Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/10

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit (p. 257-290).

CHAPITRE X

Le duc de Savoie et le duc de Gênes. – Projet d’intervention en Toscane. – Chute de Gioberti. – Voyage à Paris. – Le prince Président. – Le général Changarnier. – Le général Bugeaud. – Le général Colli de Felizano, ministre de la guerre à Turin. – Sa démission. – Dénonciation de l’armistice..


J’avais fait la connaissance du duc de Savoie qui devint le roi Victor-Emmanuel II, et de son frère le duc de Gênes en me rendant auprès de leur père le roi Charles-Albert au Palais Greppi à Milan, dans l’une des dernières journées qui ont suivi les revers de l’armée piémontaise en Lombardie.[1]. Le roi Charles-Albert que j’avais vu pour la première fois la veille de ce jour (3 août 1848) à l’auberge de San Giorgio, près de la Porta Romana, m’avait fait mander auprès de lui pour savoir si je voulais accompagner le général Lazzari au camp autrichien afin d’y obtenir des sauf-conduits pour rapatrier deux cents Français compromis dans la première insurrection de Milan et qui eussent risqué d’être fusillés s’ils étaient tombés aux mains des Autrichiens.

On fait vite connaissance des hommes au milieu de si graves événements. J’étais resté pendant deux jours continuellement auprès du roi, et là j’avais vu toute sa maison militaire. J’avais longuement causé avec Alphonse de la Marmora qui était alors à la tête des bersaglieri et qui dans ce même palais délivra le roi Charles-Albert des mains d’une troupe de forcenés qui voulaient le prendre comme otage. Les troupes piémontaises étaient vaincues ; il n’y avait plus qu’à capituler et à chercher à obtenir de l’Autriche les conditions les meilleures pour se retirer en Piémont. Le peuple de Milan s’était injustement soulevé contre le roi Charles-Albert, il criait à la trahison, faisait des barricades, et j’avais eu personnellement toutes les peines du monde à sortir du consulat de France pour rejoindre le roi. Le palais Greppi était rempli d’officiers qui sont devenus plus tard mes amis. Je trouvai là, entre autres, le marquis d’Aglié, gendre de la marquise de Boyl. La foule de soldats et d’officiers me laissèrent passage dans le grand escalier du palais Greppi et j’entrai chez le roi. Sa chambre était ouverte, comme tous les salons remplis de toutes sortes de gens appartenant à l’armée ou à la municipalité de Milan. Je rencontrai, entre autres le marquis d’Adda, qui avait épousé la princesse Pio, une des femmes les plus sympathiques de l’Italie.

Il fut entendu entre le roi et moi que j’accompagnerais les généraux Rossi et Lazzari chez Radetzki[2]. Le roi, malgré tous ses revers, était tranquille et calme comme toujours. Il m’avait traité avec une distinction particulière. C’était un prince froid, réservé, sans apparente affectation, un grand gentilhomme enfin, de manières très simples, mais plein de dignité, c’était de plus un prince avec lequel, dès le premier moment, on éprouvait de la sympathie ou de l’aversion. Pour moi, dès les premiers instants que je l’ai vu, il m’attira complètement à lui par ses excellentes et simples manières. On a dit de ce prince qu’il était fier, toujours politique, rusé, hautain, sec, de peu de cœur. J’ai trouvé un tout autre homme, et je ne puis dire assez combien j’ai eu à me louer de la délicatesse de son cœur et de son esprit au cours des relations importantes que j’ai eues avec lui à cette époque, au milieu de si graves événements interrompus par le bruit du canon ou les vociférations de l’émeute dans les rues de Milan. Je regarde Charles-Albert comme l’un des souverains les plus distingués que j’aie connus. Il était de plus très instruit, d’une bravoure téméraire et ne craignant que Dieu. Il se croyait appelé par la volonté de Dieu à la tâche d’accomplir l’indépendance de l’Italie ; il en avait la conviction. C’est lui en effet qui a préparé les événements qui se sont produits sous le règne de son fils ; s’il avait vécu, il les aurait sans doute modifiés suivant des idées plus politiques et dans un esprit plus catholique.

Le roi Charles-Albert voulant l’unité de l’Italie en formant une confédération italienne dont le Pape eût été avec lui le chef, sa pensée était de ne toucher à aucun des États des princes d’Italie, mais de se faire roi d’Italie en agrandissant ses États de tout ce qui parlait italien en Autriche. Sa devise était : Dio la vuole. La patience, la ténacité, la résignation étaient les principales qualités du roi Charles-Albert. Sous une apparence de froideur, il cachait un cœur très aimant et qui savait souffrir sans jamais se plaindre. C’était un prince du moyen âge. Il pensait que Dieu l’avait appelé au trône pour régénérer l’Italie : c’était chez lui une idée fixe : chaque jour il marchait pas à pas à son but. Il aimait les devises qui peignaient sa pensée et sa situation : aussi avait-il pris celle-ci : J’attends mon astre. Il aurait pu aussi prendre cette devise : Aimer et souffrir. Personne n’a plus aimé que lui, personne n’a plus souffert que lui, sans jamais se plaindre. Non seulement le roi Victor-Emmanuel ne lui a jamais ressemblé physiquement, mais moralement il ne pouvait y avoir aucune sympathie entre eux. Le roi Charles-Albert avait en lui de la race, de l’élégance, tandis que la nature du roi Victor était commune. Enfant, il y avait si peu d’affinité entre son père et lui qu’il en avait une peur terrible. C’était à vrai dire un bon garçon, mais de forme et d’esprit vulgaires. Son frère, le duc de Gênes, au contraire, avait toutes les distinctions de son père. Il avait fait de très bonnes études tandis que Victor-Emmanuel n’avait jamais rien pu apprendre. Toute son éducation avait consisté à faire des armes et à monter à cheval. Le duc de Gênes, d’une jolie figure, était élégant ; Victor-Emmanuel, gros et brusque, était débraillé, domptait les chevaux les plus difficiles, sans être jamais désarçonné, et allait devant lui sans rien craindre. Tels étaient ces deux princes qui n’avaient qu’une qualité commune : la vaillance. Le Pape Pie IX appelait Victor-Emmanuel : Il batti petto !… c’est-à-dire celui qui continuellement se bat la poitrine ! Comme cela était vrai et que de choses à dire à ce sujet sur la faiblesse de caractère du roi Victor, — qui n’était pas méchant, mais qui manquait d’énergie morale. — Il avait une peur terrible de Cavour ! Il y avait des instants où il vous dévorait de son amitié, le lendemain on n’existait plus pour lui. Mais me voici loin de mon sujet : reprenons-le.

