Mes souvenirs (Massenet)/10

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 91-100).

CHAPITRE X

DE LA JOIE. — DE LA DOULEUR



La première lecture d’ensemble de Marie-Magdeleine eut lieu un matin, à neuf heures, dans la petite salle de la maison Érard, rue du Mail, qui avait autrefois servi aux séances de quatuors.

Quelque matinale que fût l’heure fixée, la bonne Mme Viardot l’avait devancée, tant elle avait hâte d’entendre les premières notes de l’ouvrage. Mes autres interprètes arrivèrent peu d’instants après.

Édouard Colonne conduisait les répétitions d’orchestre.

Mme Viardot s’intéressa vivement à la lecture. Elle la suivit en artiste très au courant de la composition. Chanteuse et tragédienne lyrique remarquable, elle était plus qu’une artiste, une grande musicienne, une femme merveilleusement douée et tout à fait supérieure.

Le 11 avril, la salle de l’Odéon avait reçu le public habituel des répétitions générales et des premières. Le théâtre avait ouvert ses portes au Tout-Paris, toujours le même, composé d’une centaine de personnes pour qui être de « la première » ou de « la générale » semble le privilège le plus enviable.

La presse y assistait également.

Quant à moi, j’étais réfugié dans les coulisses avec mes interprètes très émus. Il semblait, dans leur émotion, qu’ils fussent appelés à faire prononcer sur moi une sentence suprême, que c’était un vote qu’ils allaient exprimer d’où dépendrait le sort de ma vie !

Je ne me rendis aucun compte de ce que pouvait être l’impression de la salle. Comme je devais partir avec ma femme, le lendemain, pour l’Italie, je n’eus pas de nouvelles immédiates.

Le premier écho de Marie-Magdeleine ne devait m’arriver qu’à Naples. Ce fut sous la forme touchante d’une lettre que m’adressait le toujours si bon Ambroise Thomas.

Voici ce que m’écrivait ce maître si délicatement attentif à tout ce qui marquait mes pas dans la carrière artistique :


« Paris, 12 avril 1873.

« Obligé de me rendre aujourd’hui à ma campagne, j’aurai peut-être le regret de ne pas vous voir avant votre départ. Dans le doute, je ne veux pas tarder à vous dire, mon cher ami, tout le plaisir que j’ai éprouvé hier soir, et combien j’ai été heureux de votre beau succès…

« Voilà une œuvre sérieuse, noble et touchante à la fois ; elle est bien de notre temps, mais vous avez prouvé qu’on peut marcher dans la voie du progrès tout en restant clair, sobre et mesuré.

« Vous avez su émouvoir, parce que vous avez été ému.

« J’ai été pris comme tout le monde et plus que tout le monde.

« Vous avez rendu avec bonheur l’adorable poésie de ce drame sublime !

« Dans un sujet mystique où l’on est exposé à tomber dans l’abus des tons sombres et dans l’âpreté du style vous vous êtes montré coloriste en gardant le charme et la lumière…

« Soyez content, votre ouvrage reviendra et restera.

« Au revoir ; je vous embrasse de tout cœur.

« Mes affectueuses félicitations à Mme Massenet.

« Ambroise Thomas. »


Je relisais cette chère lettre. Elle ne pouvait sortir de mon souvenir, tant était doux et précieux le réconfort qu’elle m’apportait.

J’étais tout à ces rêveries délicieuses lorsque, au moment de prendre le bateau pour me rendre à Capri, je vis accourir essoufflé, vers moi, le domestique de l’hôtel où j’étais descendu, un paquet de lettres à la main. C’étaient des lettres d’amis de Paris, heureux du succès, et qui avaient tenu à m’en exprimer leur joie. Un numéro du Journal des Débats y était joint. Il me venait d’Ernest Reyer et contenait, sous sa signature, un article faisant de mon œuvre le plus brillant éloge, un des plus émouvants même de ceux que j’aie jamais reçus.

J’étais donc retourné voir ce pays au charme si enivrant ; j’avais visité Naples et Capri, puis Sorrente, tous ces sites pittoresques et d’une si captivante beauté qu’embaument les senteurs des orangers, et tout cela au lendemain d’une aussi inoubliable soirée. Je vivais dans le plus indicible des ravissements.

Une semaine après, nous étions à Rome.

À peine étions-nous descendus à l’Hôtel de la Minerve, qu’une très gracieuse invitation à déjeuner nous arriva du directeur de l’Académie de France, membre de l’Institut, l’illustre peintre Ernest Hébert.

