Miss Brontë, sa vie et ses œuvres/01

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MISS BRONTË
SA VIE ET SES ŒUVRES

I.

LA VIE ANGLAISE ET LA JEUNESSE DE MISS BRONTË.
The Life of Charlotte Brontë, by Mrs Gaskell, 2 volumes, London, Smith, Elder and C°, 1857.


Il y a longtemps qu’il n’avait paru en Angleterre un livre qui fît pénétrer aussi profondément dans l’intimité de la vie anglaise. La vie de Charlotte Brontë est mieux qu’une biographie, c’est en plus d’un sens un livre historique, et nous croyons que cette expression n’a rien de trop aventureux. Il marque une transition non-seulement entre deux générations différentes, mais pour ainsi dire entre deux états de société et deux manières de sentir et de penser. On y saisit admirablement cette transition, dont la famille Brontë a été en quelque sorte la victime, entre la vieille vie anglaise qui finit et la nouvelle vie anglaise qui commence ; on voit comment d’un de ces états de société a pu naître l’autre, comment les fortes racines de la barbare et robuste indépendance qui nous y est dépeinte ont pu produire cette imposante dignité de caractère que nous admirons dans miss Brontë, comment cette moralité rude et grossière a pu, à la longue, engendrer de telles délicatesses d’âme, un tel soin de soi-même, des scrupules de conscience si raffinés. On comprend comment les préjugés tories et anglicans, sincèrement acceptés et embrassés de toute la force du cœur, crus de toute la force de l’intelligence, ont fini par rejoindre les idées les plus nouvelles et par se transformer en sentimens novateurs. Le vieil esprit anglais s’y montre sous des couleurs et des formes qu’il n’avait pas revêtues jusque-là ; l’esprit nouveau s’y révèle sous d’anciens costumes et des formes connues, car c’est l’originalité de miss Brontë et de toute sa famille que cette union entre l’esprit moral de l’ancienne Angleterre et l’esprit moral de la nouvelle Angleterre. Ces deux sociétés qui se fondent en une dans la famille Brontë, qui y forment un mélange si extraordinaire, qui donne à son génie comme une sorte d’hésitation et de gêne, se présentent en outre dans ce livre parfaitement distinctes l’une de l’autre, et nous sont révélées sous leurs aspects les plus curieux : d’une part, la société nouvelle, le monde littéraire actuel, le monde imprégné d’idées et de sentimens que miss Brontë a pressentis, désirés, compris, sans oser les avouer ni les accepter entièrement, monde qui a franchi la limite de l’hésitation qu’elle n’a jamais osé dépasser ; de l’autre (c’est la portion du livre qui contient les peintures et les révélations les plus curieuses), cette vieille vie anglaise qui est encore si près de nous, et qui en est si loin par tant de côtés. L’Angleterre d’il y a cinquante ans ressuscite devant l’imagination du lecteur, grâce aux vestiges que l’auteur fait passer sous ses yeux. Les Anglais contemporains eux-mêmes ont pu rester frappés de surprise devant les types étranges qui leur sont révélés ; ce sont des figures de politiques, d’ecclésiastiques, de paysans, de maîtres d’école, qu’ont rarement connues certes les hommes qui ont moins de cinquante ans. Nous avons là des échantillons de toute sorte de ces vieilles mœurs anglaises fortes et barbares, pleines de bonhomie, de brutalité, de cruauté et d’esprit moral, et de ces violens préjugés séculaires à l’ombre desquels a grandi, exclusive, jalouse, intolérante, la nationalité anglaise. Walter Scott racontait qu’il avait vu dans son enfance les paysans des Highlands danser leurs danses barbares sur les bruyères, en agitant le poignard celtique et en chantant une sorte de chant de guerre, et ces mœurs si rapprochées semblaient déjà aux contemporains de Walter Scott plus lointaines que l’époque d’Elisabeth. Certaines parties du livre de mistress Gaskell, les chapitres où sont résumées et exposées les mœurs populaires du West-Riding à l’époque de l’enfance de miss Brontë, où sont décrits les types des clergymen de Haworth et de Roë-Head, et les relations des paroissiens anglicans ou dissidens avec leurs ministres, peuvent produire la même impression sur nos contemporains, et les transporter en esprit au-delà même du XVIIIe siècle.

Ce livre fait le plus grand honneur à la femme dont il raconte la vie, à celle qui l’a écrit, et au pays auquel l’une et l’autre appartiennent. Oui, quelque chose du grand esprit moral qui fut l’âme de miss Brontë et qui a inspiré sa vie revient de droit à l’Angleterre. Chez les nations du continent, les hautes qualités morales et les grandes vertus sont plus facilement séparables des mœurs générales, et même se présentent en face d’elles comme un contraste, un exemple ou une réprimande. En Angleterre, il n’en est pas ainsi ; il a fallu toute une civilisation particulière pour former des caractères tels que ceux que nous allons montrer, et on sent en eux, pour ainsi dire, l’abrégé de toute une nation. On sent aussi, en lisant ce livre, si admirable à tant d’égards, la véritable supériorité de l’Angleterre sur les nations du continent, — l’esprit moral. Chez nous, l’individu doit moins à la société qu’à son éducation ; ce qu’il est, il l’est en vertu de ses qualités propres et non en vertu de la société, qui d’ailleurs agit sur lui d’une manière plus malfaisante que bienfaisante, et le corrompt plus qu’elle ne l’éclaire. Il n’est soutenu par rien que par lui-même, il apprend vite qu’il ne doit demander à la société et qu’elle ne peut lui donner que des satisfactions d’intérêt et de plaisir. De là la double faiblesse de la société et de l’individu, qui ne sont unis que par des liens extérieurs et passagers, noués par une volonté d’un jour, dénoués par le caprice d’une minute. En Angleterre au contraire, l’individu n’est si fort que parce que la société est sur lui toute-puissante. Elle joue dans son éducation le rôle que les influences naturelles exercent dans l’éducation des plantes ; elle est la terre humide, pleine de sucs généreux, dans laquelle plongent les racines de l’arbre, la sève qui remonte du tronc aux rameaux, la pluie rafraîchissante qui fait éclater les bourgeons. Ses qualités, ses préjugés, ses vertus, ses vices, ses doctrines, ses sottises, la société anglaise fait peser indifféremment tout cela sur l’individu, comme la nature fait peser indifféremment sur les créatures sorties de son sein les orages qui les brisent, les maladies qui les détruisent, et les influences salubres qui entretiennent en elles la vie. Nous sommes, il faut l’avouer, plus dégagés des liens sociaux et de la tyrannie de nos semblables. Les sottises de ceux qui nous entourent n’ont pas la force de nous communiquer des maladies incurables ; nous prenons facilement notre parti des injustices sociales : si les préjugés que nous rencontrons nous blessent, nous passons notre chemin, et nous faisons semblant de ne pas les apercevoir. Nous ne mourons pas par le fait de la société, mais aussi nous ne vivons pas par elle. En Angleterre, on vit et on meurt par elle ; elle est un pouvoir, une tyrannie, bien plus, une famille indéfinie, un vaste home, et les affections, les amours, les séductions, les hypocrisies, les vices, les violences des millions d’hommes et de femmes qui composent cette immense famille, vous frappent, vous attirent ou vous blessent, comme s’il s’agissait de frères et, de sœurs qu’on aime par sympathie naturelle, ou dont on supporte les défauts par devoir.

Cette supériorité morale de l’Angleterre est encore frappante par une autre qualité ; elle est naturelle. Les vertus anglaises peuvent être excentriques, elles ne sont pas une violence faite à la nature. Je vais m’expliquer à demi. Sur le continent, spécialement en France, nous sommes souvent plus remarquables par nos défauts que par nos qualités, et, chose terrible à dire, il entre quelquefois moins de vulgarité dans les uns que dans les autres. Nos vices ont quelquefois une certaine grandeur que souvent nos vertus n’ont pas, et en tout cas les hommes les plus originaux de notre société sont ceux où l’amalgame entre les vertus et les vices s’est le mieux accompli. Je ne veux faire ici aucune apologie malséante, mais constater un fait historique intéressant, et qui prête à la réflexion. Ce malheur tient, je crois, à une unique cause, à l’artificialité de notre éducation depuis trois siècles, à l’importance excessive que nous avons donnée aux convenances. Nous avons donné la préférence à l’art, dont il ne faut pas abuser, sur la nature, que rien ne remplace. Nous avons essayé d’acquérir par l’art et au moyen de certaines règles ce qui ne s’apprend pas précisément par cette méthode, c’est-à-dire les vertus, et en fait nous ne sommes arrivés qu’à perfectionner nos vices, qui, eux, s’accommodent très bien de l’artificiel. De là la supériorité qu’ont souvent chez nous des hommes à demi corrompus sur de parfaits honnêtes gens. De là quelque chose de maigre, de glacial, de sec dans nos vertus françaises, qui inspire je ne sais quel ennui, et qui donne l’idée d’une absolue stérilité. Notre éducation, tout extérieure et si en désaccord avec la nature, a produit ces vertus sans tempérament, sans muscles ni chair, qui seraient celles de spectres, si par hasard ils pouvaient en avoir. Vous les rencontrez depuis trois siècles, à toutes les époques de notre histoire, ces blafardes et monotones vertus, filles de l’hypocrisie religieuse et de la fausse décence mondaine, ces vertus qui n’ont jamais su rien faire, impuissantes pour le bien, impuissantes contre le mal, sans héroïsme, sans intrépidité d’esprit, sans énergie ; mais la nature violentée a résisté, et, proscrite, elle a prodigué ses dons à ceux qui en apparence semblaient les moins dignes de les obtenir. Si vous cherchez une image des grandes qualités françaises, abandonnez ces faux simulacres de vertus pédantesques qui n’ont pour ainsi dire rien d’humain, et tournez-vous plutôt du côté de ces hommes qui, en bien, en mal, ont suivi leurs instincts et ne se sont pas écartés de la nature, ne fût-ce que pour trouver la satisfaction de leurs vices. Pour tout dire d’un mot, je préfère M. le régent, avec tout son cortège de vices odieux, à beaucoup de pieux monarques pavés comme l’enfer de bonnes intentions, et le vicieux Mirabeau, comme l’appelaient ses candides contemporains, aux plus vertueux parlementaires. Ils peuvent être monstrueux, mais ils sont humains. Chez eux du moins, les vices sentent la nature qu’ils outragent, et les bonnes qualités sont une réalité et non une illusion.

La civilisation anglaise offre un phénomène absolument contraire. Les vertus anglaises ne sont pas en désaccord avec la nature, elles ne sortent pas d’une école, d’une maison d’éducation, d’un manuel de bienséances. Elles n’ont pas été raffinées jusqu’à perdre toute énergie. Jamais aucune de ces vertus si redoutables ne pourrait acquérir assez de douceur puérile, de mollesse et de lâcheté polie pour obtenir les bons points des cuistres, dont il semble que nos honnêtes gens français aient toujours été avides. Elles n’ont point cette apparence d’infirmité qui donne toujours envie de rapporter nos vertus à un état de maladie ; elles ne sont point pâles et n’ont pas l’air d’avoir jeûné. Non, elles portent les couleurs de la santé ; elles sont vivantes, robustes ou gracieuses ; elles ont une main pour se défendre, une bouche pour commander ou juger, un œil pour exprimer la défiance, l’amour ou le mépris. Elles n’ont pas permis aux vices d’avoir seuls le privilège de la puissance et de la séduction, d’être seuls poétiques, dramatiques, romanesques, que sais-je ? Dans l’âme anglaise telle que l’ont faite la race, l’éducation et surtout la religion, la candeur n’exclut pas l’énergie, et l’innocence n’exclut pas la passion. Les vertus anglaises nous semblent posséder un charme souverain, et ce charme tient à une seule cause : elles n’ont peur de rien. Elles savent, comme le Satan de Milton, que le véritable enfer est dans l’âme, et qu’elles n’ont à redouter aucun enfer extérieur. Ainsi préservées, elles passent au milieu du monde, à travers ses cloaques et ses jardins d’Armide, sans penser qu’elles peuvent être souillées ou séduites. Elles sont actives, résolues, et se mêlent à la vie pratique ; elles sont ardentes, curieuses, et se mêlent à la vie intellectuelle. Rien n’égale leur originalité ; elles sont souvent excentriques, mais toujours intéressantes. En se plaçant au simple point de vue du pittoresque, on peut dire qu’elles ont ce charme qui séduit souvent et attire même vers les âmes qui méritent le moins la sympathie, c’est-à-dire une belle tournure et une expressive physionomie.

C’est ce curieux spectacle d’une moralité pittoresque autant qu’élevée, d’une vertu originale et dramatique autant que sincère, que m’a procuré le livre de mistress Gaskell. Le plaisir que j’ai ressenti, je voudrais le faire partager au lecteur dans tous ses détails. Je voudrais le faire marcher pas à pas dans les mêmes sentiers et les mêmes solitudes que j’ai parcourus dans ce livre avec son héroïne. J’oserai le convier à cette excursion, et je n’en abrégerai aucune des étapes, persuadé d’avance qu’il y trouvera ce que j’y ai trouvé moi-même : intérêt, plaisir et instruction.


I

La vie de Charlotte Brontë confirme ce que ses écrits laissaient pressentir. Ces écrits sont le produit, le résultat de certaines circonstances particulières, et miss Brontë, qu’on nous pardonne ce jargon barbare, est elle-même un résultat. Rien n’est curieux comme de contempler la fermentation, l’amalgame, la combinaison des élémens divers qui ont contribué à former ce talent. Quand on a achevé cette lecture, il semble qu’on ait assisté à toutes les phases d’une création naturelle, et on pense involontairement qu’il y aurait à fonder une nouvelle science qui pourrait prendre justement le titre de chimie morale.

La première question à se poser est celle-ci : quel est le don qui distingue miss Brontë ? L’avait-elle reçu en naissant, ou le doit-elle à des circonstances particulières ? Je crois qu’en règle générale on peut diviser les artistes et les écrivains en deux grandes classes : ceux dont le talent domine la nature, et ceux dont la nature est plus puissante que le talent. Je m’explique : certains artistes et écrivains, et ceux-là sont les plus grands et les plus sûrs d’eux-mêmes, semblent devoir peu de chose à l’éducation et aux circonstances dans lesquelles ils ont vécu. Ils ont reçu de Dieu un don spécial, inné, qui fait partie de leur nature, qui la domine, qui se laisse apercevoir dès les premières années, et qui, bien loin d’être dominé par les circonstances extérieures, se les approprie au contraire et s’en rend possesseur. Cette faculté n’est pas gouvernée, mais gouverne toutes les autres, et dirige à son gré, librement en quelque sorte, l’ensemble de l’organisme humain. De cette catégorie d’artistes et d’écrivains, on peut dire que le talent est plus fort que la nature, ou plutôt qu’il est la nature même. Les autres au contraire, — et ce sont à mon avis les plus intéressans, — ne naissent pas ainsi armés de pied en cap d’une faculté invincible, et qui doit être fatalement victorieuse des obstacles. Il semble que lorsqu’ils ont été jetés dans le monde, ils aient été recommandés à la sollicitude et à la tendresse de la nature, et qu’ils portent écrit sur leur front : Destin, sois-moi favorable ; hommes, ayez pitié ! Le seul don qu’ils aient reçu est celui d’une excessive susceptibilité. Vague, flottante, sans direction précise, leur nature présente l’aspect d’une fermentation, d’un bouillonnement, d’un chaos puissant et fécond qui attend son fiat lux. Ce fiat lux, ce sont les circonstances qui le prononcent. Il n’y a presque jamais rien à craindre pour l’avenir de telles intelligences, car leur susceptibilité leur tient lieu de tout, et la richesse des élémens qui les composent ne peut disparaître. Elles seront toujours remarquables dans quelque milieu qu’elles soient jetées ; mais la direction qui sera imprimée au talent, la forme que revêtira ce talent, les obstacles ou les appuis qui lui prêteront précision et énergie, tout cela est fatal et caché dans les profondeurs de l’avenir. Si les circonstances sont favorables, le talent s’épanouira naturellement, et portera les couleurs de la santé et du bonheur. Si les circonstances sont défavorables, le talent s’épanouira comme une fleur maladive, et portera les couleurs de la solitude, de l’abandon et du malheur.