En sortant de chez le roi Charles-Albert, un officier piémontais qui m’était inconnu se présenta tout à coup à moi en me barrant le passage, et après m’avoir serré la main, il se mit à me parler des événements. « Dieu ! que c’est triste, après tous nos succès de battre en retraite et d’abandonner l’Italie à ses plus grands ennemis ! Vous ne vous figurez pas comme nos troupes se sont bien battues, mais malheureusement l’administration et le matériel italiens ne sont pas aussi bien organisés qu’en Autriche. Nous avons l’élan, le patriotisme ; nous avons eu de belles journées de gloire, mais la fortune se retourne aujourd’hui contre nous, et nous n’avons plus qu’à faire taire nos canons, qu’à patienter pour recommencer peut-être plus tard. » Pendant qu’il me parlait, ce jeune officier ouvrait de grands yeux où brillaient des larmes, il me regardait fixement et frappait avec feu le fourreau de son sabre, qui retentissait sur les marches de l’escalier de marbre du palais Greppi.

— Qui est donc cet officier ? demandai-je en me retournant vers le premier venu que je trouvai à mes côtés.

— C’est le duc de Savoie.

C’était en effet Victor-Emmanuel qui sans aucune présentation était venu à moi.

Depuis cette époque, le duc de Savoie venait secrètement me voir de temps en temps chez moi, via Carlo-Alberto, n° 3, au 3e étage. Il était convenu entre nous que dans ses visites il se ferait annoncer sous le nom de M. Martin, commerçant français. Un soir, — c’était un peu avant la rupture des relations diplomatiques entre la Sardaigne et le royaume de Naples, — vers onze heures, j’étais déjà couché et j’avais près de moi mon ami, le comte de Ludolf arrivé récemment à Turin comme chargé d’affaires de Naples, lorsque retentit un violent coup de sonnette, et un moment après mon domestique vint m’annoncer M. Martin. Je me tournai alors vers M. de Ludolf et je lui expliquai qu’ayant des affaires particulières à régler avec ce négociant français, j’avais besoin de m’entretenir seul avec lui. Sur ces entrefaites et sans attendre d’être introduit, M. Martin fit irruption dans ma chambre : — il portait une grande barbe, son œil était brillant et son maintien plein d’assurance ; il était assez mal mis d’ailleurs sous un grand paletot d’hiver. Le comte de Ludolf ne comprenait pas comment à cette heure tardive je recevais des gens d’affaires qui pouvaient bien attendre au lendemain pour me voir à la chancellerie de la légation. Quoiqu’il eût surpris dans ma manière d’être tout mon embarras de cette visite à laquelle je ne m’attendais pas, il ne se leva pas, pensant que le voyageur français ne resterait pas longtemps chez moi et que je le congédierais bientôt.

De son côté, M. Martin comptant qu’à cette heure il ne rencontrerait personne chez moi parut surpris d’y trouver une visite, et les deux hommes se regardèrent attentivement. M. Martin insista pour que je restasse couché. La conversation devint générale, et Guillaume de Ludolf ne se disposait pas à se retirer : je ne savais que faire pour le renvoyer. Comme il tenait bon, profitant d’un instant où M. Martin chauffait ses pieds à ma cheminée je fis signe à Ludolf d’approcher et je lui dis à voix basse : « Je t’en prie, va-t’en ; car j’ai besoin de parler à ce commerçant qui repart dans la nuit. »

Ces paroles l’intriguèrent beaucoup ; il me regarda dans le blanc des yeux en souriant et en me secouant la main. Il se retira en saluant à peine M. Martin qui, de son côté, se tenait raide comme un bâton.

Lorsque nous fûmes sûrs d’être seuls, le duc de Savoie, ôtant sa perruque et sa barbe, se jeta à mon cou. Il avait quitté le jour même la ville de Casal, où il était en garnison, pour venir à Turin. Il me demanda quel était ce monsieur et apprenant que c’était le chargé d’affaires de Naples il manifesta la crainte d’avoir été reconnu, « J’ai cru, dit-il, qu’il ne s’en irait jamais. » Il ne me cacha pas qu’il avait une faim canine. Je me levai tant bien que mal dans mon léger costume de nuit et j’allai chercher mes vêtements dans une chambre à côté. Le duc de Savoie m’avait suivi en riant : il me fit la plaisanterie de se saisir d’une de mes bottes. « Je vous tiens par un pied, » dit-il, pendant que je m’habillais auprès du feu. Mon domestique s’était couché ; il était une heure du matin. J’allai chercher moi-même dans ma salle à manger tout ce que je pus trouver pour le rassasier et tous deux, après avoir mis le couvert, nous nous établîmes au coin du feu, mangeant, buvant et riant comme deux jeunes hommes de même âge, n’ayant pas encore tous les soucis de l’avenir. Il soupa de bon appétit, il ne mangea pas, il dévora, en se servant de ses mains pour avaler la moitié d’une poularde au riz que j’avais trouvée à lui offrir.