Il avait, à cette occasion, réuni quelques pensionnaires. Des fenêtres ouvertes du salon directorial où s’étalent les magnifiques tapisseries de De Troy, représentant l’histoire d’Esther, nous pouvions aspirer les tièdes haleines de cette journée tout à fait exquise.

À l’issue du déjeuner, Hébert me pria de lui faire connaître quelques passages de Marie-Magdeleine. Des nouvelles flatteuses lui en étaient venues de Paris.

Le lendemain, les pensionnaires de la Villa m’invitèrent à leur tour. Ce fut avec une bien vive émotion que je me retrouvai dans cette salle à manger, au plafond en forme de voûte, où mon portrait était appendu à côté de ceux des anciens Grands-Prix ; après le déjeuner, c’est dans un atelier donnant de plain-pied sur le jardin, que je pus contempler le Gloria Victis, ce splendide chef-d’œuvre destiné à immortaliser le nom de Mercié.

Venant de vous parler de Marie-Magdeleine, je vous confesserai, mes chers enfants, que, comme j’en avais eu le pressentiment, cet ouvrage devait finir par avoir les honneurs de la scène. Cependant, il me fallut attendre trente ans pour posséder cette bien douce satisfaction. Elle vérifiait l’opinion que je m’étais faite de ce drame sacré.

Ce fut M. Saugey, l’habile directeur de l’Opéra de Nice, qui, le premier, eut cette audace. Il n’eut qu’à s’en féliciter, et, pour ma part, je l’en remercie grandement.

Notre première Marie-Magdeleine, au théâtre, fut Lina Pacary. La voix, la beauté, le talent de cette artiste de race la désignaient pour cette création et, lorsque plus tard le même grand théâtre donna Ariane, l’interprète tout indiquée fut encore Lina Pacary dont les succès ininterrompus consacrèrent sa vie théâtrale vraiment admirable.

L’année suivante, ce fut mon cher ami et directeur, Albert Carré, qui fit représenter l’œuvre au théâtre de l’Opéra-Comique. J’eus la bonne fortune d’y avoir comme interprètes : Mme Marguerite Carré, Mme Aïno Ackté et Salignac.

Marie-Magdeleine m’avait donc fait revivre à Rome dans son bien cher souvenir. Il en fut naturellement question au cours de ces promenades idéalement belles que je fis avec Hébert dans la campagne romaine.

Hébert était non seulement un grand peintre, mais il était encore poète et musicien distingué. En cette dernière qualité, il participait à un quatuor qui se faisait souvent entendre à l’Académie.

Ingres, qui fut aussi directeur de l’Académie, jouait du violon. Comme on demandait un jour à Delacroix ce qu’il pensait du violon d’Ingres : « Il en joue comme Raphaël » fut l’amusante réponse du brillant coloriste !

Si délicieux que pût être notre séjour à Rome, il nous fallut, hélas ! quitter cette ville si chère à nos souvenirs et rentrer à Paris.

À peine étais-je de retour rue du Général-Foy, au no 46, maison que j’ai habitée pendant plus de trente ans, que je me jetai sur un poème de Jules Adenis : les Templiers.

J’en avais déjà écrit plus de deux actes et cependant je me sentais inquiet. La pièce était fort intéressante, mais elle me mettait, par ses situations historiques, dans une voie déjà parcourue par Meyerbeer.

Ce devait être également l’opinion d’Hartmann ; mon éditeur fut même si catégorique à cet égard que je déchirai en quatre morceaux les deux cents pages que je venais de lui soumettre.

Dans un trouble inexprimable, ne sachant plus où j’allais, je m’avisai d’aller voir mon collaborateur de Marie-Magdeleine, Louis Gallet, alors économe à l’hôpital Beaujon.

Je sortis de cet entretien avec le plan du Roi de Lahore. Du bûcher du dernier grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, que j’avais abandonné, je me retrouvais dans le paradis d’Indra. C’était le septième ciel pour moi !

Charles Lamoureux, le célèbre chef d’orchestre, venait de fonder les Concerts de l’Harmonie sacrée dans le local du Cirque des Champs-Élysées, aujourd’hui disparu. (Quel malin plaisir prend-on à faire d’un superbe théâtre la succursale de la Banque, et d’une salle excellente pour de grands concerts une pelouse dans les Champs-Élysées !)

On sait que les oratorios d’Hændel rendirent fameux le succès de ces concerts.

