Michel-Ange - L’Œuvre littéraire/Introduction Vie

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Traduction par Boyer d’Agen.
Librairie Ch. Delagrave (p. 6-45).

VIE DE MICHELAGNOLO BUONARROTI
PAR
ASCANIO CONDIVI

I. — Michel-Ange Buonarroti, peintre et sculpteur remarquable, prit son origine chez les comtes de Canossa[1], noble et illustre famille du territoire de Reggio où elle fut célèbre, tant pour sa vertu propre et son ancienneté que pour avoir fait alliance avec le sang impérial. Béatrice, sœur de Henri II, fut donnée pour femme au comte Boniface de Canossa, alors seigneur de Mantoue, d’où naquit la comtesse Mathilde, femme d’une rare prudence et d’une grande religion. Après la mort de son mari Godfrid, elle eut, en Italie, les apanages de Mantoue, de Lucques, de Parme et Reggio, et de cette partie de la Toscane qui s’appelle aujourd’hui le Patrimoine de Saint-Pierre. Après avoir fait en sa vie bien des choses dignes de mémoire, elle fut inhumée à l’abbaye de Saint-Benoît hors Mantoue, qu’elle avait construite et largement dotée.

II. — En 1250, un membre de cette famille, venu à Florence comme podestat, messer Simone, mérita par ses vertus d’être fait citoyen de cette ville et chef de quartier, — Florence étant alors divisée en autant de sestiers appelés aujourd’hui quartiers. Il dirigea à Florence le parti guelfe, dont il avait reçu de nombreux bienfaits. De gibelin, il s’était fait guelfe et avait changé la couleur de ses armes où figurait, à l’origine, un chien blanc et rampant avec un os en bouche, sur champ d’azur, et dont il fit chien d’or sur champ de même. Pour compléter ce blason, la Signoria lui donna, dans la suite, cinq lis rouges montés sur lambel, avec cimier les surmontant de deux cornes de taureau, l’une d’or et l’autre d’azur, comme on peut les voir peintes, aujourd’hui, dans la série des écus anciens. La vieille arme que messer Simone avait fait faire en marbre, selon l’usage de la plupart de ceux qui avaient occupé une charge semblable, se voit encore au Palais du Podestat.

III. — La raison pour laquelle cette famille, arrivant à Florence, y changea son nom et, de Canossa, se fit appeler Buonarroti, est la suivante. Le nom de Buonarroto avait figuré dans cette maison, d’âge en âge, presque toujours et jusqu’au temps de Michel-Ange, qui eut un frère portant aussi ce nom. Plusieurs de ces Buonarroti avaient été signori, c’est-à-dire membres de la magistrature suprême de la République florentine. Le frère de Michel-Ange se trouva être un de ces membres, à l’époque où Léon X vint à Florence, comme en font foi les chartes de cette cité. Ce nom, ainsi continué par plusieurs, passa comme prénom à toute la famille. La chose en était d’autant plus facile que l’usage est resté à Florence, dans les scrutins et autres élections, d’ajouter au nom propre des citoyens celui de leur père, de leur aïeul, de leur bisaïeul et quelquefois de plus anciens encore. Ainsi ces nombreux Buonarroti, continués par ce Simone, — qui fut à Florence le premier de cette famille, — s’appelèrent et se nomment encore, aujourd’hui, de Buonarroti Simone, encore qu’ils fussent de la maison de Canossa. Quand le pape Léon X vint à Florence, outre les nombreux privilèges qu’il accorda à cette famille, il ajouta aussi celui de faire figurer dans les armes des Buonarroti la boule d’azur et les trois lis d’or qui ornent celles des Médicis.

IV. — Dans cette maison donc naquit Michel-Ange. Son père s’appelait Ludovic de Léonard Buonarroti Simone. C’était un homme religieux et bon, dont les habitudes étaient plutôt de l’ancien temps. Étant podestat de Chiusi et de Caprese dans le Casentin, il lui naquit ce fils, l’an de grâce 1474, le 6 mars, un lundi, quatre heures avant le jour [2]. Grande naissance en vérité, et qui montrait déjà quel homme et quel génie deviendrait cet enfant. Ainsi Mercure et Vénus, reçus chez Jupiter à cette date heureusement fatidique, annonçaient ce qui s’est depuis réalisé ; et telle fut la naissance de ce noble et haut esprit qui devait réussir universellement en toutes ses entreprises et principalement dans les arts qui charment les sens, et qui sont la peinture, la sculpture, l’architecture. Le temps de sa charge étant expiré, le père s’en retourna à Florence et mit l’enfant en nourrice dans un village appelé Cettignano, voisin de la ville de trois milles, où les Buonarroti avaient encore un bien qui fut un des premiers achats faits, dans ce pays, par messer Simone de Canossa. La nourrice était fille d’un carrier et également mariée à un carrier. De ce hasard, Michel-Ange avait accoutumé de dire qu’il n’était point merveille que le même outil l’ait tant charmé. Si, par aventure, il commentait cette rencontre, il ajoutait qu’il savait bien que le lait de la nourrice a sur nous un tel pouvoir qu’il arrive souvent qu’en modifiant la température de notre corps, ce lait y introduit un goût tout différent de celui que la nature y avait infusé tout d’abord.

V. — L’enfant grandissait. Quand il vint en âge d’apprendre, le père, connaissant son esprit avisé et désireux de le tourner vers les Lettres, l’envoya à l’école d’un certain maître Francesco da Urbino qui, en ce temps-là, enseignait la grammaire à Florence. Mais, quelque progrès qu’il y fît, ses penchants naturels et célestes auxquels on se soustrait bien difficilement l’attiraient surtout vers la peinture. C’était à ce point que l’enfant ne pouvait s’empêcher de perdre son temps à l’étude pour courir dessiner çà et là et chercher la fréquentation des peintres. Au nombre de" ces derniers, son plus grand familier fut un certain Francesco Granacci, élève de Domenico del Grillandaio. Celui-ci, voyantl’inclination etla volonté impérieuse de l’enfant, résolut de l’aider : il l’exhortait sans cesse à l’entreprise, tantôt lui procurant des dessins, tantôt le menant avec lui à l’atelier du maître où il verrait quelques œuvres dont il pourrait tirer profit. Et tant les œuvres de celui-ci l’impressionnèrent que, répondant à sa nature qui le stimulait à chaque heure, il finit par abandonner l’école. Son père et les lrères de son qui avaient l’art en mépris, lui firent part de leur mauvais vouloir, et il en fut même souvent battu ; car, dans leur impéritie pour l’excellence et la noblesse de l’art, ils tenaient comme une honte d’abriter un peintre chez eux. Ce déplaisir, quelque grand qu’il fût, ne parvint pourtant pas à faire reculer Michel-Ange, qui, se faisant plus courageux, voulut tenter le métier des couleurs. Un jour que Granacci lui avait présenté une feuille imprimée où était représentée l’histoire de Saint Antoine battu par les Démons, dont l’auteur était Martin de Hollande, habile artiste de ce temps, Michel-Ange la copia sur un panneau de bois. Il ajouta ensuite la couleur au dessin et composa un tableau si remarquable que, non seulement il émerveilla ceux qui le virent, mais il en excita encore, disent quelques-uns, l’envie de Grillandaio même, qui, pour ne pas paraître moins bien faire que son élève, disait que cette œuvre était sortie de son atelier, comme s’il y avait collaboré. Grillandaio était, d’ailleurs, le peintre le plus apprécié de ce temps-là, comme le manifestaient ses ouvrages. Dans ce petit tableau, outre la figure du saint, il y avait beaucoup d’autres étranges formes et monstruosités de démons. Michel-Ange les avait traités avec un tel soin, qu’avant de les peindre en couleur il avait voulu les étudier au naturel. Pour ce faire, il était allé voir pêcher pour observer la forme et la couleur qu’ont les nageoires des poissons, et jusqu’à la tonalité des yeux et beaucoup d’autres choses, pour les pouvoir représenter dans son tableau. La perfection qu’il sut atteindre commença alors à lui attirer, comme je l’ai dit, l’admiration du public et quelque peu de jalousie du Grillandaio. Celle-ci se découvrit un peu plus, un jour que, Michel-Ange ayant demandé à son maître un de ses albums de croquis où étaient représentés des pâtres avec leurs brebis et leurs chiens, des paysages, des maisons, des ruines et autres choses semblables, celui-ci ne voulut pas le lui prêter ; et vraiment il put bien être surnommé « le jalouson », car il se montra peu courtois non seulement envers Michel-Ange, mais aussi envers son propre frère. Quand il avait vu ce frère prendre de l’avant et donner grande espérance de lui-même, il l’avait envoyé en France, moins pour lui être utile, comme disaient quelques-uns, que pour rester le premier de son art à Florence. J’ai voulu mentionner ce fait parce qu’on m’a dit que le fils de Dominique a coutume d’attribuer l’excellence et la divinité de Michel-Ange en grande partie à la discipline de son père, qui cependant ne lui servit en aucune manière. Michel-Ange, d’ailleurs, ne s’en est jamais plaint ; bien plus, il a toujours loué Grillandaio pour son art et pour ses habitudes. Mais arrêtons là cette digression et revenons à notre sujet.

VI. — En ce même temps, Michel-Ange n’étonna pas moins ses camarades d’atelier avec un autre travail qu’il fit, comme par plaisanterie. On lui donna, un jour, une tête à copier ; et, au lieu de l’original, il en rendit au propriétaire la copie. Le subterfuge n’en fut découvert que par Michel-Ange, un jour qu’il en parlait à un de ses compagnons, et ce fut en riant qu’il se fit reconnaître. Plusieurs voulurent alors comparer les deux têtes pour y trouver une différence. En fumant sa copie, Michel-Ange lui avait donné le même état de vieillesse qu’au modèle. Ce fait lui valut grande réputation.

VII. — Le jeune homme copiant ainsi, un jour telle chose et un autre jour telle autre, n’avait encore ni école arrêtée ni atelier fixe. Il fut conduit,

1-2. Michel-Ange. Musée du Louvre.
études
une fois, par le Granacci au jardin des Médicis, à Saint-Marc. Dans ce jardin, Laurent le Magnifique, père du pape Léon et homme remarquable en toutes choses, avait groupé diverses statues antiques et autres figures qui l’agrémentaient. Quand Michel-Ange les eut vues et en eut apprécie la beauté, il ne voulut plus retourner à l’atelier de Dominique ni aller ailleurs ; mais, là, tout le jour comme à la meilleure école de ses facultés, il s’attardait, faisant toujours quelque nouvelle chose. Un jour, considérant entre autres la tête d’un faune au visage de vieux, avec une longue barbe et une face riante, encore que la bouche s’y entr’ouvrit à peine (à la manière des Antiques et qu’on y vit ce qu’il y avait dedans, Michel-Ange s’en éprit outre mesure et se proposa de la refaire en marbre. Dans ce jardin, alors, Laurent le Magnifique faisait travailler les marbres, ou plutôt les faisait adapter pour l’ornementation de la belle bibliothèque que lui et ses aïeux avaient recueillie là, du monde entier. (Cette bibliothèque, à la mort de Laurent, subit maintes transformations, et fut rétablie plusieurs années après, par le pape Clément ; mais elle fut laissée inachevée, et les livres y sont encore en caisses.) Michel-Ange donc, travaillant là à des marbres, s’en fit donner un par les maîtres du chantier et, s’aidant de leurs outils, il se mit à refaire le Faune avec une telle attention qu’en peu de jours il en tira un morceau achevé, suppléant par sa fantaisie à tout ce qui manquait à l’ancien. Il lui ouvrit la bouche, à la manière d’un homme qui rit, si bien que dans la cavité on découvrait toutes les dents. Sur ces entrefaites, le Magnifique étant venu voir où en était son œuvre, il trouva le jeune homme en train de polir la tête. Il s’en approcha, en remarqua aussitôt l’excellence et s’en émerveilla, par égard pour la jeunesse de l’artiste. Mais, au lieu de louer le travail, il prêtera plaisanter un enfant de cette sorte, et il lui dit : « Oh ! tu as fait ce faune bien vieux, et tu lui laisses toutes les dents ? Ne sais-tu pas qu’aux vieux de cet âge il en manque toujours quelqu’une ? » Le temps que le Magnifique mit à se retirer parut mille ans à Michel-Ange, qui voulait corriger cette erreur. Resté seul, il cassa à son vieux une dent de la mâchoire supérieure et perfora la gencive, comme si la dent en était sortie avec sa racine, et il attendit anxieusement que le lendemain ramenât le Magnifique. Quand celui-ci revint et qu’il s’avisa de la bonté et de la simplicité du jeune homme, il en rit beaucoup. Mais ensuite, estimant en lui-même la perfection de cet ouvrage et l’âge de l’artiste, comme père de toutes les vertus il se résolut à aider et à favoriser un tel talent et à le recueillir dans sa propre maison. Après lui avoir demandé de qui il était fils : « Eh bien ! dit-il, fais savoir à ton père que j’aurais plaisir à lui parler. »

VIII. — Quand Michel-Ange revint chez lui, il fit la commission du Magnifique. Son père, qui devinait pourquoi il était appelé, malgré les sollicitations du Granacci et d’autres, ne pouvait se résoudre à se rendre au palais. Il aimait mieux se plaindre qu’on lui débauchait son petit et ajoutait qu’il ne souffrirait jamais que son fils se fît tailleur de pierres. Il ne voulait pas même entendre du Granacci quelle différence il y a entre un sculpteur et un tailleur de pierres et, là-dessus, continuait à disputer longuement. À toute force, il accepta d’aller chez le Magnifique. Quand celui-ci lui demanda s’il voulait lui confier son fils, il ne sut le refuser : « Bien mieux, ajouta-t-il, non seulement Michel-Ange, mais tous nous autres, et notre vie et nos biens, nous sommes à la disposition de votre Magnificence. » Laurent lui ayant demandé ce qu’il pourrait faire pour lui, il répondit : « Je n’ai fait, de ma vie, aucun métier ; mais j’ai toujours vécu jusqu’à présent de mes faibles ressources et du petit bien que mes pères m’ont laissé ; et j’ai cherché non seulement à le conserver, mais à l’accroître autant que ma diligence me permettrait de le faire. » Alors le Magnifique : « Bien ! dit-il. Voyez s’il n’y a pas à Florence quelque chose que vous puissiez y faire, et servez-vous de moi, qui ferai en votre faveur tout ce que je pourrai. » Ayant ainsi congédié le vieillard, il fit donner à Michel-Ange, dans son palais, une bonne chambre et toutes les commodités que le jeune homme pourrait désirer, ne le traitant, jusqu’à sa table, pas autrement que comme son propre fils. Là, chaque jour, venaient s’asseoir, pour de grandes affaires, de très nobles personnages. L’usage était que ceux qui s’étaient trouvés en présence du Magnifique se plaçaient ensuite derrière lui, selon leurs titres, sans céder leur place à quel que fût le survenant. Bien des fois, il arriva que Michel-Ange s’assit devant les fils de Laurent et autres personnages invités dont cette maison s’illustrait abondamment. Par tous Michel-Ange était flatté et excité à ses honorables études ; mais, plus que tous, par le Magnifique lui-même. Plusieurs fois le jour, il le faisait appeler et lui montrait ses joyaux, ses pierreries, ses médailles et tous ses trésors de grand prix, comme à quelqu’un dont il connaissait le goût et le jugement.

IX. — Quand Michel-Ange entra chez le Magnifique, il avait quinze ou seize ans, et il y resta environ deux ans, jusqu’à la mort de Laurent, qui devait arriver en 1492. Sur ces entrefaites, un poste à la Douane étant vacant qui ne pouvait être tenu que par un citoyen de Florence, Ludovic, père de Michel-Ange, s’en vint trouver le Magnifique et le lui demanda en ces termes : « Laurent, je ne sais faire autre chose que lire et écrire. À présent que l’aide de Marco Pucci en douane vient de mourir, j’aimerais entrer à sa place, parce qu’il me semble que je pourrais vaquer convenablement à cet office. » Le Magnifique lui frappa l’épaule d’une main et, souriant, il dit : « Tu seras toujours pauvre ! » comme s’il se fût attendu à une plus importante demande. Et il ajouta : « Si vous voulez aller en compagnie de Marc, vous le pouvez faire jusqu’à ce qu’une occasion meilleure se présente. » Cet emploi comportait, par mois, la paye d’à peu près huit écus.

X. — Cependant Michel-Ange vaquait à ses études et présentait, chaque jour, au Magnifique le résultat de ses essais. Au même palais vivait Politien, homme plein de doctrine et de sagacité, comme chacun sait et comme ses écrits en font foi. Appréciant Michel-Ange pour son esprit très élevé, il l’aimait beaucoup et le stimulait sans cesse à l’étude, bien que celui-ci n’en eût nul besoin ; il lui exposait maints sujets à traiter et lui donnait toujours quelque chose à faire. Entre autres, un jour, il lui proposa l’Enlèvement de Déjanire et la Bataille des Centaures et lui en fit connaître la fable dans tous ses détails. Michel-Ange se mit à faire cet ouvrage en marbre et demi-relief. Le résultat lui réussit à ce point que je me souviens de lui avoir entendu dire que, quand il revoit ce groupe, il reconnaît le tort qu’il a fait à la nature de ne pas se donner sans trêve à l’art de la sculpture, en jugeant par cette œuvre combien il en eût pu réussir d’autres. En homme très modeste qu’il était, il ne parlait pas ainsi pour se vanter, mais pour se plaindre vraiment d’avoir été si infortuné que, par la faute d’autrui, il lui fût arrivé parfois d’avoir passé dix et douze ans sans rien faire, comme nous le verrons dans la suite. Cette œuvre se voit encore à Florence, dans la maison des Buonarroti, et les figures en sont grandes de deux palmes à peu près. À peine furent-elles finies, que Laurent le Magnifique passa de vie à trépas. Michel-Ange s’en retourna à la maison de son père ; et cette mort lui fit éprouver une telle douleur que, de longs jours, il ne put rien faire. Revenu à lui, il acheta un gros morceau de marbre, exposé de longues années aux intempéries de la pluie, et il y tailla un Hercule haut de quatre brasses, qui fut ensuite envoyé en France [3].

