Michel-Ange - L’Œuvre littéraire/Introduction I

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Traduction par Boyer d’Agen.
Librairie Ch. Delagrave (p. 1-4).
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INTRODUCTION

I

L’histoire de certains hommes de génie présente tant d’invraisemblance à l’écrivain qui l’entreprend, qu’il semble composer avec les rêves de l’imagination, plutôt qu’avec la réalité des documents, un roman incroyable. Il arrive même pour quelques-uns que, la grandeur de leur renommée marchant de pair, à travers les siècles, avec l’universalité des récits glorieux qu’on en fit, un chroniqueur nouveau paraîtrait tout au moins téméraire d’en essayer, histoire ou roman, une nouvelle relation avec des chartes nouvelles. Celles que les archives des siècles postérieurs réservent, avec la découverte des papiers posthumes de ces maîtres, ne sont-elles pas les plus capables de révéler ces génies mal connus, peut-on dire, jusqu’alors, dans ce qu’ils eurent de plus passionnant en leur personne et de plus imitable en leurs actions ?

Entre ces rares génies de la faible humanité où le Créateur se plaît, parfois, à résumer sa puissance et à révéler sa grandeur comme en une autre incarnation capable de renouveler la foi des hommes matériels en il invisible Divinité, Michel-Ange en fut un que l’histoire, à juste titre, proposa par mille récits à l’admiration de la postérité. Et cependant, aujourd’hui encore, ce qu’il y eut de plus admirable en cet homme divin à qui ses contemporains attribuèrent quatre âmes, pour les quatre arts où il excella, est-il connu par les millions de lecteurs des mille et une Vies qu’on en a écrites ? Sait-on, par les récits qu’on en a faits, quel Prométhée sur son Caucase fut cet autre « esclave enchainé » sur des marbres que les papes lui ordonnèrent d’extraire du cœur de la montagne soumise et ne lui permirent pas d’animer, à sa guise, de l’étincelle maîtrisée dans son âme en révolte ? Sait-on quel Hercule dans sa tunique de Nessus fut cet autre géant de l’amour vaincu par une seule femme dont, jusqu’à quatre-vingt-neuf ans d’une vie aussi longuement fidèle qu’indéfectiblement respectueuse, il n’osa baiser que le bout des doigts blancs, sur la couche funèbre de la marquise de Pescara ?

Ah ! pauvre Titan de l’art, qui ne put jamais réaliser aucun des grands rêves de marbre qu’il avait conçus, pour la gloire des temps modernes, qui dépasserait celle des âges antiques ! On sait l’histoire de ce tombeau de Jules II où l’impérissable papauté aurait trouvé un grandiose symbole de sa gloire et de sa pérennité jusque parmi les ombres de la mort. Quelle autre pierre d’Ixion cet autre roi des Lapithes roula, toute sa vie, à travers trois contrats illusoires, tout le long de sa route désenchantée, jusqu’à son propre tombeau où, seule des quarante statues projetées, celle du fulminant Moïse roule, de siècle en siècle, son vain tonnerre sur un désert de marbres délaissés !…

Et cette façade de San-Lorenzo de Florence où, pour laisser triompher Raphaël seul à Rome, Léon X exila cet autre Phidias qui, de cet autre Parthénon, voulait faire le « Miroir de l’Italie » où se refléterait la gloire des siècles à venir ; — et ce miroir brisé ne refléta que la tristesse d’avoir seulement amassé les matériaux sur ce chantier de constructions toujours à pied d’œuvre, où deux Médicis trouvèrent à peine à loger leurs tombeaux dans une sacristie. Pour une fois que Michel-Ange put réaliser un de ses grandioses projets avec les monuments inachevés de Laurent et de Julien dans cette sacristie de la Chapelle des Médicis, on sait avec quel art il sut tirer parti des derniers marbres qui lui restaient et faire, de quatre morceaux trop courts, les quatre mesquines volutes où la Nuit et le Jour, l’Aurore et le Crépuscule, cherchèrent un coin de socle insuffisant pour la longueur de leur stature et la grandeur de leur mélancolie qui parle encore, avec le maître préférant le sommeil de la mort au réveil de ces marbres qu’en passant Gioan-Carlo Strozzi, un autre poète, avait voulu faire parler :

Grato m’è l’sonno e più l’esser di sasso…

Sans doute, une fois, ce grand génie malheureux trouva la place qu’il fallait à son pinceau débutant par un coup d’audace qui fut une œuvre d’insurpassable maîtrise. Ce fut dans cette Sixtine dont la prudence de Jules II lui confia la voûte (de 1508 à 1512), et dont l’imprudence de Paul III lui abandonna le chevet (de 1537 à 1541). On sait que là ce barbare de génie osa superposer un chef-d’œuvre à un chef-d’œuvre et peindre son terrifiant Jugement dernier à la place où l’idéal Pérugin avait tracé, avec le charme qu’on devine, cet autre Paradis perdu pour l’art, où l’Ancien et le Nouveau Testament avaient été représentés en un diptyque, par la Naissance de Moïse et la Naissance de Jésus, — une Assomption de la Vierge surmontant ces deux fresques du maître de la grâce.

