Mes souvenirs (Massenet)/Appendice/1

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 293-302).

APPENDICE




MASSENET PAR SES ÉLÈVES


Voici les notes que nous avons reçues de quelques-uns des élèves les plus célèbres de Massenet :


9 décembre 1911.


Tous ceux qui ont passé par la classe de Massenet en conservent le plus noble et le plus charmant souvenir. Jamais professeur ne fut plus aimé de ses élèves ni plus digne de l’être. Dès qu’il vous voyait, tout de suite, dès la première fois, il établissait entre lui et vous un lien affectueux, une petite connivence secrète ; par un mot, par un regard, il vous témoignait qu’il vous avait compris, qu’il était votre ami, qu’il s’emploierait à votre bien. Et c’était vrai. Il apportait à ses fonctions délicates et supérieures un tact, une ardeur, un zèle compréhensif, auxquels il était impossible de résister pour peu qu’on eût une parcelle de cœur et d’intelligence.

On reproche toujours à ses élèves de faire « du Massenet ». Avec ça que les autres n’en font pas ! Est-ce notre faute si Massenet a trouvé et fixé, pour longtemps encore, la forme mélodique française du charme amoureux ? Si ceux-là mêmes qui l’ont le moins connu et le plus dénigré n’ont pu s’empêcher de subir son influence, comment ne l’aurions-nous pas doublement éprouvée, nous qui vivions près de lui et respirions avec enchantement sa personnalité fascinante ?

Mais jamais, jamais Massenet n’a imposé ses idées, ses préférences, ni surtout sa manière à aucun de ses élèves ; bien au contraire, il s’identifiait à chacun d’eux, et l’un des traits les plus remarquables de son enseignement consistait dans l’assimilation dont il faisait preuve quand il corrigeait leurs travaux ; qu’il s’agît d’un détail à rectifier, ou d’une modification profonde dans le plan, le factum, la couleur ou le sentiment de l’ouvrage qu’il avait sous les yeux, ce qu’il indiquait, ce qu’il conseillait, ne semblait pas émaner de lui. Massenet : il le tirait pour ainsi dire de l’élève lui-même, de son tempérament, de ses qualités, de son style propres, et refaisait le travail tel que l’eût refait spontanément cet élève, s’il eût eu l’expérience nécessaire…

Je ne lui ai jamais entendu dire à un élève une chose désobligeante ; ses critiques étaient toujours faites sur un ton de cordialité.

— Voyez-vous, je regrette un peu ce passage… Vous n’avez pas absolument rendu ce que vous vouliez. Oh ! je le sais bien, ce que vous vouliez ! (Et il le décrivait avec une exactitude, une finesse !) Eh bien ! tenez, cherchons ensemble… Ah ! c’est difficile ! mais pourtant... oui, je crois que j’ai trouvé… Parbleu !… Comment ne l’avez-vous pas vu, puisque vous l’avez indiqué d’instinct, vous-même ? Là, voyez !…

Et son petit crayon d’argent s’agitait dans sa main blanche et nerveuse…

Parfois, il était malicieux; mais l’ironie se voilait, chez lui, sous des formes si séduisantes ! À un élève, devenu aujourd’hui relativement célèbre et dont il goûtait peu, je crois, la nature stérile et compliquée, il dit un jour, après avoir examiné quelques pages d’orchestre qu’il lui montrait :

— C’est intéressant, c’est curieux, comme vous faites bien l’orchestre de votre musique.

Et, quelques jours plus tard, comme ce même élève lui soumettait un morceau de chant ou de piano :

— C’est amusant…, c’est intéressant à constater… Enfin… comme vous faites bien la musique de votre orchestre !…

Il faudrait des pages pour dire son érudition, sa mémoire, sa rapidité de compréhension, sa facilité de comparaison et de citation.

Et quel interprète des maîtres ! Je me souviens d’une séance où, emporté par une démonstration, il en vint à nous chanter toute la scène de la prédiction du grand prêtre dans Alceste : « Apollon est sensible à nos gémissements ! »

Je ne pourrai jamais plus l’entendre chanter — que dis-je ! la voir jouer par personne !

Il parlait de tout, de littérature, d’histoire et de peinture ; tout lui était bon pour illustrer ce qu’il voulait nous faire comprendre, et son éloquence égalait sa sensibilité. Je n’oublierai jamais les heures passées avec lui au Musée du Louvre...

Reynaldo Hahn.



Niort, 7 décembre 1911.

Votre lettre m’arrive à Niort, le jour où j’enterre celle qui remplaçait ma mère auprès de moi et qui emporte avec elle toute ma jeunesse.