C’est là l’explication du talent de miss Brontë. Il serait très difficile d’assurer qu’elle ait reçu en naissant un don spécial. Elle est née avec une âme énergique, ardente, curieuse : voilà ce qu’on peut affirmer ; les circonstances ont fait le reste. N’eût-elle rien écrit, elle eût été toujours une remarquable personne ; elle aurait toujours donné l’idée d’une âme noble, capable de fortes passions, tournée par goût vers ce qui est grand, désireuse d’une belle existence morale ; elle aurait donné l’idée d’une héroïne de roman plutôt que d’une personne capable de faire des romans. Ses qualités morales auraient frappé plus que ses facultés intellectuelles, car elle est une personne poétique avant d’être un poète. Et c’est là le grand charme de ses livres. C’est sa nature qu’elle a mise dans ses œuvres, son énergie, son ardeur, sa curiosité. Ce qu’elle y a mis en plus ne lui appartient pas, mais appartient à la fatalité des circonstances. La substance de ses livres est tirée de la nature même de la femme ; leur forme, les événemens dont ils nous entretiennent, les personnages qu’ils mettent en scène, les sensations qu’ils essaient de nous peindre, tout ce qui est la part du romancier appartient à l’éducation. La faculté qui se laisse voir au fond des œuvres de miss Brontë est une faculté morale bien plus que littéraire : l’énergie, voilà ce qui est inné en elle. Dans miss Brontë, c’est donc la nature qui engendre le talent ; il n’y a pas en elle à l’origine un artiste, il y a une femme susceptible de sentir fortement, et que la force des impressions reçues rendra artiste inévitablement, si par hasard il lui prend envie d’appliquer son énergie à la littérature.

Miss Brontë est un produit et en quelque sorte une victime et un martyr des circonstances. Elle est d’abord un produit spécial d’une civilisation très particulière ; elle est Anglaise et exclusivement Anglaise. Sa culture intellectuelle est anglaise, et elle est aveugle pour tout ce qui n’appartient pas à son pays. Elle a vu le continent, et le continent lui a fait horreur. Anglicane de religion, elle partage, à l’endroit du romanisme, le mépris des protestans les plus entêtés. Chose curieuse, cette personne qui devait attaquer avec tant de puissance les conventions sociales n’a subi aucune influence libérale, et n’a reçu aucune éducation humaine, dans le sens latin du mot. Elle est pleine de vigoureux préjugés anglais ; elle a des principes tories et conservateurs ; son protestantisme est strict, régulier, orthodoxe ; aucune des innovations religieuses du jour n’a mordu sur elle. Elle regarde également comme fous les partis extrêmes de la haute et de la basse église. Son héros favori est lord Wellington, qu’elle met tout net au-dessus de Napoléon. Son indépendance intellectuelle est vigoureuse plus qu’étendue, — moins vigoureuse cependant que son indépendance morale. C’est par l’indépendance morale, cet attribut de tout noble Anglais, qu’elle se relève ; c’est par là qu’elle trouve la force de combattre des préjugés que son intelligence admettrait peut-être, mais que son âme ne peut accepter. Ainsi Charlotte Brontë est Anglaise, exclusivement Anglaise, et quoique ses livres aient été accusés de socialisme et de démocratie, on ne retrouve pas en elle cet esprit tout nouveau qui distingue les écrivains anglais contemporains, la sensibilité maladive de Charles Dickens, la raillerie irrespectueuse de Thackeray, les tourmens d’esprit de Charles Kingsley, la résolution logique de miss Martineau, la large sympathie féminine de mistress Gaskell. Sa sympathie est limitée ; elle a plutôt des tourmens de conscience que des tourmens d’esprit ; son respect des choses établies est très grand, elle se distingue même par une certaine intolérance ; il reste en elle en un mot beaucoup de la vieille Angleterre.

Produit d’une civilisation spéciale, elle l’est encore de circonstances spéciales. Elle a été élevée au milieu de paysans chez lesquels subsistent de vieux restes de barbarie anglaise. Dès son enfance, miss Brontë a été entourée d’un peuple dur, brutal, plein de qualités loyales, dénué de qualités aimables. Elle a passé sa jeunesse dans un monde sans tendresse et dans la compagnie d’un père excentrique, morose et violent. La solitude a pesé sur elle pendant de longues années, et a rempli son cerveau de fiévreuses hallucinations. Dans ces interminables heures d’abandon, elle a fait des appels désespérés à son énergie, des appels ou des reproches désespérés à sa destinée. Les malheurs de famille sont venus fondre sur elle avec un acharnement tel qu’on aurait pu les croire l’œuvre d’un esprit malfaisant ou d’un invisible ennemi. Elle a été le jouet du sort et a bu jusqu’à la lie la coupe d’amertume. Les privations matérielles ont engendré les privations morales ; l’exiguïté de ses ressources a brisé les ailes de son esprit. Pour elle, pas de voyages, pas de fréquentation des grandes villes ou des personnes cultivées. Elle a été gouvernante, et elle a eu à subir les humiliations de la dépendance, les insolences de gens sans tact, les airs hautains de niaises bourgeoises. Elle est venue sur le continent, et elle y a vécu seule deux années, au milieu d’une population étrangère à ses goûts, à ses habitudes, à son langage, à sa religion. Même la nature, au milieu de laquelle elle cherchait souvent des consolations, était plus âpre que douce, et, quand elle ouvrait ses fenêtres pour chasser la solitude qui l’étouffait, son regard se promenait sur un lugubre spectacle, celui du cimetière plein jusqu’aux bords, regorgeant de tombes, qui s’étendait autour du presbytère. Comprenez-vous à présent le génie de miss Brontë ? Son énergie native a été décuplée par ces circonstances et a subi une tension excessive. Son esprit, allumé par la solitude, s’est créé des cauchemars et des visions effrayantes. Rudesse, pauvreté, abandon, ont été ses compagnons familiers, et elle les peindra dans ses livres. Vous y retrouverez aussi toutes les sensations terribles d’une telle existence : les larmes prêtes à couler et supprimées par l’orgueil, le cœur qui s’ouvre débordant de confidences, et qui se referme par mépris du sort, l’amour prêt à s’avouer, vaincu par un instinct de liberté rigide et moral, le bonheur qui vient s’offrir de lui-même, méprisé et abandonné pour l’infortune indépendante. Ajoutez tout le cortège des terreurs invisibles, des vaines imaginations, enfans maudits de la chair pécheresse et de l’esprit qui a perdu, ne fût-ce qu’un instant, la pensée de Dieu, la peur, le regret, le désespoir. Placez enfin ces personnages, ces sentimens, ces luttes dans les milieux les plus sombres et les plus désolés, dans de vieux châteaux mystérieux, dans de pauvres presbytères, dans des écoles publiques, et vous aurez à la fois une idée des romans de miss Brontë et de la vie qu’elle a menée. Vous n’y trouverez donc rien d’impersonnel ni de supérieur à elle-même, et peut-être cette lecture vous laissera-t-elle au contraire soupçonner une nature supérieure à ses productions.

Laissons maintenant les faits parler d’eux-mêmes : ils sont éloquens, instructifs, sympathiques comme la douleur ; l’auteur est dramatique comme ses livres. C’est à Haworth, village du Yorkshire, que Charlotte Brontë a passé la plus grande partie de sa vie. Le village est situé sur le penchant d’une colline de toutes parts entourée de bruyères ; le presbytère, enclos de tombes, se dresse en face de l’église et domine le village. La nature environnante est triste, sombre, et donne à peine l’idée de la campagne. La terre est à demi stérile et produit de chétives moissons, qui, au lieu de haies vives, sont séparées par des murs de pierre. Des manufactures, des habitations d’ouvriers, de vieilles fermes s’élèvent çà et là, et donnent à ce coin du pays un caractère mixte qui n’est ni l’activité de la vie urbaine, ni la solitude charmante de la vie rustique ; L’air est obscurci par la fumée des habitations éparses et des manufactures. L’horizon est borné par des collines grises qui s’élèvent devant l’œil du spectateur comme de tyranniques barrières. Voilà le paysage, voyons les habitans.

La population du Yorkshire est une de celles où se retrouvent, mêlés à plus forte dose, les vieilles qualités et les vieux défauts de l’Angleterre. Les hommes du Yorkshire, dit mistress Gaskell, frappent même leurs voisins du Lancashire par leur force de caractère. La vieille nature anglo-saxonne domine chez eux. Ils sont durs, inhumains, inhospitaliers, incharitables. Ils sont fidèles et loyaux, mais envers les leurs seulement ; l’étranger ne leur inspire que défiance et aversion. La profondeur du sentiment anglais existe en eux, mais il faut aller la chercher sous une couche épaisse d’insociabilité et de rudesse. Leur abord est celui de boules-dogues ; ils grognent et montrent les dents. On peut dire, à leur excuse, que leurs défauts sont engendrés par leurs qualités ; leur rude affection pour les leurs engendre l’insociabilité ; leur indomptable indépendance engendre l’inhospitalité. Tout Anglais compte avant tout sur lui-même, mais le Yorkshireman, exagérant cette vertu nationale, ne compte exactement que sur lui-même. Il ne demande l’assistance de personne, et il n’offre jamais la sienne : il croit au succès et n’estime que le succès. Un homme qui ne réussit pas n’a aucun prix à ses yeux. C’est assez dire que cette population n’a pas le sens des qualités délicates, et qu’elle ne croit qu’aux choses immédiates et tangibles. Les qualités et les défauts anglais qui nous sont familièrement connus se retrouvent en eux, mais condensés, concentrés, et sans aucun de ces alliages aimables que la civilisation y a introduits dans d’autres parties du pays, de sorte que cette population présente comme un résumé de ce que l’Angleterre a de vigoureux, de cruel et de barbare. C’est une image d’airain, âpre et forte, de l’Angleterre, forgée et sculptée comme par un artiste sans délicatesse, et dont la matière l’emporte sur la main-d’œuvre. La vigueur des haines anglaises, par exemple, se retrouve exprimée avec une effrayante énergie dans le proverbe particulier aux habitans d’Haworth : « Mets une pierre dans ta poche, garde-la sept années, retourne-la et garde-la sept ans encore, afin qu’elle soit toujours prête sous ta main, quand ton ennemi s’approchera. » La croyance au succès, la chasse à l’argent, chère à toute intelligence anglaise, ne peuvent être mieux illustrées que par cette anecdote que racontait miss Brontë. Un homme qui avait toujours été heureux dans toutes ses entreprises eut l’idée de prendre pour lui-même une assurance sur la vie. À quelque temps de là, il tomba dangereusement malade, et le médecin lui révéla le péril où il était. « Par Dieu ! s’écria-t-il en se relevant, je la ferai au même, la société d’assurance ; j’ai toujours été un heureux cadet. »

Tel présent, tel passé. Leur indépendance a toujours été extrême. Au temps des guerres civiles, les yeomen du Yorkshire vinrent en foule remplir l’armée de Cromwell, et aujourd’hui encore ils sont ardemment républicains. Nulle part, dit mistress Gaskell, l’attachement à la république n’a duré plus longtemps, et nulle part la république n’a laissé des souvenirs aussi ardens. La mémoire du protecteur, qui avait délivré de toute entrave commerciale les manufactures de laine du West-Riding, resta longtemps chérie du peuple, et il n’y a pas trente ans encore, on parlait du temps d’Olivier pour désigner une époque de prospérité inaccoutumée. Sous la restauration, l’opposition aux Stuarts rencontra dans cette population un auxiliaire actif, et les ministres têtes rondes, privés de leurs bénéfices par les cavaliers et le clergé royaliste, trouvèrent abri ou secours parmi toutes les classes de la population, dans la gentry comme chez les plus pauvres paysans. Ils ont conservé leur esprit puritain et donnent à leurs enfans des noms de baptême exclusivement tirés de l’Ancien Testament ; leur enthousiasme républicain a ajouté à la liste des noms bibliques les noms des révolutionnaires du continent que la renommée a portés jusqu’à eux, de sorte que, dans plus d’une famille, des Dembinski et des Kossuth vont grandir à côté des David et des Samuel.

Les manières et les mœurs de cette population semblent avoir été formées sur le patron de leurs ancêtres, guerriers saxons ou pirates danois. Le voisinage des forêts avait encore empreint leur caractère d’une sauvagerie particulière. Dans la première partie de ce siècle, à l’époque où M. Brontë vint prendre possession de sa cure, les habitudes les plus barbares régnaient parmi la population : la vengeance était léguée de père en fils comme un héritage, le crime était regardé comme un acte d’énergie. La capacité de boire beaucoup sans s’enivrer passait pour une vertu virile. Les amusemens faisaient frémir : les plus innocens étaient à coup sûr les courses de chevaux et les courses à pied, où les coureurs, dans une nudité à peu près complète, offraient aux curieux le spectacle le moins décent. La plus immorale de ces coutumes était celle des arvills ou repas funèbres. Au moment où les fossoyeurs descendaient le mort dans sa fosse, le sacristain annonçait officiellement aux amis et aux assistans que le repas funèbre se tiendrait au Taureau-Noir ou à telle autre auberge des environs. La compagnie s’y rendait, et oubliait sa tristesse dans des flots d’ale, de rhum, ou d’un horrible mélange de bière et d’eau-de-vie énergiquement appelé du nom de nez de chien. Avant la fin du repas, la moitié des convives avait roulé à terre, et les survivans de ces joutes alcooliques employaient leur surabondance de forces à se livrer des batailles sanglantes. De pareilles brutes énergiques peuvent voir le sang couler sans horreur, et en effet leur indifférence à l’endroit de la vie humaine est telle qu’elle peut étouffer même la voix des sentimens naturels. M. et Mme Gaskell furent témoins de leur incroyable dureté dans une visite qu’ils firent à Addingham, petit village non loin d’Haworth. Un petit garçon, ayant sauté dans la rivière à l’endroit ou les habitans jetaient leurs pots brisés et leurs tessons de bouteilles, se coupa une artère, et arriva couvert de sang chez ses parens. Il était en train de saigner jusqu’à ce que mort s’ensuivît, mais ses parens ne se dérangeaient pas, et déclaraient que cela leur épargnerait « pas mal de tracas. » En voyant ce peu d’empressement, M. Gaskell banda lui-même l’artère, et demanda si on était allé chercher un chirurgien. — Oui, répondit un des assistans, mais nous ne pensons pas qu’il vienne. — Et pourquoi donc ? — Oh ! il est vieux, voyez-vous, et asthmatique, et il faut beaucoup monter pour venir jusqu’ici. — M. Gaskell court lui-même à la demeure du chirurgien, et rencontre une tante du patient qui sortait. — Va-t-il venir ? — Non, il a dit qu’il ne viendrait pas. — Mais dites-lui que l’enfant va saigner jusqu’à ce que mort s’ensuive. — Je le lui ai dit. — Et qu’a-t-il répondu ? — Le diable l’emporte ! Qu’est-ce que cela me fait ? — Enfin, pour compléter le tableau, pendant que l’enfant était étendu dans une mare de sang, son frère fumait tranquillement sa pipe, et regardait ce spectacle avec la plus profonde indifférence.

Cette dureté n’est point particulière aux basses classes de la société ; les riches fermiers, les squires, les gros personnages du comté n’en sont pas exempts. L’excentricité anglaise, qui partout ailleurs porte un caractère de misanthropie inoffensive ou de bizarre bienveillance, prend chez cette population un caractère de férocité. Un fermier possesseur d’une belle maison de campagne, remarquable par son antiquité, avait trouvé, pour écarter les curieux et défendre les abords de son logis, un moyen infaillible : il tirait des coups de fusil, et il avait ainsi blessé plusieurs personnes. Un squire d’une éducation supérieure à celle de ce rustique personnage avait poussé jusqu’à la fureur la passion de ses compatriotes pour les combats de coqs. Il tomba malade, mais la maladie ne fit pas lâcher prise à sa passion : il fit apporter dans sa chambre les belliqueux volatiles, et s’amusait à contempler leurs combats de son lit. Lorsqu’il lui devint impossible de se retourner et de prendre l’attitude convenable pour jouir de ce spectacle favori, il fit disposer des miroirs autour de lui, afin que ses yeux à demi éteints ne perdissent pas un épisode de ces intéressantes batailles. Il mourut au milieu de cette délicate occupation. Cette dureté, comme on peut croire, ne s’arrête pas à la brutalité ou à l’excentricité ; elle va souvent jusqu’au crime, et quelquefois engendre des aberrations morales qui font frémir. En voici un exemple. Dans leur enfance, les petites Brontë allaient souvent passer la soirée chez une riche famille de dissidens. La fille aînée de cette maison avait épousé un manufacturier des environs. Étant enceinte et près d’accoucher, elle demanda qu’une de ses jeunes sœurs vînt lui tenir compagnie jusqu’après la naissance de son enfant. Ce désir fut satisfait ; mais, quelques semaines après son retour, la jeune fille montra des signes de malaise et d’abattement moral. On découvrit alors qu’elle avait été séduite par son propre beau-frère. Son père la condamna à rester enfermée dans sa chambre jusqu’à ce qu’il eût pris une décision ; ses sœurs évitèrent sa présence et lui prodiguèrent l’injure. Sa mère seule en eut pitié, et souvent dans la nuit, s’il faut en croire les rumeurs du village, les passans attardés entendaient les deux femmes pleurant et parlant ensemble. « Elles pleurent et parlent encore, disent les paysans de la localité, quoiqu’elles soient l’une et l’autre descendues depuis longtemps dans le tombeau. » La conclusion de l’histoire est terrible : le père fit offrir publiquement une somme d’argent à quiconque voudrait épouser cette réprouvée, qui avait jeté le déshonneur sur une famille religieuse. On trouva un mari qui, se croyant autorisé sans doute par la conduite du père, la fit mourir de chagrin. Cette famille si rigide ne cessa pourtant pas ses relations avec le misérable parent qui avait séduit cette malheureuse. Les durs habitans des environs ont eux-mêmes été scandalisés et tiennent pour maudits les descendans de cette cruelle et pharisaïque famille.

