Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/01

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit (p. 1-24).

MES SOUVENIRS




CHAPITRE PREMIER

Colligo fragmenta ne pereant.
Mes débuts dans la carrière diplomatique. — Je suis nommé attaché d’ambassade à Rome. — Grégoire XVI. — Mort du duc d’Orléans. — Louis-Philippe et le comte de Paris. — Paris en 1846. — Je suis envoyé à Francfort avec le baron de Billing. — Révolution de 1848. — Voyage à Berlin.


Je suis entré dans la carrière diplomatique en 1840 : j’avais à peine dix-neuf ans.

L’exemple et les conseils d’un de mes condisciples avec lequel j’étais très lié, Charles de Talleyrand, fils du baron de Talleyrand, ancien ministre de France en Danemark, déterminèrent le choix de ma carrière. Charles de Talleyrand venait de faire auprès de Madame Adélaïde une démarche quelque peu audacieuse pour être attaché à une ambassade. Il réussit. Je résolus de l’imiter et j’obtins l’intervention de Mme de Dolomieu, compatriote et ancienne amie de mon père, dame d’honneur de Marie-Amélie, intervention qui ne fut pas moins efficace.

Nous fûmes, Charles de Talleyrand et moi, nommés tous deux à l’ambassade de Vienne sous les ordres de M. de Saint-Aulaire.

Ma mère, veuve depuis 1835, s’émut fort de la résidence qui m’avait été ainsi attribuée. Vienne était à ses yeux une ville dangereuse pour un homme aussi jeune. Elle obtint que je fusse envoyé à Rome où le comte Septime de Latour-Maubourg, pair de France, avait succédé depuis peu à son frère, le marquis Florimond de Latour-Maubourg.

Le comte Alphonse de Rayneval était premier secrétaire de l’ambassade dont le personnel était complété par le comte de Cambis, à la fois député de Vaucluse et second secrétaire ; par le marquis Juste de Latour-Maubourg, neveu de l’ambassadeur ; par le comte Charles d’Astorg, fils du général ; par M. d’Ayguesvive, baron de Malaret, et le comte Albert de Crisenoy.

Peu après mon arrivée à Rome, Gaston de Ségur y était envoyé, comme moi, en qualité d’attaché d’ambassade. Il ne devait pas tarder à quitter la carrière diplomatique pour entrer dans les ordres où il devint le bienfaisant et toujours charitable Mgr de Ségur.

Rome était alors la ville papale d’ancien régime, sans que rien fit encore prévoir les modifications profondes qu’allait amener le règne du successeur de Grégoire XVI. La vie publique y était nulle ou à peu près ; mais les relations de société y étaient fort agréables, tant à l’ambassade de France que dans la haute aristocratie romaine où nous étions accueillis avec une grande bienveillance.

La comtesse de Latour-Maubourg recevait de fréquentes visites des membres de la famille de sa mère, la marquise de Pange ; de sa sœur et de son beau-frère, le comte et la comtesse Adolphe de Caraman. Gounod était alors un des visiteurs les plus assidus de l’ambassade, ainsi que M. Schnetz qui avait remplacé Ingres à la direction de l’Académie de France, et un jeune peintre d’un grand mérite, Papety, qui venait d’obtenir le premier grand prix.

Le cardinal Massimo, le cardinal del Drago, le cardinal Acton, petit-fils de l’ancien ministre de la reine Marie-Caroline, tout-puissant à Naples à l’époque de la naissance de Marie-Amélie ; la princesse Lancellotti et sa sœur, la princesse del Drago, nées Massimo, me recevaient avec une extrême bonté.

On jouait la comédie au palais Colonna. Les rôles étaient le plus souvent confiés à mes collègues de l’ambassade et à moi. Mlle Constance de Rayneval, sœur du comte Alphonse de Rayneval, notre premier secrétaire, voulait bien y tenir les premiers rôles avec la comtesse de Latour-Maubourg, notre charmante ambassadrice. Je faisais dans les meilleures conditions mon apprentissage du monde et de la diplomatie sans que j’eusse à prendre part à des événements notables.

