Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/01

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Plon-Nourrit et Cie (p. 1-34).
TOME II

MES SOUVENIRS




CHAPITRE PREMIER

Le Prince Président en 1852. — Traversée de Stettin à Pétersbourg. — Le prince Auguste de Wurtemberg. — Le général marquis de Castelbajac. — Sir Hamilton Seymour, ambassadeur d’Angleterre. — Grande revue à Tsarkoë-Selo. — Croyances superstitieuses en Russie.


Lorsque j’arrivai de Turin à Paris, en mars 1852, tout me parut bien changé dans le monde politique. La presse contenue, la tribune muette avaient fait succéder le calme le plus complet aux agitations parlementaires. Il était facile de prévoir le prochain rétablissement de l’Empire. Peu à peu les grands corps de l’État étaient organisés en ce sens. Dès le mois de janvier, le Moniteur avait annoncé que l’aigle serait rétablie sur les drapeaux de l’armée française, et le 10 mai le Prince Président avait solennellement procédé au Champ de Mars à la distribution de ces aigles. Je fus reçu par lui avant de me rendre à mon nouveau poste à Saint-Pétersbourg.

Ce n’était plus le même homme. Son abord était froid, son visage impassible. Il fut très bienveillant, me disant que j’allais me trouver sur un plus grand théâtre à Saint-Pétersbourg qu’à Turin et que j’aurais là de nouvelles occasions de me distinguer. Il ajouta avec un accent significatif :

« J’aime les jeunes gens et je grandirai avec moi ceux qui me serviront bien. »

Je laissai tomber cette ouverture et je pris congé.

Je passai fort peu de jours à Paris. En m’annonçant ma nomination, M. Thouvenel m’avait écrit :

« Paris, le 3 mars 1852.
« Monsieur,

« Je me félicite d’avoir pu contribuer pour ma faible part à l’avancement qui vous était dû à si juste titre. Si Rome eût été vacante, vous fussiez très certainement resté en Italie. C’est votre véritable terrain, et vous y reviendrez. Mais il ne fallait pas, dans l’intérêt de votre avenir, remettre encore votre nomination au grade de premier secrétaire d’ambassade.

« Vous savez que M. le marquis de Castelbajac va se trouver seul, et vous ferez bien de ne pas trop tarder à vous rendre à Saint-Pétersbourg. Vous avez cependant quelques semaines devant vous pour faire vos adieux à Turin et repasser par Paris, si vous en avez le désir. Quant à l’intérim de M. de Butenval, il reviendra naturellement à M. de Guitaut, qui serait d’ailleurs, je n’en doute pas, fort heureux de profiter de vos bons conseils.

« Agréez, Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

« F. Thouvenel. »

Après une visite rapide à quelques amis en Allemagne, entre autres aux excellents Dohna-Schlobitten, je traversai Berlin sans m’y arrêter longuement et je m’embarquai le 23 juillet 1852 à Stettin sur le paquebot prussien l’Adler.

La traversée fut magnifique, la mer était comme un lac. Le prince héritier de Saxe et le prince Auguste de Wurtemberg se trouvaient à bord, ainsi que le général de Mensdorf-Pouilly, ministre d’Autriche, et le général de Rochow, ministre de Prusse à Saint-Pétersbourg. Le général de Rochow me présenta aux deux princes ; nous fîmes, pendant toute la traversée qui dura deux jours et demi, table commune avec eux et leurs aides de camp. Tous deux voyageaient en uniforme. Le prince de Saxe, de taille moyenne, aux traits accentués et un peu bronzés, avait la parole, les manières et la tournure tout à fait militaires. Le prince de Wurtemberg, de taille plus élevée, avait le visage coloré et sur ses traits réguliers une grande expression de douceur.

Il était mon compagnon de chambre, et je m’aperçus bien vite qu’il avait été instruit de mon projet de mariage avec sa nièce. Il ne s’en montra pas moins très bienveillant, me faisant de longs récits de chasse et me racontant que l’année précédente, en quatorze jours, on avait tué chez le duc de Nassau 116 renards, 800 lièvres et 552 chevreuils. Il m’engagea à venir le voir chez sa sœur, la grande-duchesse Hélène, aux Îles, près de Saint-Pétersbourg. Je constatai dans le cours de mes entretiens avec ces deux princes qu’on s’attendait au prochain rétablissement de l’Empire, et que l’Allemagne n’était rien moins que rassurée sur les intentions du neveu de Napoléon Ier. Ils se rendaient tous deux en Russie, sur l’invitation du tzar Nicolas, pour prendre part à des manœuvres.

À Cronstadt, ils quittèrent le paquebot et ils s’embarquèrent sur un bateau envoyé à leur rencontre pour les conduire à Peterhof près de l’Empereur et de l’Impératrice, alors établis dans cette résidence d’été. Le chargé d’affaires de Saxe et le comte Lebzeltern, secrétaire de la légation d’Autriche, étaient venus au-devant d’eux, ce qui me procura l’occasion de faire immédiatement la connaissance de ces messieurs.

Pendant notre voyage la mer n’avait pas cessé d’être très calme. Sa couleur pâle et celle du ciel qu’elle reflétait annonçaient seules que nous nous avancions vers le nord. La traversée était aussi paisible que celle de Marseille à Civita-Vecchia. En approchant, lorsque Saint-Pétersbourg paraît à l’horizon, cette ville fait une grande impression. Les dômes des églises et les sommets des clochers qui sont presque tous dorés étincellent au soleil. Il semble que ce soit une ville orientale, telle que les décrivent les contes arabes : cette illusion ne tarde pas d’ailleurs à se dissiper à mesure qu’on approche.