Puis, la conversation s’engagea naturellement sur la situation politique du Piémont. On était à la veille d’une nouvelle rupture avec l’Autriche, et tous les hommes qui ne se faisaient pas d’illusions prévoyaient quelles en seraient les suites désastreuses. Le duc de Savoie était de ce nombre et ses paroles étaient empreintes d’un sentiment d’anxiété et de tristesse. Comme je cherchais à l’encourager et à faire diversion à ces tristes pensées par la perspective du trône qui l’attendait, il me répondit : « Je ne crois pas que je serai jamais roi ; mon père est encore jeune et il n’abdiquera pas. D’ailleurs, par le temps de révolution où nous sommes, on ne peut plus compter sur la régularité des successions royales. Pour ma part, je ne me sens aucune disposition à devenir roi : ce ne serait qu’avec répugnance que je prendrais et porterais la couronne. »

Notre conversation se prolongea bien avant dans la nuit, puis le duc se retira tout seul comme il était venu. Le lendemain, quand je revis Ludolf, il me demanda ce que c’était que le marchand de la veille et quelles affaires si pressantes j’avais eu à traiter avec lui. Je lui répondis, moitié sérieux, moitié riant, que j’avais réglé un compte que je ne pouvais remettre à un autre jour, M. Martin devant repartir dans la nuit. Plus tard, Victor-Emmanuel ayant succédé à son père Charles-Albert et les relations diplomatiques ayant été rétablies entre la Sardaigne et le royaume de Naples, je me trouvais avec Ludolf à la cour. Me montrant le roi, il me dit : « Voilà M. Martin, le fameux marchand. » La barbe postiche du duc de Savoie ne l’avait pas tellement défiguré que Ludolf ne l’eût reconnu la première fois qu’il lui fut présenté.

Les dissidences de Gioberti avec ses collègues aboutirent à une rupture. Abandonné par le roi au moment décisif, il dut donner sa démission.

Lors des premières interpellations de M. Brofferio, il avait obtenu, le 12 février 1849, un vote d’approbation unanime en déclarant qu’il se faisait honneur de ressembler sur beaucoup de points au ministère précédent qui voulait l’ordre, le maintien du trône et l’indépendance italienne ; qu’il ne voulait pas plus que lui être un gouvernement révolutionnaire, mais un gouvernement d’union et de conciliation. Il avait été vivement applaudi et l’interpellateur, M. Brofferio, avait été hué à la Chambre et hors de la Chambre.

Mais les partis ne désarment pas. Un des meneurs les plus dangereux de la Chambre, à la tête du journal la Concordia, s’unit à M. Brofferio pour attaquer Gioberti. Valerio sans influence dans le pays en avait beaucoup à la Chambre : il était très intrigant, très ambitieux et très habile à agir sur les esprits. Le président du conseil, sérieusement malade, ne pouvait assister aux séances où l’on demandait la mise en accusation du ministère pour avoir fermé le cercle de Gênes en violation de la Constitution. Des groupes tumultueux parcouraient Turin. Un de ces groupes faisant une manifestation en l’honneur d’un député hongrois à propos d’une prétendue victoire remportée par les Magyars sur les Autrichiens s’arrêta sous les fenêtres de Gioberti en poussant des cris de guerre. La division du ministère devenait flagrante : « Il n’y a plus qu’une question politique aujourd’hui en Italie, disait Gioberti à M. de Bois-le-Comte, c’est celle de la République. Je ne veux pas reconnaître celle qui a été proclamée à Rome et je ne la reconnaîtrai jamais. J’y perdrai plutôt la vie. Je l’ai déclaré à mes collègues, mais je n’ai pu obtenir d’eux qu’ils se déclarassent nettement sur cette question. Ce sont des avocats accoutumés à peser le pour et le contre et ne pouvant ni ne sachant se décider franchement. Ils ne sont pas républicains, mais ils n’osent pas se prononcer contre une république, ils craignent qu’elle n’envahisse toute l’Italie. Ils ont l’arrière-pensée qu’ils seraient débordés et éliminés si le Piémont lui-même la subissait. Ils s’arrêtent à des demi-mesures, lorsqu’il s’agit pour nous d’être ou de n’être pas. Quant à moi, je leur ai déclaré nettement que je ne leur céderai jamais et que je ferai la politique extérieure tout seul et à ma volonté. Les rôles sont fort changés. Je disais jadis que je me retirerais ; aujourd’hui je leur déclare que je les renverrai s’ils ne veulent pas me suivre dans la voie que j’ai arrêtée. Cependant je suis obligé encore à de grands ménagements ; nous sommes en négociation pour un emprunt de cinquante millions, et il serait déjà conclu si nous avions un ministre des finances plus habile et plus actif. Il faut attendre que la Chambre l’ait voté et alors on pourra agir. Mais jusque-là il faut subir cette Chambre qui est mauvaise, ignorante, qui se paye de mots, qui ne comprend pas l’Europe et qui se laisse mener par des intrigants et des déclamateurs. M. Valerio a un grand empire sur elle parce qu’il l’a formée, et en ce moment il agit contre moi ; mais il est facile de faire comprendre aux députés qu’il a fait nommer en mon nom que si je les renvoyais, il est probable que, m’opposant à leur élection, ils ne reviendraient pas. Du reste, je sais que Valerio attend de nouvelles élections pour se prononcer et qu’il travaille à les faire tourner à son profit. Dans l’intervalle nous gagnons du temps, et c’est le seul ménagement que je consente à garder.