Une dernière revanche s’offrit à ce vainqueur toujours vaincu et à cet indéconcertable lutteur. Ce fut quand Michel-Ange, déjà vieillard et toujours invincible, portait le deuil du sculpteur et du peintre malheureux. Il allait se réveiller architecte sur son tombeau qui n’eût pas voulu de ce géant avant qu’il n’eût jeté, dans le ciel de Rome et du monde étonné, cette coupole de Saint-Pierre portant, comme une fleur d’azur dans le bleu de l’espace, la masse prodigieuse du Panthéon d’Agrippa qu’on n’avait osé copier qu’avec timidité, depuis les jours passés et les gigantesques travaux des Romains. Pour un Auguste qui présida à l’érection à niveau du sol de la première Rotonde, il ne fallut pas moins de trois papes pour assister au lancement de ce monstre de pierre au plus haut ciel où les fleurs mêmes n’atteignent, que si les anges se chargent de les jeter du paradis. Ce fut un ange aussi qui put suffire à renouveler la science des Vitruve antiques et à signer, du nom de Michel-Ange, cette œuvre sur laquelle s’étaient épuisés ceux de Bramante et de San-Gallo. N’était-il pas juste que ce nom d’éternelle jeunesse signât ainsi dans les airs sa dernière œuvre, quand sa première dans Rome et dans ce même Saint-Pierre portait la seule signature que Michel-Ange se résolut, une seule fois, à laisser sur la ceinture virginale de cette si dolente et si belle Pietà dont l’immortalité a vaincu la mort même ? Ainsi le maître avait renouvelé, à vingt-cinq ans, l’art des Antiques et leur Laocoon douloureux par un autre art où la douleur humaine s’était enfin divinisée.

Avec cette coupole de Saint-Pierre, — la seule joie de ce mélancolique et perpétuel « Gladiateur mourant », — Michel-Ange avait posé dans les hauteurs de l’histoire cette borne à la gloire qui ne devait jamais plus être dépassée et ce défi aux travaux humains qui, s’ils ne sont encore d’Hercule, ne laisseront pas de compter celui de Michel-Ange comme le dernier qu’ait pu entreprendre un homme sans être un demi-dieu. Du bout de ses quatre-vingt-neuf ans, celui-ci, toujours droit sur son œuvre, fit patienter la mort jusqu’à ce qu’il eût posé la dernière pierre à son dôme de gloire et la première fleur à sa couronne, où n’avaient pas manqué les épines. Ce grand ouvrier, qui avait passé au travailles jours et les nuits mêmes d’une des plus longues vies qui soient accordées ici-bas, n’ayant plus rien à faire que de commencer à jouir d’une halte, préféra — à quelques mois près — le repos de la tombe à celui de l’atelier. Le soir du 18 février 1504, l’homme de fer ou de pierre que le plus terrible des papes, Jules II, avait appelé la Terribiliîa di Michelangelo, s’enveloppa dans son giubbone de manœuvre, plia ses maigres épaules de taille ordinaire, ferma ses petits yeux couleur de corne brûlée où crépitaient des escarbilles de flamme, courba sa tête au front labouré de sept rides et s’endormit pieusement dans le Seigneur, dont il avait représenté la puissance créatrice plutôt que la grâce féconde, mieux que ne fera jamais aucun autre homme, en son argile animée.

Une œuvre posthume restait de Michel-Ange, que quatre siècles de glorification perpétuelle semblent encore avoir ignorée. C’était un Michel-Ange par Michel-Ange lui-même qui, non content de sculpter et de peindre, — et jamais un portrait d’après la nature qui ne devrait se prêter qu’à l’interprétation idéale, — a pourtant tracé une silhouette de lui-même et d’une plume aussi maîtresse de ses expressions, que l’ébauchoir ou le pinceau le furent de leurs formes. Des nombreuses lettres qu’il écrivit à ses contemporains, les archives de Florence, de Rome et de Londres ont conservé les textes précieux d’où se dégage un Michel-Ange autrement expressif que celui qu’atténuerait tout commentaire livresque. C’est ce Michel-Ange nouveau que nous voudrions faire parler enfin lui-même, après tant d’historiographes intempérants qui ne nous ont révélé sa puissance personnelle qu’à travers leurs particulières et insuffisantes impressions. Traducteur et non traître, à notre tour, nous voudrions ne lui faire exprimer dans ses Lettres que ce qu’il a pensé et écrit ; trop heureux de la tâche que nos devanciers nous ont laissée, de présenter enfin au public français un portrait qu’il ne connaît pas encore et que ce terrible Buonarroti n’eût ni mieux sculpté ni mieux peint qu’il ne l’a écrit de lui-même :

Ipse ipsum.

N’est-ce pas ce même Michel-Ange de la ligne sobre et des profondes conceptions qui, passant, un jour, par les Loges Vaticanes où Raphaël et ses élèves travaillaient, traça, en leur absence, une figure au charbon, une seule, d’un trait large et nerveux, comme pour servir de leçon à des amateurs d’arabesques sans forme humaine, qu’on appelait alors bien significativement des Grotesques ?

L’histoire ne dit pas que les peintres survenant ne profitèrent de la leçon. Les historiographes de Michel-Ange ne devraient pas, non plus, l’oublier. Pour notre part, nous nous en souviendrons, au cours des pages qui vont suivre et où ce maître des maîtres en viendra jusqu’à écrire que, « si Raphaël lui-même a su quelque chose, il ne l’a appris que par lui », ce Michel-Ange redoutable et dédaigneux des plus grandes puissances de ce monde, comme il le fut de sa propre faiblesse, qu’il prit si souverainement en pitié.