Le pape Grégoire XVI passait pour avoir conservé, malgré son grand âge, beaucoup de fermeté. Il avait durement comprimé le soulèvement de la Romagne ; la paix était profonde dans sa capitale et rien ne troublait la quiétude un peu inerte du gouvernement pontifical.

Une des plus grandes solennités auxquelles j’assistai furent les fêtes données pour le « ricevimento » de l’archevêque de Lyon, Mgr de Bonald, nommé cardinal, défilé de gala très pompeux qui dura plusieurs jours.

Je me trouvais en France lors de la mort du duc d’Orléans. Je n’étais pas présent par conséquent au service très solennel qui fut célébré à cette occasion à Saint-Louis des Français. Chacun comprenait combien cette mort compromettait la stabilité de la monarchie de Juillet, à peine affermie. La perspective d’une régence devint une cause d’inquiétude générale, malgré la confiance réelle ou affectée que continuait à exprimer Louis-Philippe. Pendant un voyage en France, j’entendis raconter par la comtesse de Sainte-Aldegonde qu’à Saint-Cloud, en se promenant un matin dans le parc avec quelques personnes, le roi rencontra au détour d’une allée un fort gros arbre que le vent avait renversé et qui barrait le passage. On s’apprêtait à l’écarter : Louis-Philippe, malgré ses soixante-treize ans, prit son élan, franchit l’arbre et se retournant vers sa suite :

« Voilà, messieurs, dit-il, comment nous sauterons par-dessus la régence. »

Aux réceptions officielles du 1er janvier, il donnait la main à son petit-fils le comte de Paris, habillé fort simplement et tenant sous son bras gauche une petite casquette blanche. Le jeune prince, âgé de sept ans, paraissait d’une faible constitution.

J’avais quitté Rome depuis le mois d’avril 1844 et j’attendais à Paris une nouvelle destination. J’assistai au bal donné aux Tuileries le 14 janvier 1846. La foule était énorme. Louis-Philippe, en culotte courte, portait l’ordre de la Jarretière. On y remarquait le prince de Salerne, d’un embonpoint démesuré, dont la fille avait récemment épousé le duc d’Aumale ; le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha, mari de la princesse Clémentine.

L’ambassadeur du Maroc et sa suite exprimaient leur étonnement de voir polker et valser. Un rajah indien, colossalement riche, couvert de vêtements de cachemire, attirait l’attention des dames. J’y rencontrai mon ancien collègue de l’ambassade de Rome, Juste de Latour-Maubourg, neveu du comte Septime, mort l’année précédente.

En février 1846, je fus invité à deux reprises aux représentations des Tuileries. Le 12 février, on y donnait le Mariage secret, chanté par Mmes Persiani et Lablache. Je remarquai que la princesse de Joinville ayant baillé à plusieurs reprises, en portant la main à sa bouche, Marie-Amélie lui en fit en souriant et à voix basse le reproche.

Le prince de Salerne au contraire paraissait écouter les acteurs avec grande attention.

Le 18 février, les Mousquetaires de la reine étaient joués dans une salle éclatante de lumières et resplendissante de toilettes.

Le lendemain, je partais pour Rouen où mon frère Jacques donnait un grand bal. J’y fus présenté au nouveau receveur général, M. de Germiny, qui venait de remplacer M. Baudon, désolé de sa destitution. Mme Baudon n’était pas, disait-on, étrangère à la disgrâce de son mari. Fort légitimiste, elle se serait chargée, lors du mariage de Mademoiselle, sœur du duc de Bordeaux, d’acheter à Paris la corbeille de noce. Tout se sait en ce monde : l’imprudence fit du bruit et M. Baudon fut destitué.