Le paquebot laisse à gauche la ville de Cronstadt et ses bastions formidables qui défendent l’embouchure de la Newa, puis il remonte ce fleuve pour s’arrêter au quai de Saint-Pétersbourg. J’y trouvai M. Camille Dollfus, attaché à l’ambassade de France, que l’ambassadeur, le général de division marquis de Castelbajac, avait eu la bonté d’envoyer au-devant de moi. Mon nouveau chef était un homme d’une politesse parfaite ; il était envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à la cour de Russie depuis le 25 février 1850. J’avais trouvé à Stettin une lettre de lui me souhaitant la bienvenue, lettre dans laquelle faisant allusion à mon oncle, le général de Reiset, dont le nom est inscrit sur l’arc de triomphe de l’Étoile, il me disait dans les termes les plus aimables son contentement de m’avoir sous ses ordres.

« À Monsieur le comte de Reiset, premier secrétaire de la légation de France en Russie, à son passage à Stettin.


« Saint-Pétersbourg, le 17 juillet 1852
« Monsieur le comte,

« Malgré les occupations que me donne aujourd’hui l’expédition du courrier et le plaisir que j’aurai de vous voir dans peu de jours, je veux vous dire, avant votre arrivée, que je serai très satisfait de vous avoir pour mon principal et premier collaborateur ; arrivez donc près de moi avec la confiance de trouver loin de votre famille une nouvelle famille de compatriotes disposée et intéressée à se rendre mutuellement le séjour de l’étranger facile et agréable.

« Le bien qu’on m’a dit de vous personnellement et le rang honorable que votre nom a conservé dans les souvenirs de l’armée française disposent favorablement à vous recevoir le diplomate et le général.

« Venez directement à la légation, rue Makavoy ; votre appartement provisoire est prêt, et vous partagerez avec nous dans peu de jours les ennuis et les embarras d’un déménagement.

« Recevez, je vous prie, Monsieur le comte, l’assurance de mes sentiments très distingués.

Le Général marquis de Castelbajac. »

Dès mon arrivée à Pétersbourg le général de Castelbajac voulut bien me conduire lui-même à mon appartement provisoire, composé d’une chambre et d’un beau salon.

Je n’avais pas de temps à perdre pour me mettre au courant de la vie russe et des affaires en cours. Je débarquais le 27 juillet, et le 14 août M. de Castelbajac, qui avait obtenu un congé, devait partir pour la France, me laissant, en ma qualité de premier secrétaire, tout le fardeau de l’ambassade avec les fonctions de chargé d’affaires.

Saint-Pétersbourg me fit l’effet d’une ville neuve, construite à l’européenne. Ses longues rues, larges et droites, qu’on appelle perspectives, sont bordées de maisons dont bon nombre sont en bois, de quelques palais plâtrés d’une architecture française ou italienne sans rien d’original ni de saisissant. Elles forment un contraste choquant avec la population indigène qui y circule. Sans les costumes des gens du peuple, on pourrait se croire à Berlin.

En été, les vaches sortent des maisons au son de la trompe des bergers, se rendant en troupeaux au pâturage hors de Saint-Pétersbourg ; elles reviennent de même le soir, ce qui donne à cette grande capitale un aspect presque villageois.

Il fallut m’installer au nouvel hôtel de la légation de France. Au départ de M. de Castelbajac, d’abord fixé au 14 août, puis remis au 21, je pris son hôtel, son cuisinier, son maitre d’hôtel et tous les serviteurs de sa maison.

Le général de Castetbajac avait réglé lui-même dans les moindres détails cette remise de service.


« Légation de France à Saint-Pétersbourg.


« Saint-Pétersbourg, le 4-16 août 1852.
« Mon cher comte,

« Je viens d’écrire officiellement à M. de Séniavine pour lui annoncer que je partais samedi prochain, en vertu d’un congé ministériel, et que vous étiez appelé à me remplacer en mon absence pour toutes les affaires de la légation.

« Je lui dis, en même temps, que dès demain 9-17 je vous ai autorisé à correspondre avec lui pour toutes les affaires courantes, personnelles et contentieuses, mais non politiques, afin de me réserver pendant ces trois derniers jours le loisir dont j’ai besoin pour mes affaires personnelles et mes visites de départ.

« En conséquence, je vous envoie ci-joint deux dossiers, l’un des affaires en général expédiées et à classer seulement, l’autre des courantes avec M. de Séniavine et avec nos consuls, en vous priant pour ces dernières de les suivre personnellement dès demain, en chargeant M. le comte de Rayneval, qui en est déjà en possession, de la correspondance avec les consuls de l’extérieur, dans la mesure où cela vous conviendra.

« Je vous prie de faire faire une lettre d’avis à tous nos consuls, que je signerai à la date du 20 de ce mois, pour leur annoncer mon départ et que je suis remplacé par vous pendant mon absence[1].

« Pour tout ce que vous pourriez avoir à écrire d’ici au 20 inclus, vous signerez pour le ministre empêché.

« Je vous prie de veiller à ce que M. de Rayneval ait terminé l’affaire des chemins de fer avant mon départ, afin que je puisse l’emporter, et à ce que M. Dolfus puisse me rendre aussi les minutes de mes deux dernières lettres politiques avant cette même époque.