Des gens d’une humeur aussi peu sociable doivent être de désagréables paroissiens. Aussi donnent-ils parfois d’étranges embarras à leurs ministres. Le prédécesseur de M. Brontë, M. Redhead, fut obligé de fuir devant les facéties des habitans d’Haworth : ils s’étaient imaginé que sa nomination violait je ne sais quels droits de la commune, et ils se disposèrent à les revendiquer par toute sorte de moyens charivariques. Le premier dimanche qu’il officia, ils se contentèrent de faire un sabbat infernal avec des cannes et des bâtons dont ils s’étaient munis dans cette louable intention ; mais le dimanche suivant montra que leur imagination avait travaillé et mis à profit les sept jours de la semaine. Au milieu du service divin, un âne monté par un homme le visage tourné du côté de la queue et portant sur la tête une pyramide de vieux chapeaux, entra dans l’église et la parcourut lentement au milieu des rires et des applaudissemens de la congrégation, qui étouffèrent la voix de M. Redhead. Le troisième dimanche, M. Redhead crut nécessaire de prendre ses précautions, et se rendit à l’église escorté de quelques amis venus d’un village voisin. Cette prudence bien naturelle excita la fureur de ses paroissiens. Ils vont chercher un ramoneur tout barbouillé de suie, le grisent, l’emmènent dans l’église, et le placent en face du pupitre de M. Sedhead. Voilà cette tête barbouillée qui s’agite et donne, à la grande joie des assistans, son assentiment stupide à toutes les paroles du ministre. Tout à coup, sous l’impulsion d’un de ces caprices de tendresse familiers aux ivrognes, le ramoneur se lève et veut embrasser M. Redhead. Une lutte s’engage, à laquelle prend part la congrégation. Au milieu des bourrasques et des cris, toute l’assistance sort de l’église ; M. Redhead est renversé dans le cimetière sur un monceau de suie, et s’enfuit à la plus prochaine taverne. Alors la gaieté de la foule, irritée de voir son jouet lui échapper, se tourne en fureur : elle fait le siège de la taverne, et enfonce les portes. Il fallut faire fuir le ministre par une porte de derrière. M. Redhead ne revint à Haworth que plusieurs années après cet événement.

Telle était la manière dont les paroissiens anglicans défendaient leurs droits contre leur ministre. Les dissidens n’étaient pas beaucoup plus souples ; A Heckinondwike, village des environs d’Haworth, il y avait plusieurs chapelles appartenant aux sectes dissidentes, particulièrement aux indépendans. Il était de coutume, à chaque mariage, de chanter un hymne religieux, nommé Wedding Anthemn, après que les dernières prières avaient été dites. Les chanteurs, en récompense, recevaient un petit salaire, qu’ils employaient à boire dans la soirée au grand scandale du ministre, qui résolut de mettre fin à cette coutume. Il fut approuvé dans cette résolution par les membres les plus vénérables de la congrégation, mais la majorité fit à la mesure projetée la plus furieuse opposition. Un mariage devant être célébré et les chanteurs ayant déclaré qu’ils chanteraient bon gré, mal gré, le ministre fit fermer le banc dans lequel ils se tenaient. Ils forcèrent les portes, et au moment où le ministre annonçait qu’à la place de l’hymne il lirait un chapitre de la Bible, ils se levèrent, et, commandés par un tisserand gigantesque, entonnèrent l’hymne prohibée. Ces scènes durèrent plusieurs semaines, et occasionnèrent des batailles fréquentes entre les membres de la congrégation. Le ministre, de guerre lasse, céda la place à ces chanteurs obstinés.

Tels paroissiens d’ailleurs, tels ministres. Parmi ceux-ci, plusieurs sont des hommes d’une énergie à toute épreuve et d’une grande force morale. Deux de ces ministres, dont Mme Gaskell trace les portraits, sont de remarquables échantillons du caractère anglais dans ce qu’il a d’excellent. La rudesse et la dureté que nous avons observées chez les hommes du Yorkshire se retrouvent en eux, mais cette fois appliquées à un but moral. L’un des prédécesseurs de M. Brontë se nommait M. Grimshaw. Il exerça ses fonctions dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à une époque assez rapprochée de celle où M. Brontë vint prendre possession de sa cure, fut un wesleyen zélé, et a laissé l’ombre d’un nom dans les annales religieuses de l’Angleterre. C’est tout simplement une manière de héros. Lorsqu’il entra en fonctions, il trouva le peuple brutal que nous avons décrit plongé dans un état de mœurs voisin du paganisme. Comme il est glorifié pour l’avoir laissé meilleur qu’il ne le trouva, et que les traits de caractère que nous avons rapportés appartiennent à ces paroissiens régénérés, il faut croire en effet qu’ils avaient comblé la mesure de la barbarie. Les ministres antérieurs n’avaient pas daigné convertir cette population, peut-être parce qu’ils avaient trop appartenu à cette classe de joyeux curés anglicans, plus dévoués à leurs habitudes qu’à leurs ouailles, royalistes féroces, ivrognes solides, parasites de juges de paix et de squires aussi grossiers qu’eux, dont la littérature anglaise, de Fielding à Walter Scott, nous a si souvent présenté le portrait. Un bel échantillon de ce type curieux et à jamais perdu semble avoir été un certain M. Nicholls, curé d’Haworth sous la restauration des Stuarts, et qui, pour excuser ses habitudes d’ivrognerie et préserver en même temps son caractère sacré, avait coutume de dire : « Vous ne devez vous inquiéter de moi que lorsque je suis à trois pieds de terre, » c’est-à-dire en chaire. M. Grimshaw entreprit la réformation de sa paroisse, ou, pour mieux dire, reçut du ciel, sous la forme de visions impératives, l’ordre de l’entreprendre. Aucun effort ne lui coûtait. Quand il avait achevé les offices et satisfait à ses obligations générales, il s’en allait prêcher de maison en maison, et cela jusqu’à vingt ou trente fois par semaine. Des paroissiens aussi rebelles que les siens devaient être durs à convertir, et les moyens de douceur et de persuasion fort impuissans ; mais M. Grimshaw ne reculait pas devant les mesures énergiques. S’il s’apercevait de l’absence de quelques-uns de ses paroissiens, il sortait de l’église pendant que la congrégation chantait quelque psaume, le cent dix-neuvième par exemple, qu’il avait choisi à cause de sa longueur ; puis, armé d’un fouet, il allait chercher les absens dans les cabarets du village, et les poussait à coups redoublés jusqu’à l’église. Ce trait de caractère me touche singulièrement. Honnête et morale Angleterre, les coups de fouet de M. Grimshaw peuvent nous faire sourire ; mais ce petit fait bizarre et expressif explique une des causes de la grandeur anglaise. Quand vous vous demandez comment s’est établie et maintenue la liberté anglaise, pensez un peu à M. Grimshaw et à son fouet. Dans ce pays, les honnêtes gens ne se sont pas tenus timidement à l’écart ; à quelque classe qu’ils appartiennent, on les voit toujours maintenir contre la populace leurs droits d’honnêtes gens, les droits que donnent la vertu, la piété et le savoir. Ils ont ainsi formé une oligarchie puissante, toujours armée contre la brutalité, la corruption et le crime. Oui, l’Angleterre est un pays oligarchique ; mais son oligarchie est très étendue. Ce n’est pas une oligarchie titrée et nobiliaire, c’est une oligarchie morale et religieuse qui ne veut céder aucun de ses droits pour mieux accomplir ses devoirs, persuadée de cette vérité incontestable, et que nous connaissons trop peu : qu’il y aurait pour elle triple péril à céder, d’abord parce qu’elle laisserait empiéter sur ses droits, ensuite parce qu’elle se mettrait dans l’impossibilité d’accomplir ses devoirs, en troisième lieu parce qu’en laissant violer en elle la justice, elle se rendrait coupable envers la morale éternelle.

Moins célèbre, mais plus singulier encore que M. Grimshaw, est un certain ministre nommé M. Roberson, ami de jeunesse de M. Brontë. C’est un caractère essentiellement insulaire, chez lequel toutes les grandes qualités de notre nature ont pris une tournure tellement anglaise qu’on hésite à leur donner le nom d’humaines, et qui semble appartenir à une race disparue dont nous n’avons plus aucune idée. C’était un de ces conservateurs comme l’Angleterre en a toujours produit, et comme les autres pays en produisent trop peu, qui s’attachent au passé non par un égoïste amour de l’injustice, mais parce qu’ils craignent que le règne de l’innovation politique ne soit en même temps le règne de l’anarchie. Les souffrances étaient grandes parmi les populations ouvrières pendant les guerres de la Péninsule, et des troubles s’étaient élevés dans quelques districts du Yorkshire à l’occasion de certaines machines introduites dans les manufactures. M. Roberson, qui était l’intime ami d’un manufacturier voisin, M. Cartwright, vint armé jusqu’aux dents, avec tous ses domestiques, défendre la manufacture contre les insurgés. Sa rare fermeté a laissé une telle impression de terreur sur l’esprit des habitans, qu’elle lui a valu de passer à l’état de légende. On raconte qu’il poussa les représailles jusqu’à défendre qu’on donnât de l’eau aux insurgés blessés qui avaient été laissés sur le carreau. Quand les soldats furent envoyés pour réprimer les troubles, c’est lui qui les reçut et les hébergea à la vue de ses paroissiens alarmés. Il avait établi une école de petits garçons, et il portait dans la discipline de cette école toute sa dure excentricité. Il avait inventé des punitions bizarres, celle-ci par exemple : il obligeait les coupables à se tenir des heures entières debout sur une jambe, les mains chargées de deux livres énormes. Un enfant s’enfuit un jour de l’école ; M. Roberson monte à cheval, réclame le fugitif à ses parens, l’attache par une corde à l’étrier, et le force de courir au grand trot jusqu’à l’école. — Sa servante Betty avait un amoureux ; M. Roberson les surprit et demanda au garçon s’il était venu dans l’intention de courtiser sa servante. Le malheureux ayant confessé la vérité, M. Roberson appelle tous les petits drôles de son école : « A la pompe, mes enfans, à la pompe ! » De temps à autre, le ministre interrompait les douches forcées qui pleuvaient sur la tête du pauvre amoureux pour lui demander s’il poursuivrait encore Betty, et chaque réponse affirmative était suivie d’une nouvelle averse. « Pompez encore, mes enfans, » s’écriait le ministre. Enfin, trempé, grelottant et morfondu, le patient échappa à ce supplice en renonçant à sa Betty. Les habitudes de M. Roberson étaient toutes viriles, et sa grande passion était celle des chevaux. À quatre-vingts ans, il prenait encore plaisir à dresser des chevaux indociles, et il était capable de les monter, de les faire manœuvrer pendant une demi-heure et plus. Redouté de ses paroissiens, respecté de ses égaux, il mourut dans un âge très avancé ; mais les paysans qui se souviennent de lui avec terreur le voient encore durant les nuits d’hiver danser, environné de flammes, au milieu de noirs démons.

Il nous semble, en lisant et en rapportant de tels traits de mœurs et de caractère, remuer les ossemens de fossiles humains, car ces caractères, inconnus à notre continent, commencent à s’effacer en Angleterre même, et en auront bientôt disparu peut-être. L’énergie anglaise se transforme ; le fer rugueux, forgé sans art, se change en un acier poli et flexible. L’avenir dira si cette remarquable métamorphose est un bonheur pour l’Angleterre. Elle y gagne en un sens, cela est incontestable ; n’y perdra-t-elle rien ? Quoi qu’il en soit, c’est dans le voisinage de ces caractères, c’est au sein de cette société que Charlotte Brontë a grandi et passé la plus grande partie de sa vie. Ceux qui ont lu ses romans pourront reconnaître que beaucoup d’épisodes sont de simples souvenirs, et comprendront ce que l’intimité avec une nature humaine aussi barbare et aussi excentrique a dû donner à son talent de concentration, d’énergie, de fermeté. L’exubérance de virilité de ses héros, l’admiration qu’elle laisse percer à chaque instant pour la force, ses préférences partiales pour les caractères violens et rudes s’expliquent facilement par l’éducation et les spectacles qui ont frappé ses yeux dès l’enfance, par le milieu dans lequel son intelligence s’est ouverte à la réflexion, et les impressions dans lesquelles son imagination ardente a trouvé sa première nourriture.


II

Si de la société au milieu de laquelle Charlotte Brontë a vécu nous passons au foyer domestique auprès duquel elle a grandi, nous y rencontrerons une haute moralité, une grande énergie, mais toujours l’excentricité et la violence.

M. Patrick Brontë, qui réside encore à Haworth et qui a eu le triste privilège de survivre à toute sa famille, est né en Irlande dans le comté de Down. Son tempérament irlandais et ses habitudes anglaises semblent s’être unies sans se contrarier et s’être mêlées par leurs côtés semblables. Il avait la violente impétuosité du sang celtique et la tenace opiniâtreté du caractère saxon. Sa violence était muette, et ses excentricités cherchaient la solitude. Pour faire passer sa colère, il avait l’habitude de tirer un nombre illimité de coups de pistolet sur les bruyères qui s’étendaient derrière sa maison. C’était là le calmant ordinaire, mais il en avait d’autres plus baroques et moins sinistres ; par exemple, il jetait au feu un tapis, et le regardait brûler sans se soucier de la mauvaise odeur qu’il répandait, ou bien il sciait le dos des chaises et les réduisait à l’état d’escabeau. Il était grand marcheur et faisait de longues promenades, solitaire et toujours armé. Il avait contracté cette dernière habitude depuis l’époque de ces grèves d’ouvriers où nous avons rencontré M. Roberson jouant un rôle si énergique. Comme lui, M. Brontë avait pris parti contre les insurgés, et par suite, étant devenu impopulaire, il avait jugé prudent de ne plus sortir sans pistolets. Du reste, sa conduite dans ces querelles entre maîtres et ouvriers avait été dictée par un mobile plus moral que politique, car quelques années après une grève ayant eu lieu, M. Brontë jugea que cette fois les ouvriers avaient raison, et les aida de tout son pouvoir pour faciliter leur résistance et les empêcher de tomber dans l’abîme des dettes. Les manufacturiers, ses voisins, lui firent des remontrances ; il n’en tint compte, et persévéra dans ce qu’il regardait comme juste. Ses opinions étaient d’ailleurs aussi violentes que ses habitudes, et avaient toute la force despotique des préjugés. Il les imposait aux autres aussi fortement qu’elles s’imposaient à lui. Atteint de bonne heure d’une maladie intestinale, il prit l’habitude de dîner seul. Ses idées sur l’éducation étaient toutes stoïques ; il faisait régner sur sa famille la tyrannie des lois somptuaires. Il ne voulait pas que ses enfans prissent plaisir aux choses de la table ou du vêtement. Leurs repas étaient pleins de frugalité, et se composaient surtout de légumes ; leurs vêtemens étaient plus que simples. Un jour que les petites Brontë devaient aller à une promenade, leur bonne avait placé près du foyer toute une rangée de jolies petites bottines qui leur avaient été données en présent. M. Brontë entre, aperçoit ces objets de luxe corrupteur et les jette au feu. Sa femme avait reçu en présent une robe de soie qu’elle ne portait jamais, et qu’elle gardait sous clé dans un de ses tiroirs. Un jour elle entend M. Brontë qui marchait dans sa chambre, et, se rappelant qu’elle avait oublié la clé de son armoire, elle monta précipitamment. Il était trop tard, la robe de soie était en lambeaux. Il ne faudrait pas conclure de ce fait que M. Brontë fut un tyran domestique ; cet homme violent était tendre pour les siens, bon père et bon époux. « Ne dois-je pas être reconnaissante de ce qu’il n’a jamais eu contre moi un mot de colère, » disait sa femme à son lit de mort. Envers ses paroissiens, il était généreux, et on pourrait même dire prodigue.