De retour à Paris, je fus mis en rapport par mon cousin, le comte Maximilien de Lambert, directeur au ministère des affaires étrangères ; avec la famille du baron de Billing, ministre de France en Danemark, d’origine alsacienne. Les Billing habitaient Colmar où ils avaient eu avec ma famille des relations très affectueuses.

La belle-mère du baron de Billing, Mme de Courbonne, avait en 1846 un salon des plus agréables. Elle occupait un petit entresol, rue d’Anjou, au coin de la rue de la Ville-l’Évêque. On y voyait un magnifique portrait de lady Acton, belle-fille du ministre de la reine de Naples Marie-Caroline, et mère du cardinal Acton que j’avais connu à Rome. J’y rencontrai les personnages les plus distingués du monde parisien, le comte Molé, Mme Récamier à qui je fus présenté et qui me dit très gracieusement que sans me voir (elle était aveugle) elle me jugeait au timbre de ma voix.

Un jour, la conversation s’engagea entre Mme de Courbonne et une de ses amies, Mme de Nansouty, née de Vergennes, sur Sophie Gay et sa fille Delphine.

« Mme Sophie Gay, dit Mme de Nansouty, n’est jamais allée dans la bonne compagnie pendant sa jeunesse. Elle n’a été reçue dans les salons du faubourg Saint-Germain que lorsque sa fille Delphine Gay a commencé à se faire connaitre en déclamant ses vers. »

« D’après ses romans, ajouta Mme de Courbonne, elle prétend avoir été l’amie d’une foule de personnes du plus haut rang. Jamais on ne l’a rencontrée dans les salons où elle dit avoir passé une partie de sa vie. J’ai eu une preuve assez piquante de l’inexactitude de ses récits. Un jour, étant à la campagne chez une de mes amies, Mme Sophie Gay vint faire une visite dans la journée. Souffrante depuis le matin, je m’étais retirée dans le fond du salon où je me reposais couchée sur un canapé, de façon à ne pas être aperçue. En entrant, Mme Sophie Gay ne m’avait pas vue. On parla de choses et d’autres. Mme Sophie Gay demanda à la maîtresse de la maison des nouvelles de son amie Mme de C… « Sa santé est toujours bien faible, » lui fut-il répondu.

« Cela ne m’étonne pas, dit vivement Mme Sophie Gay. Je l’ai beaucoup connue lorsqu’elle était jeune fille, et je me souviens parfaitement qu’à l’âge de quinze ans on a été forcé de lui faire une opération terrible, de lui couper le sein. »

« À peine fut-elle sortie du salon, je me levai en riant de l’assurance avec laquelle Mme Sophie Gay avait conté cette histoire, car la personne dont elle parlait est une de mes connaissances les plus intimes… Maintenant qu’elle est vieille femme, je puis bien vous dire son nom sans lui nuire… C’est de moi-même qu’elle racontait ainsi l’infortune, et je vous assure que jamais de ma vie il ne m’est arrivé semblable malheur. »

Sur les démarches de M. de Billing, M. Guizot l’autorisa à m’attacher à sa légation de Danemark. J’en fus avisé officiellement le 7 avril 1846. J’avais été également recommandé par M. Génie, chef du cabinet de M. Guizot ; par l’abbé Deguerry, par M. de Montalivet et par M. Hébert, plus tard garde des sceaux.

Rien ne m’était plus agréable et ne pouvait m’être plus utile que de continuer ma carrière sous la direction d’un chef d’une aussi haute honorabilité. Quelques jours après, M. de Billing me conduisit lui-même, le soir, chez M. Guizot. La réception était triste. La veille, à Fontainebleau, un nouvel attentat avait été commis par un individu nommé Leconte sur la personne de Louis-Philippe.

La mère de M. Guizot, assise dans un fauteuil dans lequel elle semblait perdue, faisait les honneurs du salon de son fils. Elle avait à sa droite lady Cowley, Mme de Brignole et quelques femmes du corps diplomatique. On se montrait lord Palmerston dont la présence à Paris faisait sensation. M. de Billing me présenta au chargé d’affaires danois à Paris, le baron de Brockdorff, et au comte d’Ahlefeldt, grand maître des cérémonies du roi de Danemark, venu en France pour y conduire son fils qui devait faire quelques années de service dans nos régiments d’Afrique.

