Miss Mousqueterr/p1/ch10

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Boivin et Cie (p. 169-200).


CHAPITRE X

À TRAVERS LA RÉVOLUTION RUSSE.


M. le premier conseiller de Kiiev, Peter Kounine hocha la tête, tout en repoussant le samovar vers son épouse Nadja, assise en face de lui.

— Au fond, nous sommes entre nous, ma tourterelle Nadja, je puis l’avouer. C’est plutôt une bonne affaire.

Et comme la femme, aux cheveux jaune-paille striés de mèches blanches, ne répondait pas.

— Cela ne saurait déplaire au gouvernement. Je protège des voyageurs en les empêchant de se diriger vers le midi et de tomber aux mains des révolutionnaires.

— Mensonge, mon doux Peter, car tu agis ainsi pour être agréable à cette association du Drapeau Bleu, qui envoie des subsides et… des ordres à nos révolutionnaires.

Le premier conseiller eut un rire paterne.

— Oui, mon Renard Mauve, mais le gouvernement ne sait pas le fond de ma pensée, c’est le principal en politique, et j’ai touché cinq cents roubles, avec lesquels je pourrai offrir, à la fée chérie de mon foyer, un superbe kokochnik neuf, orné de pierres de la Volga.

Le kokochnik, coiffure nationale, figurant un diadème enrichi de gemmes, qui se porte les jours de fête, excite chez les beautés russes une attraction au moins égale aux chapeaux des modistes parisiennes sur le personnel des élégantes de France.

Nadja daigna couler vers son seigneur et maître un regard bienveillant.

— Tu seras d’autant plus heureuse de le porter, continua celui-ci, qu’il t’aura été donné par ton cher mari, et qu’il aura été payé par les amis de la révolution, que tu ne peux pas souffrir.

— Une femme digne de ce nom, déclara l’épouse d’une voix grave, ne saurait approuver des gens qui, sous le prétexte de faire le bonheur du peuple, commencent par massacrer tout le monde.

— Chut ! chut ! Ces seigneurs ont l’oreille longue.

— Comme les ânes.

Le digne conseiller plongea le nez dans sa tasse de thé, ce qui lui évita l’embarras de répliquer.

Il est, en effet, délicat pour un fonctionnaire de louer les révolutionnaires sans accuser le gouvernement. Le silence est une façon de tourner la difficulté. Le bol étant vide, Peter se leva.

— Enfin, ma douce brebis, tu auras ton kokochnik pour la fête de saint Pierre et saint Paul, où mes collègues de l’Assemblée municipale viennent nous offrir leurs vœux. Mais silence, j’entends le pas de Gelov, mon secrétaire. Il n’a pas besoin de savoir, ce serpent. Pour tenir sa langue maudite, il faudrait lui donner sa part de la gratification des trois popes.

Un coup léger fut frappé, la porte s’ouvrit, laissant apercevoir sur le seuil un petit homme maigre, au teint bilieux, aux cheveux filasse, le nez chevauché par des lunettes, l’attitude obséquieuse et hypocrite.

— Monsieur le premier Conseiller, fit-il d’une voix acidulée. Trois respectables popes de notre sainte Église orthodoxe désirent être reçus par vous.

— Trois popes, eh ! eh ! grommela Peter en se donnant beaucoup de mal pour feindre la surprise, trois popes, as-tu dit ? mon fils.

— Oui, Monsieur le premier Conseiller. Je pense même qu’ils assistaient à la délibération du Conseil de Ville, où vous avez proposé si… charitablement d’acheminer tous les voyageurs vers l’Orient, vers Kharkov, afin de leur éviter de tomber entre les mains des révolutionnaires qui troublent l’ordre aux abords de la mer Noire.

Peter regarda son secrétaire avec inquiétude. Il lui semblait discerner une ironie dans la voix du petit homme. Mais le scribe demeura impassible. Et le conseiller, d’un accent hésitant murmura :

— À ton avis, Gelov, il serait mal de fermer sa porte à des représentants de l’orthodoxie.

— Je n’ai pas d’autre avis que celui de qui m’emploie.

Peter ne put dissimuler une grimace. Dans ce pays du soupçon, où les fonctionnaires tremblent d’encourir les foudres gouvernementales ou les fureurs révolutionnaires, un secrétaire peut, à tout instant, passer de l’état d’espion inhérent à sa fonction, à celui d’accusateur, et le digne magistrat n’eût pas été fâché d’être certain que Gelov approuvait la réception des popes. Toutefois, dans l’impossibilité d’insister, il lui fallut bien prendre un parti tout seul.

— Sans doute, sans doute, mon fils. Mais je sais ta dévotion aux saintes Images et je crois avoir exprimé ta pensée. Sois donc satisfait et introduis ces vénérables personnages.