XI. — Pendant qu’il travaillait à cette statue, une neige épaisse tomba sur Florence. Pierre de Médicis, fils du grand Laurent, qui lui avait succédé, mais non point avec la même grâce, voulut, étant jeune homme, s’amuser à faire au milieu de sa cour une statue de neige. En cette occurrence, il se souvint de Michel-Ange et l’envoya chercher pour faire la statue. Il voulut ensuite qu’il restât chez lui, comme au temps de son père, et il lui offrit la même chambre et le même couvert à sa table, comme auparavant et avec les mêmes habitudes dont on usait du temps du père, c’est-à-dire que quiconque prenait place à table au commencement du service, n’avait à se déranger pour aucune autre personne survenante, quelque importante qu’elle fût.

XII. — Ludovic, père de Michel-Ange, s’étant fait plus ami de son fils et le voyant fréquenter presque toujours de grands personnages, lui donna des vêtements meilleurs et plus honorables. Ainsi le jeune homme resta quelques mois chez Pierre Médicis et en fut bien traité. Ce Pierre avait coutume de vanter deux sujets de sa famille, comme deux personnes rares. C’était Michel-Ange pour la première et, pour la seconde, un estafier espagnol qui, en outre de la beauté de son corps merveilleux, était si adroit et si leste et d’un tel souffle que, lorsque Pierre courait à cheval à toute bride, il n’arrivait pas à la bête de devancer l’homme d’un pied.

XIII. — En ce temps-là, pour complaire au prieur de Santo-Spirito, — église fort en honneur à Florence, — Michel-Ange fit un crucifix de bois un peu moins grand qu’au naturel, qui se voit aujourd’hui encore sur le maître-autel de cette église. Il profita de ses relations avec ce prieur, dont la grande courtoisie lui fit accepter (à l’hôpital de San-Spirito) une chambre et des cadavres. Il y étudiait l’anatomie, et il en éprouvait la plus grande satisfaction qu’il pût souhaiter. Ce fut le début de ses études, qu’il continua jusqu’à ce que la fortune lui sourit ailleurs.

XIV. — Au palais de Pierre, fréquentait un certain courtisan surnommé Cardière. Le duc prenait grand plaisir à l’entendre chanter sur la lyre et improviser merveilleusement. C’était, d’ailleurs, sa profession, et chaque soir, après le dîner, il s’y adonnait. Comme Cardière était ami de Michel-Ange, il lui raconta une fois un songe qu’il venait d’avoir. Laurent de Médicis lui était apparu, vêtu d’un manteau noir et tout déchiré sur son corps nu. Il lui avait donné l’ordre d’aller dire à son fils que bientôt il serait chassé de son palais et n’y retournerait plus. Pierre de Médicis était de nature insolente et frivole. Ni la bonté du cardinal Jean, son frère, ni la courtoisie et l’humanité de son oncle Julien ne purent empêcher que de tels vices n’arrivassent à le faire chasser de Florence. Michel-Ange engagea Cardière à faire part de ce songe à Pierre et à lui signifier l’ordre de Laurent ; mais l’ami, craignant la nature du prince, garda le secret pour lui seul. Un autre matin, comme Michel-Ange était dans la cour du palais, Cardière l’aborda tout épouvanté et dolent et, de nouveau, lui dit que, la nuit précédente, Laurent lui était réapparu dans la même triste tenue qu’avant. Les yeux ouverts, il l’avait vu lui donner un grand soufflet, parce qu’il n’avait pas rapporté à Pierre ce qu’il avait vu. » Alors Michel-Ange le réprimanda et tant lui en dit que Cardière, prenant courage, partit sitôt à pied pour Careggi, villa de la maison des Médicis, à trois milles environ de Florence. Quand il fut à mi-chemin, il rencontra Pierre qui retournait au palais et, l’arrêtant, il lui fit part de ce qu’il avait vu et entendu. Pierre s’en moqua et, appelant ses estafiers, il en fit mille risées. Le chancelier lui-même, qui fut plus tard le cardinal de Bibbiena, dit à Cardière : « Tu es un fou. À qui crois-tu que Laurent veuille plus de bien, à son fils ou à toi ? Si c’est à son fils, n’aurait-il pas plutôt apparu, s’il est possible, à lui qu’à toute autre personne ? » Ainsi raillé, on le laissa aller. De retour au palais et faisant part de sa plainte à Michel-Ange, il lui en parla si impressionnément que celui-ci, tenant la chose pour certaine, à deux jours de là et avec deux compagnons de route, quitta Florence et s’en alla à Bologne, pour gagner de là Venise, craignant de n’être plus en sûreté dans Florence, si ce que Cardière prédisait allait se réaliser.

XV. — Quelques jours plus tard, manquant d’argent (car il payait pour ses compagnons de route), il songea à s’en retourner à Florence. Arrivé à Bologne, le fait suivant leur arriva. Dans ce duché, au temps de messer Jean Bentivolio, une loi était en vigueur en vertu de laquelle tout étranger qui entrait à Bologne était marqué du sceau à la cire rouge, sur l’ongle du gros doigt. Aussi bien, Michel-Ange ayant pénétré dans la ville et s’étant soustrait sans le savoir à la marque du sceau, fut emmené avec ses compagnons à l’office des Bullette et condamné à payer cinquante livres en monnaie bolonaise. Comme il n’avait pas le moyen de s’acquitter et qu’il restait prisonnier à l’office, un messer Gian-Francesco Aldovrandi, gentilhomme bolonais, qui était alors un des Seize, voyant là Michel-Ange et entendant son cas, le fit libérer, surtout lorsqu’il eut appris qu’il était sculpteur. Il l’invita dans sa maison. Michel-Ange le remercia, prenant excuse de ses deux compagnons qu’il ne voulait pas quitter, encore qu’il n’aurait pas voulu abuser de l’hospitalité offerte. À quoi le gentilhomme répondit : « À ce compte, j’irai aussi avec toi faire le tour du monde, si tu en veux payer les frais. » Ces paroles persuadèrent Michel-Ange, qui s’excusa auprès de ses compagnons ; et après leur avoir donné le peu d’argent qui lui restait en poche, il s’en vint loger chez le gentilhomme.

XVI. — Sur ces entrefaites, la maison des Médicis, chassée de Florence avec tous ses partisans, s’en vint à Bologne et se logea chez les Rossi. Ainsi la vision de Cardière (soit communication diabolique, soit prédiction divine ou résultante d’une imagination forte) se trouva vérifiée. Cette chose,

3. Michel-Ange. Musée Buonarroti.
croquis à la plume pour une madone et son fils

vraiment étonnante et digne d’être écrite, je l’ai contée telle que me l’a apprise Michel-Ange lui-même. Trois années environ avaient couru, depuis la mort de Laurent le Magnifique jusqu’à l’exil de ses enfants. Michel-Ange pouvait bien avoir vingt ou vingt et un ans. Pour éviter les premiers tumultes populaires jusqu’à ce que la ville de Florence reprît quelque forme meilleure, il séjourna à Bologne avec le gentilhomme déjà nommé, qui se plaisait à son talent et l’honorait beaucoup. Chaque soir, son hôte lui faisait lire quelques pages de Dante ou de Pétrarque, jusqu’à ce que le sommeil le prît.

XVII. — Un jour, en le promenant par Bologne, l’hôte le conduisit voir le tombeau de saint Dominique dans l’église dédiée à ce saint. Il lui fit remarquer qu’il y manquait deux figures de marbre, un saint Pétrone et un ange à genoux, portant un chandelier, et il lui demanda s’il se sentait de force à les sculpter. Michel-Ange ayant répondu oui, son hôte s’employa à lui en faire donner la commande au prix de trente ducats, soit dix-huit pour le saint Pétrone, et pour l’ange douze. Les figures avaient trois palmes de haut, et elles peuvent se voir, encore aujourd’hui, sur ce même tombeau. Dans la suite, Michel-Ange ayant le soupçon d’un sculpteur bolonais qui se plaignait de s’être vu enlever ces statues commandées à lui et qui le menaçait de lui faire une mauvaise affaire, aima mieux s’en retourner à Florence. Les affaires politiques s’y étaient, d’ailleurs, calmées, et il pouvait revenir vivre en sûreté dans sa maison. Il était resté auprès de messer Gian-Francesco Aldobrandi un peu plus d’une année.

XVIII. — Ainsi rapatrié, Michel-Ange se mit à faire en marbre un dieu de l’Amour, de six à sept ans, étendu comme s’il dormait. En le voyant, Laurent de Pier Francesco des Médicis (pour qui, entre temps, Michel-Ange avait fait un petit Saint Jean) jugea cette nouvelle œuvre très belle et dit à l’artiste : « Si tu l’accommodais de manière à ce qu’elle paraisse avoir été trouvée sous terre, à ta place, je l’enverrais à Rome ; elle y passerait pour antique, et tu la vendrais bien mieux. » Michel-Ange, ayant entendu cela, fit aussitôt subir à sa statue une préparation, comme pouvait le savoir faire celui à qui rien d’ingénieux n’était caché ; si bien qu’elle paraissait avoir été faite bien des années auparavant. Ainsi envoyé à Rome, ce marbre fut acheté, comme antique, deux cents ducats par le cardinal de Saint-Georges. Mais l’intermédiaire qui avait reçu cet argent écrivit à Florence qu’il fût versé à Michel-Ange trente ducats, ce Cupidon n’en ayant pas obtenu davantage. Ainsi il trompait à la fois Laurent de Pier Francesco et Michel-Ange. Sur ces entrefaites, la nouvelle que cet Amour avait été fait à Florence étant parvenue à l’oreille du cardinal, celui-ci, indigné d’avoir été leurré, envoya là-bas un de ses gentilshommes qui feindrait de chercher un sculpteur pour faire un certain ouvrage à Rome. D’un atelier à l’autre, l’envoyé arriva à la maison de Michel-Ange. Voyant le jeune homme et voulant s’éclairer précautionnément sur ce qu’il désirait savoir, il le pria de lui montrer quelques-uns de ses ouvrages. Michel-Ange, n’en ayant pas à l’atelier, prit une plume (car en ce temps-là le crayon n’était pas en usage), et il dessina une main avec une telle maîtrise que le visiteur en resta stupéfait. Celui-ci lui demanda s’il avait déjà fait œuvre de sculpture. Michel-Ange répondit oui et, entre autres, un Cupidon de telle mesure et en telle pose. Le gentilhomme avait appris ce qu’il voulait savoir. Il lui raconta com la chose s’était passée et lui promit, s’il voulait venir à Rome avec lui, de lui faire rembourser la différence et de l’accorder avec son maître, à qui, il en était certain, il serait agréable. Michel-Ange, autant par dépit d’avoir été trompé que pour le plaisir de voir Rome tant louée par ce gentilhomme, comme le plus large champ de l’art où chacun pouvait montrer sa valeur, se décida à partir avec lui. Il alla loger dans la maison du gentilhomme, voisine du palais du cardinal. Quand celui-ci fut avisé par lettres comment la chose s’était passée, il fit arrêter l’homme qui lui avait vendu la statue pour un antique et il la lui rendit contre débours de son argent. Cette œuvre étant tombée, je ne sais comment, entre les mains du duc de Valentinois, fut donnée à la marquise de Mantoue et, par celle-ci, envoyée à Mantoue, où elle se trouve dans la maison de ces seigneurs. En cette affaire, le cardinal de Saint-Georges fut blâmé par quelques-uns : parce que si cette œuvre, vue à Rome par tous les gens du métier, avait été également jugée par tous comme très belle, il ne semblait pas qu’elle dût tirer tant d’offense d’être une œuvre moderne, et qu’au prix de deux cents écus un homme aussi riche que ce cardinal eût dû accepter de s’en priver. S’il lui déplaisait tant d’avoir été trompé, il pouvait faire débourser le surplus du payement au négociateur de la vente, qu’il avait déjà fait arrêter, à domicile. Somme toute, personne n’en pâtit plus que Michel-Ange, qui n’en tira pas un denier de plus que ceux qu’il en avait reçus à Florence. Quant à l’intelligence et au dilettantisme du cardinal de Saint-Georges pour les statues, la preuve en est assez manifestée par ce fait que, tout le temps que Michel-Ange resta auprès de lui, — c’est-à-dire environ un an, — l’artiste en attendit une commande, et n’en reçut jamais la plus petite.

XIX. — Il s’en trouva cependant qui, connaissant cette bonne occasion, voulurent en profiter. Ainsi messire Jacopo Galli, gentilhomme romain et de belle intelligence, lui fit faire pour sa maison un Bacchus en marbre de dix palmes, dont la conception et les lignes répondent tout à fait à l’intention des écrivains antiques. La face en est joyeuse, les yeux en sont révulsés et lascifs, comme on en voit chez ceux qui sont épris follement de l’amour du vin. Dans sa main droite il tient une coupe, à la manière de qui veut boire, et il se mire dans elle comme qui prend plaisir à cette liqueur dont ce dieu a été l’inventeur ; et, pour s’en faire gloire, il ceint sa tête d’une guirlande de pampres. De son bras gauche tombe une peau de tigre, animal dédié à cette divinité, parce que, de tous, il se délecte le plus de raisin ; et l’artiste a fait plutôt la peau que l’animal, pour signifier qu’à se laisser tant attirer par les sens et par l’appétit de ce fruit et de sa liqueur, il y laisse finalement la vie. La main de ce bras tient une grappe, et un petit satyre l’imite, à ses pieds, qui s’en régale allègre et léger, et qui paraît avoir sept ans, comme ce Bacchus peut en avoir dix-huit. Messire Jacopo voulut aussi que Michel-Ange lui fît un Cupidon. L’une et l’autre de ces œuvres se voient, aujourd’hui, dans la maison de messer Juliano et messer Paolo Galli, gentilshommes de cour et de bien, avec lesquels Michel-Ange a toujours gardé une stricte amitié.

XX. — Peu après, sur la demande du cardinal de Saint-Denis, appelé le cardinal Rovano[4], d’un bloc de marbre il fit sortir cette merveilleuse statue de Notre-Dame qui est aujourd’hui (à Saint-Pierre) dans la chapelle de la Madone de la Fièvre. Précédemment et d’abord, elle avait été placée dans la chapelle de Sainte-Pétronille, qui appartient au roi de France et qui avoisine la sacristie de Saint-Pierre. Selon quelques-uns, cette partie de la basilique avait été un temple de Mars ; elle fut abattue par Bramante, par respect pour le dessin de la nouvelle église. Cette Madone est assise sur le roc où fut plantée la croix. Elle tient son Fils mort sur ses genoux, avec une si rare beauté qu’il n’est personne qui la voie sans être ému de pitié dans son âme. Image vraiment digne de cette humanité qui convenait au Fils de Dieu et à une telle mère ! Il ne se trouve pas moins des esprits critiques qui reprochent à cette mère de paraître trop jeune, en comparaison de son fils. Comme j’en raisonnais, un jour, avec Michel-Ange : « Ne sais-tu pas, me répondit-il, que les femmes chastes se conservent plus fraîches que les autres ? Combien, à plus forte raison, dut rester jeune une Vierge dont le visage ne fut jamais altéré par le moindre désir lascif qui fatiguât ce corps ! Je veux même dire plus. Il est à croire que la volonté divine favorisa cette fleur et cette fraîcheur de jeunesse, afin de mieux prouver au monde la virginité et l’éternelle pureté de sa Mère. Cet aspect de jeunesse n’était pas nécessaire pour le Fils ; il lui eût été plutôt contraire, parce qu’ayant dû prendre un corps d’homme et subir toutes les misères humaines, excepté le péché, il ne fallait pas que l’humanité fût, en lui, effacée par la Divinité ; mais il devait la laisser en son cours et son ordre de choses, de façon que le temps imprimât sur elle les traces de son stigmate. Ne sois donc pas surpris si, par ces considérations, j’ai représenté la Vierge très sainte, mère de Dieu, plus jeune qu’il ne convient ordinairement à cet âge, tandis que j’ai laissé au Christ toutes les marques du sien. » Considération digne d’un théologien accompli, et merveilleuse peut-être chez un autre, excepté chez Michel-Ange. Dieu n’avait-il pas formé sa nature non seulement pour opérer des œuvres uniques avec sa main puissante ; mais son esprit aussi n’était-il pas digne des plus divines conceptions dont on peut avoir les preuves non seulement en cette argumentation, mais en tant d’autres dont ses écrits font foi ? Quand Michel-Ange fit cette œuvre, il pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans. À cet effort, il acquit grand renom et réputation. Le monde retenait déjà que ce maître dépassait de beaucoup, non seulement tous les autres de son temps, mais encore ceux des âges qui l’avaient précédé, et qu’il rivalisait même avec les Antiques.

XXI. — Après ces travaux, il fut obligé de retourner à Florence pour ses affaires domestiques. Comme il y séjourna assez longtemps, il y rit la statue qui se trouve placée jusqu’à présent devant le palais de la Signoria à l’extrémité de la Tribune. Cette statue, communément appelée Le Géant [5], fut faite comme il suit. La Confrérie ouvrière de Sainte-Marie des Fleurs possédait un bloc de marbre, mesurant neuf brasses de hauteur. Il avait été porté de Carrare, cent ans auparavant, par un artiste peu habile en son métier, s’il le fallait juger sur cette œuvre. Pour le pouvoir conduire plus commodément et avec moins de fatigue, il l’avait ébauché dans la carrière elle-même, mais de telle manière que ce marbre n’inspira jamais ni à cet artiste ni à un autre le goût d’en extraire une statue, je ne dis pas de cette grandeur, mais pas même de dimension moindre. Ce bloc de marbre ne pouvant donc servir à rien de bon, un certain Andréa du Mont-San-Savino crut pouvoir l’obtenir de la Confrérie. Il demanda qu’on lui en fît présent et promit qu’en y ajoutant des morceaux il en tirerait un sujet. Les confrères envoyèrent chercher Michel-Ange et lui racontèrent le désir d’Andréa et ses bonnes intentions. Michel-Ange leur ayant répondu qu’on pouvait tirer de ce bloc une bonne chose, ils le lui offrirent. L’ayant donc accepté et sans y ajouter aucun morceau, il en fit la statue déjà nommée. Il la travailla si habilement à fleur de marbre qu’on peut voir encore, au sommet de la tête et à la base du marbre, son enveloppe primitive. Il fit semblablement en d’autres ouvrages, par exemple au tombeau du pape Jules II et à la statue qui représente la Vie Contemplative. Cette manière est celle des maitres supérieurs en leur art ; et elle parut plus merveilleuse encore en cette statue, à laquelle non seulement l’artiste n’ajouta pas des morceaux, mais encore où, comme il avait coutume de le dire, il était impossible ou tout au moins très difficile de corriger les défauts de la première ébauche. Michel-Ange reçut pour cette œuvre quatre cents ducats, et il l’exécuta en dix-huit mois.