C’est ma jeunesse aussi que vous évoquez en me demandant ces lignes dont la brièveté m’est imposée par la douleur et les larmes. Et c’est ma jeunesse qui s’associe à la ferveur de mes camarades pour vous répondre. C’est ma jeunesse qui envoie au maître son hommage : le plus beau et le plus doux que je puisse offrir.

Alfred Bruneau.



Paris, 10 décembre 1911.

Je suis très flatté et très reconnaissant de votre aimable appel pour rendre gloire à Massenet. Pardon de cette familiarité ! Mais je me souviens que, tout jeune élève à la classe de piano de M. Mathias, je lui dis :

— Monsieur, excusez-moi, je vous quitte pour aller au cours de M. Massenet.

Et Georges Mathias de me répondre, avec vivacité :

— Quand on a l’honneur d’être élève de Massenet, on supprime « Monsieur ».

Combien j’ai été heureux de faire partie de cette classe qui était pour moi, comme pour nous tous, une délicieuse récréation, en même temps qu’un précieux enseignement qui nous conduisait vers les beautés de la Ville Eternelle ! Enseignement très imagé et faisant comprendre la musique, avec un art tout particulier, par des exemples qu’il savait trouver dans la littérature, la peinture. Exemple bien caractéristique :

— N’oubliez pas à cet endroit, me dit-il, la petite flûte ; c’est du vermillon !

Un des grands talents du maître, talent inoubliable ! c’était de faire comprendre, aimer, approfondir, lui-même chantant, exécutant au piano, les œuvres des maîtres. Il nous jouait souvent Schubert et Schumann, comparant leurs différents génies jusque dans les plus petites nuances.

Il nous a commenté aussi la symphonie. Je me souviens d’un cours intéressant où il nous expliqua avec clarté la hardiesse des développements de la symphonie en sol mineur du grand Mozart. Un jour aussi, il nous démontra d’une façon pittoresque la différence entre les « trois orages » : de la Pastorale, de Guillaume Tell et de Philémon et Baucis. L’orage-symphonie, l’orage-opéra et l’orage-opéra-comique. Vous voyez, par là, la diversité de son enseignement : pas moyen de s’ennuyer ! Si je continuais le récit de mes souvenirs, il me faudrait trop de pages. Avant de terminer, je tiens à vous remercier, monsieur, de l’occasion que vous me donnez de prouver mon admiration et mon affectueuse reconnaissance envers mon cher maître, une des gloires de l’art musical français.

Charles Levadé.


9 décembre 1911.

Il est peu d’images du passé qui me soient aussi chères que celle de mon maître Massenet dans sa classe, à l’ancien Conservatoire. Le lieu était le plus malgracieux qui se pût voir. On y accédait par un couloir étroit, dont le méandre recelait l’inévitable piège de deux marches obscures. La petite salle était nue, sans réserve. Devant un grand vieux piano, une chaise pour le maître, flanquée de deux escabeaux dont s’emparaient les doyens de la classe, les autres élèves debout pressés autour. Une crasse auguste engluait les formes et les couleurs ; et l’on ne savait pas ce qu’on respirait là-dedans : il semblait que, depuis Cherubini, personne n’eût ouvert les fenêtres, dont les vitres poudreuses tremblaient au vacarme du faubourg Poissonnière. La lumière, à l’entresol, était si chiche, qu’il y fallait, certains jours sombres, la chandelle. Mais, dès que M. Massenet avait levé sur nous son œil avide de vie, dès qu’il avait parlé ou mis sa main au clavier, tout s’éclairait, l’atmosphère vibrait d’espérances, de jeunes illusions, des plus vives impressions musicales. Son enseignement se bornait à examiner et à corriger nos travaux, à leur opposer et à commenter des modèles : les principes se déduisaient ainsi, au hasard de l’occasion, qui parfois menait loin. On peut concevoir plus de méthode ; mais, données avec la vivacité d’intelligence et la passion qu’y apportait M. Massenet, ces leçons avaient un pouvoir merveilleux d’éveiller et de soutenir l’activité d’un jeune esprit. Jouant et chantant lui-même, illuminant ainsi nos pauvres essais, le maître démêlait mieux que nous ce que nous avions rêvé d’y mettre, discernait du premier coup la miette féconde dont nous j n’avions pas su tirer parti ; et s’il nous renvoyait, notre travail en morceaux, il ne nous renvoyait qu’avec l’ardente confiance de faire mieux, et le moyen topique d’y réussir. La clarté, la mesure, la rigoureuse propreté, mais le mouvement juste de la forme ; la sincérité et la simplicité du sentiment : là étaient ses premiers conseils.