Il s’était marié de bonne heure et peu de temps après avoir reçu les ordres. Il exerça d’abord ses fonctions ecclésiastiques à Hartshead, dans le Yorkshire ; là il tomba amoureux d’une jeune personne qui était en visite chez un parent clergyman comme lui, miss Branwell, fille d’un marchand du pays de Cornouailles. M. Brontë était jeune, beau garçon, impétueux, d’une vivacité qui n’admettait pas de délais ; miss Branwell était douce, pieuse, obéissante : le mariage se fit donc sans grand retard. De ce mariage naquirent coup sur coup six enfans, cinq filles, Marie, Elisabeth, Charlotte, Emilie, Anne, et un garçon, Patrick Branwell[1]. L’aînée des filles avait six ans lorsque Anne naquit. La santé de mistress Brontë déclina rapidement, et elle mourut bientôt après l’arrivée de la famille à Haworth. Ainsi Charlotte et ses sœurs n’ont jamais connu leur mère ; les quelques souvenirs confus qu’elles en avaient gardés la leur représentaient malade dans une chambre silencieuse, et leur existence, solitaire de bonne heure, devint après la mort de leur mère plus solitaire encore.

Laissés à eux-mêmes, ces enfans contractèrent de bonne heure l’habitude de la réflexion. Leur intelligence, excitée et aiguisée par des lectures de toute sorte, se développa prématurément, et c’est en partie à cette croissance prématurée de l’âme qu’il faut attribuer leur sensibilité maladive et leur mort si prompte. M. Brontë, dans une lettre adressée à Mme Gaskell, raconte une anecdote qui peut donner une idée de leur précocité singulière ; l’aîné des enfans a dix ans, le plus jeune en a quatre.

« Je commençai par la plus jeune, Anne, et je lui demandai quelle était la chose dont un enfant avait le plus besoin ; elle répondit l’âge et l’expérience. Je demandai à la suivante, Emilie, ce que je devais faire avec son frère Branwel lorsqu’il n’était pas sage ; elle répondit : lui faire entendre raison, et s’il résiste à la raison le fouetter. Je demandai à Branwell quel était le meilleur moyen de connaître la différence qu’il y avait entre les intelligences de l’homme et de la femme ; il répondit : considérer la différence qui existe entre leur corps. Je demandai à Charlotte quel était le meilleur livre qu’il y eût au monde, elle répondit : la Bible. — Et le meilleur après celui-là ? — Le livre de la nature. — Je demandai à Elisabeth quelle était la meilleure éducation pour une femme ; elle répondit : celle qui peut lui faire gouverner le mieux sa maison. Enfin je demandai à l’aînée quel était le meilleur moyen de passer le temps, elle répondit : se préparer à une heureuse éternité. Peut-être n’ai-je pas rapporté exactement les mots mêmes dont ils se servirent, mais je ne dois pas m’écarter beaucoup de l’exactitude, car ces réponses laissèrent dans ma mémoire une impression profonde et durable. La substance de ces réponses toutefois est telle que je l’ai donnée. »


Cette scène était bien capable en effet de faire impression sur un cœur de père, car les réponses sont curieuses, non-seulement parce qu’elles portent la marque d’une éducation toute spéciale, mais parce qu’elles sont inspirées par l’intelligence ou par le caractère. De ce nombre sont celles de Branwell et d’Emilie, qu’on peut, je crois, déclarer, après avoir lu le livre de mistress Gaskell, les deux plus remarquables personnes de cette remarquable famille.

Un an après la mort de mistress Brontë, sa sœur, miss Branwell, vint de Penzance pour surveiller l’éducation de ses nièces. Sa société n’était pas faite pour modifier cette éducation que la solitude avait commencée, et que l’habitude des sentimens tristes devait achever. Miss Branwell était une excellente personne, dévouée, comme elle le montra bien en consentant à venir élever les enfans de sa sœur, mais dont le dévouement, par une raison facile à concevoir, était surtout résigné. Elle avait cette tristesse qui accompagne toujours l’accomplissement d’un devoir que les circonstances, et non le libre choix, nous ont imposé. Elle avait quitté son pays fertile et charmant pour un district stérile où ne poussaient ni arbres ni fleurs. Elle avait quitté la société d’amis depuis longtemps connus pour le froid presbytère d’Haworth, où on ne voyait jamais personne, sauf de temps à autre quelque ministre d’une paroisse voisine. Elle prit le Yorkshire en horreur. Elle garda par conséquent toujours, même au milieu des sentimens les plus affectueux, ce quelque chose de froid et de triste dont l’influence, chez les enfans, est semblable à une gelée d’avril, retarde le printemps du cœur, et empêche les sentimens joyeux d’éclater.

On dirait que toutes les circonstances défavorables se sont conjurées pour donner à Charlotte et à ses sœurs la tournure d’esprit et le caractère si marqué qui leur sont propres. Les années d’école sont généralement pour les enfans des années d’insouciance et des années de bonheur, en dépit de la tyrannie de la discipline. À l’école de Cowan’s-Bridge, Charlotte fit la première expérience des perversités du cœur humain, expérience qui laissa chez elle des souvenirs indélébiles, et qu’elle a consignés dans la première partie de Jane Eyre. L’école de Cowan’s-Bridge est vouée à l’éducation des filles de clergymen. Elle était l’œuvre d’un riche clergyman qui l’avait élevée en partie à ses frais, en partie au moyen de souscriptions annuelles volontaires. M. Carus Wilson, fondateur et en même temps directeur de cette école, était un homme bienveillant, mais qui n’avait aucune idée de la nature humaine, et surtout de celle des enfans. Il pensait donner à ses élèves la vertu chrétienne de l’humilité en ne manquant jamais une occasion de leur rappeler leur semi-dépendance, et de leur faire sentir qu’elles étaient élevées par la charité d’autrui. En outre, de grandes responsabilités pesaient sur lui : l’école était son œuvre ; si son plan croulait, sa réputation de prudence et de bon jugement pouvait être gravement atteintes M. Wilson, pour éviter ce fâcheux résultat ; exagérait la prudence et l’économie ; il voulait se mêler des petits détails de comptabilité, et, grâce à cette préoccupation, ramassait une paille et passait sans voir ube poutre. Comme il avait la prétention d’être mieux instruit que personne de ce qui se passait dans son établissement, et qu’il croyait que la tyrannie devait faire partie des qualités d’une bonne administration, il ne souffrait aucune observation. Il s’était donc réservé le monopôle de détails qui rentrent sous la surveillance naturelle des femmes, par exemple les détails de ménage et de cuisine. Il en résulta que les mets qu’on servait aux enfans étaient préparés sans aucun soin, malpropres et de mauvaise qualité ; le potage sentait la fumée et contenait des ingrédiens exotiques ; la viande était gâtée, le lait sentait l’aigre, les plats et les assiettes avaient une odeur rance. On prenait l’eau qui devait servir à faire les puddings sous la gouttière. Cette nourriture détestable produisit bientôt ses résultats naturels ; elle attaqua la santé de ces enfans, qui se levaient souvent de table sans rien manger. Une autre cause de maladie était l’espèce de voyage que les enfans avaient à accomplir le dimanche pour se rendre à l’office divin. L’église était à une distance de deux milles de l’école, et les élèves avaient à faire ce long trajet à pied, quelque temps qu’il fît. Une épidémie se déclara dans l’école, cette épidémie même dont nous avons lu une description dans Jane Eyre. Alors M. Wilson prit l’alarme, et connut, mais trop tard, les causes véritables de ce fléau.

Maria Brontë tomba malade et mourut bientôt. Maria Brontë est l’original du personnage que Charlotte a décrit dans Hélène Burns. Elle avait inspiré une antipathie violente à une sous-maîtresse que tous les lecteurs de Jane Eyre connaissent sous le nom de miss Scatcherd. Quelque temps après une courte maladie, Maria se sent mal un matin et demande à rester couchée ; la sous-maîtresse ne le permet pas. L’enfant, tremblant de froid, se soulève à demi et met ses bas sans sortir de son lit ; la sous-maîtresse la saisit par un bras, la traîne au milieu du dortoir, la frappe sur le côté, à la place où étaient encore les marques d’un vésicatoire récemment posé, en l’injuriant pour ses habitudes de négligence. L’indignation que ce spectacle excita dans l’âme de Charlotte a duré jusqu’à sa mort, et était aussi vive le jour où elle écrivit la peinture de l’école de Lowood que vingt ans auparavant. Maria mourut quelque temps après cette scène, et Elisabeth la suivit de près. Charlotte, qui se trouvait subitement devenue l’aînée de la famille, revint à Haworth avec Emilie. Jusque-là, elle avait été une enfant pensive, mais gaie, disent ceux qui l’ont vue à cette époque. À partir de ce moment, ce rayon s’éteignit, et le futur auteur de Jane Eyre et de Villette commença à se préparer en Charlotte.

Plusieurs années s’écoulèrent, années de solitude où les enfans enfermés à Haworth grandirent et s’élevèrent tout seuls dans la compagnie de leur tante et d’une vieille servante qui était entrée au presbytère quelque temps avant leur retour, et qui y vécut trente ans. Tabby, c’était son nom, est une des figures originales de ce district et de cette famille excentriques. Elle éleva et soigna les enfans de M. Brontë avec la tendresse d’une nourrice et la rudesse d’une paysanne, en les grondant beaucoup et en les gâtant autant qu’il était en son pouvoir. Tabby était un membre de la famille, et, se regardant comme telle, réclamait les mêmes droits que la tante miss Branwell aurait pu réclamer. Elle exigeait qu’on l’informât de toutes les affaires de la maison, chose difficile, car Tabby était devenue extrêmement sourde, et par conséquent les secrets qu’on lui confiait couraient risque de ressembler aux secrets du roi Midas. Pour obvier à cet inconvénient, Charlotte emmenait Tabby avec elle sur la bruyère, et lui confiait à loisir tout ce qu’elle désirait savoir. Tabby, grâce à son grand âge, avait la mémoire pleine d’histoires merveilleuses. Elle se rappelait l’époque où il n’y avait pas de manufactures dans le pays et où toute la laine était filée à la main. À cette époque, les fées avaient coutume de se promener au clair de lune sur la prairie ou au bord des ruisseaux ; Tabby avait connu des personnes qui les avaient vues. Aujourd’hui on ne les rencontre plus ; mais autrefois il n’y avait pas de manufactures : ce sont les manufactures qui les ont fait fuir, disait Tabby. Vieilles anecdotes, vieilles traditions, histoires de gens morts depuis des années et de familles depuis longtemps éteintes, crimes, tragédies domestiques sortaient avec abondance de la mémoire de Tabby, qui racontait tout cela crûment, avec la naïveté cynique de la nature, sans se douter que ses récits initiaient les imaginations des enfans qui l’écoutaient aux secrets de la terreur et à l’art de les exprimer. Nous sommes sans doute redevables à Tabby de quelques-uns de ces épisodes émouvans et dramatiques qui abondent dans les romans de miss Brontë.

Cette imagination s’allumait sous d’autres influences encore. Quoique solitaire, la vie du presbytère n’était point sans présenter de temps à autre quelqu’un de ces incidens qui se gravent en traits ineffaçables dans la mémoire susceptible des enfans. Charlotte prenait note de tous les petits événemens de sa vie, et les couchait scrupuleusement sur un journal. De bonne heure elle acquit ainsi une des habitudes les plus utiles à l’artiste et à l’écrivain, celle de revenir sur ses propres impressions, de refroidir, en les transcrivant à tête reposée, l’ardeur trop grande de ses premières sensations, et d’en déterminer par la réflexion la véritable nature. Voici un des épisodes de son existence d’alors, d’une couleur tout anglaise, qui semble comme un dernier bégaiement du sombre fanatisme biblique d’autrefois, et qui était bien de nature à émouvoir l’imagination d’un enfant :


« Un incident étrange est arrivé le 22 juin 1830. À cette époque, papa était au lit très malade et si faible, qu’il ne pouvait se lever sans assistance. Tabby et moi nous étions seules dans la cuisine ; à neuf heures et demie avant midi environ, nous entendîmes un coup frappé à la porte. Tabby se leva et ouvrit. Un vieillard apparut, se tint en dehors de la porte et nous aborda ainsi :

« LE VIEILLARD. — Le ministre habite-t-il ici ?

« TABBY. — Oui.

« LE VIEILLARD. — Je désire le voir.

« TABBY. — Il est malade au lit.

« LE VIEILLARD. — J’ai un message pour lui.

« TABBY. — De qui ?

« LE VIEILLARD. — Du Seigneur.

« TABBY. — De qui ?

« LE VIEILLARD. — Du Seigneur. Il désire que je vous avertisse que le fiancé va venir et que nous devons nous préparer à le recevoir, que les cordes vont être lâchées et le vase d’or brisé, la cruche brisée à la fontaine.

« Il termina là son discours et partit soudain. Lorsque Tabby eut fermé la porte, je lui demandai si elle le connaissait. Elle répondit qu’elle ne l’avait jamais vu, ni personne qui lui ressemblât. Quoique je fusse entièrement persuadée que c’était quelque enthousiaste fanatique, bien intentionné peut-être, mais ignorant de la véritable piété, je ne pus m’empêcher de pleurer, en songeant à ses paroles si imprévues à un tel moment. »


Frères et sœurs lisaient beaucoup et écrivaient davantage. Ils écrivaient des contes, des drames, des poèmes, infatigablement ; sans repos ni relâche. Écrire est chez eux une passion, même une sorte de rage. Ils jouaient pour ainsi dire au romancier et au poète comme les autres enfans jouent au soldat ; ils avaient un magazine dont ils étaient à la fois les rédacteurs, les lecteurs et les souscripteurs. Charlotte surtout barbouillait d’une écriture remarquablement fine et serrée d’innombrables rames de papier. Mme Gaskell nous a donné, d’après le journal de Charlotte, une énumération de ces élucubrations puériles qui frappent pourtant par une particularité significative, qui est l’admiration de l’auteur pour le duc de Wellington. L’Iron Duke joue un grand rôle dans tous ces essais d’enfant, et son nom sert de titre à plusieurs. Cette admiration a persisté jusqu’à la mort de Charlotte. En général, leurs héros préférés à cette époque appartiennent tous au parti tory ; ils avaient puisé cette préférence dans les conversations de leur père, ardent tory, et dans la lecture des journaux qu’ils recevaient, et qui étaient presque tous des organes de ce parti. Ils furent ainsi de bonne heure imbus de principes tories qu’ils n’abandonnèrent jamais entièrement dans la suite de leur vie. Charlotte a décrit en termes très animés l’intérêt, extraordinaire pour des enfans de cet âge, qu’ils prenaient aux débats sur l’émancipation des catholiques ; Charlotte avait environ treize ans lorsqu’elle écrivit les lignes suivantes, en s’excusant, auprès d’un lecteur imaginaire, d’avoir interrompu la publication du magazine qu’elle rédigeait avec son frère et ses sœurs :


« Mais le parlement s’était ouvert et la grande question catholique mise sur le tapis, et les mesures arrêtées par le duc avaient été exposées devant les chambres, et tout était calomnie, violence, esprit de parti, confusion. Oh ! quelle époque que ces six mois, depuis le discours du roi jusqu’à la fin de la session ! Personne ne pouvait penser, écrire ou parler d’autre chose que de la question catholique, du duc de Wellington et de M. Peel. Je me rappelle le jour où le journal vint avec le discours dans lequel M. Peel exposait les termes dans lesquels les catholiques devaient être admis. Avec quelle ardeur papa déchira les bandes du journal ! comme nous nous pressions tous autour de lui ! avec quelle anxiété nous retenions notre souffle et nous écoutions la lecture de ce discours, où l’une après l’autre toutes les mesures arrêtées étaient exposées et expliquées si bien et si habilement ! Puis lorsque tout fut fini, notre tante déclara que ce discours était excellent, et que les catholiques ne pourraient faire aucun mal avec des mesures aussi prudentes. Je me rappelle aussi les doutes exprimés sur le sort possible du bill à la chambre des lords, les prophéties de rejet, et lorsque vint le journal qui devait nous apprendre, comment s’était décidée la question, l’anxiété avec laquelle nous écoutions les détails de toute l’affaire était presque effrayante, etc., etc. »


Le tableau est complet, et, pour être écrit par un enfant de treize ans, il n’en est pas moins frappant. M. Brontë déchirant d’une main fiévreuse les bandes du journal, la vieille tante attentive, exprimant sur la question l’opinion d’une bonne protestante, les enfans se pressant autour du fauteuil de leur père et partageant son anxiété et son ardeur, comme tout cela nous transporte loin de la société qui nous est familière ! Comme tout cela est anglais ! Comme on sent bien que la politique est chez ce peuple une passion sérieuse, et qui tient une aussi grande place dans la vie de l’individu que dans la vie générale de la nation ! Dans la description de Charlotte, nous assistons pour ainsi dire à la naissance de cette passion chez des âmes d’enfans ; nous voyons comment les facultés d’imitation de l’enfance aident à son développement, comment cet instinct inné se fortifie par l’éducation et les habitudes familières. Le foyer de la famille Brontë est dans cette scène l’image de bien des intérieurs anglais.