M. de Billing ne se borna pas à cette présentation. Il me conduisit aux Tuileries pour saluer le roi Louis-Philippe ; je lui avais été présenté quelques années auparavant à Saint-Cloud, au moment de mon départ pour Rome, ainsi qu’au duc de Nemours, à la Reine et aux princesses par la comtesse de Sainte-Aldegonde, dame du Palais. Nous fûmes reçus dans les petits appartements particuliers où il y avait foule. M. de Billing me nomma à Mme de Montjoye, sœur de Mme de Dolomieu, dame d’honneur de Madame Adélaïde « Je le connaissais avant vous, monsieur le baron, ce grand garçon, répondit-elle ; je l’ai vu petit enfant et je suis enchantée d’apprendre qu’il part avec vous pour Copenhague.

Louis-Philippe se tenait debout dans l’embrasure d’une porte à l’entrée du salon où se trouvaient Marie-Amélie et les princesses. M. de Billing m’ayant nommé, il répéta mon nom et me dit : « Ah ! vous quittez Rome. C’est fort bien. À votre âge, il faut voyager et chercher à bien connaître l’Europe. Je vous souhaite une bonne traversée du Havre à Hambourg. »

La duchesse d’Orléans, qui, depuis la mort de son mari, n’assistait plus à aucune fête, était présente. Le baron et la baronne de Billing avaient été reçus par elle en audience particulière quelques jours auparavant ; elle avait remis à M. de Billing, avec son portrait gravé, une fort belle médaille en or ou elle était représentée en buste avec le duc d’Orléans. Sur le revers de la médaille étaient gravés ces mots : « Le comte de Paris, prince royal, à M. le Baron de Billing. »

Je m’étais placé dans l’embrasure d’une fenêtre pour tout bien examiner et entendre. Le prince de Salerne et le duc de Nemours racontaient les détails de l’attentat de Fontainebleau, conformes d’ailleurs aux récits des journaux. Le duc de Nemours, qui rentrait de la chasse au palais, avait entendu le coup de feu tiré par Leconte.

Mon départ pour le Danemark avec le baron de Billing avait été fixé au 10 juillet. Le 26 juin mon futur chef vint passer trois jours avec moi à ma propriété du Breuil. Je le conduisis visiter le château d’Anet, acheté sur mes indications par M. et Mme Adolphe de Caraman. Ils étaient alors absents et voyageaient en Angleterre. Nous ne trouvâmes à Anet que la comtesse de Latour-Maubourg, sœur de Mme de Caraman, veuve de mon ancien ambassadeur à Rome

En revenant à Paris, M. de Billing me fit remarquer près du village de la Queue le château du prince de Polignac, dont il avait été le secrétaire à l’ambassade de Londres. Il me raconta qu’il était, le premier jour des journées de Juillet, au ministère des affaires étrangères près de M. de Polignac et que celui-ci traitait d’enfantillage, de tumulte bientôt apaisé, les barricades que l’on commençait à élever dans Paris. Pour bien prouver au peuple assemblé en face de l’hôtel des Capucines qu’il ne craignait d’aucune façon les menaces, il ordonna d’ouvrir les fenêtres des appartements donnant sur les boulevards et d’allumer les lustres en plein jour comme pour une soirée de fête. Tant d’audace porta l’irritation à son comble ; le prince de Polignac fut bientôt obligé de fuir son hôtel envahi par les révoltés.

À notre retour à Paris, nous trouvâmes tout changé. Le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs, à qui M. de Billing m’avait présenté, était intervenu et avait fait substituer son fils, récemment nommé duc de Glucksbjerg, au baron de Billing.

