Michel-Ange - L’Œuvre littéraire/Correspondance son pere

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Traduction par Boyer d’Agen.
Librairie Ch. Delagrave (p. 119-128).

MICHEL-ANGE À SON PÈRE LUDOVIC


Ludovico de Leonardo Buonarroti Simone naquit le 1 1 juin 144.4. Des malheurs domestiques lui firent passer ses jours dans la gêne de la pauvreté, jusqu’à ce que l’en fit sortir son fils célèbre. En 1473, il fut un des douze Bonshommes (Buonomini) et, le 30 septembre 1444, il fut nommé pour six mois Podestat à Caprcse. Dans ce poste, le 6 mars 1475 (style de Florence), un jour de lundi, à quatre ou cinq heures avant le lever du soleil, Michel-Ange lui naquit. Rentré à Florence, il garda son fils dans une petite maison qu’il avait louée à Philippe Narducci, son beau-frère, dans la rue aujourd’hui appelée Bentaccordi. Laurent le Magnifique lui fit avoir un petit emploi d’intendant ordinaire et extraordinaire à la douane, par considération pour ce fils qui promettait beaucoup ; mais il semble que le père n’avait pas des mérites tels qu’il pût s’en tirer avec ses seuls talents. Bien qu’il vécût éloigné des compromissions politiques, il fut congédié de son emploi à la chute des Médicis, en 1404. Il est à noter qu’il eut aussi quelques ennuis après leur retour, en 1512, époque ou il fut question de prononcer son incapacité aux emplois publics. Il ne fut pas moins bientôt réhabilité, comme l’écrit Michel-Ange, et il n’est pas improbable que la méfiance du parti vainqueur à l’égard de Ludovic n’ait eu pour cause la fidélité dont il avait fait preuve à Pier Soderini, pendant que celui-ci était gonfalonnier. Approuvé au scrutin de 1524, il fut nommé Podestat de Castelfranco, pour six mois qui commencèrent à la date du 1er juin 1525. Il fut réélu à ce poste en 1529 ; mais ce n’est pas pour lui une page honorable, à moins qu’on ne puisse invoquer pour excuse la faiblesse de son âge avancé. Car il faut savoir qu’il abandonna son poste et chercha un refuge dans Pise, quand l’armée impériale vint assiéger Florence. La vie de Ludovic fut des plus longues ; il mourut à 93 ans, en 1534, dans sa villa de Cettignano. (Aurelio Gotti, Vita di Michelangelo Buonarroti, vol. II, p. 18.)


I

Michel-Ange Buonarroti Simoni à son père.
Rome, 1er juillet 1497.0000

Au nom de Dieu. Le premier jour de juillet 1497.

Très vénéré et cher père, ne soyez pas surpris si je ne rentre pas à Florence, car je n’ai pas encore arrangé mes affaires avec le cardinal[1]. Je ne veux pas partir avant d’avoir reçu satisfaction et être payé de mes fatigues. Avec ces grands maîtres, il faut aller doucement, il ne faut pas les forcer. Mais, de toute manière, j’espère en avoir fini, cette semaine.

Je vous avise que mon frère Léonard [2] s’en est revenu à Rome, disant qu’il avait dû fuir de Viterbe où on lui avait pris sa cape. Voulant s’en retourner à Florence, il m’a demandé pour le voyage un ducat d’or que je lui ai donné. Je pense qu’il doit être arrivé.

Je ne sais que vous dire de plus, étant hésitant et ne sachant encore comment ira cette affaire. Mais j’espère être bientôt auprès de vous. Bien portant. J’espère que vous l’êtes aussi. Recommandez-moi aux amis.

Michelagniolo, sculpteur, à Rome.0000

0000(Arch. Buonarroti.)