Cette passion politique est tellement inhérente à la nature anglaise, qu’elle n’épargne ni le sexe ni l’âge. Deux ans après la scène que nous venons de raconter, Charlotte était à l’école de miss Wooler à Roë-Head, et la question de la réforme électorale qui s’agitait alors était l’objet des discussions de toutes les petites filles de l’école. « Nous discutions furieusement de politique en 1832, écrit une des anciennes amies de Charlotte. Charlotte savait les noms qui composaient les deux ministères : celui qui s’était retiré et celui qui fit passer le bill de réforme. Elle adorait le duc de Wellington, mais disait qu’on ne devait pas se fier à sir Robert Peel, car il n’agissait pas par principe, mais bien d’après l’utilité et l’à-propos du moment. Comme j’étais une furieuse radicale, je lui répondais que je ne comprenais pas comment un des ministres pouvait se confier à l’autre ; ils étaient tous de si grands coquins ! Alors elle se lançait dans l’éloge du duc de Wellington, éloge que je ne contredisais pas, car j’étais très ignorante sur son compte. Elle disait qu’elle s’était intéressée à la politique depuis l’âge de cinq ans ; elle n’avait pas tiré ses opinions de son père, au moins directement, mais des journaux qu’il préférait. » Ces passions puériles, significatives seulement en ce sens qu’elles laissent entrevoir le génie de la nation, étaient relevées chez Charlotte par une ardeur très âpre, qu’on serait loin d’attendre d’une fille de quinze ans. Il y a de la haine sérieuse et de la colère dans ce fragment d’une lettre écrite à son frère en 1832 : « Récemment je commençais à croire que l’intérêt que je prenais autrefois aux choses publiques s’était affaibli ; mais l’extrême plaisir que j’ai ressenti en apprenant la nouvelle du rejet du bill de réforme par la chambre des lords et de la résignation de lord Grey m’ont convaincu que je n’ai pas encore perdu mon ancien penchant pour la politique. » C’est le ton de l’esprit de parti, c’est l’accent de la conviction passionnée. Si quelqu’un de ses héros, M. Rochester, ou le curé Helstone, ou M. Yorke, exprimaient leur opinion poétique, ils ne parleraient pas : un langage bien différent.

Le séjour à l’école de miss Wooler à Roë-Head, où Charlotte fut envoyée vers l’âge de quinze ans, fut relativement un temps de bonheur. C’est une journée de soleil entre deux journées de brouillard. Là, Charlotte, trouva un moment ce qui lui manqua toujours, une société. Elle forma des amitiés dont quelques-unes ont duré toute sa vie. La nature n’y était pas sombre comme à Haworth, mais riante et gracieuse. Les localités environnantes étaient pleines de vestiges du passé et de légendes romantiques. Miss Wooler, qui était une aimable et grave Anglaise, douée du talent de conter, narrait ces légendes à ses élèves. Elle leur racontait aussi des anecdotes réelles, d’une couleur plus sombre et moins poétique ; elle leur racontait comment les manufactures s’étaient introduites dans le pays, les changemens qu’elles y avaient opérés, les souffrances du peuple pendant les guerres de l’empire, les insurrections désespérées des ouvriers à cette époque, cruellement réprimées par le bon sens politique de la nation, désespérée elle-même… C’est là qu’avait vécu ce célèbre M. Roberson dont nous avons déjà parlé, là qu’avait été fait le siège de la manufacture de M. Cartwright, personnage en partie connu des lecteurs de Shirley, sous le nom de M. Moore ; dans la bruyère voisine, un autre manufacturier avait été tué en plein jour. Ce séjour à Roë-Head et les récits de miss Wooler ont fourni à Charlotte tous les élémens du roman de Shirley. Les héroïnes du roman sont ses amies de l’école ; ses héros sont les personnages réels dont miss Wooler lui avait raconté l’histoire : M. Cartwright le manufacturier, le curé Roberson. La couleur lumineuse et le ton joyeux du roman sont un souvenir de cette heureuse époque. Miss Brontë a concentré dans Shirley tous les rares souvenirs de bonheur de sa vie, comme dans Jane Eyre elle a concentré le souvenir de ses longues années d’ennui. Entre ces deux livres, il y a un parfait contraste ; mais c’est le livre né de l’ennui qui l’emporte. Le bonheur est une exception dans la vie de Charlotte, et Shirley est un livre inférieur.


III

Charlotte était alors, à cet âge de quinze ans, ce qu’elle devait être toute sa vie, au physique et au moral. Physiquement, elle n’était pas belle. Je ne sais pourquoi son visage me semble offrir la contradiction qui exista entre sa condition et sa nature. Pris isolément, les traits du visage sont communs ; ce sont bien les traits d’une gouvernante anglaise : la physionomie est celle d’une personne distinguée. Il y a quelque chose d’excentrique dans ce visage ; il ne donne pas l’idée d’une dame, il repousse bien vite l’idée d’une femme de classe inférieure ; il donne l’idée d’une personne née pauvre et bien élevée par des parens adoptifs. Le caractère qui distingue souvent le visage des orphelines frappe dans le visage de Charlotte. Beaucoup de timidité s’y mêle à beaucoup de résolution. Il a une expression peureuse et en même temps énergique. La bouche, mal dessinée, exprime vaguement le dégoût ou le mépris ; le nez est fort, presque viril ; les yeux sont doux, tristes, et doivent par moment avoir été fiers. Mistress Gaskell assure, et nous n’avons pas de peine à le croire, qu’ils exprimaient la colère ou l’indignation comme elle ne l’a jamais vu exprimer par le regard humain. La joie en est absente, et l’on n’y découvre aucun rayon qui fasse songer même à la possibilité du bonheur. Dès cette époque, l’abattement était l’état d’âme habituel de miss Brontë. Jamais, dit Mme Gaskell, elle ne connut l’espérance et ne compta sur l’avenir. La solitude, la tristesse, avaient pesé d’un poids trop lourd sur elle, et jamais elle n’essaya de soulever ce poids. Elle était taciturne, sans être cependant très rêveuse ; elle aimait la solitude par habitude et par choix plutôt que par goût et par nature. La pression des circonstances a fait dans son âme une fêlure qui, lorsque cette âme résonnera, produira une musique plaintive, agaçante ou même criarde. À l’école, elle n’évitait pas la société de ses compagnes, elle ne la recherchait pas. De bonne heure elle semble s’être dit que les plaisirs de l’intelligence étaient les seuls qui lui fussent permis et réservés. Aussi sa seule passion a-t-elle été celle des livres. Telle qu’elle est, avec son abattement, son énergie résignée, sa timidité et son stoïcisme, Charlotte me semble exprimer sous une forme bien équilibrée le génie propre à sa famille. C’est en elle que se combinent le mieux la timidité et la violence qui sont communes à tous les siens ; elle est en quelque sorte une transition entre la douceur résignée de sa plus jeune sœur, Anne, et les emportemens passionnés de Branwell et d’Emilie.

Nous n’avons pas de portrait de Branwell et d’Emilie ; c’est une lacune regrettable dans le livre de mistress Gaskell. Emilie était, dit-on, la plus jolie des trois sœurs. Nous ne savons jusqu’à quel point cette épithète de jolie était méritée. Ce qu’il est permis d’affirmer, c’est qu’elle était l’esprit le plus distingué et le caractère le plus marqué de cette famille si fortement douée. L’abattement et le dédain de toutes choses, qui caractérisent Charlotte, sont absens de l’âme d’Emilie. Elle regimbe contre la destinée, elle soupire après la liberté, et quelques-uns de ses accens semblent appeler la passion » Elle a l’esprit plus poétique que Charlotte, et elle a aussi une nature plus poétique que la sienne. Elle était timide comme ses sœurs, mais sa timidité était sauvage comme celle des gracieuses bêtes fauves ; toutes ses passions et toutes ses habitudes, avaient aussi quelque chose de sauvage. Elle aimait les longues promenades sur les bruyères autour d’Haworth, et quand elle était loin de ses landes chéries, elle séchait d’ennui et dépérissait. On l’envoya à Roë-Head en compagnie de Charlotte, qui, après avoir été élève de miss Wooler, devint un instant sous-maîtresse dans son pensionnat. Trois mois après, il fallut la ramener à Haworth. Charlotte, qui connaissait les causes de cette nostalgie, nous a décrit dans le passage suivant le caractère sauvage et les habitudes indépendantes de sa sœur.


« Ma sœur Emilie aimait les bruyères. Des fleurs plus brillantes que la rose fleurissaient pour elle sur la plus noire des landes. Elle pouvait trouver un Éden dans quelque morne creux, au flanc d’une grise colline. Dans la triste solitude, elle trouvait de nombreux et de bien chers plaisirs, dont le plus grand, le plus aimé était la liberté. La liberté était le souffle des narines d’Emilie. Sans elle, elle périssait. La transition du foyer domestique à l’école et de sa vie bien silencieuse et bien solitaire, il est vrai, mais exempte de restriction et sans contrainte faite à la nature, à une vie de routine disciplinée, fut ce qu’elle ne put supporter. Sa nature instinctive fut plus forte que son empire sur elle-même. Chaque matin, lorsqu’elle s’éveillait, la vision du home et des bruyères s’emparait de son esprit, obscurcissait et attristait d’avance le jour qui se levait devant elle. Personne, excepté moi, ne savait ce qui l’agitait ; mais, moi, je le savais trop. Dans cette lutte, sa santé s’altérait rapidement ; sa blanche figure, sa forme émaciée, ses forces affaiblies faisaient craindre une prochaine crise. Je sentis dans mon cœur qu’elle mourrait, si elle ne retournait pas bien vite à la maison, et, dans cette conviction, j’obtins la permission de son départ. Elle n’avait été que trois mois à l’école, et plusieurs années s’écoulèrent avant qu’on tentât de nouveau l’expérience de lui faire quitter la demeure paternelle. »


Emilie avait pour les animaux un amour qu’on peut appeler sauvage et maladif. Elle portait ses préférences non sur les plus doux et les plus tranquilles, mais sur les plus turbulens et les plus dangereux. Ainsi il lui arrivait parfois d’arrêter quelque chien équivoque qui courait sur la route tête basse et langue pendante, pour lui donner à boire. Si elle était mordue, elle faisait rougir un fer au feu, et, impassible, cicatrisait la blessure sans rien dire à personne, dans la crainte de jeter le trouble dans l’esprit de ses parens. On lui avait donné un chien d’un caractère tout à fait anglais : il était fidèle et loyal autant que chien peut l’être ; mais lorsqu’une fois il avait été frappé d’un bâton ou d’un fouet, il oubliait toute son ancienne fidélité, et se précipitait sur l’offenseur pour l’étrangler. Emilie eut la gloire de dompter ce chien intraitable ; l’anecdote est caractéristique et donne une grande idée de l’énergie d’Emilie.


« Il aimait à monter les escaliers et à étendre ses larges pattes fauves sur les lits comfortables, délicatement revêtus de couvertures blanches ; mais la propreté intérieure du presbytère était stricte, et cette habitude de Keeper (le chien s’appelait Keeper, gardien) était en tel désaccord avec le bon ordre du ménage, qu’Emilie, en réponse aux remontrances de Tabby, déclara que si on le trouvait encore en faute, elle-même, en dépit de la férocité naturelle de l’animal, le battrait si sévèrement, qu’il ne donnerait plus aucun motif d’offense. Un soir d’automne, Tabby entra à demi tremblante, à demi triomphante, mais en grande colère, pour annoncer à Emilie que Keeper était couché sur le plus beau lit, et dormait là voluptueusement Charlotte vit la figure d’Emilie qui pâlissait et sa bouche qui se contractait, mais elle n’osa pas intervenir ; personne n’osait le faire, lorsque les yeux d’Emilie, brillans de colère, éclairaient son pâle visage, et que ses lèvres prenaient la rigidité de la pierre. Elle monta, et Tabby et Charlotte se tinrent en bas dans un corridor obscur plein déjà des ombres de la nuit qui s’approchait. Quelque temps après, Emilie descendit, traînant après elle le récalcitrant Keeper, les jambes de derrière étendues dans une vigoureuse attitude de résistance, et poussant de sourds et sauvages grondemens sous la main qui le tenait. Charlotte et Tabby auraient bien voulu parler, mais elles ne l’osèrent pas, dans la crainte de partager l’attention d’Emilie, et de l’obliger à détourner un instant les yeux de la bête furieuse. Arrivé au bas de l’escalier, dans un coin obscur, elle le lâcha ; il n’y avait pas à perdre de temps pour chercher une verge ou un bâton. Déjà l’animal s’apprêtait à s’élancer sur elle ; mais, avant qu’il n’eût le temps de s’élancer, le poing fermé, elle lui asséna un coup vigoureux sur les yeux, et continua ainsi, jusqu’au moment où la brute, étourdie, à moitié aveugle, les yeux gonflés, au lieu de se révolter, vint faire panser ses blessures et frotter sa tête par Emilie elle-même. Dès ce jour, il fut corrigé et ne garda pas rancune à Emilie. »


Cette étrange personne, devant laquelle son énergique sœur tremblait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n’a pas eu le temps de se développer ; mais il était plus grand peut-être que celui de Charlotte. Il était en tout cas plus primesautier, plus naïf. Emilie avait le don que les Anglais qualifient de génial. Dans l’ensemble des poèmes publiés en commun par les trois sœurs, les plus remarquables sont ceux d’Ellis Bell (Ellis était le pseudonyme d’Emilie), tous ont beaucoup d’élévation ; ceux d’Emilie ont seuls de l’accent. Elle n’avait pas acquis la précision et le talent plastique qui distinguent sa sœur ; mais son livre, Wuthering Heights, est plein d’esprit poétique. Le succès de Charlotte a nui aux premiers essais de ses sœurs, qui n’ont pas été remarqués autant qu’ils le méritaient ; mais, en prenant les poèmes et les romans d’Emilie à simple titre de promesses, on peut affirmer qu’elle était mieux douée que ses sœurs. Elle avait, en tout cas, une nature plus riche, plus libre, et s’était laissée comprimer beaucoup moins par les circonstances. Elle est inférieure à ses sœurs sous un rapport cependant : plus passionnée, elle obéissait moins que Charlotte à son devoir, et l’on peut découvrir en elle une pointe d’égoïsme. Tandis que ses sœurs consentaient, le cœur brisé, à s’éloigner de la demeure paternelle, à se faire institutrices ou gouvernantes, Emilie n’eut jamais le courage de rester longtemps loin de ses bruyères. Cet égoïsme n’est chez elle qu’à l’état de nuance, mais il y existe, comme chez tous les êtres trop passionnés.