Pour me consoler de ma déconvenue, j’allai faire un assez long séjour au château de Beauregard qui appartenait à la comtesse de Sainte-Aldegonde, dame d’honneur de Marie-Amélie, mariée au général de Sainte-Aldegonde, aide de camp du roi Louis-Philippe, après avoir épousé en premières noces le maréchal Augereau, duc de Castiglione ; sa fille Valentine, duchesse de Dino, s’y trouvait avec son mari. Le 30 juillet, lendemain de mon arrivée à Beauregard, nous apprîmes par le comte de Lezay-Marnézia, préfet de Blois, un nouvel attentat commis par Joseph Henri sur la personne de Louis-Philippe dans le jardin même des Tuileries. Mme de Sainte-Aldegonde reçut de la reine Marie-Amélie une lettre lui racontant toutes ses émotions et exprimant la confiance que la « Providence serait toujours plus forte que la volonté des méchants ».

Dans nos promenades aux environs, nous visitâmes le château de Valençay qui appartenait au frère de M. de Dino, magnifique propriété remplie des souvenirs du prince de Talleyrand. J’y remarquai une voiture du roi d’Espagne Ferdinand vii, équipage lourd et massif qui datait au moins du siècle de Louis xv.

Ce château de Valençay me rappelait un de mes souvenirs de famille.

Un de mes parents, portant mon nom, commandait, au temps de la captivité du roi d’Espagne, la gendarmerie chargée de le garder. Il se prit un jour de querelle avec le prince de Talleyrand au sujet des ordres très rigoureux qu’il avait reçus du ministre de la guerre. Il lui était prescrit notamment de faire lever chaque soir les ponts-levis du château. Le prince de Talleyrand fut choqué de cette mesure de sûreté et voulut prendre sur lui d’empêcher que cette consigne fut exécutée. Le commandant de gendarmerie lui répondit que comme militaire il devait obéir aux ordres du ministre de la guerre et qu’il lui était impossible d’y contrevenir pour donner satisfaction au prince de Talleyrand.

Celui-ci furieux prit la poste, arriva à Paris et se rendit chez l’Empereur. Le surlendemain, il était de retour à Valençay, porteur d’un ordre dispensant de lever dorénavant les ponts-levis à l’approche de la nuit. Mais en remettant cette nouvelle consigne à M. de Reiset, il dut lui exprimer les félicitations de l’Empereur pour sa fermeté qui prouvait que l’on pouvait avoir en lui pleine confiance.

Dans une promenade à cheval avec Alexandre de Talleyrand et sa femme, nous passâmes dans le village de Roujoux où l’on démolissait un château appartenant à M. de Carbonnière ; j’y aperçus un pan de mur où se trouvait encore la cheminée principale de ce castel de la Renaissance, ornée d’un magnifique médaillon en bronze doré représentant François Ier, œuvre de Jean Cousin et don du Roi à son ancien gouverneur. Je m’entendis aussitôt avec l’acquéreur de ce vieux et intéressant manoir et j’achetai cette cheminée et son beau bronze qui se trouve aujourd’hui dans mon salon du Breuil.

Un autre jour, nous visitâmes le château de Menars, fort belle propriété qui appartenait alors à Joseph de Caraman, prince de Chimay. Il est situé sur les bords de la Loire et fut construit par Louis XV pour la marquise de Pompadour. La statue de Mme de Pompadour, représentée sous les traits de l’abondance, se voyait dans les jardins du parc. Nous fûmes reçus par la princesse de Chimay, femme de beaucoup d’esprit et fort jolie, fille de la fameuse Mme Pellaprat, qui avait sous le premier Empire une grande réputation de beauté. L’Empereur la vit à Lyon et en devint amoureux. Son mari, grâce à elle, fut, bientôt après, nommé à la recette générale de Caen.