« Je vous remettrai avant mon départ l’état du mobilier de la légation et celui de l’hôtel, avec les autres notes et renseignements qui pourront vous être nécessaires.

« Recevez, je vous prie, mon cher comte, l’assurance de mes sentiments distingués.

Le général marquis de Castelbajac.


À Monsieur le comte de Reisel, premier secrétaire de la légation de France à Saint-Pétersbourg. »
« Note pour le comte de Reiset.

« Je laisse à M. le comte de Reiset, premier secrétaire de la légation, chargé d’affaires pendant mon congé, la disposition, outre son appartement et celui du deuxième secrétaire, de l’attaché et des chambres de leurs domestiques :

« 1o Le billard et mon salon ;

« 2o Les appartements de réception ;

« 3o La grande et petite salle à manger, offices, cuisine, office des gens ;

« 4o Les écuries et les remises affectées aux secrétaires ;

« 5o En outre, la chambre qu’on arrange pour le courrier de cabinet.

« Je le prie d’avoir l’obligeance de bien faire soigner le mobilier et le prie en outre de faire veiller à ce que Simon, que je laisse à sa disposition et spécialement pour ce soin, soigne bien mon appartement, celui de ma femme et de mon aide de camp.

« Je laisse à la disposition de M. de Reiset l’argenterie, le linge et généralement tout le mobilier de la légation, de même que celui qui m’appartient ou que je loue.

« Je laisse à sa disposition et pour être payés à mon compte Mathurin le concierge, Michel l’argentier et Simon le frotteur ; d’après son désir je laisse à M. de Reiset 260 bouteilles de vin ordinaire, 30 de sauterne et 25 de bordeaux.

« M. de Reiset prenant le plus jeune des cochers, je lui laisse ainsi qu’il le désire ses deux habillements galonnés, le neuf pour les deux tiers et le vieux pour moitié du prix, chapeaux et toques.

« Saint-Pétersbourg, 8-20 août 1852. »

« Pour les cochers je paye au loueur par mois 114 roubles argent et je donne 10 roubles pour étrennes, au cocher 6 roubles et au postillon 4. M. de Reiset devra faire son prix pour deux chevaux et un cocher. Voici le prix des gages à payer pour mon compte à dater du 8-20 août 1852 :

« À Mathurin, concierge, 29 roubles 71 copecks ;

« À Simon, frotteur, 40 ;

« À Michel, argentier, 15.

« Quant au cuisinier, ses gages sont de 31 roubles 25 copecks par mois, et l’aide de cuisine 12 roubles.

« Je donnais 30 roubles au valet de chambre russe, sans habillement ni nourriture.

« Voici mon adresse : à Paris, rue de l’Université, 114 ; à Caumont, par l’Isle-en-Jourdain, département du Gers.

« Ci-joint le timbre noir, un cachet à cire et deux cadenas pour le bureau-pupitre où doivent être les chiffres et la correspondance politique de 1850, 51 et 52. De plus, le cadenas et les deux clefs du portefeuille. »


Les services de table et l’argenterie, une vaisselle plate magnifique aux armes de France, appartiennent au gouvernement français. Dans cet hôtel tout meublé, j’avais comme chargé d’affaires 5,000 francs par mois, somme à peine suffisante, car, ainsi qu’on en peut juger par la note de M. de Castelbajac, la vie était horriblement chère à Saint-Pétersbourg. Un rouble argent, qui valait alors 4 francs, ne représentait qu’un franc à Paris. Pour cirer deux pièces en une heure et demie, un homme de peine m’a demandé 4 roubles (16 francs). Un bain coûtait 7 francs ; une course d’une heure en voiture dans l’intérieur de la ville, 9 francs ; un porteur d’eau, 100 francs par mois.

Un jour, en me promenant dans le parc de Paulovski, je pris pour mon goûter une tartine de beurre et une tranche de jambon. La marchande me demanda un rouble. Tout était à l’avenant. Une orange coûtait 50 sous.

Avant de partir, M. de Castelbajac m’emmena au château de Peterhof, où il devait avoir de l’Empereur une audience de congé. Comme ma présentation personnelle ne devait avoir lieu qu’au mois de novembre, au retour de l’Empereur à Saint-Pétersbourg, je me promenai pendant ce temps dans le parc du château. Nous avions été reçus par le général de Rochow, ministre de Prusse, fort ami del’Impératrice, accompagné du prince Kotschoubey, de la maison de l’Empereur. Ce dernier fit mettre des voitures à notre disposition pour visiter le parc. Sur la terrasse se trouvent une grande quantité de statues dorées et de jets d’eau. Le château est un bâtiment peu élevé, d’un style lourd, sans élégance ; il est peint en jaune et blanc. Il est terminé à droite et à gauche par des chapelles, des mosquées rappelant le style mauresque, dont les dômes dorés produisent au soleil un bel effet. De la terrasse on aperçoit un canal qui conduit à la mer, dont la vue est resserrée entre une longue avenue d’arbres verts.