Le caractère de Patrick Branwell a de grands traits de ressemblance avec celui d’Emilie : de tous les membres de cette famille malheureuse, c’est lui qui devait avoir le sort le plus malheureux. Ses sœurs eurent tous les défauts qu’engendre une vie solitaire, mais elles eurent aussi tous les avantages qu’elle procure. Branwell au « contraire ne fut pas séparé de toute société : il dut à son sexe de jouir d’une demi-liberté ; mais cette demi-liberté devait lui être aussi fatale que l’absolue solitude le fut à ses sœurs. Le préservatif unique d’une âme passionnée, ou qui a plus de sensibilité que de force de caractère, est précisément la timidité. À ces âmes, la timidité tient lieu de réserve et de prudence ; elle clôt les lèvres qui sans elle seraient indiscrètes, elle contient la curiosité. Branwell, passionné comme ses sœurs, ne connut jamais la timidité. Cette liberté sembla d’abord cependant être pour lui une bonne fortune ; sa nature se développa et s’épanouit sans obstacle. À dix-huit ans, c’était un garçon gai, intelligent, sympathique, ardent, l’idole de sa famille et l’enfant gâté de tout le village, un de ces êtres à qui tout semble sourire, et qui sont prédestinés à toutes les erreurs. C’était le seul membre de la famille avec lequel les habitans du village eussent fait complète connaissance, et ils en raffolaient. C’était la merveille de la paroisse : on l’invitait aux repas de noces, aux repas funèbres, aux bombances de tavernes, aux fêtes populaires. Lorsqu’un voyageur descendu à l’hôtel du Taureau-Noir semblait s’ennuyer, l’hôtelier s’approchait de lui et disait : « Voulez-vous qu’on aille chercher Patrick pour vous tenir compagnie, monsieur ? » La conversation de Patrick (c’est ainsi que l’appelaient familièrement les villageois) était regardée comme un préservatif contre l’ennui. Patrick abusa de cette liberté, et ses passions se développèrent avec impétuosité. Les écarts de sa conduite n’échappaient pas à ses sœurs, qui les cachaient soigneusement à M. Brontë ; mais elles aimaient, dans leur idolâtrie, à les mettre sur le compte de son sexe et à les regarder comme des marques d’exubérante énergie. Cette nature heureuse fut ainsi détruite dans sa fleur ; son énergie, tournée exclusivement vers la passion, produisit l’effet d’une arme trop chargée qui repousse. Une passion coupable s’empara de lui ; il y mit toute son âme et l’y perdit. Pour se consoler de cette mort morale, il chercha l’anéantissement physique dans l’alcool et l’opium : il l’y trouva ; mais, violent jusqu’à la fin, lorsqu’il sentit s’approcher la dernière agonie, il se fit dresser sur les pieds et voulut mourir debout. Nous allons retrouver bientôt cette terrible histoire. Pour le moment, Patrick était la gloire et l’amour de sa famille ; ses sœurs étaient prêtes à faire pour lui tous les sacrifices, et ses talens semblaient mériter ce dévouement. Il avait des dispositions heureuses pour la peinture, et sans nul doute il avait un tempérament d’artiste ; aussi ses parens se proposaient-ils de l’envoyer bientôt à Londres comme élève à l’Académie royale. Branwell, nourrissant son imagination de cette espérance, en avait fait d’avance une demi-réalité, car il s’était mis à étudier les plans de Londres avec ardeur, et il étonnait tout le monde par la connaissance exacte qu’il avait des plus obscures impasses des quartiers les moins fréquentés de la grande ville.

Voilà les membres de la famille Brontë. À l’exception d’Anne, personne de talent et de mérite, mais dont les qualités de douceur sont un peu mises dans l’ombre par les dons brillans de son frère et de ses sœurs, ils ont tous des caractères excessifs. Quelle existence le sort infligera-t-il à ces personnes si ardentes ? Quels alimens donnera-t-il à leur curiosité ? Cette existence peut se raconter en deux mots pendant tout le temps de leur séjour à Haworth. Un jour y ressemble à tous les jours. Les trois sœurs se promènent sur les bruyères, en évitant autant qu’elles peuvent de traverser le village. Leur timidité est devenue tellement maladive qu’elles ont peur de la vue de leurs semblables, et que la rencontre des figures même familières est pour elles un événement pénible. Elles sont plus à leur aise au presbytère : là, après avoir vaqué aux occupations du ménage, elles lisent toute sorte de livres, dont quelques-uns excentriques et même dangereux, certains livres de piété par exemple, œuvres de quelques sectaires à demi fous, et remplis d’apparitions et d’avertissemens surnaturels. Le soir, elles cousent jusqu’à neuf heures ; alors la tante va se coucher, les sœurs posent leur ouvrage, et, après avoir éteint les lumières par économie, marchent en tout sens à travers leur chambre, éclairées seulement par la clarté sombre du foyer ou par quelque rayon furtif de la lune. C’est l’heure où elles causent, non pas de leurs espérances, mais de leurs inquiétudes, de leurs soucis et de leurs plans pour l’avenir. Le cimetière s’étend sous leurs fenêtres, et la mort leur donne souvent une distraction funèbre. Un certain hiver, les pluies ayant été plus fréquentes que d’habitude, les décès furent aussi plus nombreux. Pendant de longs mois, elles furent cloîtrées par le mauvais temps dans le presbytère, et la monotonie de leur existence revêtit une teinte sinistre. Toute la journée, les cloches faisaient entendre leur carillon lugubre, et, lorsqu’il s’interrompait, c’était pour faire place au bruit aigu et criard du ciseau qui taillait la pierre de quelque tombe récemment ouverte. Ce spectacle quotidien aurait dû, ce semble, émousser la sensibilité de Charlotte et de ses sœurs : il la rendit plus maladive, « J’ai vu Charlotte pâlir et près de s’évanouir, disait une de ses amies, un jour que, dans l’église de Hartshead, quelqu’un remarqua que nous marchions sur des tombes. »

Le cœur s’use vite et vieillit vite avec une pareille existence. Replié sur lui-même, se nourrissant de sa substance, il s’amaigrit, s’étiole, contracte des infirmités précoces, ou se gonfle démesurément et s’hypertrophie. Charlotte et ses sœurs contractèrent de bonne heure quelques-unes de ces maladies. On la voit, à l’âge de dix-neuf ans, éviter d’aller trop souvent chez ses amies par la crainte bizarre d’arriver à trop aimer et de fatiguer l’objet de ses affections. Ce sentiment, qui est une sorte de dépravation propre aux personnes qui ont beaucoup souffert silencieusement, et qui arrivent à considérer la sécheresse comme une vertu, a beaucoup tourmenté toute sa vie. Nous la voyons occupée à réprimer ses penchans affectueux, à fermer son cœur, à se rendre indifférente et froide. Elle voudrait arriver à cet état de perfection où l’on n’agit plus par aucun mobile affectueux, mais par devoir. Cette déviation morale des sentimens naturels est très protestante. Calvin aurait approuvé cet effort de l’âme tendant à supprimer tout ce qui touche trop à la créature ; un puritain fanatique l’aurait encouragée comme l’unique voie du salut. Charlotte résista malgré tout, et n’osa jamais renier la nature ; mais dès-lors elle essaya d’établir dans sa vie un équilibre entre les deux mobiles de l’affection et du devoir. Une autre infirmité qu’elle contracta de bonne heure sous l’empire de cette solitude est celle du découragement. À vingt et un ans, elle écrit qu’elle voit bien que pour elle le printemps de la vie est passé. Enfin elle arriva, en se tourmentant elle-même et en faisant sans cesse le tour de sa conscience, à se demander si elle n’était pas condamnée, et à désespérer de son salut de chrétienne. Jamais Bunyan dans ses transes de l’enfer, jamais Cowper dans ses terreurs de l’éternité, jamais calviniste croyant à la prédestination, n’ont exprimé un plus sombre état d’âme que celui que laissent entrevoir pendant plusieurs années les lettres de Charlotte. Comme une analyse ne remplacerait qu’imparfaitement l’esprit de ces lettres, et qu’elles révèlent une situation morale inconnue dans notre civilisation catholique, nous en allons mettre quelques fragmens sous les yeux du lecteur. La vie morale du protestantisme, avec ses grandeurs, ses dangers et ses misères, respire dans ces lettres, singulièrement dramatiques, quoique une seule âme soit à la fois l’acteur et la scène de ce drame. Voici quelques fragmens de ses lettres écrites de dix-neuf à vingt-deux ans.

« Ma chère E…, je suis en ce moment toute tremblante d’agitation après la lecture de votre lettre. Je n’en ai jamais de ma vie reçu une pareille ; c’est l’épanchement sans contrainte d’un cœur chaud et généreux. Je vous remercie avec énergie de cette tendresse ; je ne reculerai pas plus longtemps devant vos questions, et je vous dirai pourquoi je souffre. Je souhaite d’être meilleure que je ne suis. Je prie souvent avec ferveur afin d’obtenir de devenir meilleure. J’ai des chatouillemens de conscience, des tressaillemens de remords, des visions de choses saintes et inexprimables qui m’étaient inconnues autrefois. Tout cela peut s’évanouir, et je puis me trouver alors dans la nuit noire ; mais j’implore du clément Rédempteur que si ces lueurs que j’entrevois doivent être l’aurore de son Évangile, il fasse épanouir cette aurore en un splendide midi. Ne vous abusez pas sur mon compte, ne me croyez pas bonne : je désire seulement le devenir. Je déteste mon ancienne présomption et mon ancienne frivolité. Oh ! je ne suis pas meilleure qu’autrefois ; je suis dans un tel horrible et sombre état d’incertitude, qu’à ce moment même je consentirais à être vieille, à avoir les cheveux gris, à avoir dit adieu à tous mes jours de jeunesse et de joie, à être inclinée sur la bord de mon tombeau, si j’avais l’espérance d’être réconciliée avec Dieu et rachetée par la grâce de son Fils. Je n’ai jamais exactement été insouciante de ces choses, mais elles m’ont toujours fait éprouver une impression répulsive et sombre, et maintenant les nuages deviennent plus noirs encore, et un abattement plus oppressif pèse sur mon âme. Vous m’avez consolée ; pendant un moment, un atome de temps, j’ai pensé que je pourrais vous appeler ma sœur selon l’esprit, mais maintenant l’excitation est passée, et je suis aussi misérable et désespérée que jamais. Cette nuit, je prierai comme vous me le recommandez. Puisse le Tout-Puissant m’écouter avec complaisance ; j’espère qu’il m’exaucera, puisqu’à mes prières souillées vous joindrez vos pures supplications. Tout est tumulte et confusion autour de moi…… Si vous m’aimez, venez, venez, venez vendredi ; je vous attendrai ; si vous ne venez pas, je pleurerai… »

« 10 mai 1836…. Ne vous abusez pas sur mon compte ; n’imaginez pas que j’aie un atome de bonté réelle. Ma chérie, si je vous ressemblais, j’aurais le visage tourné vers Sion, mais je ne suis pas comme vous. Si vous connaissiez mes pensées, les rêves qui m’obsèdent, les imaginations enflammées qui me dévorent et qui me rendent toute société insupportable, vous auriez pitié de moi, et j’ose dire que vous me mépriseriez. Je connais pourtant les trésors de la Bible, je les aime et je les adore ; je puis voir la source de la vie dans tout son éclat et dans toute sa transparence, mais lorsque je m’approche pour boire de ses eaux, elles fuient mes lèvres comme si j’étais Tantale.


« Vous avez été bien bonne pour moi dernièrement, vous m’avez épargné toutes ces petites et innocentes plaisanteries qui, grâce à ma malheureuse susceptibilité de caractère, me faisaient tressaillir autrefois, comme si j’avais été touchée avec un fer chaud ; des choses dont personne ne s’inquiète entrent dans mon esprit et l’irritent comme un venin. Je sais que ces sentimens sont absurdes, et je fais tous mes efforts pour les cacher ; mais plus je les ensevelis en moi, plus leur aiguillon est fort. »


« 1837….. Si je pouvais toujours vivre avec vous, si chaque jour je pouvais lire la Bible avec vous, si vos lèvres et les miennes pouvaient boire en même temps, et dans la même coupe, les eaux de la fontaine de clémence, j’espérerais, j’aurais la confiance de devenir meilleure que ne me le permettent maintenant mes mauvaises et vagabondes pensées et mon cœur corrompu. Souvent je trace le plan de la vie heureuse que nous pourrions mener ensemble, nous fortifiant l’une l’autre dans cette vertu de l’abnégation et de d’oubli de soi, dans cette dévotion brûlante et bénie que les premiers saints atteignirent si souvent. Mes yeux se remplissent de larmes lorsque je mets en contraste les bénédictions d’une telle vie, illuminée par les espérances de l’éternité, avec l’état misérable dans lequel je vis maintenant, incertaine que je suis d’avoir jamais ressenti la contrition véritable, péchant en pensée et en acte, aspirant après la sainteté que je n’atteindrai jamais, jamais, mordue parfois au cœur de cette pensée que les sinistres doctrines calvinistes sont vraies, l’âme obscurcie enfin par les ombres de la mort spirituelle. Si la perfection chrétienne est nécessaire au salut, je ne serai jamais sauvée ; mon cœur est une serre chaude pour les mauvaises pensées, et lorsque je prends une décision, c’est à peine si je me souviens d’implorer la direction de mon Rédempteur. Je ne sais comment prier, je ne peux incliner ma vie à la grande fin de faire le bien, je vais caressant constamment mon propre plaisir, poursuivant la satisfaction de mes propres désirs : j’oublie Dieu ; Dieu ne m’oubliera-t-il pas ? Et cependant je connais la grandeur de Jéhovah ; j’adore sa parole, j’adore la pureté de la foi chrétienne ; mes croyances sont droites, mes actes horriblement pervers. »


Ces lettres maladives expriment bien des choses : d’abord elles nous font apercevoir la civilisation protestante avec tout son cortège de sentimens particuliers ; ensuite elles nous donnent un état vrai de l’âme de Charlotte. Ce qui frappe le plus dans ces lettres, ce ne sont pas les infirmités morales dont Charlotte s’accuse, et qui sont le résultat des circonstances de sa vie, c’est la lutte qu’elles laissent entrevoir entre la nature et la religion. Les tentations dont parle Charlotte, les mauvaises pensées dont elle s’accuse ne sont pas toutes évidemment de vaines imaginations enfantées par une conscience protestante ; elle y revient trop souvent pour que ces tourmens n’aient pas eu d’autres causes. La cause véritable, c’est sa nature passionnée qui se révolte, qui jette dans tout son être un incendie qui l’effraie, et qu’elle s’occupe incessamment à éteindre. Il me semble reconnaître dans ces lettres l’accent même de Jane Eyre, et je m’étonne que mistress Gaskell n’en ait pas fait l’observation. Quelles peuvent être les tentations et les faiblesses dont s’accuse une jeune fille de vingt ans, de nature passionnée, d’éducation religieuse ? La réponse est trop facile. Ce sont les tentations et les faiblesses de la petite gouvernante qu’elle nous a si merveilleusement décrites. Le grand souci de la vie de Charlotte, ce fut de réprimer sa nature ; nous avons vu qu’elle avait peur de trop aimer, et qu’elle faisait tous ses efforts pour étouffer en elle la voix du cœur. Elle réussit. Elle trouva dans les circonstances malheureuses de son existence la preuve évidente que le bonheur n’était pas fait pour elle, et que la résignation était un acte de raison. En considérant ses traits, elle se dit que le mariage n’était pas fait pour elle, et qu’elle devait s’habituer à cette idée ; elle se persuada enfin que la nature, en la faisant ardente, malheureuse et laide, l’avait formée pour le devoir seul, et que le sacrifice était sa destinée. Elle resta fidèle à cette noble persuasion, et le devoir fut l’âme de sa vie.