II

Au même.
Rome, 19 août 1500.0000

… Quand vous serez fixé sur la somme à remettre, mandez-le-moi, et je vous enverrai cet argent, si vous ne l’avez pas. Encore que j’en aie peu, comme je vous l’ai dit, je m’ingénierai à m’en procurer pour vous éviter d’aller emprunter au Mont (de Piété), comme m’a dit Buonarroti. Ne vous étonnez pas, si je vous ai quelquefois écrit trop vivement. C’est que j’éprouve, à mes heures, grande passion pour bien des raisons qui affectent ceux qui sont loin de leur foyer. J’avais mis en projet de faire un portrait de Pierre de Médicis, et j’avais même acheté le marbre ; mais je ne l’ai pas même commencé, parce que ce dernier n’a pas fait pour moi ce qu’il m’avait promis. Aussi bien, je reste chez moi et je taille une figure à ma fantaisie. J’avais, pour la faire, acheté cent ducats (60 fr.) un morceau de marbre qui ne s’est pas trouvé bon. Après avoir jeté cet argent en pure perte, j’ai acheté un autre bloc pour cinq autres ducats et j’y travaille, à mon plaisir. Aussi devez-vous bien penser que je dépense, moi aussi, et que je me fatigue. Mais ce que vous me demanderez, je vous l’enverrai, devrais-je me vendre comme esclave…


20. Michel-Ange. Musée des Offices.
la furie

III

Ludovic Buonarroti à son fils Michel-Ange.
Florence, 10 décembre 1500.0000


Je vois que tu as avance un peu dans tes affaires, et je constate l’amour que tu gardes pour tes frères. C’est pour moi une très grande consolation.

Quant à l’argent que tu voudrais placer dans une boutique que tiendraient Buonarroti et Giansimone, je cherche et je cherche encore, sans le trouver, le parti qui me plairait. Il est vrai que j’ai en mains quelque bonne affaire ; il faut ouvrir les yeux et bien voir avec qui on s’entremet. Je veux aller doucement et sur de bons avis ; et, de tout cela, je te ferai part au jour le jour.

Buonarroti m’a dit comment tu vis là-bas, en grande épargne et même misérablement. L’épargne est bonne, mais la misère est mauvaise. La parcimonie est même un vice qui déplaît à Dieu et au monde et qui, de plus, fera mal à ton âme et à ton corps. Tant que tu seras jeune, tu supporteras quelque peu ces privations ; mais, comme la force manque à la jeunesse, on se découvre dans la suite des maladies et des infirmités engendrées par ces privations et par cette habitude de vivre mal, comme dans la misère. Je le répète, l’économie est une qualité. Mais surtout garde-toi de vivre misérablement. Use plutôt de modération et ne t’épuise pas. Garde-toi surtout de ruiner ta santé ; car si tu devenais infirme dans ton métier ? (que Dieu t’en préserve !) tu serais un homme perdu. Veille surtout bien à la tête, tiens-la modérément chaude et ne te lave jamais : fais-toi frictionner, mais ne te lave pas. Buonarroti me dit aussi que tu as un côté gonflé : ceci provient de tes privations, de tes fatigues, de manger des choses mauvaises ou gazeuses, de souffrir le froid ou l’humidité aux pieds. J’ai éprouvé aussi jadis le même mal, et souvent aujourd’hui encore j’en ai l’ennui quand je mange des choses azotées ou que je pâtis le froid et autres choses semblables. Notre Francesco a eu autrefois ce mal aussi, et Gismondo semblablement. Il faut prendre garde à tout cela ; le mal de tête est périlleux, en raison du tympan qu’il menace d’ouvrir. Veilles-y. Je te dirai le remède que (lorsque j’en étais affecté) j’employais. Je restais plusieurs jours à ne manger que du pain bouilli, ou du poulet, ou des œufs ; je mettais à la bouche quelques graines de cassia et je faisais une farinée de pois cassés, de rose sèche et de persil, le tout dans une casserole et arrosé d’huile rosée et d’huile de camomille,… et en quelques jours je me guérissais. Prends-y garde, c’est dangereux.

0000(Arch. Buonarroti.)