Mme de Sainte-Aldegonde nous raconta que lorsqu’elle était duchesse de Castiglione et dame d’honneur de l’Impératrice Marie-Louise, elle accompagna cette princesse à Caen. On avait fait de grands préparatifs pour la recevoir, la ville donna une fête champêtre très réussie. Toutes les dames et les jeunes gens s’étaient habillés en costumes normands, formant des quadrilles dansés en plein air. On offrit à l’impératrice un superbe cheval normand et une vache magnifique dont les cornes et les pieds étaient dorés. Sur le dos de cette vache était une jeune enfant, habillée en amour, tenant une coupe à la main et faisant des libations. Cette petite fille vraiment charmante n’était autre que Mlle Pellaprat, fille du receveur général et qui est devenue depuis princesse de Chimay.

Le 10 octobre 1846, j’allai faire à Saint-Cloud ma visite à la comtesse de Sainte-Aldegonde qui avait repris son service à la Cour. Elle dut me laisser une demi-heure seul dans son appartement pour accompagner Marie-Amélie à la réception de l’ambassadeur turc. Pendant le temps que j’attendais dans la chambre de la comtesse qui donnait sur le parc ayant l’orangerie à droite, avec une allée superbe encadrée de marronniers et ornée de statues et de grands jets d’eau, j’aperçus, sortant des appartements du rez-de-chaussée qui étaient ceux de la duchesse d’Orléans, le comte de Paris et son petit frère le duc de Chartres le premier, sérieux et se promenant gravement ; le second, véritable étourdi, habillé d’un pantalon blanc et d’un petit paletot gris, avec un large chapeau de feutre gris où se tenait toute raide une plume blanche, de celles qui servent à écrire, qu’il avait sans doute placée lui-même pour en orner sa jolie tête pleine d’intelligence et de vivacité. On leur amena deux petits chevaux, ils grimpèrent dessus et firent un tour de promenade dans la grande allée. Le comte de Paris prit beaucoup de temps pour se mettre en selle ; quant au duc de Chartres, il semblait bouillir du plaisir de monter son cheval qu’il enjamba bien plus lestement que ne le fit son frère aîné, criant et faisant un tapage à tout rompre.

Le 4 décembre 1846 eut lieu chez M. Guizot un grand concert en l’honneur du bey de Tunis. Il y avait foule, au moins douze cents personnes. Le duc de Nemours y assistait, ainsi que le duc de Montpensier revenu d’Espagne. Les ambassadeurs seuls manquaient à cette fête ; lord Normanby, ambassadeur d’Angleterre, s’était excusé ; l’ambassadrice était à Londres. À ce moment les relations des deux gouvernements étaient très tendues au sujet des mariages espagnols. Le bey portait le grand cordon de la Légion d’honneur, tandis que les princes portaient le cordon de son ordre. Le prince tunisien se promenait dans les salons, saluant tout le monde avec affabilité et cherchant à se faire voir. Le fils du ministre, Guillaume Guizot, âgé de dix à onze ans, circulait dans les salons, pendant que ses deux sœurs faisaient les honneurs avec la comtesse Duchâtel.

Le bruit de la mort du prince de Metternich, grand chancelier autrichien, courut à cette époque. Il avait épousé en secondes noces une chanteuse, Mlle Antoinette Leykam ; son fils d’un premier lit avait voulu lui-même l’épouser, mais quand il parla de ce désir a son père, ce dernier s’emporta, cria à la mésalliance ; son fils qu’il envoya à Naples y mourut de la poitrine, soigné dans ses derniers moments par une grande dame française qui avait un enfant de lui. Pendant ce temps, le prince de Metternich épousait à Vienne Mlle Leykam.

La sœur de la nouvelle princesse avait eu aussi son roman. Elle fut enlevée par le fils du capitaine Thorn, M. Jousey. Le capitaine Thorn voulut s’opposer au mariage, mais apprenant que son fils allait devenir le beau-frère du grand chancelier, il s’amadoua et donna son consentement.