Le secrétaire s’empressa de sortir pour exécuter l’ordre reçu. Peter, lui, murmura aussitôt :

— Nadja, ma palombe, tu te tiendras dans la salle voisine, afin que ce coquin ne s’y puisse blottir pour entendre mes paroles.

Et comme, avec une inclination de tête, Mme Kounine se dirigeait vers la porte, celle-ci se rouvrit et Gelov annonça :

— Leurs Saintetés, Voldi, Strépann et Yolev, du chapitre de Tsarkoïé.

Les bonzes entrèrent, dignes en leurs longs caftans, sous leurs bonnets de soie tronconiques.

Ils saluèrent gravement, les mains croisées sur la poitrine, et attendirent en silence que l’épouse et le commis du premier Conseiller eussent disparu.

Alors leur attitude changea subitement. Le plus grand demanda d’une voix, dans laquelle Max Soleil, s’il eût pu l’entendre, aurait reconnu celle du misérable qui avait joué naguère le rôle du défunt docteur Rodel.

— Eh bien, maître Peter Kounine, qu’a décidé le Conseil de Ville ?

— Ce que j’avais prévu en acceptant votre libéralité. Il a voté l’approbation de ma proposition.

— Alors tout voyageur arrivant à Kiiev… ?

— Sera dirigé sur l’Est.

— Quoi qu’il dise, quelles que soient ses protestations ?

— On ne l’écoutera pas.

— Même s’il demandait à revenir vers l’Ouest.

Peter eut un gros rire.

— Ah ! c’était là l’objection principale, mais je ne l’ai pas soulevée. Personne n’y a pensé. Maintenant le Conseil a statué. Il est décidé qu’il faut marcher vers l’Orient. Qu’ils le veuillent ou non, les voyageurs iront vers l’Orient.

— Bien ! nous sommes satisfaits de ton zèle. Comme marque de bon vouloir, le Drapeau Bleu double ta prime. Ajoute ces cinq cents roubles à ceux que tu as déjà reçus.

Du coup, le Magistrat municipal devint cramoisi ; dans un geste de soumission et de reconnaissance, il empoigna le rouleau d’or que lui tendait son interlocuteur.

Il empoigna le rouleau d’or.
Il empoigna le rouleau d’or.

— Seigneurs, Seigneurs, bégaya-t-il, je suis votre humble serviteur.

Le pope, qui avait porté la parole, l’interrompit.

— Les phrases oiseuses doivent être tues. Les voyageuses dont s’occupe le Maître sont arrivées hier ; elles sont descendues à l’hôtel de Dimitri, avenue Gregory. Il faut que, dans une heure, les gorodovoï (agents de la police) de la cité soient présents à leur départ, et les contraignent au besoin.

— Les gorodovoï vont recevoir mes ordres. En ma qualité de premier Conseiller, c’est moi qui ai charge de la police de la cité.

— Nous le savons. Aussi nous sommes-nous adressés à toi. Puis baissant le ton :

— Les gorodovoï devront être sourds.

— Sourds, s’exclama Peter, avec une évidente stupéfaction ! Mais il n’y a pas de sourds dans la brigade. La surdité serait un cas de réforme.

Son interlocuteur lui imposa silence du geste.

— Par sourds, j’entends qu’ils ne devront pas entendre, eux, ce que pourraient dire les voyageuses.

— Ah ! bien, bien, ne pas vouloir entendre est toujours facile. Au besoin, je les aiderai, oui, c’est cela, je vais ordonner que, pour ce service, les agents se bouchent les oreilles avec de la cire à parquet.

Les trois popes se regardèrent. Le coup d’œil échangé ainsi n’exprimait pas une admiration sans mélange pour l’intellect de leur hôte.

Mais Peter ne vit rien. Il se frottait les mains, tout aise du moyen pratique et inédit qu’il venait de découvrir. Plus lettré, il se fût souvenu que le sage Ulysse, roi d’Ithaque, d’homérique mémoire, avait usé de ce stratagème pour empêcher ses matelots de succomber aux charmes de la voix des sirènes.

Mais Peter n’avait point de lettres. Triomphe des ignorants ; chaque jour, ils découvrent l’Amérique, sans soupçonner que, depuis pas mal de temps, Christophe Colomb a pris soin de leur éviter cette peine.

Il n’eut pas le loisir de se féliciter d’ailleurs. Des chocs répétés ébranlèrent la porte.

— Qu’est-ce ?

Mme Kounine parut, l’air tout ému.

— Que signifie ? Quand je suis en affaires, je n’aime pas être dérangé.

Mais en dépit des sourcils froncés de Peter, qui s’efforçait de prendre une attitude qu’en sa faconde il qualifiait d’olympienne, Nadja ne se troubla pas davantage.

