Mes souvenirs (Massenet)/02

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 21-27).

CHAPITRE II

ANNÉES DE JEUNESSE



À l’époque où j’allais m’asseoir sur les bancs du Conservatoire, j’étais d’une complexion plutôt délicate et de taille assez petite. Ce fut même le prétexte au portrait-charge que fit de moi le célèbre caricaturiste Cham. Grand ami de ma famille, Cham venait souvent passer la soirée chez mes parents. C’était autant de conversations que le brillant dessinateur animait de sa verve aussi spirituelle qu’étincelante et qui avaient lieu autour de la table familiale éclairée à la lueur douce d’une lampe à l’huile. (En ce temps-là, le pétrole était à peine connu et, comme éclairage, l’électricité n’était pas encore utilisée.)

Le sirop d’orgeat était de la partie ; il était de tradition avant que la tasse de thé ne fût devenue à la mode.

On m’avait demandé de me mettre au piano. Cham eut donc tout le loisir nécessaire pour croquer ma silhouette, ce qu’il fit en me représentant debout, sur cinq ou six partitions, les mains en l’air pouvant à peine atteindre le clavier. Évidemment, c’était l’exagération de la vérité, mais d’une vérité cependant bien prise sur le fait.

J’accompagnais parfois Cham chez une aimable et belle amie qu’il possédait rue Taranne. J’étais naturellement appelé à « toucher du piano ». J’ai même souvenance, qu’un soir que j’étais invité à me faire entendre, je venais de recevoir les troisièmes accessits de piano et de solfège, ce dont deux lourdes médailles de bronze, portant en exergue les mots : « Conservatoire impérial de musique et de déclamation », témoignaient. On m’en écoutait davantage, c’est vrai, mais je n’en étais pas moins ému pour cela, au contraire !

Au cours de mon existence j’appris, pas mal d’années plus tard, que Cham avait épousé la belle dame de la rue Taranne, et que cela s’était accompli dans la plus complète intimité. Comme cette union le gênait un peu, Cham n’en avait adressé aucune lettre de faire-part à ses amis, ce qui les avait étonnés ; sur l’observation qu’ils lui en adressèrent, il eut ce joli mot : « Mais si, j’ai envoyé des lettres de faire-part… elles étaient même anonymes ! »

Malgré la touchante surveillance de ma mère, je m’échappai un soir de la maison. J’avais su que l’on donnait l’Enfance du Christ, de Berlioz, dans la salle de l’Opéra-Comique, rue Favart, et que le grand compositeur dirigerait en personne.

Ne pouvant payer mon entrée et pris, cependant, d’une envie irrésistible d’entendre ainsi l’œuvre de celui qu’accompagnait l’enthousiasme de toute notre jeunesse, je demandai à mes camarades, qui faisaient partie des chœurs d’enfants, de m’emmener et de me cacher parmi eux. Il faut aussi que je l’avoue, j’étais possédé du secret désir de pénétrer dans les coulisses d’un théâtre !

Cette escapade, vous le devinez, mes chers enfants, ne fut pas sans inquiéter ma mère. Elle m’attendit jusqu’à minuit passé… me croyant perdu dans ce grand Paris.

Quand je rentrai, tout penaud et courbant la tête, point n’est besoin de dire que je fus fort sermonné. À deux reprises je laissai passer l’orage ; s’il est vrai que la colère des femmes est comme la pluie dans les bois qui tombe deux fois, le cœur d’une mère, du moins, ne saurait éterniser le courroux. Je me mis donc au lit, tranquillisé de ce côté. Je ne pus cependant dormir. Je repassais dans ma petite tête toutes les beautés de l’œuvre que j’avais entendue et je revoyais la haute et fière figure de Berlioz dirigeant magistralement cette superbe exécution !

Ma vie, cependant, s’écoulait heureuse et laborieuse. Cela ne dura pas.

Les médecins avaient ordonné à mon père de quitter Paris dont le climat lui était malsain et d’aller suivre le traitement pratiqué à Aix, en Savoie.

S’inclinant devant cet arrêt, mes père et mère partirent pour Chambéry : ils m’emmenèrent avec eux.

Ma carrière de jeune artiste était donc interrompue. Qu’y faire ?

Je restai à Chambéry pendant deux longues années. Mon existence, toutefois, ne fut pas trop monotone. Je l’employais à continuer mes études classiques, les faisant alterner avec un travail assidu de gammes et d’arpèges, de sixtes et de tierces, tout comme si j’étais destiné à devenir un fougueux pianiste. Je portais les cheveux ridiculement longs, ce qui était de mode chez tout virtuose, et ce point de ressemblance convenait à mes rêves ambitieux. Il me semblait que la chevelure inculte était le complément du talent !

Entre temps, je me livrais à de grandes randonnées à travers ce délicieux pays de la Savoie, alors encore sous le sceptre du roi de Piémont, je me rendais tantôt à la dent de Nivolet, tantôt jusqu’aux Charmettes, cette pittoresque demeure illustrée par le séjour de Jean-Jacques Rousseau.