Nous sommes ici dans les régions morales les plus hautes : les infirmités, les déviations, les tourmens d’une telle conscience sont plus élevés et plus nobles que bien des vertus. Les sentimens de tendresse les plus délicats, la bonté la plus touchante, avaient trouvé le moyen d’éclore dans cette âme lassée de ses propres orages. En elle, on ne rencontre aucun des vilains petits sentimens d’aigreur et de jalousie qu’engendrent les espoirs déçus et les passions concentrées. Savez-vous ce qu’elle faisait au moment où elle s’accusait d’être une proie marquée pour la damnation ? Elle remplaçait la servante Tabby. Tabby s’était cassé la jambe, et avait en conséquence été obligée d’abandonner son service. Miss Branwell jugeait que cette circonstance, jointe au grand âge de Tabby, exigeait qu’elle fût remplacée : elle pouvait vivre avec les économies qu’elle avait faites ; elle avait une sœur qui résidait à Haworth, et quant aux dépenses qu’entraînerait sa maladie, M. Brontë y pourvoirait. M. Brontë, aussi généreux qu’il était pauvre, accepta ce plan avec difficulté. Cependant la prudence et les raisonnemens d’économie domestique de miss Branwell avaient fini par l’emporter ; mais les demoiselles Brontë firent une opposition silencieuse à cette décision : elles furent maussades, et s’abstinrent de manger jusqu’à ce qu’elles l’eussent emporté. Tabby resta dans la maison, et tous les soins du ménage retombèrent sur les jeunes filles ; elles ne s’en plaignirent pas. Charlotte et Emilie firent la cuisine comme si elles n’avaient jamais lu Shakspeare et Scott. « Emilie et moi, nous sommes suffisamment occupées, comme bien vous pouvez supposer ; je repasse et je fais les chambres ; Emilie s’occupe de la boulangerie et de la cuisine. Nous sommes de si singuliers animaux que nous préférons cet arrangement de choses à l’ennui d’avoir parmi nous une nouvelle figure. J’ai beaucoup excité la colère de ma tante en brûlant le linge la première fois que j’ai essayé de repasser ; je m’en tire beaucoup mieux maintenant. Les sentimens humains sont d’étranges choses. J’éprouve plus de bonheur à faire les lits et à frotter les carreaux ici que je n’en aurais à vivre ailleurs comme une belle dame. »

Une telle personne, malgré sa laideur physique, ne pouvait manquer d’être intéressante. Si elle n’avait rien de ce qui peut exciter la passion ou plaire à la plupart des hommes, elle avait toutes les qualités requises pour commander l’estime et piquer la curiosité. Elle éveilla tour à tour ces deux sentimens. En 1839, elle reçut une proposition de mariage d’un clergyman qui semble avoir été un homme austère, et dont elle avait conquis l’estime. Charlotte refusa à peu près pour les mêmes raisons que Jane Eyre, lorsqu’elle repousse les propositions de Saint-John Rivers. Elle vit que ce qui l’attirait à elle, ce n’était pas sa nature passionnée, qu’il ne connaissait pas et qu’il ne pourrait aimer, mais la nature contrainte qu’elle s’était faite. Son langage en cette occasion est d’un bon sens très original.


« J’avais un tendre penchant pour lui, parce qu’il est de dispositions aimables et bienveillantes. Cependant je n’avais pas et je ne pouvais avoir cette intensité d’attachement qui m’aurait portée à mourir pour lui avec joie, et si jamais je me marie, c’est à travers cette lumière d’adoration que je veux pouvoir contempler mon mari. En outre, je suis persuadée qu’il n’a pas conscience de ma vraie nature. Oui, cela le ferait tressaillir de surprise de me voir dans mon caractère naturel ; il me considérerait comme une bizarre et romanesque enthousiaste. Je ne pourrais pas rester tout le jour à garder gravement mon sérieux devant mon mari. Je voudrais rire, plaisanter et dire tout ce qui me passerait par la tête ; mais s’il était un homme intelligent, et qu’il m’aimât, le monde entier mis dans une balance contre le plus petit de ses désirs, serait léger comme l’air. »


Ici la nature véritable de Charlotte se révèle par cette note passionnée, tout à fait en harmonie avec les tourmens dont elle nous a entretenus plus haut. Quelque temps après cette aventure, elle piqua la curiosité d’un jeune clergyman irlandais, et il y eut un commencement de flirtation bien vite réprimé par la grave Charlotte. Laissons la raconter elle-même cette scène ; son caractère s’y montre avec toute sa sévérité et le peu qu’il eut jamais de gaieté et d’enjouement.


« Ce dernier gentleman, M. B…, est un jeune clergyman irlandais fraîchement sorti de l’université de Dublin. C’était la première fois que nous le voyions, mais avec la nature de ses compatriotes il fut bientôt comme chez lui. Son caractère se révéla vite dans la conversation, spirituel, vif, ardent, intelligent, mais dépourvu de la dignité et de la discrétion anglaises. À la maison, comme vous savez, je parle aisément ; je ne suis plus timide, je ne suis pas opprimée par cette misérable mauvaise honte qui me tourmente et me contraint partout ailleurs. Je causai donc avec l’Irlandais, qui me fit rire par ses bons mots, et quoique je visse très bien les défauts de son caractère, je les excusais à cause de l’amusement que me procurait son originalité. Je me refroidis un peu toutefois vers la fin de la soirée, parce qu’il jugea bon d’assaisonner sa conversation de certaines flatteries irlandaises qui ne me plaisaient pas du tout. Toutefois ils partirent, et il ne fut plus question d’eux. Quelques jours après, je reçus une lettre dont l’adresse me troubla, n’étant d’aucune écriture connue de moi ; je l’ouvris, et il se trouva que c’était une déclaration d’amour et une proposition de mariage exprimés dans l’ardent langage de ce jeune et sagace Irlandais. J’espère que vous riez de bon cœur. N’est-ce pas que voilà bien une des aventures qui me sont habituelles ? Elles ressemblent plutôt à celles qui sont familières à Marthe. Je suis certainement condamnée à être une vieille fille ; peu importe, je me suis faite à cette idée depuis l’âge de douze ans. »


En effet, la pensée du mariage ne se fit jour dans l’esprit de Charlotte que longtemps après, lorsque la mort l’eut successivement allégée du fardeau de devoirs qu’elle portait, fardeau qui précisément à cette époque pesait lourdement sur elle.


IV

Les ressources pécuniaires de M. Brontë étaient, comme nous l’avons dit, fort restreintes, et le moment vint où les enfans durent songer à se créer une situation qui pût suffire à leurs besoins. Ce n’était pas une chose facile. Longtemps ils avaient caressé l’espérance de tirer leurs ressources d’occupations conformes à leurs goûts ; Patrick serait artiste, les demoiselles écriraient ou dessineraient. Dans cette pensée, Patrick et Charlotte avaient écrit deux lettres à Wordsworth et à Southey, en leur envoyant quelques essais. La remarquable lettre de Patrick à Wordsworth resta sans réponse. Celle de Charlotte à Southey en obtint une qui honore singulièrement le poète qui l’a écrite. Dans cette lettre, Southey, tout en reconnaissant les promesses de talent que contenaient les essais qui lui avaient été envoyés, engageait cependant Charlotte à ne s’occuper de littérature qu’autant que cette occupation serait compatible avec ses devoirs. C’est une lettre sensée, à la fois indulgente et sévère, où l’auteur a pris un soin extrême pour n’inspirer ni découragement, ni espérance. Charlotte fut très sensible à cette admonition ; son ardeur en fut un peu ralentie, et pendant longtemps elle ne songea plus à la littérature comme ressource immédiate. Que faire alors ? Les sœurs pensèrent à fonder une école ; malheureusement l’argent manquait, et aussi l’instruction voulue. Leur éducation s’était faite à bâtons rompus : elles avaient acquis beaucoup, mais par elles-mêmes, et en dehors de toutes les règles voulues ; leur santé d’ailleurs était mauvaise. La santé d’Anne chancelait dès cette époque (1839), celle de Charlotte n’était pas meilleure ; Emilie, qui avait tenu une école à Halifax, fut obligée de revenir à Haworth au bout de six mois. Il fallait cependant prendre un parti, et elles étaient décidées à tout. Charlotte, pour sa part, n’était pas difficile sur le choix d’une occupation ; mais elle n’avait les doigts ni agiles ni habiles, et sa taciturnité mélancolique lui interdisait certaines fonctions. « Je ne voudrais être ni bonne d’enfans, ni femme de chambre, encore moins dame de compagnie, ni couturière, ni modiste. Je serais volontiers servante, etc., et dans le fait je cherche une situation comme une servante hors de place. D’ailleurs j’ai découvert récemment que j’ai un talent tout particulier pour nettoyer les cheminées, balayer les chambres, faire les lits. Quelques semaines après, Anne et Charlotte avaient trouvé deux places de gouvernantes.

Charlotte avait raison, il eut mieux valu être servante. Elle fit bientôt connaissance avec les misères de son nouveau métier. La condition d’une gouvernante est une condition mixte, tenant le milieu entre la condition de servante et celle d’institutrice, et par conséquent une des plus déplorables où l’on puisse tomber : c’est une situation d’autant plus cruelle et plus humble qu’elle est mal déterminée. Une servante ne s’attend à aucun égard, une gouvernante croit avoir droit à quelque bienveillance. Sa bonne éducation, au lieu d’être un titre en sa faveur, devient une arme contre elle. Pauvre et bien élevée, ces mots s’accordent ensemble au coin du feu paternel ; ils jurent ensemble au foyer d’un étranger. Vos scrupules passent pour de grands airs, vos plaintes pour de l’orgueil. Si vous voulez conserver votre dignité, on vous rappellera que vous oubliez votre condition. La timidité naturelle, inséparable d’un tel état, vous rendra le jouet des enfans ; vos vêtemens, où la propreté s’allie à la pauvreté, vos vêtemens décens, râpés, déteints à force d’avoir été lavés, exciteront la gaieté des visiteurs et du quartier. Charlotte disait à Mme Gaskell qu’il était impossible, sans avoir été gouvernante, de se faire une idée des mauvais sentimens que cet état d’humiliation permanente pouvait engendrer. La sympathie s’émousse, l’égoïsme se développe lentement sous l’empire de cette dépendance, l’envie de tyranniser naît de cette contrainte humiliante. L’acteur doit rire lorsqu’il a envie de pleurer, mais ce n’est que pour une heure ; ici, il faut plier son caractère à tous les accidens d’humeur de ses maîtres. Un jour à un grand dîner, chez sa maîtresse, on confia à Charlotte le soin d’amuser toute une bande d’enfans. Charlotte, qui était rarement gaie, eut bientôt épuisé la petite provision de bonne humeur qu’elle avait demandée à son énergie. Sa maîtresse lui reprocha durement sa tristesse. « Je pleurai amèrement, dit Charlotte, et je songeai à tout planter là et à m’en retourner à la maison ; mais après quelques heures de réflexion, je me déterminai à faire appel à toute mon énergie et à laisser passer l’orage. Je me dis à moi-même : Je n’ai jamais quitté un lieu où j’ai séjourné sans avoir conquis un ami. L’adversité est une bonne école ; les pauvres sont nés pour travailler, et les gens soumis à la dépendance pour souffrir. » C’est l’accent de Jane Eyre appelant de toute la force de son cœur une nouvelle servitude. Plus loin, elle excuse à demi sa maîtresse en rejetant avec un tact charmant ses défauts sur le bonheur et la santé dont elle jouit. « Mistress est généralement regardée comme une femme agréable, et elle mérite sa réputation, je n’en doute pas, lorsqu’elle est dans le milieu du monde. Sa santé est solide, son tempérament riche, par conséquent elle est gaie en société ; mais ces avantages peuvent-ils compenser l’absence de tout beau sentiment, de toute douceur et de toute délicatesse ? Elle se conduit avec moi un peu plus poliment que les premiers jours, et les enfans sont un peu plus traitables ; mais elle ne connaît pas mon caractère et ne désire pas le connaître. Je n’ai jamais eu cinq minutes de conversation avec elle depuis mon arrivée, excepté quand j’ai dû subir ses gronderies. »

Les enfans sont indociles ; à la rigueur cependant on les mènerait, s’ils n’étaient pour ainsi dire dépravés par leurs parens. Ils s’attacheraient à leur gouvernante, si les parens n’avaient pas à cœur de fausser leur esprit, de pervertir par les préjugés et les conventions sociales leurs élans de reconnaissance et de bonté naturelle. Un jour on confia à miss Brontë la garde d’un enfant de trois ans, en lui recommandant surtout de ne pas le laisser aller à l’écurie. Son frère aîné induisit le petit en tentation, et l’emmena à l’endroit prohibé. Charlotte intervint ; mais les deux enfans, s’encourageant l’un l’autre, l’assaillirent à coups de pierre : miss Brontë reçut une blessure grave à la tempe. Le lendemain, la mère ayant demandé la cause de cette blessure, Charlotte répondit brièvement : « C’est un accident, madame. » Cette réponse lui gagna le cœur des enfans, qui lui furent reconnaissans de leur avoir épargné des gronderies, et elle, en retour, s’attacha davantage à eux. Un mot cruel vint arrêter cette affection croissante. Un jour qu’un des enfans, dans un élan de tendresse démonstrative, serrait la main de Charlotte en lui disant : « Je vous aime bien, miss Brontë, » la mère, comme ne pouvant retenir son étonnement et sa honte, s’écria devant ses enfans et devant Charlotte elle-même : « Aimer la gouvernante, mon chéri, fi ! » Il est facile d’imaginer le goût d’absinthe et de fiel que ce mot laissa dans le souvenir de Charlotte. Laissons-la d’ailleurs raconter elle-même les impressions de sa vie de gouvernante.


« Juin 1839. Les enfans sont constamment avec moi. Ils font ce qu’ils veulent ; quant à les corriger, je me suis aperçue bien vite que cela était hors de question. Mes plaintes à la mère me font regarder de travers, et n’ont pour résultat que de lui faire trouver pour leurs défauts des excuses injustes et partiales… Je vous disais dans ma dernière lettre que mistress ne me connaît pas. Je commence maintenait à m’apercevoir qu’elle ne se soucie pas de me connaître, qu’elle n’a aucun souci de moi, si ce n’est le désir d’en tirer le plus de travail possible. À cet effet, elle m’inonde d’un océan d’ouvrages d’aiguille, de mètres de batiste à ourler, de bonnets de nuit en mousseline à faire, et par-dessus tout de poupées à habiller…. Je pensais autrefois que j’aimerais à vivre au milieu du tourbillon de la société des gens riches ; mais aujourd’hui j’en ai assez : c’est fort triste à contempler. Je vois plus clairement qu’autrefois qu’une gouvernante n’a pas d’existence réelle, qu’elle n’est considérée comme un être vivant et raisonnable que dans ses rapports avec les devoirs insupportables qu’elle a à remplir. De toutes les soirées que j’ai passées ici, la seule agréable est celle où, M… étant allé se promener avec ses enfans, j’ai reçu l’ordre de les suivre par derrière à quelque distance. En traversant la campagne avec son magnifique chien de Terre-Neuve à ses côtés, il avait tout à fait l’aspect qui convient à un gentleman loyal, riche et conservateur. Il parlait librement et sans affectation à tous les gens qu’il rencontrait, et, quoiqu’il gâtât ses enfans et qu’il les laissât prendre trop de libertés avec lui, il ne souffrait pas qu’ils insultassent grossièrement personne. »

Charlotte ne resta pas longtemps dans cette maison inhospitalière, où le maître seul avait trouvé grâce à ses yeux. Elle revint à Haworth à la fin de 1839. Deux années s’écoulèrent encore, et ses espérances reculaient sans cesse à l’horizon. Pour tromper les ennuis de sa vie monotone, Charlotte se remit à écrire avec une nouvelle rage. La grande dépense de Charlotte et de ses sœurs semble avoir été celle du papier durant les années qui précédèrent l’apparition de Jane Eyre. La quantité de papier qu’elles achetaient excitait l’étonnement de l’honnête marchand qui le leur vendait. « Je me demandais ce qu’elles en faisaient, disait-il à Mme Gaskell ; je pensais quelquefois qu’elles devaient collaborer aux magazines. Lorsque mes provisions étaient épuisées, j’avais toujours peur de les voir venir ; elles semblaient si contrariées lorsque j’étais à sec. J’ai bien des fois fait le voyage d’Halifax pour acheter une demi-rame, dans la crainte d’être pris au dépourvu. » Charlotte s’était remise en effet à caresser ses rêves de littérature. Elle commença un roman qui devait avoir la proportion de ceux de Richardson. De temps à autre, elle et son frère Branwell envoyaient des essais à Wordsworth et à Coleridge. Branwell écrivait quelquefois dans un journal de province, Emilie composait ses poèmes. Toutes ces jeunes têtes étaient en fermentation, et ce tumulte intellectuel fait même un singulier contraste avec la vie silencieuse du presbytère. Charlotte n’a pas encore trouvé sa voie ; elle est pleine de maladresse, elle cherche, et s’égare. L’éducation n’est pas complète ; cinq ou six années de malheurs sont encore nécessaires à la formation de ce talent.

