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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/L’enfant terrible

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L’ENFANT TERRIBLE

Il était une fois un très méchant seigneur tout puissant et tyrannique. Il avait sous ses ordres non seulement un régiment d’esclaves, mais encore un nombre considérable de serfs dont la condition de la vie était presque la même que celle des esclaves : la seule différence était qu’il n’osait pas exercer trop librement sur ses serfs le droit de vie et de mort qu’il avait sur ses esclaves.

Parmi ses serfs, il y avait un nommé Kim Sébang dont la femme était d’une beauté sublime. Le seigneur la convoitait ardemment depuis déjà longtemps. Aussi fit-il mille avances à Kim Sébang. Mais celui-ci, sachant déjà le sens de toutes ces avances, ne voulut absolument rien entendre. C’est alors que le seigneur couva le dessein lubrique de la lui ravir.

Un jour, il fit venir Kim Sébang. Et tout en lui donnant un énorme sac rempli de grains du millet, il lui dit :

— « Tu me feras savoir, avant demain midi, le nombre exact des grains que contient ce sac ! Si non je te prendrai ta femme ! »

Protester, c’était lui fournir l’occasion de querelle qu’il cherchait depuis longtemps ! Kim Sébang, impuissant et désolé, revint à la maison avec le sac du millet sur son dos. Compter les grains d’une si énorme quantité du millet était chose matériellement impossible ! Que faire ? Il fut en proie à un terrible chagrin. Kim Sébang avait un enfant, un garçon de dix ans, très intelligent et habile. Voyant son père dans cet état désespéré, l’enfant demanda ce qu’il avait au cœur. Mais le père ne lui répondit pas en disant que ce n’était pas ce qu’il devait savoir. Pourtant attendri par les pressantes insistances de son fils, il lui raconta à la fin toute l’histoire de son malheur d’abord le cruel dessein du seigneur de lui enlever sa mère, ensuite l’ordre sournois qu’il avait reçu de compter le nombre exact des grains d’un énorme sac de millet.

— « Chose impossible ! comme tu vois, continua-t-il en poussant un profond soupir. Que pouvons-nous faire contre un homme aussi puissant ! Quant à moi, je préférerai la mort plutôt que de perdre ta mère ! »

L’enfant parut d’abord réfléchir. Puis il dit tout à coup :

— « Ce n’est pas difficile du tout ! Je sais ce qu’il faut faire ! »

Aussitôt l’enfant alla chercher une balance et pesa dix grammes du millet dont il compta exactement les grains. Puis en s’adressant à son père, il dit :

— « Papa, dix grammes de millet contiennent tant de grains, par conséquent un kilo de millet contiendra tant de grains. Donc nous n’avons qu’à savoir le poids exact de millet que contient ce sac. »

Ainsi l’enfant, aidé de son père, calcula le nombre total de grains de millet. Le lendemain avant midi, Kim Sébang se présenta devant le seigneur à qui il annonça le nombre exact des grains de millet. Le seigneur, très étonné, lui demanda comment il avait pu le savoir. Le serf lui raconta tout simplement le système qu’il avait employé pour les compter. Le seigneur très irrité de n’avoir pas réussi, non plus encore cette fois, sa tentative criminelle, lui ordonna encore une autre absurdité avec beaucoup de cynisme.

— « Avant trois jours tu me fourniras ici-même un cable de cent mètres fait entièrement de coquillages de mollusques ! Si non, tu sais déjà la condition ! je te prendrai ta femme ! »

Kim Sébang, toujours impuissant et désolé, revint à la maison, et raconta à son fils le nouvel ordre qu’il avait reçu du seigneur. Ensuite il dit d’un ton triste :

— « C’en est fait de nous. Cette fois-ci nous sommes bien perdus ! »

Mais l’enfant au bout d’un long silence, pendant lequel il semblait être plongé dans une profonde reflexion, lui dit :

— « Papa, soyez tranquille ! je vois ce qu’il faut faire. Seulement il faut que j’aille moi-même à votre place, pour lui répondre ! »

Le père redoutant la cruauté du seigneur ne voulait pas d’abord le laisser aller seul chez ce dernier. Mais il y céda à la fin, vu l’ingéniosité de l’idée de son fils.