IV

Michel-Ange à son père.
Bologne, 8 février 1507.0000

J’ai reçu, aujourd’hui, votre lettre qui m’apprend que vous avez été avisé par Lapo et Ludovic. Il me plaît que vous me repreniez lorsque je mérite de l’être, comme un triste sujet et un pécheur autant et peut-être plus que les autres. Sachez, pourtant, que je n’ai nullement fauté dans l’affaire que vous me reprochez, ni envers ces deux (garçons) ni envers aucun autre, à moins que je n’aie fait plus qu’il ne convient. Ils savent bien ce que j’ai fait pour eux, ceux qu’il m’est arrivé d’employer. Et si tout le monde l’ignore, Lapo et Ludovic le savent mieux que personne. Le premier a reçu en un mois et demi 27 ducats, et l’autre 18 larges, — plus la dépense (journalière). C’est pourquoi je vous prie de ne pas vous laisser désarçonner.

Quand ils sont venus se plaindre de moi, vous auriez du leur demander combien de temps ils sont restés à mon service et combien de ducats ils en ont reçus, et vous auriez pu ensuite leur demander de quoi ils se plaignaient. Mais l’excessive passion qui les aveuglait — surtout ce triste Lapo — était telle qu’ils laissaient entendre que c’était eux qui faisaient l’œuvre ou qu’ils y étaient de moitié avec moi ; et ils ne se sont jamais rendu compte — surtout Lapo — qu’ils n’étaient pas les maîtres, si ce n’est quand j’ai chassé ce dernier. Alors seulement il s’est aperçu qu’il faut compter avec moi. Après avoir ourdi mille plans et commencé à ébranler la faveur du pape, il lui a semblé étrange que je l’aie mis dehors, comme une bête. Je regrette qu’il ait de moi 7 ducats ; mais, si je reviens à Florence, il faudra bien par force qu’il me les rende. Il devrait même me rendre les autres qu’il a eus de moi, s’il avait de la conscience. Mais assez : je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet, parce que je l’ai fait suffisamment connaître par écrit à messer Agnolo (Manfidi, héraut de la Signoria de Florence), que je vous engage d’aller voir, en vous faisant accompagner par Granacci, si vous le pouvez. Faites-vous lire par l’officier public la lettre que je lui ai écrite, et vous saurez alors quelle sorte de canaille sont ces gens. Je vous prie cependant de tenir secret ce que je vous écris de Ludovic, parce que si je ne trouve pas un autre fondeur à amener ici, je verrai à le reprendre. En vérité, je ne l’ai pas chassé de Bologne. C’est Lapo qui, trop honteux de rentrer seul à Florence, a débauché Ludovic pour alléger ses propres fautes. Vous apprendrez tout cela du commissaire, et vous conclurez à votre aise pour votre gouverne. Ne tenez même aucun propos avec Lapo ; vous en auriez trop de honte. Nos affaires ne vont pas avec celles de ces gens-là.

Pour ce qui regarde Giovansimone, il ne me semble pas bon qu’il vienne à Bologne, parce qu’au carnaval le pape en repartira pour aller, je crois, à Florence. Il ne laisse pas ici tout en bon ordre. Il traîne ici quelque soupçon qu’il ne convient, comme on dit, ni de chercher à expliquer ni de commenter par écrit. Et même quand il n’arriverait rien, — ce que je ne puis croire, — je ne veux pas me mettre la charge d’un frère sur le dos. De ceci il ne faut ni en manifester étonnement, ni en parler à personne au monde ; parce qu’ayant besoin d’hommes, je n’en trouverais pas qui viendrait de Florence à Bologne. Et puis, je veux croire encore que les choses iront bien. Je serai bientôt de retour, et je ferai alors, s’il plaît à Dieu, pour Giovansimone et les autres (de la famille) tout ce que je pourrai pour les contenter. Demain, je vous écrirai une autre lettre, au sujet de certain argent que je veux envoyer chez nous et sur l’emploi que vous aurez à en faire…

(En post-scriptum.)

