Middlemarch/Livre 4

La bibliothèque libre.
Traduction par M.-J. M.
Calmann Lévy (1p. 389-516).


LIVRE IV



TROIS PROBLÈMES D’AMOUR



CHAPITRE PREMIER


Ce fut par une matinée de mai qu’on enterra Pierre Featherstone. Dans le voisinage prosaïque de Middlemarch, le mois de mai n’était pas toujours chaud et ensoleillé. Un vent froid arrachait les fleurs à peine ouvertes des jardins environnants et les emportait jusque sur les tertres verts du cimetière de Lowick. Des nuages rapides couraient au ciel, ne permettant que par éclaircies à un rayon de soleil d’éclairer l’objet beau ou laid que venait frapper soudain de sa pluie d’or une lueur fugitive. Le spectacle du cimetière était des plus variés, toute une petite foule de province s’y était réunie pour voir la cérémonie. La nouvelle s’était répandue qu’il allait y avoir « un grand enterrement » ; le vieux gentleman en avait réglé toutes les dispositions par écrit, voulant que ses funérailles surpassassent en éclat celles des classes plus élevées de la société ; il avait voulu qu’on y conviât des gens qui fussent beaucoup plus volontiers restés chez eux. Il avait même désiré que les femmes de sa famille le suivissent jusqu’à sa tombe, et la pauvre sœur Marthe avait fait tout exprès un voyage difficile depuis les Chalky-Flats. C’eût été une joie pour elle et pour Jane de penser que, si ce frère n’avait nullement tenu à les voir de son vivant, il s’était pourtant réjoui, en écrivant son testament, de la perspective de leur présence à ses obsèques ; malheureusement il y avait quelque chose d’équivoque dans le fait que le même désir s’étendait en même temps à mistress Vincy ; celle-ci avait fait des acquisitions de crêpe magnifique impliquant les espérances les plus présomptueuses, et rehaussées par un éclat et une fraîcheur de teint qui faisaient voir clairement qu’elle n’était pas du sang des Featherstone, mais qu’elle appartenait à cette classe de parents éminemment discutable, appelée « la famille de la femme ».

Cependant les trois voitures de deuil se remplirent conformément aux ordres écrits du défunt. Les porteurs du drap mortuaire étaient à cheval, couverts des plus riches galons ; même les aides porteurs de la bière avaient des écharpes de deuil de la plus belle qualité. La procession noire une fois descendue de cheval parut plus nombreuse encore, dans l’étroit cimetière ; les graves figures humaines et les draperies noires flottant au vent semblaient faire partie d’un monde étrangement incompatible avec les fleurs épanouies légèrement penchées sur leurs tiges, et les pâquerettes étincelantes sous les rayons du soleil.

C’était M. Cadwallader qui menait le cortège, toujours suivant le vœu de Pierre Featherstone. Dédaignant les vicaires qu’il traitait toujours en subalternes, il avait décidé d’être enterré par un clergyman bénéficier. M. Casaubon était hors de cause, non seulement parce qu’il déclinait toute fonction de ce genre, mais parce que Featherstone avait pour lui une aversion particulière ; il voyait en lui le recteur de sa paroisse, à qui la dîme donnait des droits sur ses propres domaines, sans compter les sermons du matin que le vieillard avait été si longtemps obligé d’écouter d’un bout à l’autre, assis dans sa stalle, sans pouvoir dormir, et enrageant en dedans. Mais, avec M. Cadwallader, il avait entretenu des relations toutes différentes ; la rivière poissonneuse qui traversait les terres de M. Casaubon passait aussi par celles de Featherstone, de façon que M. Cadwallader avait été pour lui le recteur qui demande une faveur, et non le recteur qui vous prêche. De plus, il faisait partie de la haute gentry ; il vivait à quatre milles de Lowick, siégeant au même étage céleste que le shérif du comté et autres dignitaires regardés comme nécessaires au système du monde. Il y aurait une certaine satisfaction à être enterré par M. Cadwallader, dont on aurait là encore, à la rigueur, une belle occasion d’écorcher le nom. C’est grâce à cette distinction conférée au recteur de Tipton et de Freshitt que mistress Cadwallader se trouva faire partie d’un groupe qui, d’une des fenêtres supérieures du manoir de Lowick, regardait l’enterrement du vieux Featherstone. Elle n’aimait guère à venir dans cette maison ; mais, comme elle le disait, cela l’amusait de voir une collection d’animaux étranges, comme celle qui se trouverait réunie à cet enterrement ; et elle persuada à sir James et à la jeune lady Chettam de les mener en voiture à Lowick, le recteur et elle, de façon à faire de cette visite une espèce de partie de plaisir.

— J’irai avec vous n’importe où, mistress Cadwallader, avait dit Célia, mais je n’aime pas les enterrements.

— Oh ! ma chère, quand on a un clergyman dans sa famille, il faut savoir réformer ses goûts en conséquence : j’ai fait cela de très bonne heure. Quand j’ai épousé Humphrey, j’ai pris le parti d’aimer les sermons, et j’ai commencé par en aimer passablement la fin. Bientôt ce goût s’est étendu au milieu, puis au commencement, il fallait bien passer par là pour arriver à la fin.

La fenêtre d’où l’on pouvait le mieux voir la cérémonie appartenait à la chambre qu’avait occupée Casaubon, aussi longtemps que le travail lui avait été interdit ; maintenant, il avait à peu près repris son genre de vie habituel, en dépit des avertissement et des prescriptions ; aussi, après avoir courtoisement salué mistress Cadwallader, s’était-il retiré dans sa bibliothèque pour y ruminer sur une foule d’erreurs, commises par les savants sur Cush et Mizraïm.

Sans ces visites, Dorothée serait sans doute restée enfermée également dans la bibliothèque, et n’aurait rien vu de l’enterrement ; ce spectacle, si éloigné qu’il semblât du caractère ordinaire de sa vie, lui revint toujours à l’esprit, dans la suite, au moindre réveil de certains points sensibles de sa mémoire, par un effet analogue à celui qui rattachait intimement la vision de Saint-Pierre de Rome à ses premiers accès de désespoir.

— J’ai assez regardé, dit Célia, quand le cortège fut entré à l’église ; et elle se recula un peu derrière l’épaule de son mari, dont en cachette elle pouvait, de la joue, effleurer doucement l’habit. — Mais je croirais volontiers que cela plaît à Dodo : elle aime les choses mélancoliques et les gens laids.

— J’aime à connaître les gens au milieu desquels je vis, répliqua Dorothée, qui avait suivi la cérémonie avec l’intérêt d’un moine faisant une tournée de vacances. Il me semble que tout ce que nous savons de nos voisins, c’est qu’ils vivent dans des chaumières. On se demande toujours quelle sorte de vie mènent les autres, et comment ils prennent les choses. Je suis vraiment bien obligée à mistress Cadwallader d’être venue me chercher dans la bibliothèque pour me faire voir cela.

— C’est très aimable à vous de m’en être obligée, dit mistress Cadwallader. Vos riches fermiers de Lowick sont aussi curieux à regarder que des buffles ou des bisons, et je suis sûre que vous n’en voyez pas la moitié à l’église. Ils sont tout différents des fermiers de votre oncle ou de ceux de sir James, — de vrais monstres, — des fermiers sans maîtres — on ne sait comment les classer.

— La plupart des gens qui font partie de ce cortège ne sont pas de Lowick, dit sir James. Ce sont, je suppose, des légataires de Middlemarch ou de plus loin. Lovegood me disait que le vieux bonhomme avait laissé de grands biens et beaucoup d’argent.

— Concevez-vous cela ! quand il y a tant de cadets de famille qui ne peuvent se payer un dîner, dit mistress Cadwallader. Ah ! (ici elle se retourna, au bruit de la porte qui s’ouvrit), voici M. Brooke. Je sentais bien tout à l’heure qu’il nous manquait quelqu’un ; c’était vous. Vous venez voir ce singulier enterrement, cela va sans dire ?

— Non, je suis venu pour M. Casaubon, je viens voir comment il va, vous savez. Et puis j’apporte une petite nouvelle… une petite nouvelle, ma chère, continua M. Brooke en faisant des signes de tête à Dorothée. Je suis entré dans la bibliothèque et j’ai vu Casaubon penché sur ses livres. Je lui ai dit que cela ne valait rien : « Cela n’ira jamais bien comme ça, vous savez, lui ai-je dit, pensez à votre femme, Casaubon. » Et il m’a promis de ne pas tarder à monter. Je ne lui ai pas dit ma nouvelle, je l’ai seulement pressé de monter nous retrouver.

— Ah ! les voilà qui sortent de l’église, s’écria mistress Cadwallader. Grand Dieu ! quel mélange bizarre de gens de toute espèce. M. Lydgate est là comme médecin, je suppose. Mais voici une femme qui a réellement bonne façon, et ce jeune homme blond doit être son fils. Qui sont-ils ? Sir James, savez-vous ?

— Je vois Vincy, le maire de Middlemarch, c’est probablement sa femme avec son fils, dit sir James, interrogeant du regard M. Brooke, qui fit un signe d’assentiment et ajouta :

— Oui, une excellente famille… c’est un bon diable que Vincy ; il fait honneur à la classe des manufacturiers. Vous l’avez vu chez moi, vous savez.

— Ah ! oui ; un membre de votre comité occulte, dit mistress Cadwallader d’un air provocant.

— Chasseur aussi, dit sir James, du ton dédaigneux d’un vrai chasseur de renards.

— Un de ces hommes qui vivent du travail des pauvres tisserands de Tipton et de Freshitt. C’est cela qui fait reluire sa famille de tant de fraîcheur et d’éclat, dit mistress Cadwallader. Ces gens noirs, avec la figure rouge, là-bas, font un fameux contraste avec eux. Bon Dieu ! ont-ils l’air d’une rangée de cruches ! Mais regardez donc Humphrey ! on le prendrait pour un affreux archange, planant au-dessus d’eux tous dans son surplis blanc.

— C’est pourtant une chose solennelle qu’un enterrement, fit observer M. Brooke, si vous le considérez sous ce point de vue-là, vous savez.

— Mais, précisément, je ne le considère pas à ce point de vue-là. Je ne puis revêtir ma solennité à tout propos ; sans cela elle serait bientôt en loques. Il était bien temps que ce vieux mourût, et aucun de ces gens-là n’en est fâché.

— Quelle tristesse ! dit Dorothée. Cet enterrement me fait l’effet de la chose la plus lugubre que j’aie jamais vue. Cela jette comme un voile noir sur cette matinée. C’est une idée que je ne puis supporter, de mourir sans laisser d’affection derrière soi.

Elle allait continuer, mais elle vit son mari qui entrait et qui alla s’asseoir derrière eux au fond de la pièce. Ce n’était pas toujours un heureux effet que produisait sa présence pour Dorothée : elle sentait qu’en dedans de lui-même il trouvait souvent à reprendre à ce qu’elle disait.

— Positivement, s’écria mistress Cadwallader, voici une nouvelle figure qui surgit, derrière ce gros homme, et plus étrange qu’aucune des autres : une petite tête rouge et des yeux saillants — une espèce de figure de grenouille ! — Regardez. Il doit être d’un autre sang.

— Voyons, dit Célia dont la curiosité s’éveilla, en se penchant par-dessus la tête de mistress Cadwallader qui était devant elle. Oh ! quelle étrange figure ! Puis, passant tout d’un coup à une expression de surprise d’un autre genre : Comment ! Dodo, vous ne m’aviez pas dit que M. Ladislaw fut de retour !

Dorothée ressentit comme une secousse d’alarme. Tout le monde remarqua sa pâleur soudaine lorsqu’elle leva précipitamment les yeux sur son oncle, pendant que M. Casaubon la regardait.

— Il est venu avec moi, vous savez ; il est mon hôte — il fait ménage avec moi à La Grange, dit M. Brooke, de son ton le plus aisé, en faisant de petits signes à Dorothée, comme si cette nouvelle était précisément la surprise à laquelle elle dût s’attendre. Et nous avons apporté le tableau sur la voiture. Je savais que vous seriez content de la surprise, Casaubon. Vous êtes là comme vivant dans la personne de Thomas d’Aquin. On ne pouvait trouver mieux. Et vous entendrez le jeune Ladislaw en parler. Il parle extraordinairement bien — il indique ceci, et cela ; il s’entend à l’art et à tout ce qui s’y rapporte, il est éminemment sociable, vous savez ; il vous suit dans toutes les voies ; — c’est ce qui m’a manqué pendant si longtemps.

M. Casaubon s’inclina avec une politesse froide, imposant le silence à son irritation. Il se rappelait la lettre de Will, tout aussi bien que Dorothée ; il s’était aperçu qu’elle ne se trouvait pas dans le paquet des lettres mises de côté, qu’on lui avait données lors de sa guérison, et secrètement persuadé que Dorothée avait fait dire à Will de ne pas venir à Lowick, il avait mis un sentiment de fierté à ne plus faire d’allusion à ce sujet. Il supposait maintenant qu’elle avait prié son oncle d’inviter Will à La Grange ; et elle-même sentait qu’il était impossible d’entrer pour le moment dans aucune explication.

Les yeux de mistress Cadwallader, détournés du cimetière, avaient observé une grande partie de cette scène muette, qui ne lui était pas, malheureusement, aussi intelligible qu’elle l’eut souhaité ; et elle ne put réprimer cette question :

— Qui est M. Ladislaw ?

— Un jeune parent de M. Casaubon, dit vivement sir James.

La bonté de sa nature lui donnait souvent, pour venir en aide aux autres, de la promptitude d’esprit et une heureuse clairvoyance, et il avait deviné, au regard que Dorothée avait jeté à son mari, qu’il y avait quelque anxiété dans son âme.

— Un charmant jeune homme, Casaubon a tout fait pour lui, expliqua M. Brooke. — Il vous paye de retour pour toutes les dépenses que vous avez faites pour lui, Casaubon, continua-t-il en lui adressant de petits signes d’encouragement. J’espère qu’il restera longtemps avec moi et que nous ferons quelque chose de mes documents. J’ai une foule d’idées et de projets, vous savez, et je vois bien que c’est l’homme qu’il faut pour leur donner corps, il a toujours présentes les citations justes, omne tulit punctum, etc. Il sait faire quelque chose de tous les sujets. Je l’ai invité il y a quelque temps, quand vous étiez malade, Casaubon. Dorothée m’a dit que vous ne pouviez recevoir personne chez vous, vous savez, elle m’a prié d’écrire.

La pauvre Dorothée sentait que chaque phrase de son oncle avait, pour M. Casaubon, à peu près l’agrément d’un grain de sable dans l’œil. Expliquer en ce moment qu’elle n’avait nullement souhaité de voir son oncle inviter Ladislaw, eût été absolument déplacé. Il lui était impossible de se rendre compte de l’aversion de son mari pour la présence de Will, aversion dont la scène de la bibliothèque avait imprimé en elle le souvenir pénible ; mais elle sentait l’inconvenance qu’il y aurait à en donner, par un mot, le moindre soupçon aux autres. M. Casaubon, non plus, n’avait pas songé sans doute à démêler ses motifs ; son irritation cherchait plutôt, comme chez nous tous, à se justifier qu’à s’analyser. Mais il tenait à en réprimer toutes les manifestations extérieures, et Dorothée, seule, put distinguer tout ce qui se passa sur le visage de son mari, avant que, s’inclinant avec plus de dignité encore que de coutume, il prononçât de sa voix la plus monotone :

— Vous êtes extrêmement hospitalier, mon cher monsieur, et je vous ai une grande obligation pour l’hospitalité que vous voulez bien exercer envers un parent à moi.

La cérémonie était finie, et le cimetière se vidait.

— À présent, vous pouvez le voir, mistress Cadwallader, dit Célia. Il ressemble d’une manière frappante à une miniature de la tante de M. Casaubon, qui se trouve dans le boudoir de Dorothée, tout à fait jolie.

— Un charmant rejeton, dit mistress Cadwallader sèchement. À quoi se destine votre neveu, monsieur Casaubon ?

— Pardonnez-moi, il n’est pas mon neveu. Il est mon cousin.

— Eh bien, vous savez, interrompit M. Brooke, il essaye ses ailes. Il a tout ce qu’il faut à un jeune homme pour s’élever dans le monde. Je serais heureux de lui en fournir l’occasion. Il ferait vraiment un bon secrétaire, comme Hobbes, Milton, Swift, ce genre d’homme-là.

— Je comprends, dit mistress Cadwallader : un homme qui sait composer des harangues.

Je vais vous le chercher, à présent, monsieur Casaubon, dit M. Brooke, il ne voulait pas venir avant que je l’eusse annoncé. Et nous descendrons voir le tableau. Vous êtes là tout vif : un penseur à l’air à la fois profond et subtil, l’index posé sur une page, tandis que saint Bonaventure, ou quelque autre, gras plutôt, et florissant, lève les yeux vers la Trinité. Tout y est symbolique, vous savez, le plus haut style de l’art. J’aime cela jusqu’à un certain point, mais pas poussé trop loin, c’est passablement énervant de s’y maintenir, vous savez. Mais, sur cette toile, vous êtes comme chez vous, Casaubon. Et puis votre peintre a un bon coup de pinceau : solidité, transparence, etc. J’ai beaucoup étudié cela pendant un temps. Mais je vais aller chercher Ladislaw.



CHAPITRE II


Quand les animaux entrèrent dans l’arche par paires, on peut s’imaginer que les espèces les plus rapprochées se regardèrent d’assez mauvais œil, en songeant que, sur une unique provision de fourrage, cela faisait vraiment trop de corps à nourrir. Des réflexions du même genre s’imposèrent aux carnivores chrétiens qui formaient le cortège mortuaire de Pierre Featherstone, guettant tous la même provision limitée dont chacun espérait la plus grosse part. Les plus proches parents par le sang, et les parents par alliance formaient déjà un nombre considérable qui, multiplié par les possibilités, offrait un vaste champ aux conjectures jalouses et aux espérances passionnées. La jalousie envers les Vincy avait créé une confraternité d’hostilité entre toutes les personnes du sang de Featherstone ; de sorte qu’en l’absence de tout indice sérieux établissant pour l’un d’entre eux plus de chances que pour les autres, une crainte, celle de voir cette longue perche de Fred Vincy hériter de la propriété, dominait tout ; elle laissait place, pourtant, à des sentiments plus complexes, à des méfiances plus vagues, comme celle qu’on nourrissait à l’égard de Mary Garth. Salomon trouvait que Jonas ne méritait absolument rien. Jane, la sœur aînée, maintenait que les enfants de Marthe ne devaient pas s’attendre à recevoir autant que les jeunes Waule. Les plus proches parents étaient encore bien mieux convaincus de l’absurdité des espérances conçues par les cousins et petits-cousins, et employaient leur science arithmétique à calculer le gros chiffre auquel pourrait bien se monter l’ensemble désagréable des petits legs. Deux vieux cousins de Brassing, un petit-cousin mercier à Middlemarch, M. Trumbull lui-même, venus pour assister à la lecture du testament, n’étaient pas sans nourrir d’agréables illusions.

Mais, dans la matinée, toutes les conjectures se trouvèrent troublées dans leur cours naturel par la présence d’un étrange personnage en deuil, tombé au milieu de tous comme de la lune. C’était un homme de trente à trente-deux ans, à la figure duquel les yeux proéminents, la bouche tombante aux lèvres minces, les cheveux lisses rejetés en arrière et le front fuyant imprimaient un caractère absolument batracien, qui avait frappé mistress Cadwallader. C’était évidemment un nouveau légataire ; pourquoi eût-il été convié sans cela à faire partie du cortège mortuaire ? Il y avait de ce côté de nouvelles possibilités, éveillant de nouvelles incertitudes et coupant court à toutes les réflexions faites dans les voitures de deuil.

Personne jusque-là n’avait vu cet étranger suspect, sauf Mary Garth, et tout ce qu’elle en savait, c’est qu’il était venu deux fois à Stone-Court, à l’époque où M. Featherstone descendait encore au rez-de-chaussée, et qu’il était resté seul avec lui pendant plusieurs heures. Elle avait eu l’occasion de le dire à son père, et peut-être les yeux de Caleb étaient-ils les seuls, avec ceux du notaire, qui regardassent l’étranger avec plus de curiosité que de dégoût et de soupçon. Caleb Garth, ayant peu d’espérances et encore moins de cupidité, ne s’intéressait guère à la vérification de ces conjectures. Le calme avec lequel il se frottait le menton, dans un demi-sourire, faisait un contraste frappant avec l’alarme et le mépris visibles sur toutes les figures, au moment où cet individu en deuil, dont le nom était Rigg, entra dans le salon et vint s’asseoir près de la porte, pour faire partie de l’auditoire pendant la lecture du testament. M. Salomon et M. Jonas venaient de monter avec le notaire pour chercher le testament, et mistress Waule, voyant deux sièges vacants entre elle et M. Borthtrop Trumbull, fut tentée de se rapprocher de cette importante autorité qui jouait en ce moment avec les cachets de sa lourde chaîne de montre, afin de ne laisser voir ni étonnement ni surprise, ce qui eût été compromettant pour un homme de sa force.

— Je présume que vous connaissez tout ce qu’a fait mon pauvre frère, monsieur Trumbull ? dit mistress Waule de sa voix mielleuse la plus basse, tout en tournant vers l’oreille de M. Trumbull son chapeau couvert de crêpe.

— Ma chère dame, tout ce qui m’a été dit a été dit en confidence, répliqua le commissaire, faisant de sa main un écran pour entourer ce secret de tout le mystère possible.

— Ceux qui se tiennent pour assurés de leur bonne fortune peuvent encore être déçus, continua mistress Waule, trouvant quelque soulagement dans cette communication.

— Les espérances sont souvent trompeuses, ajouta M. Trumbull, toujours en confidence.

— Oh ! soupira mistress Waule en regardant du côté des Vincy, et en regagnant sa place à côté de la sœur Marthe. C’est étrange comme ce pauvre Pierre était concentré, murmura-t-elle. Personne de nous ne sait ce qui pesait peut-être sur son âme. J’espère seulement que sa vie n’a pas été plus mauvaise que nous ne le pensons, Marthe.

— Je n’ai jamais été avide, Jane, répliqua la pauvre mistress Cranch, obèse et asthmatique. Mais j’ai six enfants, et j’en ai enterré trois, et mon mariage ne m’a apporté aucune fortune. L’aîné qui est assis là n’a que dix-neuf ans. Aussi je vous laisse à penser !… Et les fonds sont toujours maigres et les terres des plus mauvaises. Mais, si jamais j’ai mendié et prié, c’est au Dieu du ciel que je me suis adressée ; pourtant, là où il y a un frère célibataire et un autre sans enfants après un second mariage, on peut bien penser !

M. Vincy, tout en observant le visage impassible de M. Rigg, jouait avec sa tabatière.

— Je ne serais pas étonné que Featherstone eût agi sous l’empire de meilleurs sentiments que ceux que nous lui prêtons tous, observa-t-il à l’oreille de sa femme. Cet enterrement prouve qu’il a pensé à tout le monde. Cela est d’un bon effet, qu’un homme désire être accompagné par tous ses amis et qu’il ne rougisse pas des plus humbles. Je n’en serais que plus heureux, s’il avait laissé beaucoup de petits legs. Ces legs sont souvent d’une utilité incomparable aux gens qui vivent à l’étroit.

— Rien ne laisse à désirer, dit mistress Vincy avec satisfaction, le crêpe, la soie et tout le reste.

Je suis fâché de dire que Fred, pendant ce temps, luttait non sans peine contre une persistante envie de rire. Fred avait entendu Jonas suggérer l’idée de quelque enfant illégitime, et, au moment où le ridicule de cette idée l’amusait, la figure de l’étranger, qui se trouvait par hasard en face de lui, le frappa d’une façon par trop comique. Mary, s’apercevant de sa détresse au tremblement de ses lèvres et à certaine petite toux bien connue, vint habilement à son aide en le priant de changer de place avec elle, de sorte qu’il se trouva à l’écart dans un coin plus obscur. Fred se sentait aussi bien disposé que possible envers tout le monde, Rigg compris ; il éprouvait quelque attendrissement pour tous ces gens moins fortunés qu’il ne croyait l’être lui-même, et il n’aurait voulu pour rien au monde se conduire d’une façon inconvenante. Mais le spectacle était si drôle qu’il était singulièrement difficile de ne pas rire. Cependant l’entrée du notaire et des deux frères attira l’attention de chacun.

Le notaire était M. Standish ; il était arrivé le matin même à Stone-Court, croyant parfaitement savoir qui serait satisfait et qui désappointé avant la fin du jour. Le testament qu’il s’attendait à lire était le dernier des trois qu’il avait dressés pour M. Featherstone. Le vieux Featherstone avait souvent pensé, alors que du fond de son fauteuil il regardait le feu en silence, que quelque jour Standish serait bien étonné ; il est vrai que, s’il avait fait ce qu’il voulait faire au dernier moment et brûlé le dernier testament dressé par un autre notaire, il n’aurait pas atteint cette satisfaction posthume qu’il avait pris plaisir à ruminer ; mais M. Standish n’éprouva que de la surprise et aucune mauvaise humeur, il se réjouit, au contraire, de la petite pointe de curiosité qu’éveilla dans son esprit la découverte d’un nouveau testament, ajoutée à la perspective de l’ébahissement qu’il allait causer parmi tous les Featherstone.

Quant à Salomon et à Jonas, ils en étaient arrivés au dernier degré de l’attente ; il leur semblait que le premier testament aurait quand même une certaine solidité, et qu’il pourrait y avoir entre les premières et les dernières volontés du pauvre Pierre une confusion assez grande pour amener d’interminables procès, avant que personne en arrivât à ses fins.

Personne peut-être n’éprouvait en ce moment une plus violente agitation que Mary Garth ; c’était elle, en effet, qui avait assuré, par sa conduite, la validité de ce second testament qui pourrait avoir des effets gigantesques sur la destinée des gens ici présents. Nulle autre âme que la sienne ne savait ce qui s’était passé dans cette dernière nuit.

— Le testament que je tiens en main, comment M. Standish, qui, assis à une table au milieu de la chambre, prenait son temps pour tout, a été dressé par moi et dicté par notre défunt ami, le 9 août 1825. Mais j’ai découvert qu’il existait un testament postérieur, jusque-là ignoré de moi, portant la date du 20 juin 1826, rédigé à peine un an plus tard que le précédent. Et il y a plus loin, à ce que je vois, — M. Standish parcourait attentivement l’acte avec ses lunettes — un codicille à ce dernier testament, portant la date du 1er mars 1828.

— Seigneur ! Seigneur ! gémit la sœur Marthe, sous cette accumulation de dates.

— Je commencerai par lire le premier testament, poursuivit M. Standish. Telle était sans doute l’intention du défunt, puisqu’il n’a pas détruit ce document.

Ce préambule parut un peu long ; Salomon et quelques autres de l’assistance secouaient la tête et regardaient le plancher : tous les yeux évitant d’en rencontrer d’autres et prenant pour point de mire les taches de la nappe ou le crâne chauve de M. Standish ; ceux de Mary faisaient seuls exception. Pendant que tous ces gens s’efforçaient de ne rien regarder, elle pouvait en toute sécurité les regarder eux-mêmes, et, au prononcé du premier « Je donne et lègue », elle put voir une altération dans la couleur et l’expression de tous les visages ; comme si quelque sourde vibration les traversait, excepté pourtant celui de M. Rigg. Il était assis à sa place dans lui calme inaltérable, et le fait est que l’assemblée, préoccupée de problèmes plus importants et de la difficulté de distinguer les legs qui pourraient être ou ne pas être révoqués, avait cessé de songer à lui. Fred rougit et M. Vincy eut plus que jamais besoin de sa tabatière.

On fit d’abord lecture des petits legs ; mais la pensée d’un autre testament, auquel le pauvre Pierre avait sans doute mieux réfléchi, ne suffit pas pour apaiser le dégoût et l’indignation croissante de l’assemblée. On aime à être bien traité en tout temps, passé, présent et avenir. Et voilà que Featherstone avait été capable, cinq ans auparavant, de ne laisser que deux cents livres à chacun de ses propres frères, sœurs et nièces ; point de mention des Garth ; mistress Vincy et Rosemonde devaient chacune en avoir cent. À M. Trumbull revenait la canne à pomme d’or, plus cinquante livres. Les autres cousins germains et petits-cousins présents devaient avoir chacun une part d’héritage aussi belle, autant dire rien qu’un tel legs pour un homme, comme le fit observer l’un d’eux. Venait enfin un plus grand nombre de ces petites dotations injurieuses en faveur de personnes absentes, relations de famille problématiques et, comme tout le faisait craindre, de basse extraction. Tout rapidement calculé, la somme léguée se montait à trois mille livres. Où Pierre voulait-il donc qu’allât le reste de sa fortune, et ses propriétés ? Qu’est-ce qui était révoqué et qu’est-ce qui ne l’était pas ? La révocation serait-elle pour le mieux ou pour le pire ? Les hommes furent assez forts pour se contenir et garder leur calme au milieu de cette incertitude confuse, les uns laissant pendre leur lèvre inférieure, les autres la relevant en cœur selon l’habitude de leurs muscles. Mais Jane et Marthe faiblirent sous ce conflit d’émotions et se mirent à pleurer, la pauvre mistress Cranch émue d’une part par la joie de recevoir n’importe quoi sans avoir à travailler pour le gagner, d’autre part émue aussi par la compréhension vague que son lot était chétif. Ce qui dominait, au contraire, chez mistress Waule, c’était le sentiment d’être « une propre sœur » et de recevoir très peu de chose, tandis que quelque autre devait recevoir beaucoup.

