Mes souvenirs (Massenet)/17

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 163-172).

CHAPITRE XVII

VOYAGE EN ALLEMAGNE



Le dimanche 1er août, nous étions, Hartmann et moi, allés entendre Parsifal, au Théâtre Wagner, à Bayreuth. Nous fûmes, après l’audition de ce miracle unique, visiter la ville, chef-lieu du cercle de la Haute-Franconie. Quelques-uns de ses monuments se recommandent à l’attention. Pour ma part, je tenais beaucoup à voir l’église de la ville (Stadkirsche) construction gothique du milieu du quinzième siècle, dédiée à sainte Marie-Magdeleine. On peut deviner le souvenir qui m’attirait vers cet édifice vraiment remarquable.

Après avoir parcouru ensuite quelques villes de l’Allemagne, visité différents théâtres, Hartmann, qui avait scn idée, me mena à Wetzlar. Dans Vetzlar, il avait vu Werther. Nous visitâmes la maison où Gœthe avait conçu son immortel roman, les Souffrances du jeune Werther.

Je connaissais les lettres de Werther, j’en avais gardé le souvenir le plus ému. Me voir dans cette même maison, que Gœthe avait rendue célèbre en y faisant vivre d’amour son héros, m’impressionna profondément.

— J’ai de quoi, me dit en sortant de là Hartmann, compléter la visible et belle émotion que vous éprouvez.

Et, ce disant, il tira de sa poche un livre à la reliure jaunie par le temps. Ce livre n’était autre que la traduction française du roman de Gœthe. « Cette traduction est parfaite, » m’affirma Hartmann, en dépit de l’aphorisme traduttore traditore, qui veut qu’une traduction trahisse fatalement la pensée de l’auteur.

J’eus à peine ce livre entre les mains, qu’avides de le parcourir, nous entrâmes dans une de ces immenses brasseries comme on en voit partout en Allemagne. Nous nous y attablâmes en commandant des bocks aussi énormes que ceux de nos voisins. On distinguait, parmi les nombreux groupes, des étudiants, reconnaissables à leurs casquettes scolaires, jouant aux cartes, à différents jeux, et tenant presque tous une longue pipe en porcelaine à la bouche. En revanche, très peu de femmes.

Inutile d’ajouter ce que je dus subir dans cette épaisse et méphitique atmosphère imprégnée de l’odeur acre de la bière. Mais je ne pouvais m’arracher à la lecture de ces lettres brûlantes, d’où jaillissaient les sentiments de la plus intense passion. Quoi de plus suggestif, en effet, que les lignes suivantes, qu’entre tant d’autres nous retenons de ces luttes fameuses, et dont le trouble amer, douloureux et profond jettera Werther et Charlotte, en pâmoison, dans les bras l’un de l’autre, après cette lecture palpitante des vers d’Ossian :

« Pourquoi m’éveilles-tu, souffle du printemps ? Tu me caresses et dis : Je suis chargé de la rosée du ciel, mais le temps approche où je dois me flétrir ; l’orage qui doit abattre mes feuilles est proche. Demain viendra le voyageur ; son œil me cherchera partout, et il ne me trouvera plus,… »

Et Gœthe d’ajouter :

« Le malheureux Werther se sentit accablé de toute la force de ces mots; il se renversa devant Charlotte, dans le dernier désespoir.

« Il sembla à Charlotte qu’il lui passait dans l’âme un pressentiment du projet affreux qu’il avait formé. Ses sens se troublèrent, elle lui serra les mains, les pressa contre son sein ; elle se pencha vers lui avec attendrissement et leurs joues brûlantes se touchèrent. »

Tant de passion délirante et extatique me fit monter les larmes aux yeux.

Les émouvantes scènes, les passionnants tableaux que cela devait donner ! C’était Werther ! C’était mon troisième acte.

La vie, le bonheur m’arrivaient. C’était le travail apporté à la fiévreuse activité qui me dévorait, le travail qu’il me fallait et que j’avais à placer, si possible, au diapason de ces touchantes et vives passions !

Les circonstances voulurent, cependant, que je fusse momentanément éloigné de ce projet d’ouvrage. Carvalho m’avait proposé Phœbé, et les hasards m’amenèrent à écrire Manon.

Ce fut ensuite le Cid qui remplit ma vie. Enfin, dès l’automne de 1885, n’attendant même pas le résultat de cet opéra, nous tombâmes d’accord, Hartmann et mon grand et superbe collaborateur d’Hérodiade, Paul Milliet, pour nous mettre décidément à Werther.

Afin de m’inciter plus ardemment au travail (en avais-je bien besoin ?), mon éditeur, qui avait improvisé un scénario, retint pour moi, aux Réservoirs, à Versailles, un vaste rez-de-chaussée, donnant de plain-pied sur les jardins de notre grand Le Nôtre. La pièce où j’allai m’installer était de plafond élevé, aux lambris du dix-huitième siècle, et garnie de meubles du temps. La table sur laquelle j’allais écrire était elle-même du plus pur Louis XV. Tout avait été choisi par Hartmann chez le plus renommé antiquaire.

