Mes souvenirs (Massenet)/04

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 37-43).

CHAPITRE IV

LA VILLA MÉDICIS



En 1863. les grands-prix de Rome pour la peinture, la sculpture, l’architecture et la gravure étaient Layraud et Monchablon, Bourgeois, Brune et Chaplain.

La coutume, suivie actuellement encore, voulait que nous partions tous réunis pour la villa Médicis, et visitions l’Italie.

Quelle nouvelle et idéale existence pour moi !

Le ministre des Finances m’avait fait remettre 600 francs et un passeport, au nom de l’empereur Napoléon III, signé Drouyns de Luys, alors ministre des Affaires étrangères.

Nous fîmes ensemble, mes nouveaux camarades et moi, les visites d’adieu prescrites par l’usage avant notre départ pour l’Académie de France à Rome, à tous les membres de l’Institut.

Le lendemain de Noël, dans trois landaus, en route pour nos visites officielles, nous parcourûmes Paris dans tous les quartiers, là où demeuraient nos patrons.

Ces trois voitures, remplies de jeunes gens, vrais rapins, j’allais dire gamins, que le succès avait grisés et qui étaient comme enivrés des sourires de l’avenir, produisirent un vrai scandale dans les rues.

Presque tous ces messieurs de l’Institut nous firent savoir qu’ils n’étaient pas chez eux. C’était un moyen d’éviter les discours.

M. Hirtoff, le célèbre architecte, qui demeurait rue Lamartine, y mettant moins de façons, cria de sa chambre à son domestique : « Mais dites-leur donc que je n’y suis pas ! »

Nous nous rappelions qu’autrefois les professeurs accompagnaient leurs élèves jusque dans la cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires. Il arriva qu’un jour, au moment où la lourde diligence qui contenait les élèves entassés dans la rotonde, dont les places les moins chères étaient aussi celles qui vous exposaient le plus à toutes les poussières de la route, s’ébranlait pour le long voyage de Paris à Rome, l’on entendit M. Couder, le peintre préféré de Louis-Philippe, dire à son élève particulier, avec onction : « Surtout, n’oublie pas ma manière ! » Chère naïveté, cependant bien touchante ! C’est de ce peintre que le roi disait, après lui avoir fait une commande pour le musée de Versailles : « M. Couder me plaît. Il a un dessin correct, une couleur satisfaisante, et il n’est pas cher ! »

Ah ! la bonne et simple époque, où les mots avaient leur valeur et les admirations étaient justes sans les enflures apothéotiques, si je puis dire, d’aujourd’hui, dont on vous comble si facilement !

Cependant, je rompis avec l’usage et je partis seul, ayant donné rendez-vous à mes camarades, sur la route de Gênes, où je devais les retrouver en voiturin, énorme voiture de voyage traînée par cinq chevaux. J’en avais pour motifs, d’abord mon désir de m’arrêter à Nice, où mon père était enterré, puis d’aller embrasser ma mère, qui habitait alors Bordighera. Elle y occupait une modeste villa qui avait le grand agrément de se trouver en pleine forêt de palmiers dominant la mer. Je passai avec ma chère maman le premier jour de l’an, qui coïncidait avec l’anniversaire de la mort de mon père, des heures pleines d’effusion, pleines d’attendrissement. Il me fallut, toutefois, me séparer d’elle, car mes joyeux camarades m’attendaient en voiture, sur la route de la Corniche italienne, et mes larmes se séchèrent dans les rires. Ô jeunesse !…

Notre voiture s’arrêta d’abord à Loano, vers huit heures du soir.

J’ai avoué que j’étais gai quand même ; c’est vrai, et pourtant j’étais en proie à d’indéfinissables réflexions, me sentant presque un homme, seul désormais dans la vie. Je me laissai aller au cours de ces pensées, trop raisonnables peut-être pour mon âge, tandis que les mimosas, les citronniers, les myrtes en fleurs de l’Italie me révélaient leurs troublantes senteurs. Quel contraste adorable pour moi, qui n’avais connu jusqu’alors que l’acre odeur des faubourgs de Paris, l’herbe piétinée de ses fortifications et le parfum — je dis parfum — des coulisses aimées !

Nous passâmes deux jours à Gênes, y visitant le Campo-Santo, cimetière de la ville, si riche en monuments des marbres les plus estimés, et réputé comme le plus beau de l’Italie. Qui nierait après cela que l’amour-propre survit après la mort ?

Je me retrouvai ensuite, un matin, sur la place du Dôme, à Milan, cheminant avec mon camarade Chaplain, le célèbre graveur en médailles, plus tard mon confrère à l’Institut. Nous échangeâmes nos enthousiasmes devant la merveilleuse cathédrale en marbre blanc élevée à la Vierge par le terrible condottiere Jean-Galéas Visconti, en pénitence de sa vie. « À cette époque de foi, la terre se couvrit de robes blanches », comme l’a dit Bossuet, dont la grave et éloquente parole revient à ma pensée.