L’idée dominante maintenant, c’était que ce « beaucoup » allait échoir à Fred Vincy ; mais les Vincy furent surpris à leur tour, lorsque, dix mille livres en placements spécifiés furent déclarées leur être léguées. Les terres allaient-elles suivre ? Fred se mordit les lèvres ; il était difficile de ne pas sourire, et mistress Vincy se sentait elle-même la plus heureuse des femmes. La possibilité d’une révocation disparaissait devant cette éblouissante vision.

Il restait encore d’autres valeurs outre les terres ; mais le tout était légué à une seule et même personne, et cette personne était… Ô possibilités ! ô espérances fondées sur la faveur d’un vieux gentleman concentré ! Ô vocatifs sans fin qui n’arriveraient jamais à une expression assez forte pour qualifier la folie humaine ! Ce légataire universel, c’était Joshua Rigg, institué en même temps seul exécuteur testamentaire et devant prendre, dès lors, le nom de Featherstone.

Un long frémissement, semblable à un frisson, fit le tour de la chambre, et chacun regarda M. Rigg, qui ne paraissait éprouver aucune surprise.

— Une disposition testamentaire des plus étranges s’écria M. Trumbull, préférant renoncer pour cette fois à sa prétention d’avoir tout connu d’avance. Mais il y a un second testament, un autre document. Nous ne connaissons pas encore les dernières volontés du défunt.

Mary Garth sentait que ce qu’on allait entendre maintenant, ce n’était pas les dernières volontés. Le second testament révoquait toutes les donations du premier, sauf les legs aux personnages intimes, il faisait donation à Joshua Rigg de toutes les terres situées dans la paroisse de Lowick, ainsi que de tous les meubles et effets de la maison. Le reste de la fortune devait servir à élever et à doter des hospices pour les vieillards, qui s’appelleraient Hospices Featherstone et qu’on bâtirait sur un terrain voisin de Middlemarch, déjà acheté à cet effet par le testateur, ce dernier désirant, aux termes de ce document, se mettre en règle avec le Dieu tout-puissant. Pas une des personnes présentes n’héritait d’un centime ; mais M. Trumbull recevait la canne à pomme d’or. Il fallut quelque temps à l’assemblée pour recouvrer la parole. Mary n’avait pas le courage de regarder Fred.

M. Vincy fut le premier à parler, après avoir énergiquement usé de sa tabatière, et il s’exprima avec une vive indignation :

— Le testament le plus inconcevable que j’aie jamais vu ! Je dirais volontiers qu’il n’était pas dans son bon sens quand il l’a fait ; je dirais volontiers que ce dernier testament est nul. Eh ! Standish !

— Notre ami défunt savait toujours ce qu’il faisait, il me semble, dit M. Standish. Tout est parfaitement dans les règles… Voici une lettre de Clemmens, de Brassing, attachée au testament. C’est lui qui l’a dressé, un procureur des plus respectables.

— Je n’ai jamais remarqué chez feu M. Featherstone aucune aliénation d’esprit ni d’intelligence, dit M. Borthrop Trumbull. Mais c’est ce que j’appelle un testament excentrique. J’ai toujours volontiers rendu service à ce vieillard, et il m’en avait témoigné assez clairement son obligation pour que je pusse en trouver la preuve dans son testament. À titre de reconnaissance, la canne à pomme d’or n’est qu’une ironie ; mais je suis heureusement au-dessus de ces considérations mercenaires.

— Je ne puis rien voir ici de très surprenant, dit Caleb Garth. On aurait eu plus de raisons de s’étonner, si le testament avait ressemblé à celui d’un homme franc et droit dans sa conduite. Pour ma part, je voudrais qu’on ne fît pas de testaments.

— C’est là, par Dieu ! un sentiment étrange de la part d’un chrétien, dit le notaire. Je serais curieux de savoir comment vous soutiendriez cette opinion-là, Garth !

Ici M. Jonas Featherstone se fit entendre à son tour.

— Eh bien, il a toujours été un fier hypocrite, mon frère Pierre ! Mais ceci dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Si je l’avais su, une voiture à six chevaux n’aurait pu me faire démarrer de Brassing pour m’amener ici. Je mettrai demain un chapeau blanc et un habit gris américain.

— Seigneur ! Seigneur ! pleura mistress Cranch. — Et nous avons fait la dépense du voyage, et ce pauvre garçon est resté là si longtemps sans travailler. C’est la première fois que j’entends dire que mon frère Pierre fût si désireux de satisfaire le Dieu tout-puissant ; mais dussé-je être frappée de paralysie, il faut que je le dise, c’est cruel, je ne puis penser autrement.

— Ça ne lui profitera pas là où il est il présent, voilà ma conviction, conclut Salomon avec une amertume des plus sincères. Pierre a été un mauvais homme de son vivant, et ses hospices n’y changeront rien, puisqu’il a eu l’impudence de se montrer tel encore au dernier acte de sa vie.

— Il a toujours vécu entouré de sa propre et légitime famille, frères et sœurs, neveux et nièces, et il s’est assis dans l’église à côté d’eux chaque fois qu’il jugeait bon d’y venir, dit mistress Waule. Et il aurait pu laisser sa respectable fortune à ceux qui ne s’étaient jamais laissé aller à l’extravagance et à la légèreté, et qui étaient en état de conserver soigneusement chaque penny et de le faire fructifier. Et moi… quelle peine n’ai-je pas prise mainte et mainte fois pour venir ici, et me montrer bonne sœur, et lui qui avait tout le temps dans l’esprit des choses qui vous donnent la chair de poule ! — Mais, si le Tout-Puissant l’a permis, c’est qu’Il a l’intention de l’en punir. Mon frère Salomon, je vais m’en retourner, si vous m’offrez une place dans votre voiture.

— Je n’ai pas le désir de remettre jamais les pieds en ces lieux, dit Salomon. J’ai des terres à moi et des biens à moi, que j’aurai à léguer à mon tour.

— C’est une triste histoire que la manière dont va la chance en ce monde, dit Jonas. À quoi cela sert-il jamais d’avoir un brin d’esprit dans le corps ? Autant vaut être un chien dans sa niche. Que cela du moins serve de leçon à ceux qui restent. C’est assez d’un testament de fou dans une famille.

— Il y a plus d’une manière d’être fou, dit Salomon. Je ne laisserai pas mon argent pour qu’on le jette dans un cloaque, et je ne le laisserai pas non plus aux petits nègres d’Afrique. J’aime les Featherstone qui sont nés Featherstone et non les Featherstone qui le sont devenus parce qu’on leur a accolé ce nom-là.

Le frère Jonas se sentait capable de saillies beaucoup plus piquantes encore. Mais il réfléchit qu’il était inutile d’offenser le nouveau propriétaire de Stone-Court avant d’être bien sûr qu’il n’avait aucune intention d’hospitalité à l’égard des hommes d’esprit dont il allait porter le nom.

M. Joshua Rigg, en effet, paraissait se soucier fort peu de toutes ces insinuations ; on le vit s’approcher résolument de M. Standish et aborder avec le plus grand sang-froid les questions d’affaires. Son ramage était haut, son langage ordinaire et grossier. Fred, qu’il ne faisait plus rire, le regardait comme le plus affreux monstre de la terre. Mais Fred se sentait assez mal à l’aise. Le mercier de Middlemarch attendait une occasion d’engager la conversation avec M. Rigg. Qui sait pour combien de paires de jambes le nouveau propriétaire avait peut-être des bas à commander, et il était plus sur de compter sur ces profits-là que sur les héritages de petits-cousins éloignés.

M. Vincy, après sa première manifestation, était demeuré fièrement silencieux, bien que trop préoccupé de réflexions pénibles pour songer à se retirer ; mais, voyant sa femme qui pleurait silencieusement auprès de Fred en tenant la main de ce fils bien-aimé, M. Vincy se leva aussitôt, et s’approchant d’elle, il lui dit à voix basse, tournant le dos à la compagnie :

— Ne vous laissez pas aller ainsi, Lucy ; ne vous rendez pas ridicule devant ces gens-là, ma chère. Puis il ajouta de sa voix forte : — Allez demander notre phaéton, Fred ; je n’ai pas de temps à perdre.

Mary Garth s’était préparée, pendant ce temps, à rentrer à la maison avec son père. Elle rencontra Fred dans le vestibule et, pour la première fois, elle eut le courage de le regarder. Il avait cette pâleur maladive qu’une forte émotion communique parfois à de jeunes visages, et sa main était froide quand elle la lui serra. Mary aussi était agitée ; elle sentait que fatalement, et malgré elle, elle était peut-être la cause d’un grand changement dans l’avenir de Fred.

— Adieu, lui dit-elle avec une affectueuse tristesse. Ayez du courage, Fred. Je crois sincèrement que vous valez mieux sans cet argent. Quel bien faisait-il à M. Featherstone ?

— Tout cela est bel et bien, repartit Fred avec humeur. Et que reste-t-il à faire à un pauvre diable ? Il faut que j’entre dans l’Église, à présent. (Il savait que cela vexerait Mary ; il faudrait bien qu’elle lui indiquât maintenant autre chose à faire.) Et j’espérais pouvoir rembourser votre père tout de suite et arranger tout cela. Et il ne vous a pas même laissé cent livres, à vous ; qu’allez-vous faire à présent, Mary ?

— Je chercherai une autre position, et je me hâterai d’en trouver une. Mon père a une assez grosse charge à entretenir tous les autres, sans moi. Adieu.

Au bout de peu de temps, Stone-Court se trouva débarrassé de la race des Featherstone et de ses visiteurs accoutumés d’autrefois. Un nouvel étranger allait donc s’établir dans le voisinage de Middlemarch, mais nul n’y était assez bon prophète pour avoir quelque pressentiment de ce qui pourrait arriver à la suite de M. Joshua Rigg.



CHAPITRE III


Quand M. Vincy rentra chez lui après la lecture du testament, sa manière de voir sur différents points était bien changée. C’était un homme d’un esprit ouvert, mais habitué à se servir de la voie indirecte pour manifester ses sentiments ; quand, en affaires, un marché de soie lui avait causé quelque déception, il jurait après le groom ; quand son beau-frère Bulstrode le contrariait, il faisait des remarques acerbes sur le méthodisme ; cette fois, ce fut à la paresse de Fred qu’il s’en prit avec un soudain accroissement de sévérité.

— Eh bien, monsieur, commença-t-il quand le jeune homme se leva pour aller se coucher, j’espère que vous voilà décidé à passer votre examen à la prochaine session. Ma résolution est prise ; aussi je vous conseille de ne pas perdre de temps à prendre la vôtre.

Fred ne répondit pas. Il était trop complètement abattu. Vingt-quatre heures auparavant, il avait pensé qu’il serait sûr aujourd’hui, à pareille heure, de n’avoir plus à se préoccuper de rien faire désormais ; il se voyait chassant en costume cramoisi sur un cheval de race, allant à la battue sur une jolie bête à deux fins et jouissant du respect qui s’attache à ces avantages ; de plus, il rembourserait immédiatement M. Garth, et Mary n’aurait plus de raisons pour ne pas l’épouser. Et tout cela lui serait venu sans effort et sans travail, par une pure faveur de la Providence sous la forme d’un caprice de vieillard. Mais voilà que, maintenant, au bout de ces vingt-quatre heure, toutes ces fermes espérances se trouvaient anéanties. C’était vraiment un peu trop dur, tandis qu’il souffrait de cette double déception, de se voir traité comme s’il en était la cause. Mais il se retira en silence et sa mère plaida pour lui.

— Ne soyez pas dur pour ce pauvre garçon, Vincy ; il tournera bien, quoique ce méchant homme l’ait frustré. Fred tournera bien, cela est sûr, comme il est sûr que je suis assise ici. Pourquoi eût-il été ramené sans cela du seuil de la tombe ? Et j’appelle cela une flouerie : c’était lui donner les terres que de les lui promettre, et qu’est-ce que promettre, si ce n’était pas promettre que de le faire croire à tout le monde ? Et vous avez vu qu’il lui avait d’abord laissé dix mille livres qu’il lui a reprises ensuite.

— Il les a reprises ! reprit M. Vincy avec humeur. Je vous dis que c’est un garçon malchanceux. Et vous l’avez toujours gâté.

— Eh ! Vincy, c’était mon premier ; et vous en avez fait un joli bruit quand il est venu au monde. Tous étiez si fier ! Oh ! mais si fier ! dit mistress Vincy qui avait facilement retrouvé son agréable sourire.

— Qui peut savoir ce que deviennent ces bébés-là plus tard ? J’étais bien fou, apparemment, repartit son mari avec plus de douceur.

— Mais qui donc a de plus beaux et de meilleurs enfants que les nôtres ? Fred est bien au-dessus de tous les jeunes gens que nous voyons ; on entend bien à son langage qu’il a fréquenté un bon collège. Et Rosemonde ? Quelle jeune fille peut lui être comparée ? Voyez-là à côté de n’importe quelle lady des environs ! M. Lydgate, qui a été partout et qui a fréquenté le meilleur monde, est tombé amoureux d’elle à première vue, ce n’est pas que je n’eusse souhaité pour Rosemonde un autre fiancé. Elle aurait pu, dans ses visites au dehors, rencontrer quelqu’un qui eût été pour elle un bien meilleur parti : je veux dire chez sa compagne de pension, miss Willoughby. Il y a dans cette famille des relations tout aussi belles que celles de M. Lydgate.

— Que le diable emporte vos relations ! dit M. Vincy. J’en ai assez ; je n’ai que faire d’un gendre qui ne se recommande que par ses relations.

— Comment, mon cher ! Vous m’aviez l’air si satisfait de ce mariage ; il est vrai que je n’étais pas à la maison ! mais Rosemonde m’a dit que vous n’aviez pas fait la moindre objection à leur engagement. Et elle a déjà commencé à faire des achats pour son trousseau, tout ce qu’il y a de mieux en toile et en batiste.

— Cela ne me regarde pas, dit M. Vincy. C’est assez d’un mauvais garnement de fils qui ne fait rien, sans avoir encore un trousseau à payer cette année. Les temps sont durs pour tout le monde, et chacun est en train de se ruiner. Je jurerais que Lydgate n’a pas le sou. Je ne donnerai pas mon consentement à ce mariage. Qu’ils attendent, comme leurs aînés ont attendu.

— Rosemonde en sera très affligée, Vincy, et vous savez qu’il vous est impossible de lui faire de la peine.

— J’en aurai pourtant le courage. Plus tôt cet engagement sera rompu, mieux cela vaudra. À la façon dont il s’y prend, je ne crois pas qu’il se fasse jamais de rentes. Il se fait des ennemis, voilà surtout ce que j’entends dire de lui.

— Mais il est très bien vu de M. Bulstrode, mon ami. Je ne doute pas que ce mariage lui plaise.

— Qu’il plaise au diable ! Ce n’est pas Bulstrode qui payera leur entretien. Et, si Lydgate s’imagine que je vais leur donner de l’argent pour se monter un ménage, il se trompe, voilà tout. Je compte moi-même renoncer bientôt à mes chevaux. Vous feriez bien de prévenir Rosy de ce que je viens de vous dire.

M. Vincy usait souvent de ce procédé. À l’approbation irréfléchie et de bonne humeur du premier moment succédaient les réflexions plus sages, et il se servait alors des autres pour faire passer sa rétractation désagréable. Toutefois mistress Vincy, qui ne s’opposait jamais que malgré elle aux désirs de son mari, ne perdit pas de temps, le lendemain matin, à instruire Rosemonde de leur conversation. Rosemonde, en train d’examiner un ouvrage de mousseline, l’écouta en silence, et, quand ce fut fini, elle fit de son cou gracieux un certain mouvement de côté qui était chez elle, aux yeux d’un observateur expérimenté, le signe d’une parfaite obstination.

— Qu’en dites-vous, ma chérie ? demanda sa mère avec une déférence affectueuse.

— Papa ne pense sérieusement rien de tout cela, dit Rosemonde avec calme. Il a toujours dit qu’il souhaitait me voir épouser l’homme que j’aimerais. J’épouserai M. Lydgate. Voilà sept semaines maintenant que papa a donné son consentement. Et j’espère que nous pourrons habiter la maison de mistress Bretton.

— Eh bien, ma chère, c’est à vous de venir à bout de votre père ; vous faites toujours façon de tout le monde. Quant à la maison de mistress Bretton, je la trouve bien grande ; je serais sûrement très heureuse de vous y voir établie, mais elle nécessitera un mobilier considérable, tapis et tout ce qui s’ensuit, sans compter la vaisselle et les cristaux. Et vous savez maintenant que votre père est décidé à ne pas faire de dépenses pour cela. Croyez-vous que M. Lydgate s’y attende ?

— Vous pensez bien, maman, que je n’irais pas le lui demander. Il connaît évidemment ses affaires.

— Mais il comptait peut-être sur de l’argent, ma chère, et nous pensions que vous auriez un joli héritage, ainsi que Fred ; et, c’est si affreux maintenant, on n’a plus de plaisir à rien, quand on voit ce pauvre garçon si désappointé et si malheureux.

— Ceci n’a rien faire avec mon mariage, maman. Il faudra que Fred renonce à sa paresse, voilà tout. Je vais aller porter cet ouvrage à miss Morgan, elle fait très bien les ourlets à jour. Je pourrais aussi faire travailler Mary Garth à mon trousseau ; elle coud admirablement. Je tiendrais beaucoup à ce qu’il y eût un ourlet à jour à toutes mes chemises de batiste. Et c’est très long à faire.

Mistress Vincy était bien fondée à croire que Rosemonde viendrait à bout de son père : à part ses dîners et ses chasses, M. Vincy, avec tout son fracas, agissait aussi peu à sa guise qu’un premier ministre. Il était facilement, comme la plupart des hommes florissants et amis du plaisir, entraîné par la force des circonstances, et la circonstance appelée Rosemonde, avec sa toute suave obstination, était particulièrement puissante.

M. Vincy aurait pu s’enquérir sérieusement des affaires de Lydgate, lui déclarer qu’il n’avait pas d’argent à donner et s’opposer formellement soit à un mariage précipité, soit à un engagement indéfiniment prolongé. C’est très simple et très facile à dire ; mais il en est d’une résolution désagréable prise aux heures froides de la matinée comme de la gelée matinale ; elle persiste rarement sous l’influence réchauffante de la journée. Ainsi, dans ce cas particulier, M. Vincy en vint-il à se radoucir singulièrement. Lydgate était trop fier pour s’accommoder de procédés équivoques ou d’insinuations quelconques ; encore moins pouvait-on songer à s’ouvrir franchement à lui. M. Vincy avait de lui une certaine crainte respectueuse. Il était flatté jusqu’à un certain point qu’il eût recherché Rosemonde, mais il n’en était pas moins ennuyé d’aborder la question d’argent et de faire ainsi connaître que sa situation n’était pas telle qu’on pouvait le croire ; il lui répugnait enfin d’agir contre les désirs de sa fille. Durant le jour, les affaires l’absorbaient ; plus tard, le dîner, le vin, le whist, la satisfaction générale autour de lui… Pendant ce temps les heures, en s’écoutant, avaient peu à peu raison dans son âme de ses résolutions premières, et finissaient par lui fournir un motif déterminant en faveur de l’inaction : il était vraiment trop tard pour agir.

L’amoureux accepté passait presque toutes ses soirées à la maison de Lowick-Gate, et M. Vincy voyait fleurir sous ses yeux des amours qui ne dépendaient en rien du coffre-fort du beau-père ou du revenu d’une profession. Quelle toile d’araignée que les jeunes amours ! Qui peut dire les points mêmes par lesquels elle s’attache, où se balancent ses fils subtils et entrelacés, attouchement rapide du bout des doigts, rencontres d’éclairs dardés par des prunelles bleues ou noires, phrases interrompues, fugitive rougeur, insaisissables mouvements des lèvres, tressaillements imperceptibles… La toile elle-même est faite de croyances spontanées et de joies indéfinissables, d’aspirations d’une vie vers une autre vie, de visions d’une plénitude complète, d’une infinie confiance. Et Lygdate se reprit à filer cette toile, l’attachant au fond de son cœur dans un élan jeune et rapide, en dépit de sa première expérience et du drame de Laure qui lui avait fait perdre la foi, en dépit aussi de la médecine et de la biologie. On a même observé que l’examen des préparations anatomiques et les recherches scientifiques étaient moins incompatibles avec un amour romanesque qu’un appesantissement naturel de l’esprit ou un goût prononcé pour la prose grossière. Quant à Rosemonde, elle était dans l’extase, comme le nénufar qui s’aperçoit de l’épanouissement radieux de sa vie, et elle aussi filait de toute son industrie leur toile commune.

Tout cela se passait dans le coin du salon où se trouvait le piano, et, si subtils qu’en fussent les éléments, la lumière qui en rayonnait en faisait une sorte d’arc-en-ciel visible à bien des yeux observateurs, sans parler de M. Farebrother ; et tout le monde sut bientôt que miss Vincy et M. Lydgate étaient fiancés, sans qu’il fût nécessaire de le publier. La tante Bulstrode sentit se réveiller encore son inquiétude, mais elle s’adressa cette fois à son frère et se rendit à son bureau pour l’y trouver seul, et éviter ainsi les façons étourdies de sa femme. Les réponses qu’elle obtint ne la satisfirent point.

— Walter, il n’est pas possible, n’est-ce pas, que vous ayez permis tout cela sans vous être informé des chances d’avenir de Lydgate ? dit mistress Bulstrode, en regardant gravement son frère de ses yeux grands ouverts. (Celui-ci était de mauvaise humeur, comme presque toujours à son bureau.) Songez à une jeune fille élevée dans le luxe et d’une façon trop mondaine, je suis fâchée de vous le dire. Comment fera-t-elle pour vivre avec un revenu exigu ?

— Que Dieu me damne, Henriette ! Que puis-je faire quand il arrive des étrangers dans la ville sans ma permission ? Avez-vous fermé votre maison à M. Lydgate ? Bulstrode a contribué plus que personne à le mettre en avant. Je n’ai jamais fait d’embarras à propos de ce jeune homme. Vous seriez mieux venue à en causer avec votre mari qu’avec moi.

— Voyons, sérieusement, Walter, comment M. Bulstrode peut-il être à blâmer ? Je suis sûre qu’il ne désirait pas ce mariage.

— Oh ! si Bulstrode ne l’avait pas amené lui-même par la main, je ne l’aurais jamais invité.

— Mais vous l’avez appelé pour Fred, et ce fut là bien certainement une grâce divine, dit mistress Bulstrode qui perdait le fil de ses idées dans les complications de son sujet.

— Je n’entends rien à la grâce, répondit M. Vincy d’un ton maussade. Je sais que j’ai du tracas chez moi plus que je ne voudrais. J’ai été bon frère pour vous, Henriette, avant que vous épousiez Bulstrode, et je dois avouer qu’il ne témoigne pas toujours à votre famille les dispositions amicales auxquelles on pouvait s’attendre.

M. Vincy ressemblait peu à un jésuite. Mais il n’est pas de parfait jésuite qui eût tourné plus habilement la question. Henriette eut à défendre son mari au lieu de blâmer son frère, et la conversation finit tout juste à l’antipode de son point de départ.

Mistress Bulstrode, sans répéter à son mari les plaintes de son frère, lui parla, le soir même, de Lydgate et de Rosemonde ; mais il ne partagea pas le vif intérêt qu’elle prenait à l’affaire, et se contenta d’indiquer avec résignation les risques qui accompagnent toujours les débuts de la pratique médicale et la nécessité d’agir avec prudence.

— Notre devoir est sûrement de prier pour cette jeune fille irréfléchie, élevée comme elle l’a été, dit mistress Bulstrode, désireuse d’éveiller un peu les sentiments de son mari.

— Certainement, ma chère. Ceux qui n’appartiennent pas au monde ne peuvent guère faire autre chose pour arrêter dans leurs erreurs les mondains obstinés. C’est ce qu’il faut nous habituer à reconnaître avec la famille de votre frère. Il m’était permis de souhaiter que M. Lydgate ne s’engageât pas dans une semblable union ; mais mes relations avec lui sont limitées à l’emploi de ses facultés pour le service de Dieu, dans la voie que nous trace le gouvernement divin par chacune de ses grâces.

Mistress Bulstrode ne répondit pas, attribuant le mécontentement qu’elle ressentait à la grâce divine qui lui manquait. Elle était bien convaincue que son mari était un de ces hommes dont, après leur mort, on écrirait les mémoires. Quant à Lydgate, une fois agréé, il était prêt à accepter pour sa part toutes les conséquences qu’il s’imaginait prévoir avec la plus parfaite netteté. Il allait se marier dans un an sans doute, peut-être même dans six mois. Ce n’était pas ce qu’il avait compté faire ; mais ses autres projets n’en souffriraient pas, il faudrait simplement les plier aux circonstances. Les préparatifs du mariage s’accomplissaient selon la règle ordinaire. Il fallait songer à une maison ; ayant entendu Rosemonde parler avec admiration de la maison de la vieille mistress Bretton, située dans Lowick-Gate, Lydgate s’en occupa dès qu’elle fut devenue vacante par la mort de cette vieille dame, et entra en pourparlers pour l’obtenir.

Tout cela était pour lui secondaire ; il le faisait à peu près comme il donnait des instructions à son tailleur pour chaque détail nécessaire à l’ensemble parfait d’un costume, et sans penser qu’il pût y avoir la moindre extravagance dans sa conduite. Au contraire, il eût dédaigné toute ostentation de dépense : sa profession l’avait familiarisé avec tous les degrés de la pauvreté, et il prenait souci de tous ceux qui avaient des privations à endurer. Il lui eût été bien indifférent de s’asseoir à une table ou l’on aurait fait passer une saucière ébréchée et ne se fût rien rappelé d’un grand dîner, sinon qu’il s’y était trouvé en compagnie d’un homme d’esprit. Mais l’idée ne lui était jamais venue qu’il pût vivre sur un autre pied que ce qu’il appelait le pied ordinaire, avec des cristaux verts pour le vin du Rhin et un service de table irréprochable. Lydgate n’était radical que pour les réformes de médecine et les recherches scientifiques. Pour tout ce qui appartenait à la vie pratique, il allait, par le fait d’une habitude héréditaire, dominé d’une part par cet orgueil personnel et cet égoïsme irréfléchi que nous avons appelé plus haut le côté faible de sa nature, de l’autre par cette naïveté qui provenait chez lui de la préoccupation constante des hautes idées qui lui tenaient au cœur.

Tous les débats intérieurs qu’amenait chez Lydgate cet engagement, qui l’avait pris comme au dépourvu, tenaient au manque de temps plutôt qu’au manque d’argent. Il est certain que le fait d’être amoureux et d’être toujours attendu par une personne que l’on retrouvait chaque fois plus jolie que le souvenir ne vous la représentait, nuisait à l’emploi assidu de ces heures de loisir, dont quelque « piocheur allemand » profitait peut-être pendant ce temps pour arriver à la grande, à l’imminente découverte. Il y avait là une raison pour ne pas différer le mariage, et Lydgate s’en expliqua avec M. Farebrother, un jour que le vicaire en venant le voir le raillait doucement sur le désordre de sa table de travail :

— Éros a dégénéré ; il a commencé par introduire l’ordre et l’harmonie et maintenant il apporte le chaos.

— Oui, momentanément, dit Lydgate avec un sourire, tout en préparant le microscope pour son ami. Mais un ordre meilleur s’établira, bientôt.

— Bientôt ? fit le vicaire.

— Je l’espère, en vérité. Cet état d’incertitude dévore beaucoup de temps, et, pour qui s’est voué à la science, chaque instant est une occasion à saisir. Je suis sûr que le mariage est ce qui convient le mieux à un homme qui veut travailler sérieusement. Il a chez lui tout le nécessaire, il n’a à se préoccuper de rien pour lui-même. Il y trouve le calme et l’indépendance.

— Quel animal enviable vous êtes, dit le vicaire, d’avoir une telle perspective devant vous : Rosemonde, le calme, l’indépendance, voilà votre lot… et me voici, moi, avec ma pipe et mes animalcules pour tout bien.

Lydgate garda le silence sur un autre motif qui lui faisait désirer d’abréger le temps de ses fiançailles. Il était passablement irrité, même avec le vin de l’amour fermentant dans ses veines, d’avoir à se mêler si souvent aux réunions de famille des Vincy, à entrer autant dans les commérages, la gaieté sans répit, les parties de whist et la platitude générale de Middlemarch. Lydgate était forcé de s’avouer qu’il s’abaissait un peu, dans ses rapports avec la famille de Rosemonde. Mais cette exquise créature souffrait elle-même de la même manière, et c’était une pensée délicieuse de se dire que, en l’épousant, il transplanterait son âme dans le sol dont elle avait besoin.

— Chérie ! lui dit-il un soir de sa voix la plus douce en s’asseyant près d’elle et plongeant ses yeux dans les siens.

Mais je dois dire d’abord qu’il l’avait trouvée seule au salon, où la grande et antique fenêtre, large ouverte, laissait arriver les senteurs d’été du jardin. Ses parents étaient allés à une invitation et tous les autres s’étaient échappés avec les papillons du dehors.

— Chérie, vous avez les yeux rouges.

— Vraiment ? dit Rosemonde. Je me demande pourquoi.

Il n’était pas dans sa nature de révéler immédiatement aux autres ses désirs ou ses chagrins. Ils ne se dévoilaient que gracieusement et après qu’on l’avait priée et sollicitée.

— Comme si vous pouviez me le cacher ! dit Lydgate, posant tendrement sa main sur les petites mains de Rosemonde. Croyez-vous que je ne voie pas cette petite larme sur un de vos cils ? Il y a des choses qui vous chagrinent et vous ne me les dites pas. C’est un manque de confiance.

— Pourquoi vous dirais-je ce que vous ne pouvez changer ? Il y a de ces petites choses tous les jours ; il y en a eu peut-être un peu plus dans ces derniers temps.

— Des ennuis de famille ? Ne craignez pas de m’en parler ; je les devine.