Retenu à Paris pendant tout l’hiver de 1846-1847, j’assistais au bal de la duchesse de Galliera pendant lequel un incendie se déclara dans son hôtel. Un instant la cour fut remplie de dames en grande toilette qui ne songeaient qu’à fuir, je fis sauter dans le jardin la duchesse de Dino (Valentine de Sainte-Aldegonde) par l’une des fenêtres du rez-de-chaussée. Mais les pompiers s’étant rendus maîtres du feu, le bal put continuer et l’on dansa le cotillon jusqu’au matin. Je passai ainsi fort gaiement cette période d’attente.

On finit par se décider à accorder une compensation au baron de Billing, dépossédé si injustement du poste de Copenhague. Son envoi à la légation de France à Francfort fut décidé. Grâce à l’intervention de la comtesse de Sainte-Aldegonde, je ne fus pas oublié, et le 28 octobre 1847 je partis pour Francfort par Bruxelles, Cologne et Mayence, avec M. et Mme de Billing et leur fils Robert âgé d’une dizaine d’années. En l’absence du premier président de la Diète, le comte de Munch Bellinghausen alors à Vienne, M. de Billing remit le 3 novembre ses lettres de créance au ministre de Prusse, vice-président, le comte de Doenhoff.

Notre séjour à Francfort ne devait pas être de longue durée. Le 26 février, je fus envoyé précipitamment à Berlin pour annoncer au marquis de Dalmatie la nouvelle de l’abdication de Louis-Philippe. À partir de la station qui se trouvait alors à quelques lieues au-dessus de Francfort je fis une partie du voyage en chemin de fer jusqu’à Berlin avec S. A. R. le duc de Nassau qui se montra affable et très bienveillant pour moi ; il me prit dans son wagon, m’invita à partager son déjeuner et me fit boire quelques gorgées de curaçao à son flacon de voyage. Je devais, seize ans plus tard, être accrédité comme ministre de France près de ce digne et excellent prince, aujourd’hui grand-duc de Luxembourg.

Les événements politiques et l’insurrection de Wiesbaden firent le sujet de notre conversation. À Berlin, l’on ne savait rien de ce qui se passait en France, et le marquis de Dalmatie parut fort surpris des nouvelles que je lui apportais. Ses prévisions furent des plus pessimistes : « Nous sommes en pleine révolution, me dit-il ; demain nous aurons de plus mauvaises nouvelles. Ils ne s’arrêteront pas là à Paris. »

Je trouvai à Berlin, comme premier secrétaire de l’ambassade, M. Humann, oncle de ma belle-sœur Juliette de Germiny, qui, malgré les tristes événements qui nous préoccupaient tant, me fit visiter les principaux édifices de Berlin, ainsi que le château de Potsdam Le roi régnant était alors Frédéric-Guillaume iv, fils de Frédéric-Guillaume iii et de la reine Louise. Il n’avait pas d’enfants de son mariage avec la princesse Élisabeth de Bavière. Son frère cadet, le futur empereur Guillaume, était appelé à lui succéder. Peu s’en est fallu que cette branche fût exclue du trône. Le prince Guillaume de Prusse était devenu éperdument amoureux de sa cousine, la princesse Élise Radzivill, dont le père Antoine-Henri Radzivill, un des plus beaux et des plus brillants seigneurs de la cour de Frédéric-Guillaume iii, avait épousé une princesse de Prusse, mariage de dépit, prétendait-on, de la part de la princesse fiancée à Frédéric-Guillaume iii qui l’avait délaissée pour épouser la belle Renée-Louise de Mecklembourg-Strélitz.

La princesse Radzivill, heureuse de faire entrer sa fille dans la famille royale à laquelle elle avait appartenu, avait encouragé la passion du prince Guillaume et celui-ci était résolu à épouser la jeune princesse.