L’époque n’était pas favorable pour entrer en rapport avec la haute société de Saint-Pétersbourg, tout entière aux Îles. L’Autriche était représentée par le général de Mensdorff-Pouilly ; le baron de Lebzettern était son premier secrétaire. La Bavière était représentée par le comte de Bray-Steinburg ; la Belgique, par le vicomte de Jonghe, consul général ; le Danemark, par le baron de Plessen, ministre plénipotentiaire, ayant M. de Moltke pour secrétaire ; les Deux-Siciles, par le duc de Regin ; la Grande-Bretagne, par sir Hamilton Seymour, ministre plénipotentiaire, ayant lord Napier pour premier secrétaire et M. Saville-Lumley pour second secrétaire ; la Prusse, par le général baron de Rochow ; la Saxe royale, par le comte Witzthum, chargé d’affaires ; la Suède et la Norvège, par le général Nordin, ministre, et le comte Piper, premier secrétaire ; le Wurtemberg, par le comte Zeppelin, chargé d’affaires.

Le climat du mois d’août est analogue à celui du mois de novembre en France : il y a souvent de fort belles journées.

Une de mes premières et de mes meilleures relations fut celle que je ne tardai pas à nouer avec le ministre d’Angleterre, sir Hamilton Seymour, et sa famille. Un des préjugés de l’empereur Nicolas, que l’avenir ne devait pas tarder à démentir, était l’impossibilité qu’une entente s’établit entre la France et l’Angleterre. Sans que la politique y fût pour rien, ma liaison avec sir Hamilton-Seymour devenait chaque jour plus étroite. Sa femme et ses deux charmantes filles me firent le meilleur accueil. Sir Hamilton, homme d’esprit et de cœur autant qu’habile diplomate, causeur fin et aimable, connaissait à fond le passé et le présent de la Russie.

Il voulut bien me servir de guide dans le monde de Saint-Pétersbourg, et, pour mieux m’éclairer sur la politique actuelle du Tzar, il se plut à me faire suivre pas à pas dans des récits intimes la marche envahissante de la Russie depuis Pierre le Grand et Catherine II. Il me montra comment par la possession de la Crimée, de la Bessarabie et des bouches du Danube, elle s’était frayé un chemin vers Constantinople, comment par le protectorat des principautés danubiennes et de la Serbie, par l’influence exercée sur les populations slaves de l’empire turc dont sa politique éveillait et entretenait habilement les sympathies, elle serrait la Porte de plus en plus près.

Par une heureuse rencontre, sir Hamilton Seymour était depuis de longues années fort attaché à la famille du Prince Président. C’est lui-même qui me l’apprit.

« En 1881, me dit-il, lors du soulèvement de la Romagne, j’étais ministre d’Angleterre à Florence. Un soir, une dame se présente chez moi pour me parler. C’était la reine Hortense. Elle accourait à florence pour aller rejoindre ses deux fils, qui se trouvaient alors dans les États du Pape. N’ayant pas de passeport, elle venait en demander un au ministre d’Angleterre, sur l’amitié duquel elle croyait pouvoir compter. Je lui dis aussitôt que j’étais à sa disposition et qu’elle pouvait prendre un de mes noms, celui d’Hamilton, par exemple, si cela lui convenait. — Mais quelle route, me demanda la reine, dois-je suivre pour ne pas tomber aux mains des Autrichiens ? — Je ne pourrais le dire à Votre Majesté, repris-je, qu’après avoir causé avec mon collègue d’Autriche, chez lequel je vais me rendre à l’instant. »

En effet, au bout d’une heure sir Hamilton revenait chez lui et donnait à la reine, avec le passeport, les renseignements qu’elle désirait et au moyen desquels elle parvint à rejoindre les deux princes.

« Depuis ce jour, continua sir Hamilton Seymour, dans toutes les lettres que la reine m’a adressées elle m’appelait toujours, en plaisantant, son cousin, à cause du nom d’Hamilton qu’elle avait porté pendant ce voyage. Plus tard, pour me prouver encore que le souvenir de cette soirée était constamment présent à son cœur, elle voulut bien me léguer dans son testament un magnifique camée antique, entouré de perles, qu’elle avait reçu de l’Empereur et qui avait été donné à celui-ci par le Saint-Père.

« Si je vais à Paris, ce sera là ma lettre d’introduction auprès du Prince, qui, j’en suis certain à l’avance, sera bon et bienveillant pour un ancien ami de sa mère. »

Notre entretien passa ensuite par une pente toute naturelle aux conséquences probables du voyage dans le midi de la France du Prince Président. À ce sujet, sir Hamilton me déclara que, si le Prince devenu empereur respectait les traités de 1815 et ne voulait point la guerre, comme il le disait avec tant d’éloquence dans son discours de Bordeaux, il croyait qu’on ne ferait aucune difficulté à le reconnaître de suite.