En 1841, Charlotte quitta de nouveau Haworth pour une position de gouvernante. Cette fois elle tomba dans une maison hospitalière et chez des maîtres bienveillans, mais elle s’aperçut bientôt que ce métier n’était décidément pas fait pour elle. La société des enfans ne convient pas aux personnes tristes et éprouvées par la douleur. Sa timidité lui créait une foule de petits obstacles. « Je ne sais comment faire pour réprimer la familiarité bruyante des enfans. J’éprouve une difficulté extrême à demander aux domestiques ou à ma maîtresse les choses qui me sont nécessaires, quelque besoin que j’en aie. J’ai moins de peine à supporter les plus grands embarras qu’à descendre à la cuisine pour prier qu’on m’en délivre. Je suis une folle, mais Dieu sait que je ne puis faire autrement. » Charlotte d’ailleurs à cette date avait l’esprit bien loin des occupations vulgaires auxquelles elle était assujettie. Dans sa tête commençaient à bouillonner confusément une foule de personnages, de paysages, d’aventures, qui cherchaient à se dégager de leurs limbes, et imploraient Charlotte de les faire venir au jour. Charlotte n’avait pas un instant à donner à l’imagination, qui devenait de plus en plus impérieuse. En outre, elle réfléchit que ce métier de gouvernante, avec des gages de 16 liv. (400 fr.) par an, n’était pas un avenir. Elle reprit le projet, déjà abandonné une fois, de tenir un pensionnat, Celui de miss Wooler était à vendre. Il lui avait été offert ; mais deux difficultés l’arrêtaient : il lui fallait un petit capital et deux années de travaux préparatoires dans l’étude du français et de l’allemand. Elle décida sa tante à risquer une petite somme qui devait être partagée entre les premiers frais d’établissement et les frais d’éducation supplémentaire qui lui était devenue indispensable. La tante consentit : Charlotte et Emilie partirent pour le continent et débarquèrent à Bruxelles, dans le pensionnat de M. Héger, où elles devaient compléter leur éducation.

Les deux sœurs transportèrent avec elles sur le continent les aiguillons de souffrance qui les avaient blessées sans relâche, et sentirent plus vivement leurs piqûres au milieu d’un monde étranger. Leur timidité était telle qu’une dame anglaise, qui les invitait de temps à autre à venir chez elle, cessa de le faire, parce qu’elle s’aperçut que ces invitations leur causaient plus de peine que de plaisir. Emilie prononçait à peine quelques monosyllabes : quant à Charlotte, elle causait quelquefois éloquemment, lorsqu’elle était en veine de sociabilité ; mais avant de se décider, elle avait l’habitude de se détourner sur sa chaise de manière à cacher son visage à son interlocuteur. Toutes les gaucheries de la solitude étaient désormais inséparables de leur personne. Les deux sœurs vécurent à peu près exclusivement dans la société l’une de l’autre ; elles avaient à Bruxelles deux amies d’enfance, l’une d’elles mourut bientôt. Ces deux écolières, dont l’une avait vingt-six ans et l’autre vingt, n’avaient dans leur exil qu’une pensée : apprendre bien vite ce qu’il leur était nécessaire de savoir et quitter ce monde maudit. Le continent leur faisait horreur. Tout autour d’elles était si différent de leur manière de vivre et de sentir. Elles flairaient des corruptions qui leur étaient inconnues. Jamais Scythe ou Germain antique n’a été plus scandalisé de la corruption de la Grèce et de Rome que ces deux petites sauvages du Yorkshire ne le furent des mœurs et du culte qu’elles avaient sous les yeux. Les impressions de Charlotte sont loin d’être favorables au continent en général, au peuple belge et à la religion catholique en particulier ; mais elles sont curieuses, et nous en transcrivons quelques-unes en lui en laissant toute la responsabilité.


« Si l’on doit juger du caractère national des Belges par le caractère de la plupart des jeunes filles de l’école, c’est un caractère singulièrement froid, égoïste, bête et inférieur. Elles sont très indociles, et donnent beaucoup de peine à leurs maîtresses. Leurs principes sont pourris au cœur. Nous les évitons, ce qui n’est pas difficile, car nous avons sur notre front la marque réprouvée du protestantisme et de l’anglicisme. On parle du danger auquel les protestans s’exposent en allant vivre dans les pays catholiques, où ils courent risque de perdre leur foi. Le conseil que je donnerai à tous les protestans assez assotés pour se faire catholiques est d’aller sur le continent, d’assister soigneusement à la messe pendant quelque temps, d’en bien noter les momeries, ainsi que l’aspect idiot et mercenaire de tous les prêtres, et puis, s’ils sont disposés à voir autre chose dans le papisme qu’un système de pauvres mensonges bien puérils, qu’ils se fassent papistes, et grand bien leur en advienne ! Je considère le méthodisme, le quakerisme et les opinions extrêmes de la haute et de la basse église comme des folies, mais le catholicisme romain surpasse tout cela. En même temps permettez-moi de vous dire qu’il y a quelques catholiques qui sont aussi religieux que peuvent l’être des chrétiens pour qui la Bible est un livre scellé, et qui valent mieux que beaucoup de protestans. »


Aussi grande qu’ait été l’horreur de Charlotte pour le continent, celle d’Emilie était plus forte encore. D’autant plus soupirait-elle après ses chères bruyères. Ses impressions et l’état de son âme à cette époque ont été vivement décrits plus tard par Charlotte :


« A l’âge de vingt ans, après avoir étudié seule avec diligence et persévérance, elle vint avec moi sur le continent. Les mêmes souffrances et les mêmes luttes continuèrent et s’augmentèrent encore de la vive répugnance de son ferme esprit anglais et hérétique pour l’aimable jésuitisme du système romain et continental. Une fois encore elle sembla succomber, mais cette fois elle vainquit par la force seule de sa volonté. Elle jeta sur ses faiblesses d’autrefois un regard de remords et de honte, et se résolut à vaincre ; mais la victoire lui coûta cher. Elle ne fut heureuse que lorsqu’elle put transporter sa science durement acquise dans l’obscur petit village anglais, le vieux presbytère et les collines désolées du Yorkshire. »


L’occasion de revoir ces collines si désirées se présenta bientôt, inattendue et sinistre. Charlotte et Emilie reçurent la nouvelle de la maladie de leur tante. Elles s’embarquèrent à la hâte, et trouvèrent à leur arrivée Anne et M. Brontë assis seuls et silencieux en face l’un de l’autre.

Quelque temps après leur retour, M. Brontë reçut une lettre de M. Héger. Ce dernier déplorait en termes sympathiques que des circonstances malheureuses eussent interrompu les études de Charlotte et d’Emilie, et offrait de les recevoir comme sous-maîtresses dans son pensionnat. La mort de miss Branwell laissait vide une place au foyer, et Anne était obligée d’aller reprendre ses fonctions de gouvernante. Emilie saisit donc avec un empressement un peu égoïste cette occasion de ne pas s’éloigner de ses chères bruyères. Charlotte partit seule au commencement de 1843. Pendant tout le cours de l’année, elle ne sentit pas trop, grâce à ses occupations, le poids de la solitude : « Je vis ici comme une manière de Robinson Crusoë, écrit-elle à Emilie, mais peu importe. » La saison des vacances fut pour elle une rude épreuve. Elle avait pour unique société une institutrice française qui lui avait toujours été antipathique, et dont elle s’éloigna avec épouvante, lorsqu’elle connut les principes qui gouvernaient sa conduite. Alors, opprimée par la solitude, fuyant la compagnie de sa perverse collègue, elle sortait, parcourait fiévreusement les rues et les boulevards, marchait tout le long du jour aussi loin que possible du pensionnat, et allait au cimetière rendre une visite au tombeau de la petite Marthe, morte l’année précédente. Une nostalgie violente s’empara d’elle. Le continent et le catholicisme lui faisaient de plus en plus horreur. « C’est dimanche matin, écrit-elle un jour, ils sont à leur messe idolâtre, et moi je suis seule ici dans le réfectoire. » Elle exprimait hautement sa haine pour le catholicisme, circonstance qui lui valut l’antipathie des personnes dont elle dépendait, et qui avaient été d’abord bienveillantes. M. Héger était un fervent catholique, Mme Héger était dévote, et de jour en jour elle devint plus froide envers Charlotte. En même temps de mauvaises nouvelles arrivaient d’Haworth ; la vue de M. Brontë baissait sensiblement, et on craignait une cécité prochaine. La conduite de Branwell, qui d’année en année s’était singulièrement relâchée, devenait alarmante. Charlotte prit congé de M. et de Mme Héger. Après son retour, l’ancien projet de fonder un pensionnat fut de nouveau discuté ; mais il ne fallait pas songer à s’établir ailleurs qu’à Haworth, et Haworth était en pleine campagne, très retiré et très loin des grands centres de population. Le projet fut donc abandonné. D’ailleurs les trois sœurs allaient avoir à prendre soin de deux malades, d’un aveugle et d’un frénétique : l’aveugle était M. Brontë, le frénétique leur malheureux frère Branwell.

L’histoire de Branwell est affreuse, mais elle fait honneur, malgré tout, à la sincérité de passion et à la moralité de l’âme anglaise ; elle fait même honneur à Branwell : ce n’est jamais un homme vulgaire qui prendrait à cœur une aussi triste aventure. Branwell, dans les années précédentes, avait obtenu une position de précepteur dans une grande maison. C’était, comme on l’a vu, un joli garçon, brillant causeur, sympathique à tout le monde, gâté de bonne heure et encouragé dans ses vices par l’idolâtrie de sa famille et l’indulgence de ses voisins. Ce qui dans l’adolescence n’avait été qu’étourderie devint corruption à mesure qu’il grandit, et ses sœurs avaient remarqué avec tristesse que son langage devenait de plus en plus cynique, et sa conduite énigmatique. Il eut la mauvaise chance d’inspirer une violente passion à une femme mariée, plus vieille que lui de vingt ans, et qui était la maîtresse même de la maison où il était précepteur. Une telle passion est sans scrupules : les premières avances furent faites par la dame, hardiment, sans qu’elle songeât à se cacher même de ses enfans, qui approchaient de l’adolescence. Ceux-ci, s’autorisant de sa conduite, la menaçaient, lorsqu’elle leur refusait ce qu’ils demandaient, de raconter à leur père, qui était infirme et au lit, « la manière dont elle se conduisait avec M. Brontë. » Ce sont de tristes détails ; ce qui est plus triste, c’est que le jeune Branwell non-seulement céda, — accident dont on peut se relever, — mais eut le malheur de devenir éperdument amoureux à son tour de cette femme, qui aurait pu lui servir de mère aussi bien que de maîtresse. Lorsqu’il allait en visite chez son père, il restait aussi peu de temps que possible, ne tenait pas en place, et étonnait ses sœurs par les singularités de son humeur. Il passait d’un accès de gaieté maladive à un abattement extrême, s’accusait des plus graves forfaits et se disait coupable de la plus noire trahison. Ses sœurs l’observaient avec inquiétude, ne comprenant pas les causes de cette agitation ; mais quelque temps après Branwell revint pour toujours au presbytère. Il avait reçu du mari outragé un congé fortement motivé, avec ordre de briser immédiatement ses relations coupables, et défense d’entretenir jamais une communication quelconque avec un membre de sa famille.

Le soir où tous les détails de cette histoire furent connus, le petit presbytère d’Haworth présenta un tragique spectacle. Imaginez les sœurs se cachant le visage de honte, — non pas tant parce que la carrière de leur frère est brisée, mais parce que toutes leurs illusions sur ce frère adoré ont disparu et qu’elles n’ont plus en lui qu’une image vivante du péché ; le père aveugle, douloureusement étonné, et dans un emportement à la fois tendre et violent, maudissant la malheureuse qui a corrompu son enfant et l’a entraîné au crime ; Branwell pleurant à chaudes larmes, et au milieu de son désespoir ne songeant encore qu’à sa passion. Mme Gaskell nous fait entrevoir toute cette scène. Il n’y en a pas de plus belle dans le Vicaire de Wakefield.

La vie de Branwell était brisée. Avec l’égoïsme de la passion, il ne songeait pas aux douleurs de ses sœurs et de son père ; il ne songeait qu’à lui, aux plaisirs qu’il avait perdus. Cependant il avait un espoir, coupable encore, il est vrai. Le mari était malade, il pouvait mourir. Sa maîtresse serait libre alors ; il l’épouserait. Il ne doutait pas qu’elle n’y consentît ; elle lui avait offert de fuir avec lui, elle n’avait cessé de lui écrire, elle lui avait prouvé son amour par d’autres témoignages encore. L’événement désiré arriva ; mais, par testament, le mourant avait légué toute sa fortune à sa femme, à la condition qu’elle ne renouerait jamais de relations avec Branwell. Pressentant qu’aussitôt qu’il apprendrait la mort de son mari, Branwell se mettrait en route pour la rejoindre, elle lui dépêcha en toute hâte un messager à Haworth. On envoya chercher Branwell au presbytère, et il resta enfermé environ une heure avec le messager. Lorsque ce dernier l’eut quitté, on entendit un grand bruit dans la chambre où avait eu lieu l’entrevue. C’était Branwell qui était en proie à des convulsions violentes. Sa maîtresse lui annonçait qu’elle l’abandonnait pour ne pas renoncer à sa fortune.

Ce fut le dernier coup. Patrick ne s’en releva pas. Il ne guérit sa passion que par la mort, et jusqu’à son dernier jour porta sur lui les lettres d’amour qu’il avait reçues. Il chercha des consolations dans l’alcool et l’opium. On avait défendu de lui vendre ce poison ; mais pour se le procurer, il échappait à toutes les surveillances et multipliait les ruses. Aussitôt qu’il pouvait, par un moyen quelconque, se procurer une guinée, il sortait furtivement et allait chercher l’oubli dans quelque taverne voisine… Il fut pris du delirium tremens, et comme il couchait dans la chambre de son père, il déclarait souvent, sous l’empire de l’hallucination, que l’un ou l’autre des deux serait mort le lendemain. Les filles suppliaient vainement leur père de ne pas rester dans la chambre du malade ; mais M. Brontë résistait. Alors les sœurs passaient la nuit, inquiètes, l’oreille au guet, et entendaient souvent le bruit sec d’un pistolet que l’on armait. Lorsque ces accès étaient passés, le lendemain Branwell s’accusait amèrement. « Nous avons eu une terrible nuit, le vieux père et moi, disait-il. Pauvre père, il fait de son mieux ; mais tout est fini pour moi, tout est fini. C’est sa faute à elle, sa faute. » Le bonheur n’avait jamais visité Haworth, mais cette fois le malheur y était entré, et pour toujours.

Mme Gaskell a raconté cet épisode dans ses plus grands détails, avec un acharnement et une âpreté morale extraordinaires. Rien n’est amer et violent comme les pages vengeresses qu’elle a dirigées contre la complice de Branwell. « Cette histoire doit être racontée. Je l’aurais passée sous silence si j’avais pu ; mais outre qu’elle est parfaitement connue de bien des personnes vivantes, et qu’elle est pour ainsi dire tombée dans le domaine public, il est possible que la révélation des longues tortures, des habitudes dégradantes, de la mort prématurée de son complice, de la longue et poignante douleur de la famille, éveillent quelques sentimens de repentir dans l’âme de la misérable femme qui non-seulement survit, mais est connue dans les joyeux cercles de Londres comme une vive, élégante, florissante veuve… Dans le cas présent, c’est l’homme qui fut la victime. Cette femme, — pensez un peu au nom pieux de son père, au sang de tant d’honorables familles mêlé au sien, à sa maison paternelle, sous le toit de laquelle ont vécu tant d’hommes regardés comme saints pour leurs bonnes actions, — cette femme, coquette encore à son âge, tenue à flot par sa grande fortune, fréquente aujourd’hui encore la meilleure société ! Je vois son nom dans les journaux de comtés parmi ceux des dames patronnesses des bals de Noël ; j’entends parler d’elle dans les salons de Londres » Maintenant lisons non-seulement les souffrances de son complice, mais celles qu’elle infligea à d’innocentes victimes dont les cercueils prématurés peuvent être déposés à sa porte. » Et ailleurs : « Branwell est mort, et son jugement n’est connu que de la divine indulgence. Lorsque je pense à lui, je change la prière que j’adresse au ciel : — Puisse-t-elle vivre et se repentir ! la bonté de Dieu est infinie. » Nous concevrions à peine ce ton amer en France en un pareil sujet ; mais tous les sentimens anglais, la fidélité, la loyauté, la foi au serment, la sincérité dans la passion, ont été outragés, et Mme Gaskell les venge avec la colère d’une walkyrie Scandinave.

Maintenant la fleur née dans la solitude, noyée de lourdes pluies, nourrie des maigres sucs d’une terre sauvage, battue des vents aigres et glacés, est arrivée à son épanouissement ; elle est mûre pour les baisers de la renommée et la faux de la mort.


EMILE MONTEGUT.

  1. Souvent en Angleterre le nom de famille de la mère accompagne le nom de baptême des garçons.