— Peter, fit-elle d’une voix haletante, il se passe des choses étranges dans notre ville.

— Des choses étranges, répéta-t-il avec une angoisse soudaine ! Quelles choses étranges peuvent se produire à Kiiev, sous mon administration.

— Approche-toi de ta compagne, elle te le confiera à voix basse. Je ne saurais jeter au vent les secrets de la municipalité. Les saints Popes m’excuseront.

Sous le respect apparent, on sentait comme une ironie. Peter courut à Nadja, et la voix abaissée :

— Parle.

— Il y a là trois popes, très désireux de te voir.

— Tiens, encore trois.

— Le nombre n’est point leur seule originalité.

— Que veux-tu dire.

— Que leurs noms sont encore plus curieux.

— Leurs noms ?

— Ils prétendent s’appeler Voldi, Strépann et Yolev.

Le premier Conseiller tourna vers son épouse un visage bouleversé par l’ahurissement, et plus bas encore il chuchota :

— Ceux qui sont ici, se firent annoncer sous ces appellations.

— Justement. Il y a donc des imposteurs.

— Juste ciel ! tu m’y fais penser. Ah ! que l’administration devient difficile. Et personne pour nie donner un conseil.

Nadja haussa les épaules, avec cette supériorité de la femme impulsive pour qui tout se résout en solutions simples.

— Pour confondre les menteurs, mets-les en présence.

Dans un grognement joyeux, Peter s’appliqua sur le crâne une tape à assommer un bœuf, mais le digne homme avait le crâne à l’épreuve.

— Tu as raison, ma tourterelle, tu as raison. Eh bien, amène-les, amène-les. Tu resteras près de moi pour me soutenir dans cette passe difficile.

Mais, la retenant par le bras :

— Seulement, si tu restes ici, ce coquin d’espion de Gelov pourra s’établir à côté. Non, tu fermeras la porte au verrou. Va, ma colombe, va, j’attends en frissonnant.

Nadja se précipita au dehors.

Les popes, eux, n’avaient prêté aucune attention au conciliabule des époux. Ils s’entretenaient avec animation. Mais tout à coup, eux aussi connurent la surprise. Mme Kounine venait de rouvrir la porte et elle annonçait :

— Leurs Saintetés Voldi, Strépann et Yolev, du chapitre de Tsarkoïé !

Et derrière elle, pénétraient dans la pièce trois popes aux longs caftans, aux bonnets en tronc de cône renversé.

Les premiers occupants clamèrent d’une même voix :

— Quelle est cette sotte plaisanterie ? On ose prendre nos noms ! Le saint Synode orthodoxe appréciera.

Mais l’un des nouveaux venus riposta :

— Le saint Synode n’appréciera rien du tout, attendu que les noms ne vous appartiennent pas, que vous nous les avez dérobés.

— Dérobés ?

— Parfaitement. Vous vous nommez en réalité : l’un, vous le plus grand, Rodel et Felly ; vous, le petit maigre, Félix ; quant au troisième, je l’ignore encore.

Les Masques Jaunes, transmués en popes, avaient sursauté. Un instant ce nom de Felly, qu’ils pouvaient croire ignoré de tous, les déconcerta. Toutefois, leur trouble fut bref. Ils clamèrent :

Trois nouveaux popes entrèrent.
Trois nouveaux popes entrèrent.

— Mensonge !

Mais leur accusateur leur lança cette apostrophe virulente :

— Vous êtes des imposteurs, des bandits. Après nous avoir dépouillés, vous essayez de perdre Peter Kounine, cet estimable fonctionnaire, en lui mettant à dos le Drapeau Bleu et les révolutionnaires.

— Ah ! Saintes Images, soupira le conseiller éperdu.

— Et, continua l’orateur, la voix de la vérité est bien puissante, car je vous mets au défi de nier.

D’un geste tragique il tendait les bras vers l’un de ses interlocuteurs. Ses compagnons imitaient ce mouvement.

Et Peter et Nadja, frissonnants, virent les trois premiers popes trembler sous ces doigts accusateurs pointés contre eux. Trembler, oui. Les personnages s’agitaient, comme feuilles secouées par le vent. Leurs bras se tordaient, leurs genoux s’entrechoquaient. Leurs traits exprimaient la souffrance, l’épouvante.

Puis leurs yeux devinrent fixes, une pâleur livide se répandit, sur leurs visages, et ils demeurèrent immobiles, comme figés, avec un sourire stupide sur les lèvres. Le pope qui avait prononcé l’accusation, se tourna vers le fonctionnaire, vers sa femme.

— Vous le voyez. Ces hommes sont des fourbes.