Nous avions, comme on le voit, dans le ministre d’Angleterre un homme qui par ses sympathies personnelles pouvait au besoin être utile au gouvernement de la France. Sir Hamilton Seymour était un vrai gentilhomme sur la parole duquel on pouvait compter. Peu de jours après mon arrivée, je fis le soir une visite à Mme Apraxine, née Galitzin, vieille dame d’honneur de la grande-duchesse Hélène, qui a eu beaucoup d’autorité a la cour de Russie. Elle avait été fille d’honneur de l’impératrice Catherine. En arrivant dans la grande salle à manger, je trouvai toutes les dames assises autour de la table pour prendre le thé, des fruits, des gâteaux et du lait. Je saluai plusieurs d’entre elles, sans me douter que la grande-duchesse Hélène était là. Je passai ensuite au salon où Mme Apraxine était assise sur un canapé à côté du prince Auguste de Wurtemberg, frère de la grande-duchesse. Mme Apraxine, que j’étais allé saluer, fut fort surprise de voir le prince me tendre la main et me parler avec cordialité, comme à une ancienne connaissance. Il engagea Mme Apraxine à me présenter à la grande-duchesse Hélène, ce qu’elle fit immédiatement. La grande-duchesse fut fort aimable ; elle me dit que le prince Auguste lui avait parlé de moi avec amitié, puis elle me questionna sur mes rapports avec la famille royale de Wurtemberg. Je compris qu’elle connaissait par son frère d’anciens projets d’union, complètement écartés depuis. « Vous avez habité Stuttgart, me dit-elle, et vous avez connu la famille royale. » Je répondis, sans entrer dans plus de détails, que je n’étais jamais allé à Stuttgart, mais qu’en Italie j’avais eu l’occasion de jouer la comédie à l’ambassade de France à Rome à une réunion à laquelle assistait le prince royal de Wurtemberg auquel je fus présenté, et que depuis, à Aix en Savoie, pendant une saison de bains, j’avais fait chez la baronne du Bourget la connaissance de l’une des filles du comte Alexandre de Wurtemberg. Amenant elle-même la conversation sur le voyage du Prince Président, elle me demanda si l’accueil fait à Son Altesse Impériale par nos départements était réellement aussi enthousiaste que les journaux l’annonçaient. Je lui répondis que tous les renseignements particuliers que j’en avais reçus coincidaient parfaitement avec les nouvelles données par les feuilles publiques, et que du reste il n’était pas permis d’en douter, puisque le Prince voyageait au milieu de ce même peuple qui, las des révolutions, l’avait élevé avec enthousiasme au pouvoir dans l’espoir d’en finir avec elles. La grande-duchesse m’écouta avec attention et chercha pendant tout le temps que je fus près d’elle à me faire parler du Président. Je me laissai faire. Notre entretien roula ainsi longtemps sur les mille détails de ce voyage et enfin sur un discours adressé par le Prince à l’évêque de Marseille. La grande-duchesse me dit qu’elle le trouvait très remarquable et plein de sentiment.

Comme je terminais ma conversation en lui disant que le Président était un esprit supérieur, mais avant tout un homme de bien qui, aimant sincèrement la France, en voulait l’honneur et la prospérité, elle me répondit : « Si cela est ainsi, il est à désirer que le Prince continue dans la voie que la Providence lui a tracée. »

La grande-duchesse était une princesse de grand caractère, passant pour peu favorable à la France. Si une femme pouvait avoir quelque influence à la cour de Russie, c’était elle sans doute ; par ses éminentes qualités et son instruction, elle avait sur l’Empereur un réel ascendant.

Le 24 août, je vis pour la première fois l’empereur Nicolas à une grande revue à Krasnoë-Selo. Je m’y étais rendu avec mon ami Aloys de Rayneval, Camille Dolfus et le comte Piper, chargé d’affaires de Suède. L’Impératrice, les grands-ducs et les grandes-duchesses, à l’exception du duc de Leuchtenberg, gravement malade de la poitrine, assistaient à la cérémonie militaire. Parmi les grands-ducs se trouvait le fils aîné du grand-duc héritier. C’était alors un enfant charmant ; il était habillé en hussard, avec un petit manteau rouge sur les épaules. Son plus jeune frère, également en uniforme, était dans la tente de l’Impératrice.

Je m’étais placé au bas de cette tente, élevée sur un petit tertre et entourée par la foule qui se pressait pour jouir du spectacle. M’approchant peu à peu, j’avais fini par être très près du cheval de l’Empereur, qui avait à côté de lui ses deux plus jeunes fils. Nicolas Ier était en face de l’Impératrice, à vingt pas environ, assez près pour lui adresser quelques paroles auxquelles elle répondait par des signes de tête. « Voyez, lui disait-il, le soleil qui étincelle sur les cuirasses des chevaliers-gardes qui s’approchent pour défiler. » Puis, s’inquiétant avec sollicitude de la fatigue qu’elle pouvait éprouver, il ajouta : « Ne souffrez-vous pas trop de la poussière ou du vent ? Est-ce supportable là-haut ? Cela va être bientôt terminé : prenez patience. » Il faisait extrêmement froid, cependant tout le monde devait rester découvert. Un individu dans la foule ayant mis son chapeau. l’Empereur lui-même l’apostropha à haute voix, en disant : « Qui ose mettre son chapeau devant moi ? » L’imprudent ne se le fit pas dire deux fois ; il s’empressa de se découvrir.

En l’honneur du prince Frédéric de Prusse, très blond, pâle, à la physionomie très douce, fils du prince royal — le futur empereur Frédéric III — qui assistait à la revue, Nicolas Ier portait le grand cordon de Prusse ; il avait dans son état-major le général de Wrangel, le ministre de Prusse M. de Rochow, et M. de Mensdorff-Pouilly.

Avant son départ, le prince Albert de Saxe fut nomme général russe et colonel honoraire d’un régiment.

Les chevaliers-gardes sont des cavaliers superbes ; ils portent des cuirasses dorées et des casques surmontés de l’aigle à deux têtes. Les troupes circassiennes, avec leurs casques, leurs cottes de mailles, leurs tuniques rouges, sont fort curieuses ; elles ont un aspect tout à fait oriental. Quelques Circassiens portaient encore des carquois remplis de flèches.