Au bout de trois jours, l’enfant se présenta en effet seul devant le seigneur qui lui cria d’une voix de tonnerre :

— « Qu’est-il devenu ton père ? Je ne veux pas t’entendre ! »

— « Mais, seigneur, mon père se trouve dans l’impossibilité de sortir. Un serpent l’a mordu hier alors qu’il cueillait des fraises dans les champs ! »

— « Qu’est-ce que tu me chantes là ! comment ? en plein hiver où nous sommes, peut-on trouver des fraises et des serpents dans les champs ? »

— « Ah, ha ! seigneur, vous qui savez si bien raisonner, comment pouvez-vous exiger une chose impossible telle que celle de fournir cent mètres de câble entièrement fait de coquillages de mollusques ? »

Le seigneur, bien que cynique et absurde, piqué au vif par le raisonnement d’un enfant, hurla à l’adresse de celui-ci :

— « Oh, ho tu es un raisonneur ! Eh bien, tu viendras demain raisonner devant moi. Écoute bien ! je serai demain assis comme celà, à cette place. Et tu me feras sortir hors de cette chambre dans l’espace de trois minutes, sans me toucher, sinon je te prendrai ta mère ».

Toute la grandeur de l’absurdité du seigneur n’étonna guère l’enfant, car il s’y attendait avec résignation. Cependant comment peut-on être sans inquiétude, lorsqu’il en va de la vie de toute une famille ? Aussi l’enfant revint à la maison tout pensif et grave. Kim Sébang impatient d’attendre le retour de son fils, vola au-devant de lui et le pressa de questions. Mais l’enfant répondit très tranquillement :

— « Papa, tout va bien pour le moment. Demain j’irai le voir encore une fois, et alors tout ira mieux »

Le lendemain alerte et radieux, l’enfant se présenta devant le seigneur qui lui cria tout bourru :

— « Bon ! essaie maintenant de me déplacer hors de cette pièce, sans me toucher ! »

Le petit garçon se prosterna aussitôt devant le seigneur et lui dit d’une voix suppliante :

— « Seigneur, c’est une chose absolument impossible. Cependant je pourrais vous faire entrer dans cette pièce en une minute, si vous étiez au dehors »

— « Vraiment ! tu pourras me faire entrer ? Eh bien, ça m’est égal, c’est la même chose ! Essaie donc… » fit-il tout en se tenant debout hors de la porte.

— « Ah, ha ! seigneur, vous êtes maintenant bien sorti »

Le seigneur dissimulait mal sa colère et sa honte d’avoir été trompé par ce gamin. Cette fois-ci il ne pouvait même plus trouver une autre absurdité. Cependant depuis ce temps, tous les desseins qu’il concevait pour enlever la femme de Kim Sébang, si ingénieux fussent-ils, étaient tous déjoués par cet enfant, si bien qu’à la fin il voyait l’absolue nécessité de perdre ce gamin pour la réussite de son dessein satyrique. À cet effet il employa mille moyens possibles et imaginables, mais c’était en vain qu’il essayait de l’assassiner, car l’enfant échappait toujours avec une intelligence incroyable. Plus l’intelligence de l’enfant était grande et ingénieuse, plus le seigneur paraissait ridicule et méchant ! Et plus le seigneur paraissait ridicule et méchant, plus l’enfant gagnait, à ses dépens, la sympathie des autres.