« Cependant je suis loin d’être rassuré : je sais qu’un vote peut me renverser et je le crains de cette Chambre ou plutôt je n’espère rien d’elle. Mais j’ai tout le public pour moi ; le roi me soutient, le parti conservateur tout entier comprend qu’il ne peut revenir au pouvoir et qu’il doit se rallier à moi pour défendre la monarchie. Tout le commerce, la garde nationale et le peuple se rattachent à mes opinions et seraient disposés à me soutenir au besoin par la force. Je l’ai dit à mes collègues ; je leur ai fait voir que les républicains ne forment qu’une faible minorité : à Turin on n’en compte pas cent et à Gênes un millier tout au plus ; — et encore à Gênes, ce parti ne repose-t-il que sur des intérêts matériels qui n’inspirent ni courage, ni dévouement, tandis qu’à Turin le sentiment monarchique est fondé sur l’intérêt national et sur le patriotisme. Le parti républicain s’est montré le même dans toute l’Italie : il ne compte pas un homme d’État, pas un général, pas un écrivain, car Mazzini est un écrivain pitoyable, et Garibaldi a bien prouvé par ses entreprises et par ses échecs qu’il n’est qu’un charlatan. À Rome, ce sont des enfants qui s’amusent de spectacles et de mise en scène. À Florence, ce sont des scélérats capables de tout qui épouvantent une population faible et timide. Il y a là quatre coquins dont le plus hardi est Guerrazzi qui ne reculeront devant rien pour conserver le pouvoir. Ils répandront la terreur partout : déjà ils ont mis en prison le pauvre Capponi qui est aveugle. À Livourne, Pigli, qui est un misérable, dispose d’un millier de coquins comme lui, à l’aide desquels il promène la terreur dans le pays. Cela ne peut durer. Les populations finiront par se prononcer. Il faut attendre ce moment, mais en prenant nos précautions pour que la République n’envahisse pas le Piémont, car c’est là toute la question et je ne m’en laisserai pas distraire.»

Charles-Albert paraissait d’accord avec Gioberti. Il avait repris de fait le commandement de l’armée, et l’insurrection hongroise lui donnait, ainsi qu’à son ministre, beaucoup d’espérances. Par le roi, Gioberti disposait de l’armée et du parti conservateur ; par lui-même, il disposait du parti libéral. Jamais il n’avait cru sa situation plus fortement assise. Une intrigue que Charles-Albert n’eut pas la fermeté de repousser le renversa brusquement.

La situation de la Toscane était lamentable malgré la présence de six bataillons piémontais à Lucques et à Pise, bataillons dont on n’osait pas se servir pour maintenir l’ordre. « Une bande de fous et de coquins du plus bas étage, écrivait de Florence Massimo d’Azeglio le 12 novembre 1848, sont parvenus par l’intimidation à se rendre les arbitres du pays. »

Depuis longtemps Livourne était dans un état d’insurrection permanent. Le grand-duc s’était résigné à charger les représentants de l’opinion la plus avancée — MM. Guerraszi et Montanelli — de former un ministère. Celui-ci s’était entendu avec le gouvernement romain et avait soutenu le projet de Constituante repoussé par le Piémont. Le grand-duc avait dû quitter Florence pour se retirer à San-Stefano. Presque en même temps qu’à Rome la République y avait été proclamée. La terreur régnait dans ce malheureux pays, et personne n’osait protester contre un régime détesté de tous. La mesure était comble. Les envoyés du gouvernement romain à Turin reçurent leurs passeports et l’ordre de partir dans les vingt-quatre heures. L’envoyé confidentiel du gouvernement toscan reçut le même ordre. Il fut convenu qu’une intervention militaire aurait lieu en Toscane pour rétablir le grand-duc, beau-frère de Charles-Albert. Dans ce but le corps d’armée du général de la Marmora, composé de neuf bataillons, de six escadrons et d’une batterie, avait été rassemblé à Sarzane, ville située à l’extrémité du golfe de la Spezzia sur la frontière même de la Toscane, à 15 lieues de Livourne et à 20 lieues de Florence, sur la route de ces deux dernières villes à Gênes.

De là, il devait entrer en Toscane si le grand-duc le demandait et s’il donnait à ses troupes commandées par le général Laugier l’ordre de se joindre à celles du Piémont pour marcher sur Livourne et Florence. Ces ordres avaient été donnés de San Stefano au général Laugier, ma*s lorsque l’avis arriva à Turin avec la demande d’intervention du grand-duc les ministres réunis pour donner des ordres définitifs au général de La Marmora refusèrent leur concours, — ce qui amena la démission de Gioberti.

Le roi ne l’accepta pas d’abord. Le soir une foule considérable se pressa sous le balcon du président du conseil, des applaudissements et des cris lui témoignant la sympathie du public. Il parut sur le balcon et pria les manifestants de crier : Vive le Roi ! et : Vive l’Italie ! — Le public continua à crier : Vive Gioberti ! et se porta chez M. Brofferio qui courut les plus grands risques et ne fut sauvé que par la police. C’est alors que plusieurs membres du cabinet formèrent le complot de perdre leur collègue dans l’opinion publique en révélant et en altérant les secrets de l’État. M. Sineo organisa cette intrigue avec M. Valerio. Ils livrèrent aux journaux, en les défigurant, les motifs de la démission de M. Gioberti, l’accusant d’avoir obéi à l’influence d’intrigues diplomatiques en préparant l’occupation militaire de la Toscane.

