce, et le colonel Lejeune m’ayant désigné comme très capable de remplir ce travail on me le confia, en me priant de le terminer le plus tôt possible. Je me mis de suite à l’œuvre, et en une heure il fut terminé.

J’allais le porter au conseil des officiers lorsqu’un gros homme, que je pris d’abord à sa mise pour un marchand, entra tout à coup dans ma chambre.

À cette manière brusque et sans façon de se présenter, je fronçais déjà les sourcils car j’étais, le lecteur le concevra sans peine, fort mal disposé en ce moment pour les Anglais, lorsque l’inconnu, prenant précipitamment la parole :

— Monsieur, me dit-il, j’apprends que vous êtes chargé de traduire une plainte que vos camarades comptent adresser au gouvernement anglais et livrer à la publicité de la presse. Croyez-moi, ce travail offre pour vous beaucoup de danger, et vous agiriez avec prudence en le laissant de côté.

— Qui êtes-vous, monsieur, m’écriai-je, pour venir ici espionner ma conduite et me donner des conseils ? Probablement quelque mouchard attaché au Transport-Board ?

— Cela pourrait être, me répondit froidement l’inconnu en accompagnant ces paroles d’un sourire faux et méchant ; et alors vous auriez tort de vous exprimer comme vous le faites.

— Vous vous trompez, monsieur l’espion ! je ne viole en rien les règlements en traduisant cette pétition, et je ne vois pas à quelle peine je m’expose et quel danger je cours en disant qu’un mouchard est un être vil, méprisable et immonde, qu’un honnête homme ne doit jamais laisser séjourner chez soi !…

À cette réponse que j’accompagnai d’un geste de bras fort significatif en montrant du doigt le chemin de la porte, l’inconnu resta impassible et, d’un air glacial, se contenta de me dire :

— Oui ou non, traduirez-vous cette réclamation ?

— J’ignore, je vous le répète, qui vous êtes, et de quel droit vous m’interrogez ; mais peu m’importe. Oui, je traduirai cette réclamation.

L’inconnu me tourna alors les talons et s’en fut comme il était entré, c’est-à-dire sans m’adresser ni un salut ni un mot de politesse.

Quant à moi, je m’empressai d’aller porter mon travail aux officiers qui l’attendaient. Je sortais du conseil lorsqu’une jolie petite Anglaise, nommée Mary, âgée au plus de douze ans et dont j’avais fait le portrait, me tira doucement par la manche de ma redingote en passant près de moi, et mettant rapidement son doigt sur sa bouche pour me recommander le silence, me fit un léger signe de tête qui signifiait fort clairement que j’eusse à la suivre. Je m’empressai, assez inquiet de cet air de mystère, de marcher derrière ma jolie petite conductrice que je vis, après une course de deux ou trois minutes, entrer dans une misérable chaumière isolée, située à l’extrémité du village. Je pénétrai presque en même temps que Mary dans la cabane.

— Mon pauvre monsieur, me dit alors vivement une vieille femme, la grand’mère de Mary, que je trouvai dans la pièce d’entrée, les moments sont précieux pour vous ; je vais droit au fait. J’ai appris tout à l’heure par hasard en entendant la conversation de deux constables qu’il est question de vous arrêter ! Or, comme vous avez toujours été bien bon pour nous et que vous nous avez, pour rien, fait le portrait de Mary, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous prévenir du danger qui vous menaçait, et j’ai envoyé à votre recherche ma petite fille, avec ordre de vous amener ici… Voyez le parti que vous voulez prendre.

— Merci mille fois pour cet avertissement, bonne femme, lui dis-je, croyez que je n’oublierai jamais cette preuve de bonté de votre part… Quant au parti que je dois prendre, je n’en vois qu’un seul, c’est d’avoir recours à la fuite. Merci encore et adieu !

Je mis alors une guinée dans la main de la petite fille, puis je me hâtai de regagner mon atelier.

Après avoir retiré mon or et les billets de banque d’une cachette où je les avais enfouis pour les mettre à l’abri de la mauvaise foi et de la cupidité anglaises, j’en bourrai une ceinture de cuir que je m’étais procurée aux pontons et qui ne me quittait jamais puis, ayant brûlé quelques lettres et certains papiers, je refermai mon atelier et me rendis sans perdre de temps chez un enseigne de vaisseau, que je savais posséder une excellente paire de pistolets de poche anglais.

Je le trouvai heureusement chez lui, et l’ayant mis en peu de mots au courant de ma position, je le priai de vouloir bien me céder, au prix qu’il lui conviendrait de fixer, sa paire de pistolets.