Pendant le défilé, l’Empereur interpelle en russe chaque régiment, lui adressant, s’il est satisfait de sa tenue, quelques mots d’encouragement, tels que « Merci, mes amis » ou : « Je suis content de vous. » Les troupes répondent sans interrompre leur marche : « Merci, Majesté ; nous tâcherons de faire encore mieux une autre fois. »

L’empereur Nicolas se plaisait à passer la belle saison au milieu de ses soldats. Toutes ces manœuvres, tout ce déploiement de force armée sur différents points de l’empire avaient, en dehors de l’instruction des troupes, moins pour but de contenir les populations que d’en imposer à l’Europe.

Je remarquai, pendant cette revue, que les ministres de Prusse et d’Autriche étaient restés constamment auprès de l’Empereur, qui s’était montré, comme toujours, très bienveillant pour eux, ainsi que pour les officiers supérieurs allemands venus pour assister aux manœuvres.

Le général Hesse, chef d’état-major de l’armée autrichienne et le bras droit du général Radetzki, dont j’avais fait la connaissance à Milan pendant la guerre de Lombardie, avait été l’objet d’une distinction toute particulière. L’Empereur lui avait remis l’étoile en diamants de Saint-Alexandre Nevski et l’avait fait venir près de sa personne, lorsque le régiment qui avait pour chef honoraire l’empereur d’Autriche avait défilé devant lui.

Le prince de Lichtenstein, grand maître de la maison de l’empereur d’Autriche, et le baron de Kubeck, président du conseil de l’empire, avaient également reçu le grand cordon de Saint-André.

En voyant aux manœuvres de Krasnoë-Selo une foule d’officiers étrangers, entre autres plusieurs officiers anglais, je regrettais que l’armée française n’y fût pas aussi représentée. Si le ministre de la guerre de France avait jugé à propos d’envoyer quelques officiers, ils auraient été fort bien accueillis. Je fis part de cette pensée à Paris.

Jusque-là les Allemands seuls avaient été l’objet des témoignages les plus flatteurs de la part de l’Empereur. Si des officiers français avaient fait de plus fréquentes apparitions en Russie, ainsi que je le désirais, ils auraient sans doute affaibli des défiances, réveillé des sympathies, ou tout au moins contre-balancé l’influence des premiers.

Pendant que nous revenions à Saint-Pétersbourg, le comte Piper nous raconta le sort cruel que Pierre le Grand avait fait subir à un de ses aïeux, prisonnier de guerre. Il le condamna à mourir de faim, ordonnant par un atroce jeu de mots qu’on ne lui donnât à manger que du poivre (piper).

Il y a en Suède une légende curieuse sur cette noble famille : son chef possède une chaîne d’un métal inconnu. Un Piper en guerre avec les Suédois révoltés contre leur souverain avait été assiégé dans son château et grièvement blessé. La situation paraissait désespérée. N’attendant aucun secours, il avait promis de se vouer au diable, corps et âme, s’il le tirait d’affaire. La nuit, un petit homme, au pied fourchu, lui était apparu près de son lit : « J’ai entendu votre vœu, j’accours et j’accepte. Vous serez toujours heureux, vous et votre descendance ; votre race ne s’éteindra pas, et vous resterez propriétaire de ce château tant que vous conserverez la chaîne que je vous remets en signe de votre engagement. »

En 1658, l’armée suédoise assiégeait à la fois Copenhague et Elseneur. Erik Piper, chef de la famille, propriétaire de la chaîne, était devant Copenhague à la tête d’un régiment. Son frère Charles était à onze heures de là devant Elseneur. Les Suédois se préparaient à donner l’assaut.

La veille, Charles Piper reçut un messager qui portait l’uniforme du régiment de son frère Erik, et qui, au nom de ce dernier, lui dit de partir immédiatement pour Copenhague. La chose n’était pas facile, Charles Piper faisait des objections : « C’est à cause de la chaîne », répliqua le messager, qui disparut.

Charles Piper se décida à partir, Il arriva à Copenhague où il trouva son frère à la tête de son régiment, prêt à donner l’assaut. Comme celui-ci le félicitait d’être venu prendre part à ce combat, lui demandant comment il avait eu cette pensée :

« C’est pour répondre au message que tu m’as adressé », répondit Charles. « Je ne t’ai envoyé aucun message », répliqua Erik.

« Comment ! s’écria Charles ; c’était un soldat de ton régiment, il est venu de ta part et il m’a dit de partir immédiatement parce que tu avais à me parler au sujet de la fameuse chaîne. »

Erik Piper comprit que son sort était décidé, qu’il mourrait le jour même, et que cet étrange bijou de famille ne devait pas être abandonné aux hasards d’un combat. Il fut en effet blessé à mort quelques heures après, et il n’eut que le temps de remettre la chaîne à son frère, venu pour la recueillir. Cette chaîne merveilleuse, transmise à chaque génération au chef de famille et fidèlement portée par lui, existait encore en 1852 ; elle était en la possession du comte Axit Piper, habitant son château patrimonial d’Engro.