— Papa s’est montré plus irritable tous ces jours. Fred l’exaspère, et, ce matin, il y a eu une nouvelle querelle, parce que Fred nous menace de chercher une profession au-dessous de lui, sans plus tenir compte de l’éducation qu’il a reçue, et puis…

Rosemonde hésita et une légère rougeur se répandit sur ses joues. Lydgate ne l’avait jamais vue en peine depuis le jour où ils s’étaient engagés l’un à l’autre, et jamais il ne l’avait aimée aussi passionnément. Il baisa doucement, comme pour les encourager, les lèvres hésitantes.

— Je sais que papa n’est pas très satisfait de notre engagement, continua Rosemonde presque à voix basse. Il a dit hier au soir qu’il vous parlerait pour vous prier d’y renoncer.

— Voulez-vous y renoncer ? dit Lydgate avec une soudaine énergie et presque avec colère.

— Je ne renonce jamais à rien de ce que j’ai choisi, dit Rosemonde, recouvrant son calme au seul toucher de cette corde.

— Dieu vous bénisse ! dit Lydgate en l’embrassant encore. (Cette persistance de résolution dont elle faisait preuve au bon moment était adorable.) Il continua : — Il est trop tard maintenant pour que votre père nous demande de rompre. Vous êtes majeure et je vous réclame comme m’appartenant. Si on fait la moindre chose qui puisse vous rendre malheureuse, c’est une raison de hâter notre mariage.

Un ravissement manifeste s’échappa des yeux bleus qui rencontraient les siens, et cet éclat sembla éclairer tout son avenir d’un doux rayon de soleil. Le bonheur idéal, ce bonheur des nuits arabes, où vous êtes invité à quitter le travail et le trouble de la rue pour un paradis où tout vous est donné sans vous coûter d’effort, semblait ne plus dépendre que de quelques semaines de plus ou de moins.

— Pourquoi différer encore ? continua-t-il avec une ardente insistance. J’ai la maison maintenant, et le reste pourra être prêt en peu de temps, n’est-ce pas ? Vous ne vous souciez pas de nouvelles toilettes ? Il sera bien temps de les acheter après ?

— Quelles idées originales vous avez, vous autres savants, dit Rosemonde qui laissa voir ses fossettes avec un rire plus franc que de coutume, en entendant cette plaisante énormité. C’est la première fois de ma vie que j’entends parler d’acheter un trousseau après le mariage.

— Mais vous ne voulez pas dire que vous me feriez attendre des mois, uniquement pour des toilettes ? dit Lydgate, trouvant que Rosemonde le tourmentait avec grâce et craignant qu’elle ne reculât vraiment devant un mariage trop prompt. Rappelez-vous que nous avons devant nous un bonheur plus grand encore que notre bonheur présent, toujours ensemble, indépendants des autres et nous arrangeant une vie à notre gré. Venez, chérie, dites-moi quand vous pourrez être tout à fait à moi.

Il y avait dans la voix de Lydgate une supplication grave et calme, comme s’il craignait qu’elle ne lui fît tort par des délais fantastiques. Rosemonde devint sérieuse aussi et légèrement pensive ; le fait est qu’elle repassait dans son esprit bien des complications de bordures de dentelles, de lingerie et de plissés de jupons, afin de pouvoir donner une réponse au moins approximative.

— Six semaines seraient bien suffisantes, dites-moi, Rosemonde ? insista Lydgate, laissant aller sa main pour l’entourer doucement de son bras.

Elle se mit à lisser rapidement ses cheveux de sa petite main, en morne temps qu’elle inclinait le cou dans une attitude pensive ; puis elle dit sérieusement :

— Il y aurait encore à préparer le linge et l’ameublement de la maison. Mais maman pourra s’en occuper pendant que nous serons absents.

— Oui, certainement. Nous resterons bien absents une semaine ou à peu près.

— Oh ! plus que cela, dit Rosemonde gravement.

Elle pensait à ses robes du soir pour sa visite chez sir Godwin Lydgate, cette visite à laquelle en secret elle avait toujours formé le rêve délicieux de consacrer le quart au moins de sa lune de miel, si même elle différait la connaissance d’un autre oncle, docteur en théologie (sorte de position plus simple, mais encore fort agréable, lorsqu’elle s’appuie sur la noblesse du sang). Elle regarda son amoureux d’un air de remontrance étonné, et il comprit qu’elle désirait prolonger le doux temps de leur solitude à deux.

— Tout ce que vous voudrez, ma bien-aimée, quand le jour sera fixé ; mais prenons une décision et mettons fin à tous les ennuis dont nous souffrons. Six semaines ! n’est-ce pas tout à fait suffisant ?

— Je pourrai certainement presser un peu tout le travail. Voulez-vous alors le dire à mon père ? Peut-être vaudrait-il mieux lui écrire… ?

Elle rougit et le regarda comme nous regardent les fleurs du jardin, quand nous nous promenons joyeux au milieu d’elles dans la lumière glorieuse du soir. N’y a-t-il pas une âme au delà de ce que peuvent exprimer les paroles, moitié nymphe, moitié enfant, cachée dans ces pétales délicats qui brillent et qui respirent sous leurs vives couleurs ?

Il toucha de ses lèvres son oreille et une petite place de son cou, et ils restèrent silencieux pendant quelques minutes qui passèrent devant eux comme un petit ruisseau murmurant qui reçoit les baisers du soleil. Rosemonde pensait que personne ne pouvait être plus éprise qu’elle ne l’était ; et Lydgate pensait qu’après toutes ses erreurs et son absurde crédulité il avait rencontré la perfection chez la femme. Il lui semblait qu’il recevait déjà cette affection exquise, enchaînée à lui, d’une créature accomplie qui respecterait ses loisirs élevés et ses travaux puissants sans les contrarier jamais ; qui, sans faire de bruit, apporterait de l’ordre dans la maison et dans les comptes comme par magie, toujours prête cependant à toucher son luth à toute heure pour faire de la vie une harmonie ; instruite dans les limites qui conviennent à la femme sans les dépasser d’un cheveu, docile par conséquent et prête à obéir aux ordres qui lui viendraient d’au delà de cette limite. Maintenant, plus que jamais, il était clair que son idée de rester garçon avait été une erreur, le mariage était non point un obstacle mais un encouragement au travail. Et, le lendemain, comme il accompagnait un malade à Brassing, il y vit par hasard un service de table qui lui parut être si parfaitement ce qu’il désirait qu’il l’acheta sur-le-champ. On gagnait du temps à faire ces choses ainsi au moment où elles vous passaient par l’esprit, et, de plus, Lydgate détestait la faïence grossière. Le service en question était cher, mais c’était peut-être le défaut de tous les services de table. L’aménagement d’une maison était nécessairement coûteux, mais c’était une dépense qu’on ne faisait qu’une fois.

— Ce doit être ravissant, dit mistress Vincy quand Lydgate lui parla de son emplette. Tout juste ce qu’il faut pour Rosy. J’espère, par la grâce du ciel, qu’il ne sera pas cassé.

— Il faudra pour cela des domestiques qui ne cassent rien, dit Lydgate.

Ils avaient jugé inutile, d’ailleurs, de mettre mistress Vincy au courant de leurs projets ; celle-ci ne voyait pas volontiers les choses en noir, et, contente de son sort d’épouse, n’éprouvait guère que de l’orgueil du mariage de sa fille. Mais Rosemonde avait de bonnes raisons pour suggérer à Lydgate d’en appeler par lettre à son père. Elle prépara l’arrivée de la lettre en accompagnant M. Vincy le lendemain matin à l’entrepôt et en lui disant que M. Lydgate désirait se marier sans trop attendre.

— Quelle sottise, ma chère ! répliqua celui-ci. Quelle fortune a-t-il pour se marier ? Il serait bien plus sage de renoncer à cet engagement, je vous l’ai déjà dit assez clairement. Est-ce la peine d’avoir reçu une si bonne éducation pour épouser maintenant un pauvre diable ? C’est pénible pour un père.

— M. Lydgate n’est pas un pauvre diable, papa. Il a acheté la clientèle de M. Peacock qui rapporte, dit-on, huit à neuf cents livres par an.

— Sornettes que tout cela ! Qu’est-ce que c’est que d’acheter une clientèle ? Il pourrait aussi bien acheter les hirondelles du printemps prochain. Tout cela lui filera les doigts.

— Au contraire, papa, il augmentera sa clientèle. Vous voyez comme on l’a fait appeler chez les Chettam et chez les Casaubon.

— Qu’il sache bien au moins que je ne vous donnerai rien. Cette déception avec Fred, et le Parlement qui va être dissous, et ces machines qui cassent partout, et une élection qui approche…

— Cher papa, qu’est-ce que cela peut avoir à faire avec mon mariage ?

— Cela a beaucoup à faire avec votre mariage. Nous sommes tous exposés à nous trouver ruinés, avec ce qui se passe. Le pays est dans un état qui le ferait croire. Il y a des gens qui disent que c’est la fin du monde et je veux être pendu si je ne trouve pas que cela en ait l’air. Dans tous les cas, ce n’est pas le moment pour moi de retirer de l’argent de mes affaires, et je souhaiterais que Lydgate en fût averti.

— Je ne crois pas qu’il s’attende à rien, papa. Il a de si hautes relations qu’il est assuré de faire son chemin d’une manière ou d’une autre. Il est engagé dans la poursuite de découvertes scientifiques.

M. Vincy garda le silence.

— Je ne puis renoncer à ma seule espérance de bonheur, papa. M. Lydgate est un gentleman. Je ne pourrais jamais aimer personne qui ne fût un parfait gentleman. Vous ne désirez pas me voir tomber dans une maladie de langueur comme cela est arrive à Arabella Hawley. Et je ne change jamais de résolution, vous le savez.

Son père continuait à garder le silence.

— Promettez-moi, papa, que vous consentirez à ce que nous désirons. Nous ne renoncerons jamais l’un à l’autre, et rappelez-vous que vous avez toujours été contraire aux longues fiançailles et aux mariages tardifs.

Quelques instants se passèrent encore à discuter ainsi jusqu’à ce que M. Vincy, ébranlé, dît enfin :

— Eh bien, en bien, mon enfant, j’attendrai qu’il m’écrive avant de lui donner ma réponse.

Et Rosemonde ne douta pas d’avoir gagné sa cause.

M. Vincy, dans sa réponse, se borna à peu près à demander que Lydgate contractât une assurance sur la vie, demande immédiatement accordée. C’était une mesure tout à fait rassurante, dans le cas où Lydgate viendrait à mourir ; mais, pour le présent, et en soi-même, ce n’était vraiment pas une ressource. Tout parut pourtant s’arranger d’une façon satisfaisante pour le mariage de Rosemonde, et les achats ordinaires se faisaient avec beaucoup d’ardeur, non pas cependant sans mainte délibération. Une fiancée qui se dispose à rendre visite à un baronnet ne peut se dispenser de quelques mouchoirs de haute élégance ; mais, en dehors de la demi-douzaine, tout à fait indispensable, Rosemonde se trouva satisfaite, sans aller jusqu’à la toute première qualité de guipure et de valenciennes. Lydgate, de son côté, trouvant que la somme de huit cents livres dont il disposait était bien ébréchée depuis son arrivée à Middlemarch, se priva de certain plat d’ancien style qu’on lui montra à l’établissement Kibble, de Brassing, où il avait fait emplette de couverts. Il était trop fier pour compter sur une avance de M. Vincy pour monter sa maison et, bien que certaines notes dussent rester à régler, puisqu’il n’était pas nécessaire de tout payer comptant, il ne perdit pas son temps en conjectures sur la dot que pourrait bien donner son beau-père.

Il ne voulait rien faire d’extravagant, mais il fallait acheter les choses indispensables, et c’eût été de l’économie mal entendue que de les acheter médiocres.

Tous ces détails n’étaient pourtant que des accessoires. Lydgate prévoyait que sa science et sa profession étaient les seuls objets qu’il poursuivrait avec enthousiasme ; mais il ne se voyait pas les poursuivant dans une maison comme celle de Wrench, par exemple, avec toutes les portes ouvertes, des toiles cirées usées, les enfants en tablier sale et le lunch traînant sur la table sous forme de carcasses, de couteaux à manches noirs et de dessous de plats en jonc.

Rosemonde, de son côté, avait l’esprit occupé de conjectures que sa rapide intuition l’avertissait toujours de ne pas dévoiler trop franchement.

— Je serais si heureuse de connaître votre famille, dit-elle un jour qu’ils causaient ensemble de leur voyage de noces. Nous pourrions peut-être aller dans une direction qui nous permît de la voir en revenant. Lequel de vos oncles préférez-vous ?

— Oh ! mon oncle Godwin, je crois. C’est un bon vieux bonhomme.

— C’est chez lui, à Quallingham, que vous étiez toujours, n’est-ce pas ? Que j’aimerais à voir ces lieux et tout ce qui vous entourait autrefois. Votre oncle sait-il que vous allez vous marier ?

— Non, dit Lydgate insouciamment.

— Faites-le-lui savoir par un mot, méchant neveu irrespectueux. Il vous demandera peut-être de m’amener à Quallingham, et alors vous me promenerez par toute la propriété et je pourrai me figurer que je vous vois comme quand vous étiez enfant. Souvenez-vous que vous me voyez dans ma maison telle qu’elle a toujours été depuis mon enfance. Il ne serait pas bien que je restasse si ignorante de la vôtre. Mais peut-être serez-vous un peu honteux de moi, j’oubliais cela.

Lydgate lui sourit tendrement et même accepta l’idée que le plaisir orgueilleux de faire voir une si charmante fiancée valait bien quelque sacrifice. Et il commença à penser qu’il aimerait à revoir avec Rosemonde les lieux de son enfance.

— Je lui écrirai, alors, mais mes cousins sont de vraies corvées.

Il semblait magnifique à Rosemonde de pouvoir parler si légèrement de la famille d’un baronnet, et elle était ravie de la perspective de pouvoir les traiter de même pour son compte.

Mais sa mère, quelques jours plus tard, faillit tout compromettre en disant :

— J’espère que votre oncle, sir Godwin, ne regardera pas Rosemonde avec dédain, monsieur Lydgate. Il ferait peut-être quelque chose de bien, j’ai idée. Un millier de livres ou deux ne comptent pas pour un baronnet.

— Oh ! maman s’écria Rosemonde en rougissant jusqu’au blanc des yeux ; et Lydgate la plaignit tant qu’il garda le silence, et s’en alla, à l’autre bout de la chambre, examiner une gravure avec intérêt, comme s’il n’eût rien compris et rien entendu.

Maman reçut ensuite une petite leçon filiale et se montra soumise comme toujours. Mais Rosemonde se dit que, si jamais quelqu’un de ses cousins les aristocrates, qu’on appelait des « corvées », venait à passer à Middlemarch, il verrait dans sa famille à elle bien des choses qui pourraient les choquer. Aussi lui semblait-il désirable que Lydgate obtînt tôt ou tard quelque belle situation ailleurs, et ce ne pouvait être une chose bien difficile pour un homme qui avait un oncle titré, et qui était engagé dans des travaux scientifiques. Lydgate, vous le voyez, avait entretenu Rosemonde de l’ardeur des espérances ou il plaçait le but élevé de sa vie, et il avait trouvé délicieux d’être écouté d’une créature qui lui apporterait ce doux appui d’une affection faite pour remplir le cœur — beauté, repos, un secours semblable à celui que nos pensées puisent dans le ciel d’été et dans les prés bordés de fleurs.

Lydgate se fiait beaucoup à la différence psychologique qui existe entre ce que nous avons appelé par amour de la variété l’oie et le jars ; — surtout à la soumission innée de l’oie, s’accordant merveilleusement avec la force du jars !



CHAPITRE IV


N’était-ce que des élections générales ou la fin du monde qui approchait ? avait énoncé M. Vincy. Maintenant que George IV était mort, le Parlement dissous, Wellington et Peel tombés dans l’opinion, le nouveau roi encore inconnu, ce doute n’était qu’un faible échantillon de l’incertitude qui régnait dans l’esprit de la province.

Les lecteurs des journaux de Middlemarch se trouvaient dans une situation tout à fait anormale : pendant l’agitation qu’avait produite la question catholique, plusieurs avaient abandonné le Pionnier, l’organe du progrès, parce qu’il avait pris le parti de Peel pour les papistes et souillé son libéralisme par sa tolérance envers les jésuites et les prêtres de Baal ; mais ils n’étaient pas satisfaits non plus de la Trompette, qui, depuis ses invectives contre Rome, au milieu du relâchement général de l’esprit public, avait molli aussi dans ses opinions.

On était à une époque, comme venait de le dire un remarquable article du Pionnier, où, devant les besoins criants du pays, certains hommes devaient vaincre leur répugnance à jouer un rôle public, certains hommes dont l’esprit avait, par une longue expérience, acquis autant de largeur que de puissance de concentration, de la décision dans le jugement aussi bien que de la tolérance, de l’impartialité aussi bien que de l’énergie, en un mot, toutes ces qualités qui, dans la mélancolique expérience de l’humanité, ont été, de tous temps, les moins disposées à s’allier dans une même âme.

On entendit M. Hackbutt déclarer, dans l’office même de M. Hawley, que l’article en question émanait de Brooke de Tipton et que Brooke avait secrètement acheté le Pionnier.

— Alors, gare ! dit M. Hawley. Il lui a pris la lubie d’être un homme populaire à présent, après avoir pataugé au hasard comme une tortue égarée. Je ne l’ai pas perdu de vue depuis quelque temps. Il va recevoir une jolie douche. C’est un damné de mauvais propriétaire. Qu’est-ce qu’un vieux bonhomme du comté a affaire de venir se faufiler dans une réunion de tenanciers en blouse bleue ? Quant à son journal, tout ce que j’espère, c’est qu’il en fasse tout seul la rédaction. Cela vaudrait la peine de payer pour le voir.

— J’ai cru comprendre qu’il avait mis la main, pour le rédiger, sur un jeune homme extrêmement brillant, capable d’écrire des premiers articles du plus haut style, tout à fait comparables à ce qui paraît dans les journaux de Londres. Il a l’intention de prendre position très haut dans la question des réformes.

— Que Brooke commence par réformer la feuille de ses revenus. C’est un satané vieux pince-maille, et tous les bâtiments qui couvrent ses propriétés tombent en ruine. Je suppose que ce jeune homme est quelque poisson égaré de Londres.

— Il s’appelle Ladislaw. On le dit d’origine étrangère.

— Je connais cette espèce-là, dit M. Hawley, quelque espion. Il commence par faire de belles phrases sur les droits de l’homme et il finira pas assassiner une jeune fille. Voilà le genre.

Le dégoût de M. Hawley, à l’idée de voir le Pionnier édité par un espion et M. Brooke devenir un homme politique, comme une tortue à l’allure incertaine qui allongerait tout à coup ambitieusement sa petite tête pour se transformer en reptile, son dégoût, disons-nous, égalait à peine l’ennui qu’en ressentaient certains membres de la famille de M. Brooke.

Le Pionnier avait été acheté secrètement, avant même l’arrivée de Will Ladislaw ; l’empressement de son propriétaire à se défaire d’une propriété de quelque valeur, mais ne rapportant rien, avait fourni l’occasion attendue ; et, dans l’intervalle, depuis que M. Brooke avait lancé son invitation à Ladislaw, ce désir que, depuis ses plus jeunes années, il avait toujours, au fond de son cœur, conservé en germe, de répandre un jour ses idées sur le monde, ce désir avait peu à peu grandi dans le silence.

Ce projet prit un développement tout à fait considérable dans l’enchantement où le plongea la personne de son hôte, qui se trouva dépasser de beaucoup son attente. Non seulement Will était comme chez lui au milieu de tous ces sujets artistiques et littéraires dont M. Brooke avait tâté à une certaine époque de sa vie, mais encore il était remarquablement habile à saisir tous les points de la situation politique, et à les traiter avec cette largeur d’esprit qui, servie par une mémoire égale, se prête à la fois aux citations et à l’ensemble.

— Il me fait l’effet d’une sorte de Shelley, vous savez, trouva l’occasion de dire M. Brooke, pour la plus grande satisfaction de M. Casaubon. Je ne veux pas dire qu’il lui ressemble par ses côtés répréhensibles, relâchement moral ou athéisme, ou toute autre chose de ce genre, vous savez ; les sentiments de Ladislaw sont excellents sous tous les rapports, j’en suis sûr, certainement, nous avons beaucoup causé tous les deux hier au soir. Mais il a ce même genre d’enthousiasme pour la liberté, l’indépendance, l’émancipation, un beau sentiment quand il est bien dirigé. Je crois que je pourrai le mettre dans la bonne voie, et j’en suis d’autant plus heureux qu’il est votre parent, Casaubon.

Si tant est que la bonne voie impliquât quelque chose de plus précis que le reste du discours de M. Brooke, M. Casaubon se flatta intérieurement qu’elle se rapportait à quelque occupation dans un lieu très éloigné de Lowick. Tant qu’il avait assisté Will de son argent, il ne l’avait jamais aimé, mais il avait commencé à l’aimer moins encore depuis que Will avait décliné son aide. C’est ce qui nous arrive, quand nous avons quelque disposition à une inquiète jalousie : si nos talents appartiennent plutôt au genre souterrain, notre cousin le chercheur de miel a très probablement un secret mépris pour nous, et l’admirer, c’est nous adresser à nous-mêmes une critique indirecte. Si nous avons dans l’âme d’honnêtes scrupules, nous sommes au-dessus de toute basse envie de lui faire du tort, nous allons plutôt par des bienfaits positifs au-devant de ses prétentions ; et, notre empressement à tirer des chèques pour lui nous assurant une supériorité qu’il ne peut méconnaître, notre amertume y peut puiser une saveur plus douce. Or, M. Casaubon s’était vu privé par un caprice soudain de cette supériorité qui n’existait plus qu’à l’état de souvenir. Son antipathie pour Will ne venait pas de la jalousie ordinaire d’un vieux mari sur le déclin de la vie : c’était quelque chose de plus profond, qui avait sa source dans les regrets et les mécontentements de toute une carrière ; mais tout naturellement, à ce sentiment de vague malaise, la présence de Dorothée, de sa jeune femme, dont il avait également à redouter les facultés de critique, devait fournir un centre déterminé.

Will Ladislaw, de son côté, sentait croître son aversion aux dépens de sa reconnaissance, et s’efforçait de se justifier à ses propres yeux de ce mauvais sentiment. Casaubon d’abord le détestait, il le savait très bien ; au premier moment de son entrée dans la chambre, il avait encore surpris une expression amère dans la bouche et du venin dans le regard de son cousin, qui auraient presque suffi à justifier une déclaration de guerre, en dépit des bienfaits passés. Il était, pour le passé, très reconnaissant envers M. Casaubon, mais en vérité il y avait dans son mariage avec cette jeune femme de quoi dispenser de toute obligation. C’était une chose à savoir, si la reconnaissance du bien qu’on nous fait, ne doit pas accroître notre indignation du mal qu’on fait aux autres. Et Casaubon avait mal agi envers Dorothée en l’épousant. Un homme devrait se mieux connaître, et, s’il lui a convenu de laisser blanchir et moisir ses os dans une caverne, il n’a que faire d’attirer une jeune fille dans sa triste compagnie. Affreux sacrifice d’une vierge, se disait Will, et il se retraçait à lui-même les chagrins de Dorothée, comme s’il composait les lamentations d’un chœur de tragédie. Du moins, il ne la perdrait jamais de vue : il veillerait sur elle, dût-il pour cela renoncer à tout dans la vie, il veillerait sur elle, et elle saurait qu’elle avait, de par le monde, un esclave. La simple vérité était que rien ne l’avait si fortement attiré à la Grange que la présence de Dorothée.

Cependant les invitations formelles lui avaient manqué, on n’avait jamais engagé Will à venir à Lowick. Mais M. Brooke, certain de faire toutes sortes de choses agréables, auxquelles M. Casaubon, le pauvre homme, était trop absorbé pour songer, avait trouvé moyen d’amener plusieurs fois Ladislaw à Lowick, ne négligeant pas une occasion d’ailleurs de le présenter partout comme un jeune parent de Casaubon. Et, sans que Will l’eût revue seule, ces entrevues avaient suffi pour réveiller dans le jeune cœur de Dorothée ce premier sentiment d’intimité avec un homme qui, malgré sa supériorité d’intelligence, paraissait disposé cependant à se laisser guider par elle. La pauvre Dorothée, avant son mariage, n’avait jamais trouvé dans l’esprit des autres beaucoup de place pour les sentiments qu’elle avait le plus à cœur d’exprimer ; elle n’avait pas non plus, nous le savons, joui autant qu’elle l’avait espéré de la science supérieure de son mari. Si elle témoignait avec quelque animation de son intérêt pour un sujet, M. Casaubon l’écoutait d’un air résigné, comme si elle lui avait lu une citation du Delectus, qui lui était familier depuis sa plus tendre enfance ; quelquefois, il lui citait brièvement d’anciennes sectes ou d’anciens personnages qui avaient eu les mêmes idées, comme s’il en existait déjà trop de cette espèce ; d’autres fois, il l’avertissait qu’elle était dans l’erreur et affirmait le point que sa remarque avait mis en doute.

Will Ladislaw, au contraire, semblait toujours voir beaucoup plus de choses dans ses paroles qu’elle n’en voyait elle-même. Dorothée avait bien peu de vanité, mais elle avait ce besoin ardent de la femme d’exercer sa douce influence, en faisant la joie d’une autre âme. Aussi la chance seule de voir Will occasionnellement, était comme une lucarne percée dans le mur de sa prison, lui donnant un aperçu du dehors ensoleillé ; et ce plaisir ne tarda pas à dissiper l’alarme qu’elle avait conçue d’abord de ce que pourrait penser son mari, en voyant Will devenir l’hôte de son oncle. M. Casaubon n’en avait pas soufflé mot.

Mais Will désirait voir Dorothée en particulier, et il attendait impatiemment la plus petite circonstance qui pourrait le lui permettre. Si courts que fussent les entretien terrestres de Dante avec Béatrix, ou de Laure avec Pétrarque, le temps change la proportion des choses, et, de nos jours, mieux vaut moins de sonnets et un peu plus d’entrevues. Will s’avisa enfin qu’il avait besoin de faire une certaine esquisse à Lowick, et, un matin que M. Brooke se rendait en voiture à la ville voisine par la route de Lowick, Will lui demanda de l’y déposer avec son album et son pliant, et, sans annoncer sa présence au manoir, il s’installa à dessiner dans un endroit d’où il ne manquerait pas d’apercevoir Dorothée, si elle sortait pour se promener, et il savait qu’elle se promenait à l’ordinaire une heure dans la matinée.

Le mauvais temps fit échouer son plan. Des nuages perfides ne tardèrent pas à s’amonceler, et, la pluie commençant à tomber, Will fut obligé de chercher un abri à l’intérieur de la maison. Sa parenté lui permettait d’entrer au salon et d’y attendre sans se faire annoncer ; aussi, rencontrant, dans le hall, sa vieille connaissance, le maître d’hôtel aux joues rouges :

— Pratt, lui dit-il, ne dites pas que je suis ici : j’attendrai jusqu’au lunch ; je sais que M. Casaubon n’aime pas qu’on le dérange, quand il est dans sa bibliothèque.

— Mon maître est sorti, monsieur ; il n’y a dans la bibliothèque que mistress Casaubon. Je ferais mieux de la prévenir que vous êtes ici, monsieur.

Pratt avait souvent des conversations des plus animées avec Tantripp, et convenait avec elle que la vie devait être bien triste pour madame.

— Oh ! soit, cette maudite pluie m’a empêché de dessiner ! dit Will radieux et affectant la plus complète indifférence.

Une minute après, il était dans la bibliothèque, où Dorothée, sans contrainte, l’accueillait avec son doux sourire.

— M. Casaubon est allé chez l’archidiacre, dit-elle aussitôt. Je ne pense pas qu’il rentre guère avant l’heure du dîner. Il ignorait lui-même le temps que cela lui prendrait. Aviez-vous quelque chose de particulier à lui dire ?

— Non, j’étais venu pour dessiner, mais la pluie m’a forcé à rentrer. Sans quoi, je ne vous aurais pas dérangée d’aussi bonne heure. Je croyais M. Casaubon chez lui et je sais qu’à cette heure-ci il n’aime pas les interruptions.

— C’est à la pluie alors que je suis redevable. Je suis si contente de vous voir ! Dorothée prononça ces mots si simples, avec la sincérité naïve d’un enfant malheureux qu’on vient visiter à sa pension.

— Au vrai, je venais pour avoir la chance de vous voir seule, dit Will qu’une puissance mystérieuse contraignait à se montrer aussi sincère qu’elle-même. J’avais le désir de causer avec vous comme à Rome. Ce n’est pas la même chose quand il y a d’autres personnes.

— Non, dit Dorothée, en l’approuvant de sa voix claire et fraîche. Asseyez-vous.

Elle s’assit elle-même sur une ottomane de couleur foncée, les livres sombres derrière elle, et, dans sa simple robe de laine blanche, sans autre ornement que son anneau de mariage, on eût pu croire qu’elle avait fait le vœu de ne ressembler à aucune autre femme ; Will s’assit à une petite distance en face d’elle ; la lumière tombait sur ses boucles soyeuses et sur son profil délicat, auquel la courbe de sa lèvre et la forme de son menton donnaient quelque chose de hardi et de provocant. Ils se regardaient l’un l’autre comme deux fleurs qu’un même instant aurait fait éclore en ce lieu. Dorothée oublia l’irritation énigmatique de son mari contre Will : c’était comme de l’eau fraîche à ses lèvres altérées, de pouvoir parler sans crainte à la seule personne chez qui ses sentiments eussent trouvé de l’écho ; regardant en arrière, dans sa tristesse, elle s’exagérait la consolation qu’il lui avait déjà apportée dans le passé.

