Mes souvenirs (Massenet)/21

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 205-212).

CHAPITRE XXI

VISITE À VERDI
ADIEUX À AMBROISE THOMAS



Henri Cain, qui nous avait accompagnés à Londres vint m’y voir à l’hôtel Cavendish, Germin Street, où j’étais descendu.

Nous restâmes plusieurs heures en conférence, passant en revue les différents sujets d’ouvrages susceptibles de m’occuper dans l’avenir. Finalement, nous nous mîmes d’accord sur le conte de fée : Cendrillon.

Je rentrai à Pont-de-l’Arche, notre nouvelle demeure à ma femme et moi pour y travailler pendant l’été.

Notre habitation était fort intéressante ; elle avait même une véritable valeur historique.

Une porte massive, tournant sur d’énormes gonds, donnait accès vers la rue à un vieil hôtel bordé d’une terrasse d’où l’on dominait la vallée de la Seine et celle de l’Andelle. C’était déjà la belle Normandie qui nous donnait le spectacle délicieux de ses riantes et magnifiques plaines et de ses riches pâturages se profilant à l’horizon, à perte de vue.

La duchesse de Longueville, la célèbre héroïne de la Fronde, avait habité cet hôtel, pavillon de ses amours. La très séduisante duchesse au parler si doux, aux gestes formant, avec l’expression de son visage et le son de sa voix, une harmonie merveilleuse, à ce point remarquable, écrivit un écrivain janséniste de l’époque, qu’ « elle était la plus parfaite actrice du monde », — cette femme, splendide entre toutes, avait abrité là ses charmes et sa rare beauté. Il faut croire qu’on n’a rien exagéré à son égard pour que Victor Cousin, devenu son « amoureux posthume », (avec le duc de Coligny, Marcillac, duc de la Rochefoucauld et le grand Turenne ; il aurait pu se trouver en moins brillante compagnie), pour que, disons-nous, l’illustre et éclectique philosophe lui ait dédié une oeuvre sans doute admirable, par le style, mais considérée encore comme l’œuvre la plus complète de l’érudition moderne.

Née Bourbon-Condé, fille d’un prince d’Orléans, les fleurs de lys auxquelles elle avait droit se voyaient aux clefs de voûte des fenêtres de notre petit château.

Il y avait un grand salon blanc, aux boiseries du temps délicatement sculptées, et éclairé par trois fenêtres sur la terrasse. C’était un chef-d’œuvre, d’une conservation parfaite, du dix-septième siècle.

Trois fenêtres donnaient également jour à la chambre où je travaillais, et où l’on pouvait admirer une cheminée, véritable merveille d’art de style Louis XIV. J’avais trouvé à Rouen une grande table ; elle datait de la même époque. Je m’y sentais à l’aise pour disposer les feuilles de mes partitions d’orchestre.

C’est à Pont-de-l’Arche, qu’un matin, j’appris la mort de Mme Carvalho. Sa disparition devait plonger l’art du chant et du théâtre dans un deuil profond, car elle l’avait incarné, durant de longues années, avec le plus magistral talent. Ce fut là, aussi, que je reçus la visite de mon directeur, Léon Carvalho, que cette mort avait crullement atteint. Il était accablé par cette perte irréparable, venant comme obscurcir l’éclat que la grande artiste avait contribué si glorieusement à donner à son nom.

Carvalho était venu me demander d’achever la musique de la Vivandière, cet ouvrage auquel travaillait Benjamin Godard, mais que son état de santé faisait craindre qu’il ne pût terminer.

J’opposai à la demande un refus très net. Je connaissais Benjamin Godard, je savais sa force d’âme ainsi que la richesse et la vivacité de son inspiration ; je demandai donc à Carvalho de taire sa visite et de laisser Benjamin Godard achever son œuvre.

Cette journée se termina sur un incident assez drolatique. J’avais fait quérir, dans le pays, une grande voiture pour reconduire mes hôtes à la gare. À l’heure convenue, arriva, à ma porte, un landau découvert, un seize ressorts au moins, garni en satin bleu ciel, dans lequel on montait par un marchepied à triple degré qui se repliait, une fois la portière refermée. Deux chevaux blancs, maigres et décharnés, véritables rossinantes, y étaient attelés.

Mes invités reconnurent aussitôt ce carrosse, à l’allure préhistorique, pour l’avoir autrefois rencontré au bois de Boulogne promenant ses propriétaires. La malignité publique avait trouvé ceux-ci à ce point ridicules, qu’elle leur avait donné des noms que, par décorum, on me permettra de taire. Je dirai seulement qu’ils avaient été empruntés au vocabulaire zoologique.

Jamais les rues de cette petite ville, si paisible et si calme, ne retentirent de semblables éclats de rire. Ceux-ci ne cessèrent qu’à l’arrivée à la gare, et encore !… Je ne jurerais pas qu’ils ne se soient quelque peu prolongés !

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Carvalho décida de donner la Navarraise à Paris, à l ’Opéra-Comique, et l’ouvrage passa au mois de mai 1895.

J’allai terminer Cendrillon à Nice, à l’hôtel de Suède. Nous y fûmes absolument gâtés par nos hôtes, M. et Mme Roubion, qui furent charmants pour nous.