Les récits merveilleux ont grand succès à Saint-Pétersbourg. À en croire la chronique, ce serait la ville des fantômes et des apparitions. On racontait comme s’étant passée tout récemment, à quelques verstes de la capitale, une aventure arrivée à deux frères, l’un très riche et très avare, l’autre très pauvre. Le pauvre étant mort, sa veuve alla demander à son beau-frère des vêtements pour ensevelir convenablement son mari. Elle essuya un refus, mais secrètement la femme de l’avare, touchée de pitié, lui remit ce qu’elle désirait. Le mari, ayant appris cette libéralité, battit cruellement sa femme et courut chez son frère pour reprendre les vêtements dont il était déjà couvert. Au moment où il commençait à le dépouiller, la main du mort s’abattit sur son bras, sans qu’aucun effort pût dégager l’avare épouvanté. On le nourrit ainsi à côté du cadavre de son frère : les prêtres russes firent défiler la foule dans la chambre mortuaire pour que cet exemple servît à donner l’horreur de l’égoïsme et de la sécheresse de cœur.

Racontées avec discrétion et prudence, les anecdotes sur l’empereur Nicolas défrayaient les conversations.

Sous le règne du roi Louis-Philippe le célèbre acteur des Variétés Vernet, si connu à Paris comme un des comiques les plus fins et les plus amusants, vint donner des représentations à Saint-Pétersbourg. L’Empereur le rencontrant durant l’une de ses promenades l’arrêta quelques instants sur son passage pour savoir ce qu’il jouait le même soir au théâtre français.

« Ma femme et mon parapluie, lui répondit Vernet. — Ah ! très bien ; je serai heureux de faire connaître cette jolie pièce à l’Impératrice ; à ce soir donc, monsieur Vernet. » Et il le quitta pour reprendre son droski.

Cet incident se passait quelques années avant mon arrivée à Pétersbourg ; il peint si bien le caractère de l’Empereur que j’ai plaisir à le donner ici.

Vernet, tout heureux de cette rencontre, s’apprêtait à rentrer chez lui pour repasser son rôle de Serinet, accordeur de pianos, lorsqu’il fut accosté par deux hommes de la police qui le conduisirent au poste, où, d’après les règlements, il devait être incarcéré pendant vingt-quatre heures pour avoir arrêté l’Empereur et lui avoir adressé la parole sans aucune autorisation ! Le pauvre Vernet n’en croyait pas ses yeux ; il avait beau expliquer qu’il était attaché comme acteur au théâtre français, que sans lui la représentation manquait, et enfin que c’était l’Empereur lui-même, dans la rue de la Grande Perspective, qui était venu à lui, on ne voulut pas l’écouter, et il fut mis en bonne cellule.

Vers huit heures du soir, à l’ouverture du théâtre, l’Empereur et l’Impératrice, se réjouissant d’applaudir Vernet, arrivèrent dans leur loge, et c’est là que M. de Guédeonoff apprit a Leurs Majestés que Vernet n’était pas au théâtre pour jouer la pièce. « J’ai envoyé, dit-il, chez lui inutilement ; on ne sait ce qu’il est devenu, et nous sommes tous très inquiets de lui. »

« Allons donc ! dit l’Empereur, j’ai rencontré Vernet aujourd’hui même dans la Perspective à la tombée de la nuit, et il me semblait gai comme toujours et très bien portant ; qu’on s’adresse de suite au général Dubelt, directeur de la police, et qu’on m’amène M. Vernet immédiatement ; sans cela je me fâcherai. » En effet, après quelques promptes recherches, on apprit à l’Empereur ce qui était arrivé.

Vernet, hors de prison, se prépara à paraître en scène et joua son charmant vaudeville aux applaudissements de toute la salle, car le public avait appris ce qui venait de lui arriver de si désagréable dans la journée, et on lui fit une ovation.

L’Empereur, après la représentation, demanda, ainsi que l’Impératrice, à voir Vernet ; il voulait avoir de sa bouche même les détails de son aventure ; l’Empereur s’excusa et lui dit : « Mon cher Vernet, comment vous faire oublier l’ennuyeux accident d’aujourd’hui ? » — « Mais, Sire, votre bonté est si grande que vous me comblez déjà. J’en suis si touché qu’elle me suffit amplement pour ne plus penser à ce qui s’est passé ; je n’ai rien à demander à Votre Majesté. » L’Empereur ayant insisté de nouveau, Vernet répondit : « Enfin, Sire, puisque vous voulez absolument que je vous demande une faveur… » — « Oui certainement », interrompit l’Empereur. — « Eh bien ! » dit d’un accent spirituel et en riant l’excellent Vernet, « voici ce que je sollicite respectueusement de Votre Majesté, c’est qu’Elle veuille bien m’accorder la faveur de ne plus m’adresser la parole lorsqu’Elle me rencontrera dans la rue ! » Et là-dessus, l’Empereur, l’Impératrice et toute la famille impériale se mirent à rire de tout cœur de cette plaisanterie. « Ah ! ce Vernet, ajouta l’Empereur, qu’il est drôle ! Venez demain me voir au Palais d’hiver à midi, et là vous n’aurez plus à craindre les brutalités de la police. » On comprend que Vernet le lendemain fut exact au rendez-vous, et après une conversation assez longue sur les pièces nouvelles qu’on donnait alors à Paris, il reçut du Tzar une belle boîte d’or ornée de son portrait et enrichie de diamants. On pense combien le grand artiste lui en fut reconnaissant. Il la rapporta précieusement en France, la montrant à tout le monde et racontant avec son esprit habituel cette jolie histoire, la plus intéressante de son passage à Saint-Pétersbourg en 1840[2].

Pendant mon intérim j’eus l’occasion de rendre un léger service à un des plus anciens membres de l’Académie française qui s’était adressé à moi.