XXII. — Pour ne point perdre l’habitude de son art et continuer à s’y faire la main, après le Géant commandé par Pierre Soderini, son grand ami, il coula en bronze une statue de grandeur naturelle qui fut envoyée en France, et semblablement un David foulant aux pieds Goliath [6]. Celui qu’on voit au milieu de la cour du palais de la Signoria est une œuvre de Donatello. Cet artiste d’art excellent était beaucoup loué par Michel-Ange, excepté sur un point, le polissage de ses œuvres, que Michel-Ange n’avait pas la patience de pratiquer sur les siennes ; de sorte que, vues de loin, elles apparaissaient admirables, et, de près, perdaient de leur réputation. Il coula aussi en bronze une Madone avec son petit enfant sur les genoux : elle lui fut payée cent ducats par des marchands flamands de la maison Moscheroni de très noble famille, et ainsi cet ouvrage partit pour les Flandres. Pour ne pas abandonner tout à fait la peinture, il fit pour messer AgnolBoni, citoyen de Florence, une Notre-Dame sur panneau rond, qui lui fut payée soixante ducats.

XXIII. — Il passa quelque temps à ne plus faire aucune autre œuvre de sculpture, et, se donnant à la lecture des poètes et des orateurs en langue vulgaire, il écrivit des sonnets à son caprice. Quand le pape Alexandre VI fut mort, le pape Jules II l’appela à Rome et lui envoya à Florence, pour son viatique, cent ducats. À cette époque, Michel-Ange pouvait avoir vingt-neuf ans ; et nous trouvons ces années comprises entre la date de sa naissance, qui arriva, comme j’ai déjà dit, en 1474, et celle de la mort d’Alexandre VI, qui eut lieu en 1503.

4. Michel-Ange. Musée du Louvre.
études pour la statue du « david » de florence

XXIV. — Il vint donc à Rome, et plusieurs mois se passèrent avant que Jules II se résolût à l’employer à son service. Finalement, l’idée vint à ce pape de commander son tombeau. Ayant vu le dessin qu’en avait fait Michel-Ange, il lui plut tellement qu’il envoya aussitôt l’artiste à Carrare pour en extraire la quantité des marbres nécessaires à une telle entreprise, et, à cet effet, il lui fit payer mille ducats à Florence, par Alamanno Salviati. Il resta plus de huit mois dans ces montagnes, avec deux serviteurs et une équipe de chevaux, sans autres provisions que celles du vivre. En regardant, un jour, le paysage du haut d’un mont au-dessus de la mer, l’idée lui vint de faire un colosse que les navigateurs pourraient voir de la pleine mer. Il y était surtout stimulé par la commodité de ce massif, qu’il pourrait fouiller à son aise. Il y était aussi poussé par les Antiques qui, pour produire peut-être le même effet que Michel-Ange, ou pour fuir l’oisiveté dans la montagne, ou pour toute autre raison, ont laissé certains souvenirs imparfaitement ébauchés qui donnent un bon exemple de leur manière. Et, certes, il aurait réalise ce projet si le temps ou l’entreprise à laquelle il vaquait le lui avaient permis ; et je l’ai entendu, un jour, le regretter amèrement. Quand il eut fini l’extraction et le choix des marbres qui lui paraissaient suffisants et qu’il les eut conduits au port, il laissa là un homme qui veillerait au chargement et s’en revint à Rome. S’étant arrêté quelques jours à Florence, quand il arriva à Rome il y trouva une partie des marbres à quai. Il les fit débarquer et transporter sur la place de Saint-Pierre, derrière Sainte-Catherine, où il avait sa demeure placée après le Corridor d’Alexandre VI. Grande était la quantité des marbres : étendus sur la place, ils faisaient l’admiration des gens et la joie du pape. Celui-ci favorisait Michel-Ange à ce point inusité que, l’artiste ayant commencé son ouvrage, le pape maintes fois l’alla trouver dans sa maison, s’entretenant avec lui, comme avec un frère, de son tombeau et d’autres choses. Pour s’y rendre plus commodément, il avait fait jeter, du corridor à la maison de Michel-Ange, un pont roulant par où passait secrètement le pape.

XXV. — Ces faveurs signalées furent cause (comme il arrive bien souvent dans les cours) d’envies excitées contre Michel-Ange, et, après l’envie, de persécutions infinies. Aussi l’architecte Bramante, qui était aimé du pape, lui fit changer d’avis en lui disant ce que dit ordinairement le vulgaire, que c’est de mauvais augure pour la vie de préparer son tombeau. Il ajoutait bien d’autres rapports prouvant ainsi, outre sa jalousie, la crainte qu’il avait du jugement de Michel-Ange, qui ne craignait pas, non plus, de découvrir les erreurs de l’architecte. On sait que Bramante, qui se donnait à toute sortes de plaisirs, dépensait largement. Les provisions que lui faisait le pape, pour si abondantes qu’elles fussent, ne lui suffisaient pas. Il cherchait d’aller vite à l’ouvrage et maçonnait les murs avec de mauvais matériaux qui promettaient peu de stabilité et de sécurité à la grandeur démesurée de la bâtisse. C’est ce que chacun peut voir manifestement dans les constructions de Saint-Pierre au Vatican, au corridor du Belvédère, au couvent de Saint-Pierre-aux-Liens et en d’autres constructions par lui faites. Chacune d’elles a nécessité la réfection des fondements et l’apport d’étais, de contreforts et de barbacanes, pour en arrêter la chute qui serait, à court terme, arrivée. Ne doutant pas que Michel-Ange connût ces erreurs, Bramante chercha toujours à le faire partir de Rome, tout au moins à le priver de la faveur du pape et de la gloire et du profit que son industrie lui eût pu acquérir. Ainsi en arriva-t-il de ce tombeau. S’il avait été fait selon le premier plan, il n’est pas douteux que grâce à l’art de Michel-Ange (soit dit sans jalousie aucune), il eût surpassé la renommée de l’artiste jusqu’alors le plus célèbre ; car ce maître nouveau y eût trouvé un champ assez large pour montrer sa valeur. C’est ce qu’il voulait démontrer par ce qu’il en avait déjà fait et par ces deux Esclaves qu’il avait déjà sculptés et qui prouvent à quiconque les voit qu’aucun artiste n’a jamais fait chose plus digne [7].

XXVI. — Pour donner une idée de cette œuvre, je dirai brièvement que le tombeau devait avoir quatre faces. Les deux principales mesureraient dix-huit brasses et formeraient les flancs, et les deux autres seraient de douze brasses chacune : en sorte que l’ensemble formerait un carré et demi. À l’entour extérieur s’ouvriraient des niches où entreraient des statues, et, entre les niches, se pratiqueraient des intervalles où surgiraient de terre d’autres statues fixées, comme ces Esclaves ; elles représenteraient les arts libéraux, de même que la peinture, la sculpture et l’architecture, chacun avec ses attributs qui suffiraient à les faire reconnaître. L’ensemble devait montrer que, avec la mort du pape Jules, toutes les Vertus se trouvaient prisonnières au tombeau d’un pontife dont elles ne retrouveraient jamais le semblable pour les nourrir et les favoriser, comme il fit. Au-dessus, courrait une corniche reliant toute l’œuvre, au pied de laquelle figureraient quatre grandes statues dont l’une, le Moïse, se voit à Saint-Pierre-aux-Liens, — et nous en parlerons à son heure. Ainsi s’élevant, le tombeau finirait par une plate-forme où l’on verrait deux anges soutenant une arche. L’un d’eux esquisserait un sourire, comme s’il exprimait sa joie que l’âme du pape fût reçue parmi les Esprits bienheureux ; l’autre, au contraire, pleurerait comme s’il se plaignît que le monde fût privé d’un tel homme. Par une des cimes, — c’est-à-dire par celle de la bande supérieure, — on entrerait dans le tombeau, formé d’une petite chambre en guise de petit temple, au milieu de laquelle serait placé un sarcophage de marbre où serait renfermé le corps du pape. Chaque partie du monument eût été travaillée avec un art merveilleux. Enfin, dans toute cette œuvre, auraient figuré plus de quarante statues, — non compris les épisodes ciselés sur bronze en demi-relief, — toutes se rapportant au sujet principal et, comme on l’aurait vu, aux actes d’un tel pontificat.

XXVII. — Ayant vu ce dessin, le pape envoya Michel-Ange à Saint-Pierre pour voir où pourrait se placer commodément ce tombeau. La forme de l’église était, alors, celle d’une croix au chevet de laquelle le pape Nicolas V avait commencé à bâtir de nouveau la tribune ; et les fondations, quand il mourut, en étaient sorties de terre à la hauteur de trois brasses. Cet emplacement parut à Michel-Ange le meilleur. De retour chez le pape, il lui exposa son sentiment en ajoutant que, si Sa Sainteté le partageait aussi, il conviendrait de pousser la construction jusqu’au faîte et de la recouvrir. Le pape lui demanda : « Quel argent faudrait-il ? » Michel-Ange répondit : « Cent mille cens. — Va pour deux cent mille ! » dit Jules. Et la volonté ayant pris le pape de refaire l’église tout entière, il manda sur les lieux l’architecte San-Gallo et Bramante. De tous les plans proposés celui de Bramante fut accepté, comme le plus beau et le mieux entendu. Ainsi Michel-Ange fut cause : 1° que la partie de la construction déjà commencée s’achevât (et elle serait encore à faire, si l’incident cité n’eût pas eu lieu ; 2° que le désir vint au pape de renouveler le reste de la basilique sur un nouveau plan plus beau et plus magnifique.

XXVIII. — Mais revenons à notre histoire. Michel-Ange se rendit compte du changement de volonté du pape par l’incident qui va suivre. Le pontife lui avait confié que, lorsqu’il aurait besoin d’argent, il ne devrait s’adresser à d’autre qu’à lui-même pour n’avoir pas à tourner ici et là. Or, un jour, arrivèrent à quai les marbres qui étaient restés à Carrare. Michel-Ange, les ayant fait débarquer et porter à Saint-Pierre et voulant paver aux bateliers le transport et le déchargement, vint demander au pape de l’argent ; mais il trouva l’entrée plus difficile et le pape occupé. C’est pourquoi, de retour chez lui, pour ne pas donner d’ennui à ces pauvres gens qui avaient à recevoir leur dû, il les paya tous de ses deniers, pensant bien qu’il pourrait retirer commodément chez le pape cet argent avancé. Revenu un autre matin, Michel-Ange s’était avancé jusqu’à l’antichambre pour avoir audience, quand un palefrenier l’arrêta en disant :« Pardonne-moi, mais j’ai ordre de ne pas vous laisser entrer. » Ceci fut dit en présence d’un évêque qui, entendant les paroles du palefrenier, le releva en disant : « Tu ne sais donc pas quel est cet homme ? — Je le sais très bien, répondit le palefrenier, mais je dois faire ce que mes maîtres m’ont ordonné, sans chercher davantage. » Michel-Ange, devant qui jusqu’alors n’était jamais resté baissée une portière ni fermé un verrou, se voyant ainsi éconduit et mis en dédain en un tel cas, répondit au valet : « Et vous dire au pape que si dorénavant il me veut, il aura à me chercher ailleurs. » Là-dessus, s’en retournant chez lui, il ordonna à ses deux serviteurs d’avoir à vendre tout le mobilier de sa maison et, l’argent réalisé, d’avoir à le suivre à Florence. Il monta aussitôt en poste, et à deux heures de nuit arriva à Poggibonsi, château placé sur le territoire de Florence et distant de cette ville d’à peu près dix-huit ou vingt milles. Etant là en lieu sûr, il se reposa.

XXIX. — Peu de temps après, arrivèrent cinq courriers de Jules auxquels le pape avait donné mission de lui ramener Michel-Ange, en quelque lieu qu’ils le trouvassent. Mais, l’ayant rencontré sur un territoire où il ne pouvait lui être fait violence, ils menacèrent Michel-Ange, s’ils ne réussissaient pas autrement, de le faire assassiner. Ils finirent par des prières et, celles-ci ne leur servant pas davantage, ils obtinrent du fugitif qu’il répondit au moins à la lettre du pape qu’ils lui avaient présentée, et qu’il mentionnât particulièrement sur sa réponse qu’ils ne l’avaient rejoint que sur le territoire de Florence, pour que le pape entendît bien qu’ils ne l’avaient pu ramener de là, contre sa volonté. La lettre du pape disait que, vu la présente, Michel-Ange retourne sur-le-champ à Rome, sous peine de la disgrâce papale. Michel-Ange répondit brièvement qu’il n’y retournerait jamais plus ; que, pour son bon et fidèle attachement, il n’avait pas mérité en échange d’être chassé comme un mauvais homme de la présence du pape ; et qu’enfin, Sa Sainteté ne voulant plus donner suite au projet de son tombeau, il s’en trouvait dégagé et ne voulait pas contracter d’engagement nouveau. Ayant daté sa lettre, il congédia les courriers et s’en vint à Florence, où, pendant les trois mois qu’il y resta, la Signoria reçut trois Brefs pleins de menaces pour que Michel-Ange revint, de gré ou de force.

XXX. — Pier Soderini était alors gonfalonnier à vie. Comme, avant ces événements, il avait, malgré lui, laissé partir Michel-Ange pour Rome, il projeta de profiter de son retour pour lui faire peindre la salle du Conseil. Au premier Bref, il n’obligea pas Michel-Ange à s’en revenir, espérant que la colère du pape passerait ; mais, à la réception du second et du troisième, ayant fait appeler Michel-Ange, il lui dit : « Tu as fait avec le pape un essai que n’aurait pas osé un roi de France. Mais tu n’as plus à te faire prier. Nous ne voulons pas, pour toi, faire avec lui la guerre et mettre l’État en péril. Dispose-toi donc à retourner là-bas. » Alors Michel-Ange, se voyant contraint et craignant la colère du pape, pensa de s’en aller au Levant. La principale raison en était qu’il avait été sollicité par le Grand Turc, avec de grandes promesses dont certains Frères de Saint-François avaient été les intermédiaires, d’aller faire là-bas un pont qui relierait Constantinople à Pera, et d’y essayer encore d’autres entreprises. En apprenant cela, le gonfalonnier envoya chercher Michel-Ange et le détourna d’un tel projet en disant qu’il lui vaudrait mieux d’aller mourir chez le pape, que d’aller vivre chez le Turc ; que néanmoins il n’avait pas à craindre cela, parce que le pape était bon et qu’il le réclamait pour lui faire, non du mal, mais du bien ; et que, s’il avait quelque crainte, la Signoria l’enverrait avec le titre d’ambassadeur ; car il n’est pas admis qu’il soit fait le moindre mal aux personnes publiquement chargées d’un message. Sur ces paroles et d’autres encore, Michel-Ange se résolut au retour.

XXXI. — Pendant ce séjour qu’il fit à Florence, deux choses arrivèrent. La première fut l’exécution de ce merveilleux carton commencé pour la salle du Conseil, où Michel-Ange représenta la Guerre de Pise et les divers épisodes qui s’y déroulèrent. Ce carton des plus artistiques fut connu par tous ceux qui ont depuis tenu un pinceau. Je ne sais quel mauvais sort [8] lui arriva dans la salle où Michel-Ange l’avait laissé, et qui s’appelle la salle du Pape, à Santa-Maria-Novella de Florence. On en voit pourtant quelque part un morceau conservé avec le plus grand soin et comme une chose sacrée. Le second incident fut la prise de Bologne et le départ du pape Jules pour cette ville, dont la reddition l’avait comblé de joie. Ce fait rendit courage à Michel-Ange, qui résolut d’aller rejoindre le pape avec plus d’espoir.

XXXII. — Arrivé donc, un matin, à Bologne et étant allé à San-Petronio pour entendre la messe, il fut reconnu par les palefreniers du pape, qui le menèrent à leur maître au moment où celui-ci allait se mettre à table, au palais des Seize. Quand Jules II vit apparaître Michel-Ange, il lui dit, d’un

5. Michel-Ange. Musée du Louvre.
étude pour une vierge et l’enfant jésus

visage courroucé : « Tu avais à venir vers nous, et tu as attendu que nous allions vers toi ! » voulant dire par là qu’étant venu à Bologne, ville plus rapprochée de Florence que ne l’était Rome, c’était Jules II qui s’était dérangé. Michel-Ange, se mettant à genoux, demanda pardon à haute voix et s’excusa en disant qu’il n’avait pas péché par méchanceté, mais par indignation d’avoir été chassé comme il l’avait été. Le pape restait la tête courbée, sans rien répondre et tout troublé d’aspect. Alors le cardinal Soderini, comme pour excuser et recommander Michel-Ange, osa s’interposer et dire : « Que Votre Sainteté ne regarde pas à la faute ; car, s’il a erré, c’était par ignorance. Les peintres, en dehors de leur art, sont tous les mêmes. » À ces mots, le pape, indigné, de répondre : « Tu lui dis là une vilenie que nous ne lui disons pas. L’ignorant et le malheureux, c’est toi et non lui. Va-t’en : que je ne te voie plus devant moi, pour ton malheur. » Et comme le cardinal ne partait pas encore, il fut, au dire coutumier de Michel-Ange, jeté dehors par les serviteurs du pape, et à coups de bâton affolants. Ainsi le pape, ayant déchargé sa colère sur l’évêque, appela Michel-Ange plus près de lui, lui pardonna et lui commit de ne pas quitter Bologne avant d’avoir reçu de lui une autre commande. Il n’attendit guère pour l’envoyer chercher, et il lui dit qu’il voulait en être portraicturé en une grande statue de bronze qu’il ferait placer au frontispice de l’église de Saint-Pétrone. À cet effet, ayant fait déposer mille ducats à la banque de messer Antonmaria de Legnano, il s’en revint à Rome. Il est vrai qu’avant le départ du pape, Michel-Ange l’avait modelé en terre. Ne sachant quel mouvement prêter à la main gauche, quand la main droite faisait semblant de donner la bénédiction, il profita d’une visite du pape, venu pour voir la statue, et il lui demanda s’il ne lui plairait pas de tenir un livre : « Quel livre ? répondit Jules. Une épée, plutôt. Car, de lettres, je n’en sais point. » Et plaisantant sur la main droite au mouvement vivace, il dit en souriant à Michel-Ange : « Cette statue-là donne-t-elle la bénédiction ou la malédiction ? » À quoi Michel-Ange répondit : « Saint-Père, elle menace ce peuple, s’il n’est pas sage. » Comme je l’ai déjà dit, le pape Jules s’en revint à Rome, et Michel-Ange resta à Bologne. Il y passa seize mois à préparer la statue et à la placer à l’endroit désigné par le pape lui-même. Dans la suite les Bentivolio ayant réintégré Bologne, le peuple en fureur jeta à terre cette statue [9]. Sa grandeur dépassait de trois mesures la taille naturelle.