Autre chose : pour répondre aux extravagances dont m’accuse Lapo, je veux vous en écrire une de sa façon. Une fois, ayant voulu acheter 720 livres de cire, avant de faire cette emplette je dis à Lapo de chercher qui en vendait et de la marchander, pour qu’ensuite je lui donnasse l’argent pour l’acheter. Lapo ne fit qu’aller et venir : il me dit qu’on ne pouvait en avoir — à un sou près — pour moins de 9 ducats larges et 20 bolognais, par cent livres de cire : ce qui fait 9 ducats et 40 sous. Il ajoutait qu’il fallait prendre vite cette cire, pour profiter de cette bonne occasion. Je lui dis d’aller et de s’entendre pour faire lever ces quarante sous sur les 100 livres ; à ce prix je prendrais livraison. « Les Bolognais, me répondit-il, sont si rapaces qu’ils ne lèveraient pas un sou de ce qu’ils demandent. » Ce détail éveilla un soupçon dans mon esprit, et je laissai passer la chose. Cependant, le jour même j’appelai Pierre à part et je lui demandai en secret d’aller voir pour combien on pourrait acheter 100 livres de cire. Pierre alla au même magasin que Lapo et y acheta cette cire pour 8 ducats et demi, les 100 livres. Je la retins, et j’envoyai Pierre à ce négoce pour payer et retirer cette marchandise. Tel est le genre d’extravagances dont ce Lapo m’accuse. En vérité, je sais qu’il lui a paru étrange que je me sois aperçu de ses fourberies. Il n’avait pas assez de 8 ducats larges par mois, plus la dépense (journalière) ; il devait encore s’ingénier à me tromper. Maintes fois il peut y avoir réussi sans que j’en aie su rien, car j’avais confiance en lui. En effet, je n’ai jamais vu homme plus apparemment bon. Aussi je crois que, sous cette apparence de bonté, il en a trompé bien d’autres. Ne vous fiez donc à lui sur rien et, si vous le rencontrez, feignez même de ne pas le voir.

0000(Arch. Buonarroti.)



V

Au même.
Rome, juin 1508.0000

J’apprends par votre dernière lettre qu’on aurait dit, à Florence, que je suis mort. La chose importe peu, puisque je vis encore. Laissez dire et ne parlez de moi à personne. Car les hommes sont méchants. Je m’applique au travail, de mon mieux. Voici treize mois que je n’ai pas un sou du pape, et j’espère bien en avoir, à toute force, dans un mois et demi, parce qu’alors j’aurai dépensé largement ceux que j’en ai déjà reçus. S’il ne m’en donnait pas, je serais bien forcé de m’en procurer pour rentrer à Florence ; car je n’ai pas un sou vaillant. Je ne peux pourtant pas accepter de me faire voleur.

0000(Musée Britann.)