« À Monsieur le comte de Reiset, chargé d’affaires de France à Saint-Petersbourg.


« Octobre 1852.
« Monsieur le comte,

« J’ai recueilli chez moi David Melcon, le plus jeune frère de Son Excellence Jean David, premier drogman de Sa Hautesse le schah de Perse. Ce dernier écrivait il y a trois ou quatre mois à ses parents de Smyrne qu’il allait partir de Téhéran pour une mission à Saint-Pétersbourg, et ensuite à Vienne. Depuis ce temps nous n’avons aucune nouvelle de ce ministre persan, et nous avons le plus grand désir d’en avoir pour plusieurs motifs essentiels. Soyez assez bon, Monsieur le comte, pour me faire savoir par un mot de réponse si Jean David est venu à Saint-Pétersbourg, s’il y réside encore ou s’il est parti pour Vienne. À tout hasard je prends la liberté de joindre ici une lettre pour cet ambassadeur, avec lequel je suis depuis longtemps en relation. Je vous prie, Monsieur le comte, de lui faire passer cette lettre, ainsi que celle de son jeune frère. Je vous demande pardon, Monsieur le comte, de mettre ainsi votre bonne volonté à contribution, mais la nécessité me servira d’excuse, et puis on n’a point impunément la réputation d’obligeance que vous vous êtes acquise.

« Agréez, Monsieur le comte, avec mes remerciements, l’assurance de ma plus haute considération.

« P.-J. Tissot,
« Membre de l’Académie française.
« Rue d’Enfer, no 12. »

Je m’empressai de faire ce qui m’était demandé, et je reçus une curieuse lettre de remerciement d’un style d’une autre époque et d’une politesse raffinée. À ce titre il peut être intéressant de reproduire cette correspondance :

« Octobre 1852.


« Monsieur le comte,

« Je vous remercie de votre oligeante lettre et de la permission que vous me donnez d’écrire sous votre couvert à M. Jean David, premier drogman de la cour de Perse. Je vous prie de lui remettre a lui-même la lettre ci-jointe ; il importe effectivement qu’il la reçoive promptement, et lui-même attachera du prix à recevoir de mes nouvelles et de celles de son jeune frère Melcon David, qu’il aime comme un fils. Si par hasard M. Jean David était parti de Saint-Pétersbourg, soyez assez bon pour nous le faire savoir et pour nous indiquer sa nouvelle résidence. Mille pardons de ces demandes, mais vous m’avez autorisé par les aimables expressions de votre obligeance à vous parler avec franchise.

« Mon collègue Ancelot et Berger de Xivrey sont très sensibles à votre bon souvenir et me chargent de mille choses aimables pour vous : le premier, que je vois toutes les semaines, fait très bonne figure à l’Académie, qu’il charme par ses beaux vers et par un admirable talent à dire ; c’est un vrai dupeur d’oreilles. Mais il ne profite pas de cette faculté magique pour faire passer des choses de mauvais aloi ; toute la ville de Rouen lui a prodigué les plus vifs applaudissements dans la cérémonie de l’inauguration des statues de Casimir Delavigne et de Bernardin de Saint-Pierre.

« La muse de son foyer n’a rien perdu du talent et de l’esprit que vous lui avez connus comme nous ; elle jouit d’un bonheur sans mélange. Sa fille, Mme Lachaud, est une jeune femme pleine de piété, de grâce et de modestie ; sans être ce qu’on appelle une beauté, elle a ce que de très belles femmes n’ont pas. Quand ses deux enfants sont sur ses genoux, toute sa personne rappelle à la pensée l’une des Vierges de Raphaël qui regarde avec amour l’Enfant Jésus.

« Je me sens aller avec vous au cours de mes idées, mais je sais que le nom d’Ancelot vous est cher et qu’un souvenir de France ne peut être qu’agréable à un exilé comme vous car même les plus beaux pays du monde seraient des terres d’exil pour des personnes privées comme vous du bonheur de respirer l’air du pays natal.

« Hier encore j’ai parlé de vous avec Ancelot ; il me charge de vous saluer de nouveau avec affection.

« Adieu, Monsieur le comte ; je suis heureux d’avoir eu l’occasion d’apprendre à vous connaître et d’avoir des rapports avec un aussi aimable correspondant que vous Recevez tous les compliments d’un vieillard de quatre-vingt-quatre ans dont le cœur palpite encore au nom de ce qu’il y a de doux, de noble et de sacré sur la terre.

« P.-J. Tissot,
« Au Secrétariat de l’Institut, au Palais de l’Institut, vis-à-vis le pont des Beaux-Arts. »
  1. D’après l’Almanach de Gotha, la légation de France était ainsi composée :

    Le général de division marquis de Castelbajac, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, accrédité le 25 février 1850 ;

    Gustave, comte de Reiset, premier secrétaire de légation ;

    Aloys de Rayneval, deuxième secrétaire de légation;

    Dolfus, le comte de Lauriston, le comte de Voglié, de Fleurieu, attachés ;

    César Famin, chancelier de légation ;

    Henri-Étienne de Soulange-Bodin, consul à Moscou ;

    Comte Gilbert de Voisyns, consul à Odessa ;

    V. Maubuisson, consul à Riga ;

    De Barrère, consul à Tiflis ;

    Vicomte de Vallat, consul à Saint-Pétersbourg.

  2. Vernet est mort en 1848 à Paris.