On lui a reproché cet enseignement : on a dit que tous ses élèves « faisaient du Massenet ». En sept années, je ne l’ai pas entendu demander une fois, ou seulement approuver qu’on en fît. Et ses élèves ont-ils été seuls à en faire ? Des maîtres mêmes, contemporains de M. Massenet, et jusqu’à ses aînés, de combien peut-on dire qu’ils n’ont pas un instant subi l’empreinte de son irrésistible séduction ? Ce sont les natures amorphes, comme Guiraud et Delibes, qui peuvent former des élèves qui ne gardent rien d’elles.

Quant aux auteurs qu’il nous faisait connaître, M. Massenet les choisissait avec un éclectisme parfait, et quelquefois le plus loin qu’il pouvait sembler de son propre idéal. Il trouvait dans chacun l’exemple efficace, soit pour appuyer quelque précepte technique, soit, et plus souvent encore» pour nous faire saisir de quelles impressions de l’art, de la nature, et de la vie surtout, le fond de la musique est fait. Ce qui ne se peut dire, c’est avec quelle intensité de couleur et d’émotion il savait, sur ce piano minable, éveiller toute la beauté intime et la beauté plastique d’un chef-d’œuvre; mais il faut avouer que rien ne nous captivait davantage que l’exécution, exceptionnellement consentie, de l’un de ses propres ouvrages. Qui n’a pas entendu par Massenet la musique de Massenet ne sait pas ce que c’est que la musique de Massenet. Les interprètes sont si rares, qui n’en ont pas chargé le trait, au degré, souvent, de la caricature ! Et quelle joie, quand il apportait quelques pages manuscrites de la partition en œuvre ! pages de l’aspect le plus net, le plus sûrement ordonné, mais d’un aspect frémissant, qui avait déjà une grâce expressive : des pages de sa vie vraiment, la date notée au coin, avec le fait, petit ou grand, qui avait été pour lui l’événement du jour. J’entends encore une lecture, inoubliable, de Werther ; et je revois l’expression singulière d’anxiété sur le front du maître, qui certes n’attendait pas un avis de ses élèves, mais guettait le trouble de ce premier public, tout sensible, et trop naïf pour la simulation.

J’ai commencé de comprendre, ce jour-là, que, lorsqu’on reproche à M. Massenet un grand désir de plaire, cette expression péjorative n’est pas exacte. Le yrai désir qui le domine est d’être aimé. Ou, plutôt, c’est un besoin, inquiet jusqu’à la fièvre, d’aimer lui-même éperdument sa création et de la rendre si émouvante que tous l’aiment comme il l’aime, et de toujours chercher celle qui trouvera le plus directement des cœurs prêts à s’ouvrir…

Et il arrivait qu’on entendît, au milieu de ces capiteux entretiens, discrètement heurter. La porte entrebâillée, un visage passait, un vieux visage à favoris, resplendissant d’un regard divin et d’un large sourire, où l’âme s’offrait. C’était « le père Franck », qui venait — les deux classes ayant beaucoup d’élèves communs, et les heures coïncidant certaines fois — demander si l’un de ces jeunes gens ne consentirait pas à aller lui tenir un peu compagnie devant son orgue, où il se morfondait tout seul.

Gaston Carraud.


10 décembre 1911.

Le maître a toujours gardé à notre endroit, quant à ses œuvres, un silence farouche ; il nous les cachait presque.

Un jour, cédant à nos instances, il voulut bien nous jouer quelques mesures de la danse galiléenne de la Vierge, dont l’orchestration nous avait vivement intéressés. Plus tard, il consentit, non sans s’être fait beaucoup prier, à nous interpréter l’air du ballet en si miyieur d’Hérodiade ; plus tard encore, quelques mesures de Manon qu’il achevait alors ; le récitatif : Je ne suis qu’une pauvre fille. Mais ce fut, en quatre années, tout son apport d’exemples personnels. À ce point de vue, notre curiosité fut toujours déçue. Tel était son souci de nous éloigner des choses de la mode, de faire de nous — au sens le plus hautain, le plus éternel du mot — des musiciens. Ce fut le plus merveilleux éveilleur d’âmes, le plus généreux stimulateur d’énergies et d’imaginations. Les âmes ont répondu ; les imaginations ont fleuri : il en peut revendiquer hautement comme sienne l’harmonieuse moisson.

Paul Vidal.


9 décembre.

Mon souvenir de la classe Massenet ? Le souvenir d’une classe où nous allions avec joie, d’un maître qui était adoré de ses élèves, d’un enseignement vivant, varié, et le contraire de scolastique.

C’est un beau souvenir. Et notre maître sait bien que ses nombreux élèves lui gardent tous une profonde reconnaissance.

Henri Rabaud,
Chef d’orchestre de l’Opéra.