VI

Au même.
Rome, 1508.0000

Le garçon que m’a amené le muletier a donné à celui-ci l’occasion de me soustraire un ducat. Il a juré que les accords avaient été faits pour deux ducats d’or larges. Et pourtant, à tous les garçons qui viennent ici avec les muletiers on ne donne pas plus de 10 carlins. J’en ai eu plus de dépit que si j’avais perdu 25 ducats, parce que je me rends compte que c’est le père qui, pour faire honorablement les choses, a voulu m’envoyer ce garçon sur un mulet. Ah ! je n’ai jamais joui de tant de faveur, moi ! Et en voilà bien une autre, quand le père vient me dire que ce garçon était bon à tout faire, qu’il soignerait la mule et dormirait par terre, s’il le fallait ; et c’est moi qui ai dû penser à la bête. Il ne me manquait plus que ce tracas, après tous ceux que j’ai eus depuis mon retour. L’autre garçon, que j’avais laissé à l’atelier de Rome, y est resté malade jusqu’à mon arrivée ici. Il est vrai qu’il va mieux à présent, mais il a été en passe de trépasser et est resté tout un mois sous le doute des médecins. Pendant ce temps, je ne me suis pas mis au lit. Je passe sur les autres ennuis que j’en ai eus. Et me voilà, aujourd’hui, avec cette merde sèche de drôle disant qu’il ne veut pas perdre son temps et qu’il veut apprendre. À Florence, il m’avait dit qu’il lui suffirait de deux ou trois leçons par jour. Maintenant, il n’a pas assez du jour entier, et il lui faut encore toute la nuit pour dessiner. Sont-ce là les conseils du père ? Si je ne disais rien à son garçon, il objecterait que je ne veux rien lui apprendre. J’ai besoin d’être aidé et, si ce gars ne se sentait pas propre à le faire, il n’aurait pas dû me mettre en de tels frais pour lui. Ce sont des fainéants, des fainéants, vous dis-je, qui cherchent leurs aises, et cela leur suffit. Je vous prie de faire enlever celui-ci de ma présence, car il m’a tant dégoûté que je n’en peux plus. Le muletier a reçu tant de monnaie qu’il peut bien, pardessus le marché, se le ramener à Florence ; en outre, il est l’ami du père. Dites au père qu’il en envoie, du sien. Moi, je ne donnerai plus un sou, car je n’ai plus d’argent. Je patienterai jusqu’à ce que le père en envoie ; et s’il n’en envoie pas, je mettrai son fils dehors, comme je l’avais déjà fait une fois, et d’autres fois encore. Et il ne veut pas y croire.

0000(Arch. Buonarotti.)



VII

Au même.
Rome, 1er sept. 1510.0000

… J’apprends par votre dernière lettre comment vont les choses. J’ai un vrai chagrin de ne pouvoir vous aider autrement. Néanmoins, ne vous en abattez pas, n’en prenez pas même une once de tristesse ; car à qui perd son bien, la vie reste. Je ferai tant pour vous, que vous aurez plus que vous n’avez perdu ; mais n’oubliez pas qu’il ne faut point faire cas d’argent, parce que c’est chose trompeuse. Faites pourtant diligence et remerciez Dieu, puisque cette épreuve devait venir, qu’elle arrivât à une heure où vous pouviez y être soulagé, mieux que vous n’eussiez pu l’être dans le passé. Veillez à bien vivre, et laissez plutôt aller les choses que d’en souffrir du dommage. Il m’est plus cher de vous avoir vivant et pauvre, que mort avec tout l’or du monde. S’il se trouve à Florence des gens qui vous reprennent sur cette manière de voir, laissez-les dire ; car ce sont là des hommes sans confiance et sans amour.

0000(Arch. Buonarroti.)



VIII

Au même.
Rome, 1512.0000

Votre dernière lettre m’a appris comment vout les affaires à Florence. J’en savais déjà quelque ehose. Il faut patienter, se recommander à Dieu et se garder d’errement ; car ces adversités ne viennent pas d’une autre source, que de la superbe et de l’ingratitude. Je n’ai jamais connu gens plus ingrats et plus fiers que les Florentins. Si la justice arrive enfin, c’est à bon droit.

Les 60 ducats que vous me dites avoir à payer me semblent chose déshonnête j’en ai grand regret ; mais il faut prendre le mal en patience, autant qu’il plaira à Dieu. J’en écris à Julien de Médicis deux mots que vous trouverez inclus dans cette lettre. Lisez-les et, si cela vous plaît, portez-les-lui : vous verrez s’ils vous profitent. Dans le cas contraire, pensez, s’il se peut, à vendre ce que nous possédons, et nous irons vivre ailleurs. Si l’on nous fait pire, à nous, qu’aux autres, tâchez de ne point payer ; laissez-vous plutôt prendre ce que vous avez, et donnez-m’en avis. Mais si l’on traite vos égaux comme vous-mêmes, prenez patience et espérez en Dieu,

