Middlemarch/Préface

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Traduction par M.-J. M.
Calmann Lévy (1p. i-iii).


PRÉFACE




Quel est celui d’entre nous qui, curieux de connaître l’histoire de l’homme et de savoir comment agit ce composé mystérieux sous les épreuves du temps, ne s’est arrêté, ne fût-ce qu’un instant rapide, à la Vie de sainte Thérèse, n’a eu un doux sourire pour la petite fille s’en allant un matin, la main dans la main, avec son frère, encore plus petit qu’elle, à la recherche du martyre au pays des Maures ?

Ils s’éloignaient ainsi à petits pas de l’âpre cité d’Avila, les yeux grands ouverts, l’air ingénu comme deux jeunes faons, mais avec des cœurs humains battant déjà à une idée nationale, lorsque la réalité domestique leur apparut sous la forme d’un oncle qui arrêta court leur grand dessein. Ce pèlerinage d’enfants était le bon commencement. La nature idéale et passionnée de Thérèse demandait une vie épique : que lui importaient les romans de chevalerie et les conquêtes mondaines d’une brillante jeune fille ? Sa flamme eût rapidement dévoré ce léger combustible.

Tirant son aliment du fond de l’âme même, il fallait à son essor une satisfaction sans limite, un objet dont elle ne se lasserait jamais, capable de réconcilier le désespoir de soi-même avec le sentiment délicieux d’une vie en dehors de soi.

Elle trouva son épopée dans la réforme d’un ordre religieux. Cette femme espagnole, qui vécut il y a trois cents ans, ne fut certainement pas la dernière de son espèce. Bien des Thérèses sont venues au monde, que n’attendait pas une vie épique, embrassant un continuel déploiement d’actions retentissantes ; peut-être seulement une vie d’erreurs, résultat d’une certaine grandeur spirituelle mal appropriée à la médiocrité des circonstances ; peut-être même une chute tragique, qui ne rencontra point son poète sacré, et qui s’est enfoncée dans l’oubli sans avoir été pleurée. Elles s’efforcèrent, avec des lumières confuses et dans des conditions difficiles, de mettre en noble accord leurs idées et leurs actes ; mais le monde ne vit dans ces luttes qu’une simple inconséquence et une dérogation aux formes convenues ; ce qui manqua à ces Thérèses nées trop tard, ce fut une foi et un ordre social en harmonie, capables de suppléer à la science pour une âme pleine d’ardente bonne volonté. Leur ardeur oscilla entre un vague idéal taxé d’extravagance et les aspirations ordinaires de la femme, condamnées comme des fautes.

On a dit quelquefois que ces vies manquées tenaient à ce qu’il y a de vague et de mal défini dans la nature des femmes, telles que la suprême Puissance les a formées.

Toujours est-il que ce qu’il y a en elles de vague et de mal défini persiste, et les limites, dans lesquelles leurs destinées varient, sont en réalité bien plus étendues que personne ne l’imaginerait, à voir l’uniformité de leurs coiffures et de leurs histoires d’amour favorites, en prose et en vers. De loin en loin, paraît un jeune cygne qu’on élève difficilement avec les petits canards dans la mare stagnante, et qui ne trouve jamais le courant d’eau vive et la compagnie des palmipèdes de son espèce. De loin en loin, il vient au monde une sainte Thérèse qui ne fonde rien du tout : c’est en vain que son tendre cœur bat d’amour et aspire en sanglotant à une beauté morale qu’elle n’atteint pas. Ses efforts s’échappent en tremblant et, au lieu de se concentrer dans quelque œuvre longtemps reconnaissable, se perdent au milieu des obstacles.