Durant ma villégiature forcée, j’avais trouvé, par un véritable hasard, quelques œuvres de Schumann, assez peu connu, alors, en France, et moins encore dans le Piémont. Je me souviendrai toujours que là où j’allais, payant mon écot de quelques morceaux de piano, je jouais parfois cette exquise page intitulée Au Soir, et cela me valut, un jour, la singulière invitation ainsi conçue : « Venez nous amuser avec votre Schumann où il y a de si détestables fausses notes ! » Inutile de dépeindre mes emportements d’enfant, devant de tels propos. Que diraient les braves Savoisiens d’alors, s’ils connaissaient la musique d’aujourd’hui ?

Mais les mois passaient, passaient, passaient… si bien qu’un matin les premières lueurs du jour n’étant pas encore descendues des montagnes, je m’échappai du toit paternel, sans un sou dans la poche, sans un vêtement de rechange, et je partis pour Paris. Paris ! la ville de toutes les attirances artistiques, où je devais revoir mon cher Conservatoire, mes maîtres, et les coulisses dont le souvenir ne cessait de me hanter.

Je savais trouver à Paris une bonne et grande sœur qui, malgré sa situation bien modeste, m’accueillit comme son propre enfant, m’offrant le logis et la table : logis bien simple, table bien frugale, mais le tout agrémenté du charme d’une si suprême bonté que je me sentais complètement en famille.

Insensiblement ma mère me pardonna ma fuite à Paris.

Quelle créature toute de bonté et de dévouement que ma sœur ! Elle devait, hélas ! nous quitter pour toujours, le 13 janvier 1905, au moment où elle se faisait une gloire d’assister à la 500e représentation de Manon, qui eut lieu le soir même de sa mort. Rien ne pourrait exprimer le chagrin que je ressentis !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

En l’espace de vingt-quatre mois, j’avais regagné le temps perdu en Savoie. Un premier prix de piano était venu s’ajouter à un prix de contrepoint et fugue. C’était le 26 juillet 1859.

Je concourais avec dix de mes camarades. Le sort m’attribua le chiffre 11 dans les numéros d’ordre. Les concurrents attendaient l’appel de leurs noms dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire où nous étions enfermés.

Un instant le numéro 11 se trouva seul dans le foyer. Tandis que j’attendais mon tour, je contemplais respectueusement le portrait d’Habeneck, le fondateur et premier chef d’orchestre de la Société des Concerts, dont la boutonnière gauche fleurissait d’un véritable mouchoir rouge. Certainement, le jour où il serait devenu officier de la Légion d’honneur, accompagnée de plusieurs autres ordres, il n’aurait pas porté une rosette… mais une rosace !…

Enfin je fus appelé.

Le morceau de concours était le concerto en fa mineur de Ferdinand Hiller. On prétendait alors que la musique de Ferdinand Hiller se rapprochait tant de celle de Niels Gade, qu’on l’aurait prise pour du Mendelssohn !…

Mon bon maître, M. Laurent se tenait près du piano. Quand j’eus terminé — concerto et page à déchiffrer — il m’embrassa, sans s’inquiéter du public qui remplissait la salle, et je me sentis le visage tout humide de ses chères larmes.

J’avais déjà, à cet âge, l’esprit du doute dans le succès… et j’ai toujours fui, durant ma vie, les répétitions générales publiques et les premières, trouvant qu’il était mieux d’apprendre les mauvaises nouvelles… le plus tard possible.

Je rentrai à la maison, courant comme un gamin. Je la trouvai vide, car ma sœur avait assisté au concours. Cependant, à la fin, je n’y tenais plus ; je me décidai à retourner au Conservatoire : et tant j’étais agité, je le fis toujours en courant. J’étais arrivé au coin de la rue Sainte-Cécile, lorsque je rencontrai mon camarade Alphonse Duvernoy, dont la carrière de professeur et de compositeur fut si belle. Je tombai dans ses bras. Il m’apprit, ce que j’aurais déjà dû savoir, que M. Auber, au nom du jury, venait de prononcer une parole fatidique : « Le premier prix de piano est décerné à M. Massenet. »

Dans le jury se trouvait un maître, Henri Ravina, qui fut pour moi le plus précieux des amis que je conservai dans la vie ; à lui va ma pensée émue et chèrement reconnaissante.

De la rue Bergère à la rue de Bourgogne où habitait mon excellent maître, M. Laurent, je ne fis que quelques bonds. Je trouvai mon vieux professeur qui déjeunait avec plusieurs officiers généraux, ses camarades de l’armée.

À peine m’eût-il vu qu’il me tendit deux volumes. C’était la partition d’orchestre des Nozze di Figaro, dramma giocoso in quatro atti. Messo in musica dal Signor W. Mozart.

La reliure des volumes était aux armes de Louis XVIII, avec cette suscription en lettres d’or : Menus plaisirs du Roi. École royale de musique et de déclamation. Concours de 1822. Premier prix de piano décerné à M. Laurent.

Sur la première page, mon vénéré maître avait écrit ces lignes :

« Il y a trente-sept ans que j’ai remporté, comme toi, mon cher enfant, le prix de piano. Je ne crois pas te faire un cadeau plus agréable que de te l’offrir avec ma bien sincère amitié. Continue ta carrière et tu deviendras un grand artiste.

« Voilà ce que pensent de toi les membres du jury qui t’ont aujourd’hui décerné cette belle récompense.

« Ton vieil ami et professeur.
« Laurent. »


N’est-ce pas un geste vraiment beau que de voir ce professeur vénéré rendre un tel témoignage à un jeune homme qui commençait à peine sa carrière ?