Vous me dites que vous avez pourvu à 30 ducats : prenez-en 30 autres de mon bien et envoyez-moi le reste à Rome. Portez-les à Boniface Fazi pour qu’il me les fasse payer ici par Jean Balducci. Faites-vous faire par Boniface un reçu de cet argent et joignez-le à votre prochaine lettre. Pensez à vivre, et, si vous ne pouvez avoir des honneurs terrestres comme nos autres citoyens, qu’il vous suffise du pain et vivez avec le Christ en paix et pauvrement. Ici, moi-même je vis mesquinement et je n’ai cure ni de la vie ni des honneurs, c’est-à-dire du monde, et je passe mes jours dans les plus grandes fatigues et dans mille soucis. Voici déjà près de quatorze ans que je n’ai pas eu une heure de bien-être ; tout ce que j’ai fait n’a eu pour but que de vous venir en aide, et vous ne l’avez jamais su ni cru. Que Dieu vous pardonne tous. Je suis prêt à faire encore de même, aussi longtemps que je vivrai et que j’en aurai la force.

0000(Musée Britann.)



IX

Au même.
Florence, 1516 ou 1517.0000

J’ai été bien surpris, à votre égard, l’autre jour, quand je ne vous ai pas trouvé à la maison. Et aujourd’hui que j’apprends que vous vous plaignez de moi, et que vous dites que je vous ai chassé de chez vous, je m’étonne bien davantage. Je suis sûr que jamais, depuis le jour où je naquis jusqu’à présent, il ne m’est venu à l’esprit de faire rien qui vous fût contraire. C’est par amour pour vous que j’ai enduré toutes les fatigues, et vous savez bien que, depuis mon retour de Rome à Florence, je n’ai de pensée que pour vous et que ce qui m’appartient est à vous. L’autre jour encore, quand vous étiez malade, je vous ai dit et promis que, tant que je vivrais, vous ne manqueriez jamais de rien : et je vous le confirme. Je m’étonne que vous ayez si vite oublié toute chose. Voici trente ans déjà que vous en faites l’épreuve, vous et vos fils ; et vous savez que j’ai toujours pensé à vous faire du bien. Comment pouvez-vous dire que je vous ai chassé ? Ne voyez-vous pas la réputation que vous me faites, en laissant répéter que je vous ai mis dehors ? Il ne me manquait pas autre chose, après les tourments de mon métier que j’endure par amour pour vous ! Vous m’en rendez bien méritant ! Quoi qu’il en soit, je veux croire que je vous ai fait toujours honte et dommage ; et comme si j’en étais coupable, je veux vous en demander pardon. Faites comme si vous aviez à pardonner à un fils qui aurait toujours mal vécu et commis tous les méfaits qui se peuvent en ce monde. Et, de nouveau, je vous prie de me pardonner, comme à un méchant que je suis. Mais ne répandez pas autour de vous le bruit que je vous ai chassé, parce que j’en aurais plus de dommage que vous ne pouvez croire. Pourtant, je n’en reste pas moins votre fils !

0000(Musée Britann.)



X

Au même.
Florence, juin 1523.0000

Je ne réponds pas à votre lettre, si ce n’est pour les choses qui me paraissent nécessaires ; pour les autres je n’en fais que plaisanterie. Vous dites que vous ne pouvez recouvrer votre payement du Mont, parce que j’aurais fait dire que le Mont est à moi. Cela n’est pas vrai, et il est nécessaire que je vous réponde à ce sujet, pour que vous sachiez que vous êtes trompé par celui qui a votre confiance et qui, ayant recouvré et opéré pour son compte, vous donne à entendre le contraire pour sa commodité. Je n’ai pas fait dire que le Mont est à moi, et je ne le pourrais quand même je le voudrais ; mais il est bien vrai que, en la présence de Raphaël de Galliano, le notaire me dit : « Je ne voudrais point que tes frères fassent quelque contrat sur ce Mont, de peur que tu ne le retrouves après la mort de ton père. » Il me mena au Mont et me fit dépenser quinze grossoni pour faire ajouter la clause que personne ne le pourra vendre tant que vous vivrez et que vous en restez l’usufruitier, de votre vivant. Ainsi dit le contrat que vous connaissez bien.