— J’ai souvent pensé que j’aimerais à causer encore avec vous. Que de choses je vous ai dites, j’en suis toujours étonnée !

— Je me les rappelle toutes, dit Will dont l’âme se remplissait d’une joie inexprimable à l’idée qu’il était en présence d’une créature digne d’être aimée parfaitement. Je suis porté à croire que ses sentiments, à lui, étaient empreints alors de la même perfection ; car nous avons, nous autres mortels, nos moments divins, lorsque l’amour est satisfait dans l’entière perfection de l’objet bien-aimé.

— J’ai essayé d’apprendre bien des choses, depuis que nous sommes revenus de Rome, dit Dorothée, je peux lire un peu le latin, et je commence à comprendre un tout petit peu le grec. Je puis maintenant mieux aider M. Casaubon. Je sais trouver pour lui des passages ou des citations, et ménager ainsi ses yeux. Mais il est si difficile d’arriver à la science ; on dirait que le chemin qu’il faut faire pour atteindre les hautes pensées épuise les forces des gens, si bien qu’ils n’en peuvent jamais jouir, parce qu’ils sont trop fatigués.

— Si un homme est vraiment fait pour les hautes pensées, il les atteindra presque sûrement avant d’être hors d’état d’en jouir, dit Will entraîné par sa vivacité. Mais sur certaines cordes sensibles Dorothée était aussi prompte que lui ; aussi, s’apercevant d’un changement dans l’expression de sa figure, ajouta-t-il aussitôt : mais il est très vrai que les meilleurs esprits ont quelquefois succombé en travaillant à développer leurs idées.

— Vous me corrigez, dit Dorothée, je m’étais mal exprimée. J’aurais dû dire que les hommes qui ont de grandes pensées s’usent trop vite en travaillant à les développer. Je l’ai toujours senti, même quand j’étais petite fille : et il me semblait alors que l’emploi que j’aimerais à faire de ma vie, serait d’aider quelqu’un engagé dans de grands travaux, pour lui en alléger le fardeau.

Dorothée avait été amenée à lui montrer ainsi ce petit coin d’elle-même sans penser qu’il y eût là pour lui une révélation, Mais jamais jusque-là elle n’avait rien dit à Will qui jetât autant de lumière sur l’origine de son mariage. Il ne haussa pas les épaules ; mais, à défaut de cette manifestation, il pensa avec une nouvelle irritation au rapprochement de ces jolies lèvres avec de vieux crânes sanctifiés et un tas de choses creuses et vides enchâssées dans l’état ecclésiastique. Il dut prendre garde que son langage ne révélât sa pensée.

— Mais vous pourriez facilement pousser trop loin cette aide secourable et vous user vous-même. Ne restez-vous pas trop enfermée ? Vous avez déjà l’air plus pâle. M. Casaubon ferait mieux de prendre un secrétaire ; il n’aurait pas de peine à trouver quelqu’un qui lui ferait la moitié du travail. Cela le soulagerait plus efficacement, et vous n’auriez besoin de l’aider que dans des besognes plus légères.

— Comment pouvez-vous avoir une telle pensée ? dit Dorothée d’un ton sérieux de remontrance ; il n’y aurait pas de bonheur pour moi si je ne l’assistais dans son œuvre. Que pourrais-je faire d’autre ? Il n’y a pas de bien à faire à Lowick. Mon unique désir est de l’aider davantage. Et il n’aimerait pas à avoir de secrétaire : vous ne parlerez plus de cette idée-la, n’est-ce pas ?

— Certainement non, maintenant que je connais votre sentiment. Mais j’ai entendu M. Brooke et sir James Chettam exprimer le même désir.

— Oui, répliqua Dorothée, mais ils ne comprennent pas, ils voudraient me voir monter à cheval, occuper mes journées à faire bouleverser le jardin, ou à élever de nouvelles serres. J’aurais cru que vous comprendriez que l’intelligence avait d’autres besoins, ajouta-t-elle avec un peu d’impatience. Du reste, M. Casaubon ne peut pas souffrir l’idée d’un secrétaire.

— Mon erreur est excusable, dit Will ; autrefois, j’ai souvent entendu M. Casaubon parler d’un secrétaire, comme s’il eût été heureux d’en avoir un. Il m’avait même, en vérité, ouvert la perspective d’occuper un jour cet emploi, Mais, voyez-vous, j’ai si mai tourné, que j’en suis devenu indigne.

Dorothée cherchait dans cette explication une excuse à l’aversion évidente de son mari, tout en répondant à Will avec un sourire enjoué :

— Vous n’étiez pas assez assidu au travail.

— Non, dit Will, en rejetant la tête en arrière, avec quelque chose d’un cheval fougueux, Puis, le vieux démon irritable le poussant à envoyer encore un bon coup de patte aux lourdes ailes de la gloire du pauvre Casaubon, il ajouta : Et j’ai vu depuis que M. Casaubon n’aime pas qu’on regarde son œuvre, on qu’on sache exactement ce qu’il fait. Il se méfie trop, il doute trop de lui-même. Je ne suis peut-être pas bon à grand’chose, je le veux bien ; mais, s’il ne m’aime pas, c’est parce que je suis trop différent de lui.

Will avait bien au fond l’intention de se montrer toujours généreux ; mais nous avons sur le bout de la langue des espèces de petites détentes que nous lâchons le plus souvent sans laisser à la réflexion le temps de les retenir. Et puis il n’y avait plus moyen vraiment de ne pas s’expliquer franchement avec Dorothée sur l’aversion de M. Casaubon. Il fut cependant, après avoir parlé, un peu inquiet de l’effet que son langage produirait sur elle.

Mais Dorothée resta étrangement calme ; elle n’éclata pas d’indignation comme à Rome, en pareille occasion. Et ce calme avait une cause profonde. Elle ne luttait plus contre la perception évidente des faits ; elle s’efforçait, au contraire, d’y accommoder son cœur ; et, quand elle contemplait maintenant d’un œil ferme l’infirmité de son mari, et plus encore la conscience qu’il avait peut-être de cette infirmité, c’était pour ne plus voir qu’une seule voie tracée à son devoir, celle de la tendresse. Peut-être aurait-elle jugé plus sévèrement ce qu’il y avait d’indélicat dans le langage de Will, si l’antipathie même qu’il inspirait à M. Casaubon ne lui avait d’avance assuré des titres à sa bienveillance, car elle ne pouvait s’empêcher de la trouver cruelle, tant que de bonnes raisons manqueraient pour l’expliquer.

Elle ne répondit pas tout de suite, mais, après avoir baissé les yeux d’un air réfléchi, elle reprit gravement :

— M. Casaubon a donc surmonté son antipathie pour vous, dans tout ce qu’il a fait ; et cela est admirable.

— Oui, il a fait preuve, dans toutes les affaires de famille, d’un sentiment de justice. C’est une chose abominable que ma grand’mère ait été déshéritée, pour avoir contracté ce qu’on a appelé une mésalliance, et encore n’y avait-il rien à dire contre son mari, sinon que c’était un Polonais réfugié qui donnait des leçons pour gagner son pain.

— Je voudrais bien savoir tout ce qui la concerne, dit Dorothée. Je me demande comment elle a supporté ce changement, de la richesse à la pauvreté ; je me demande si elle a été heureuse avec son mari ! Savez-vous beaucoup de choses sur eux ?

— Non, ils sont morts jeunes tous deux ; je sais seulement que mon grand’père était un patriote, un homme brillant, connaissant plusieurs langues, musicien, qui gagnait sa vie en donnant toute espèce de leçons. Mon père avait hérité de ses talents pour la musique. Je n’ai jamais su non plus grand’chose de lui, sauf ce que ma mère m’en a dit. Je me rappelle sa démarche lente, et ses longues mains blanches ; et il y a un jour qui est toujours resté présent dans ma mémoire : il était malade, dans son lit, et moi, j’avais faim et je n’avais à manger qu’un tout petit morceau de pain.

— Ah ! quelle différence avec ma vie, s’écria Dorothée prise d’un vif intérêt, et joignant les mains sur ses genoux. J’ai toujours eu trop de toutes choses. Mais dites-moi comment cela s’est fait. M. Casaubon ne vous connaissait donc pas alors ?

— Non ; mais mon père se fit connaître à lui, et, de ce jour, je cessai de sentir la faim. Peu de temps après, mon père mourut, et ma mère et moi n’avons plus jamais manqué de rien. M. Casaubon a toujours regardé comme son devoir exprès de prendre soin de nous, en considération de la criante injustice dont avait été victime la sœur de sa mère. Mais je vous répète là des choses que vous savez déjà.

Ce dont, au fond du cœur, Will sentait bien qu’il désirait instruire Dorothée, c’était d’une chose dont lui-même ne s’était pas avisé auparavant, c’était que, dans sa conduite à son égard, M. Casaubon n’avait jamais fait que s’acquitter d’une dette. Will était d’une trop bonne nature pour porter légèrement le sentiment de l’ingratitude ; et, une fois qu’on commence à raisonner avec la reconnaissance, il y a bien des manières d’échapper à ses chaînes.

— Non, répondit Dorothée, M. Casaubon a toujours évité de parler des actes qui lui faisaient honneur. Elle ne s’aperçut pas que Will cherchât à rendre moins méritoire la conduite de son mari ; mais l’idée de ce que la seule justice avait commandé, dans ses relations avec Will Ladislaw, s’imprima fortement dans son esprit. Après un moment de silence, elle ajouta : Il ne m’avait jamais dit qu’il prît soin de votre mère. Vit-elle encore ?

— Non, elle est morte d’un accident, d’une chute, il y a quatre ans. C’est une chose curieuse, que ma mère aussi se soit enfuie de chez ses parents, mais non par amour pour son mari. Elle n’a jamais rien voulu me dire de sa famille, sinon qu’elle l’avait quittée pour gagner sa vie de son côté, le fait est qu’elle-même est montée sur les planches. C’était une créature aux yeux noirs et aux cheveux frisés, sur qui la vieillesse semblait n’avoir pas de prise. Vous voyez que, des deux côtés, je descends d’un sang rebelle, conclut Will, en adressant un brillant sourire à Dorothée, qui regardait toujours droit devant elle, absorbée dans l’intensité de son attention, comme un enfant qui assiste, pour la première fois, à la représentation d’un drame.

Mais son visage s’épanouit également dans un sourire lorsqu’elle lui dit :

— Voilà, je suppose, votre excuse, pour vous être montré vous-même passablement rebelle, je veux dire rebelle aux désirs de M. Casaubon ; car il faut vous souvenir que vous n’avez guère fait ce qu’il jugeait le mieux pour votre avenir. Et, s’il a de l’aversion pour vous, — vous parliez d’aversion tout l’heure, — mais je dirais plutôt, s’il a jamais manifesté à votre égard des sentiments de regret, vous devez considérer combien les fatigues de l’étude l’ont rendu impressionnable. Peut-être, continua-t-elle du ton qu’on met à défendre une cause, peut-être mon oncle ne vous a-t-il pas dit combien la maladie de M. Casaubon était sérieuse. De notre part, à nous, qui sommes bien portants et en état d’endurer bien des choses, ce serait misérable de nous attacher à de petits griefs venant d’hommes qui ont à supporter le poids de l’épreuve.

— Vous me montrez mon devoir, dit Will. Je ne récriminerai plus jamais là-dessus. Il y avait dans sa voix une douceur qui venait de son inexprimable satisfaction à voir l’affection de Dorothée pour son mari se retrancher, sans qu’elle-même s’en rendît à peine compte, dans les limites de la simple pitié et de la loyauté conjugale. Will était prêt à adorer sa pitié et sa loyauté, pour peu qu’elle consentît à l’associer lui-même à ses sentiments. J’ai vraiment été mauvais parfois, continua-t-il, mais si j’en suis le maître, je ne dirai ou ne ferai plus rien désormais que vous désapprouviez.

— C’est très bien à vous, dit Dorothée, souriant avec candeur. J’aurai donc un petit empire, où je donnerai des lois. Mais vous vous en irez bientôt, hors de ma domination, j’imagine. Vous serez bientôt fatigué de la Grange.

C’est là un point sur lequel je voulais vous consulter, une des raisons pour lesquelles je désirais vous voir en particulier. M. Brooke me propose de rester dans le pays. Il a acheté un des journaux de Middlemarch, et il voudrait me garder pour le diriger et l’aider dans d’autres travaux encore.

— Ne serait-ce pas faire le sacrifice d’un avenir plus brillant ?

— Peut-être, mais on m’a toujours blâmé de rêver de perspectives d’avenir sans me fixer à rien. Voilà une position qui m’est offerte. Si vous n’aimiez pas me la voir accepter, j’y renoncerais. Sans cela, je préférerais, je crois, demeurer dans le pays plutôt que de m’en aller.

— J’aimerais beaucoup à vous voir rester ici, dit aussitôt Dorothée avec autant d’aisance et de simplicité que lors de leur conversation de Rome. Il n’y avait, à ce moment, dans son esprit, pas l’ombre d’une raison pour parler autrement.

— Alors, je resterai, dit Ladislaw, rejetant la tête en arrière, se levant et se dirigeant vers la fenêtre, comme pour voir si la pluie avait cessé.

Mais un moment après Dorothée, cédant à une habitude qui prenait de plus en plus de force, commença à réfléchir que, sur ce sujet, son mari pensait différemment, et une vive rougeur lui vint, sous le double embarras d’avoir exprimé une opinion qui fût en opposition avec les sentiments de son mari, et d’avoir à avertir Will de cette opposition. Will n’avait pas le visage tourné de son côté, et il lui parut un peu moins difficile de lui parler comme son devoir était de le faire.

— Mais mon opinion, dit-elle, est de peu de conséquence sur un tel sujet. Vous feriez mieux, il me semble, de vous laisser diriger par M. Casaubon. Je vous ai parlé sans penser à autre chose qu’à mon sentiment personnel, qui n’a rien à voir avec la question même. Je réfléchis maintenant que peut-être M. Casaubon ne trouverait pas sage cette proposition. Ne pouvez-vous attendre maintenant et lui parler ?

— Je ne puis attendre, aujourd’hui, dit Will, intérieurement épouvanté de la perspective de voir rentrer M. Casaubon. La pluie a tout à fait cessé. J’ai dit à M. Brooke de ne pas venir me chercher ; que j’aimerais mieux faire ces cinq milles à pied. Je prendrai la traverse par Halsell Common, et j’aurai le spectacle des rayons du soleil sur l’herbe mouillée, j’aime cela.

Il s’approcha d’elle pour lui serrer la main, avec précipitation, désirant, mais n’osant pas lui dire : « N’en parlez pas à M. Casaubon. » Non, il n’osait pas, il ne pouvait pas le lui demander. Lui demander d’être moins simple et moins droite, c’eût été comme de souffler sur le cristal à travers lequel on veut voir la lumière. Et puis il avait toujours cette autre crainte terrible, de paraître lui-même terni et pour toujours dépouillé de lumière aux yeux de Dorothée.

— Je regrette que vous ne puissiez pas rester, dit Dorothée avec une nuance de tristesse en se levant et lui tendant le main. Elle avait, elle aussi, une pensée qui lui coûtait à exprimer, c’était que Will ne devrait certainement pas perdre de temps pour consulter M. Casaubon, mais il était délicat, de sa part, de le lui demander.

Ils se dirent simplement adieu, et Will s’en alla à travers champs pour ne pas risquer de rencontrer la voiture de M. Casaubon, laquelle n’apparut pas à la grille avant quatre heures. C’était une heure peu favorable pour rentrer chez soi. Il était trop tôt pour chercher un secours contre l’ennui en s’habillant pour le dîner, et trop tard pour chasser de son esprit toutes les affaires et tous les incidents frivoles de la journée, préliminaire indispensable à un bon plongeon dans l’affaire sérieuse de l’étude. En pareil cas, il se jetait généralement sur une chaise longue de la bibliothèque et permettait à Dorothée de lui lire les journaux de Londres, pendant qu’il fermait les yeux. Aujourd’hui, il ne se soucia pas de ce délassement, remarquant qu’on avait déjà imposé à son esprit trop de détails sur les affaires publiques ; mais il répondit plus gaiement que d’habitude aux questions de Dorothée sur sa fatigue, et il ajouta, avec cet air d’effort cérémonieux qui ne le quittait jamais, même lorsqu’il parlait sans gilet et sans cravate :

— J’ai eu le plaisir de rencontrer aujourd’hui une ancienne connaissance, le docteur Spanning, et de recevoir les éloges d’une personne qui en est digne elle-même. Il a très bien parlé de mon dernier traité sur les mystères égyptiens, et même en termes qu’il ne me siérait pas de répéter. En prononçant cette dernière phrase, M. Casaubon se pencha sur le bras de son fauteuil et balança la tête de haut en bas, suppléant apparemment par cette petite gymnastique à l’énumération qu’il n’aurait pas trouvée convenable.

— Je suis très contente que vous ayez eu ce plaisir, dit Dorothée, ravie de voir son mari moins abattu qu’il ne l’était habituellement à cette heure-là. Avant votre retour, je regrettais que vous eussiez été absent aujourd’hui.

— Pourquoi cela, ma chère ?

— Parce que M. Ladislaw est venu ; il m’a parlé d’une proposition de mon oncle au sujet de laquelle j’aimerais à avoir votre opinion.

Elle sentait que la question concernait réellement son mari. Malgré toute son ignorance du monde, elle avait vaguement l’impression que la position offerte à Will n’était pas en rapport avec ses relations de famille, et M. Casaubon avait certainement le droit d’être consulté. Il s’inclina sans répondre.

— Vous savez que mon cher oncle a beaucoup de projets. Il paraît qu’il a acheté un des journaux de Middlemarch, et il a demandé à M. Ladislaw de rester dans le pays et de se charger de la direction de ce journal, tout en l’aidant encore dans d’autres travaux.

Dorothée regardait son mari, tout en parlant ; mais il s’était contenté de cligner les yeux, puis de les refermer comme pour leur épargner la lumière, tandis que ses lèvres se contractaient.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-elle un peu timidement après une courte pause.

— M. Ladislaw est-il venu exprès pour me demander mon avis ? dit M. Casaubon, jetant sur Dorothée de ses yeux entr’ouverts un regard tranchant comme une lame de couteau. Elle était en réalité assez mal à l’aise pour répondre à sa question, mais elle n’en devint qu’un peu plus grave, et ses yeux ne se détournèrent pas.

— Non, il ne m’a pas dit qu’il vînt pour vous demander votre avis. Mais, en me parlant de cette proposition, il pensait naturellement que je vous en informerais.

M. Casaubon garda le silence.

— Je craignais que vous n’y vissiez quelque objection. Mais un jeune homme d’autant de talent serait certainement très utile à mon oncle, il pourrait l’aider à faire du bien avec plus de fruit. M. Ladislaw, de son côté, désire arriver à une occupation fixe. On lui a toujours reproché, dit-il, de ne pas chercher d’emploi de ce genre, et il aimerait à rester dans ces environs parce qu’ailleurs personne ne se soucie de lui.

Dorothée sentait que cette dernière considération était faite pour adoucir son mari. Toujours est-il qu’il ne répondit pas, et elle en revint aussitôt au docteur Spanning et au déjeuner de l’archidiacre. Mais la brillante lumière qui tout l’heure avait illuminé ces sujets ne reparut pas.

Le lendemain matin, à l’insu de Dorothée, M. Casaubon fit partir la lettre suivante :

« Cher monsieur Ladislaw (il l’avait, jusque-là, toujours appelé Will),

» Mistress Casaubon m’apprend qu’on vous a fait une proposition, qui, autant que j’en puis juger, a été en quelque sorte accueillie par vous, et qui implique votre résidence dans ces environs à un titre qui, j’ai le droit de le dire, touche ma propre situation ; il la touche même à un point, qu’il est non seulement naturel et justifiable de ma part, quand j’en considère les effets sous l’influence de mes sentiments légitimes, mais encore que ma responsabilité me fait un devoir de vous avertir, dès aujourd’hui, que vous m’offenseriez grandement en acceptant la proposition mentionnée plus haut. Nulle personne raisonnable, connaissant la nature des rapports qui existent entre nous, ne contesterait, j’en suis sûr, mon droit d’exercer un veto dans cette circonstance : votre récent procédé a bien pu rejeter ces rapports au passé, mais il n’a pu faire qu’ils n’existent point, en tant qu’antécédents. Je ne ferai ici de réflexions sur le jugement de personne. Je me contenterai de vous indiquer qu’il y a certaines convenances et certaines règles sociales qui s’opposent à ce qu’un de mes proches parents acquière dans le voisinage une façon de notoriété, grâce à un emploi non seulement bien au-dessous de ma position, mais associé, pour ne rien dire de pire, à cette espèce de demi-savoir d’aventuriers littéraires ou politiques. Dans tous les cas, une décision contraire de votre part vous fermerait nécessairement ma porte dès aujourd’hui.

» Votre dévoué,
» ÉDOUARD CASAUBON. »


Pendant ce temps, l’esprit de Dorothée travaillait innocemment à s’expliquer l’amertume nouvelle de son mari, s’arrêtant, avec une sympathie qui tournait à l’agitation, sur tout ce que Will lui avait raconté de ses parents et de ses grands-parents. Elle passait généralement les heures de solitude de ses journées dans son boudoir, dont elle en était venue à aimer beaucoup la pâle étrangeté. Rien extérieurement n’y avait été changé ; mais, tandis que l’été s’était graduellement avancé sur les champs de l’ouest au delà de l’avenue des Aunes, la chambre triste et nue s’était meublée de ces souvenirs d’une vie intérieure qui semblent remplir l’atmosphère d’un essaim de bons ou de mauvais anges, formes animées quoique invisibles de nos triomphes et de nos défaites morales. C’était en regardant l’avenue vers la voûte lumineuse de l’occident qu’elle avait lutté pour arriver à se donner du courage, et cette habitude avait communiqué à cette vue une influence qui suffisait maintenant à la réconforter. Le pâle sanglier lui-même semblait lui jeter des regards de muette entente et lui dire : « Oui, nous savons. » Le groupe de fines miniatures avait constitué une assistance d’êtres paisibles, dégagés de la préoccupation de leurs destinées terrestres, mais intéressés encore à la vue des sentiments humains, la mystérieuse tante Julia surtout, sur laquelle Dorothée n’avait jamais trouvé facile de questionner son mari.

Et maintenant, depuis sa conversation avec Will, bien des images nouvelles s’étaient groupées pour elle autour de cette tante Julia, la grand’mère de Will ; la présence de cette délicate miniature, si semblable à une figure vivante qu’elle connaissait, l’aidait à concentrer ses sentiments. Quelle injustice de priver une jeune fille de la protection et de l’héritage de sa famille, uniquement parce qu’elle avait choisi un homme pauvre ! Dorothée, ayant de bonne heure fait beaucoup de questions sur tout ce qui l’entourait, était arrivée à une certaine netteté d’idées indépendantes, sur les raisons historiques et politiques qui donnaient aux fils aînés des droits supérieurs et qui réglaient la transmission des propriétés : peut-être ces raisons qui lui inspiraient un certain respect avaient-elles plus d’importance qu’elle ne pensait ; mais ici il n’y avait qu’une question de parenté, étrangère à toute infraction à ces règles. Même en se conformant aux traditions aristocratiques, que se plaisent à singer des gens qui n’appartiennent pas plus à l’aristocratie que des épiciers retirés, et dont la terre à « conserver intacte » consiste en un bout de pré ou de pâturage, il s’agissait d’une fille dont l’enfant aurait eu un droit antérieur à la fortune.

Certainement, se disait-elle, M. Casaubon avait une dette envers les Ladislaw, il devait rendre aux Ladislaw ce dont ils avaient été dépouillés. Et elle se mit à penser alors au testament de son mari, testament qui avait été fait au moment de leur mariage et lui laissait, à elle, la totalité des biens avec une réserve pour le cas où elle aurait des enfants. Il fallait changer cela, et sans perdre de temps. Cette question même du nouvel emploi de Will Ladislaw était l’occasion de mettre les choses sur un pied nouveau et équitable. Son mari, elle n’en doutait pas, d’après toute sa conduite passée, serait disposé à reconnaître le vrai, si elle le lui montrait, elle, en faveur de qui avait été opérée cette injuste concentration de tous les biens. Le sentiment de la justice avait, chez lui, surmonté et continuerait à surmonter ce qu’on pourrait appeler de l’antipathie. Elle soupçonnait bien que M. Casaubon désapprouvait le projet de son oncle, et c’était, lui semblait-il, une occasion opportune d’établir un nouvel état de choses au lieu de se trouver sans un sou et obligé d’accepter les premières fonctions venues. Will se verrait ainsi en possession d’une fortune légitime, dont son mari le ferait jouir de son vivant, et qu’il lui assurerait à sa mort, par un changement immédiat du testament. La vision de ce devoir à remplir apparut à Dorothée comme l’entrée subite d’un flot de lumière, venant la réveiller de son aveuglement antérieur, et de son égoïste et indifférente ignorance sur les rapports de son mari avec les autres membres de sa famille. Les raisons qu’avait eues Will Ladislaw de refuser à l’avenir tout secours de M. Casaubon cessèrent de lui paraître justes ; M. Casaubon n’avait, de son côté, jamais bien vu lui-même les droits que possédait sur lui Ladislaw.

Mais il les verra, se dit Dorothée. Là est la grande force de son caractère. Et que faisons-nous de notre fortune ? Nous n’employons pas la moitié de nos revenus. Mon propre argent ne sert qu’à me mettre la conscience mal à l’aise.

Ce partage d’une fortune qui lui avait été destinée à elle seule et lui avait toujours semblé excessive exerça sur Dorothée une fascination particulière. Elle était sans doute aveugle pour bien des choses qui apparaissaient claires aux yeux des autres ; il lui arrivait souvent, ainsi que sa sœur Célia l’en avait avertie, de poser le pied au mauvais endroit, et cependant, dans son aveuglement pour tout ce qui ne se rapportait pas au but noble et pur de son cœur, elle pouvait côtoyer impunément des précipices, que la connaissance et la peur du danger auraient rendus périlleux pour d’autres.

Les pensées qui avaient pris corps si vite dans la solitude de son boudoir, le jour même où M. Casaubon avait envoyé sa lettre à Ladislaw, l’absorbèrent toute la journée. Tout lui serait à charge tant qu’elle n’aurait pu trouver l’occasion d’ouvrir son cœur à son mari. Il fallait aborder avec précaution tous les sujets, dans l’état de préoccupation de M. Casaubon, et, depuis sa maladie, la crainte de l’agiter n’avait pas quitté Dorothée un seul instant. La journée se passa, assez sombre, pas particulièrement cependant, quoique M. Casaubon fût peut-être plus silencieux que de coutume ; mais on pouvait compter sur certaines heures de la nuit, pour fournir de bonnes occasions de conversation ; Dorothée avait établi l’habitude, lorsqu’elle s’apercevait que son mari ne dormait pas, de se lever, d’allumer une bougie et de lui faire la lecture pour l’aider à se rendormir. Cette nuit-là, M. Casaubon dormit quelques heures, comme d’ordinaire ; Dorothée qui, tout excitée par ses résolutions, n’avait pas sommeillé une minute, s’était levée doucement, et il y avait près d’une heure qu’elle restait assise dans l’obscurité, lorsque son mari lui dit :

— Dorothée, puisque vous êtes levée, voulez-vous allumer une bougie.

— Vous sentez-vous indisposé, mon ami ? lui demanda-t-elle tout en allumant.

— Non, pas du tout, mais je vous serai obligé, puisque vous êtes levée, de me lire quelques pages de Lowth.

— Puis-je, au lieu de lire, causer un instant avec vous ? dit Dorothée.

— Certainement.

— J’ai pensé toute la journée à des questions d’argent, au trop d’argent que j’ai toujours eu, au trop d’argent surtout que je dois avoir dans l’avenir.

— Ces arrangements-là, ma chère Dorothée, sont providentiels.

— Mais, si l’un a trop parce que l’on a fait tort à d’autres, il me semble qu’il faut obéir à la voix divine qui vous dit de réparer ce tort.

— Quelle est la portée de cette remarque, mon amour ?

— C’est que vous avez été trop généreux envers moi dans vos dispositions, je veux dire en ce qui touche vos biens ; et cela me rend malheureuse.

— Comment cela ? je n’ai que des parents assez éloignés.

J’en suis venue à penser à votre tante Julia, à la pauvreté dans laquelle on l’a laissée, uniquement parce qu’elle avait épousé un homme sans fortune ; et il n’y avait là rien de déshonorant, puisque son mari n’avait pas démérité. C’est à cause de cela, je le sais, que vous avez fait élever M. Ladislaw et pris soin de sa mère.

Dorothée attendit quelques instants, espérant une réponse qui l’aiderait à continuer. Mais il n’en vint pas, et ses paroles lui parurent s’accentuer davantage encore en tombant distinctement dans le noir silence.

— Mais ce qui est certain, c’est que nous devrions regarder ses droits comme beaucoup plus étendus ; la moitié de cette propriété lui revient, de cette propriété que vous m’avez destinée, je le sais. Et je trouve qu’il devrait, dès aujourd’hui, avoir la jouissance de ce que ces arrangements lui assigneraient. Il n’est pas bien, qu’il soit, lui, enchaîné dans la pauvreté, tandis que nous sommes riches. Et, s’il y a quelque objection contre l’emploi dont il m’a parlé, eh bien, en lui donnant sa vraie place et sa vraie part, on lui enlèverait toutes les raisons qui le contraignent à accepter.

— M. Ladislaw vous a probablement entretenue de ce sujet ? dit M. Casaubon avec une certaine vivacité mordante qui ne lui était pas habituelle.