Frédéric-Guillaume iii, ayant appris cette intrigue, prévint son fils que, d’après les vieilles constitutions prussiennes, les enfants nés du mariage qu’il projetait n’auraient aucun droit à la couronne, les princes Radzivill, d’origine polonaise, n’appartenant pas à l’ancienne noblesse de l’empire d’Allemagne. Les deux jeunes gens furent au désespoir. La princesse Élise Radzivill qui payait de retour le prince Guillaume était d’une grande beauté, d’un esprit et d’un charme infinis. Le roi décida non sans peine sa cousine, la princesse Radzivill, à envoyer sa fille en Russie auprès de l’impératrice Alexandra (princesse Charlotte de Prusse), sœur du prince Guillaume, pour la distraire et la consoler d’un mariage impossible.

Malheureusement, l’impératrice, bien loin de faire comprendre à la jeune princesse combien étaient insurmontables les obstacles apportés à ce mariage, ne fit que la bercer de l’espoir de fléchir le Roi en invoquant la proche parenté de cette branche des Radzivill avec la famille royale. Elle lui lisait les lettres passionnées du prince Guillaume et l’entretenait ainsi dans ses illusions. La petite princesse qui n’avait que dix-huit ans éprouvait la plus vive reconnaissance pour l’auguste sœur de son bien-aimé, pendant le temps qu’à Berlin celui-ci était entouré d’amusements, de distractions de toute sorte. Il se détacha peu à peu d’Élise Radzivill, comprenant tout ce qu’il lui aurait fallu sacrifier à cet amour à son déclin et il consentit à épouser la princesse Augusta de Saxe-Weimar, dont la sœur cadette avait épousé le prince Charles, troisième fils de Frédéric-Guillaume iii. Cette princesse, fort belle et spirituelle, n’ignorait pas à la suite de quelles luttes le prince Guillaume s’était décidé à l’épouser. Mais son ambition étouffa ses susceptibilités. Elle arriva à l’autel rayonnante de bonheur et de beauté, prête à prononcer les paroles d’usage qui devaient consommer son union avec l’héritier de la couronne. Le prince Guillaume eut à la dernière minute une défaillance. Au moment de prononcer le oui solennel, songeant sans doute à l’infortunée jeune fille qu’il sacrifiait, le courage lui manqua : il tomba sans connaissance sur les marches de l’autel. La princesse se retira avec le plus cruel aplomb, feignant de croire à une indisposition passagère. Huit jours plus tard on renouvela la cérémonie. Le prince répondit cette fois aux questions du ministre d’une voix si basse que personne ne l’entendit.

Le sacrifice était consommé, tandis qu’Élise Radzivill vivait à Saint-Pétersbourg dans la sécurité la plus complète. Elle apprit sans préparation par l’Impératrice le mariage du prince. Ce fut pour elle un coup de foudre qu’elle supporta avec un grand courage. Elle ne fit aucun reproche, ne se plaignit de rien ni de personne et demanda avec calme à rejoindre sa mère en Pologne. Six mois après sa belle âme avait cessé de souffrir. On dit que la princesse Augusta, prenant sa revanche de l’indifférence de son mari, voulut lui apprendre elle-même cette mort comme une nouvelle banale et qu’il en fit une maladie mortelle. Il s’est consolé depuis. C’est ainsi que Guillaume et Augusta, trop connus des Français, ont fait souche de rois de Prusse et d’empereurs d’Allemagne.

Ces faits avaient vingt ans de date lorsque je fis mon premier voyage à Berlin. Le frère cadet de Frédéric-Guillaume iv, de deux ans seulement plus jeune que son ainé, devait attendre longtemps la couronne qu’il porta avec tant d’éclat. Les événements dont j’étais venu apporter la nouvelle à Berlin eurent dans cette capitale les conséquences les plus graves. La présence sur la liste des membres du gouvernement provisoire de l’ouvrier Albert produisait à la cour de Prusse une impression très vive.

J’y restai d’ailleurs fort peu de temps. Le lendemain soir de mon arrivée, 28 février, le marquis de Dalmatie m’apprit la proclamation de la République. Je revins à Francfort que je quittai, un mois après, avec M. de Billing et son fils Robert pour rentrer en France.