MM. Ricci, Ratazzi et le général Chiodo, qui étaient d’accord avec Gioberti, firent défection. Le général Chiodo eut du moins la loyauté de reconnaître qu’il avait tout su et combiné avec le président du conseil.

L’opinion de l’assemblée étant ainsi préparée et son opposition au projet du gouvernement étant surexcitée, les ministres Ratazzi et Ricci allèrent trouver le roi et, l’effrayant sur les conséquences des mesures arrêtées de concert avec lui ils le déterminèrent à abandonner Gioberti.

Le lendemain, Charles-Albert réunit le conseil sans son président dont la démission n’était pas encore acceptée, et à la suite de ce conseil il lui en notifia l’acceptation lui écrivant qu’il ne pouvait souscrire à une intervention en Toscane, que la Chambre y paraissait contraire, qu’il se reposait sur l’affection de cette Chambre qui était à ses yeux l’organe de l’opinion publique.

En sortant de chez le roi, Gioberti se rendit chez M. de Bois-le-Comte. Il s’écria en entrant : « Je viens de bien connaître ce que c’est qu’un roi ! »

La séance de la Chambre qui suivit fut des plus émouvantes. Sur une interpellation de M. Valerio, Gioberti déclara que l’honneur ne lui permettait pas de faire connaître les secrets de l’État, mais qu’un jour il se vengerait de ceux qui les avaient divulgués et falsifiés en les livrant aux journaux pour le calomnier ; que le ministère tout entier avait approuvé ses projets et n’avait reculé que devant l’exécution et que quiconque dirait le contraire était un calomniateur et un menteur infâme.

Il fut évident pour tous que Gioberti avait été le jouet de ses collègues. Ils avaient fait ou laissé afficher sur les murs des pamphlets odieux contre lui. Le bon sens public ne s’y trompa pas. Gioberti fut reconduit chez lui par une foule immense à qui il tint un langage très constitutionnel et qui le salua des plus vives acclamations. Les jours suivants les manifestations en sa faveur se multiplièrent. Une pétition, couverte de quinze mille signatures, fut portée au roi par trois mille gardes nationaux : la place était remplie d’une foule immense qui criait : Vive Gioberti !

Je venais d’être brusquement rappelé à Paris par une terrible catastrophe de famille. Ma sœur Caroline qui avait épousé le vicomte d’Arjuzon, passant avec une robe légère dans sa lingerie dont le fourneau était allumé, vit le feu prendre à ses vêtements. Elle ouvrit la fenêtre pour appeler du secours : en un instant elle fut entourée de flammes. Elle mourut après quelques jours d’atroces souffrances, comme une sainte qu’elle était, en recevant les bénédictions et les consolations chrétiennes de notre dévoué et vénéré ami, l’abbé Deguerry qui, en 1871, avec l’archevêque de Paris, devait lui-même être un des martyrs de la Commune.

Je fus chargé, par mon excellent chef, d’emporter en France un rapport contenant tous les détails de cette intrigue peu honorable pour Charles-Albert. La peur seule avait pu le décider à se séparer d’un homme qui était à ses yeux la meilleure garantie de la conservation de son trône et à rompre l’engagement d’honneur qu’il avait pris vis-à-vis de son beau-frère.

Le grand-duc, définitivement abandonné par Charles-Albert, se rejeta du côté du Pape, du roi de Naples et de l’Autriche. Il s’embarqua pour Gaëte le 21 février sur un vapeur anglais, le Bull-Dog. Guerrazzi ayant marché sur Lucques contre le général Laugier, l’armée, restée jusque-là fidèle au grand-duc, se débanda et le général dut se réfugier en Piémont avec une trentaine d’officiers.

Guerrazzi établit en Toscane la plus odieuse tyrannie. Massimo d’Azeglio avait quitté Florence et s’était retiré à la Spezzia d’où il écrivit le 21 mars 1849 : « Les gens qui ont mené tout cela sont de si abominables coquins, ils ont tellement foulé aux pieds tout ce qu’il y a de principes honnêtes, ils exercent un si effroyable despotisme, persécutant et dépouillant leurs ennemis pour gorger leurs amis, que le peuple, les paysans, les masses, c’est affreux à dire, désirent et au besoin recevraient les Tedeschi comme des libérateurs.

» En Toscane et à Rome, on fait un bruit d’enfer pour la guerra santa, en parle de milliers d’hommes, de levées en masse, de piques et de faux ; et le fait est que la conscription n’a jamais pu être établie ; que la capitale est dans un sauve-qui-peut général ; et que, si on parvenait à réunir quelques corps de volontaires, on n’aurait ni officiers, ni sous-officiers pour les commander, n’ayant pas de cadres et pas le sou pour les payer. »

On avait organisé à Florence et à Livourne des bandes d’hommes payés trente sous par jour qui opprimaient les villes et se répandaient au besoin dans les campagnes pour étouffer toute tentative réactionnaire. Tous les magasins étaient fermés à Florence ; les caisses publiques étaient vides. L’obligation de recevoir du papier-monnaie arrêtait toutes les transactions.

Paris était bien changé depuis mon départ. Le prince Président occupait l’Élysée. Je n’étais pas un inconnu pour lui. La comtesse d’Arjuzon, mère de mon beau-frère, avait été dame d’honneur de la reine Hortense et était restée son amie. Sur sa recommandation, pendant un voyage en Suisse en 1836, j’avais été reçu à Arenenberg. La reine Hortense, malade et alitée, m’avait donné audience quelques instants dans sa chambre. Elle me parla de ma mère avec laquelle elle avait fait de la musique à Mayence pendant que mon père y était Receveur général des finances sous l’empire. La pauvre princesse était décharnée, d’une pâleur extrême, sans aucun vestige de son charme d’autrefois. Le prince Louis, après m’avoir fait visiter le château, m’avait offert à goûter, m’accueillant malgré mon âge — j’avais alors quinze ans — avec beaucoup d’égards et de bienveillance. Le prince Président n’avait pas oublié notre rencontre d’alors. Il avait appris l’affreuse mort de ma sœur et m’exprima à ce sujet toute sa sympathie.