XXXIII. — Cette œuvre étant finie, Michel-Ange s’en vint à Rome, où le pape Jules voulait l’utiliser. Comme celui-ci persistait dans sa pensée de ne pas donner suite au tombeau, il se laissa mettre en tête par Bramante et par les autres rivaux de Michel-Ange de lui donner à peindre la voûte de la chapelle de Sixte IV, qui est dans le palais (du Vatican), avec l’espoir que l’artiste y ferait miracle. À cet office, Bramante n’employait que malice pour détourner le pape de la sculpture. Il tenait pour certain, ou que Michel-Ange, en refusant cette commande, courroucerait le pape, ou qu’en l’acceptant il y réussirait moins bien que Raphaël d’Urbin, à qui, par haine de Michel-Ange, on accordait toutes les faveurs. N’estimait-on point que l’art principal de ce maître était la statuaire ? Et vraiment c’était bien elle. Michel-Ange qui n’avait pas encore essayé la peinture et qui savait qu’il était difficile de peindre pour la première fois, fit tous ses efforts pour en être déchargé. Il proposa Raphaël, en prétextant que ce n’était point là son métier et qu’il n’y réussirait point, et tant il insista sur ce refus que le pape en prit comme de la colère. Devant l’obstination de Jules, Michel-Ange se mit donc à cette œuvre dans le palais du pape, pour l’admiration et l’étonnement du monde entier. Cette chapelle valut à l’artiste une telle réputation, qu’elle le mit désormais hors de toute atteinte de l’envie. Nous en donnerons une description brève.

XXXIV. — La forme de la voûte est, comme on l’appelle communément, à botte (en arceau). À la base de la voussure s’ouvrent des fenêtres cintrées ; on en compte six en longueur et deux en largeur. Tout l’ensemble mesure deux carrés et demi. À cette voûte, Michel-Ange a peint principalement la Création du Monde ; mais il y a compris ensuite presque tout l’Ancien Testament. Il a divisé cette œuvre de la sorte. En commençant par les piédouches où les cintres des fenêtres ont leur base et s’élèvent jusqu’à un tiers de la voûte, il a peint une muraille plane. De là, il a élevé des pilastres et des plinthes simulant le marbre, qui font saillie sur le plan en guise de balustres, avec consoles et autres petits piliers entre lesquels siègent Prophètes et Sibylles. Les premiers pilastres, saillant des arceaux des fenêtres, portent à mi-hauteur les piédouches, en laissant toutefois le plus grand espace de l’arceau des fenêtres, qui n’est pas celui où les fenêtres elles-mêmes s’ajourent. Sur ces plinthes sont dissimulés des petits génies nus à divers gestes qui, en guise de Thermes, régissent chacun une corniche qui borde tout en longueur l’œuvre principale et laisse ainsi, au milieu de la voûte, de cap à fond, comme un ciel ouvert. Cette ouverture se divise en neuf parties ; de la corniche montée sur pilastres s’enlèvent d’autres arcs et corniches qui, passant par la dernière hauteur de la voûte, vont rejoindre la corniche de la partie opposée et laissent ainsi entre les arcs neuf vides, un grand et un petit. Dans chaque petit sont deux listels feignant le marbre, qui traversent le vide et sont faits de telle manière qu’ils laissent au milieu deux parties où sont placés les médaillons, comme nous le dirons plus loin. Michel-Ange a simulé cette architecture pour éviter l’ennui qui nait de la similitude. En tête de la chapelle, dans le premier vide, qui est un des moindres, on voit dans l’air le Dieu tout-puissant qui, d’un mouvement des bras, sépare la lumière d’avec les ténèbres. Dans le second, il crée les deux plus grands luminaires, et il est représenté les bras tout étendus et, de la droite désignant le soleil, et de la gauche, la lune. En sa compagnie volent des anges dont l’un, placé à sa gauche, se cache le visage et s’abrite contre son Créateur, comme pour se défendre de la nocuité de la lune. Dans ce même carré, vers la gauche, le même Dieu s’est retourné pour créer sur la terre les herbes et les plantes ; et il le fait avec une telle habileté d’art que, de quelque côté que vous soyez et que vous le regardiez, il vous montre tout le dos jusqu’à la plante des pieds : chose vraiment belle et qui démontre la puissance du raccourci. Dans le troisième vide, apparaît le grand Dieu semblablement porté dans l’air par ses anges ; il regarde les eaux et leur commande de produire toutes les espèces d’animaux que cet élément nourrit, de la même manière qu’il avait commandé à la terre dans le second sujet. Au quatrième, figure la création de l’homme, où Dieu, un bras et une main tendus, semble donner à Adam ses ordres et ses défenses ; tandis que, de l’autre bras, il recueille ses anges. Dans le cinquième, d’une côte d’Adam le Créateur fait naître la femme, qui, s’avançant les mains jointes étendues vers Dieu, s’incline avec un doux sourire et semble remercier celui qui la bénit. Au sixième, on voit le démon en forme humaine depuis le milieu de son corps ; l’autre partie est celle d’un serpent, et les jambes transformées en queue contournent un arbre ; il semble qu’il raisonne avec l’homme et l’induise à mal faire contre son Créateur, tandis qu’il présente à la femme la pomme défendue. Dans la deuxième partie de ce même carré, on voit l’homme et la femme chassés par l’ange et, épouvantés et dolents, fuir la face de Dieu. Le septième est le sacrifice d’Abel et de Caïn, l’un agréable à Dieu qui l’accepte, l’autre odieux et réprouvé. Le déluge est représenté dans le neuvième, où l’on voit l’arche de Noé au milieu des eaux ; tandis que, sur les bords, des grappes humaines essayent de se suspendre à cette nef. Sur la même mer, plus près des bords, on voit un vaisseau chargé de diverses foules ; mais, soit que celles-ci le surchargent trop de leur poids, soit que la violence des flots et la perte des voiles les aient privées de tout secours humain, on les voit déjà victimes de l’abîme se perdre dans le seaux et s’en aller au fond. C’est chose effrayante de voir l’espèce humaine périr aussi misérablement sur les eaux. Plus près de l’œil du spectateur, apparaît encore sur les eaux la cime d’une montagne : on dirait d’une île où, fuyant les eaux qui s’avancent, s’est réfugiée une multitude d’hommes et de femmes montrant des sentiments divers ; mais tous, misérables et épouvantés, se traînant sous une tente repliée contre un arbre, pour s’y défendre de l’envahissante pluie : au-dessus d’elle, avec un art supérieur, est représentée la colère de Dieu qui se déverse sur cette humanité avec les eaux, la foudre et ses flèches de feu. Du côté droit et bien plus près des yeux du spectateur, il y a un autre sommet de montagne et une autre multitude en proie aux mêmes affres, dont il serait long de décrire les attitudes diverses ; qu’il me suffise de dire qu’elles sont toutes naturelles et formidables et telles qu’on n’en peut imaginer de plus lamentables, en un tel cataclysme. Le neuvième tableau, qui est le dernier, représente l’histoire de Noé, lorsque, ivre, gisant à terre et laissant voir toute sa nudité, il fut raillé par Cham et recouvert par Sem et Japhet. Sous la corniche déjà indiquée qui confine à la paroi du mur et sur les piédouches où les cintres se posent, entre pilastres et pilastres, sont assises douze figures de Prophètes et de Sibylles, toutes admirables vraiment tant par leur attitude que par la variété et l’harmonie de leurs vêtements. Mais le plus admirable de tous est le prophète Jonas, placé en tête de la voûte. Semblant soutenir à lui seul les autres parties de cette voûte, à force de lumière et d’ombre il tend son torse en raccourci vers la partie la plus voisine de notre œil, lorsque les jambes qui en ressaillent semblent occuper l’autre espace. Œuvre étonnante et qui proclame la science de cet homme capable de faire tourner les lignes en raccourci et en perspective. Dans les espaces compris sous les cintres et dans celui du haut qui figure un triangle, Michel-Ange a peint toute la généalogie du Sauveur. Dans celui qui voisine avec la façade du Jugement dernier, à main droite, on voit Aman mis en croix par ordre du roi Assuérus. Dans un autre, ou voit l’histoire du Serpent de bronze élevé par Moïse sur un pal. Dans le troisième, là-bas, figure la vengeance exercée par Judith contre Holopherne. Dans le quatrième enfin, David lutte contre Goliath. Et telle est, brièvement racontée, toute l’histoire peinte de cette chapelle.

XXXV. — Mais non moins merveilleuse est la partie qui n’appartient pas à l’histoire. Là, figurent certains nus qui, assis sur la corniche et sur les plinthes, çà et là, portent des médaillons de métal feint sur lesquels divers épisodes sont peints, se rapportant au sujet principal. En toutes ces créations Michel-Ange a fait preuve d’un art très grand, pour l’harmonie des compartiments, pour la diversité des attitudes et pour le contraste des lieux. Pour décrire tous les détails de cette œuvre infinie, un volume ne suffirait pas. Je les ai brièvement esquissés, voulant plutôt faire un peu de lumière sur l’ensemble qu’en préciser les parties.

XXXVI. — Pendant que Michel-Ange travaillait à cette œuvre, les déboires ne lui manquèrent pas. Quand il eut fait le cadre du Déluge, il s’aperçut que la peinture commençait à moisir à ce point que les figures s’y devinaient à peine. Estimant que cette excuse lui devait suffire pour se récuser d’une telle charge, il s’en vint trouver le pape et lui dit : « J’ai déjà dit à Votre Sainteté que ce n’est pas mon métier de peindre. Ce que j’ai fait est gâté ; et si vous ne me croyez pas, envoyez-y voir. » Le pape manda San-Gallo, qui, constatant le dégât, se rendit compte qu’il y avait eu trop d’eau dans la chaux et que l’humidité, en suintant, avait produit cet effet. Il s’en excusa auprès de Michel-Ange et fit en sorte que le maître poursuivrait son œuvre sans avoir à faire valoir d’autres excuses.

XXXVII. — Pendant que Michel-Ange peignait la chapelle, le pape Jules plusieurs fois voulut aller le voir. Il montait sur une échelle à barreaux, Michel-Ange la soutenait de la main, et le pape arrivait ainsi sur le pont. Comme il était de nature violente et impatiente d’attendre, quand l’ouvrage fut à moitié fait, — c’est-à-dire de la porte à la moitié de la voûte, — il voulut que Michel-Ange découvrît cette partie, encore qu’imparfaite, et sans que la dernière main y fût donnée. L’opinion qu’on avait de Michel-Ange et ce qu’on en attendait, amena Rome entière voir cette œuvre. Le pape y alla aussi, avant que la poussière soulevée par les échafaudages défaits ne fût tombée.

XXXVIII. — Quand Raphaël vit cette nouvelle et merveilleuse manière de peindre, comme il était admirable dans l’imitation, il chercha, à l’aide de Bramante, à avoir la commande du reste. Michel-Ange, l’apprenant, s’en troubla. Il alla trouver le pape Jules et se plaignit gravement de l’injure que lui faisait Bramante. En présence même de ce dernier, il découvrit au pape toutes les persécutions qu’il avait souffertes de cet homme. À ces nombreux manquements il ajouta surtout, à l’adresse de Bramante, le reproche de défaire le vieux Saint-Pierre et de jeter à terre les merveilleuses colonnes qui avaient fait la gloire de ce temple, Ne sachant pas les estimer, que lui importait qu’elles allassent en morceaux, au lieu de les étayer et de les conserver entières ? Il montra comme il était facile de mettre briques sur briques, mais comme il était difficile de refaire une colonne semblable à celles-là. Il ajouta bien d’autres choses qu’il est inutile de raconter, de sorte que le pape, ayant entendu ces tristesses, voulut que Michel-Ange continuât ses peintures, et lui fit encore plus de faveurs qu’avant. Le maître acheva toute cette œuvre en vingt mois, sans avoir été aidé de personne, pas même d’un qui lui broyât les couleurs. Il est vrai aussi que je lui ai entendu dire qu’elle n’est pas achevée comme il l’aurait voulue, à cause de la hâte du pape. Comme celui-ci lui demandait un jour quand il comptait finir cette chapelle et que le peintre lui répondit : « Quand je pourrai : » le pape furieux ajouta : « As-tu envie que je te fasse jeter bas de ton échafaudage ? » Ce qu’entendant, Michel-Ange dit, à part lui : « Fais-le, si tu l’oses ? » Le pape étant parti, il fit démolir le pont et découvrit l’ouvrage. Le jour de la Toussaint, il fut vu à la grande satisfaction du pape, qui tint chapelle ce jour-là, et à l’admiration de Rome entière qui accourut. Il y manquait des retouches avec de l’azur d’outremer à sec et un peu d’or en quelques endroits, pour que cette peinture parût plus riche. Son ardeur passée, Jules voulut que Michel-Ange y pourvût ainsi ; mais celui-ci, considérant l’embarras que donnerait l’échafaudage à rétablir, répondit que ce qui y manquait n’était point chose qui importât. « Il faudrait cependant faire les retouches d’or, » objectait le pape. À quoi Michel-Ange répondit familièrement, comme il en avait l’habitude avec Sa Sainteté : « Je ne vois pas que les hommes portent tant d’or sur eux. » Et le pape d’ajouter : « Cette peinture sera pauvre. — Ceux que j’ai peints là, répondit l’artiste, furent pauvres aussi ! » Ainsi se plaisantant lui-même, le maître en resta là. Michel-Ange eut, pour cet ouvrage et pour tout payement, trois mille ducats ; et il dut en dépenser en couleurs, selon ce que je lui ai entendu dire, environ vingt ou vingt-cinq.

XXXIX. — Quand il eut achevé cet ouvrage, Michel-Ange qui, pour le peindre, avait tenu si longtemps les yeux levés vers la voûte, avait fini par y voir peu en regardant à terre. Quand il avait à lire une lettre ou à regarder quelques menus documents, il lui était nécessaire de les tenir levés au-dessus de sa tête. Néanmoins, peu à peu, il s’apprit à lire encore en regardant en bas. Cette preuve nous donne la mesure de l’attention assidue qu’il porta à cet ouvrage. Il lui arriva bien d’autres histoires, du vivant du pape Jules, qui l’aima du plus profond de ses entrailles et qui eut pour lui plus de soins jaloux que pour tout autre de son entourage. Nous l’avons assez démontré par ce que nous en avons déjà écrit. Un jour qu’il craignait de l’avoir mécontenté, il l’envoya apaiser sur-le-champ. La chose se passa de la sorte. À la Saint-Jean, Michel-Ange, voulant aller jusqu’à Florence, vint demander au pape de l’argent. Celui-ci lui demanda quand serait finie sa chapelle ; et Michel-Ange de lui répondre, selon son habitude : « Quand je pourrai ! » Le pape, qui était d’une nature emportée, et qui tenait un bâton à la main, l’en frappa en disant : « Quand je pourrai ! Quand je pourrai ! » Là-dessus, rentré à la maison, Michel-Ange, sans demander ses restes, se préparait au départ pour Florence, lorsque survint le jeune Accurcio qui avait les faveurs du pape et que celui-ci envoyait à Michel-Ange avec cinq cents ducats et la prière de le calmer, le mieux qu’il pourrait. Michel-Ange accepta l’excuse et ne partit pas moins pour Florence. Il semble que Jules II n’ait pas eu de plus grand souci que de se conserver cet homme. Il ne voulut pas seulement s’en servir pendant sa vie, mais il voulut encore s’assurer de ses services après sa mort, avant laquelle il ordonna que son tombeau, commencé par Michel-Ange, fût achevé par lui. Il en donna la charge au vieux cardinal Santi-Quattro et au cardinal d’Agen, son neveu, qui demandèrent à l’artiste un nouveau plan, la première entreprise leur paraissant trop grande. Ainsi Michel-Ange entra, une deuxième fois, dans cette tragédie du tombeau ; et cette deuxième ne lui réussit guère mieux que la première. Elle fut même pire et lui rapporta d’infinis ennuis, déplaisirs et tracas et, ce qui est pire, l’infamie même causée par la méchanceté de certains. Après de longues années, il en était guéri à peine. Michel-Ange donc recommença à faire travailler au tombeau et fit venir, de Florence, de nombreux aides auxquels Bernardo Bini, son dépositaire, donnait l’argent selon qu’ils en avaient besoin. Mais la chose ne dura pas longtemps, et il en fut empêché, à son grand déplaisir, par le pape Léon, qui, ayant succédé à Jules, voulut orner de marbres la façade de Saint-Laurent de Florence. Cette église avait été érigée par Cosme de Médicis, et tout en était fini, excepté la façade. Le pape Léon ayant donc délibéré de fournir cette partie, pensa d’y occuper Michel-Ange. Il commença par lui demander un dessin et finit par vouloir qu’à ce sujet il allât à Florence et prît à sa charge toute l’affaire. Michel-Ange, qui s’était remis avec grand amour au tombeau de Jules, fit à Léon toute la résistance qu’il put, alléguant qu’il était lié par contrat aux cardinaux d’Agen et Santi-Quattro. Mais le pape, qui avait pris sa résolution là-dessus, lui répondit : « Laissez-moi faire avec eux, je les contenterai. » Ainsi il manda ses cardinaux et fit rendre à Michel-Ange la liberté, à sa plus grande douleur d’abord, et à celle des deux cardinaux et surtout de celui d’Agen, neveu du pape Jules, comme nous l’avons dit. Néanmoins le pape Léon leur promit que Michel-Ange, à Florence, continuerait à travailler pour eux, car il ne voulait pas empêcher leur projet. Ainsi l’artiste laissa en pleurant le tombeau et s’en vint à Florence. Après y avoir ordonné tout ce qui faisait métier pour la façade, il se rendit à Carrare pour y préparer les marbres ; et non seulement ceux de la façade, mais aussi ceux du tombeau qu’il pensait pouvoir continuer, selon la promesse du pape. En cette circonstance, on écrivit au pape Léon que, dans les montagnes de Pietra-Santa, castel des Florentins, gisaient des marbres dont la beauté et la valeur rivalisaient avec ceux de Carrare. Il en fut parlé aussi à Michel-Ange ; mais celui-ci, ami du marquis Alberigo avec qui il s’était mis d’accord, voulait extraire plutôt les marbres de Carrare que ceux de cette autre carrière appartenant au duché florentin. Le pape écrivit à Michel-Ange pour lui commettre d’aller à Pietra-Santa et de voir si la chose était, comme il en avait été écrit de Florence. Michel-Ange s’y rendit et trouva là des marbres fort intraitables et assez impropres. Quand bien même ils eussent été propres au métier, leur transport jusqu’à la mer eût été chose difficile et fort coûteuse. À cet usage, il eût fallu ouvrir une route de plusieurs milles à travers les montagnes, à force coups de pics, et, dans la plaine remplie de marécages, la pelle aurait eu trop à faire. Ainsi Michel-Ange en écrivit au pape, qui voulut plutôt croire aux premiers correspondants de Florence et ordonna qu’on travaillât la route. En exécution de la volonté du pape, Michel-Ange fit donc faire cette route et finit par y conduire jusqu’à la mer une grande abondance de marbres. Dans leur nombre étaient cinq colonnes d’égale grandeur, dont une, que Michel-Ange fit porter à Florence, se voit encore sur la Place Saint-Laurent. Les quatre autres gisent encore là-bas, sur le port, par la suite d’un changement de volonté du pape. Mais le marquis de Carrare, croyant que Michel-Ange, à titre de citoyen florentin, avait pris sur lui de faire extraire les marbres de Pietra-Santa, devint son ennemi et lui fit défense de retourner à Carrare pour y prendre certains autres marbres qu’il y avait extraits. Ce fait lui porta grand dommage.