Hartmann était doué de qualités toutes particulières pour tirer habilement parti des événements ; il parlait fort bien l’allemand ; il comprenait Gœthe, il aimait l’âme germanique ; il tenait donc à ce que je m’occupe enfin de cet ouvrage.

Comme on me proposait un jour d’écrire une œuvre lyrique sur la Vie de Bohème, de Murger, il prit sur lui, sans me consulter en aucune manière, de refuser ce travail.

La chose, cependant, m’aurait bien tenté. Il m’eût plu de suivre, dans son œuvre et dans sa vie, Henry Murger, cet artiste en son genre, celui que Théophile Gautier a si justement appelé un poète, bien qu’il eût excellé comme prosateur. Je sens que je l’aurais suivi dans ce monde spécial que lui-même a défini, qu’il nous a fait parcourir à travers mille péripéties, à la suite des originaux les plus amusants qu’on ait pu voir, et tant de gaieté et tant de larmes, tant de francs rires et de pauvreté vaillante, comme disait Jules Janin en parlant de lui, auraient pu, je pense, me captiver ! Comme Alfred de Musset, un de ses maîtres, il possédait la grâce et l’abandon, les ineffables tendresses, les gais sourires, le cri du cœur, l’émotion. J’en appelle à Musette ! Il chantait les airs chers aux amoureux, et ses airs nous charmaient. Son violon, on l’a dit, n’était pas un stradivarius, mais avait une âme comme celui d’Hofmann, et il en savait jouer jusqu’aux pleurs.

Je connaissais personnellement Murger, tellement que je le vis encore la veille de sa mort, à la maison de santé Dubois, au faubourg Saint-Denis, où il trépassa. Il m’arriva même d’assister à un bien attendrissant entretien qu’il eut en ma présence et auquel ne manqua pas la note comique. Avec Murger, aurait-il pu en être autrement ?

J’étais donc à son chevet, lorsqu’on introduisit M. Schaune (le Schaunard de la Vie de Bohème), lequel, voyant Murger manger de magnifiques raisins qu’il avait dû payer avec son dernier louis, lui dit en souriant : « Que tu es donc bête de boire ton vin en pilules ! »

Ayant connu non seulement Murger, mais Schaunard, et aussi Musette, il me semblait que nul mieux que moi n’était fait pour être le musicien de la Vie de Bohème. Mais tous ces héros étaient des amis, je les voyais tous les jours, et je comprends maintenant pourquoi Hartmann trouva que le moment n’était pas encore venu d’écrire cet ouvrage si parisien, de chanter ce roman si vécu.

Parlant de cette époque assez lointaine déjà, je me fais gloire de me rappeler que je connus Corot, à Ville-d’Avray, ainsi que notre célèbre Harpignies, qui, en dépit de ses quatre-vingt-douze années accomplies, est encore, au moment où j’écris ces lignes, dans toute la vigueur de son immense talent. Hier encore, il gravissait gaillardement mon étage. Ô le cher grand ami ! Le merveilleux artiste, que je connais depuis plus de cinquante ans !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’ouvrage achevé, j’allai, le 25 mai 1887, chez M. Carvalho. J’avais obtenu de Mme Rose Caron, alors à l’Opéra, qu’elle m’aiderait à auditionner. L’admirable artiste était près de moi, tournant les pages du manuscrit et témoignant, par instants, de la plus sensible émotion. J’avais lu, seul, les quatre actes ; quand j’arrivai au dénouement, je tombai épuisé… anéanti !

Carvalho s’approcha alors de moi en silence, et, enfin, me dit :

— J’espérais que vous m’apporteriez une autre Manon ! Ce triste sujet est sans intérêt. Il est condamné d’avance...

Aujourd’hui, en y repensant, je comprends parfaitement cette impression, surtout en réfléchissant aux années qu’il a fallu vivre pour que l’ouvrage soit aimé !

Carvalho, qui était un tendre, m’offrit alors de ce vin exquis, du claret, je crois, comme celui que j’avais déjà pris un soir de joie, le soir de l’audition de ' Manon... J’avais la gorge aussi sèche que la parole ; je sortis sans dire un mot.

Le lendemain, horresco referens, oui, le lendemain, j’en suis encore atterré, l’Opéra-Comique n’existait plus ! Un incendie l’avait totalement détruit pendant la nuit. Je courus auprès de Carvalho. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre, nous embrassant et pleurant… Mon pauvre directeur était ruiné !… Inexorable fatalité ! L’ouvrage devait attendre six années dans le silence, dans l’oubli.

Deux années auparavant, l’Opéra de Vienne avait représenté Manon ; la centième y fut atteinte et même dépassée en très peu de temps. La capitale autrichienne me faisait donc un accueil fort aimable et des plus enviables ; il fut tel, même, qu’il suggéra à Van Dyck la pensée de me demander un ouvrage.

C’est alors que je proposai Werther. Le peu de bon vouloir des directeurs français m’avait rendu libre de disposer de cette partition.