— Ma foi, je ne demande pas mieux, me répondit-il. La possession de ces armes, qui peuvent horriblement me compromettre et ne me sont d’aucune utilité, pèse depuis longtemps sur mon repos. Je suis d’autant plus ravi de trouver une occasion de m’en défaire avec avantage que je manque complètement d’argent en ce moment… Mes pistolets m’ont coûté six livres sterling. Si ce prix vous convient…

— C’est une affaire conclue, mille remerciements, voici les six livres.

Je serrai les pistolets qui étaient tout chargés dans mes poches puis, donnant une poignée de main à l’enseigne, je m’éloignai sans vouloir écouter ses remontrances, et pris la route de la campagne.

À mille pas environ du village, je me cachai dans un fossé recouvert par une haie vive, et persuadé que l’on n’irait pas me chercher aussi près du cautionnement je résolus d’attendre là la tombée de la nuit.

L’expérience me montra bientôt que cette précaution n’était pas inutile : je vis passer plusieurs agents de police qui s’étaient mis à ma poursuite, et ne se doutaient certes pas qu’en doublant le pas pour m’atteindre, ils me laissaient derrière eux.

Quoique admirablement caché par la haie qui recouvrait le fossé au fond duquel j’étais blotti, ce ne fut pas sans un certain plaisir que je vis la nuit remplacer le jour.

Vers les neuf ou dix heures du soir, il me sembla entendre le bruit produit par une voiture roulant avec rapidité. Je sortis aussitôt de ma cachette et me mis à marcher au milieu de la grande route d’un pas ordinaire et tranquille, ainsi qu’un paisible piéton.

Dix minutes plus tard la voiture arriva devant moi ; je reconnus une diligence et je m’empressai d’appeler le cocher, qui s’arrêta aussitôt.

Une seule place était vacante dans l’intérieur ; je la pris, trop heureux de ne pas me trouver en outside, c’est-à-dire en dehors, ou sur ce que nous appelons en France la banquette ou l’impériale, car l’outside était encombré de voyageurs et j’aurais couru le risque d’y trouver quelque connaissance.

Dire que je n’éprouvai pas une certaine émotion lorsque, m’étant assis à la place qui m’était assignée, le conducteur referma la portière sur moi, serait mentir ; j’étais au contraire très ému. Peu à peu cependant je me remis en voyant que mes trois compagnons de route, car l’intérieur des diligences anglaises ne contenait à cette époque que quatre voyageurs, ne faisaient aucune attention à moi. À mon côté était assis un homme qui semblait dormir ; sur la banquette opposée à la mienne se trouvaient deux femmes. Au premier relais où nous arrivâmes, mon voisin se réveilla, et m’adressant la parole contrairement à l’usage anglais, me mit dans un grand embarras. Ne pas répondre était évidemment une maladresse ; oui, mais si en parlant j’allais trahir par mon accent ma nationalité ! Je ne savais que faire et que résoudre, lorsqu’une des femmes, dont la voix douce et mélodieuse me fut droit au cœur, prit la parole et répondit en mon lieu et place à mon interlocuteur.

En moins de cinq minutes, j’appris que je me trouvais avec le père, la mère et la fille ; que le père était un ministre protestant, la mère une grande nullité, et la jeune demoiselle une pauvre enfant pleine d’esprit et de grâce que l’on conduisait pour être institutrice dans la famille d’un pair d’Angleterre. Craignant d’être pris de nouveau à partie je feignis alors de m’endormir profondément.

Que l’on juge de la poignante émotion que je dus éprouver lorsque j’entendis tout à coup le ministre protestant dire à sa fille :

— Faites-moi souvenir, Flora, de m’informer au premier relais si le prisonnier qui s ’est évadé et que 1 ’on poursuit a été repris par la justice. Je donnerais volontiers une couronne pour que cela fût.

— Ne parlez point ainsi, mon bon père, je vous en supplie, répondit la jeune fille. Pourquoi désirer la mort de son semblable ?

— Les Français, Flora, ne sont point nos semblables ! s’écria d’un ton rogue le ministre ; ce sont des fanatiques qui obéissent servilement à la cour de Rome et reconnaissent la monstrueuse autorité du pape, tandis que nous, nous sommes des hommes sensés qui n’obéissons qu’à la voix de la raison. Oui, certainement, je le répète, je désire vivement que le Français qui s’est évadé, en manquant ainsi à sa parole, tombe entre les mains de la police qui le cherche. Ah ! misérable, me disais-je en moi-même, avec quel plaisir, si nous nous trouvions en ce moment sur une terre neutre et que ta fille ne fût pas là pour te protéger par sa présence, je te ferais connaître combien tu me déplais !