XL. — De retour à Florence et ayant trouvé là, comme nous l’avons déjà dit, l’ardeur du pape Léon tout à fait éteinte, Michel-Ange, n’ayant rien à faire, s’y attarda longtemps, à son grand déplaisir de perdre tant de temps à commencer un jour une chose qu’il faudrait abandonner le lendemain. Néanmoins, avec certains marbres qu’il avait, il se mit, chez lui, à continuer le tombeau du pape Jules. Mais à la mort du pape Léon, à qui Adrien succéda, il fut une autre fois contraint de suspendre cette œuvre. Les exécuteurs testamentaires l’accusaient d’avoir reçu de Jules, pour ce tombeau, seize mille écus au moins et de ne plus s’en occuper, étant ainsi à Florence pour ses plaisirs. Appelé à Rome pour se justifier de ce chef, il fut empêché de s’y rendre par le cardinal de Médicis, qui fut plus tard Clément VII et qui avait alors le gouvernement de Florence. Pour lui donner à la fois une occupation et une excuse, celui-ci lui commanda la Bibliothèque des Médicis à Saint-Laurent et la Sacristie de cette même église avec les tombeaux de ses pères, en lui promettant de donner à sa place satisfaction au pape et d’arranger les affaires. Quelques mois après, le pape Adrien mourut, et, Clément lui ayant succédé, on ne parla plus, pour un temps, de la sépulture de Jules. Michel-Ange fut cependant avisé que le duc d’Urbin, François-Marie, neveu de l’heureuse mémoire du pape Jules, se plaignait grandement de lui et ajoutait même des menaces. Il vint alors à Rome et exposa son cas au pape Clément, qui lui conseilla de faire appeler les agents du duc et de faire compte avec eux de tout ce qu’il avait reçu de Jules et de tout ce qu’il avait fait pour lui ; car il savait que Michel-Ange, après vérification de ces comptes, resterait plutôt créditeur que débiteur. Ces désagréments donnèrent peu de goût à Michel-Ange de séjourner à Rome, et il s’en retourna à Florence sans se douter de la ruine qui allait, à quelque temps de là, désoler Rome [10].

XLI. — Sur ces entrefaites, la maison des Médicis fut chassée de Florence par ses adversaires, pour y avoir pris plus d’autorité que n’en tolère une ville libre et qui se régit en république. La Signoria, ne doutant pas que le pape essayerait par tous les moyens de rétablir sa famille à Florence, se résolut à fortifier la cité. À cet effet, elle nomma Michel-Ange commissaire général. Ainsi préposé à une telle entreprise, il pourvut, çà et là, dans toute la ville, à bien des constructions préventives et entoura de bonnes fortifications le mont de San-Miniato qui domine Florence et commande à tout le pays. Si l’ennemi s’était emparé de ce mont, nul doute qu’il n’eût conquis aussi la ville. Cette prévision fut pour le salut de Florence et pour le plus grand dommage de l’ennemi qui s’en trouva fortement molesté, parce que ce point était élevé comme je l’ai déjà dit, surtout le campanile de l’église, où étaient posées deux pièces d’artillerie qui portaient, sans cesse, grand dommage dans le camp ennemi. Michel-Ange, malgré les précautions prises sur ce point, et en prévision de ce qui pourrait arriver, ne se résolvait pas à quitter San-Miniato. Quand il y eut séjourné environ six mois, les soldats de la ville commencèrent à murmurer, parlant d’on ne sait quelle trahison. Michel-Ange avisé, tant par lui-même que par certains capitaines de ses amis, s’en vint à la Signoria. Il exposa ce qu’il avait appris et vu et dans quel péril se trouvait la cité, ajoutant encore qu’il était temps d’y pourvoir si le Conseil en décidait. Mais, au lieu de remerciements, on lui fit entendre vilenies et reproches, comme à un homme timide et trop soupçonneux. Le membre du Conseil qui l’apostropha de la sorte aurait mieux fait de le lui dire à l’oreille ; car, à la rentrée des Médicis à Florence, on lui coupa la tête. S’il n’avait pas ainsi parlé, peut-être aurait-il continué de vivre [11].

XLII. — Michel-Ange, voyant le peu de cas qu’on faisait de ses observations et prévoyant la ruine certaine de la ville, usa de son autorité pour se faire ouvrir une porte, et il s’enfuit avec deux des siens dans la direction de Venise. Certes, la trahison de la ville n’était pas une fable, mais celui qui la complotait [12] pensa qu’il y réussirait avec moins d’infamie si, en restant alors caché, il laissait au temps le soin de le faire à sa place, et d’empêcher d’agir celui qui s’y serait opposé. Le départ de Michel-Ange fut cause de grandes rumeurs dans Florence, et il fut décrété de contumace par le Conseil régent. Néanmoins, rappelé, on le priait grandement, on lui recommandait la patrie, on l’adjurait de ne pas abandonner l’entreprise dont il avait voulu se charger, la ville n’étant point réduite aux extrémités qu’il appréhendait. On ajouta bien des choses auxquelles l’autorité des personnages qui lui écrivaient s’ajoutant, eu égard principalement à son propre amour pour la patrie, il se résolut à profiter d’un sauf-conduit pour retourner en dix jours à Florence, non sans péril de sa vie.

XLIII. — Sitôt rentré, son premier soin fut de faire armer le campanile de San-Miniato, que les continuels assauts de l’artillerie ennemie avaient lézardé et mis en danger de ruine, au grand désavantage de sa garnison. Pour le fortifier, il fit ainsi. Prenant un grand nombre de matelas bien bourrés de laine, la nuit, avec de bonnes cordes, il les faisait descendre du faîte du clocher jusqu’au bas, et en recouvrait les parties pouvant subir les coups de feu. Et comme les créneaux de la tour étaient en saillie sur elle, ces matelas arrivaient à être placés à six palmes au moins, loin du mur principal du campanile. De la sorte, les balles de l’artillerie venant frapper celui-ci ne lui faisaient aucun dommage ou peu, en raison de la distance parcourue et des matelas protecteurs. Ainsi il put maintenir cette tour, tout le temps que dura la guerre, — c’est-à-dire une année, — sans qu’elle fût jamais prise. Elle profita, au contraire, grandement à défendre le pays et à endommager l’ennemi.

XLIV. — Mais des intelligences secrètes ayant introduit l’ennemi dans la ville, de nombreux citoyens y furent pris et tués. La cour fut aussi dépêchée à la maison de Michel-Ange, pour l’y prendre. On ouvrit toutes les

6. Michel-Ange. Britich Museum.
études de « putti » pour l’enfant jésus

chambres, toutes les caisses et jusqu’aux cheminées et aux cabinets privés. Michel-Ange, craignant ce qui allait arriver, s’était enfui dans la maison d’un de ses grands amis, où il resta caché plusieurs jours. Il fut ainsi sauvé dans cette maison où personne, excepté cet ami, ne sut qu’il y était présent. Passée la fureur de la guerre, Michel-Ange fut recherché dans Florence par le pape Clément, qui, l’y faisant retrouver, lui demanda s’il voulait continuer le travail des tombeaux qu’il avait déjà commencés. À ce compte, on lui assurerait sa liberté et on userait de courtoisie envers l’artiste. Ce qu’entendant, Michel-Ange sortit de sa retraite et, bien qu’il n’eût pas touché à un ciseau depuis près de quinze ans, il se mit à l’œuvre avec une telle ardeur qu’en quelques mois seulement il fit toutes les statues qui se voient dans la Sacristie de Saint-Laurent. À ce travail, la peur le stimulait plus que l’amour. Il est vrai qu’aucune de ces statues n’a été achevée. Elles furent cependant poussées à un tel degré de perfection, qu’on peut bien y reconnaître l’excellence de l’artiste. L’ébauche n’exclut pas la perfection et la beauté de cet ouvrage.

XLV. — Ces statues, au nombre de quatre, sont placées dans une sacristie faite exprès pour elles, sur la partie gauche de l’église, à l’opposé de la sacristie vieille. Bien que la même idée ait présidé à leur facture, elles sont néanmoins toutes différentes et en des attitudes diverses. Elles sont placées deux à deux sur les façades latérales et reposent couchées sur des corniches, de grandeur plus que naturelle. Hommes et femmes, elles signifient le Jour et la Nuit et, toutes deux à la fois, le Temps, qui consume toute chose. Pour que cette idée soit mieux comprise, il a ajouté une chouette et d’autres attributs à la Nuit, que représente une femme d’une merveilleuse beauté. Ainsi, pour signifier le Temps, il voulait faire un rat. Pour cela, il avait laissé un peu de marbre non travaillé sur l’œuvre. (Il en fut empêché, dans la suite.) Sa raison était que cet animal continuellement ronge et détruit, non autrement que le Temps qui anéantit tout. Deux autres statues représentent les personnages pour qui ces tombeaux furent érigés, et tous avec des attitudes plutôt divines qu’humaines. Il faudrait mentionner, entre toutes, une Madone avec son divin Fils sur un de ses genoux ; mais plutôt que de n’en point assez dire, j’aime mieux me taire et je passe. Nous devons ces belles choses au pape Clément qui, pour tant qu’il ait fait de nombreuses et louables choses, s’il n’avait que celle-ci à son acquit, suffirait à payer au monde, par un si noble ouvrage, le droit d’en faire oublier ses défauts. Notre gratitude envers lui s’augmente de ce fait, qu’au siège de Florence il ne prit pas en moindre considération la valeur de cet homme que n’avait fait, avant lui, pour Archimède, le consul Marcellus au siège de Syracuse. Mais si la bonne volonté de l’un fut sans effet, celle de l’autre, Dieu merci ! porta ses fruits.

XLVI. — Malgré tout, Michel-Ange vivait dans une peur extrême du duc Alexandre [13], qui le haïssait fort. Ce jeune homme, comme chacun sait, était féroce et vindicatif. Il n’est point douteux que, sans le respect qu’il devait au pape, il n’eût fait disparaître l’artiste. Et ceci d’autant mieux qu’un jour, le duc de Florence voulant faire la forteresse<ref>Elle fut construite vers 1534, sur les plans de Pier Francesco, de Viterbe.<ref> qu’il érigea dans la suite, et ayant chargé Alexandre Vitelli d’amener Michel-Ange à cheval pour voir commodément ensemble où elle pourrait être construite, celui-ci n’y voulut point aller et répondit qu’il n’en avait pas commission du pape Clément. Le duc s’en indigna fortement. Pour ce manque de respect et pour une malveillance déjà ancienne jointe à la mauvaise nature d’Alexandre, Michel-Ange eut bien raison d’avoir peur. Dieu le protégeait certainement quand, à la mort de Clément, il se trouva absent de Florence, ayant été appelé à Rome par ce pape qui le reçut avec joie, avant que les tombeaux des Médicis fussent finis. Ce pape respectait cet homme, comme une chose sacrée ; et il s’entretenait familièrement avec lui de choses graves et légères, comme il eût fait avec un égal. Il chercha à le décharger du tombeau de Jules II, afin qu’il se tînt plus fermement à ceux de Florence et que, non seulement il finît les choses commencées, mais qu’il en entreprît encore de plus belles.

XLVII. — Mais avant de pousser plus loin ce récit, il faut rapporter, sur cet homme, un autre fait que, par inadvertance, j’ai négligé de citer précédemment. Après le violent départ des Médicis de Florence, la Signoria, appréhendant une guerre, comme nous l’avons dit, s’était résolue à fortifier la ville. Bien que le talent supérieur de Michel-Ange et son aptitude exceptionnelle à ces travaux fussent connus, néanmoins, sur le conseil des quelques citoyens qui favorisaient le parti des Médicis et qui voulaient empêcher qu’on fortifiât la ville en prolongeant et en atermoyant ce projet, voulurent envoyer le maître à Ferrare pour le motif spécieux d’y étudier la manière dont le duc Alphonse avait fortifié sa cité. On savait, en effet, que l’Excellence était fort habile en cet art et très prudente en toutes choses. Le duc reçut Michel-Ange avec un très souriant visage, tant en raison de la réputation de l’homme que parce que don Hercule, son fils, était capitaine de la Signoria de Florence. Chevauchant de concert avec lui, il ne fut rien qu’il ne lui montrât, tant en bastions qu’en artillerie. Il en vint jusqu’à lui ouvrir, de sa propre main, toute sa garde-robe et de lui tout montrer, et surtout certaines œuvres de peinture et des portraits de ses pères peints par des maîtres excellents pour le temps où ces œuvres furent faites. Quand Michel-Ange s’apprêta à partir, le duc en plaisantant lui dit : « Michel-Ange, vous êtes mon prisonnier. Si vous voulez que je vous laisse libre, je veux que vous me promettiez défaire quelque chose de votre main, comme vous le voudrez, soit sculpture, soit peinture. » Michel-Ange le promit. Revenu à Florence, bien qu’il fût très occupé à fortifier sa cité, il ne commença pas moins un tableau de musée qui représentait le Cygne de Léda. Le duc apprit cela, en même temps que la rentrée à Florence de la maison des Médicis. Comme il craignait dans ces tumultes de perdre un tel trésor, il envoya un des siens qui, arrivé à la maison de Michel-Ange et voyant le tableau, dit : « Oh ! c’est bien peu de chose ! » Et ayant demandé à Michel-Ange quel était son métier, comme celui-ci savait que chacun n’est bon juge qu’en son propre art, répondit en raillant : « Je suis marchand. » Sans doute, il était stupéfié d’une telle demande et de n’avoir pas été reconnu comme un gentilhomme. C’est pourquoi, méprisant en même temps tous les métiers des citoyens de Florence qui, pour la plus grande partie, s’adonnent au commerce, il avait répondu, comme s’il eût voulu dire : « Tu me demandes quel est mon art ? Penserais-tu que je sois un marchand ? » Michel-Ange, qui comprit bien le gentilhomme à sa parole : « Vous feriez chez moi, ajouta-t-il, une bien mauvaise emplette pour votre maître. Allez-vous-en plutôt ! » Ainsi congédiant le messager ducal, il fit, à quelques jours de là, don de ce tableau à un de ses garçons d’atelier qui, ayant deux sœurs à marier, s’était recommandé à lui pour la dot. Cette peinture fut envoyée en France et achetée par le roi François Ier. Elle y est encore [14].