— Oui, oui. Vous l’avez dit, bon pope, la puissance de la vérité éclate dans leur silence.

— Je vais fouiller ces drôles, reprendre mon bien ; mais auparavant, digne Peter Kounine, je veux vous sauver.

— Moi ?

— Et votre compagne, à la beauté si noble.

Nadja eut un sourire à l’adresse du compliment.

— Père, insista le premier Conseiller, suis-je donc en danger ?

— En danger grave. En exécutant les ordres de ces misérables, vous signiez votre arrêt de mort.

— Mon arrêt. Oh ! Voilà une décision regrettable. Priver la ville de mes services ! Mais pourquoi, mais comment ?

— Parce que le Drapeau Bleu et les Rouges veulent que les voyageurs de l’hôtel Dimitri…

Soient expédiés vers l’Est ?

— Pas du tout, vers le Sud.

— Le Sud ? Ils m’avaient dit…

— Le mensonge qui devait vous perdre si nous étions arrivés trop tard.

Le brave Peter se prit les cheveux dans un geste de désespoir.

— Et qui me perdra.

— Non.

— Si. J’ai fait voter l’Est obligatoire, par la municipalité.

— Bah ! vous donnerez des ordres spéciaux pour les personnes en question.

MAX SAUTA À TERRE ET S’APPROCHA.
MAX SAUTA À TERRE ET S’APPROCHA.


— Puis-je aller contre un arrêté municipal ?

— Vous, non, mais le gouverneur du cercle le peut, lui.

— Il le pourrait ; seulement, bon pope, vous comprenez que je ne puis pas lui dire que moi, fonctionnaire, j’ai pactisé avec les ennemis du gouvernement.

— Vous ne le lui direz pas.

— Alors, comment lui présenter l’affaire ?

— Inutile de le déranger pour cela. Il vous suffit de donner les ordres nécessaires en les attribuant au gouverneur.

Les époux eurent un grognement d’épouvante.

— S’il l’apprenait jamais ?

— Vous nieriez, ordre verbal, qui ne laisse pas de traces.

Un rugissement de joie fusa entre les lèvres de Peter Kounine. Il saisit la main du pope et la pressa, sur ses lèvres.

— Oh ! saint Orthodoxe, vous êtes l’honnête homme qui enseigne le mensonge quand il conduit au salut, que les bénédictions des élus soient votre lot.

Et affectueux, presque câlin :

— Alors, les clientes du Dimitri ?

— Partiront dans une heure.

— Bien.

— Seulement, leur direction…

— Sera le Sud au lieu de l’Orient.

— C’est cela même. Je signalerai votre droiture, votre intelligence, Peter Kounine, et après vous avoir conservé la vie, je la ferai brillante.

Promettre, c’est conquérir les cœurs. Coupant court aux protestations du ménage transporté d’aise, le pope, avec une allure plus cavalière que monastique, s’approcha de ses ennemis réduits à l’immobilité, fouilla flegmatiquement leurs poches, y prit les papiers et objets divers qui s’y trouvaient. Après quoi, s’adressant au premier Conseiller, qui assistait respectueux et courbé à cette opération, « de restitution » se disait-il :

— Digne et honorable Peter, j’abandonne ces drôles à votre justice.

— Je vais les envoyer en prison.

— À votre guise.

— Sous l’inculpation de port illégal d’habits sacrés et de vagabondage.

Avec un sourire, il ajouta :

— Ce sont des vagabonds, puisqu’ils n’ont plus de papiers.

— Ils avaient les nôtres.

— C’est ce que je dis, saint Orthodoxe. Ah ! un mot encore, vois ma probité. Ils m’ont remis quelques roubles pour les services qu’ils demandaient.

— Gardez-les, Kounine, gardez-les, consentit noblement le pope ; et dans trois quarts d’heure, souvenez-vous. Les dames de l’hôtel Dimitri…

— Seront expédiées vers le Sud.

Courbés, déférents, dans un état voisin de l’adoration, Peter et Nadja accompagnèrent les popes jusqu’au seuil de leur habitation.

Au secrétaire Gelov qui, comme par hasard, assistait à cette séparation, le premier Conseiller ordonna rudement de courir au bureau de la police et de ramener le chef des gorodovoï.

Maintenant, les popes étaient dans la rue. Ils cheminaient modestement, salués au passage par les passants, arrêtés parfois par un enfant, fillette blonde ou gamin au visage grave, qui les saluaient d’un timide :

— Bonjour, père.

Puis sollicitaient une bénédiction, avec laquelle ils s’enfuyaient à toutes jambes, comme des poulets venant de dérober un grain de blé.

