Michel-Ange - L’Œuvre littéraire/Appendices Élégies

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Traduction par Boyer d’Agen.
Librairie Ch. Delagrave (p. 180-181).

ÉLÉGIES

CHAPITRE I
Poiche d’ogni mia speme…

Si tout espoir doit s’éteindre en mon âme ; si nulle pitié pour moi ne te touche ; si, chaque jour davantage, tu sembles te plaire à mes tourments, de qui me faut-il donc attendre un soulagement à mes maux ? Hélas ! où porterai-je mes vœux, dans qui mettrai-je ma confiance, si tu restes insensible aux témoignages d’une si vive ardeur ? Amour, sois juge entre nous ; je te prends pour arbitre : si mes plaintes ne sont pas légitimes, remets, j’y consens, ton arc dans les mains de celle qui se fait un jeu de mes peines. Un condamné que le trépas attend en appelle à son souverain, quelque inique et cruel qu’il puisse être. Ô toi, qui surpasses en beauté les plus belles, comment peux-tu ne répondre que par d’injustes dédains à tant de respect, de soumission et d’amour ? Inflexible et capricieuse beauté, d’autant plus insensible que les feux que tu allumes sont plus ardents, devais-je penser que des vertus et des charmes si dignes du ciel pussent devenir pour ceux qu’ils séduisent une cause de chagrin, de honte et de tourment ? Hélas ! je croyais, au contraire, qu’il ne fallait voir dans ces dons précieux qu’un attrait bienfaisant, qu’un gage divin de bonheur, qu’un avant-goût des béatitudes promises dans l’autre vie. Mais, ingrate ! de quoi de divin ta beauté fait-elle foi, ici-bas ? Tu ne t’y montres que pour nous abreuver d’amertumes et nous donner la mort. Celle dont la céleste mission est de faire le bonheur des autres et qui le leur refuse, mérite bien de souffrir elle-même tous les maux qu’elle cause. Ce bien que tu me dérobes, l’amour me le révèle ; il veut que je t’en parle, que je t’en retrace tous les heureux effets, pour que tu cherches à te rendre digne de son pardon. Ah ! laisse-toi toucher par mes ardentes prières ; ne me rebute pas, ne dédaigne point ce monde qui t’admire, ne méprise pas le peu que nous valons. Le vrai mérite ne se renferme point en lui-même ; il est profitable à tous, et c’est où il est plus rare que ses bienfaits ont plus de prix : ainsi, les feux d’une étoile brillent davantage au sein de l’obscurité. Cependant, trop avare des biens que tu possèdes, tu me donnes la mort avec impunité et tu n’en parais que plus fière. Fut-il jamais un sort plus déplorable ! N’avoir pour prix de son amour, de son dévouement, de sa fidélité, que des tourments, des dédains et une mort continuelle ! Oh ! pourquoi ces divines faveurs que le Ciel dispense si rarement aux mortels, ne te sont-elles pas ravies, pour devenir le partage d’une femme plus compatissante ? Et je sens, malgré tes rebuts cruels, que je ne puis te retirer mon cœur et que, si quelque autre tente de le séduire, ses agaceries sont aussi froides que vaines. Mon âme semble puiser dans cette constance même l’espoir d’exciter un jour ta pitié ; elle se flatte de voir un temps plus propice et d’obtenir enfin le bonheur. Si les femmes en général se laissent trop facilement abuser par l’artifice et l’imposture, la vérité doit avoir sur toi plus d’empire ; car elle fut toujours ton idole, et sans doute elle sera assez puissante pour me justifiera tes yeux de la honte d’un amour vulgaire. Ô vous, dont les discours menteurs, perfides et cruels osent m’accuser de cette dangereuse erreur qui séduit le commun des hommes, rétractez-vous, montrez à découvert votre malignité : je déclare qu’entre toutes les femmes vertueuses, celle que j’aime est la plus digne de respect. Et toi, déité des pervers, fléau des gens de bien, Calomnie ! sache que, brûler pour elle d’une flamme impure, est un outrage plus grand que je ne puis l’exprimer ; qu’en un mot, c’est blesser son honneur et souiller sa gloire.