XLVIII. — Pour revenir au récit dont je m’étais éloigné, quand Michel-Ange fut rappelé à Rome par le pape Clément, le tombeau du pape Jules fut remis en discussion par les agents du duc d’Urbin. Clément, qui eût voulu se servir de l’artiste à Florence, chercha par tous les moyens de le délivrer et le lui fit savoir par un de ses procurateurs, messer Tommaso da Prato. Mais Michel-Ange n’avait pas oublié les mauvaises intentions du duc Alexandre contre lui, et il les redoutait fort. En outre, portant amour et révérence à la dépouille du pape Jules et à l’illustrissime maison de la Rovère, il faisait tous ses efforts pour rester à Rome et s’y occuper du tombeau. D’autant plus que, pour tout ce dont il avait été chargé, il passait, comme nous avons dit, pour avoir reçu du pape Jules au moins seize mille écus et pour jouir de cette somme sans rien faire pour se libérer. Ne pouvant supporter cette infamie, en homme délicat sur le point d’honneur, il voulait que la chose fût déclarée ouvertement ; car, encore que déjà vieux, il ne redoutait pas la lourde charge de finir ce qu’il avait commencé. Quand on en vint aux explications, comme ses adversaires n’arrivaient pas à trouver la somme, cause de la première discussion et que bien plutôt il manquait les deux tiers à l’entier payement de l’accord fait avec les deux cardinaux, Clément, estimant cette occasion fort belle pour débarrasser Michel-Ange et se servir librement de lui, le fit appeler et lui dit : « Eh bien ! dis que tu veux faire ce tombeau, mais que tu veux savoir qui aura à te payer le reste. » Michel-Ange, qui connaissait la volonté du pape, désireux de le garder à son service, répondit : « Et qui sera là pour me payer ? » À quoi le pape Clément ajouta : « Tu es bien fou si tu t’attends dans la suite à trouver quelqu’un qui t’offre même un quatrino (un sou). » La chose ainsi jugée et messer Tommaso le procurateur en ayant fait part aux agents du duc, ceux-ci commencèrent à se regarder l’un l’autre sous le nez et conclurent ensemble qu’il fût fait, du moins, un tombeau pour la somme qui en avait été reçue. Michel-Ange trouva la chose’bien jugée et y consentit volontiers. Il y était surtout poussé par l’autorité du vieux cardinal Di Monte, créature de Jules II et oncle de Jules III (notre pontife à l’heure où ceci est écrit), lequel avait bien voulu intervenir dans l’accord. Et cet accord fut le suivant. Michel-Ange ferait un tombeau d’une seule façade et y emploierait les marbres qu’il avait déjà fait travailler pour le tombeau quadrangulaire, en les y accommodant le mieux qu’il pourrait. Il s’engageait à y faire figurer six statues de sa main. Il fut néanmoins concédé au pape Clément qu’il pourrait user de Michel-Ange à Florence ou autres lieux qu’il lui plairait, quatre mois de l’année. Tel fut le contrat passé entre le duc d’Urbin et Michel-Ange.

XLIX. — Mais il faut savoir que, tous les comptes étant ainsi arrêtés, Michel-Ange, pour paraître plus obligé envers le duc d’Urbin et devoir moins de fidélité au pape Clément qui le mandait à Florence (où pour aucun motif il ne voulait retourner), s’accorda secrètement avec l’avocat et l’agent de l’Excellence pour faire dire à ceux-ci qu’il avait reçu quelques milliers d’écus en plus de ceux qu’il avait eus réellement. Ceci fut fait non seulement sur paroles, mais — sans que Michel-Ange le sût et y ait consenti — consigné dans le contrat ; non sur l’acte notarié, mais seulement sur la copie. Michel-Ange s’en troubla fortement. L’avocat voulut le persuader qu’il ne lui en surviendrait aucun préjudice, car il importait peu que le contrat spécifiât (à mille près) plus de vingt mille écus, puisqu’on était d’accord que le tombeau en était réduit à la quantité de l’argent vraiment reçu. Il ajouta que personne n’avait à en connaître, sinon Michel-Ange lui-même, et qu’il pouvait être bien tranquille sur ce secret qui les liait entre eux. Alors Michel-Ange se calma, tant parce qu’il pouvait avoir tout à fait la pleine assurance, que parce qu’il désirait que cette combinaison lui servît auprès du pape, comme nous avons dit. Pour cette fois, la chose passa bien, mais à la fin il n’en fut pas de même. Après l’avoir gardé quatre mois à Florence et rappelé à Rome, le pape chercha à l’occuper à d’autres travaux et voulut lui faire peindre le chevet de la chapelle de Sixte. Ce pape fort judicieux, ayant pensé à maints sujets, s’arrêta finalement au thème du Jugement Dernier, estimant que la variété et la grandeur de ce sujet donneraient à cet homme un champ assez vaste pour y développer toute sa valeur. Michel-Ange, qui n’ignorait pas l’obligation contractée avec le duc d’Urbin, éluda cette commande autant qu’il put. Ne pouvant s’en libérer, il traînait la chose en longueur. S’occupant du carton en particulier, il travaillait secrètement aux statues qui devaient aller au tombeau de Jules.

L. — Dans l’intervalle, le pape Clément mourut, et Paul III fut créé à sa place. Il fit appeler Michel-Ange et chercha à l’avoir auprès de lui. Le maître, qui doutait de pouvoir entreprendre ce Jugement Dernier, répondit qu’il ne pourrait s’en occuper, parce qu’il était obligé par contrat avec le duc d’Urbin jusqu’à ce qu’il aurait fini l’ouvrage qu’il avait en mains. Le pape s’en troubla et dit : « Voici déjà trente ans que je caresse ce projet. Et à présent que je suis pape, je ne puis le réaliser ? Où est-il, ce contrat ? Je veux le déchirer. » Michel-Ange, poussé à bout, se décida presque à s’en aller à Gènes dans une abbaye de l’évêque d’Aléria, créature du pape Jules et grand ami de l’artiste. Là, il finirait son œuvre au voisinage commode de Carrare, d’où il pourrait facilement transporter ses marbres par mer. Il pensa aussi se réfugier à Urbin, où auparavant il avait projeté d’habiter, comme en un lieu paisible, et où, pour la mémoire du pape Jules, il espérait d’être bien vu. Quelques mois auparavant, il avait même envoyé là un de ses hommes pour acheter une maison et quelques biens. Mais craignant, comme il le devait naturellement, la puissance du pape, il ne partit point, espérant donner à celui-ci satisfaction par de bonnes paroles.

LI — Le pape Paul III, résolu dans sa proposition, s’en vint, un jour, chez Michel-Ange, avec une suite de huit ou dix cardinaux. Il voulut voir le carton lait, sous Clément VII, pour le chevet de la chapelle de Sixte, et aussi les statues déjà faites pour le tombeau de Jules. Il observait minutieusement toutes ces choses, quand le cardinal de Mantoue, qui était de la suite pontificale, voyant la statue du Moïse dont nous avons déjà parle et dont nous parlerons plus copieusement ensuite, se mit à dire : « Cette statue suffit à faire honneur à la sépulture du pape Jules. » Le pape Paul ayant tout passé en revue dit, bien en face, à Michel-Ange qu’il voulait recevoir sa visite En présence de nombreux cardinaux et du déjà nomme cardinal de Mantoue, comme Michel-Ange faisait la sourde oreille : « Je ferai bien en sorte dit le pape, que le duc d’Urbin se contente de trois statues de ta main, et que les autres trois qui restent a faire soient confiées à d’autres. » Ainsi il s’entremit pour que les agents du duc tissent un nouveau contrat accepte par l’Excellence, qui ne voulut pas, en cela, déplaire au pape. Ainsi Michel-Ange qui pouvait s’éviter de payer les trois statues, se sentit bien désoblige par là teneur de ce contrat. Néanmoins il voulut faire la dépense et déposa, pour ces statues et pour le reste du tombeau, mille cinq cent quatre-vingts ducats. De la sorte, les agents du duc d’Urbin le contraignirent a s’exécuter, et ainsi finit la tragédie de ce tombeau. Il se voit, aujourd’hui, dans l’église de Saint-Pierre-aux-Liens, non d’après le premier projet des quatre façades, mais selon le dernier d’une seule et des moindres, non détachée tout autour, mais appuyée à un mur, en raison des empêchements que nous avons déjà signalés Bien que restreinte à ces humbles mesures, cette œuvre n’en reste pas moins la plus digne qu’on puisse voir à Rome et peut-être ailleurs pour les trois statues qui y figurent de la main du maître. La plus merveilleuse est celle de Moïse, chef et conducteur des Hébreux. Il est assis, pensif et sage tenant sous le bras droit les Tables de la Loi, et de la main gauche appuyant son menton, comme un homme las et plein de soucis. Entre les doigts de cette main s’échappent de longues mèches de barbe, et c’est chose vraiment belle à voir. Le visage, plein de vivacité et d’esprit, inspire en même temps l’amour et la terreur, comme il dut être au naturel. Selon la description qu’on accoutume, il porte sur la tête deux cornes qui saillent à peu de distance de la naissance du front. Il porte la toge, les sandales et les bras nus, et tout le reste à l’antique. Œuvre merveilleuse et pleine d’art : sous les beaux vêtements dont le corps est couvert, il se devine, et le revêtement des plis n’enlève rien à la beauté de ce corps ; c’est d’ailleurs ce qu’on peut observer dans toutes les figures vêtues que Michel-Ange a faites soit en peinture, soit en sculpture. Cette statue mesure deux fois la grandeur humaine, au naturel. À sa droite, dans une niche, est une autre statue qui représente la Vie contemplative. Une femme, de grandeur plus que naturelle et de rare beauté, tient un genou plié non à terre, mais sur un socle, le visage et les mains levés au ciel, en telle attitude qu’elle semble respirer l’amour de toutes parts. De l’autre côté, c’est-à-dire à gauche du Moïse, est la Vie active : elle tient à la main droite un miroir où elle se contemple attentivement, signifiant parla que nos actes doivent être faits avec réflexion, et de sa main gauche tombe une guirlande de fleurs. En ce symbolisme, Michel-Ange a suivi Dante qu’il a toujours étudié et qui, dans son Purgatoire, rencontre la comtesse Mathilde dans un champ de fleurs et dans la même attitude donnée à cette Vie active. L’ensemble de cette œuvre est beau, principalement dans sa manière de rejoindre toutes les parties par un système de corniches auxquelles il n’y a rien à relever.

LII. — Nous en avons assez dit sur ce tombeau de Jules, et, sans crainte d’avoir été trop long, nous espérons que ce que nous en aurons écrit n’aura pas ennuyé ceux qui l’auront lu. Ces explications m’ont paru nécessaires pour corriger la mauvaise et fausse opinion qui s’est enracinée dans bien des têtes, à savoir que Michel-Ange avait reçu seize mille écus et se refusait à exécuter l’engagement qui l’obligeait. Ni ceci ni cela ne fut vrai, pour la raison que le maître n’avait reçu de Jules que mille ducats, et qu’il les avait dépensés à extraire, pendant de si longs mois, les marbres de Carrare. Comment aurait-il pu, dans la suite, tirer de l’argent de ce pape qui ne voulait plus entendre parler de tombeau ? Quant à celui qu’après la mort de Jules il a reçu des deux cardinaux exécuteurs testamentaires, il en a fait foi, de la main du notaire Bernardo Bini, citoyen de Florence, qui était dépositaire et payeur de cette somme s’élevant à près de trois mille ducats. En outre, en aucune de ses œuvres, il ne se sentit plus dispos qu’en celle-ci, soit parce qu’il se rendait bien compte du renom qu’elle lui donnerait, soit parce que la mémoire bénie du pape Jules lui était chère. À ce titre, il a toujours aimé et honoré la maison des La Rovère et principalement les ducs d’Urbin, pour qui il a accepté de lutter contre deux papes qui, comme nous l’avons dit, voulaient le détourner de ce travail. Autant de raisons pour lesquelles Michel-Ange s’est plaint de n’en avoir retiré, au lieu des faveurs, que des haines et de l’infamie.

LIII. — Pour revenir au pape Paul, je dirai qu’après l’accord intervenu entre le duc d’Urbin et Michel-Ange, ce pape le prit à son service et voulut qu’il exécutât ce qu’il avait commencé sous Clément. Il lui fit donc peindre le chevet de la chapelle de Sixte qu’il avait d’abord fait enduire de chaux et assujetti d’armatures, du sol à la voûte. Cette œuvre, pour avoir été conçue par le pape Clément et avoir eu son commencement d’exécution sous ce pontificat, n’est pas moins à l’honneur du pape Paul, qui, sans l’avoir inspirée, la réalisa. Ce pape avait pour Michel-Ange une telle affection et un tel respect, qu’il sacrifia toujours ses désirs pour ne jamais déplaire à l’artiste. Dans cette nouvelle œuvre, Michel-Ange exprima tout ce que le corps humain peut prêter à l’art de la peinture, sans y négliger le moindre geste, le moindre mouvement. La composition de cette histoire est sobre et bien pensée, mais elle serait longue à décrire. Au surplus, est-ce nécessaire après tant de gravures et de copies variées qu’on en trouve partout ? J’y tâcherai cependant, pour ceux qui n’en ont pas vu l’original sur place ou qui n’en posséderaient pas encore des copies. En divisant l’ensemble de la fresque, en côté droit et gauche, supérieur, inférieur et moyen, c’est dans le milieu de la composition que, voisinant à la terre, figurent les sept anges décrits par saint Jean dans l’Apocalypse. À son de trompes, des quatre coins du monde, ils appellent les morts au Jugement. Dans leur nombre sont deux autres Anges, tenant en mains un livre ouvert où chaque homme n’aura qu’à lire et reconnaître sa vie passée, pour se juger lui-même. Au son de ces trompettes, on voit sur terre s’ouvrir les tombeaux et en sortir l’espèce humaine, en attitudes infinies, merveilleuses. Tandis que les uns, selon la prophétie d’Ézéchiel, n’ont réuni que l’ossature du squelette, d’autres se présentent mi-vêtus de chair, et d’autres tout à fait. Qui est tout nu, et qui enveloppé du linceul où il avait été enseveli et dans lequel il cherche à s’envelopper encore. Dans le nombre il en est qui, encore mal éveillés, regardent le ciel et semblent demander, dans leur doute, ou la divine Justice les appelle. C’est chose impressionnante à voir les uns sortir de terre avec effort et fatigue, d’autres, les bras tendus vers le ciel, prendre leur vol, d’autres encore voler déjà. Et tous s’élèvent dans les airs, qui plus, qui moins, en gestes différents. Par-dessus les anges aux trompettes, le Fils de Dieu siège en sa majesté, le bras droit puissamment levé à la manière d’un homme irrité qui maudit les coupables, les chasse de sa face vers le feu éternel ; tandis que, de la gauche qu’il ramène vers la droite, il semble doucement recueillir les bons. Porteurs de la sentence, on voit les anges, entre ciel et terre, pareils à des exécuteurs de la justice divine, accourir vers la droite, au secours des élus dont les esprits mauvais arrêteraient le vol, et, vers la gauche, rejetant les méchants à la terre d’où leur audace les a déjà fait remonter. Ces réprouvés sont tirés vers les abîmes par les esprits mauvais : les superbes sont pris à la tête, les luxurieux aux parties honteuses, et ainsi de suite chaque vicieux est saisi au membre par lequel il pécha. Au-dessous des réprouvés, on voit Caron avec sa barque, ainsi que Dante le décrit dans son Enfer, au marais d’Achéron. Il lève la rame, pour battre toute âme lente qui s’attarde. À peine la barque a touché la rive, qu’on voit toutes ces âmes s’en échapper en tumulte, éperonnées par la divine justice et comme si, aux termes du poète, la crainte se changeait en désir. Ensuite, Minos ayant prononcé la sentence, ces maudits sont tirés par des esprits malins vers la nuit infernale, et l’on voit des scènes effrayantes de graves et désespérés sentiments, comme il sied en ce lieu. Autour du Fils de Dieu, dans les nuées du Ciel et au milieu de la scène, les bienheureux ressuscites forment cercle et couronne ; tandis que, voisine de son fils et un peu séparée, on voit sa Mère, comme tremblante et peu rassurée par la colère et le secret de Dieu, se recueillir autant qu’elle le peut auprès du Juge. Après elle viennent le Précurseur, les douze Apôtres, les Saints et les Saintes de Dieu, chacun présentant au redoutable Juge l’instrument de supplice au moyen duquel il confessa sa foi et perdit la vie. Voici saint André et sa croix, saint Barthélémy et sa pelle, saint Laurent et son gril, saint Sébastien et ses flèches, saint Biaggio et son peigne de fer, sainte Catherine et sa roue, d’autres martyrs encore avec d’autres instruments par où ils se font reconnaître. Par-dessus tous ces saints, à droite et à gauche, tout en haut de la fresque, on voit des groupes d’anges aux poses variées, élevant vers le ciel la croix du Fils de Dieu, l’éponge, la couronne d’épines, les clous, la colonne où il fut flagellé, comme pour reprocher aux méchants les bienfaits de Dieu que leur ingratitude n’a pas reconnus, et comme pour réconforter et donner confiance aux bons par ces signes. Il y a là des détails infinis, que je passerai sous silence. Qu’il suffise de dire qu’en outre de la composition de l’histoire, on y voit représenté tout ce que la nature peut faire d’un corps humain.

LIV. — Le pape Paul ayant, plus tard, ouvert une chapelle au même étage où se trouve celle de Sixte, voulut aussi la faire peindre par Michel-Ange. Il lui commanda deux sujets pour les deux faces latérales. Sur l’une, le Maître représenta la Crucifixion de saint Pierre, et sur l’autre la Conversion de saint Paul, quand Jésus-Christ lui apparut. Ces deux sujets remarquables, autant pour l’ensemble de la composition que pour le détail des figures, sont la dernière œuvre picturale que Michel-Ange ait faite jusqu’à ce jour, et qu’il termina à l’âge de soixante-cinq ans. À présent, il a en main un marbre qu’il sculpte à sa fantaisie, étant un homme plein d’idée et qui doit chaque jour enfanter une autre œuvre. Celle-ci est un groupe de quatre personnages plus grands que nature et représente une Déposition de la Croix [15]. Le Christ mort est soutenu par sa mère, qui s’unit à ce corps, de sa poitrine, de ses bras et de ses genoux, en une pose admirable. Elle y est aidée par Nicodème, qui, debout et ferme sur ses jambes, soulève le corps sous les bras, avec une force gaillarde. Une des Marie figure à gauche où, encore que toute dolente, elle ne laisse pas de prêter un secours que, pour son extrême douleur, la mère ne peut donner. Le Christ abandonné laisse retomber tous ses membres, mais en une pose bien différente de celle qu’exprima Michel-Ange au Christ de la marquise de Pescara et à celui de la Madone des Fièvres. Il est impossible de décrire la beauté et les sentiments qui se lisent sur les visages affligés et tristes de la Mère désolée et de ses assistants. Mais il faut dire que c’est une œuvre rare et de celles où le Maître s’est le mieux fatigué, principalement parce que toutes les figures s’y distinguent entre elles, et que les vêtements de l’une ne la font pas confondre avec ceux de l’autre.