Kiiev n’est point une grande ville. En quelques minutes, les popes eurent atteint l’extrémité des faubourgs. La campagne s’ouvrait devant eux. À trois cents mètres environ, un petit bois de trembles se dressait au milieu des terres labourées. Les saints personnages, sans doute attirés par ce coin de verdure, jetant sa tache émeraude sur la plaine dénudée, se dirigèrent de ce côté, et de leur pas lent pénétrèrent sous les arbres, entre les troncs desquels, ils cessèrent d’être visibles.

Dix minutes se passèrent. Puis, trois personnages sortirent de la futaie : un jeune homme et deux charmantes jeunes femmes. Nous disons charmantes, car c’étaient Sara de la Roche-Sonnaille et miss Violet Mousqueterr.

Quant à leur compagnon, Max Soleil, il portait un paquet volumineux.

Et tranquillisés par la solitude de la campagne, certains que leurs propos ne seraient point saisis par des oreilles indiscrètes, ils devisaient gaiement.

— Quelle étrange chose que la folie, déclarait Sara. Ma pauvre Mona, dès que la lumière est en jeu, devient d’une netteté de pensées…

— Tout à fait surprenante, appuya Violet.

Le romancier appuya de la tête.

— Heureusement, car sans elle, j’avoue que je ne vois pas comment nous nous serions débarrassés de ces encombrants Masques Jaunes.

— Ah oui ! les tubes de rayons lumineux.

— Les 27 et 29, si je ne m’abuse.

— C’est cela même, 27 et 29, série bleue…

— Comment saviez-vous donc que les rayons bleus produisaient une anesthésie, un engourdissement aussi profonds ? questionna curieusement l’Anglaise.

Ce fut Sara qui répliqua :

— Dès longtemps, pour les opérations chirurgicales, on s’est aperçu du pouvoir anesthésique de la lumière bleue. M. Elleviousse expérimentait son action sur l’état mental des fous. Grâce à ma chère Mona, j’ai été tenue au courant des expériences. J’ai su que les rayons, comme toutes choses sur terre, sont bienfaisants en quantité minime, dangereux si on les concentre. Or, elle et moi, isolées en face d’ennemis tout-puissants, il nous fallait des armes. La lumière nous en apporterait peut-être une, d’autant plus redoutable qu’elle est encore à peu près ignorée du vulgaire.

— Redoutable est le mot, murmura le Parisien. Avez-vous vu ces drôles, immobilisés, pétrifiés ? J’ai peur qu’ils ne retrouvent jamais…

— Leurs facultés, fit gravement la duchesse. Avec nos lentilles, concentrant le rayonnement bleu sur certains points, nous avons certainement produit des brûlures, lesquelles agissant ainsi que des lésions, les doteront de lacunes de mémoire, de raisonnement.

Les trois popes, qui venaient d’abattre les Masques Jaunes acharnés à leur perte depuis Marseille, rentrèrent en ville et regagnèrent l’hôtel de Dimitri, où Max et sa compagne Violet avaient enfin rejoint les inconnues, au salut de qui ils se dévouaient depuis de si longs jours.

Les trois Masques Jaunes, agents mystérieux de ce terrible pouvoir conféré à un homme par le Drapeau Bleu, se trouvaient réduits à l’impuissance. On allait pouvoir marcher vers le Sud, vers Odessa, but réel de la duchesse. Là, on s’embarquerait pour Calcutta ; l’on s’efforcerait de retrouver la maison luxueuse, où Sara et Mona Labianov avaient dit l’adieu suprême à ceux qu’elles aimaient.

Comme les voyageurs rentraient à l’hôtel, ils aperçurent sir John Lobster, penché sur son parleur de sans fil, qu’il avait accroché au conducteur du paratonnerre. Le gros Anglais parlait, grondait, tout essoufflé par son monologue.

— Allô ; répondez donc, par l’orteil d’Astaroth ! Non, rien. Ils sont atteints de surdité. Ou bien, ils rient encore contre moi, ces gens-là ; non, ils ne rient pas, non. Car ils ont fait retrouver Violet, ma fiancée. Alors quoi ? Allô ! Allô ! La foudre me mette en hachis si je comprends ce qui arrive.

Il se retourna, stupéfait. Un trio d’éclats de rire venait de retentir derrière lui. Violet, Sara, Max étaient là, manifestant une joie dont le représentant de la Chambre des Communes ressentit une colère intense. D’un accent furibond, il grommela :

— Je prie de ne pas moquer de moi.

— Ce n’est pas de vous que nous nous amusons, répartit le romancier avec la plus exquise politesse ; notre hilarité vient simplement de ce que vous ne comprenez pas le silence de vos amis, les Masques Jaunes.

— Vous comprenez peut-être, vous ? Dites un peu.

— Oh ! non, sir John ; l’explication est si simple que j’aurais l’air de vous prendre pour un naïf.