— Certainement non, répondit Dorothée gravement. Comment pouvez-vous le penser, quand il a tout récemment refusé de plus rien recevoir de vous désormais. Je crains que vous ne le jugiez trop sévèrement, mon ami ; il n’a fait que me parler un peu de ses parents et de ses grands-parents, et c’était presque toujours pour répondre à mes questions. Vous êtes si bon, si équitable, vous avez fait tout ce que vous jugiez votre devoir. Mais il me paraît évident que notre devoir est plus que cela ; et c’est à moi de vous en parler, puisque c’est moi qui en retirerais ce qu’on appelle le bénéfice, si nous ne faisions pas ce « plus ».

Après une pause à peine perceptible, M. Casaubon répliqua, non plus avec vivacité comme tout à l’heure, mais avec une énergie plus mordante encore.

— Dorothée, mon amour, ce n’est pas la première fois, mais il serait bien que ce fût la dernière, que vous formulez un jugement sur des sujets qui dépassent votre portée. Ce n’est pas le moment d’entrer dans la question de savoir jusqu’à quel point la conduite, surtout en matière d’alliances, peut amener une déchéance des droits de parenté. Qu’il me suffise de vous dire que vous n’êtes pas apte à voir clair dans ces matières. Ce que je vous prie maintenant de comprendre, c’est que je n’accepte pas de redressements, encore moins d’injonctions, dans toutes les affaires sur lesquelles j’ai réfléchi seul, comme étant distinctement et formellement miennes. Ce n’est pas à vous à intervenir entre moi et M. Ladislaw, encore moins à encourager de sa part des communications qui sont une critique de mes actes.

La pauvre Dorothée, cachée par l’obscurité de la nuit, était en proie à un tumulte d’émotions contraires. Son alarme, à l’idée des effets que la colère et cette énergique sortie pouvaient avoir sur son mari, eût suffi à l’empêcher d’exprimer son propre ressentiment, eût-elle même été alors tout à fait exempte de doute et de remords, en sentant qu’il y avait peut-être une certaine justesse dans la dernière insinuation de son mari. Entendant, après qu’il eut cessé de parler, sa respiration précipitée, elle demeura assise, l’oreille tendue au moindre bruit, enragée, misérable, avec un cri muet s’élevant de son cœur pour demander un secours qui l’aidât à supporter ce cauchemar de la vie où la crainte paralysait toute son énergie. Il n’en fut rien de plus, et ils restèrent tous les deux longtemps sans dormir et sans se parler.

Le lendemain, M. Casaubon reçut la réponse suivante de Will Ladislaw.


« Cher monsieur Casaubon, j’ai accordé à votre lettre toute la considération qui lui était due, mais je suis incapable d’envisager notre position mutuelle exactement au même point de vue que vous. Tout en reconnaissant pleinement votre généreuse conduite envers moi dans le passé, je dois maintenir pourtant que des obligations de cette nature ne peuvent raisonnablement m’enchaîner, comme vous semblez vous y attendre. Je veux bien que les désirs d’un bienfaiteur puissent constituer un droit ; il n’en doit pas moins y avoir une restriction à assigner à la nature de ces désirs. Ils peuvent parfois se trouver en opposition avec des considérations plus impérieuses. Sans quoi, le veto d’un bienfaiteur pourrait imposer sur toute la vie d’un homme une telle négation qu’il en résulterait pour lui un vide plus cruel que le bienfait n’a été généreux. Je ne fais ici qu’accentuer une comparaison. Dans le cas présent, je suis incapable de considérer à votre point de vue la portée que mon acceptation d’un emploi non lucratif mais parfaitement honorable pourrait avoir sur votre position, qui me paraît trop substantielle pour être affectée d’une aussi vague façon. Bien qu’aucun changement, je pense, ne doive se produire dans nos rapports (certainement il ne s’en est pas produit jusqu’ici), qui annulerait les obligations que je vous ai pour le passé, pardonnez-moi de ne pas me sentir empêché par ces obligations, d’user de la liberté commune de vivre où bon me semble et de gagner mon pain dans toute occupation honnête que je voudrai choisir.

» En regrettant qu’il existe cette divergence entre nous relativement à des rapports dans lesquels tous les bienfaits sont venus de votre côté, je reste toujours, votre obligé,

» WILL LADISLAW
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Le pauvre M. Casaubon sentit (et ne devons-nous pas sentir avec lui, si nous avons de l’impartialité) que personne n’avait de plus juste motif que lui de dégoût et de soupçon. Le jeune Ladislaw, il en était sûr, voulait le défier et le tourmenter, il voulait gagner la confiance de Dorothée et semer dans son cœur de l’irrévérence, peut-être de l’aversion pour son mari. Quelque motif caché avait certainement amené, chez Will Ladislaw, ce soudain changement de vie, quand il avait rejeté l’assistance de M. Casaubon et renoncé à ses voyages et cette résolution provocante de se fixer dans le voisinage en acceptant, pour servir les projets de M. Brooke, des fonctions aussi éloignées de ses goûts connus, révélait assez clairement que ce motif inavoué avait trait à Dorothée. Pas un instant M. Casaubon ne soupçonna Dorothée de complicité ; il n’avait pas de soupçon sur elle, mais il avait (ce qui n’était guère moins inquiétant), la notion positive que sa tendance à juger la conduite de son mari était accompagnée d’une disposition à regarder favorablement Ladislaw et à se laisser influencer par lui. Sa propre réserve, son orgueil l’avaient empêché de se détromper jamais, dans sa supposition que c’était Dorothée qui avait engagé son oncle à inviter Will à la Grange.

Et maintenant, en recevant la lettre de Will, M. Casaubon dut examiner où était son devoir. Il ne se serait jamais senti à son aise s’il avait qualifié sa manière d’agir d’un autre nom ; mais dans le cas présent, des motifs opposés le rejetaient dans une muette abstention.

En appellerait-il directement à M. Brooke et demanderait-il à ce gênant gentleman de revenir sur sa proposition ? Ou bien consulterait-il sir James Chettam et chercherait-il à s’en faire un allié pour combattre une mesure qui regardait toute la famille ? Dans les deux cas, M. Casaubon sentait qu’il y avait autant de chances d’échouer que de réussir. Impossible de mêler le nom de Dorothée à l’affaire, et à défaut de quelque urgence alarmante, on pouvait s’attendre à voir M. Brooke écouter toutes ses représentations avec une apparente approbation, puis détourner le sujet par un : « Ne craignez rien, Casaubon ! comptez-y, le jeune Ladislaw vous fera honneur. Comptez-y, j’ai mis le doigt sur le bon ressort. » M. Casaubon reculait également d’instinct devant l’idée d’aborder le sujet avec sir James Chettam ; il n’y avait jamais eu grande cordialité dans leurs rapports, et il aurait beau ne pas nommer Dorothée, c’est à elle que penserait immédiatement Chettam.

Le pauvre Casaubon se méfiait des sentiments que le mari surtout, en lui, excitait chez tout le monde. Laisser supposer aux autres qu’il fût jaloux, ce serait accepter ce qu’ils avaient pu penser de ses désavantages personnels : leur faire savoir qu’il ne trouvait pas le mariage chose particulièrement heureuse, ce serait l’aveu qu’il était converti lui-même à cette désapprobation première qu’il leur attribuait. C’eût été aussi fâcheux que de faire publiquement connaître à Carp et à Brasenose, combien il était peu avancé encore dans le classement des matériaux de sa Clef des Mythologies. Pendant tout le cours de sa vie, M. Casaubon s’était efforcé de ne pas s’avouer à lui-même les blessures intérieures que lui causaient sa jalousie et la méfiance de ses forces. Sur le plus délicat de tous les sujets personnels, son habitude de fière réserve le retenait doublement aujourd’hui.

C’est ainsi que M. Casaubon resta fièrement enveloppé dans son silence amer. Mais il avait interdit à Will l’entrée de Lowick-Manor, et il se mit à ruminer d’autres mesures de frustration.



CHAPITRE V


Sir James Chettam ne pouvait voir d’un bon œil les nouvelles entreprises de M. Brooke. Mais il était plus facile de blâmer que d’empêcher. Sir James s’excusa un jour d’être venu seul au lunch chez les Cadwallader en disant :

— Je ne puis vous parler comme je voudrais devant Célia, j’aurais peur de l’affliger ; ce ne serait pas bien.

— Je sais ce que vous voulez dire : le Pionnier ! à la Grange, lança mistress Cadwallader sans attendre que son ami eût achevé son dernier mot. C’est épouvantable de se mettre ainsi à acheter des sifflets et de corner dedans aux oreilles de tout le monde. Il vaudrait mieux rester au lit toute la journée et jouer aux dominos comme le pauvre lord Plessy, on ne gênerait du moins pas les autres.

— Je vois qu’on commence à attaquer notre ami Brooke dans la Trompette, dit le recteur nonchalamment étendu dans son fauteuil. Il y a de terribles sarcasmes dirigés contre un certain landlord qui est censé habiter à une centaine de milles, qui encaisse ses revenus et n’en laisse rien sortir.

— Je voudrais bien que Brooke renonçât à tout cela, dit sir James avec le léger froncement de sourcils qui indiquait chez lui le mécontentement.

— Est-il vrai cependant qu’on va le présenter comme candidat ? dit M. Cadwallader. Hier j’ai vu Farebrother ; il est whig lui-même et il tient pour Brougham ; il prétend que Brooke est en train de se faire un parti assez fort. Bulstrode le banquier est à la tête de ses partisans. Mais il pense que Brooke se tirerait assez mal de sa candidature.

— Précisément, dit sir James du ton le plus grave. J’ai pris des informations sur tout cela, car je n’ai jamais rien su, moi campagnard, de la politique de Middlemarch. Mais Hawley me disait que, si vraiment on envoie un whig au Parlement, ce sera sûrement Bagster, un de ces candidats qui arrivent on ne sait d’où, mais en guerre à mort avec les ministres et qui possèdent l’expérience des affaires parlementaires. Hawley est un rustre, il oubliait que c’était à moi qu’il parlait. Il disait que, si Brooke avait besoin d’une bonne volée, il pourrait l’obtenir à meilleur marché qu’aux assemblées électorales.

— Je vous en avais tous avertis, s’écria mistress Cadwallader en agitant les bras. J’ai dit à Humphrey, il y a longtemps, que Brooke ferait un plongeon dans la boue. Et voilà que c’est fait !

— Ce qui m’ennuie le plus dans tout cela, c’est qu’il y compromet sa dignité, dit sir James. Je m’en préoccupe surtout à cause de la famille. Brooke n’est plus un jeune homme aujourd’hui, et je n’aime pas à le voir s’exposer. On va remuer tout ce qu’on pourra contre lui.

— Je m’imagine qu’il ne servirait à rien de le dissuader, dit le recteur. Il y a un mélange si bizarre d’obstination et de versatilité dans la nature de Brooke ! L’avez-vous confessé là-dessus ?

— Eh bien, non, repartit sir James. Je trouverais indélicat d’avoir l’air de lui dicter sa conduite. Mais j’ai parlé à ce jeune Ladislaw dont Brooke est en train de faire un factotum. Ladislaw me paraît assez intelligent pour réussir partout. J’ai trouvé bon d’écouter ce qu’il avait à dire et il est opposé, cette fois, à la candidature de Brooke. Je crois qu’il le fera changer d’avis et qu’on pourra empêcher sa présentation. Mais ce Ladislaw même ! Voilà encore une ennuyeuse affaire ! Nous l’avons eu deux ou trois fois à dîner à Freshitt-Hall, vous l’y avez rencontré par parenthèse, comme hôte de Brooke et parent de Casaubon. Nous pensions qu’il faisait une visite de passage ; et je découvre maintenant que son nom est dans toutes les bouches comme rédacteur du Pionnier. Il court des histoires sur son compte, on le traite de gratte-papier, d’espion, d’étranger, que sais-je encore ?

— Voilà qui ne plaira pas à Casaubon, observa le recteur.

— Il y a du sang étranger dans les veines de Ladislaw, reprit sir James. J’espère qu’il ne se jettera pas dans les opinions extrêmes en y entraînant Broche après lui.

— Oh ! c’est un jeune rejeton dangereux que ce M. Ladislaw, dit mistress Cadwallader, avec ses airs d’opéra et sa langue déliée. Une espèce de héros byronien, un conspirateur amoureux, cela me frappe tout à fait, et Thomas d’Aquin ne l’aime guère. Je m’en suis bien aperçue le jour ou on a apporté le tableau.

— Je n’aime pas à entamer ce sujet avec Casaubon, dit sir James. Il aurait pour intervenir des droits que je n’ai pas. Mais c’est sous tous les rapports une désagréable affaire. Quel rôle pour un homme honorablement apparente ! Journaliste de bas étage ! vous n’avez qu’à regarder Keck, le rédacteur de la Trompette. Je l’ai vu l’autre jour avec Hawley ; sa prose ne manque pas de vigueur, je crois, mais c’est un individu si vulgaire, que j’aimerais mieux ne pas le voir dans notre parti.

— Que peut-on attendre de petites feuilles pareilles ? dit le recteur. Vous ne trouverez nulle part, je pense, un homme de quelque valeur qui consente à écrire des articles sur des intérêts dont au fond il ne se soucie pas le moins du monde, et cela moyennant un salaire qui suffit à peine à le faire vivre.

— Précisément ; et c’est pour cela qu’il est fort ennuyeux que Brooke ait mis là un homme plus ou moins parent de la famille. Pour ma part, je trouve Ladislaw bien bon d’accepter.

— C’est la faute d’Aquin, dit mistress Cadwallader. Pourquoi n’a-t-il pas employé son crédit à faire de Ladislaw un attaché d’ambassade ou à l’envoyer aux Indes ? C’est comme cela que les familles se débarrassent des rameaux incommodes.

— On ne sait pas jusqu’où ira le mal, dit sir James avec inquiétude. Mais si Casaubon ne bouge pas, que voulez-vous que je fasse ?

— Oh ! mon cher sir James conclut le recteur, n’en faisons pas trop d’affaire, après tout. Il est probable que tout cela s’en ira en fumée. Dans un mois ou deux, Brooke et ce traître de Ladislaw en auront assez l’un de l’autre. Ladislaw prendra son essor, Brooke vendra le Pionnier et tout rentrera dans l’ordre.

— Il nous reste une bonne chance, c’est qu’il n’aimera pas à voir filer son argent, dit mistress Cadwallader. Si je connaissais les frais des élections, je saurais bien lui faire peur. Ce ne serait pas d’une petite saignée que je lui parlerais, je lui viderais tout un pot de sangsues sur le corps. Ce que nous n’aimons pas, nous autres bons avares, c’est de nous voir arracher nos pièces de six pence.

— Et tout ce qu’on va soulever contre lui ! dit sir James. L’administration de ses terres d’abord. On l’a déjà attaqué là-dessus, cela me fait vraiment peine à voir. C’est une peste que nous avons sous le nez. Je trouve, quant à moi, qu’on est tenu de faire tout ce qu’on peut et plus encore pour ses terres et ses tenanciers, surtout dans ces temps difficiles.

— Peut-être les attaques de la Trompette l’amèneront-elles à y changer quelque chose, et il pourrait après tout en résulter quelque bien, dit le recteur. J’en serais bien content ; j’entendrai moins de réclamations, quand on viendra me payer la dîme.

— Je voudrais qu’il prît un homme entendu pour s’occuper de cela, je voudrais qu’il reprît Garth, ajouta sir James. Il s’est défait de Garth il y a douze ans et tout a été de travers depuis. Je pense moi-même à employer Garth à l’administration de mes biens ; il a fait un plan merveilleux pour mes bâtiments. Mais Garth ne se chargerait de la propriété de Tipton que si Brooke la laissait entièrement à ses soins.

— Oui, dit le recteur, Garth est un être indépendant, un être original, un esprit simple. Un jour qu’il faisait quelques évaluations pour moi, il m’a dit de but en blanc que les clergymen n’entendaient rien aux affaires et ne faisaient que du gâchis lorsqu’ils s’en mêlaient. Mais il l’a dit aussi tranquillement et aussi respectueusement que s’il m’avait parlé des marins. Tipton serait une autre paroisse, si Brooke voulait le laisser faire.

— Si Dorothée était restée auprès de son oncle, il y aurait eu quelques chances, dit sir James. Elle eût pris peu à peu de l’influence sur lui ; elle s’est toujours intéressée à l’état de la propriété ; elle avait sur toutes ces matières des idées remarquablement justes. Mais elle est absorbée par Casaubon, maintenant ; Célia s’en plaint assez ; c’est à peine si nous pouvons l’avoir à dîner, depuis que Casaubon a eu son attaque. Sir James termina ces mots par un regard de dégoût plein de pitié, et mistress Cadwallader haussa les épaules, comme pour dire qu’on n’aurait jamais rien de nouveau à lui apprendre de ce côté-là.

— Ce pauvre Casaubon dit le recteur. Il a eu là une vilaine attaque ; je lui ai trouvé l’air affaissé l’autre jour, chez l’archidiacre.

— Au fond, reprit sir James, qui ne se souciait pas de prolonger ce sujet de conversation, Brooke ne veut de mal ni à ses tenanciers ni à personne, mais il a pris l’habitude de rogner sur tout, et de réduire toutes les dépenses.

— Eh bien, alors ! c’est une bénédiction ! s’il ne connaît jamais bien ses propres opinions, sûrement il connaît sa bourse. Mais, ajouta mistress Cadwallader, qui s’était levée pour aller regarder à la fenêtre, mais vous n’avez qu’à parler d’un politique libéral pour le voir venir.

— Comment cela, Brooke ? interrogea son mari.

— Oui ; empoignez-le maintenant avec la Trompette, Humphrey ; moi, je vais lui mettre les sangsues, et vous, sir James, que ferez-vous ?

— Le fait est que je n’aime pas aborder ce sujet avec Brooke, étant donnés nos rapports, tant l’affaire est désagréable. Je voudrais que tout le monde se conduisît en gentleman, dit le bon baronnet, sentant que c’était là pour le bien social un programme simple et intelligible.

— Vous voici tous ? commença M. Brooke, passant de l’un à l’autre et donnant des poignées de main. Je me disposais à aller tout à l’heure à Freshitt-Hall, Chettam. Mais c’est charmant de vous trouver tous ici, vous savez… Eh bien, que pensez-vous de nos affaires ? Elles marchent un peu vite, n’est-ce pas ? C’était assez juste, ce que disait Laffitte : « Depuis hier un siècle s’est écoulé. » Ils sont déjà dans le siècle suivant, vous savez, de l’autre côté de l’eau. Ils vont plus vite que nous.

— Eh ! oui, dit le recteur en prenant le journal, voici la Trompette qui vous accuse de rester en arrière ; avez-vous vu ?

— Non, dit Brooke en mettant ses gants dans le fond de son chapeau et en ajustant rapidement son lorgnon.

Mais M. Cadwallader garda le journal dans sa main, ajoutant, avec un sourire dans les yeux

— Voyez ! Tout cela concerne un landlord vivant à quelque centaine de milles de Middlemarch, qui sait joliment empocher ses revenus. On dit que c’est l’homme le plus rétrograde du comté. C’est vous qui lui avez enseigné ce mot-là dans le Pionnier, j’imagine.

— Oh ! c’est Keck qui a écrit cela, cet être illettré, rétrograde ! Regardez-moi cela !

— Voici un ou deux traits assez mordants !

Et le recteur se mit à lire :

« Si nous avions à faire le portrait d’un homme rétrograde, dans le plus mauvais sens du mot, nous dirions que c’est celui qui veut se faire le réformateur de notre constitution, tandis que tous les intérêts dont il est immédiatement responsable tombent en ruine, — un philanthrope qui ne peut voir pendre un gredin, mais qui ne s’inquiète pas si plus d’un honnête tenancier meurt de faim et de froid ; — un homme qui crie à la corruption et qui exige de ses fermiers une rente de la valeur du revenu ; — qui rugit comme un diable contre les bourgs pourris et qui se soucie peu que les champs de ses fermiers soient entourés de barrières pourries ; — un homme au cœur très large pour Leeds et Manchester, disposé à leur accorder autant de représentants au Parlement qu’il s’en trouvera pour payer leur siège de leur bourse ; – ce qu’il n’aime pas à donner, c’est une petite somme, les jours où on lui paye ses rentes, pour aider à acheter des provisions ; — ou une avance à un tenancier pour faire des réparations à une grange ou pour faire de sa maison autre chose qu’une chaumière irlandaise. Mais nous connaissons tous la définition que faisait un plaisant d’un philanthrope : Un homme dont la charité augmente en raison directe du carré de la distance. »

— Et ainsi de suite, conclut le recteur en déposant le journal et en se croisant les mains derrière la tête, tout en regardant M. Brooke avec un air indifférent et amusé à la fois.

— Allons, c’est assez bon, cela, dit M. Brooke, prenant le journal et s’efforçant de supporter le coup aussi gaiement que son voisin, mais en rougissant et en souriant d’un air un peu nerveux. Cette phrase de « rugir comme un diable contre les bourgs pourris », jamais de ma vie je n’ai fait un discours sur les bourgs pourris, et, quant à rugir comme un diable et tout ce qui suit… ces gens-là ne savent pas ce que c’est qu’une satire. La satire, vous savez, devrait être vraie jusqu’à un certain point. Je me rappelle qu’on a dit cela quelque part, dans la Revue d’Édimbourg… La satire doit être vraie jusqu’à un certain point… · — Eh bien, savez-vous que c’est une allusion, ce qu’ils disent des barrières, reprit sir James qui ne voulait s’avancer qu’avec prudence. Dagley se plaignait à moi l’autre jour de ne pas avoir de clôtures convenables à sa ferme. Garth en a inventé un nouveau modèle, que je voudrais vous voir essayer. On devrait employer à ces choses-là un peu de son bois de construction.

— Vous donnez dans le fermage fantaisiste, vous, Chettam, vous savez. C’est votre dada et vous ne craignez pas la dépense.

— Je pensais que le dada le plus coûteux dans ce monde était de se présenter au Parlement, dit mistress Cadwallader. On raconte que le dernier candidat malheureux de Middlemarch a dépensé dix mille livres et a échoué pour n’avoir pas encore assez corrompu les électeurs. Quelle amère réflexion pour un homme !

— Oui, les tories corrompent, eux !… dit M. Brooke. Hawley et son parti corrompent avec des banquets, des pommes cuites, etc. ; et ils amènent les électeurs ivres pour voter ; mais ils ne mèneront pas les affaires dans l’avenir, vous savez… Middlemarch est un peu arriéré, j’en conviens. Les fermiers libres sont un peu arriérés mais non les institutions. Nous les ferons marcher, vous savez. Nous avons dans notre parti les meilleures têtes de l’endroit.

— Hawley dit que vous avez dans votre parti des hommes qui vous nuiront, remarqua sir James. Il dit que Bulstrode le banquier vous nuira.

— Et que, si vous êtes lapidé, intervint mistress Cadwallader, la moitié des œufs pourris viendront de la haine qu’on a pour votre homme des comités religieux. Grand Dieu ! réfléchissez à ce que cela doit être, que de se voir lapidé pour des opinions erronées. Je me souviens d’un homme qu’on a voulu porter en triomphe dans un fauteuil, afin de le laisser tomber tout exprès dans un tas de boue.

— La lapidation n’est rien en comparaison de leur habileté à découvrir les trous de nos habits, là où le talon nous blesse, dit le recteur. J’avoue que c’est ce qui m’effrayerait, si nous avions aussi à nous présenter aux électeurs pour les promotions, nous autres pasteurs. J’aurais peur de les voir compter toutes les journées que je passe à la pêche. Par ma foi, je crois que la vérité est le plus terrible projectile avec lequel on puisse nous lapider.

— Le fait est, dit sir James, qu’un homme qui entre dans la vie publique doit être préparé à en subir les conséquences. Il faut qu’il ne donne pas prise à la calomnie.

— Mon cher Chettam, tout cela est bel est bien, vous savez, dit M. Brooke. Mais comment faire pour ne pas donner prise à la calomnie ? Lisez l’histoire, voyez l’ostracisme, la persécution, le martyre et tout ce genre de choses-là. Les hommes les meilleurs en sont les victimes. Voyez dans Horace ? — Fiat justitia, ruat

— Justement, dit sir James avec un peu plus de chaleur que de coutume. Ce que j’entends par ne pas donner prise à la calomnie, c’est être à même de contredire le fait sur lequel on vous attaque.

— Eh bien, vous savez, Chettam, dit M. Brooke en se levant et prenant son chapeau, vous et moi, nous avons un système différent. Vous êtes disposé à faire des dépenses pour vos fermes. Je ne prétends pas prouver que mon système soit bon en toutes circonstances, — en toutes circonstances, vous savez…

— Il faudrait, de temps à autre, faire une nouvelle évaluation des propriétés, dit sir James. Qu’en dites-vous, Cadwallader ?

— Je suis d’accord avec vous. Si j’étais Brooke, je ferais taire la Trompette en demandant à Garth de faire une nouvelle estimation des fermes et en lui donnant carte blanche pour les clôtures et les réparations. C’est ainsi que j’envisage la situation politique, dit le recteur dilatant sa poitrine et fourrant ses pouces dans les entournures de son gilet, et il regardait M. Brooke en riant.

— Ce serait faire la quelque chose de bien éclatant, vous savez, dit M. Brooke. Mais citez-moi un autre propriétaire qui ait aussi peu tourmenté ses tenanciers pour leurs arriérés, que je ne l’ai fait. Je suis exceptionnellement accommodant, permettez-moi de vous le dire, exceptionnellement accommodant… J’ai mes idées à moi, sur lesquelles je me base, vous savez. Un homme qui fait cela est toujours accusé d’excentricité, d’inconsistance et tout ce qui s’ensuit. Quand je changerai ma ligne de conduite, ce seront encore mes idées que je suivrai.

Et M. Brooke un peu piqué se souvint tout à coup qu’il avait oublié de faire partir un paquet de la Grange et prit congé de tout le monde.



CHAPITRE VI


Sir James n’avait pas l’esprit fertile en projets inventifs ; mais sa foi dans l’influence de Dorothée et son désir croissant d’agir sur Brooke le rendirent ingénieux et il finit par combiner son petit plan, invoquant une indisposition de Célia pour faire venir Dorothée seule au Hall, et la déposant en voiture à la Grange, après l’avoir mise au courant de la situation et de la question des propriétés.

Ce fut ainsi qu’un jour, vers quatre heures de l’après-midi, comme M. Brooke et Ladislaw étaient assis dans la bibliothèque, la porte s’ouvrit et on annonça mistress Casaubon. Obligé d’aider M. Brooke à mettre en ordre ses documents sur le châtiment de la potence infligé aux voleurs de moutons, tout en ruminant le projet d’abandonner le séjour de la Grange pour aller se loger à Middlemarch, Will était plongé dans toutes les profondeurs de l’ennui.

Quand on annonça mistress Casaubon, il tressaillit comme traversé d’un choc électrique et ressentit un frémissement au bout des doigts. L’œil d’un observateur eût constaté à coup sûr dans son teint, dans la contraction des muscles de son visage, dans l’ardeur de son regard, un changement pareil aux effets d’un toucher magique agissant sur chaque molécule de son corps. La magie qui opère ces miracles, c’est celle d’une nature sublime ; et qui pourra mesurer la subtilité de ces touchers qui transforment la condition d’une âme aussi bien que celle d’un corps, qui font que la passion d’un homme pour une femme ne ressemble pas à sa passion pour une autre femme, tout comme la joie qu’on éprouve à regarder dans la lumière du matin la vallée, la rivière et le sommet blanc des montagnes, ne ressemble pas au plaisir qu’on prend aux décors d’une illumination ? Will était fait, lui aussi, d’une étoffe très délicate. L’archet d’un artiste sur son violon pouvait, au premier coup, changer pour lui l’aspect du monde, et sa manière de voir se transformait aussi facilement que son humeur. L’entrée de Dorothée fut comme la fraîcheur de cette matinée.

— Eh quoi, ma chère ? voilà qui est charmant, dit son oncle allant au-devant d’elle et l’embrassant. Vous avez laissé Casaubon dans ses livres, j’imagine. C’est fort bien. Il ne faut pas nous devenir trop savante pour une femme, vous savez.

— Ce n’est pas à craindre, mon oncle, dit Dorothée se tournant vers Will et lui donnant une poignée de main avec une franche bonne humeur. Je suis très lente. Quand je veux m’occuper sérieusement à lire, je fais souvent l’école buissonnières au milieu de mes pensées. Je ne trouve pas aussi facile de s’instruire que de faire des plans de chaumières.

Elle s’assit à côté de son oncle, en face de Will, évidemment préoccupée de quelque chose qui lui faisait presque oublier la présence de ce dernier. Lui-même se sentit ridiculement contrarié, comme s’il s’était figuré que Dorothée ne venait que pour lui.

— C’est vrai, ma chère, c’était bien votre manie de dessiner des plans. Mais il n’a pas été mauvais de changer un peu tout cela. Les dadas sont susceptibles de s’emporter avec nous, vous savez : cela ne vaut rien d’être emportés, il faut garder les rênes en main. Je ne me suis jamais laissé emporter, j’ai toujours tiré en arrière ; c’est ce que je dis à Ladislaw. Nous nous ressemblons, lui et moi, vous savez. Il aime à entrer un peu dans toutes choses. Nous travaillons précisément sur la peine capitale ; nous ferons beaucoup de choses ensemble, Ladislaw et moi.

— Oui, sir James m’a dit qu’il espérait voir s’opérer bientôt un grand changement dans l’administration de vos propriétés, que vous pensiez à faire évaluer vos fermes, aux réparations nécessaires et à l’amélioration des chaumières, de façon à transformer tout à fait l’aspect de Tipton. Quel bonheur ! ajouta-t-elle en serrant ses mains l’une contre l’autre, avec un retour de ces façons spontanées et un peu enfantines, qui étaient restées renfermées en elle depuis son mariage. Si j’étais encore à la maison, je me remettrais à monter à cheval pour me promener avec vous et suivre tout cela. Et vous allez engager M. Garth, m’a dit sir James.