C’est peu de mois après ma visite à Arenenberg que Louis-Napoléon perdit sa mère. Voici ce qu’il écrivit alors à un de ses oncles pour lui apprendre cette triste nouvelle, le 5 septembre 1837 :

« C’est le cœur navré que je vous annonce la mort de ma mère ; Elle a expiré ce matin à cinq heures, après avoir reçu tous les secours de la religion. Elle est morte dans mes bras et Elle m’a béni ! Voilà la seule consolation qui me reste !… »

Le général Changarnier était installé aux Tuileries. Il avait été question de lui donner le commandement de l’armée piémontaise. J’allai le voir. Il quitta son déjeuner pour me recevoir et me questionna avec le plus vif intérêt sur les événements auxquels j’avais assisté. En passant à Lyon je vis de même le maréchal Bugeaud qui me retint à déjeuner. Il me parla de la campagne qu’il avait faite en Savoie en 1814. Il paraissait désirer que la France prit part à la guerre. Charles-Albert lui avait fait demander un plan de campagne qu’il s’était empressé de lui envoyer. Il me dit que si on voulait lui donner cinquante mille hommes il les conduirait volontiers en Piémont. Le maréchal ne paraissait pas avoir grande sympathie pour le général Changarnier qui, selon lui, était un homme difficile & vivre et jaloux.

Pendant ces quelques jours d’absence, la situation s’était beaucoup aggravée à Turin. Sous la première émotion causée par la retraite de Gioberti le ministère s’était complété en confiant les affaires étrangères au général marquis Colli de Felizzano, homme fort honorable qui avait servi dans l’armée française sous le premier Empire et qui avait perdu une jambe à Wagram. Ancien syndic de Turin avant la promulgation du Statut, depuis directeur général des postes, il était connu pour son dévouement à la personne du roi. Lui-même expliquait ainsi son acceptation :

« Je suis venu au ministère pour empêcher la guerre civile. Les dispositions de la population de Turin étaient très hostiles à la Chambre et à ses amis du dehors : une collision était inévitable. Elle eût pu être favorable au parti conservateur à Turin, mais il eût pu avoir le dessous ailleurs et les chances de cette scission étaient incalculables. On a fait appel à mon dévouement pour l’empêcher, et je crois avoir fait acte de bon citoyen en acceptant. Les ministres espèrent que mon nom et mon passé rassureront le parti conservateur, tandis qu’eux maintiendront leurs amis. Leurs liaisons avec le parti duquel émane le désordre peuvent en effet conjurer le danger des rues, mais je crains qu’ils n’aient pas autant d’empire sur la Chambre et surtout sur Valerio qui la conduit et qui a ses vues particulières. Sa conduite envers Gioberti qu’il a abandonné si promptement après s’en être servi longtemps prouve combien peu l’on doit se fier à lui. Or c’est cette Chambre qui a forcé la volonté du roi pour le renvoyer, et l’on peut s’en servir encore pour me renvoyer, moi, ce qui ne sera pas difficile, car je ne céderai pas sur ce que je crois nécessaire. Ce sera une grande difficulté que de repousser la reconnaissance des républiques de l’Italie centrale, mais la difficulté sera bien plus grande pour résister à la guerre. Le programme de Gioberti auquel je me suis rattaché ne la repousse pas, au contraire, et l’accepte implicitement, et l’adresse de la Chambre y pousse avec une grande énergie. Comme homme, comme citoyen, je la repousse, convaincu que c’est une entreprise téméraire et folle. Si, au prix de ma seconde jambe, je pouvais l’éviter, je la sacrifierais volontiers, mais, comme ministre des affaires étrangères, je n’ai rien à y objecter. La médiation n’a rien produit depuis plus de sept mois ; si on savait ce qu’on peut en espérer, ce qu’on nous offre, ce qu’on nous demande, on pourrait prendre un parti ; mais l’Autriche refuse tout et la France et l’Angleterre ne se sont engagées à rien. Que répondre à des gens qui vous disent qu’on ne gagne rien à attendre, que le trésor est à bout et que la paix dépensant autant que la guerre on arrivera par l’inaction à consumer toutes nos ressources et à ne pouvoir plus rien faire quand l’espoir sera perdu ? Que répondre à ceux qui vous disent : L’anarchie est entretenue par l’oppression étrangère : les sentiments généreux d’indépendance et de nationalité qu’elle excite servent de prétexte et d’appui à l’anarchie, et tant qu’on refusera d’agir pour satisfaire ces sentiments ils serviront de justification aux désordres. Il semble donc que la guerre est inévitable à moins que les conférences de Bruxelles ne produisent quelque résultat, mais on ne nous dit rien, et pendant ce temps les Autrichiens disent à qui veut l’entendre qu’ils ne traiteront que sur les bases des traités de 1815. Que voulez-vous que je réponde à ceux qui me demandent ce que j’en sais ? Rien, et c’est ce mot qui a perdu le dernier ministère il y a trois mois. Il nous entraînera aussi et la guerre sera déclarée, »