— Prenez-moi naïf, mais expliquez.

— Je n’en ferai rien, je vous estime trop pour vous adresser une pareille injure. Mais si, dans six mois, vous n’avez pas trouvé, je m’engage d’honneur à vous donner la solution du problème.

Sur cette réplique, qui provoqua un nouvel accès d’hilarité chez ses compagnes, Max pivota sur les talons, et entraînant les jeunes femmes dans l’hôtel, laissa John rouge, furieux et décontenancé, devant son parleur qui ne parlait pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Halte-là ou je fais feu !

Le cliquettement d’un fusil que l’on arme sonna dans la pénombre matinale. Des voix clamèrent sur la route :

— Arrêtez, iamstchiks ; arrêtez !

Les chevaux plièrent sur les jarrets. La télègue et la tarentass devinrent immobiles. À vingt pas, un soldat, portant la longue capote verte, se tenait au milieu de la chaussée, le fusil en joue. Certes, il était impossible de résister. Le Dniepr, large et profond, coulait à la droite de la route qu’un remblai abrupt bordait à gauche.

Depuis la veille, les fugitifs parcouraient à toute allure cette voie longeant le fleuve. Ils avaient quitté Kiiev : Sara, Violet et Mona dans la télègue, tandis que Max surveillait John dans la tarentass. Ils descendaient vers le Sud, plus joyeux à chaque verste parcourue. Ils espéraient atteindre, dans quelques heures, la ligne ferrée de Kichinev à Rostov qui coupe le Dniepr, et par elle gagner rapidement Odessa.

Violet et la duchesse étaient devenues des amies. Le moyen de ne pas adorer la séduisante Anglaise qui, abandonnant l’existence fastueuse, exempte de soucis, s’était lancée dans une aventure où le danger la guettait à chaque détour du chemin. Et voilà qu’en plein rêve, tous se voyaient arrêtés.

— Avancez à l’ordre, cria le factionnaire. Non, pas les voitures. Un voyageur, un seul !

Il fallait obéir. Max sauta à terre et s’approcha. À trois mètres, le soldat lui intima l’ordre de faire halte, puis :

— As-tu des passeports, petit père ?

La question troubla le romancier. Lui, Violet, John, s’étaient munis de ces papiers indispensables lors d’un voyage en Russie. Mais Sara, mais Mona ne portaient rien de semblable. Quant aux parchemins empruntés aux Masques Jaunes, ils étaient contresignés par les autorités révolutionnaires et ne pouvaient prudemment être présentés à des soldats du tzar.

Son hésitation n’échappa point au factionnaire. Celui-ci porta un sifflet à ses lèvres et en tira un son strident.

Deux minutes plus tard, un lieutenant descendait du haut du remblai par une sorte d’escalier grossièrement taillé en plein rocher. Deux hommes le suivaient.

Tandis qu’il conférait avec le soldat de faction, Max avait rejoint la télègue. Il exposa la situation à la duchesse.

— Nous, nous avons des papiers ; vous n’en possédez pas ; mais il me semble qu’il suffira de prononcer votre nom, celui de Mona Labianov…

Elle se récria vivement :

— Non, non.

— Pourquoi ?

— Les affiliés du Drapeau Bleu ont perdu notre trace. Les démarches que l’on ferait pour contrôler nos affirmations, les remettraient peut-être sur notre piste. Tout plutôt que cela.

— Alors, on nous arrêtera.

— Laissons-nous arrêter. En désespoir de cause, il sera toujours temps de recourir au moyen extrême que vous signalez.

— Je pense il faut agir comme le désire notre amie, conclut tranquillement miss Violet. Ce sera très amusant, jamais je n’aurais espéré pareille distraction.

Le résultat de cette décision fut que le lieutenant pria les voyageurs de mettre pied à terre et de le suivre, tandis que ses soldats escorteraient, par la route, les voitures jusqu’au campement.

Tous obéirent. Mona indifférente se laissait guider par Sara. Où allait la duchesse, elle allait.

Bientôt, tous pénétrèrent sous la tente du colonel Markoff, commandant le régiment campé en ce point. L’officier les reçut avec cette politesse souriante qui caractérise l’armée russe, mais sur leur déclaration qu’ils désiraient garder l’incognito, son visage se rembrunit.

— Je dois vous prévenir que mes instructions m’interdisent de le respecter.

— Vos instructions ! s’exclama Sara. Étiez-vous donc averti de notre arrivée ?

— Non, Madame, mais je suis ici avec ma troupe en « cordon sanitaire ». Je dois empêcher de passer.