À la fin, exaspéré par les échecs répétés de ses tentatives criminelles, il se décida à lever le masque de son cynisme. Aussi fit-il venir, un matin, un de ses esclaves, le plus brutal et le plus cruel, et lui dit :

— « Tu vas prendre, aujourd’hui, le petit enfant de Kim Sébang et le mettre dans un sac. Puis tu iras le jeter au loin dans le courant le plus impétueux du fleuve. Et voilà pour ta récompense ! » fit-il tout en lui remettant une bourse énorme.

Cet esclave sans cœur alla aussitôt chez Kim Sébang et lui arracha l’enfant, malgré toutes ses résistances suppliantes. Ayant enfermé l’enfant dans un sac qu’il mit sur son dos, il s’en alla tranquillement vers le fleuve fatal qui se trouvait à une demie journée de marche du domaine seigneurial.

Depuis une bonne heure l’enfant était dans le sac sur le dos du cruel esclave. On était alors au seuil de l’été et il faisait ce jour-là une chaleur épouvantable. Malgré toutes les supplications de ce malheureux enfant, l’esclave continua toujours son chemin. Arrivé au mi-chemin du fleuve, il s’arrêta devant une auberge, sans doute, pour calmer sa soif. Il accrocha le sac du malheureux enfant à la branche d’un énorme sapin qui se trouvait devant la porte de l’auberge. Puis il entra dans la salle de consommation. Là, il rencontra une grosse commère encore jeune qui lui parut très avenante. C’est en compagnie de cette femme qu’il se mit à boire en plaisantant, tout en se permettant de temps en temps de petites familiarités sans se soucier de rien.

Pendant ce temps, le pauvre enfant se lamentait dans son sac. Soudain par le trou de son sac, il vit venir un aveugle. Et une idée lui vint tout à coup. Il l’interpella donc :

— « Seigneur aveugle ! Je veux vous rendre un service, un très grand service. J’étais moi-même aveugle jusqu’à ce matin. Or d’après les précieux conseils d’un saint homme, qui consistaient à me mettre dans ce sac et de le suspendre ensuite à cette branche, j’ai retrouvé ma vue au bout de quelques heures. Sachant parfaitement toutes les misères et la souffrance des aveugles, et le moyen très simple de retrouver la lumière, je ne puis m’empêcher de répandre cette bonne nouvelle à tous les aveugles que je vois. Et je vous… »

— « Comment ! retrouver la lumière ! que faut-il donc faire ?  ! » s’écria brusquement l’aveugle tout en interrompant son interlocuteur.

— « Approchez-vous ! » fit l’enfant.

L’aveugle s’approcha à tatons du côté d’où venait la voix. Et il se heurta contre quelque chose.

— « Vous y voilà, dit le gamin, vous voyez, je suis dans un sac suspendu à une branche. Décrochez-le ! »

L’aveugle le décrocha et l’enfant sortit alors du sac.

— « Maintenant entrez-y ! » fit-il tout en poussant le malheureux aveugle dans le sac qu’il boucla, ensuite avec toutes les peines du monde il réussit à l’accrocher à la branche du sapin. Puis l’enfant s’enfuit et rentra secrètement chez ses parents.

L’esclave qui se saoulait dans la salle de consommation de l’auberge, comme nous l’avons dit, en compagnie d’une vulgaire commère, sortit enfin, vers le soir. Sous l’empire de l’alcool il marchait d’un pas chancelant. Il décrocha le sac d’enfant sans se rendre compte de la différence de poids qu’il y avait entre un enfant de dix ans et un homme de quarante ans. Il se contenta de dire :

— « C’est lourd ! ce petit cochon là ! »

Puis le voilà reparti en zigzaguant et en chantant, avec le sac sur son dos, vers le fleuve fatal.

Le malheureux aveugle, qui avait vainement attendu la lumière, comprit enfin qu’un ivrogne l’emportait sur son dos en chantant et en zigzaguant. Il lui demanda qui il était et où il allait. Mais l’homme était tellement ivre qu’il n’entendait absolument rien. Et comme tous ses efforts pour obtenir de lui une réponse ne réussissaient pas, il se résigna à son sort, tout en espérant le retour de la lumière de ses yeux.