— Chettam va un peu vite, ma chère, répliqua M. Brooke en rougissant légèrement. Un peu vite ! je n’ai jamais dit que j’allais le faire ; je n’ai pas dit non plus que je ne le ferais pas, vous savez.

— Mais il a l’intime conviction que vous le ferez, dit Dorothée d’une voix aussi claire et aussi assurée que celle d’un enfant de chœur chantant un Credo, parce que vous voulez entrer au Parlement à titre de membre utile, préoccupé d’améliorer la condition du pauvre, et qu’une des premières choses à améliorer serait la condition des terres et des laboureurs. Pensez à Kit Downes, mon oncle, qui vit avec sa femme et sept enfants dans une maison où il n’y a qu’une chambre pour se tenir et une seule chambre à coucher à peine plus grande que cette table ! Et ces pauvres Dagley dans leur ferme délabrée dont ils habitent l’arrière-cuisine, tandis que le reste est abandonné aux rats ! C’est en partie à cause de cela que je n’ai jamais aimé vos tableaux, mon oncle, ce dont vous me trouviez stupide. Je revenais toujours du village, rapportant, comme une plaie au fond de mon cœur, l’image de cette boue et de cette laideur grossière ; et ces figures du salon avec leur sourire niais me semblaient comme une invitation cruelle à prendre plaisir dans le faux, alors que la vérité est si dure pour nos voisins d’au delà de nos murs et que nous nous en inquiétons si peu ! Je ne crois pas que nous ayons le droit de nous mettre en avant et de réclamer de plus grandes réformes, avant d’avoir essayé de remédier aux maux qui sont à notre portée.

Dorothée tout en parlant s’était laissé gagner par l’émotion et avait tout oublié, hormis le soulagement d’exprimer ses sentiments sans contrainte, comme autrefois, avant son mariage, qui avait été pour elle une lutte continuelle entre l’énergie et la crainte. Quant à Will, son admiration était accompagnée d’un sentiment d’être plus loin d’elle qui lui faisait froid. Un homme est rarement honteux de sentir diminuer son amour pour une femme, parce qu’il reconnaît en elle une sorte de grandeur : la nature ayant apparemment réservé la grandeur à l’homme. Mais la nature commet quelquefois de tristes erreurs dans l’accomplissement de ses vues, comme dans le cas du bon M. Brooke, dont la conscience masculine en était pour le moment au bégayement devant l’éloquence de sa nièce. Il ne put trouver sur l’heure d’autre manière de s’exprimer que de se lever, d’ajuster son lorgnon et de remuer les différents papiers qui étaient devant lui. Enfin il reprit :

— Il y a quelque chose dans ce que vous dites, ma chère… quelque chose, mais pas tout… eh ! Ladislaw ? Nous n’aimons pas, vous et moi, qu’on trouve à redire à nos tableaux et à nos statues. Les jeunes ladies sont un peu promptes, vous savez… un peu tout d’une pièce, ma chère. Les beaux-arts, la poésie, etc., élèvent une nation, emollit mores, vous comprenez un peu de latin, maintenant. — Mais… quoi ? que voulez-vous ?

Ces interrogations s’adressaient au valet de pied qui venait d’entrer, disant que le garde avait surpris un des garçons de Dagley avec un levraut tout fraîchement tué dans les mains.

— Je viens… je viens. Je le tiendrai quitte à bon marché, vous verrez, dit M. Brooke tout bas à Dorothée en s’éloignant gaiement de son pas hésitant.

— Vous sentez, n’est-ce pas ? combien est équitable ce changement que je… que sir James désire, dit Dorothée à Will des que son oncle fut parti.

— Je le sens maintenant que je vous ai entendu parler. Je n’oublierai pas ce que vous avez dit. Pouvez-vous cependant vous occuper d’un autre sujet en ce moment ? Il se peut que je n’aie plus d’autre occasion de vous parler de ce qui s’est passé, dit Will se levant avec un mouvement d’impatience et tenant de ses mains le dossier de sa chaise.

— Qu’est-ce donc ? Dites-le-moi, je vous en prie, dit Dorothée avec inquiétude, se levant aussi et se dirigeant vers la fenêtre ouverte par laquelle Monk la regardait, haletant et agitant la queue.

Will la suivait des yeux.

— Vous savez, je pense, que M. Casaubon m’a défendu l’entrée de sa maison.

— Non, je ne le savais pas, dit Dorothée après un instant de silence. Elle était violemment émue. Je suis très peinée, ajouta-t-elle avec tristesse.

Elle pensait à ce que Will ignorait absolument, à cette conversation entre elle et son mari dans l’obscurité et, de nouveau, l’impression désespérante de ne pouvoir rien sur la conduite de M. Casaubon s’empara de son âme. Mais, à voir l’expression profonde de sa douleur. Will fut convaincu que ce n’était pas à lui personnellement qu’elle se rapportait, et que Dorothée n’avait pas eu l’idée qu’elle pouvait être pour quelque chose dans l’aversion et la jalousie de M. Casaubon contre lui.

Il ressentit un mélange bizarre de ravissement et de mécontentement : de ravissement, de pouvoir demeurer chéri sans soupçon et sans restriction, dans la pensée de Dorothée comme dans une pure cellule ; de mécontentement parce qu’il comptait trop peu pour elle, parce qu’il ne la dominait pas assez, peu flatté d’être traité par elle avec une bienveillance si naturelle et si facile. Mais la crainte de voir Dorothée changer en rien fut plus forte que le mécontentement, et, d’un ton calme, il reprit simplement son explication :

— M. Casaubon n’est pas d’avis que je reste ici et que je m’y crée une position ; il considère cela comme indigne du rang d’un cousin à lui. Je lui ai dit que je ne saurais lui céder sur ce point. Il serait par trop dur de voir ma carrière entravée par des préjugés que je trouve ridicules. L’obligation peut aller si loin, qu’elle n’est plus alors qu’une marque d’esclavage imprimée sur nous, alors que nous sommes encore trop jeunes pour en comprendre la portée. Je n’aurais pas accepté cette situation, si je n’étais décidé à la rendre utile et honorable. Je n’ai pas à tenir compte de la dignité de famille à un autre point de vue.

Dorothée se sentait malheureuse. Elle trouvait son mari absolument dans son tort et pour cela et pour d’autres raisons encore que Will avait laissées de côté.

— Il vaut mieux pour nous ne plus parler de ce sujet, dit-elle avec un tremblement peu ordinaire dans la voix, puisque vous et M. Casaubon n’êtes pas d’accord. Vous avez l’intention de rester ? Elle regardait la pelouse devant elle avec une expression de mélancolique méditation.

— Oui, mais je ne vous verrai presque jamais dorénavant, repartit Will avec un accent de plainte comme celui d’un enfant.

— Non, dit Dorothée en le regardant de son plein et ferme regard, presque jamais, mais j’entendrai parler de vous, je saurai par mon oncle ce que vous faites.

— C’est à peine si je saurai quelque chose de vous, moi, dit Will ; personne ne m’en dira rien.

— Oh ! ma vie est bien simple. Les lèvres de Dorothée se rejoignirent en un sourire délicieux qui éclaira sa mélancolie. Je suis toujours à Lowick.

— C’est une affreuse prison, dit Will impétueusement.

— Non, ne croyez pas cela, je n’ai pas d’aspirations.

Il se tut ; et elle reprit comme répondant à un changement survenu dans sa physionomie :

— Je veux dire pour moi, sauf que je voudrais bien ne pas avoir plus que ma part de bien-être, sans rien faire pour les autres. Mais j’ai ma croyance à moi et elle me soutient.

— Quelle est-elle ?… dit Will un peu jaloux de cette croyance.

— C’est qu’en désirant ce qui est parfaitement bon, même sans bien savoir ce que c’est et sans pouvoir faire ce que nous voudrions, nous sommes une partie de la puissance divine contre le mal, élargissant les espaces de lumière et resserrant la lutte contre l’obscurité.

— C’est un beau mysticisme, cela… c’est un…

— Ne l’appelez d’aucun nom, je vous en prie, dit Dorothée étendant les mains en manière de supplication. Vous l’appelleriez persan ou de quelque autre nom géographique. C’est ma vie ; je l’ai trouvé et ne peux plus m’en séparer. Je me suis toujours fait ma religion à moi depuis que j’étais enfant. Je priais tant alors !… Et, aujourd’hui, je ne puis presque plus prier. Je m’efforce de ne pas avoir de désirs pour moi seulement, parce qu’ils pourraient n’être pas bons pour les autres, et je n’en ai que trop déjà. Je vous ai dit cela uniquement afin que vous sachiez tout au long comment se passent mes jours à Lowick.

— Dieu vous bénisse de me l’avoir dit, s’écria Will avec ardeur et s’étonnant presque de lui-même. Ils se regardaient l’un l’autre comme deux enfants qui s’aiment et qui, en grande confidence, se parlent des petits oiseaux.

— Quelle est votre religion ? demanda Dorothée. Je ne veux pas dire ce que vous savez de la religion, mais la croyance qui vous aide le plus dans la vie ?

— Aimer ce qui est bien et ce qui est beau quand je le vois, répondit Will. Mais je suis un rebelle, moi ; je ne me sens pas tenu comme vous à me soumettre à ce que je n’aime pas.

— Si vous n’aimez que ce qui est bien, cela revient au même, dit Dorothée en souriant.

— Vous devenez subtile.

— Oui ; M. Casaubon me dit souvent que je le suis trop, bien que je ne m’en aperçoive pas moi-même, dit Dorothée d’un ton joyeux. Mais comme mon oncle tarde ! Je vais aller voir où il est. Il faut absolument que j’aille à Freshitt-Hall. Célia m’attend.

Will se disposait à aller prévenir M. Brooke, lorsque celui-ci rentra, disant qu’il profiterait de la voiture pour aller, avec Dorothée, jusque chez les Dagley afin de régler l’affaire du petit délinquant qu’on avait surpris avec le levraut. Durant le trajet, Dorothée essaya de reprendre la conversation de tout à l’heure sur l’état de la propriété. Mais M. Brooke, averti qu’il était, sut plus adroitement détourner le sujet, et bientôt, descendant à la barrière d’une ferme, il laissa Dorothée continuer sa route.

Il est étonnant à quel point les choses nous paraissent plus laides, quand nous soupçonnons seulement qu’on en fait un sujet de blâme pour nous ! Nos personnes mêmes peuvent, dans le miroir, changer d’aspect pour nos yeux, si nous avons entendu quelques franches remarques sur ce qu’elles ont de moins admirable ; c’est, d’un autre côté, merveille, de voir avec quelle facilité notre conscience empiète sur ceux qui ne se plaignent jamais et qui n’ont personne qui se plaigne pour eux. L’habitation de Dagley n’avait jamais paru si horrible que ce jour-là à M. Brooke, qui avait l’esprit péniblement affecté des blâmes de la Trompette dont sir James était l’écho.

Un artiste habitué à ne voir des misères d’autrui que le côté pittoresque aurait pu, il est vrai, être ravi de cette habitation nommée Freeman’s End : la vieille maison avait des lucarnes percées dans son toit brun, deux de ses cheminées disparaissaient sous le lierre ; la grande porte était encombrée de fagots et les fenêtres presque toutes fermées par des volets gris vermoulus, sur lesquels les branches d’un jasmin croissaient dans une sauvage abondance ; le mur dégradé du jardin, par-dessus lequel s’élevaient les têtes des roses trémières, était une étude parfaite de couleur neutre et fondue, et une vieille chèvre reposait étendue contre la porte ouverte de l’arrière-cuisine. Le chaume moussu du hangar à bestiaux, les portes de la grange cassées et vermoulues, les laboureurs en culottes déchirées qui achevaient de décharger un chariot de blé dans la grange, l’étroite laiterie ouverte ou l’on venait d’attacher les vaches pour les traire, tandis que l’autre moitié du hangar demeurait vide et obscure, les cochons eux-mêmes et les canards blancs nourris de reliefs insuffisants, errant sur le sol inégal et négligé de la cour comme en proie à la nostalgie, tout cet ensemble, sous la tranquille lumière d’un ciel marbré par de hauts nuages, eût fait un de ces tableaux devant lesquels nous nous arrêtons tous comme devant un « coin charmant », parce qu’ils font vibrer en nous des cordes sensibles, étrangères à l’état misérable de l’agriculture ou au manque affligeant de capital d’exploitation, dont les journaux de l’époque nous entretenaient constamment.

Mais ces considérations pénibles se présentèrent alors fortement à l’esprit de M. Brooke et lui gâtèrent le côté pittoresque du tableau ; M. Dagley faisait lui-même figure dans le paysage avec sa fourche et son chapeau de laitier qui n’était autre qu’un très vieux castor aplati par devant. Quoique ce fût jour de semaine, il avait mis son meilleur habit et ses meilleures culottes pour aller au marché, d’où il était revenu plus tard que de coutume, s’étant accordé la rare jouissance de dîner à la table d’hôte du Taureau Bleu et d’y absorber une grande quantité de bière commune suivie de copieux mélanges de grogs au rhum. Ces liqueurs ont en elles-mêmes une dose de vérité si puissante qu’elles ne furent pas encore assez fausses pour donner un air joyeux au pauvre Dagley ; elles ne firent que rendre son mécontentement plus loquace que de coutume. Il avait aussi absorbé un peu trop de conversations politiques de cabaret, stimulant fort troublant et préjudiciable à ses sentiments de fermier conservateur. Il était rouge, immobile avec sa fourche en main, et ses yeux avaient un regard décidé et querelleur, tandis que son propriétaire s’avançait vers lui de son allure nonchalante, une main dans la poche, de l’autre brandissant en l’air une petite canne de promenade.

— Dagley, mon brave homme… commença M. Brooke, sentant qu’il allait être très amical dans l’affaire du petit garçon.

— Oh ! oh ! je suis un brave homme, n’est-ce pas ? Merci, monsieur, merci, dit Dagley avec une ironie bruyante et grossière qui fit quitter sa place et dresser les oreilles à Fag, le chien de troupeau ; mais, voyant Monk entrer dans la cour après avoir erré quelque temps au dehors, Fag se rassit dans une attitude d’observation. Je suis heureux d’apprendre que je suis un brave homme.

M. Brooke fit la réflexion que c’était jour de marché et que son digne tenancier avait probablement dîné, mais il ne vit pas de raison pour ne pas continuer.

— Votre petit Jacob a été surpris tuant un levraut, Dagley ; j’ai dit à Johnson de l’enfermer pendant une heure ou deux dans l’étable vide ; juste assez pour lui faire peur. Mais on le ramènera tout à l’heure à la maison avant la nuit ; seulement vous veillerez un peu à sa conduite, n’est-ce pas ? et vous lui ferez une réprimande, vous savez.

— Je n’en ferai rien. Que je meure si je vais l’étriller pour vous plaire, à vous ou à n’importe qui, même quand vous seriez vingt landlords au lieu d’un seul, et que mon garçon fût un mauvais gars !

Les paroles de Dagley firent assez de bruit pour attirer sa femme à la porte de l’arrière-cuisine, la seule entrée dont on se servît, toujours ouverte par tous les temps.

— C’est bien, c’est bien, je parlerai à votre femme, je ne pensais pas à le battre, dit M. Brooke avec douceur en se dirigeant vers la maison. Mais Dagley, d’autant plus obstiné à avoir « son dire » avec un gentleman qui le fuyait, s’empressa de le suivre, tandis que Fag se traînait sur ses talons et repoussait avec mauvaise humeur les avances probablement charitables de Monk.

— Comment allez-vous, mistress Dagley ? dit M. Brooke avec quelque précipitation. Je suis venu vous parler de votre garçon ; je ne vous demande pas de lui donner du bâton, vous savez.

Mistress Dagley était une petite femme maigre, usée de travail. Depuis le retour de son mari, elle avait déjà eu une altercation avec lui, et se trouvait en de tristes dispositions d’esprit. Son mari répondit à sa place en élevant la voix comme s’il voulait terrasser son adversaire :

— Non, il n’aura pas de bâton, que vous le vouliez ou non ; ce n’est pas à vous de venir parler de bâton en ces lieux, quand vous ne voulez pas seulement donner un morceau de bois pour réparer la maison. Allez un peu à Middlemarch vous renseigner sur votre caractère.

— Vous feriez mieux de tenir votre langue, Dagley, dit sa femme, et de ne pas renverser vous-même votre écuelle. Quand un père de famille a été dépenser de l’argent au marché et empirer encore son état avec la boisson, il a fait assez de mauvaise besogne pour un jour. Mais je voudrais savoir ce qu’a fait mon garçon, monsieur.

— Pourquoi vous inquiéter de ce qu’il a fait ? reprit Dagley plus en colère, c’est mon affaire et non la vôtre, et je parlerai, moi aussi. J’aurai mon dire, souper ou non, et ce que je dis, c’est que j’ai vécu sur votre terre depuis mon père et mon grand-père avant moi, et nous y avons dépensé notre argent, et aujourd’hui, nous pourrions bien pourrir sur le sol, mes enfants et moi, en guise de l’engrais que nous ne pouvons acheter faute d’argent, si le roi ne devait pas y mettre fin.

— Mon brave homme, vous êtes gris, vous savez, dit M. Brooke d’une manière plus confidentielle que judicieuse. Un autre jour… un autre jour… ajouta-t-il en se retournant comme pour s’en aller.

Mais Dagley lui fit face aussitôt, et Fag grondait sourdement derrière lui, à mesure que la voix de son maître devenait plus forte et plus insultante, tandis que Monk, silencieux et digne, se rapprochait aussi, l’œil au guet. Les laboureurs, debout sur le chariot, s’arrêtaient pour entendre, et il paraissait plus sage de conserver une attitude passive que d’essayer une fuite ridicule, poursuivi par un braillard ivre.

— Je ne suis ni plus gris que vous ni même autant, dit Dagley. Je supporte ma boisson, et je sais ce que je veux dire : et je veux dire que le roi y mettra fin ; car ceux qui le savent disent qu’il y aura une réforme, et que certains propriétaires, qui n’ont jamais fait ce qu’ils devaient pour leurs tenanciers, seront traités de telle sorte qu’ils auront à tourner les talons au plus vite. Et il y en a, à Middlemarch, qui savent ce que c’est que la réforme et lesquels tourneront les talons. Ils disent « Nous savons qui est votre landlord, c’en est un qui a la main serrée. Il est pour la réforme ! » Voilà ce qu’ils disent, et j’ai démêlé ce que c’était que la réforme, et elle vous fera tourner les talons à vous et à vos pareils, et avec des projectiles qui sentiront pas mal fort, je vous le dis. Et vous pouvez faire ce qui vous plaît maintenant, je n’ai pas peur de vous, et vous feriez mieux de laisser mon garçon en paix et de vous occuper de vos affaires avant d’avoir la réforme sur le dos, voilà ce que j’avais à dire, conclut M. Dagley enfonçant sa fourche dans le sol avec une vigueur qui lui parut de trop, lorsqu’il voulut l’en retirer.

La-dessus, Monk se mit à aboyer avec force et ce fut pour M. Brooke l’instant de s’échapper. Il sortit de la cour le plus rapidement possible, non sans un certain étonnement de la nouveauté de sa situation. Jamais encore il n’avait été insulté sur ses propres terres, s’étant toujours cru volontiers le favori de chacun. Ne sommes-nous pas tous plus ou moins disposés à avoir cette opinion de nous-mêmes, quand nous songeons à notre amabilité plutôt qu’à ce que les autres peuvent attendre de nous ?


CHAPITRE VII


Nous revenons maintenant à Caleb Garth. Dans le grand parloir ou se trouvent les cartes de géographie et le bureau, un groupe réuni autour de la table du déjeuner comprend père, mère et cinq enfants. Mary était à la maison, attendant d’avoir trouvé une situation, tandis que son frère Christy, qui venait après elle, recevait en Écosse une maigre instruction et une maigre pitance, ayant, au grand désappointement de son père, choisi la carrière des lettres au lieu de cette profession sacrée « des affaires ».

Les lettres venaient d’arriver, neuf lettres coûteuses pour lesquelles on avait payé au facteur trois shillings et deux pence, et M. Garth oubliait son thé et sa rôtie en lisant ses lettres, qu’il plaçait ensuite ouvertes l’une sur l’autre, balançant lentement la tête de droite à gauche et parfois remontant les coins de sa bouche en signe de débat intérieur ; il n’oublia pourtant pas de détacher soigneusement un grand cachet rouge dont Letty s’empara avec l’avidité d’un jeune chien.

La conversation se poursuivait sans contrainte entre les autres membres de la famille, car rien ne troublait Caleb quand il était absorbé dans son travail, à moins que l’on ne secouât la table pendant qu’il écrivait.

Parmi les neuf lettres, il s’en trouvait deux pour Mary. Après les avoir lues, elle les avait passées à sa mère et restait assise, jouant distraitement avec sa cuiller à thé, jusqu’à ce que, revenant soudainement à elle, elle reprît sa couture qu’elle avait gardée sur ses genoux pendant le déjeuner.

— Oh ! laissez donc votre couture, Mary, dit Ben en la tirant par le bras. Faites-moi un paon avec cette mie de pain.

— Non, non, mauvais sujet ! dit Mary avec bonne humeur en lui piquant légèrement la main du bout de son aiguille. Essayez d’en faire un vous-même ; vous avez bien vu comme je m’y prends. Il faut que j’achève cet ouvrage ; c’est pour Rosemonde Vincy. Elle se marie dans huit jours et elle ne peut se marier sans ce mouchoir, conclut gaiement Mary, que cette idée amusait.

— Pourquoi ne peut-elle pas, Mary ? demanda Letty sérieusement intéressée par ce mystère.

— Parce que ce mouchoir complète la douzaine et que sans lui il n’y en aurait que onze, dit Mary lui donnant cette explication d’un air si grave que Letty se retira avec le sentiment d’avoir appris quelque chose.

— Avez-vous pris une résolution, chérie ? dit mistress Garth en déposant les lettres sur la table.

— J’irai à cette pension, à York, dit Mary. Je suis moins incapable d’enseigner dans une pension que dans une famille. Je préfère donner des leçons à toute une classe. Et il faut bien que j’entre dans l’enseignement, il n’y a pas autre chose à faire.

— L’enseignement me semble le plus délicieux travail du monde, repartit mistress Garth avec une nuance de blâme dans l’accent. Je comprendrais votre objection si vous n’étiez pas assez instruite, Mary, ou si vous n’aimiez pas les enfants.

— Je suppose que nous ne comprenons jamais tout à fait bien pourquoi les autres n’aiment pas ce que nous aimons, mère, dit Mary un peu sèchement. Je n’aime pas les salles d’étude, je préfère le monde extérieur ; c’est un défaut de ma nature qui est fort incommode.

— Cela doit être stupide, d’être toujours dans une pension de filles, remarqua Alfred.

— Et leurs jeux ne valent pas la peine de jouer, ajouta Jim. Elles ne peuvent ni sauter, ni lancer loin. Je comprends que Mary ne les aime pas.

— Qu’est-ce que Mary n’aime pas, eh ? fit le père regardant par-dessus ses lunettes et s’arrêtant avant d’ouvrir la lettre suivante.

— À être au milieu d’une réunion de filles niaises, dit Alfred.

— Est-ce la position dont on vous avait déjà parlé, Mary ? demanda Caleb avec tendresse en regardant sa fille.

— Oui, père, dans cette pension à York. Je suis décidée à accepter. C’est le mieux que je puisse faire : trente-cinq livres par an et quelque en sus pour enseigner les premiers tapotements sur le piano.

— Pauvre enfant ! Je voudrais qu’elle pût rester à la maison avec nous, Suzanne, dit Caleb en regardant tristement sa femme.

— Mary ne serait pas heureuse si elle ne faisait pas son devoir, répliqua mistress Garth avec solennité, se souvenant qu’elle-même avait fait le sien.

— Je ne serais pas heureux de faire un aussi sale devoir que celui-là, dit Alfred, à quoi Mary et son père se mirent à rire en silence ; mais mistress Garth le reprit gravement :

— Trouvez un mot plus convenable que sale, mon cher Alfred, pour tout ce qui vous semble désagréable. Et supposez que Mary vous aidât à entrer chez M. Hanmer avec l’argent qu’elle va gagner.

— Je trouverais cela une grande honte. Mais Mary est une bonne vieille bique ! conclut Alfred, quittant sa chaise et tirant en arrière la tête de Mary pour l’embrasser.

Mary rougit en riant, mais ne put cacher les larmes qui lui venaient aux yeux. Caleb avait une expression de ravissement mélangée de douleur quand il reprit sa lettre pour la lire.

Tandis que Ben s’était mis à chanter :

— Mary est une vieille bique ! vieille bique ! vieille bique ! en battant la mesure avec le poing sur le bras de sa sœur, mistress Garth regardait son mari, déjà profondément absorbé dans sa lecture. Son visage exprimait une grave surprise qui alarma un peu sa femme. Continuant à l’observer avec une certaine inquiétude, elle le vit secoué tout à coup d’un petit rire joyeux ; et, reprenant le commencement de la lettre, il lui dit à voix basse :

— Que pensez-vous de cela, Suzanne ?

Elle s’approcha et, posant la main sur son épaule, elle lut avec lui une lettre de sir James qui offrait à Caleb Garth l’administration des domaines de famille de Freshitt et des environs, s’informant en outre de la part de M. Brooke si M. Garth voudrait bien accepter également l’administration de la propriété de Tipton. Le baronnet ajoutait en termes fort obligeants qu’il était pour sa part particulièrement désireux de voir les domaines de Freshitt et de Tipton sous la même direction ; dans l’espoir que cette double administration pourrait s’exercer dans des conditions au gré de M. Garth, il serait heureux, ajoutait-il, de voir celui-ci au Hall, le lendemain à midi.

Il écrit bien, n’est-ce pas, Suzanne ? dit Caleb, levant les yeux vers sa femme ; Brooke n’aimait pas à me le demander lui-même, je vois cela.

— Voici un hommage rendu à votre père, mes enfants ! dit mistress Garth faisant le tour des cinq paires d’yeux dirigés sur leurs parents. Ceux-là mêmes le prient de reprendre un emploi, qui l’avaient congédié il y a longtemps. Cela prouve qu’il faisait bien son service et qu’on s’aperçoit qu’il était nécessaire.

— Comme Cincinnatus, hourra ! dit Ben en se mettant à cheval sur sa chaise, heureux de penser qu’il y avait pour un moment relâche dans la discipline.

— Viendra-t-on le chercher, maman ? demanda Letty, pensant au maire et aux corporations dans leurs robes de cérémonie.

Mistress Garth caressa la tête de Letty et sourit ; mais voyant que son mari rassemblait ses lettres et allait se retirer dans le sanctuaire des « affaires » elle lui pressa l’épaule et dit énergiquement :

— N’oubliez pas, maintenant, de demander du bons appointements, Caleb ?

— Oh ! oui, dit Caleb d’une voix profonde et convaincue, comme s’il eût été déraisonnable de supposer autre chose de sa part. Cela fera entre quatre et cinq cents livres tout ensemble.

Puis, avec un léger tressaillement comme se rappelant soudain quelque chose, il ajouta :

— Mary, écrivez que vous renoncez à cette pension. Vous resterez pour aider votre mère. Je suis heureux comme Polichinelle d’y penser.

Il n’y avait pourtant rien de comparable entre la conduite de Polichinelle triomphant et celle de Caleb ; mais bien qu’il fût très difficile pour sa correspondance et considérât sa femme comme un trésor de correction grammaticale, son mérite ne consistait pas à faire de belles phrases. Il se fit alors une espèce de tumulte parmi les enfants, et Mary élevait en suppliant du côté de sa mère sa guipure de batiste afin de la mettre hors d’atteinte, tandis que les garçons l’entraînaient avec eux dans une danse échevelée. Mistress Garth, calme dans sa joie, se mit à ranger les tasses et les assiettes, Caleb, éloignant sa chaise de la table comme pour aller gagner son pupitre, restait assis, ses lettres dans une main, regardant à terre d’un air de méditation, et étendant les doigts de la main gauche, sorte de langage muet qui lui était particulier.

— Il est mille fois regrettable, dit-il enfin, que Christy ne soit pas entré dans les affaires, Suzanne. Je vais bientôt avoir besoin d’un aide, et il faut qu’Alfred aille en apprentissage chez cet ingénieur ; j’y suis décidé.

Il retomba pour un instant dans sa méditation et son éloquence de doigts, puis continua :

— Je ferai en sorte que Brooke ait de nouveaux accords avec ses tenanciers, j’établirai l’ordre de rotation des récoltes, et je parierais bien que nous pourrons trouver de bonne terre à briques près de chez Bott. J’examinerai cela. Les réparations en deviendraient moins coûteuses. C’est un beau travail, Suzanne ! Un homme qui n’aurait pas de famille serait heureux de le faire pour rien.

— Gardez-vous-en pourtant ! dit sa femme en le menaçant du doigt.

— Non, non. Mais c’est une belle œuvre pour un homme qui connaît son métier : avoir la chance de mettre un petit coin du pays en bon état, comme on dit, pousser nos cultivateurs dans la bonne voie, faire exécuter de bonnes constructions, des bâtisses solides, pour le plus grand bien des vivants et de ceux qui viendront après. Je préfère cette chance-là à une fortune. Je la tiens pour le travail le plus honorable qui existe.

Il se leva, et avec une nuance de respect dans la voix :

— C’est un grand don de Dieu, Suzanne.

— Oui certes, Caleb, dit sa femme avec une ferveur égale. Et ce sera une bénédiction plus tard pour vos enfants d’avoir eu un père qui ait accompli ce travail, un père dont l’œuvre bienfaisante restera, alors même que son nom serait oublié ! Elle ne pouvait plus, après cela, lui reparler d’appointements !