Un jour, par une neigeuse matinée de janvier, Hartmann me présenta à Lamoureux, qui habitait un grand chalet dans un jardin de la cité Frochot. J’avais apporté avec moi le manuscrit d’Ève, mystère en trois parties.

L’audition eut lieu avant le déjeuner. Au café, nous étions tout à fait d’accord.

L’ouvrage allait entrer en répétition avec les acclamés interprètes : Mme Brunet-Lafleur, MM. Lassalle et Prunet.

Les Concerts de l’Harmonie sacrée eurent à leur programme du 18 mars 1875 Ève, ainsi qu’il avait été convenu.

Malgré la superbe répétition générale qui avait eu lieu dans la salle complètement vide, — c’est précisément le motif pour lequel j’y assistai, car je commençais, alors déjà, à me soustraire aux émotions des exécutions publiques, une anxiété secrète m’agitait et j’allai attendre, dans un petit café voisin, les renseignements que devait m’apporter mon ancien camarade Taffanel, premier flûtiste, alors, à l’Opéra et aux Concerts de l’Harmonie sacrée. — Ah ! mon cher Taffanel, ami disparu que j’ai bien aimé, comme ton affection et ton talent m’étaient précieux, alors que tu dirigeais, comme chef d’orchestre, mes ouvrages à l’Opéra !

Après chaque partie, Taffanel traversait la rue en courant et me communiquait des nouvelles bien réconfortantes. Après la troisième partie, toujours très encourageant, il me dit avec précipitation que tout était fini, le public sorti, et il me pria de venir en hâte remercier Lamoureux.

Je le crus ; mais, ô supercherie ! à peine me trouvai-je dans le foyer des musiciens que je fus emporté comme une plume dans les bras de mes confrères que je griffais de mon mieux, car j’avais compris la trahison. Ils me déposèrent sur l’estrade, devant un public encore présent et manifestant, mouchoirs et chapeaux agités.

Je me relevai, bondis comme une balle et disparus furieux !

Mes chers enfants, si je vous ai fait ce tableau, sans doute exagéré, du succès, c’est que les minutes qui suivirent me furent terribles et montrent bien, par leur contraste, l’inanité des choses de ce monde.

Une domestique m’avait cherché toute la soirée, ne sachant où j’étais dans Paris, et elle venait de me découvrir à la porte de la salle des concerts. Il était près de minuit. Elle me dit, les yeux en larmes, de venir voir ma mère très malade.

Ma mère affectionnée habitait alors rue Notre-Dame-de-Lorette. Je lui avais envoyé des places pour elle et ma sœur. J’étais certain qu’elles avaient toutes les deux assisté au concert.

Je sautai dans un fiacre avec cette domestique, et quand j’arrivai sur le palier, ma sœur, les bras étendus, en un cri étouffé, me jeta ces mots : « Maman est morte, à dix heures du soir !… »

Quelles paroles pourraient dire ma profonde douleur à l’annonce de l’horrible malheur qui fondait sur moi ? Il venait obscurcir mes jours au moment où il semblait qu’un ciel clément voulût en dissiper les nuages !

Selon les dernières volontés de ma mère, son embaumement eut lieu le lendemain. Ma sœur et moi y assistions atterrés, lorsque nous fûmes surpris par la vue de ce bon Hartmann. Je l’écartai vivement du pénible spectacle. Il s’éloigna rapidement, me jetant cependant ces mots : « Vous êtes porté pour la croix ! »

Pauvre mère, elle eût été si fière !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


« 21 mars 75.
« Cher ami,

« Si je n’avais égaré votre carte (et par suite votre adresse) que j’ai du reste cherchée pendant un bon quart d’heure dans le « Testaccio » de mes papiers, je vous aurais dit, dès avant-hier, la joie vive et l’émotion profonde que m’ont causées l’audition et le succès de votre Ève. Le triomphe d’un élu doit être une fête pour l’Église. Vous êtes un élu, mon cher ami : le ciel vous a marqué du signe de ses enfants : je le sens à tout ce que votre belle œuvre a remué dans mon cœur ! Préparez-vous au rôle de martyr ; c’est celui de tout ce qui vient d’en haut et gêne ce qui vient d’en bas. Souvenez-vous que quand Dieu a dit : « Celui-ci est un vase d’élection », Il a ajouté : « et je lui montrerai combien il lui faudra souffrir pour mon nom ».

« Sur ce, mon cher ami, déployez hardiment vos ailes et confiez-vous sans crainte aux régions élevées où le plomb de la terre n’atteint pas l’oiseau du ciel.

« À vous de tout mon cœur.

« Ch. Gounod. »