Charles-Albert se défendait sans sincérité du reproche d’avoir abandonné Gioberti. Il disait, contrairement à la vérité, que Gioberti avait résolu l’intervention en Toscane sans lui en parler, que le grand-duc lui avait bien demandé le 15 février d’intervenir, mais qu’en partant pour Gaëte il s’était rétracté assurant que la France et l’Angleterre auraient vu cette intervention avec déplaisir. « Certes, disait-il, je ne serais jamais intervenu en Toscane contre la volonté de la France et de l’Angleterre, et je suis fort content de ne l’avoir point fait puisque j’aurais eu contre moi le grand-duc et ses sujets, sans compter qu’il eût fallu réduire Livourne, ce qui n’eût pas été facile. De plus, la prétention de l’Autriche d’intervenir dans les affaires de Toscane et de Rome nous eût mis dans un grand embarras. Je n’ai rien à dire contre l’intervention de la France et de l’Angleterre ; celle de l’Espagne même serait tolérable, mais si l’Autriche s’en mêlait ce serait tout différent. Nous exclure et l’admettre, c’est se ranger parmi nos ennemis, et j’espère que la France et l’Angleterre, qui nous ont été si bienveillantes, ne nous traiteront pas si mal, d’autant plus qu’elles savent que ce serait augmenter les haines contre l’Autriche en Italie et nous ôter tout moyen de contenir le désespoir des peuples. Vous nous retenez sans cesse quand nous avons des velléités de guerre, mais si vous faisiez cause commune avec nos ennemis comment pourrions-nous invoquer votre généreux appui pour faire équilibre aux sentiments de répugnance qu’inspire l’Autriche ? Comment, si l’Autriche envahissait l’Italie centrale, comprimer ces velléités belliqueuse, déjà si puissantes par l’effet seul de l’occupation du nord de la Péninsule ? »

Ce raisonnement péchait par la base. Jamais ni la France ni l’Angleterre ne s’étaient opposées à l’intervention piémontaise en Toscane : bien au contraire, M. de Bois-le-Comte, d’accord avec sir Ralph Abercromby, avait encouragé Gioberti dans son projet dont il avait fait part au ministre de France dès le 11 février. Lors de la chute de Gioberti, le 25 février, M. de Bois-le-Comte avait dit à son successeur, le marquis Colli :

« M. Gioberti avait eu une idée de génie, une de ces illuminations qui font la fortune d’un homme d’État. Il avait pensé que la meilleure manière de frapper sur les Autrichiens était d’aller éteindre en Toscane l’incendie qui menaçait d’envahir le Piémont. Si on l’eût laissé faire, il rétablissait l’ordre à Florence et par suite à Rome en préservant l’Italie de toute ingérence étrangère dans ses affaires. Il montrait à la fois par là l’esprit politique et la force du Piémont en prouvant que, s’il savait défendre l’indépendance de l’Italie contre les étrangers, il savait la préserver de l’anarchie contre les Italiens. L’ordre et l’union rétablis dans la Péninsule, le Piémont eût pu se retourner ensuite vers les Autrichiens et leur dire : « Vous voyez que notre influence sur l’Italie n’est pas un vain mot, que nous savons la traduire en actes de force quand nous le voulons, et que nous pourrons disposer d’elle contre vous quand nous le voudrons. » Il se fût donné par là une force véritable vis-à-vis de l’ennemi, et il eût acquis une prépondérance réelle vis-à-vis de ses alliés qui eussent compris que l’ordre et la paix en Italie dépendaient de lui et que, puisqu’il savait les faire respecter, il saurait les garantir. La France et l’Angleterre eussent applaudi à cet acte de force qui eût été pour elles un excellent argument à faire valoir en faveur du Piémont dans les conférences. »

Ce langage avait reçu l’approbation formelle du gouvernement français, et M. de Bois-le-Comte put dire au marquis Colli : « Vous le voyez, le gouvernement français suivait une politique toute piémontaise, et il ne lui a manqué pour la réaliser que le Piémont. » Il dit également au roi : « Les deux principales qualités de l’homme d’État sont le coup d’œil et la volonté. Je ne puis reprocher à M. Gioberti le premier acte de décision dont j’aie été témoin depuis sept mois que je suis à Turin. »

Charles-Albert avait son parti pris. Il s’était engagé à faire la guerre sur la promesse que le parti républicain respecterait sa couronne. C’est à ce parti qu’avait été sacrifié Gioberti.

En vain le ministre de France lui fit-il savoir que, non seulement la France ne suivrait pas le Piémont dans une guerre contre l’Autriche, mais qu’elle ne se laisserait pas entraîner par des tentatives ayant pour but de faire croire à une agression de la part de l’Autriche. Un personnage haut placé, élevé avec le roi et ayant avec lui des rapports d’intimité, disait au sujet de cette résolution de Charles-Albert : « Ce serait faire trop d’honneur au roi que de lui supposer d’autres projets arrêtés que celui-là. Il a du courage et de l’activité en campagne, mais il est aujourd’hui dénué de toute espèce de force d’esprit et de caractère pour conduire des affaires politiques. L’indécision et la paresse dominent toutes ses déterminations ; éviter d’agir est pour lui une bonne fortune, et dans cette dernière circonstance il s’est trouvé trop heureux d’échapper à une décision qui l’engageait dans une éventualité incertaine pour se lancer dans une carrière bien plus périlleuse, mais qui lui inspire moins de crainte. »