Le théâtre de l’Opéra, à Vienne, est un théâtre impérial. La direction ayant fait demander à S. M. l’empereur de pouvoir disposer en ma faveur d’un appartement, celui-ci me fut très gracieusement offert à l’excellent et renommé hôtel Sacher, situé à côté de l’Opéra.

Ma première visite, en arrivant, fut pour le directeur Jahn. Ce doux et éminent maître me mena au foyer des répétitions. Ce foyer est un vaste salon, éclairé par d’immenses fenêtres et garni de majestueux fauteuils. Un portrait en pied de l’empereur François-Joseph en orne un des panneaux ; dans le centre, un piano à queue.

Tous les artistes de Werther se trouvaient réunis autour du piano, lorsque le directeur Jahn et moi nous entrâmes dans le foyer. En nous voyant, les artistes se levèrent, d’un seul mouvement, et nous saluèrent en s’inclinant.

À cette manifestation de touchante et bien respectueuse sympathie — à laquelle notre grand Van Dyck ajouta la plus affectueuse accolade — je répondis en m’inclinant à mon tour ; et, quelque peu nerveux, tout tremblant, je me mis au piano.

L’ouvrage était absolument au point. Tous les artistes le chantèrent de mémoire. Les démonstrations chaleureuses dont ils m’accablèrent dans cette circonstance m’émurent à diverses reprises, jusqu’à sentir les larmes me venir aux yeux.

À la répétition d’orchestre, cette émotion devait se renouveler. L’exécution de l’ouvrage avait atteint une perfection si rare, l’orchestre, tour à tour doux et puissant, suivait à ce point les nuances des voix que je ne pouvais revenir de mon enchantement :

la ! Göttlicher Mann !… (Oui, homme aimé de Dieu !...)

La répétition générale eut lieu le 15 février, de neuf heures du matin à midi, et je vis (ineffable et douce surprise !) assis aux fauteuils d’orchestre, mon bien cher et grand éditeur Henri Heugel, Paul Milliet mon précieux collaborateur, et quelques intimes de Paris. Ils étaient venus de si loin, pour me retrouver dans la capitale autrichienne, au milieu de mes bien grandes et vives joies, car j’y avais été vraiment reçu de la plus flatteuse et exquise manière.

Les représentations qui suivirent devaient être la consécration de cette belle première, qui eut lieu le 16 février 1892 et fut chantée par les célèbres artistes Marie Renard et Ernest Van Dyck.

En cette même année 1892, Carvalho était redevenu directeur de l’Opéra-Comique, alors place du Châtelet. Il me demanda Werther, et cela avec un accent si ému que je n’hésitai pas à le lui confier.

La semaine même de cette entrevue, je dînai avec Mme Massenet chez M. et Mme Alphonse Daudet. Les convives étaient, avec nous, Edmond de Goncourt et l’éditeur Charpentier.

Le dîner fini, Daudet m’annonça qu’il allait me faire entendre une jeune artiste « la Musique même », disait-il. Cette jeune fille n’était autre que Marie Delna ! Aux premières mesures qu’elle chanta (l’air de la Reine de Saba, de notre grand Counod) je me retournai vers elle, et lui prenant les mains :

— Soyez Charlotte ! notre Charlotte ! lui dis-je, transporté.

Au lendemain de la première représention qui eut lieu à l’Opéra-Comique, à Paris, en janvier 1893, je reçus ce mot de Counod :

« Cher ami,


« Toutes nos félicitations bien empressées pour ce double triomphe dont nous regrettons que les premiers témoins n’aient pas été des Français. »

Ces lignes si touchantes et si pittoresques à la fois me furent aussi envoyées par l’illustre architecte de l’Opéra :

« Amico mio,


Deux yeux pour te voir.
Deux oreilles pour t’entendre,
Deux lèvres pour t’embrasser.
Deux bras pour t’enlacer,
Deux mains pour t’applaudir,
et Deux mots pour te faire tous mes compliments

et te dire que ton Werther est joliment tapé, — savez-vous ? Je suis fier de toi et de ton côté ne rougis pas d’ un pauvre architecte tout content de toi.

« Carlo. »


En 1903, après neuf années d’ostracisme, M. Albert Carré réveilla de nouveau l’ouvrage oublié. Avec son incomparable talent, son goût merveilleux et son art de lettré exquis, il sut présenter cette œuvre au public et ce fut, pour celui-ci, une véritable révélation.

Beaucoup d’acclamées artistes ont chanté le rôle depuis cette époque : Mlle Marié de l’Isle, qui fut la première Charlotte de la reprise et qui créa l’ouvrage avec son talent si beau et si personnel ; puis Mlle Lamare, Cesbron, Wyns, Raveau, Mme de Nuovina, Vix, Hatto, Brohly et… d’autres, dont j’écrirai plus tard les noms.

À la reprise, due à M. Albert Carré, Werther eut la grande fortune d’avoir Léon Beyle comme protagoniste du rôle ; plus tard, Edmond Clément et Salignac furent aussi les superbes et vibrants interprètes de cet ouvrage.