Installé à Nice, je m’en étais échappé pendant une dizaine de jours, pour aller à Milan, y donner des indications à mes artistes de l’admirable théâtre de la Scala, qui répétaient la Navarraise. La protagoniste était l’artiste connue et aimée de toute l’Italie, Lison Frandin.

Comme je savais Verdi à Gênes, je profitai de mon passage par cette ville, sur la route de Milan, pour lui aller rendre visite.

En arrivant au premier étage de l’antique palais des Doria, où il habitait, je pus déchiffrer, dans un couloir sombre, sur une carte clouée à une porte, ce nom qui rayonne de tant de souvenirs d’enthousiasme et de gloire : Verdi.

Ce fut lui qui vint m’ouvrir. Je restai tout interdit. Sa franchise, sa bonne grâce, la noblesse accueillante que sa haute stature imprimait à toute sa personne eurent bientôt fait de nous rapprocher.

Je passai en sa compagnie quelques instants d’un charme indéfinissable, causant avec la plus délicieuse simplicité dans sa chambre à coucher, puis sur la terrasse de son salon, d’où l’on dominait le port de Gênes, et, par delà, la haute mer dans l’horizon le plus lointain. J’eus cette illusion qu’il était lui-même un Doria me montrant avec orgueil ses flottes victorieuses.

En sortant de chez Verdi, je fus entraîné à lui dire que, « maintenant que je lui avais rendu visite, j’étais en Italie !… »

Comme j’allais reprendre la valise que j’avais déposée dans un coin sombre de la grande antichambre où se remarquaient de hauts fauteuils dorés, dans le goût italien du dix-huitième siècle, je lui dis qu’elle renfermait des manuscrits qui ne me quittaient jamais quand jevoyageais. Verdi, se saisissant brusquement de mon colis, me déclara qu’il agissait absolument comme moi, ne voulant jamais se séparer de son travail en cours. Que j’eusse préféré que ma valise contînt sa musique plutôt que la mienne ! Le maître m’accompagna ainsi, jusqu’à ma voiture, après avoir traversé les jardins de sa seigneuriale demeure.

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En rentrant à Paris, en février, j’appris, avec la plus vive émotion, que mon maître, Ambroise Thomas, était dangereusement malade.

Quoique souffrant, il n’avait pas craint de braver le froid pour aller assister à un festival donné à l’Opéra, où l’on exécutait tout le terrible et superbe prologue de Françoise de Rimini.

On bissa le prélude et on acclama Ambroise Thomas.

Mon illustre maître fut d’autant plus ému de cet accueil, qu’il n’avait pas oublié qu’on s’était montré cruellement sévère à l’Opéra pour ce bel ouvrage.

Au sortir du théâtre, Ambroise Thomas rentra chez lui, dans l’appartement qu’il occupait au Conservatoire, et se coucha. Il ne devait plus se lever...

Ce jour-là, le ciel était pur et sans nuages, le soleil resplendissait de son plus doux éclat et, pénétrant dans la chambre de mon tant vénéré maître, venait y caresser les courtines de son lit de douleurs. Les dernières paroles qu’il prononça furent pour saluer la nature en fête, et qui voulait, une dernière fois, lui sourire. Mourir par un aussi beau temps !… fit-il, et ce fut tout.

Une chapelle ardente avait été disposée dans le vestibule à colonnes, dont j’ai déjà parlé, et qui précédait le grand escalier menant à la loge du président, loge qu’il avait honorée de sa présence pendant vingt-cinq ans.

Le surlendemain, je prononçais son oraison funèbre, au nom, de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Je la commençais en ces termes :

« On rapporte qu’un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre d’un puissant seigneur de sa cour, ne put s’empêcher de s’écrier : « Comme il « est grand ! » Comme il nous paraît grand aussi. celui qui repose ici, devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille qu’après leur mort.

« À le voir passer si simple et si calme dans la vie, dans son rêve d’art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et d’indulgence, s’était aperçu qu’il fallait tant lever la tête pour le bien regarder en face ?… »

À ce moment, je sentis des larmes obscurcir mes yeux et ma voix sembla s’éteindre, étranglée par rémotion. Je me contins cependant, et, maîtrisant ma douleur, je pus reprendre mon discours. Je savais que j’aurais tout le temps de pleurer !

Il me fut fort pénible, dans cette circonstance, d’observer les regards d’envie de ceux qui voyaient déjà en moi le successeur de mon maître au Conservatoire. Précisément, il advint que, peu de temps après, je fus convoqué au ministère de l’Instruction publique. Le ministre d’alors était mon confrère de l’Institut, l’éminent historien Rambaud, et à la tête des Beaux-Arts, comme directeur, était Henry Roujon, devenu, depuis, membre de notre Académie des Beaux-Arts, et son secrétaire perpétuel, et l’élu de l’Académie française.

La direction du Conservatoire me fut offerte. Vous savez, mes chers enfants, que je déclinai cet honneur, ne voulant pas interrompre ma vie de théâtre, qui réclamait tout mon temps.

En 1905, les mêmes offres me furent faites. J’y opposai les mêmes refus, les mêmes excuses.

Naturellement, je présentai ma démission de professeur de composition au Conservatoire. Je n’avais, d’ailleurs, accepté et conservé cette situation que parce qu’elle me rapprochait de mon directeur que j’aimais tant.

Enfin libre et débarrassé à tout jamais de mes chaînes, je partis dans les premiers jours de l’été, avec ma femme, pour les montagnes de l’Auvergne.