Tous se regardèrent surpris. Et le colonel baissant la voix :

— Je vois bien que mes prisonniers appartiennent au meilleur monde ; je reconnais même parmi vous des Français et des Anglais ; seulement toute la côte de la mer Noire est au pouvoir des révolutionnaires. Partout on pille, on massacre. Des marins, des soldats se sont mutinés, joints aux rebelles, c’est une peste politique qui sévit, et mon rôle est d’empêcher la propagation vers le Nord, en… isolant le mal. Je vous donne ces explications pour vous bien montrer que je ne puis vous remettre en liberté qu’à bon escient.

Tous considérèrent la duchesse. Sur le visage de la courageuse petite brune, une indécision se peignit, puis brusquement elle parut prendre une décision.

— Colonel, fit-elle, je vous suis reconnaissante de votre courtoisie, mes motifs sont donc bien puissants qu’ils m’empêchent d’y répondre par la plus entière confiance. Je préfère rester votre prisonnière à divulguer mon nom.

Et l’officier faisant un geste de surprise, elle continua :

— Gardez-nous donc. D’un instant à l’autre, je l’espère, le calme se rétablira. Vous serez alors relevé de votre consigne et vous nous permettrez de continuer notre route, non sans nous connaître. Alors, en effet, vous ne serez plus tenu de fournir un rapport, et je serai heureuse, de confier à votre honneur de galant homme, le secret que je ne veux pas révéler en ce moment à l’officier en service commandé.

— Pardon, pardon, moi, je ne consens pas à l’incarcération.

Sir John protestait. Mais sa réclamation s’acheva dans une plainte. Max venait de lui décocher un coup de pied sur le tibia, et il lui glissait à l’oreille :

— Les Masques Jaunes sont d’accord avec les révolutionnaires. Si vous parlez, cet officier du tsar n’a plus qu’à vous faire fusiller.

Ce qui donna au faciès du représentant de la Chambre des Communes une expression d’indécision du plus comique effet. Et le colonel Markoff interrogeant :

— Je vous écoute, Monsieur.

Sir John balbutia :

— C’est que je n’ai rien à dire.

Ce qui fit sourire ses compagnons et parut étonner profondément le Russe, lequel considéra, en haussant les épaules, ce personnage de couleur ardente, qui demandait la parole pour déclarer qu’il n’avait rien à dire.

— Mesdames, Messieurs, reprit-il, mon devoir strict serait de vous faire fouiller… Je n’en ferai rien. Je me bornerai à vous garder au camp, jusqu’au moment où vous croirez pouvoir parler.

Tous le remercièrent de sa courtoisie. Sur l’ordre du colonel, ils furent conduits sous un hangar, ouvert de deux côtés, qui, sans doute avait été édifié pour servir d’abri aux troupeaux.

Les voitures y étaient déjà remisées, les chevaux installés à la mangeoire. Des sentinelles furent postées aux alentours.

Les voyageurs étaient bien prisonniers. Du reste, les soldats qui leur apportèrent leur repas, les traitèrent moins-en captifs qu’en… hôtes forcés : le commandant du détachement, avait dû donner des ordres. Ils causèrent volontiers, répondant aux questions des voyageurs. Seulement, leurs réponses n’eurent rien de rassurant.

La révolution, était maîtresse du littoral de la mer Noire. Les autorités officielles avaient été chassées, à la suite de sanglants désordres. Un Conseil Révolutionnaire administrait Odessa, Sébastopol, et autres cités. Des équipages de la marine de guerre avaient pris fait et cause pour les révoltés. Les navires restés fidèles au gouvernement avaient dû prendre le large, pour éviter un combat naval. Et comme la Russie tout-entière bouillonnait, attendant la naissance d’une constitution qui transformerait l’autocratie en monarchie constitutionnelle, il était à craindre que, de longtemps, l’apaisement ne se produisît pas.

Restés seuls, les prisonniers gardèrent le silence. Il y avait là une complication inattendue dont John traduisit toute l’inopportunité par cette lamentation :

— Pauvre moi ! C’est la condamnation à une longue captivité. Et mon siège à la Chambre des Communes, qui l’occupera ? On portera ma personne morte, et l’on procédera à une autre élection !

La forme semblait burlesque ; le fond ressortait vrai. Mais la duchesse se fit suppliante :

— Amis nouveaux, dit-elle, consentez à attendre quelques jours. Je n’abuserai pas de votre patience. Vous n’avez fait qu’entrevoir la formidable association, à laquelle obéissaient les Masques Jaunes ; moi, j’ai vécu pendant des mois, au milieu de ces misérables. Ils sont des millions et des millions d’adeptes, ils sont partout, en tout lieu. Si nous livrons nos noms, soyez-en certains, ils seront aussitôt autour de nous ; nous aurons à craindre tout le monde, le facteur qui portera notre bagage, le domestique nous servant notre repas, le monsieur qui nous saluera, le matelot nous croisant. Je vous en conjure, accordez-moi quelques jours.