Je vous ai éclairé sur ce contrat et sur ce qui en a été modifié à votre intention, puisque vous ne vous en contentiez pas. Je vous ai dit que ce Mont, vous pouvez le vendre à votre guise. J’ai toujours fait et défait ce que vous avez voulu. Je ne sais plus ce que vous voulez de moi. Si je vous donne l’ennui de vivre, vous avez trouvé le moyen d’y obvier. Rendez-moi ces clefs du trésor que vous dites être miennes, et vous ferez bien. Car on sait, dans tout Florence, quel grand riche vous étiez, et comme je vous ai toujours volé, et quelle punition je mérite : vous en serez hautement loué. Criez et dites, sur moi, ce que vous voudrez ; mais ne m’écrivez plus, parce que vous m’empêchez de travailler. J’ai pourtant besoin de vous marquer ce que vous avez eu de moi, depuis ces vingt-cinq dernières années. Je ne voudrais pas vous le rappeler, mais je ne puis faire autrement. Soignez-vous bien et gardez-vous de qui vous avez à vous garder ; car on ne meurt qu’une fois, et on ne revient pas en ce monde pour réparer les torts qu’on y a faits. Et vous avez fait patienter la mort si longtemps pour commettre de telles choses ? Que Dieu vous assiste !

0000(Musée Britann.)



XI

Ludovic Buonarroti à son fils Michel-Ange.
Florence, 13 mars 1500.0000

Aujourd’hui, 13 du présent mois, j’ai reçu ta réponse. Si tu penses que te suis mécontent, tu le penses avec raison. Pour ce qui regarde Dieu, je suis heureusement satisfait ; mais pour ce qui concerne mes fils j’ai peu de raison de l’être. J’ai cinq enfants qui sont présentement des hommes ; et, à l’âge de 56 ans, où, grâce à Dieu, j’arrive, je n’en trouve pas un qui veuille me secourir d’un verre d’eau.

Bien plus, dans mes jours de vieillesse, il faut que je vienne en aide a la famille de ma famille ; il faut que je trouve l’argent pour sa dépense et, qui pis est, que je cuisine, que je balaye, que je lave la vaisselle, que je fasse le pain, que j’avise de mon esprit et de mes mains à tous les besoins de ceux qui se portent bien ou mal. Et si je souffre de la tête ou des reins, si Dieu, pour ma disgrâce, me prive de santé, il faut que je me soigne moi-même.

Ce temps passé, j’ai trouvé (pour mon veuvage) des partis que, par amour pour mes enfants, je n’ai pas voulu accepter. Mais si Dieu, a l’avenir m’en fait rencontrer de semblables aux précédents, peut-être les prendrai-je, quoi qu’ils vaillent. Il faut que j’aime moi, d’abord, les autres ensuite. Je n’insiste pas davantage, je t’en ai assez dit pour que tu te règles en conséquence.

J’apprends que tu aurais dans l’idée de revenir a Florence. Je pense que ce serait bien fait, si tu le faisais ; mais je n’y crois pas. Fais a ta guise. J’éprouve grand plaisir que tu acquières du renom, mais j’en ressentirais Plus encore s’il te rapportait (plus de) profit. Sans doute, j’estime plus l’honneur que le profit ; mais quand l’un et l’autre vont ensemble, comme ce serait plus raisonnable, il y a aussi plus de joie. J’ai toujours entendu dire que deux contraires ne peuvent pas aller de pair : et toi tu veux les unir et te les faire amis. Pourtant le renom n’a pas coutume d’aller sans le profit et toi tu as renom sans bénéfice. Si je ne m’abuse, je te comprends si mal qu’il n’est pas de plus grand déplaisir que je puisse éprouver. À te lire, tu aurais fait le possible de l’impossible (quelques mots indéchiffrables)… et, comme on dirait, fait du feu dans l’eau.