Miss Flora n’ayant pas jugé à propos de répondre à son père, le fort peu charitable ministre et sa femme ne tardèrent pas à me prouver, par leurs ronflements sonores, qu’ils dormaient d’un lourd et profond sommeil. J’hésitais, que l’on est fou quand on est jeune ! à savoir si je devais, oui ou non, au risque de me trahir ou d’être trahi, remercier la jeune et jolie Flora de l’intérêt qu’elle avait bien voulu témoigner en faveur du Français évadé, lorsque la voiture s’arrêta au beau milieu de son élan.

Je mis aussitôt la tête à la portière, et que l’on juge de l’indicible angoisse que je ressentis lorsque j’aperçus cinq ou six constables, armés de lanternes, qui entouraient la diligence.

— Je suis perdu ! m’écriai-je en français.

— Peut-être, monsieur, me dit vivement miss Flora ; appuyez-vous sur l’épaule de mon père et faites semblant de dormir.

À peine avais-je eu le temps d’obéir à l’ordre de la charmante enfant quand une vive lueur inonda l’intérieur de la voiture.

— Qu’y a-t-il ? demanda aux constables avec un sang-froid merveilleux la jeune fille du pasteur. Prenez garde, messieurs, vous allez réveiller mon père et ma mère.

— Quel est ce jeune homme, mademoiselle ? dit le constable, probablement en me désignant.

— Mon frère, que mon père vient de retirer de la marine pour le faire entrer dans les ordres…

— C’est bien mademoiselle, veuillez nous excuser de vous avoir dérangée, mais nous cherchons un Français qui s’est évadé du cautionnement, et nous devons visiter toutes les diligences…

— On n’a pas besoin de s’excuser quand on accomplit son devoir, monsieur, répondit la jeune fille d’un ton sentencieux et en relevant la portière.

Pourvu, me disais-je, que les constables n’interrogent pas le cocher, je suis sauvé… Mais si le cocher parle… La voiture qui se remit alors en route coupa court à nos inquiétudes, j’étais au moins momentanément sauvé.

— Ah ! mademoiselle, dis-je à miss Flora en prenant sa main que je portai respectueusement à mes lèvres et sur laquelle, pourquoi une fausse honte m’arrêterait-elle dans cet aveu, je laissai tomber une larme de reconnaissance, Dieu vous récompensera de cette bonne action !

Miss Flora retira doucement sa main sans avoir l’air de me comprendre.

Elle avait raison ! À quoi bon, en effet, répondre à un homme qu’elle ne connaissait pas et qu’elle ne devait plus revoir ! N’importe ! si ces lignes vous tombent par hasard sous les yeux, miss Flora, croyez que la reconnaissance de votre noble conduite n’a jamais quitté mon cœur.

Je n’avais pas encore osé, de peur d’éveiller des soupçons, m’informer de la direction que suivait la diligence ; ce ne fut qu’au troisième relais que j’appris par quelques mots échangés entre le postillon et une servante d’auberge que la voiture ne se dirigeait pas vers Portsmouth.

Je résolus alors de ne pas continuer plus longtemps mon voyage et de m’arrêter où je me trouvais d’abord, afin de pouvoir prendre quelque nourriture dont j’avais grand besoin ; et afin de ne pas trop m’éloigner de Portsmouth où je comptais me réfugier. Je payai donc ma place au conducteur et je demandai une chambre à l’auberge. J’eus soin, avant de me coucher, d’affecter une rage de dents ; ce qui me permit de ne parler qu’avec mon mouchoir devant la bouche.

Je recommandai à la servante de ne me réveiller le lendemain qu’une heure avant le passage de la voiture de Portsmouth ; puis, fermant la porte de ma chambre avec soin, je plaçai mes pistolets près de moi et me jetai tout habillé sur mon lit. Il était le lendemain près de cinq heures lorsqu’on frappa doucement à ma porte : c’était la fille de l’auberge qui venait m’avertir que la voiture de Portsmouth passerait bientôt.

Mon prétendu mal de dents me permettant d’avoir une fluxion, je m’enveloppai la tête et les joues avec une cravate noire, ce qui me défigurait complètement, et je me fis servir à déjeuner.

J’achevais de boire mon dernier verre de Porto et de manger ma dernière bouchée lorsque la voiture arriva. Ma bonne étoile voulut que l’intérieur fût parfaitement libre ; décidément la chance semblait se déclarer en ma faveur.

Aucun voyageur ne vint par bonheur prendre place à mes côtés pendant le reste de la journée, et j’arrivai vers les neuf heures du soir à Portsmouth sans avoir couru le moindre danger.