LV. — Michel-Ange a fait bien d’autres choses que je n’ai pas mentionnées, comme le Christ qu’on voit à la Minerve. On voit aussi à Florence un Saint Mathieu [16] qu’il commença, pour figurer avec les douze Apôtres dans les douze piliers du Duomo. On a de lui de nombreux cartons pour diverses peintures, et d’infinis dessins pour des constructions publiques et privées. Finalement il dessina les plans d’un pont qui devait se jeter sur le Canal Grande de Venise, et dont la forme et la manière nouvelle n’avaient pas encore été osées. Il a fait aussi bien d’autres choses qu’on n’a pas vues et dont il serait trop long d’écrire, c’est pourquoi je ne l’essayerai pas. Le Maître dit qu’il veut donner cette dernière Pietà à quelque église, pour être placée au pied de l’autel où lui-même se fera enterrer. Que le Seigneur Dieu en sa bonté le conserve longtemps, et je ne doute pas que le dernier jour de la vie et des fatigues de Michel-Ange ne sera semblable à celui qu’on rapporte d’Hippocrate. Il a de longues années encore à vivre, et l’on en peut garder l’espoir, à voir sa vive et robuste vieillesse et à se rappeler la longue vie de son père qui, sans savoir jamais ce que fut une fièvre, arriva jusqu’à quatre-vingt-douze ans. Il trépassa plutôt de faiblesse que de maladie ; en sorte que, ainsi décédé, selon ce qu’en rapporte Michel-Ange, il avait conservé sur son

7. Michel-Ange. Musée du Louvre.
étude de femme lutinant l’amour

visage les mêmes couleurs qu’il avait eues en vie, et qu’il paraissait plutôt dormir qu’être mort.

LVI. — Dès son enfance, Michel-Ange fut dur à la fatigue. Aux dons de la nature il a ajouté ceux de la science qu’il a voulu acquérir, non par fatigue et par combinaison, mais pour la nature elle-même qu’il a étudiée en se mettant devant elle comme devant son unique exemplaire. Il n’est pas d’animal dont il n’ait voulu relever l’anatomie. Quant à celle de l’homme, il l’a si bien connue qu’à peine en savent autant ceux qui, par profession, dépensent toute leur vie à cette étude : je veux dire des connaissances qui importent à l’art de la peinture et de la statuaire, et non ces minuties qui n’intéressent que les spécialistes en anatomie. La preuve en est faite par ces figures, où l’on trouve un tel art et une telle science que tout autre peintre aurait peine même à les imiter. J’ai toujours pensé que les efforts humains ont une limite prescrite par la volonté de Dieu, au delà de laquelle aucune ordinaire vertu ne peut rien ; et ceci est vrai non seulement en peinture et en sculpture, mais généralement dans tous les arts et sciences. S’il arrive que cette vertu humaine fasse un effort exceptionnel en faveur d’un des siens, c’est pour que celui-ci serve d’exemple aux facultés de l’homme. En sorte que celui qui veut en son art enfanter quelque chose digne d’être lue ou vue, il faut ou qu’il soit le sujet même de ce premier enfantement ou, tout au moins, qu’il ressemble à ce maître et qu’il marche sur ses traces ; car il lui serait d’autant inférieur qu’il s’éloignerait davantage de cette droite ligne. Après Platon et Aristote, combien de philosophes n’a-t-on pas vus qui, pour vouloir suivre une autre voie, sont tombés dans le pire ? Combien d’orateurs, après Démosthènes et Ciceron ; combien de mathématiciens, après Euclide et Archimède ; combien de médecins, après Hippocrate et Gallien, ou de poètes, après Homère et Virgile ? Et s’il s’est trouvé des esprits qui, se fatiguant sur les sciences, furent capables d’arriver par eux-mêmes à la plus haute place, néanmoins, pour avoir trouvé cette place occupée ou pour n’y avoir réalisé d’autres perfections que celles que leurs prédécesseurs avaient manifestées avant eux, il est advenu ou qu’ils ont abandonné l’entreprise, ou que judicieusement ils se sont donnés à l’imitation des premiers réalisateurs de cette perfection. Cela s’est vu, de nos jours, avec Bembo, Sannazzaro, Caro, Guidiccione, la marquise de Pescara [17], et autres écrivains et amateurs de rimes toscanes. Encore que d’un génie supérieur et singulier, comme ils ne pouvaient créer eux-mêmes mieux que la nature n’avait fait avec Pétrarque, ils se sont contentés d’imiter celui-ci, mais si heureusement qu’ils ont été jugés dignes d’être lus et comptés parmi les bons écrivains.

LVII. — Pour conclure, je dirai qu’il me semble qu’en peinture et en sculpture la nature a été, pour Michel-Ange, large et libérale de tous ses dons, et je ne pense pas être repris en disant que les créations de ce maître sont presque inimitables. Je ne crois pas paraître exagéré en disant que, jusqu’à cette heure, il est le seul qui ait tenu avec une égale dignité le ciseau et le pinceau. En peinture, les Antiques ne nous ont rien laissé dont nous gardions mémoire. En statuaire, si nous avons beaucoup d’œuvres anciennes, à qui Michel-Ange l’a-t-il cédé ? Certainement à personne, du jugement des hommes de l’art ; si nous consultons l’opinion du vulgaire qui admire l’Antiquité sans autre jugement, nous ne l’entendrons pas dire le contraire, tant cet homme a été supérieur aux jalousies de son temps. Raphaël d’Urbin, pour tant qu’il voulût rivaliser avec Michel-Ange, eut l’occasion de dire maintes fois qu’il remerciait Dieu d’être né de son temps, ayant appris de Michel-Ange autre chose que ce que lui avaient appris son père qui fut peintre, et le Pérugin qui fut son maître. Mais quelle preuve plus grande et plus éclatante de l’excellence de cet homme en ont donnée les princes de ce monde, en se disputant la gloire de le posséder ! Outre quatre pontifes, Jules, Léon, Clément et Paul, le Grand Turc, père de celui qui règne aujourd’hui, je l’ai déjà dit, ne lui envoya-t-il pas certains religieux de Saint-François avec des lettres, le priant de venir à sa cour ? Non seulement il lui avait mandé des lettres de change pour prendre à Florence, à la banque des Gondi, tout l’argent qu’il voudrait pour son voyage, mais encore il avait prescrit que, lorsqu’il passerait à Cossa, terre voisine de Raguse, il fût accompagné de là jusqu’à Constantinople par un de ses grands vizirs. François de Valois, roi de France, le rechercha de toute manière, offrant de lui faire compter à Rome, toutes les fois qu’il voudrait aller le voir, 3.000 écus pour sa route. La Sérénissime Venise lui envoya Bruciolo à Rome, pour l’inviter à venir habiter cette ville ; elle lui offrait une provision de cent écus par an, sans l’obliger à autre chose qu’à honorer cette République par sa présence ; et elle ajoutait que, s’il faisait quelque ouvrage pour elle, il en serait payé comme s’il n’en avait pas eu d’autre provision. Ces choses-là ne sont point communes et n’arrivent pas chaque jour ; elles sont, au contraire, nouvelles et hors de l’usage commun, elles ne se produisent qu’en faveur de singulières et supérieures valeurs, comme fut celle d’Homère, dont maintes cités se disputèrent l’honneur d’avoir eu son berceau et de le compter parmi leur citoyen.

LVIII. — Le pape Jules III ne le tint pas en moindre estime que les pontifes précédemment cités. Prince d’un jugement supérieur, amateur et fervent de toutes les vertus, il était surtout passionné de peinture, de sculpture et d’architecture, comme le prouvent clairement les œuvres que ce pontife a fait faire au Vatican et au Belvédère et, aujourd’hui encore, dans sa villa Julia, qui est pleine de statues antiques et modernes, de pierres aux beautés variées et de précieuses colonnes, de stucs, de peintures et de toutes autres sortes d’ornements. Par respect pour le grand âge de Michel-Ange, il n’a pas voulu l’astreindre au travail. Il connaît et apprécie cette grandeur, mais il y met cette réserve de ne s’en servir qu’au gré du maître. Ce respect, à mon sentiment, fait à Michel-Ange une réputation plus grande que tous les travaux dont l’ont chargé les autres papes. Il est vrai que, dans toutes les œuvres de peinture et d’architecture que ce pontife fait faire, il recherche presque toujours le sentiment et le jugement de Michel-Ange, et il envoie bien des fois des artistes le consulter chez lui. Il est à regretter — et Sa Sainteté le regrette aussi — que cet homme, pour une certaine timidité naturelle, disons mieux, pour un respect et une retenue que quelques-uns appellent de l’orgueil, ne se serve pas de la bienveillance et de la nature libérale d’un tel pape dont il pourrait disposer. J’ai entendu dire par Mgr de Forli, maître de chambre de Jules III, que ce pape a affirmé bien des fois que volontiers, s’il lui était possible, il s’enlèverait de ses années et de son propre sang pour les ajouter à la vie de Michel-Ange et pour que le monde ne soit pas sitôt près de perdre un tel homme. Moi-même avant eu accès auprès de Sa Sainteté, de mes oreilles je le lui ai entendu dire et ajouter que, s’il lui survit, — comme le veut le cours naturel de la vie, — il veut faire embaumer son corps et le conserver près de lui, afin que son cadavre soit, comme ses œuvres, un enseignement perpétuel. Cette chose, il l’a dite au début de son pontificat à Michel-Ange lui-même, en présence de nombreux auditeurs ; et je ne sais quelles paroles peuvent honorer davantage Michel-Ange, ni prouver plus grandement quel compte en fait ce pontife.

LIX. — Jules III en donna encore une preuve manifeste quand, à la mort de Paul III, il fut fait pape et qu’en Consistoire, en présence de tous les cardinaux qui se trouvaient alors à Rome, il prit la défense de Michel-Ange contre les intendants de la Fabrique de Saint-Pierre. Ces derniers — non par sa faute, ajoutait-il, mais par celle de ses ministres — ayant voulu priver l’artiste de cette autorité dont le pape Paul III l’avait investi par un motu proprio dont nous parlerons plus loin, ou tout au moins la restreindre, Jules III le défendit si bien que, non seulement il confirma ce motu proprio, mais l’amplifia de bien autrement dignes paroles, ne voulant plus prêter l’oreille ni aux querelles des surintendants ni à toute autre requête. Michel-Ange — il me l’a dit bien des fois — connait l’affection et la bienveillance du pape Jules envers lui, et il les lui rend bien en respect ; mais, comme en son rang inférieur il ne peut lui en faire l’échange et lui prouver sa gratitude, il ne lui en restera pas moins reconnaissant, toute sa vie. Une chose, ajoute-t-il souvent, le réconforte un peu : c’est que, connaissant la discrétion de ce pape, il espère que la sienne propre sera aussi reconnue et qu’il fera agréer sa bonne volonté, faute de mieux. Néanmoins, pour tant que ses forces diminuent, il ne les gardera pas moins, toute sa vie, quoi qu’elles vaillent, au service du pape, — ceci encore, il me l’a dit. C’est ainsi que Michel-Ange, à la requête de Jules III, a fait un dessin pour la façade d’un palais [18] que ce pape a voulu bâtir à Rome. Pour qui la voit, c’est une chose inusitée et nouvelle, et liée à aucune manière ni loi antique ou nouvelle. C’est ce qu’il a fait aussi dans plusieurs monuments de Florence et de Rome, pour prouver que l’architecture n’a pas besoin d’être traitée absolument comme autrefois et que, pour être sujette à de nouvelles inventions, elle n’en paraîtra ni moins curieuse ni moins belle.

LX. — Pour revenir à l’anatomie, il a fini par renoncer à disséquer les cadavres. Ces longues opérations lui avaient retourné l’estomac, au point de ne pouvoir ni manger ni boire, à son profit. Dans cette science il avait fini par acquérir de telles connaissances, qu’il s’était résolu plusieurs fois — pour rendre service à ceux qui s’occupent de sculpture et de peinture — a écrire un ouvrage qui contiendrait toutes les manières et apparences des mouvements humains, et une ingénieuse théorie de l’ossature par lui retrouvée pour son usage. Il l’aurait écrit, s’il n’avait douté de ses forces à traiter dignement un tel sujet, comme ferait un praticien en fait de science.

Quand il lit Albert Durer [19], l’enseignement lui en paraît débile ; car Michel-Ange voit, à sa manière, combien ses propres conceptions favorisent plutôt le beau et l’utile, en anatomie. À dire vrai, Albert ne traite que des mesures et des variétés des corps, et l’on n’en peut donner une règle certaine en formant les figures raides, comme des pals. Quant aux gestes et aux actes humains qui importeraient davantage, il n’en dit pas un mot. Mais désormais sentant le poids des ans, Michel-Ange ne pense pas pouvoir laisser au monde par écrit cette fantaisie de son esprit dont il m’a fait part minutieusement et avec grand amour. Il avait commencé aussi d’en conférer avec messer Realdo Colombo, anatomiste et chirurgien excellent, notre grand ami à tous deux, et qui, à cet effet, avait envoyé le cadavre d’un très beau jeune homme, tout à fait propre à l’affaire, si l’on peut ainsi dire. Il fut déposé à Sant’Agata où j’habitais alors, comme aujourd’hui, en une partie reculée de la ville. Sur ce corps, Michel-Ange me fit observer maintes choses rares et cachées qu’on n’avait peut-être jamais plus remarquées. Je les ai notées, et j’espère qu’un jour, aidé par un homme de science, je les ferai connaître, pour la commodité et l’utilité de tous ceux qui s’occupent de peinture ou de sculpture. Mais assez, sur ce sujet.

LXI. — Michel-Ange s’adonna à la perspective et à l’architecture, et ces ouvrages prouvent le parti qu’il en tira. Il ne s’est pas contenté seulement de la connaissance des principes de l’architecture, mais il a voulu savoir tout ce qui relève, de près ou de loin, de cette science, comme tracer des plans, des ponts, des échafaudages et autres choses semblables ; et il y excella autant que ceux qui ne professent que cette science. Il en fit preuve, au temps de Jules II, de la manière suivante. Comme Michel-Ange avait à peindre la voûte de la chapelle de Sixte, le pape ordonna à Bramante d’en faire l’échafaudage. Celui-ci, pour si architecte qu’il fût, ne sachant comment s’y prendre, perça la voûte en plusieurs points et fit descendre par là certains madriers pour étayer le pont. En les voyant, Michel-Ange rit beaucoup et demanda à Bramante comment il pourrait faire, quand il en viendrait à peindre ces trous. Bramante, qui n’avait rien pour se défendre, se contenta de répondre qu’il ne pouvait faire autrement. La chose en vint chez le pape et, comme Bramante répliquait de même, Jules II, se tournant vers Michel-Ange, lui dit : « Puisque ce pont n’est pas à ta convenance, va et fais-en un à ta manière. » Michel-Ange démonta alors tout l’échafaudage et en fit retirer tant de matériaux que, les ayant donnés à un pauvre homme, son aide, celui-ci put, en les revendant, en marier ses deux filles. Il en dressa ensuite un autre, sans cordes et si bien agencé et composé, qu’aucun autre ne pouvait être plus solide, quelque poids qu’il portât. Ce fut, pour Bramante, une occasion d’ouvrir les yeux et d’apprendre la manière de faire un pont, ce dont il tira grand profit pour la construction de Saint-Pierre. Encore que Michel-Ange en toutes ces choses n’eût pas de rival, il ne voulut pas moins jamais faire profession d’architecte. Plus tard, à la mort d’Antonio San-Gallo, architecte de la Fabrique de Saint-Pierre, le pape Paul

8. Michel-Ange. Musée des Offices.
la prudence

avant voulu nommer Michel-Ange à sa place, celui-ci en déclina L’emploi,

alléguant que ce n’était point là son métier. Il le refusa si bien, qu’il fallut que le pape lui en intimât l’ordre par un motu proprio des plus amplifiés, que confirma ensuite le pape Jules III, présentement régnant. Pour ce service, Michel-Ange n’a jamais voulu rien recevoir, et il a tenu à ce que sa volonté fût ainsi stipulée dans le motu proprio. Un jour, le pape Paul lui ayant envoyé cent écus d’or par messer Pietro Giovanni, alors garde-robe de Sa Sainteté, et depuis évêque de Forli, comme provision d’un mois due à l’architecte pour le compte de la Fabrique, Michel-Ange ne voulut pas les recevoir, disant que tel n’était pas le pacte conclu ; et il les renvoya au pape, qui s’en irrita, selon ce que m’a conté encore messer Alexandre Rufini, gentilhomme romain, alors camérier et échanson de Sa Sainteté. La colère du pape ne fit point changera Michel-Ange sa résolution. Quand il eut accepté cette nouvelle charge, il rit un nouveau modèle du Saint-Pierre, parce que certaines parties de l’ancien, pour de nombreuses raisons, ne lui plaisaient pas. Il fallait que cette construction fût si fortement bâtie, qu’on aurait à voir le dernier jour du monde avant de voir la fin de ce San-Pietro. Ce modèle, loué et approuvé par le pontife, s’exécute présentement, à la grande satisfaction de ceux dont le jugement peut compter, bien qu’il y en ait d’autres qui ne l’approuvent pas.

LXII. — Dès sa jeunesse, Michel-Ange s’était adonné, non seulement à la sculpture et à la peinture, mais encore à tout ce qui se rattache à ces arts. Il s’y livrait si studieusement qu’il finit par s’isoler longtemps du commerce des hommes, ne pratiquant que le moins d’amis possible. Les uns, par là, le jugèrent orgueilleux, les autres bizarre et fantasque. Aucun de ces vices n’était sien ; mais, comme on l’a vu chez des hommes supérieurs, l’amour de la vertu et le continuel exercice des arts valeureux le faisaient solitaire et se complaire si bien dans son isolement que la compagnie des hommes, non seulement ne le contentait pas, mais lui déplaisait même, comme si elle eût troublé sa méditation. Il n’était jamais moins seul que lorsqu’il était solitaire, ainsi qu’accoutumait de dire le grand Scipion.