Dans la soirée, tandis que Caleb, un peu las de ses travaux du jour, était assis en silence, son portefeuille sur ses genoux, que mistress Garth et Mary travaillaient toutes deux à leur couture et que Letty faisait dans un petit coin un dialogue avec sa poupée, M. Farebrother parut dans l’allée du verger, traversant les ombres que projetaient à travers la vive lumière de cette soirée d’août les branches des pommiers et les hautes touffes d’herbe. Il aimait ses paroissiens les Garth, et il faisait assez cas de Mary pour avoir parlé d’elle à Lydgate ; profitant largement du privilège des hommes d’Église de mépriser les distinctions de rang, il disait toujours à sa mère que mistress Garth était plus lady qu’aucune autre maîtresse de maison de la ville, ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs de passer ses soirées chez les Vincy où la maîtresse de la maison, tout en étant moins lady, présidait un salon bien éclairé, garni de tables de whist. Le vicaire respectait les Garth de toute son âme, et sa visite n’était pas une surprise pour eux. Il crut devoir cependant en expliquer le motif tout en distribuant des poignées de main.

— Mistress Garth, je suis chargé d’un message ; j’ai quelque chose à vous dire, à vous et à Garth, en faveur de Fred Vincy. Le fait est… pauvre garçon ! continua-t-il en s’asseyant et en promenant son regard clair sur les trois personnes qui l’entouraient, le fait est qu’il m’a mis dans sa confidence.

Mary sentit battre son cœur plus fort que de coutume. Elle se demandait jusqu’où avait été la confidence de Fred.

— Voilà des mois que nous ne l’avons vu, dit Caleb. Je ne pouvais m’imaginer ce qu’il était devenu.

— Il a été en visite ces derniers temps, parce qu’il faisait un peu trop chaud pour lui à la maison, et Lydgate a dit à sa mère qu’il fallait encore ménager ce pauvre garçon. Mais il est venu hier et il m’a confié tout ce qu’il avait sur le cœur. Je suis très heureux qu’il l’ait fait, moi qui l’ai vu grandir depuis qu’il n’était qu’un gamin de quatorze ans, et qui suis un si vieil ami de la maison que les enfants sont comme mes neveux et nièces. Mais c’est un cas sur lequel il est difficile de se prononcer. Enfin il m’a prié de venir vous dire qu’il allait partir et qu’il était si malheureux de sa dette envers vous et de son impossibilité de l’acquitter qu’il n’avait pas même le courage de venir vous dire adieu.

— Dites-lui que cela n’a pas l’importance d’un centime, répondit Caleb en agitant la main. Nous avons reçu le coup et maintenant nous l’avons derrière nous. Et je vais être à présent riche comme un juif.

— Ce qui veut dire, expliqua mistress Garth en souriant au vicaire, que nous aurons de quoi bien élever nos garçons et garder Mary à la maison.

— Et quel est le trésor ? demanda M. Farebrother.

— Je vais être administrateur des deux domaines de Freshitt et de Tipton, et peut-être encore d’un bon petit bout de terrain du côté de Lowick. Tout cela appartient à la même famille et le travail afflue comme l’eau à la rivière, une fois qu’il est en train. Cela me rend très heureux, monsieur Farebrother… Cela me rend très heureux, d’avoir trouvé une occasion de remanier les fermages et d’exécuter certains plans d’améliorations. Il n’y a rien qui fasse autant de mal, je l’ai souvent dit à Suzanne, quand on se promène à cheval, que de voir par-dessus les haies tant de choses qui ne sont pas comme elles devraient être, et de ne pouvoir y mettre la main, pour y remédier. Je ne peux m’imaginer ce que font les gens qui entrent dans la politique : cela me rend presque fou, moi, de voir une mauvaise gestion, quand ce ne serait que sur une centaine d’acres.

Il était rare que Caleb fît volontairement un aussi long discours ; mais le bonheur faisait sur lui l’effet d’un air de montagne ; il avait les yeux brillants et les mots lui venaient sans effort.

— Je vous félicite de tout mon cœur, dit le vicaire, ce sont là les meilleures nouvelles que je puisse rapporter à Fred Vincy, tant il a insisté sur le dommage qu’il vous avait causé, en vous forçant à débourser cette somme, en vous dépouillant, a-t-il dit, de cette somme que vous aviez réservée pour d’autres projets ! Quel paresseux chien que ce pauvre Fred, et quel dommage ! Il a de très bonnes qualités et son père est un peu dur pour lui.

— Où s’en va-t-il ? dit M. Garth assez froidement.

— Il veut essayer encore une fois de prendre ses degrés, et il va étudier en attendant. Je l’y ai engagé. Je ne le pousse pas à entrer dans l’Église, au contraire. Mais s’il s’en va et s’il travaille assez bien pour être admis, ce sera une preuve qu’il a de l’énergie et de la volonté ; il est embarqué et il ne sait pas d’ailleurs ce qu’il pourrait faire d’autre. De cette manière il donnerait satisfaction à son père, et j’ai promis que, dans l’intervalle, j’essayerais de réconcilier M. Vincy avec l’idée que son fils adoptât une autre carrière. Fred dit franchement qu’il n’est pas fait pour être pasteur, et je ferai tout au monde pour empêcher un homme de franchir le pas fatal, en choisissant une profession qu’il n’aime pas. Il m’a rapporté ce que vous lui aviez dit, miss Garth, vous en souvenez-vous ?

M. Farebrother lui disait habituellement Mary au lieu de miss Garth, mais sa délicatesse lui imposait de la traiter avec plus de respect encore, maintenant que, pour employer le langage de mistress Vincy, elle travaillait pour gagner son pain.

Mary se sentait mal à l’aise ; mais, résolue à prendre légèrement la chose, elle dit aussitôt :

— J’ai été très impertinente avec Fred ; nous sommes de si vieux camarades.

— Vous lui avez dit, n’est-ce pas, qu’il serait un de ces clergymen ridicules qui contribuent à rendre ridicule le clergé tout entier. Cela était en vérité si mordant que je m’en trouve un peu offensé moi-même.

Caleb se mit à rire.

— Elle tient sa langue de vous, Suzanne, dit-il avec une sorte de satisfaction.

— Mais non son étourderie, père, reprit aussitôt Mary, craignant que sa mère ne fût mécontente. C’est un peu fort, que Fred répète ainsi mes paroles inconsidérées à M. Farebrother.

— C’était sûrement un peu irréfléchi, ma chère, dit mistress Garth, à laquelle mal parler des dignités semblait un grave délit. Il pourrait y avoir un pasteur ridicule dans la paroisse voisine, que nous n’en estimerions pas moins notre vicaire pour cela.

— Il y a pourtant du vrai dans ce qu’elle dit, reprit Caleb, qui n’était nullement disposé à laisser rabaisser l’esprit piquant de Mary. Un mauvais ouvrier, dans n’importe quel métier, fait qu’on se méfie de ses compagnons. Les choses se tiennent.

— Certainement, reprit le vicaire que la causerie amusait. Mais, pour en revenir à Fred, il n’est que juste de l’excuser ; la conduite de ce vieux fourbe de Featherstone a contribué à le gâter ; il y avait, après tout, quelque chose d’absolument diabolique à ne pas lui laisser un liard. Mais Fred a eu le bon goût de ne pas insister là-dessus. Ce qui le préoccupe le plus, c’est de vous avoir offensée, mistress Garth ; il craint que vous n’ayez plus jamais bonne opinion de lui.

— Fred m’a déçue, dit mistress Garth avec décision. Mais je suis toute disposée à changer à son égard, pour peu qu’il me donne de bonnes raisons de le faire.

À cet instant Mary quitta la chambre emmenant Letty.

— Oh ! il faut pardonner à ceux qui sont jeunes, quand ils se repentent, dit Caleb, suivant Mary du regard jusqu’à la porte. Et comme vous dites, monsieur Farebrother, c’était le diable lui-même qui était dans le corps de ce vieillard ! Maintenant que Mary n’est plus là, je vais vous dire une chose qui n’est connue que de Suzanne et de moi, et que vous ne répéterez à personne. Le vieux misérable voulait faire brûler l’un des testaments par Mary, la nuit même de sa mort, alors qu’elle le veillait seule, et il lui a offert de l’argent qu’il avait à côté de lui dans sa cassette, si elle y consentait. Mais Mary, vous comprenez, ne pouvait rien faire de pareil, toucher à son coffre-fort ou à ses papiers. Maintenant, voyez-vous, le testament qu’il voulait brûler était le dernier, de telle sorte que si Mary lui avait obéi, Fred Vincy aurait eu dix mille livres. Le vieillard s’est donc pourtant retourné de son côté à la fin. Cela touche de bien près cette pauvre enfant ; elle n’a pas pu faire autrement, elle a bien agi, mais, malgré cela, elle a comme le sentiment d’avoir dépouillé quelqu’un de son bien, contre sa volonté. J’éprouve en quelque sorte le même sentiment qu’elle, et si je pouvais offrir quelque compensation au pauvre garçon, au lieu de lui garder rancune pour le dommage qu’il m’a causé, j’en serais bien aise. Et maintenant, monsieur, quelle est votre opinion ? Suzanne ne pense pas comme moi ; elle dit… dites ce que vous pensez, Suzanne.

— Mary ne pouvait agir autrement, quand même elle aurait su les conséquences qui en résulteraient pour Fred, dit mistress Garth interrompant sa couture et regardant M. Farebrother, et elle les ignorait absolument. Une perte qui retombe sur un autre, parce que nous avons bien agi, ne doit pas, à ce qu’il me semble, nous peser sur la conscience.

— C’est seulement du sentiment que je parle. Notre enfant a là-dessus son sentiment particulier, et moi je l’ai comme elle. Vous n’avez pas l’intention que votre cheval écrase un chien quand vous le faites reculer ; mais que cela arrive, cela vous fend le cœur.

— Je suis sûr que mistress Garth serait de votre avis dans ce cas-là, dit M. Farebrother qui, pour une raison ou pour une autre, semblait plus disposé à réfléchir qu’à parler. Tout au plus pourrait-on dire, peut-être, que le sentiment dont vous parlez à propos de Fred soit un sentiment déplacé, ou plutôt une fausse notion ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que personne n’aurait jamais le droit de le lui imposer.

— Bien, bien, dit Caleb, c’est un secret. Vous ne le direz pas à Fred.

— Certainement non ; mais je lui porterai les bonnes nouvelles. Je lui dirai que vous êtes en état de mieux supporter maintenant, la perte qu’il vous a causée.

M. Farebrother quitta la maison bientôt après, et voyant Mary dans le verger avec Letty, il alla lui dire adieu. Elles formaient un joli tableau, dans la lumière du couchant, qui faisait ressortir l’éclat des pommes mûres sur les vieilles branches à feuilles rares, Mary dans sa robe de guingan couleur lavande avec des nœuds noirs, portant un panier, tandis que Letty, dans sa robe nankin passablement usée, ramassait les pommes tombées. Si vous voulez avoir de Mary un portrait plus exact, vous n’avez qu’à regarder demain dans la rue remplie de monde, et vous y verrez des figures comme la sienne, vous en verrez dix pour une, pour peu que vous vous donniez la peine d’y faire attention ; elle ne sera pas parmi ces filles de Sion, à l’air altier, qui marchent le cou haut et droit, le regard provocant, sans s’oublier jamais. Laissez passer celles-là et arrêtez vos yeux sur quelque petite personne grasse et brune, à la démarche assurée mais tranquille, qui regarde autour d’elle, sans supposer que personne la regarde. Si elle a la figure large, le front carré, des sourcils bien dessinés, des cheveux noirs frisés, dans le regard, une certaine expression d’enjouement, dont sa bouche garde le secret, et quant au reste des traits absolument insignifiants, prenez cette femme ordinaire, mais nullement désagréable, pour le portrait de Mary Garth. Faites-la sourire, et elle vous montrera de jolies petites dents blanches ; mettez-la en colère, elle n’élèvera pas la voix, mais vous dira probablement une des choses les plus amères dont vous ayez jamais goûté la saveur, donnez-lui une marque de sympathie, jamais elle ne l’oubliera.

Mary admirait le petit vicaire à la jolie figure vive et enjouée, avec ses habits râpés jusqu’à la corde, mais propres et bien tenus, plus qu’aucun autre homme qu’elle eût encore eu l’occasion de voir. Jamais elle ne lui avait entendu dire une chose sotte, bien qu’elle sût qu’il en commettait de peu raisonnables ; et peut-être trouvait-elle plus à reprendre à de sottes paroles, qu’à toutes les actions peu sages de M. Farebrother ; au moins est-il remarquable que les imperfections du caractère professionnel du vicaire ne semblaient jamais exciter en elle le mépris et l’aversion qu’elle témoignait d’avance pour toutes les imperfections du triste vicaire que pourrait jamais faire Fred Vincy. Ces inégalités de jugement se rencontrent, je suppose, même chez des esprits plus mûrs que celui de Mary Garth. Nous réservons notre impartialité pour un genre de mérite ou de démérite abstrait que personne de nous n’a jamais rencontré. Quelqu’un devinera-t-il pour lequel de ces deux hommes, si différents l’un de l’autre, Mary éprouvait la tendresse particulière de la femme ? Était-ce pour celui envers lequel elle était disposée à se montrer le plus sévère ou pour l’autre ?

— Avez-vous quelque chose à faire dire à votre vieux camarade de jeu, miss Garth ? dit le vicaire en prenant une pomme odorante dans le panier qu’elle lui tendait, et la mettant dans sa poche, quelque chose qui adoucisse un peu votre cruel arrêt ? Je vais aller le voir tout droit en sortant d’ici.

— Non, dit Mary, avec un sourire en secouant la tête. S’il me fallait dire qu’il ne serait pas ridicule en pasteur, je dirais qu’il serait pire que ridicule. Mais je suis très contente de savoir qu’il va partir pour travailler.

— En revanche, je suis très content d’apprendre que vous, vous n’allez pas partir pour travailler, Ma mère sera très heureuse, j’en suis sûr, si vous venez la voir au presbytère ; elle aime à avoir autour d’elle de la jeunesse à qui parler, et elle a à raconter beaucoup de choses du vieux temps. Ce serait vraiment un acte de bonté de votre part.

— Je le voudrais bien, si c’était possible, dit Mary. Il me semble que j’ai trop de bonheur à la fois. Je pensais qu’une partie de ma vie se passerait loin de la maison, à désirer d’y revenir ; et, débarrassée de ce chagrin, je sens en moi comme un vide ; cela aidait, je suppose, à tenir dans ma tête la place du bon sens qui ne manque.

Tandis que le vicaire reprenait sa route vers Lowick, quelqu’un qui l’eût observé de près aurait pu lui voir hausser deux fois les épaules. Je crois que les rares Anglais qui ont ce geste ne sont jamais du type grave, ou, si l’on veut, presque jamais, de crainte de quelque lourd exemple du contraire ; ils ont en général un bon caractère et beaucoup de tolérance pour les petites erreurs des hommes (y compris les leurs). Le vicaire se disait alors dans le dialogue qu’il entretenait avec lui-même qu’il y avait sans doute quelque chose de plus entre Fred Vincy et Mary Garth que le sentiment de vieux camarades de jeux et il y répondit par cette question : « Cette jeune femme n’est-elle pas un morceau trop délicat pour ce grossier jeune homme ? » Et à cette demande intérieure, il haussa une première fois les épaules. Puis il rit de lui-même en pensant qu’il avait ressenti de la jalousie comme s’il était en état de se marier, quand, ajouta-t-il, il est aussi clair qu’un bilan que je ne le suis pas ». Sur quoi il haussa une seconde fois les épaules.

Qu’est-ce donc que deux hommes si différents l’un de l’autre pouvaient bien voir dans cette « tache noire », comme Mary s’appelait elle-même. Ce n’était certainement pas son visage ordinaire et sans beauté qui les attirait (et que toutes les jeunes ladies se méfient des dangereux encouragements que leur donne la société en leur disant de compter sur leur manque de beauté). Un être humain, dans notre vieux pays, est un tout merveilleux, une lente création d’influences longtemps échangées, et le charme est le résultat de deux de ces touts : celui qui aime et celui qui est aimé.

Quand Caleb Garth et sa femme se trouvèrent assis en tête à tête :

— Suzanne, dit Caleb, devinez à quoi je pense ?

— À une question d’assolement, dit mistress Garth, lui souriant par-dessus son tricot, ou bien aux portes de derrière des chaumières de Tipton.

— Non, dit Caleb gravement. Je pense que je pourrais rendre un grand service à Fred Vincy. Christy est parti ; Alfred, lui aussi, va bientôt nous quitter, et il faudra bien cinq ans avant que Jim puisse se mettre aux affaires. J’aurai besoin d’aide et Fred pourrait venir s’initier à la besogne, travailler sous ma direction et qui sait ? on pourrait ainsi faire de lui un homme utile, s’il renonce à être pasteur, Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que de tous les métiers honnêtes, c’est justement celui-là auquel sa famille s’opposerait le plus.

— Que me font leurs objections ? reprit Caleb avec une énergie qu’il montrait d’ordinaire quand il avait une opinion à lui. Ce garçon est d’âge à travailler et il faut qu’il gagne son pain ; il ne manque ni de bon sens ni de facilité, il aime ce qui se rapporte aux terres et je crois qu’il pourrait très bien apprendre les affaires s’il y appliquait son intelligence.

— Mais le voudrait-il ? Ses père et mère voulaient faire de lui un beau gentleman et je crois que c’est aussi son désir. Ils nous considèrent tous comme au-dessous d’eux ; et si la proposition venait de vous, mistress Vincy ne manquerait pas de dire que nous avons des vues sur Fred pour Mary.

— La vie est une triste, chose si elle doit se régler sur d’aussi pauvres considérations.

— Oui, mais il y a un certain orgueil qui est nécessaire, Caleb.

— J’appelle cela un orgueil déplacé, de permettre que les idées des imbéciles vous empêchent de faire une bonne action. Il y a un genre de travail, dit Caleb avec ferveur en étendant la main et en l’agitant de haut en bas pour marquer son énergie, qui ne pourrait jamais être bien accompli si on tenait compte de ce que disent les sots. Il faut que nous ayons en nous la conviction que notre plan est bon, et c’est ce plan que nous devons suivre.

— Je ne prétends m’opposer à aucun de vos plans, Caleb, dit mistress Garth qui était une femme de volonté, mais qui savait que sur certains points son doux mari était encore plus ferme. Cependant il semble décidé que Fred va retourner au collège. Ne sera-t-il pas mieux d’attendre un peu et de voir ce qu’il voudra faire après. Il n’est pas facile de retenir les gens contre leur volonté. Et vous n’êtes pas encore tout à fait assez sûr de votre situation ou de ce dont vous pourrez avoir besoin.

— Eh bien, il vaut peut-être mieux en effet attendre un peu. Mais quant à avoir assez de travail pour deux, j’en suis presque sûr. J’ai toujours eu un tas de choses de tout genre, sur les bras, sans compter qu’il y a toujours quelque chose de nouveau qui se présente. Ainsi, pas plus tard qu’hier… Dieu me pardonne ! Je crois que je ne vous l’ai pas dit !… N’était ce pas étrange que deux hommes m’aient fait appeler de différents côtés pour faire la même évaluation. Et de qui pensez-vous qu’il s’agisse ? dit Caleb, prenant une prise de tabac et la tenant entre ses deux doigts comme si elle faisait partie de son récit.

Sa femme laissa là son tricot et devint attentive.

— Eh bien ! l’un des deux c’est ce Rigg ou Rigg Featherstone. Mais Bulstrode me l’avait demandée le premier, aussi je vais la faire pour lui d’abord. Je ne saurais vous dire encore s’il s’agit entre eux d’une hypothèque ou d’un achat.

— Cet homme voudrait-il déjà vendre la terre dont il vient d’hériter et pour laquelle il a changé de nom ? dit mistress Garth.

— Le diable le sait ! Mais il y a longtemps que Bulstrode désire posséder un beau petit morceau de terre, je sais cela. Et c’est difficile à se procurer dans cette partie de la province. Les fluctuations des choses sont si curieuses, continua-t-il. Voici une terre qu’on a espérée de tout temps pour Fred, dont il semble que le vieillard n’eût jamais l’intention de lui laisser un pied carré, mais qu’il lègue à ce fils illégitime qu’il avait gardé dans l’ombre et qu’il a songé à établir là pour vexer tout le monde autant qu’il aurait pu le faire lui-même s’il eût vécu. Je dis que ce serait curieux qu’après tout cette propriété revînt à Bulstrode. Le vieillard le détestait et il n’avait jamais voulu en faire son banquier.

— Quelle raison ce misérable individu pouvait-il avoir pour détester un homme avec lequel il n’avait aucun rapport ? dit mistress Garth.

— Pouah ! à quoi bon demander leurs raisons à de pareils individus ? L’âme d’un homme, une fois suffisamment pourrie, produira toutes sortes de champignons empoisonnés, et nul n’en pourra discerner l’origine.


CHAPITRE VIII


Les négociations au sujet des terres de Stone-Court, auxquelles Caleb Garth avait fait allusion, avaient fait l’objet d’un échange de lettres entre M. Bulstrode et M. Joshua Rigg Featherstone. Qui peut dire quels seront jamais les résultats d’une chose écrite ! Si elle a été par hasard gravée sur une pierre, qu’elle gise face contre terre sur un rivage désert, ou foulée par des hordes conquérantes, elle peut, après des siècles, finir par nous révéler un jour ou l’autre quelque secret des empires d’autrefois. Des circonstances analogues se présentent à chaque minute, au cours rapide de nos existences. De même que la pierre piétinée par des générations peut tomber par de fines et étranges combinaisons du hasard sous les yeux d’un érudit, et servir enfin à fixer dans ses travaux la date de certaines invasions, lui révéler des religions inconnues, de même une petite feuille de papier noirci d’encre, qui n’aura été longtemps qu’une innocente couverture de paquet ou qui aura servi de cale, peut finir par tomber grande ouverte sous les seuls yeux capables de l’interpréter et d’en faire l’origine d’une catastrophe.

Après cette comparaison un peu ambitieuse, il m’est plus facile d’appeler votre attention sur l’existence de ces petites gens par le moyen desquels, si peu que cela vous plaise, se règle en grande partie la course de notre univers. Si l’on souhaitait d’en voir réduire le nombre, le mieux serait peut-être de ne pas leur donner à la légère l’occasion d’exister. Mais les gens de l’espèce de Pierre Featherstone, auxquels on n’a jamais demandé une copie d’eux-mêmes, sont les derniers à attendre que pareille requête leur arrive, soit en prose, soit en vers. La copie, au cas présent, avait plus de ressemblance extérieure avec la mare, les traits de grenouille accompagnés de joues aux fraîches couleurs et de formes arrondies étant des charmes appréciés dans le beau sexe par un certain nombre d’admirateurs.

Les traits caractéristiques de la grossièreté de M. Rigg Featherstone étaient tous du genre sobre, buveur d’eau. Depuis les heures les plus matinales jusqu’aux plus avancées de la journée, il était toujours aussi lisse, aussi froid que la grenouille à laquelle il ressemblait, et le vieux Pierre s’était secrètement réjoui de ce rejeton plus calculateur peut-être et beaucoup plus imperturbable encore que lui-même. J’ajouterai que ses ongles étaient irréprochables et qu’il comptait épouser quelque jeune demoiselle bien élevée, agréable de sa personne, tenant sans conteste la bonne classe moyenne. Aussi bien ses ongles et sa modestie étaient-ils comparables à ceux de la plupart des gentlemen, bien que son ambition n’eût eu, pour éclore et se développer, qu’une existence de commis dans d’infimes maisons de commerce d’un port de mer.

Les abords de la maison sur lesquels donnaient les deux fenêtres du parloir de Stone-Court n’avaient jamais été mieux soignés qu’aujourd’hui, où M. Rigg Featherstone, les mains derrière le dos, contemplait ses domaines en maître. Mais on ne pouvait savoir s’il les regardait par amour de la contemplation ou pour tourner le dos à un personnage qui se tenait debout au milieu de la chambre, les jambes écartées et les mains dans ses poches, personnage qui, sous tous les rapports, formait un contraste frappant avec le lisse et froid Joshua Rigg. C’était un homme d’une soixantaine d’années, aux moustaches épaisses et grisonnantes, aux lourds cheveux crépus, florissant d’embonpoint, laissant voir à leur désavantage les coutures quelque peu usées de ses habits, avec l’air d’un gaillard qui viserait à se faire remarquer pendant un feu d’artifice.

Son nom était John Raffles. La saveur de son esprit aussi bien que son extérieur exhalait une vieille odeur de chambre de commis voyageur de dernier ordre.

— Allons, voyons, Josh ! disait-il d’une voix retentissante, considérez la chose dans ce sens-là. Voilà notre pauvre mère qui s’enfonce dans la vallée des ans, et vous êtes en état de lui donner un peu de confort.

— Pas, tant que vous vivrez. Rien ne sera capable de lui donner du confort tant que vous vivrez, repartit Rigg de sa voix froide et aiguë. Tout ce que je lui donnerai, c’est vous qui le prendrez.

— Vous gardez une dent contre moi, Josh, je le sais ; mais voyons maintenant, d’homme à homme, sans blaguer ; un petit capital me permettrait de faire du magasin un établissement numéro un. Le commerce du tabac est en train de monter. J’y resterai cramponné, voyez-vous, comme une mouche à une toison, quand ce ne serait que pour ma propre fortune. Je serais toujours sur les lieux et rien ne pourrait rendre votre pauvre mère plus heureuse. Je veux m’établir désormais au coin de mon foyer, et, une fois attelé au commerce du tabac, j’y apporterais une dose d’intelligence et d’expérience qu’on ne trouverait pas facilement ailleurs. Je ne veux pas vous tracasser tous les jours que Dieu fait, mais seulement faire entrer, une fois pour toutes, les choses dans leur véritable voie. Réfléchissez à cela, Josh, d’homme à homme, et votre pauvre mère que vous pourriez rendre heureuse pour le reste de ses jours ! J’ai toujours aimé cette vieille femme, par Jupiter !

— Avez-vous fini ? dit tranquillement M. Rigg, sans se détourner de la fenêtre.

— Oui, j’ai fini.

— Alors, écoutez-moi, je vous prie. Plus vous me répétez une chose, moins je la crois. Plus vous désirez que je fasse une chose, plus j’aurai de raisons pour ne jamais la faire. Croyez-vous qu’il me plaise d’oublier comme vous me donniez des coups de pied quand j’étais enfant, et comme vous nous preniez nos meilleurs morceaux, à ma mère et à moi ? Croyez-vous que j’oublie que vous ne cessiez de venir à la maison, pour tout vendre et tout emporter, et comme vous vous en alliez en nous plantant là. Je serais heureux de vous voir fouetté, attaché derrière une charrette. Ma mère a été bien folle avec vous, elle n’avait pas le droit de me donner un beau-père, et elle en a été punie. Je lui payerai sa pension chaque semaine, rien de plus, et je la supprimerai même, si vous osez encore vous présenter dans ces lieux ou me poursuivre dans n’importe quel endroit de la province. La première fois que vous vous montrerez à l’intérieur de ces grilles, vous serez chassé par les chiens et à coups de fouet.

En achevant ces derniers mots, Rigg se retourna et regarda Raffles de ses yeux saillants et glacés. Le contraste entre les deux hommes était aussi frappant en ce moment qu’il pouvait l’avoir été dix-huit ans auparavant, alors que Rigg était un petit garçon, rien moins que gentil et invitant aux coups de pieds, tandis que Raffles était l’Adonis un peu épais des salles de cabaret. Mais l’avantage était maintenant du côté de Rigg, et on aurait pu s’attendre à voir Raffles se retirer de l’air d’un chien battu. Point du tout. Il fit une grimace qui lui était habituelle, chaque fois qu’il était mis « hors de jeu ». Puis il poussa un petit rire et sortit de sa poche une gourde de brandy.

— Allons, Josh, dit-il d’une voix caressante, donnez-nous une cuillerée de brandy et un souverain pour me payer mon voyage, et je m’en irai. Parole d’honneur ! Je m’en irai comme un boulet, par Jupiter !

— Rappelez-vous, dit Rigg en tirant un trousseau de clefs, que, si je vous revois jamais, je ne vous adresserai pas la parole. Je ne vous connaîtrai pas plus que si je voyais un corbeau ; et si vous faites semblant de me connaître vous n’en retirerez rien que ce renom de ce que vous êtes un coquin malfaisant, impudent et vantard.

— C’est une pitié, cela, Josh, dit Raffles affectant de se gratter la tête et de plisser les sourcils, comme s’il était réduit à quia. Je vous aime beaucoup, par Jupiter ! beaucoup ! Il n’y a rien que j’aime autant que de vous tourmenter un peu, vous ressemblez tant à votre mère, et il faut que je m’en passe ! Mais le brandy et le souverain, c’est un marché.

Il tira sa gourde, et pendant que Rigg se dirigeait avec ses clefs vers un joli bureau en vieux chêne, Raffles, en la secouant, se rappela qu’elle tenait mal dans son enveloppe de cuir, et, apercevant un papier plié qui était tombé à l’intérieur du garde-feu, il le ramassa et le glissa sous le cuir, de façon à consolider le flacon.

Rigg revint avec une bouteille de brandy, remplit la gourde et tendit un souverain à Raffles sans le regarder ni lui parler. Il referma son bureau à clef, puis s’en alla vers la fenêtre et regarda dehors d’un air aussi impassible qu’au commencement de l’entrevue, tandis que Raffles s’accordait une gorgée de brandy, revissait la gourde et la déposait dans sa poche de côté, avec une lenteur provocante, tout en adressant une grimace au dos de son beau-fils.

— Adieu, Josh, peut-être pour toujours ! dit Raffles en détournant la tête, quand il fut près de la porte.