Le marquis Colli qui eût volontiers sacrifié sa seconde jambe pour éviter une entreprise qu’il jugeait téméraire et folle ne devait pas rester longtemps ministre. Dès le 8 mars il donnait sa démission, et il était remplacé par M. Ferraris, avocat et député de Gênes. Tous ceux qui avaient quelque compétence en matière d’organisation militaire regardaient comme absurde une entrée en campagne à ce moment. L’armée avait été remise matériellement sur un pied respectable, mais sous le rapport moral elle était restée à peu près dans l’état où elle était lors de sa reconstitution. La discipline y était presque nulle ; les habitudes du service y conservaient seules une apparence d’ordre, mais ce qui constitue le véritable esprit de dévouement et de discipline dans une armée n’existait pas. Les soldats disaient hautement qu’ils ne feraient pas la guerre : on pouvait être sûr qu’il n’y aurait ni l’élan ni la confiance qui donnent la victoire si l’obéissance au drapeau leur faisait passer le Tessin. Les officiers qui en majorité appartenaient au parti conservateur et à l’aristocratie étaient opposés à la guerre : ils étaient d’ailleurs ulcérés des actes et des propos offensants du ministère. Les autres officiers introduits dans l’armée depuis la dernière campagne étaient trop peu nombreux et trop peu habitués au service pour exercer quelque influence : les soldats n’avaient aucune confiance en eux. L’administration de l’armée était déplorable. Celle-ci n’était plus payée depuis un mois qu’avec l’argent des masses appartenant aux corps, et cette ressource ne pouvait durer que jusqu’à la fin de mars. Les approvisionnements étaient nuls ; pour l’entrée en campagne il était impossible d’assurer les vivres pour plus de huit jours. On comptait subsister sur les pays conquis en provoquant des insurrections dans les hautes vallées du nord de la Lombardie et en envahissant les duchés où l’on espérait trouver des ressources suffisantes.

Rien n’arrêtait Charles-Albert dans son idée fixe de s’unir aux Républiques de l’Italie centrale pour faire la guerre à l’Autriche. M. Valerio fut envoyé en mission à Florence et à Rome : c’était envoyer aux gouvernements provisoires de ces deux Républiques l’homme qui formait le trait d’union entre ceux qui avaient organisé l’anarchie dans ces deux pays et ceux qui voulaient l’organiser en Piémont. Toute pensée de résistance à ces entraînements avait disparu par la retraite du marquis Colli. Un dernier avertissement donné par les ministres de France et d’Angleterre et annonçant formellement que les puissances médiatrices resteraient spectatrices impassibles de la guerre, si le Piémont la déclarait, resta infructueux. L’armistice fut dénoncé le 12 mars. Le roi quitta Turin, ainsi que la garnison de cette ville qui fut remplacée par les 4es bataillons de deux régiments de Savoie et les dépôts de cavalerie, et l’armée fut massée sur le Tessin et le Pô, entre Novare et Castel-San-Giovanni, les hostilités devant commencer le 20 mars à midi. Le prince de Savoie-Carignan fut nommé lieutenant général du royaume et le général Scharnowski major général de l’armée, donnant les ordres de mouvement sous sa responsabilité, mais sous la direction du ministre de la guerre. Le roi devait assister aux opérations sans avoir le commandement en chef.

À la Chambre, la notification de la dénonciation de l’armistice fut applaudie par les tribunes garnies d’émigrés lombards, mais au Sénat la consternation était sur tous les visages.

Les deux régiments de Savoie, comptant six bataillons de six cents hommes chacun, partirent dans un ordre admirable : tous les sénateurs et députés de la Savoie les accompagnaient.

Au dernier moment, les chevaux manquaient pour les équipages de pont et pour les ambulances. Il ne restait que deux millions et demi en caisse. L’armée dut arriver sur le Tessin sans ambulances organisées. Les places d’Alexandrie, de Stradella et la tête de pont de Casal n’étaient même pas palissadées.

Le nombre des officiers était très insuffisant. Beaucoup de compagnies n’en avaient qu’un seul. Une promotion de quatre cents sous-lieutenants n’arriva au quartier général que le 25 mars, deux jours après la bataille.

L’armée avait seize canons par divisions, — soit environ cent vingt-huit bouches à feu attelées.

On comptait sur des insurrections en Lombardie et on avait envoyé une petite division de sept bataillons à Arona pour les favoriser.

Aucun mouvement ne se produisit, les populations entre le lac Majeur et le lac de Côme étant très calmes. Elles redoutaient d’ailleurs les rigueurs autrichiennes. À Plaisance, le gouverneur ordonna aux habitants d’avoir constamment pour cinq jours de vivres, de fermer leurs maisons à neuf heures du soir ; le son des cloches fut défendu, la possession d’armes de guerre fut punie de mort. Au premier coup de canon les maisons devaient être illuminées. On annonça que toutes celles d’où partiraient des coups de fusil seraient brûlées et les propriétaires fusillés.

Il y avait aussi une division que le ministère avait oubliée à Sarzane, sur la frontière de Toscane, et qui ne pouvait arriver en ligne que le 25. Le surplus de l’armée était massé de Novare à Voghera sur une ligne de quarante kilomètres.

L’emprunt volontaire n’ayant rien produit, on eut recours à un emprunt forcé, écrasant pour les propriétaires et les négociants. Le premier emprunt avait formé le double des contributions ordinaires. Le second fut presque le double du premier de telle sorte qu’en une année les contribuables eurent à payer six à sept fois leurs impôts. Comme ils ne pouvaient se procurer de l’argent que par des moyens usuraires, ce chiffre était loin de représenter leurs sacrifices réels.

Les émigrés à longue barbe et à chapeau pointu, si belliqueux en paroles, restèrent tous à Turin malgré un décret appelant aux armes la population entière des États lombardo-vénitiens.

  1. Voir chapitre VI.
  2. 4 août 1848. — Voir Souvenir de la guerre de Lombardie, par le duc De Dino, Milan, chapitre XII. Paria, Dumaine. 1851.