LXIII. — Il a cependant retenu l’amitié de ceux dont les conversations vertueuses et savantes pouvaient lui donner quelque profit et quelque relief d’excellence. Tel fut le révérendissime Monsignor Polo, aux vertus rares et à la singulière bonté. Tel aussi mon maitre le cardinal Crispo, chez qui il trouva joint à de nombreuses qualités un rare et excellent jugement. Il fut aussi fortement lié d’affection avec le cardinal Santa-Croce, homme très grave et très prudent, dont je l’ai entendu maintes fois parler en termes très honorables ; et aussi avec le révérendissime Maffei, dont il a toujours célébré la bonté et la science. Il aimait et honorait en général tous les membres de la maison Farnèse, pour la vive mémoire qu’il conservait du pape Paul, dont le nom revenait continuellement avec respect sur ses lèvres. Ainsi rappelait-il le révérendissime patriarche de Jérusalem, précédemment évêque de Cesena, avec qui il était très familier, parce que cette nature candide et libérale lui plaisait beaucoup. Il était aussi intimement lié avec mon maître le cardinal Ridolfi, de bonne mémoire et de toute vertu. Il en est d’autres que je passe pour ne point trop m’étendre, comme Mgr Claudio Tolomei, messer Lorenzo Ridolfi, messer Donato Gianotti, messer Leonardo Malespini, Lottino, messer Tommaso Del Cavalieri et d’autres honorés gentilshommes sur lesquels je ne m’attarderai pas davantage. À la fin il a particulièrement fréquenté Annibal Caro, au sujet de qui il m’a dit qu’il regrettait de ne l’avoir pas plus tôt connu, l’ayant trouvé tout à fait à son goût. Il aima grandement la marquise de Pescara, dont il s’était épris pour son divin esprit. En réciproque, il en était aimé éperdument. Il possède encore beaucoup de lettres pleines d’un amour honnête et très doux, dignes d’être sorties d’un tel cœur. Il avait écrit pour elle maints sonnets, pleins de génie et de tendres désirs. Elle était revenue plusieurs fois de Viterbe et d’autres lieux où elle allait passer l’été ; et quand elle venait à Rome, elle n’y avait d’autre raison que de voir Michel-Ange. De son côté, il avait un tel amour pour elle que je me souviens de lui avoir entendu dire qu’il n’avait pas eu de plus grande douleur en ce monde que de l’avoir laissé partir de cette vie sans lui avoir baisé ni le front ni le visage, mais seulement la main. Cette mort le laissa longtemps hébété et comme fou. À la demande de cette dame, il avait fait un Christ nu, quand il est descendu de la croix. Comme un corps mort abandonné, il serait tombé aux pieds de sa très sainte mère, s’il n’avait pas été soutenu sous les bras par deux anges. Sa mère, assise sous la croix avec un visage larmoyant et triste, lève au ciel ses deux mains et ses bras grands ouverts, selon ce vers qu’on lit écrit sur un tronçon de la croix :

Non vi si pensa quanto sangue costa [20] !

La croix est semblable à celle qui était portée en procession par les Bianchi, pendant la peste de 1340, et qui fut ensuite déposée dans l’église de Sainte-Croix de Florence. Il fit encore, par amour pour cette dame, le dessin d’un Christ en Croix, non plus mort comme on le représente d’ordinaire, mais le visage levé vers le Père en divine attitude, quand il dit : Heli ! heli ! On y voit ce corps, non plus comme mort et tombant abandonné, mais vivant encore et ressentant l’atroce supplice qui le fait se tourmenter.

LXIV. — Comme il avait goûté les conversations des savants, il avait aussi pris plaisir à la lecture des écrivains tant en prose qu’en vers. Entre tous, il admirait particulièrement Dante dont l’admirable génie le charmait, au point qu’il l’avait tout entier retenu de mémoire. Il n’appréciait pas moins Pétrarque. Et il ne lisait pas seulement ces grands maîtres, mais il composait aussi parfois, comme eux. Maints de ses sonnets donnent une très bonne preuve de sa grande invention et de son jugement sûr ; quelques-uns en ont été même commentés par des discours et des considérations de Varchi. Mais il ne se livrait à la poésie qu’en dilettante, se défendant d’en faire profession, s’abaissant même toujours jusqu’à demander excuse en ces matières pour son ignorance. Il a également bien étudié et lu avec attention les Saintes Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament, et aussi les discours de Savonarole, pour qui il eut toujours une vive affection et dont il avait conservé en mémoire le souvenir de son ardente voix. Il a également aimé la beauté du corps, comme un artiste qui l’apprécie supérieurement. Certains hommes charnels qui ne savent entendre, de l’amour de beauté, que ce qui est lascif et déshonnête, ont pu ne pas comprendre cette passion de Michel-Ange. Alcibiade jeune et beau ne fut-il point aimé chastement par Socrate et, quand il se trouvait à ses côtés, n’accoutumait-il pas de dire qu’il y restait comme aux côtés de son père ? Plusieurs fois, j’ai entendu Michel-Ange raisonner et discourir sur l’amour ; et j’ai ouï dire par ceux qui étaient présents à ses conversations, que le maître ne parlait pas autrement de l’amour que Platon n’en a écrit dans ses livres. J’ignore ce que Platon en a dit, mais je sais bien, pour avoir longuement et familièrement pratiqué la compagnie de Michel-Ange, que je n’ai jamais entendu sortir de sa bouche que des paroles honnêtes qui avaient la force d’éteindre dans un cœur de jeune homme tout désordonné et effréné désir. On peut prouver encore qu’en lui ne naissaient point les désirs laids, par cet amour qu’il portait non seulement à la beauté humaine, mais universellement à toute chose belle, à un beau cheval, à un’beau chien, à un beau paysage, à une belle plante, à une belle montagne, à une belle forêt, à tout site et à toute chose belle et rare en son genre, qu’il admirait avec de merveilleux transports. Ainsi il cueillait le beau dans la nature, comme l’abeille cueille le miel dans les fleurs, pour s’en servir ensuite dans ses œuvres ; et c’est ce qu’ont toujours fait ceux qui, dans la peinture, ont mérité quelque louange. Le maître antique qui voulut faire une Vénus ne se contenta pas de voir une seule vierge, mais il voulut en contempler beaucoup ; et, prenant à chacune sa forme la plus belle et la plus accomplie, il s’en servit pour composer en entier sa déesse. En vérité, quiconque, hors de cette voie où se trouve la vraie pratique de beauté, pense parvenir à quelque élévation dans les arts, se trompe grandement.

LXV. — Michel-Ange a été toujours très sobre dans sa vie, usant des mets plutôt par nécessité que par goût, surtout quand il était à l’ouvrage. Alors il se contentait le plus souvent d’un morceau de pain, qu’il mangeait même en travaillant. Il en use de même à présent que l’âge plus avancé l’oblige à vivre avec plus de soin. Plusieurs fois, je l’ai entendu me dire : « Ascanio, pour si riche que j’aie été, j’aie toujours vécu comme un pauvre ! » S’il mangeait peu, il ne dormait pas davantage. Le sommeil ne lui profitait pas, et, comme il le disait, il lui arrivait rarement de se livrer au sommeil sans y prendre mal à la tête. Un sommeil prolongé lui fatiguait l’estomac. Pendant qu’il était de santé plus robuste, il dormait le plus souvent habillé et les guêtres aux jambes, dont il usa toujours (soit en raison des crampes dont il a souffert continuellement, soit pour d’autres raisons) ; il lui est même arrivé, certaines fois, de prendre tant de peine à se les retirer, qu’avec ses bottes il enlevait la peau. Il ne fut jamais avare d’argent et ne pensa jamais à entasser des écus, content de ce qu’il lui fallait pour vivre honnêtement ; si bien que, sollicité par de riches personnes à donner quelque ouvrage de sa main contre de larges promesses, rarement il l’a fait. Quand il le faisait, c’était plutôt par amitié et bienveillance, que dans l’espoir d’en être récompensé.

LXVI. — Il a donné beaucoup d’autres choses qui, s’il les avait voulu vendre, lui auraient rapporté de fort grosses sommes. Telles, entre autres, ces deux statues[21] qu’il offrit à messer Roberto Strozzi, son grand ami. Et il ne fut pas seulement généreux de ses œuvres, mais il le fut souvent aussi de sa bourse pour subvenir aux besoins de quelque pauvre artiste valeureux en lettres ou en peinture ; et je peux en apporter le témoignage, ayant moi-même éprouvé ses bienfaits. Il n’envia jamais les travaux des autres, même en son art, plus par bonté de nature que pour l’opinion qu’il avait de lui-même. Il a, au contraire, toujours universellement loué les grands artistes, sans en excepter Raphaël, avec qui il eut, comme je l’ai écrit, à essuyer quelques assauts sur le terrain de l’art. Tout ce que je lui ai entendu dire, c’est que Raphaël tenait son art moins de la nature que de ses longues études. Le reproche que plusieurs lui font, de n’avoir pas voulu faire des élèves, est sans fondement ; car il en reçut bien volontiers, et je l’ai expérimenté pour mon compte, moi à qui il a fait connaître tous les secrets que pouvait renfermer son art. Mais la malechance a voulu que ce maître soit tombé sur des élèves peu aptes ou qui, s’ils le furent, ne voulurent pas persévérer et se crurent devenus aussi des maîtres, après seulement quelques mois passés sous sa discipline. Pour tant de spontanéité que Michel-Ange ait mise à enseigner des élèves, il n’aimait pas pourtant qu’on le sût, préférant faire le bien que d’y paraître. Il faut même qu’on sache qu’il chercha toujours à enseigner l’art à des personnes nobles, de préférence à des plébéiens, selon l’usage que pratiquèrent les Antiques.

LXVII. — Il est d’une mémoire très tenace, de telle sorte qu’après avoir fait tant de milliers de figures qu’on peut voir, il n’en a jamais exécuté une qui fût semblable à une autre ou qui répétât la même pose. Je lui ai même entendu dire qu’il ne se décidait jamais à tirer une ligne sans se rappeler qu’il n’eût jamais fait la même, et il l’effaçait si elle avait pu être déjà vue. Sa puissance imaginative est telle qu’il ne se contente jamais de ses ouvrages et qu’il les critique souvent, sa main ne paraissant point être arrivée à réaliser l’idée qu’il s’était d’abord proposée. De là naît chez lui, comme chez ceux qui se livrent à la vie de contemplation, une timidité qui le gêne jusqu’à ce qu’une juste indignation la remplace quand on fait injure et tort, soit à lui, soit à autrui. En ce cas et pour le devoir seulement, il possède autant d’âme que les plus courageux. Pour le reste, il est la patience même. On ne pourrait assez louer sa modestie et, non plus, ses autres habitudes, qui furent mesurées et aimables même avec des mots aigus, comme ceux dont il usa à Bologne, un jour, envers un gentilhomme. Celui-ci s’étonnant de la grandeur et de la masse de cette statue de bronze que Michel-Ange venait de couler pour le pape Jules, lui dit : « Que pensez-vous qui soit plus gros, de cette statue ou d’une paire de bœufs ? — Cela dépend de quels bœufs ! répondit Michel-Ange. Si vous parle de ceux de Bologne, oh ! sans doute, ils sont plus gros. Mais à Florence les nôtres sont moins forts. » En voyant aussi cette statue, le Francia, qui en ce temps passait à Bologne pour un Apelle, dit : « Voilà une belle matière ! » Michel-Ange, croyant que l’artiste voulait louer plutôt le métal que la forme, répondit en riant : « Si c’est une belle matière, je dois en savoir gré au pape Jules qui me l’a donnée, comme vous devez le faire vous-même aux droguistes qui vous donnent les

9. Michel-Ange. Musée du Louvre.
étude pour une « sagra famillia » et autres motifs

couleurs. » À quelques jours de là, voyant un fils de ce même Francia, qui était un beau garçon : « Mon fils, lui dit-il, ton père fait mieux les figures au vivant qu’en peinture. »

LXVIII. — Michel-Ange est de bonne complexion. Son corps, plutôt nerveux et osseux, est charnu et gras. Par nature autant que par exercice du corps et par continence dans le vivre et dans le manger, sa santé est florissante, encore que, dans son enfance, il ait été maladif et changeant et que, étant homme, il ait souffert deux fois de maladies. Cependant, depuis quelques années, il est atteint d’une indisposition qui eût pu dégénérer en maladie de la pierre, si les bons soins et la diligence de messer Realdo, déjà nommé, ne l’en eussent délivré. Son visage a toujours porté bonne couleur. Comme stature, son corps est de taille ordinaire, large des épaules et, pour le reste, de proportions plutôt menues. La figure est ronde, de telle sorte qu’à partir du haut de l’oreille, le front développé occupe la moitié de l’ovale. Les tempes saillantes bombent un peu plus que les oreilles, et celles-ci plus que les joues, qui avancent sur le reste ; en sorte que la tête, en proportion du visage, peut être comptée parmi les grandes. Le front est carré et le nez un peu écrasé, non de naissance, mais parce qu’un certain Torrigiano de Torrigiani, garçon bestial et fier, cassa, un jour, au jeune homme, dans une dispute, le cartilage du nez. Michel-Ange fut porté comme mort chez son père, et Torrigiano, banni de Florence pour ce méfait, mourut de male mort. Cependant le nez, tel qu’il est, se tient en proportion avec le front et le reste du visage. Les lèvres sont minces, et celle de dessous un peu plus grosse, au point de paraître quelque peu en avant à qui regarde le profil. Le menton accompagne bien le reste du visage. De profil, le front avance sur la ligne du nez ; celui-ci paraîtrait moins cassé, s’il n’avait pas au milieu une petite saillie. Les cils sont peu fournis, les yeux plutôt petits, de couleur de corne, mais variés et tachetés d’éclats jaune et azur. Il porte noirs les cheveux, comme la barbe ; cependant, à l’âge de soixante-neuf ans, le visage que je décris a mêlé assez abondamment des poils blancs. La barbe est bifourchue, longue de quatre ou cinq doigts et peu fournie, comme on peut s’en rendre compte dans les portraits du maître. Il y aurait bien d’autres choses à dire que j’ai laissées de côté pour faire lire plus tôt cet écrit, quand j’ai appris que certains à qui j’avais confié ces notes voulaient se faire l’honneur de profiter de mes fatigues avant moi-même. Mais s’il arrive que d’autres, dans la suite, veuillent entreprendre la même Vie, je m’offre de leur communiquer ou de leur donner par écrit tout ce qui m’en reste. J’espère, avant longtemps, mettre dehors les sonnets et les madrigaux de Michel-Ange, tels que je les ai recueillis de lui et d’autres ; et je publierai cet essai, pour donner au monde la preuve du trésor d’invention et de la beauté de pensées qui naquirent dans ce génie divin. Sur ce mot, je termine.

  1. Le marquis Giuseppe Campori semble prouver le contraire dans son Catalogue des Artistes italiens et étrangers dans les États d’Este.
  2. sa mère fut une Francesca di Miniato del Sera, née de Bonda Rucellai. Condivi compte les années à la manière des Florentins, qui commençaient leur calendrier ab Incarnatione. Le 6 mars 1474 correspond donc a 1475 du calendrier courant nato Domino.
  3. Cet Hercule fut, jusqu’au siège de Florence, au palais Strozzi. Vendu plus tard au roi de France François Ier, il s’est perdu depuis.
  4. Comme Vasari, Condivi se trompe en confondant deux cardinaux distincts. Celui de Saint-Denis qui commanda cette Pietà à Michel-Ange, fut Jean de la Groslaye de Villiers, abbé de Saint-Denis et ambassadeur de Charles VIII près Alexandre VI.
  5. C’est le David qui, jusqu’en 1873 se voyait devant le Palazzo Vecchio, où il avait été placé le 8 septembre 1504. Il est conservé aujourd’hui à L’Académie des Beaux-Arts.
  6. Cette statue, dont parle ici Condivi, ne figure pas au Catalogue des œuvres de Michel-Ange. Serait-elle perdue, comme l’autre que mentionne Vasari et qui, envoyée au roi de France, n’a pas laissé plus de traces que la précédente ?
  7. Les deux Esclaves, donnés par Michel-Ange à son ami Roberto Strozzi réfugié en France, furent d’abord placés au château d’Écouen par le connétable Henri de Montmorency, qui, en mourant, les légua, en 1632, au cardinal de Richelieu. Ils sont, aujourd’hui, conservés au Musée du Louvre.
  8. Selon Vasari, ce carton de la Guerre de Pise aurait été mis en morceaux par Baccio Bandinelli, jaloux de Michel-Ange.
  9. La chose arriva, sous Jean de Bentivolio, le 30 décembre 1511.
  10. Le siège de Rome arriva en 1527.
  11. Messer Francesco Carducci, alors gonfalonnier de la Justice, fut décapité avec plusieurs de son parti.
  12. Il s’agit ici de la trahison de Malatesta Baglioni.
  13. Alexandre, duc de Civita di Penna, bâtard de la maison des Médicis (1510-1537).
  14. Cette Leda fut à Fontainebleau jusqu’au règne de Louis XIII, alors que le surintendant royal Desnoyers, la trouvant indécente, la fit brûler par scrupule de conscience.
  15. Ce groupe, resté inachevé, fut transporté à Florence et placé en 1723, par le grand-duc Cosme III, derrière le maitre-autel de Sainte-Marie-aux-Fleurs.
  16. En 1503, Michel-Ange reçut de la Confrérie de Sainte-Marie-des-Fleurs la commande des Douze Apôtres, qu’il devait sculpter séparément. Il n’ébaucha que le Saint Mathieu qui, après être resté longtemps dans la cour de cette Confrérie, fut transporté en 1831 à l’Académie des beaux-arts.
  17. Vittoria Colonna, poétesse célèbre, amie de Michel-Ange.
  18. Le palais Farnèse.
  19. Albert Durer, peintre de Nuremberg, a écrit divers ouvrages qui attestent une versatilité peu commune de son esprit. Celui dont parlait Michel-Ange a pour titre : De simmetria partium in rectis formis humanorum corporum
  20. « Ne pas penser au prix que ce sang a coûté ! » (Michel-Ange, sonnet.)
  21. Les deux Esclaves dont veut parler ici Condivi et qui devaient faire partie du tombeau de Jules II, passèrent de la maison de messer Roberto Strozzi à la maison de François Ier, roi de France. Ils figurent aujourd’hui au Musée du Louvre.