De tout cela, Dieu soit loué ! Je ne t’écris point ceci parce que je voudrais de toi quelque chose. Mais j’avais besoin, une fois pour toutes, de t’ouvrir mon âme et aussi parce qu’il me semble que tu me prends pour un pauvre malheureux. Et je le suis vraiment, mais cependant pas au point que, de longtemps, je puisse te dire que j’aie beaucoup goûté ce que tu m’as écrit. Je ne trouve pas que tu m’aies tenu ce que tu m’avais donné à entendre. Si tu crois que ma mémoire s’en est allée avec le temps, admettons-le. Et pourtant j’en ai encore tant, que je me rappelle bien d’autres choses. Mais assez, là-dessus.

Si j’ai quelque argent, j’espère venir à Rome pour le jubilé. Mais si j’allais venir au moment où tu t’en retourneras (un mot illisible). En tout cas, je ne viendrai que si j’ai assez d’argent pour l’aller et le retour, et sans avoir à te donner l’ennui de me recevoir chez toi. Si j’y vais, ce sera seulement pour le moment du Pardon que je compte arriver, si je peux espérer de l’obtenir. Mais ne pense pas à ce voyage, car, comme je te l’ai dit, je ne le ferai que lorsque j’aurai assez d’argent pour aller et venir. Je t’écris ceci parce que j’ai cru comprendre dans ta lettre ton appréhension, à ce sujet. J’en ai assez dit. Je me suis même un peu trop échauffé. Tu me pardonneras. Je n’ai pour toi que compassion et non aucun autre désir ; mais je te compatis, à la pensée que, depuis si longtemps, selon ce que tu m’écris, tu es sans pain. Si tu étais resté à la maison, peut-être aurais-tu à toi quelque chose sans avoir pâti tant de mauvais jours et couru tant de dangers. Certes, le renom te vaudrait mieux chez toi, dans ta maison bien à toi, que celui qui te vaut la pauvreté ailleurs. La belle affaire, comme on dit, d’être à Florence et d’avoir son à Milan ! En tout, fais à ta volonté, car tu sais mieux que moi ce que tu as à faire. Et que Dieu soit loué, pour le reste. Rien de plus à te dire.

Que le Christ te conserve.

0000(Archives Buonarroti.)


  1. Raphaël Riario, cardinal de Saint-Georges, qui avait acheté, comme statuette antique, un Amour sculpté à Florence par le jeune Michel-Ange. Ayant appelé à Rome l’artiste pour expliquer cette méprise, le cardinal Riario retint Michel-Ange devant un bloc de marbre, pendant un an, sans donner suite à ses projets. Voir, page 53, la lettre de Michel-Ange à Pier Francesco Medicis, pour le remercier de la présentation de l’artiste faite à l’Éminence par le Duc (lettre du 2 juill. 1496).
  2. Léonard Buonarroti, frère aîné de Michel-Ange son cadet, et l’un des cinq fils de Ludovic Buonarroti, naquit le 16 novembre 1473. Auditeur assidu des sermons de Fra Savonarole, il fut tellement épris des doctrines du moine, qu’il se décida à le suivre au cloître. Envoyé à Pise, dans le couvent de Sainte-Catherine, il y reçut l’habit dominicain des mains du prieur Fra Tommaso Busini, le 4 juillet 1491, comme l’attestent les registres de ce couvent. Il fit sa profession solennelle entre les mains de Fra Ludovico Calabro, quatre jours après l’année révolue depuis sa prise d’habit. On n’en sait guère autre chose. Habituellement malade, il fut, en 1494, à Pise, si gravement atteint que son frère alla le voir. Il se rétablit pourtant, et les papiers de famille permettent d’établir qu’après avoir séjourné quelque temps à Viterbe, il alla à Rome en 1497 et que, durant ce voyage, il fut attaqué et dépouillé de ses vêtements, — comme en fait foi cette première lettre que Michel-Ange, alors à Rome aussi, écrivit à son père. En 1510, il était de retour à Florence, au couvent de Saint-Marc, et en danger de mort. Il faut même croire qu’il mourut vers cette époque, mais il n’est pas certain qu’il décédât à Florence. (Vid. Gotti, loco cit.)