Nous fûmes très empoignés devant la Cène, de Léonard de Vinci. Elle se trouvait dans une grande salle ayant servi d’écurie aux soldats autrichiens, pour lesquels on avait percé une porte, ô horreur ! abomination des abominations ! dans le panneau central de la peinture même.

Ce chef-d’œuvre s’efface peu à peu. Avec le temps, bientôt, il aura complètement disparu, mais non comme la Joconde, plus facile à emporter, sous le bras, qu’un mur de dix mètres de haut sur lequel est peinte cette fresque.

Nous traversâmes Vérone et y accomplîmes le pèlerinage obligatoire au tombeau de la Juliette aimée par Roméo. Cette promenade ne donnait-elle pas satisfaction aux secrets sentiments de tout jeune homme, amoureux de l’amour ? Puis Vicenze, Padoue, où, en contemplant les peintures de Giotto, sur l’Histoire du Christ, j’eus l’intuition que Marie-Magdeleine occuperait un jour ma vie ; et enfin Venise !

Venise !… On m’aurait dit que je vivais réellement que je n’y aurais pas cru, tant l’irréel de ces heures passées dans cette ville unique m’enveloppait de stupéfaction. N’étant pas M. Bædeker, dont le guide trop coûteux n’était pas dans nos mains, ce fut par une sorte de divination que nous découvrîmes, sans indications, toutes les merveilles de Venise.

Mes camarades avaient admiré une peinture de Palma Vecchio, dans une église dont ils ne purent savoir le nom. Comment la retrouver au milieu des quatre-vingt-dix églises que compte Venise ? Seul, dans une gondole, je dis à mon « barcaiollo » que j’allais à Saint-Zacharie ; mais, n’y ayant pas aperçu le tableau, une Santa Barbara, je me fis conduire à un autre saint. Nouvelle déception. Comme celle-ci se renouvelait et menaçait de s’éterniser, mon gondolier me montra, en riant, une autre église, celle de Tous les Saints (Chiesa di tutti santi), et me dit, moitié moqueur : « Entrez là, vous trouverez le vôtre ! »

Je passe Pise et Florence, dont je parlerai plus tard, avec détails.

Arrivés près du territoire pontifical, nous décidâmes, pour ajouter quelque pittoresque en plus à notre route, qu’au lieu de passer par le chemin académique et d’arriver à Rome comme les anciens prix, par Ponte-Molle, antique témoin de la défaite de Maxence et de la glorification du christianisme, nous prendrions le bateau à vapeur à Livourne jusqu’à Civitta-Vecchia. C’était une première traversée que je supportai… presque convenablement, grâce à des oranges que je tenais constamment à la bouche en en exprimant le jus.

Nous arrivâmes enfin à Rome, par le chemin de fer de Civitta-Vecchia à la Ville Éternelle. C’était l’heure du dîner des pensionnaires. Ils furent fort interdits en nous voyant, car ils se faisaient une fête d’aller à la rencontre de notre voiture sur la voie Flaminienne.

L’accueil fut brusque. Un dîner spécial fut improvisé, qui commença les plaisanteries faites aux nouveaux, dits les affreux nouveaux.

En ma qualité de musicien, je fus chargé d’aller, une cloche à la main, sonner le dîner, en parcourant les nombreuses allées du jardin de la Villa Médicis, alors plongées dans la nuit. Ignorant les détours, je tombai dans un bassin. Naturellement, la cloche s’arrêta et les pensionnaires, qui écoutaient son tintement, se réjouissant de leur farce, eurent un rire inextinguible à l’arrêt soudain de la sonnette. Ils comprirent, et l’on vint me repêcher.

J’avais payé ma première dette, celle d’entrée à la Villa Médicis. La nuit devait amener d’autres brimades.

La salle à manger des pensionnaires, que je connus si agréable dès le lendemain, était transformée en un véritable repaire de bandits. Les domestiques, qui portaient habituellement la livrée verte de l’empereur, étaient costumés en moines, un tromblon en bandoulière et deux pistolets à la ceinture, le nez vermillonné et façonné par un sculpteur. La table en sapin était tachée de vin et dégoûtante de saleté.

Les anciens avaient tous la physionomie rogue, ce qui ne les empêcha pas, à un moment donné, de nous dire que si la nourriture était simple, on vivait ici dans la plus fraternelle harmonie. Subitement, après une discussion artistique fort drôlement menée, le désaccord arriva et l’on vit toutes les assiettes et les bouteilles voler en l’air, au milieu de cris formidables.

Sur un signe d’un des prétendus moines, le silence se rétablit immédiatement, et l’on entendit la voix du plus ancien des pensionnaires, Henner, dire gravement : « Ici, la bonne harmonie règne toujours ! »

Bien que nous sachions que nous étions l’objet de plaisanteries, j’étais un peu interloqué. N’osant bouger, je regardais, le nez baissé sur la table, quand j’y lus le nom d’Herold, que l’auteur du Pré aux Clercs y avait gravé avec son couteau, alors qu’il était pensionnaire de cette même Villa Médicis.