Cependant le cruel esclave continua son chemin et arriva enfin au bord de ce fleuve fatal où il jeta son sac sans le moindre trouble de conscience ! Au contraire il était heureux de s’être débarrassé d’un fardeau ! Il revint donc chez son maître et lui annonça fièrement qu’il avait bien accompli sa lugubre mission.

L’intelligent et habile enfant de Kim Sébang, ayant à peu près tout prévu, attendit en cachette le retour de l’esclave. Il était heureux de voir les choses s’accomplir comme il l’avait espéré. Il se fit faire alors une magnifique robe en soie brodée. Après s’en être habillé, il se présenta, un jour, très fièrement devant le seigneur qui se troubla d’abord de le voir revenir surtout si magnifique.

— « Seigneur ! dit l’enfant, je ne viens pas ici pour me venger de votre cruauté et de votre injustice. Mais je viens ici pour remplir une sainte mission que j’ai reçue de Sa Majesté le Roi du Royaume sous-marin. Dès que votre esclave m’a jeté dans le fleuve je fus introduit par une troupe de nymphes auprès de Sa Majesté, le tout Puissant Roi sous-marin… Ah ! je n’ai encore rien vu d’aussi beau que ce splendide et féérique Palais construit entièrement en diamants ! Sa Majesté me fit asseoir à côté de lui et il me dit : « Vous êtes la personnification même des martyrs de la terre. La terre est un gouffre de misères ! Les puissants, les faibles, et les riches, les pauvres, tous y sont des misérables ! Cependant je veux que la terre soit habitable, ce qui est tout à fait possible. Il suffit d’avoir un homme assez puissant sur la terre et capable d’exécuter mes ordres ! Remarquez, continua le Roi, que votre seigneur qui a voulu votre perte n’était pas au fond un méchant. Voilà un homme tout désigné pour réaliser mon idéal sur terre. Donc je vous renvoie auprès de votre seigneur et vous lui direz tout ce que je viens de vous apprendre. Et dites lui qu’il vienne me voir avec toute sa famille afin qu’elle soit sanctifiée en même temps que lui. Puis il reviendra, avec une pouvoir exceptionnel sur la terre qu’il rendra certainement heureuse en l’administrant suivant mes conseils : « Voilà, seigneur, ce que je viens vous apprendre » termina l’enfant.

À ce moment, par une coïncidence tout à fait accidentelle, le cruel esclave rencontra l’enfant devant son maître.

— « Oh ! un revenant ! » fit-il en s’affaissant par terre sans connaissance…

En écoutant ce discours viril d’un tout petit enfant et en voyant la crainte bien compréhensible de son esclave, le seigneur songea :

— « Il n’y a pas l’ombre d’un doute que cet enfant ait été noyé. Et son retour ici même et la magnificence dont il est entouré justifient amplement tout ce qu’il me dit là. Je serais donc le Roi de la Terre si j’allais recevoir le pouvoir exceptionnel dont me parle le tout Puissant souverain sous-marin. »

À la pensée de se voir, un jour, Roi il devint presque fou de bonheur. Aussi demanda-t-il à l’enfant ce qu’il faut faire pour hâter sa visite au Roi sous-marin.

— « Eh bien ! préparez autant de sacs que vous avez de personnes qui vous sont les plus chères. Et alors je vais vous y conduire » répondit le gamin.

Enfin, quand tout fut prêt, l’enfant ordonna que chacun entrât dans son sac. Puis après avoir bouclé solidement les sacs il les transporta dans un chariot jusqu’au bord du fleuve où il les jeta sans pitié. Après celà, l’enfant revint au pays et déclara aux habitants :

— « J’ai puni les méchants ! et maintenant partageons entre nous toutes ces fortunes qui ont été faites à la sueur de nos fronts et par le sang de nos veines ! »