CHAPITRE II
Già piansi e sospirai…

Malheureux que je suis ! J’ai déjà tant gémi et pleuré, que je croyais, à force de soupirs et de larmes, avoir épuisé pour toujours la douleur. Mais la mort l’a réveillée dans mon âme ; elle a renouvelé avec abondance la source de mes pleurs. En exprimant encore des regrets, ma voix, mes larmes, mes écrits, confondent en une seule plainte le double chagrin que me font éprouver deux pertes bien cruelles. Ô mon frère, et toi, mon père, objets de mon ardent amour, je ne sais qui de vous me cause la plus vive affliction. Le souvenir de l’un frappe d’abord mon esprit ; l’autre, dont la perte récente couvre mon front de pâleur, a laissé sa vivante image profondément gravée dans mon sein. Il est vrai qu’écoutant mon amour pour vous, je trouve à consoler mes douleurs en pensant que vos âmes sont retournées au céleste séjour. Convient-il de s’affliger pour celui qui, libre enfin des liens et des égarements du monde, rapporte à Dieu la moisson de ses vertus ? Et toutefois quel cœur assez insensible ne s’attendrirait pas à l’idée de ne jamais revoir ici-bas l’être qui lui donna la vie, qui le nourrit et l’éleva ? Plus notre âme est sensible, plus nos douleurs sont vives, et tu sais, ô mon père, quelle est, à cet égard, ma faiblesse ! Si je parviens cependant quelquefois à modérer cette vivacité d’affliction, la pénible contrainte que je m’impose redouble encore mon tourment. Ah ! si je n’étais convaincu, par les pensées dans lesquelles mon esprit est plongé, que tu braves aujourd’hui cette mort que tu redoutais ici-bas, rien ne pourrait me consoler ; mais la ferme croyance où je suis que l’homme qui a bien vécu trouve, après la mort, sa place dans le ciel, adoucit l’amertume de mes regrets. Notre âme est tellement liée avec sa périssable dépouille que, plus elle se livre à l’erreur, plus la mort nous paraît affreuse. Quatre-vingt-dix fois le soleil, au terme de sa course annuelle, a baigné son flambeau au sein de l’Océan, avant que tu aies été rappelé au sein du repos céleste. Maintenant que Dieu t’a retiré de ce séjour de misère, daigne, puisque le Ciel a voulu que tu me donnasses l’existence, daigne prendre pitié de moi qui vis dans un état de mort. Affranchi désormais du trépas et sanctifié dans ton être, tu n’as plus à craindre de changer de nature ni de désirs : à peine puis-je, en l’écrivant, me défendre d’envier ton sort. La fortune et le temps qui traînent toujours à leur suite, parmi des plaisirs incertains, des peines inévitables, voudraient en vain pénétrer dans le séjour que vous habitez, êtres fortunés. Aucun nuage jamais n’obscurcit votre douce lumière ; le temps pour vous est sans mesure ; vous n’obéissez plus au hasard ni à la nécessité ; la nuit ne vient point effacer la clarté qui nous environne, et le soleil, au milieu de ses plus vives ardeurs, ne peut rien ajouter à l’éclat de vos jours.

Ta mort m’apprend à mourir, ô mon bienheureux père ! Et ma pensée te voit où les routes du monde conduisent rarement. Non, la mort n’est point un mal pour celui que la grâce éternelle porte au pied du trône céleste : le dernier jour de sa vie est le premier de sa félicité. C’est là, j’aime à le croire, que t’a placé la miséricorde divine ; c’est là que j’espère aussi te revoir, si ma raison parvient à dégager mon cœur de la fange terrestre. Et comme le vif amour d’un fils pour son père doit s’accroître encore dans le ciel où croît toute vertu, je goûterai, tout ensemble, ta béatitude et la mienne, en rendant gloire au divin Créateur.