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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Li Dory

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LI DORY

Li Dory, dont le père était un pauvre cultivateur, se plaignait déjà depuis longtemps de l’injustice et de la méchanceté d’un très puissant seigneur.

Cependant, il avait quinze ans, quand obligé par la misère il dut entrer au service de ce même seigneur malgré l’insignifiance du salaire. Comme vous pensez bien, il ne pouvait pas regarder son maître d’un bon œil !

Un jour le seigneur appela Li Dory de toute urgence et lui ordonna tout consterné :

— « Va vite mander le docteur ! et dis lui que mon fils de trois ans a avalé un sou avec lequel il jouait ! Va vite ! va ! » Mais Li Dory sans se presser lui dit d’un ton franc :

— « Comment ! vous avez peur pour la vie de votre enfant qui n’a avalé qu’un sou ? Mais vous ! Seigneur, qui avez avalé tant d’argent du pauvre peuple, vous vous portez à merveille ! »

Le seigneur, furieux, l’accabla de coups de bâtons et le menaça de mort. Cependant, avait-il encore quelque reste de conscience ? Car son visage pâle se couvrait tout à coup d’une rougeur timide tandis que ses regards indécis se hasardaient dans l’espace. Puis il rentra dans son cabinet la tête baissée et sans mot dire…

Un autre jour, Li Dory entrait dans le salon de son maître pour recevoir des ordres. Le Seigneur, qui était en compagnie de ses deux enfants, prenait des pilules. Li Dory, au lieu d’attendre des ordres, lui demanda :

— « Seigneur, pourquoi prenez-vous ces pilules ? »

— « C’est pour faciliter ma digestion… »

— « Ah ! s’exclama-t-il tout furieux en interrompant son maître, quelle injustice de la vie ! Il y a donc des heureux qui prennent des pilules pour faciliter leur digestion ! et il y en a d’autres qui… » Il se tut brusquement. Puis aussitôt Li Dory sortit son derrière tout nu et en le présentant sous le nez de son maître lui dit :

— « Mettez-y quelques-unes de vos pilules, pour l’amour du Ciel ! »

À ce moment les fils du seigneur, indignés, sautèrent sur l’impertinent serviteur et le rouèrent de coups. Mais le père les arrêta. Très calme, la tête basse, le seigneur semblait être plongé dans une profonde réflexion. Puis la tête toujours baissée il s’adressa d’une voix à la fois douce et triste, à son serviteur :

— « Mon ami, désormais tu ne travailleras plus mais tu étudieras sous ma protection avec mes enfants. »

Les enfants du seigneur protestèrent contre le dessein paternel en disant que vu la condition sociale de ce serviteur, ils ne pouvaient pas souffrir sa présence dans leur milieu. Le père les réduisit au silence d’une voix de tonnerre.

Un jour ayant préparé soigneusement un « wha-ro » [1] avec un gros nœud de sapin mal brûlé de telle sorte qu’il fumât terriblement, le seigneur fit venir ses deux enfants et leur ordonna d’enterrer mieux le feu sous les cendres afin d’étouffer la fumée.

En vain ils l’essayèrent, car la fumée jaillissait toujours en soulevant les cendres : quand ils étouffaient la fumée d’un côté avec une pelle de cendre elle sortait de l’autre, si bien qu’à la fin ils constatèrent l’impossibilité d’arriver au bout. Aussi l’un d’eux proposa qu’on changeât le feu entier. Mais le père leur dit en souriant :

— « Vous voyez bien maintenant qu’il est impossible d’étouffer une force de la nature, si faible soit-elle ! Plus on essayera de l’étouffer, plus on rencontrera de résistance, parfois même dangereuse ! Aussi vous n’essayerez pas d’étouffer Li Dory, car c’est une force de la nature, croyez-moi, et très puissante. »

En effet, dix ans après Li Dory devint le Grand Chancelier du Royaume de la Corée et gouverna le pays avec une rare intelligence.



  1. Wha-Ro : est une espèce de cuvette en métal dont on se sert pour conserver le feu de charbon sous les cendres.