Rigg le vit quitter la propriété et entrer dans le sentier. Les nuages gris tombaient en une petite pluie fine qui rafraîchissait les haies en buisson et les bords herbeux du sentier, et hâtait le travail des moissonneurs occupés à charger les dernières gerbes de blé. Raffles, marchant de l’allure embarrassée d’un flâneur citadin obligé de faire à pied une petite course dans la campagne, avait l’air aussi désorienté au milieu de ce calme et des travaux des champs que l’eût été un babouin échappé d’une ménagerie. Mais il n’y avait là personne pour s’étonner de son passage, si ce n’est les veaux depuis longtemps séparés de leurs mères, personne pour témoigner la répugnance qu’inspirait sa présence, si ce n’est les petits rats d’eau qui fuyaient à son approche.

Le morceau de papier avec lequel Raffles avait assujetti sa gourde était une lettre signée Nicolas Bulstrode. Mais tout en recourant fréquemment à son contenu, il n’était guère probable qu’il le dérangeât de son nouvel et si utile emploi.



CHAPITRE IX


L’une des premières visites de Lydgate, au retour de son voyage de noces, fut pour Lowick-Manor, où une lettre de Dorothée l’avait prié de se rendre.

M. Casaubon n’avait jamais fait de question sur la nature de son mal ; il n’avait même jamais témoigné à Dorothée aucune inquiétude sur le danger qu’il courait, de voir ses travaux interrompus brusquement avec sa vie. Sur ce point, comme sur tous les autres, il fuyait la pitié, et s’il lui était amer de soupçonner qu’on pût le plaindre, malgré lui, de quelque chose de fâcheux dans sa destinée, l’idée de s’attirer des marques de compassion, par l’aveu sincère de son alarme ou de son chagrin, lui était plus insupportable encore. Mais sa santé et sa vie même étaient devenues pour M. Casaubon l’objet principal de ses préoccupations ; son silence était hanté d’une angoisse plus cruelle même que la pensée de l’œuvre inachevée et des déceptions du savant à l’automne de sa vie. Là était bien sans doute le centre de son ambition ; mais il y a tels genres de travaux littéraires qui ont surtout pour résultat d’amasser dans l’âme de l’auteur une inquiète susceptibilité. Le résultat le plus caractéristique des durs labeurs intellectuels de M. Casaubon, ce n’était pas la Clef de toutes les Mythologies, c’était un sentiment maladif que les autres ne lui accordaient pas la place qu’il n’avait pas conquise au grand jour ; c’était un soupçon continuel et rongeant que l’opinion qu’on avait de lui n’était pas à son avantage ; il manquait, avec cela, de passion dans ses efforts pour achever son œuvre, et il n’en avait que pour résister à l’aveu qu’il n’avait rien achevé du tout.

Aussi l’ambition intellectuelle qui semblait l’avoir absorbé et desséché n’était-elle pas une réelle sauvegarde contre d’autres blessures, contre les blessures surtout qui lui venaient de Dorothée. Il commençait à imaginer maintenant des possibilités d’avenir qui, de façon ou d’autre, lui étaient plus amères que tout ce qui avait jusqu’alors occupé son esprit.

Certains faits étaient là, patents, contre lesquels il était sans défense : l’existence de Will Ladislaw, son séjour aux environs de Lowick, sa façon sceptique et légère de qualifier les possesseurs de la seule et véritable érudition, la nature de Dorothée revêtant toujours quelque nouvelle forme d’ardente activité, et jusque dans sa soumission et son silence cachant de fervents mobiles auxquels il était irritant de penser, certaines idées enfin, et certaines sympathies qui s’étaient emparées de l’esprit de Dorothée pour des sujets qu’il lui était impossible de discuter avec elle. On ne pouvait nier que Dorothée ne fût une jeune femme aussi pleine de vertus et aussi charmante qu’il eût pu le souhaiter ; mais il se trouva qu’une jeune femme était quelque chose de plus gênant qu’il n’avait cru. Elle le soignait, lui faisait la lecture, elle prévenait ses besoins, elle le sollicitait de lui communiquer ses sentiments, mais dans l’esprit du mari était entrée la certitude qu’elle le jugeait, que son dévouement d’épouse était plutôt un devoir de raison qu’elle imposait en pénitence à son cœur devenu incrédule, et qu’avec sa puissance de comparaison, elle voyait clairement qu’il ne différait guère, lui et ses actions, de la généralité des hommes et des choses.

Sa mauvaise humeur passa comme une vapeur à travers les douces manifestations d’amour de Dorothée, et s’en prit à cet univers, qu’elle était venue comme personnifier à ses côtés.

Pauvre Casaubon ! Cette souffrance était d’autant plus dure à supporter qu’elle ressemblait à une trahison. La jeune créature qui avait commencé par l’adorer dans une confiance parfaite était bientôt devenue à ses côtés un observateur critique ; et ces premières manifestations de critique et de ressentiment venues si tôt après leur mariage lui avaient fait une impression que ni tendresse ni soumission ne pouvaient plus effacer. Le silence de Dorothée faisait maintenant l’effet a son interprétation soupçonneuse d’une rébellion étouffée ; une remarque à laquelle il ne s’attendait pas était une assertion de supériorité consciente d’elle-même ; il y avait dans ses douces réponses une marque d’irritante prévoyance ; c’était un effort de tolérance dont elle s’applaudissait. La ténacité avec laquelle il luttait pour cacher ce drame intérieur le rendait pour lui d’autant plus actif, comme lorsque nous entendons avec une finesse plus pénétrante ce que nous ne voulons pas que les autres entendent.

Loin de m’étonner de ce triste résultat chez M. Casaubon, je le trouve tout à fait naturel. Est-ce qu’une petite tache noire placée tout près de notre œil ne nous cache pas la magnificence du monde entier, ne laissant de libre qu’une ligne mince par laquelle nous voyons la tache ? Or, est-il une tache plus incommode que notre nous-même ? Si M. Casaubon ne manquait pas de bonnes raisons de se sentir mécontent, de soupçonner qu’il n’était plus adoré sans critique, il y avait malheureusement une forte raison à ajouter aux autres, que lui-même n’avait pas prise explicitement en considération, à savoir, qu’il n’était pas absolument adorable. Il le soupçonnait cependant, de même qu’il soupçonnait d’autres choses encore sans se l’avouer.

Cette susceptibilité maladive vis-à-vis de Dorothée s’était déjà éveillée avant le retour de Ladislaw à Lowick, et ce qui s’était passé depuis avait avivé et exaspéré encore les interprétations méfiantes de M. Casaubon. À tous les faits qu’il connaissait, il en ajoutait d’imaginaires, présents et futurs, qui n’en devenaient pour lui que plus réels, parce qu’ils appelaient de sa part une haine plus forte, une amertume plus profonde. Le soupçon et la jalousie que lui inspiraient d’une part les intentions de Will Ladislaw, de l’autre les impressions de Dorothée, poursuivaient sans relâche leur œuvre compliquée. Il serait tout à fait injuste de le supposer capable d’une fausse et grossière interprétation du caractère de Dorothée ; ses propres habitudes d’esprit et de conduite, tout autant que l’élévation visible de la nature de sa femme, le gardaient d’une telle erreur. Ce dont il était jaloux, c’était de son opinion, de l’influence qu’on pourrait imprimer sur les jugements de son ardent esprit et des éventualités futures qui pourraient en résulter.

Quant à Will, bien que M. Casaubon n’eût rien eu à alléguer formellement contre lui jusqu’à la réception de sa dernière lettre provocante, il se sentait justifié dans ses soupçons par la conviction qu’une nature rebelle comme la sienne, avec ses mouvements indisciplinés, était capable de se laisser fasciner par les desseins les plus extraordinaires.

Il ne pouvait douter que Dorothée fût la cause du retour de Will et de sa résolution de se fixer aux environs ; et il était assez pénétrant pour comprendre que Dorothée avait innocemment encouragé ses projets. Il était aussi clair que possible qu’elle était disposée à s’attacher à Will et à se laisser influencer par ses suggestions ; ils ne s’étaient jamais trouvés en tête à tête sans qu’elle en rapportât quelque nouvelle idée importune, et la scène qu’avait amenée la dernière entrevue dont M. Casaubon avait eu connaissance, (Dorothée en revenant de Freshitt-Hall avait pour la première fois gardé le silence sur sa rencontre avec Will) cette scène avait excité contre eux deux dans son cœur un sentiment plus violent qu’il n’en avait encore éprouvé. Ce que, dans l’obscurité de la nuit, Dorothée lui avait confessé de ses idées au sujet de la fortune, n’avait fait qu’amasser dans le cœur du mari de plus noirs pressentiments.

Et puis enfin ce choc qui, tout dernièrement, avait ébranlé sa santé, était toujours tristement présent à son esprit. Il allait beaucoup mieux sans doute, il avait recouvré sa puissance de travail. Sa maladie n’avait peut-être été qu’une fatigue, et il pouvait encore avoir devant lui vingt années d’achèvement qui justifieraient ses trente années de préparation. Cette perspective devait une douceur particulière à la saveur de sa vengeance contre les railleries inconsidérées de Carp et consorts ; car, alors même que M. Casaubon passait avec son flambeau au milieu des tombes du passé, ces modernes figures venaient traverser cette lumière incertaine et interrompre sa laborieuse exploration. Convaincre Carp de son erreur, lui faire rentrer dans la gorge ses propres paroles, jusqu’à l’en saturer, serait au milieu de son triomphe d’auteur un agréable incident qui n’était pas à dédaigner, même à côté de la perspective de vivre des siècles sur la terre par son œuvre et une éternité dans le ciel. Toutefois, la prévision de sa propre béatitude éternelle étant impuissante à annuler les amères saveurs de la jalousie et de l’envie irritée, nous trouverons moins surprenant que la probabilité d’une félicité terrestre passagère pour d’autres personnes, alors qu’il serait entré lui-même dans la gloire, n’eut pas un effet précisément adoucissant sur son cœur. S’il était vrai qu’il fût lentement miné par quelque mal sourd, quelle belle occasion ce serait pour certaines personnes d’être plus heureuses après qu’il aurait disparu ! Et si l’une de ces personnes devait être Will Ladislaw, M. Casaubon s’y opposait si fortement qu’il lui semblait que ce souci ferait partie, après sa mort, de son existence spirituelle.

C’est là une manière très simple et cependant très incomplète d’exposer le cas dont il s’agit. L’âme humaine se meut dans bien des voies, et M. Casaubon, nous le savons, ne manquait pas d’un sentiment de droiture ; il mettait un honorable orgueil à satisfaire à toutes les exigences d’honneur qui le forçaient à chercher ses mobiles de conduite ailleurs que dans la jalousie et le sentiment de la vengeance. Voici comment M. Casaubon analysait la situation :

« En épousant Dorothée Brooke, j’avais à pourvoir à son bien-être après ma mort. Mais ce n’est pas la possession entière et indépendante d’une propriété qui peut assurer le bien-être ; il pourrait se présenter au contraire telles circonstances où cette possession l’exposerait à d’autant plus de dangers. Elle est une proie ouverte à tout homme qui saurait jouer adroitement de son ardeur d’affection ou de son enthousiasme à la don Quichotte ; et il y a là tout près un homme qui a précisément cette intention au fond du cœur, un homme qui n’a d’autres principes que ses caprices passagers et qui est animé contre moi d’une animosité personnelle ; une animosité nourrie par le sentiment de son ingratitude, et qu’il a toujours témoignée en me ridiculisant, j’en suis aussi assuré que si je l’avais entendu. Je ne serai jamais sans inquiétude sur ce qu’il pourra chercher à obtenir d’une influence indirecte. Cet homme a gagné l’oreille de Dorothée, il a captivé son attention ; il a évidemment essayé d’imprimer dans son âme l’idée qu’il avait droit à beaucoup plus encore qu’à ce que j’ai fait pour lui. Si je meurs, et il reste ici pour guetter le moment, il lui persuadera de l’épouser. Ce serait pour lui un triomphe, pour elle une calamité. Elle ne le considérerait pas comme une calamité, il lui ferait croire tout ce qu’il voudrait ; elle a une tendance vers un attachement immodéré auquel elle me reproche intérieurement de ne pas répondre, et déjà elle a l’esprit occupé de tout ce qui le concerne. Il songe à une conquête facile et à me succéder dans mon nid. J’empêcherai cela. Un tel mariage serait fatal pour Dorothée. A-t-il jamais persisté dans quoi que ce soit autrement que par esprit de contradiction ? En fait de savoir, il a toujours cherché à briller peu de frais. En religion, il pourrait être, aussi longtemps qu’il lui plairait, le facile écho des rêveries de Dorothée. Des habitudes relâchées accompagnent toujours une science superficielle. Je n’ai aucune confiance dans sa moralité, il est de mon devoir d’empêcher jusqu’au bout l’accomplissement de ses desseins. »

Les arrangements faits par M. Casaubon à l’époque de son mariage lui laissaient le champ libre pour beaucoup d’autres mesures importantes ; mais, tout en ruminant ces mesures, sa pensée s’attachait malgré lui à des probabilités de vie, de telle sorte que son désir d’arriver à se rendre un compte aussi exact que possible de la situation triompha enfin de sa fière attitude de réticence et le détermina à interroger Lydgate sur la nature de son mal.

Il avait prévenu Dorothée qu’il avait donné rendez-vous à Lydgate pour trois heures et demie ; et lorsqu’elle lui demanda avec inquiétude s’il s’était senti plus malade, il répliqua :

— Non, je désire seulement avoir son opinion sur quelques symptômes chroniques. Il n’est pas nécessaire que vous le voyiez, ma chère. Je donnerai des ordres pour qu’on me l’envoie dans l’allée des Ifs, ou je vais aller faire ma promenade habituelle.

Lydgate, en entrant dans l’allée des Ifs, vit M. Casaubon, qui s’éloignait lentement, les mains derrière le dos selon son habitude et la tête penchée en avant. L’après-midi était radieux. Les feuilles des hauts tilleuls tombaient sans bruit au milieu de la sombre verdure des ifs, tandis que les lumières et les ombres dormaient côte à côte ; on n’entendait d’autre bruit que le croassement des corneilles qui est comme une berceuse à l’oreille accoutumée, ou bien comme cette dernière berceuse solennelle, un chant funèbre. Lydgate, conscient de son énergie physique encore dans toute la force de son printemps, ressentit quelque compassion quand le personnage au-devant duquel il s’avançait se retourna, laissant voir, à mesure qu’il approchait, les signes plus apparents que jamais d’une vieillesse prématurée : les épaules courbées du savant, les membres décharnés et les lignes mélancoliques de la bouche.

« Pauvre homme ! pensa-t-il. Il y a des hommes qui sont encore comme des lions à son âge, sur lesquels on ne peut même constater d’autre déclin que l’arrêt du développement. »

— Monsieur Lydgate, commença M. Casaubon de son air invariablement poli, je vous suis extrêmement obligé de votre ponctualité. Nous allons, si vous le voulez bien, continuer notre conversation ici en allant et venant.

— J’espère que ce n’est pas une aggravation de votre mal qui vous a fait désirer de me voir, dit Lydgate après un moment de silence.

— Pas absolument, non. Pour excuser ce désir je dois vous faire part d’une chose dont il serait sans cela inutile de vous instruire, c’est que ma vie, insignifiante sous tous les rapports accessoires, acquiert une certaine importance par suite de l’état inachevé des travaux qui ont rempli mes plus belles années. En un mot j’ai eu longtemps en mains une œuvre que je voudrais bien laisser derrière moi en état au moins d’être livrée à la presse par… d’autres. Si j’étais assuré que je ne pusse raisonnablement espérer davantage, cette assurance limiterait heureusement mes efforts et me serait un guide dans la voie tout à la fois positive et négative de ma carrière.

Ici, M. Casaubon se tut, ramena une de ses mains de derrière son dos et l’enfonça entre les boutons de son habit, correctement fermé par devant. Pour un esprit qui a pénétré profondément dans la destinée humaine, peu de choses auraient pu être plus intéressantes que le combat intérieur que laissait deviner ce discours cérémonieux et compassé, prononcé avec la parole rythmée et le mouvement de tête qui étaient ordinaires à M. Casaubon. Y a-t-il même beaucoup de situations plus sublimes et plus tragiques que le combat de l’âme avec la nécessité de renoncer à une œuvre qui a été la signification de toute une vie, signification qui va disparaître comme les eaux qui viennent et s’en vont là ou nul homme n’en a besoin ? Mais rien de sublime ne vous frappait dans la personne de M. Casaubon, et Lydgate, qui ne manquait pas d’un certain dédain pour l’érudition creuse, sentit le sourire se mêler a sa pitié. Il était encore trop peu familier avec le malheur pour comprendre tout le pathétique d’une destinée où tout reste au-dessous du niveau de la tragédie, sauf l’égoïsme passionné de celui qui souffre.

— Vous faites allusion aux obstacles possibles qui viendraient de votre santé ?

— Précisément. Vous ne m’avez pas dit que les symptômes que d’ailleurs, je l’atteste, vous avez suivis et observés avec un soin scrupuleux, fussent ceux d’une maladie mortelle. Mais, si cela était, monsieur Lydgate, je désirerais connaître la vérité sans réserve, et j’en appelle à vous pour m’exposer exactement vos conclusions. Je vous le demande comme un service d’ami. Si vous pouvez me dire que ma vie n’est pas menacée par autre chose que par les hasards ordinaires, je m’en réjouirai pour les raisons que je vous ai déjà indiquées. Sinon, la connaissance de la vérité est pour moi plus importante encore.

— Je ne puis donc pas hésiter plus longtemps sur le parti que je dois prendre, dit Lydgate. Mais ce dont vous devez être convaincu avant tout, c’est que mes conclusions sont doublement incertaines, — incertaines, non seulement à cause de ma faillibilité, mais parce qu’il est éminemment difficile de fonder des prévisions sur les maladies du cœur. On ne saurait, dans tous les cas, assez appuyer sur l’incertitude terrible de la vie.

M. Casaubon eut un léger tressaillement.

— Vous souffrez, je crois, de ce qu’on appelle une hypertrophie du cœur, maladie qui a été reconnue et étudiée il n’y a pas bien longtemps par Laënnec, l’homme qui nous a donné le stéthoscope. C’est un sujet sur lequel nous manquons encore beaucoup d’expérience et d’observations approfondies. Mais, après ce que vous m’avez dit, mon devoir est de vous prévenir que la mort est souvent soudaine dans ces maladies, sans que toutefois on puisse leur assigner un terme bien précis. Votre état de santé me paraît compatible avec une vie fort supportable pendant une quinzaine d’années encore ou même davantage. Je ne pourrais ajouter à cela nulle autre information que des détails anatomiques et médicaux qui laisseraient votre incertitude exactement au même point.

Lydgate avait assez de tact pour comprendre qu’un langage sincère, exempt de précautions oratoires, serait regardé par M. Casaubon comme une preuve de respect.

— Je vous remercie, monsieur Lydgate, dit-il après un moment de silence. J’ai encore une chose à vous demander. Avez-vous fait part à madame Casaubon de ce que vous venez de me dire ?

— En partie, je veux dire des éventualités de votre maladie.

Lydgate allait expliquer comment il en avait parlé à Dorothée, mais M. Casaubon, avec un désir de terminer la conversation auquel on ne pouvait se méprendre, agita légèrement la main et répétant : « Je vous remercie », passa une remarque sur la beauté de cette journée.

Lydgate, convaincu que son malade désirait rester seul, le quitta bientôt ; et la forme noire, les mains derrière le dos et la tête penchée en avant, continua à parcourir l’allée où les sombres ifs faisaient à sa mélancolie une compagnie muette, et où les petites ombres des oiseaux et des feuilles, traversant parfois les flots de lumière que formaient les rayons de soleil, passaient furtivement et en silence à côté de lui, comme en présence d’une grande douleur. Il y avait là un homme qui, pour la première fois, plongeait ses yeux dans ceux de la mort, qui passait par un de ces rares moments d’épreuve où nous sentons la vérité d’un lieu commun aussi différente de ce qu’il nous apparaît dans la vie ordinaire, que la vision de l’eau sur la terre est différente de la vision délirante de l’eau quand elle nous fait défaut pour rafraîchir nos lèvres brûlantes. Quand le lieu commun : « Nous devons tous mourir » se transforme tout à coup dans ce sentiment poignant : « Je dois mourir, et bientôt ! » alors la mort nous saisit à bras le corps et ses doigts sont cruels ; après cela elle peut nous prendre dans ses bras comme l’a fait autrefois notre mère, et notre dernier moment de discernement terrestre et confus peut ressembler au premier.

Pour M. Casaubon, c’était comme s’il se trouvait soudain sur le bord sombre d’une rivière, entendant le bruit des rames qui approchaient, ne distinguant pas encore les formes, mais attendant l’appel fatal. À une pareille heure l’esprit ne s’écarte pas de la direction qu’il a suivie toute sa vie ; il la poursuit en imagination de l’autre côté de la mort, et regarde en arrière, quelquefois avec le calme divin de la bonté, quelquefois aussi avec les anxiétés mesquines de la préoccupation de soi-même. Dans quelle direction se portait l’esprit de M. Casaubon ? Ses actes en donnent la clef. Il se tenait (sauf quelques réserves particulières d’érudit) pour un chrétien croyant en face des problèmes du présent et des espérances de l’avenir. Mais ce que nous nous efforçons de satisfaire, c’est le désir immédiat. L’état futur, pour lequel les hommes réclament droit de cité, existe déjà dans leur imagination et dans leur amour. Et le désir immédiat de M. Casaubon n’était pas de posséder la communion divine et la lumière dépouillée de tous rayons terrestres ; ses aspirations passionnées s’attachaient, le pauvre homme, comme un brouillard rampant à des endroits pleins d’ombre.

Dorothée avait vu Lydgate partir à cheval, et elle était venue au jardin avec l’idée de rejoindre son mari. Mais elle hésita, craignant de lui déplaire par sa présence ; son ardeur, continuellement repoussée, avec le souvenir intense qu’elle en gardait, ne faisait qu’augmenter ses craintes, et elle errait lentement autour des bouquets d’arbres les plus rapprochés, lorsqu’elle le vit s’avancer. Alors elle marcha à sa rencontre, et elle eût pu en cet instant représenter pour lui un ange envoyé du ciel avec la promesse que les courtes heures qui lui restaient à vivre seraient encore remplies de cet amour fidèle qui s’attache d’autant plus à une douleur qu’il comprend. Le regard de M. Casaubon, en réponse au sien, fut si glacé, qu’elle sentit augmenter sa timidité ; pourtant, elle se rapprocha de lui et passa sa main sous le bras de son mari. Celui-ci laissa ses mains croisées derrière son dos et permit à peine au bras suppliant de Dorothée de s’appuyer à son bras rigide.

Il y avait quelque chose d’horrible pour Dorothée dans le sentiment que lui infligeait cette dureté imméritée. C’est le plus souvent de cette façon plate et banale que les semences de joie sont pour toujours gaspillées et perdues, jusqu’à l’heure où hommes et femmes contemplent d’un œil hagard les ravages produits par leur faute, et s’écrient : « La terre ne porte plus de moissons de bonheur. » — Et ils croient que c’est savoir que de renier ainsi. — Et pourquoi, demanderez-vous, cette attitude chez M. Casaubon ? Considérez que son cœur était de ceux qui fuient la pitié. Avez-vous jamais observé l’effet que produit dans un tel cœur le soupçon que le chagrin, qui pèse sur lui, peut être en réalité une source de satisfaction dans le présent ou dans l’avenir pour l’être qui l’offense déjà par sa seule pitié. Il ne connaissait guère non plus les sentiments de Dorothée, et il n’avait pas réfléchi qu’en pareille circonstance, la force en était comparable à celle de ses propres sentiments vis-à-vis des critiques de Carp.

Dorothée ne retira pas son bras, mais elle n’eut pas le courage de parler. M. Casaubon ne dit pas : « Je désire être seul », mais il dirigea silencieusement ses pas vers la maison, et en entrant par la porte vitrée de la façade de l’est, Dorothée retira son bras et s’attarda sur le seuil, afin de laisser son mari tout à fait libre. Il entra dans la bibliothèque et s’y enferma seul avec son chagrin.

Elle monta à son petit salon. Le bow-window ouvert laissait entrer la lumière sereine de cet après-midi éclairant l’avenue où se projetaient les ombres allongées des tilleuls. Mais Dorothée ne vit rien de ce spectacle. Elle se jeta sur une chaise exposée en plein aux rayons éblouissants du soleil ; si elle éprouva, à son insu, quelque malaise, comment en aurait-elle cherché la cause ailleurs que dans sa misère intérieure ?

Elle subissait la réaction d’une colère plus terrible qu’elle n’en avait encore jamais ressenti depuis son mariage. Au lieu de larmes, ce furent des paroles qui lui échappèrent : « Qu’ai-je fait ? — Que suis-je ? — pour qu’il me traite ainsi. Jamais il ne sait ce qu’il y a dans mon cœur — il ne s’en inquiète jamais. À quoi sert tout ce que je pourrais faire pour lui ? Il voudrait ne m’avoir jamais épousée. »

Elle commença à s’entendre elle-même et retomba subitement dans le silence. Comme quelqu’un qui a perdu son chemin et que la fatigue accable, elle s’assit et embrassa d’un regard tous les sentiers de sa jeune espérance que plus jamais elle ne retrouverait. Et tout aussi clairement, dans une triste lumière elle vit sa propre solitude et celle de son mari, comment ils marchaient séparément chacun de leur côté, si bien qu’elle ne pouvait plus vivre en confiance auprès de lui. S’il l’avait attirée à lui, aurait-elle jamais pensé à l’observer ? Elle n’aurait jamais dit : « Est-il digne qu’on vive pour lui ? » Elle aurait senti seulement qu’il était une partie de sa propre vie. Et maintenant elle répétait amèrement : « C’est sa faute, ce n’est pas la mienne. » Dans le conflit de tout son être, la pitié disparaissait. Était-ce sa faute si elle avait cru en lui, en sa valeur morale ? Et qu’était-il au juste ? Elle était capable de l’estimer à ce qu’il valait, elle qui épiait en tremblant chacun de ses regards, qui enfermait comme dans une prison la plus belle partie de son âme, ne lui rendant que des visites cachées, afin d’être assez insignifiante pour lui plaire. Dans des crises comme celles-là, certaines femmes commencent à haïr.

Le soleil était bas déjà quand Dorothée se décida à ne pas redescendre, mais à envoyer dire à son mari qu’elle n’était pas bien et préférait rester chez elle. Jamais elle ne s’était laissé, de propos délibéré, dominer ainsi par son ressentiment ; mais elle croyait, cette fois, qu’il lui serait impossible de le revoir, sans lui dire la vérité sur ses sentiments, et il fallait attendre de pouvoir le faire sans être interrompus. Il s’étonnerait peut-être et serait froissé de son message. Il était bien qu’il s’étonnât et se sentît froissé. Sa colère lui disait, comme la colère y est toujours disposée, que Dieu était avec elle, que tout le ciel, le ciel peuplé d’innombrables esprits qui les observaient, devait être de son côté. Elle allait sonner quand on vint frapper à la porte.

M. Casaubon faisait dire qu’il prendrait son dîner dans la bibliothèque. Il désirait rester absolument seul ce soir-là, étant fort occupé.

— C’est bien, Tantripp ; dans ce cas je ne dînerai pas.

— Oh madame, permettez que je vous monte quelque chose ?

— Non, je ne suis pas bien. Préparez mon cabinet et ne me dérangez plus, je vous en prie.

Dorothée restait assise presque immobile dans la lutte de ses pensées, tandis que peu à peu le soir tombait dans la nuit. Mais le combat de son âme changeait continuellement, comme celui d’un homme qui d’abord fait un mouvement pour frapper et finit par triompher de son désir de frapper. L’énergie qui pousserait au crime n’est pas plus forte que celle qui est nécessaire pour inspirer une ferme soumission quand la noble stature de l’âme se relève. Cette pensée avec laquelle Dorothée était sortie pour aller au jardin retrouver son mari, sa conviction qu’il avait interrogé Lydgate sur l’arrêt qui pourrait survenir dans son travail, et que la réponse du médecin avait dû lui déchirer le cœur, ne pouvaient être longtemps sans reparaître à ses yeux derrière l’image de M. Casaubon, comme un austère mentor qui lui reprochait sa colère. Il lui en coûta toute une série d’images douloureuses et de sanglots silencieux pour se résigner à devenir la consolatrice de ses chagrins, mais la ferme soumission l’emporta, et quand la maison fut silencieuse et qu’elle vit qu’il était à peu près l’heure où M. Casaubon se couchait d’ordinaire, elle ouvrit doucement la porte et resta debout dans l’obscurité, attendant au haut de l’escalier qu’il montât, sa lumière à la main. S’il tardait à venir, elle était résolue à descendre, au risque de recevoir encore une blessure pareille à celle de la journée. Désormais elle ne s’attendait plus à autre chose. Mais elle entendit la porte de la bibliothèque s’ouvrir, la lumière s’avança lentement et silencieusement sur l’escalier dont le tapis assourdissait le bruit des pas. Lorsque son mari se trouva en face d’elle, Dorothée s’aperçut que son visage était plus hagard. Il tressaillit légèrement en la voyant, elle le regardait d’un air suppliant et sans parler.

— Dorothée ! dit-il d’une voix dont la douceur inattendue la surprit, m’attendiez-vous ?

— Oui, je ne voulais pas vous déranger.

— Venez, ma chère, venez. Vous êtes jeune et vous n’avez pas besoin d’allonger votre vie par des veilles.

Quand la douce et calme mélancolie de ses paroles tomba dans l’oreille de Dorothée, elle ressentit quelque chose comme la reconnaissance qui peut jaillir en nous lorsque nous avons failli faire le mal sans le vouloir à une créature paralysée et sans défense. Elle mit sa main dans celle de son mari et ce fut ainsi qu’ils passèrent ensemble le long du grand corridor.