Comme tout à l’heure, miss Violet appuya aussitôt la prière de Sara.

— On vous accorde beaucoup de jours, chère aimable petite chose. Je vous suis si reconnaissante… Je dépérissais par l’ennui, et je suis, grâce à vous, en entraînement d’aventures tout à fait attractives et de grande sensation.

Puis, fixant sur Max ses doux regards bleus :

— Il ne manque rien à ma satisfaction. Je serais triste que vous ne soyez pas dans le même cas.

Lui ne répondit que par un sourire éloquent, Violet continua :

— Nous sommes donc tous d’accord.

By devil, non, pas moi ! Par les cornes de la Lune, je trouve très impédimentable ce hangar d’où il ne m’est point alloué de sortir !

Et personne ne prêtant attention à sa mauvaise humeur, Lobster s’éloigna du groupe pour aller s’asseoir près de l’une des solives qui soutenaient la toiture du hangar.

La journée s’avançait. Le soleil répandait une chaleur accablante sur la plaine. La plupart des soldats s’étaient mis à l’abri de ses rayons sous leurs tentes. Les factionnaires somnolaient appuyés sur leurs fusils. Sur les êtres et sur les choses pesait un accablement, une torpeur.

Les voyageurs, fatigués par une nuit de voiture, s’étaient assis le long de l’une des parois fermant le hangar sur deux faces. La conversation, languissante au début, avait bientôt cessé. Mona, d’un monologue monotone avait d’abord bercé l’ouïe de ses compagnons. Puis l’insensée s’était tue. Ses yeux s’étaient fermés. Un à un, les captifs, gagnés par le sommeil, étaient passés, sans presque s’en apercevoir, de la veille dans l’anéantissement de la sieste.

Seul, sir John ne dormait pas. La chaleur donnait à son teint rouge un éclat inaccoutumé.

Son mécontentement s’exhalait sans relâche.

Poor me ! Ces ladies sont bien réellement sottes toutes les deux, si elles ne sont pas complètement folles. Et Violet aussi, et le Français de même ! Cela est tout à fait impropre de me contraindre à partager cette captivité. Je suis citoyen de l’Angleterre, et l’Angleterre ne laisse pas molester ses enfants.

Il coula un regard du côté de ses compagnons.

— Aoh ! Tous, ils sont tombés dans le dormir. Le moment serait de faveur, si mon parleur parlait encore, je consulterais mes amis, les Masques Jaunes.

Mais son accent se fit désolé.

— Seulement, le parleur, il est muet.

Il le tira de sa poche et le considéra mélancoliquement.

— Cependant, il n’apparaît point brisé, non plus froissé d’aucune manière. Pourquoi son silence l’autre jour ? Si ce n’était pas lui le coupable…

Lobster ne pouvait deviner que son parleur n’avait pas répondu, pour la raison majeure que ses correspondants habituels, paralysés par les rayons bleus, n’étaient plus en état de correspondre. Mais dans son désir de sortir du mauvais pas où il était fourvoyé, il émit une hypothèse.

— Le coupable pouvait bien être ce conducteur de paratonnerre. Le moyen de s’assurer apparaît très simple.

Ce disant, il déployait le disque vibrant, fichait la pointe de l’arc dans la solive, près de laquelle il se trouvait, et avec une émotion réelle, il murmura :

— Allô ! Allô !

Un instant il attendit, eut un geste découragé ; enfin, par acquit de conscience, il répéta :

— Allô !

Cette fois, il sursauta comme un homme assis sur une fourmilière. Sa face exprima la surprise joyeuse. Un organe inconnu avait répondu à l’appel :

— Qui parle ?

— Sir John Lobster

— Connais pas.

— Ami et allié des Masques Jaunes.

— Ah ! C’est différent. Où vous trouvez-vous ?

— Mal.

— Mais où ?

— Sous un hangar, dans le camp du colonel Markoff, sur les bords du fleuve Dniepr.

— Dans le camp. Taisez-vous, je vais venir vous parler.

John regarda de nouveau du côté de ses compagnons. Ceux-ci, décidément enfoncés dans le pays des songes, n’avaient rien vu. Dextrement, l’Anglais fit disparaître le parleur dans sa poche, puis il grommela :

— Cela est tout à fait usuel pour les relations. Seulement, je n’ai pas songé à demander son nom à ce gentleman qui m’a parlé.

Et, promenant aux environs un regard anxieux :

— Il a dit il va venir. Pourvu qu’il parvienne à mon côté avant que les autres ouvrent les yeux ! Je serais en liberté plus grande pour expliquer ; sans cela cette folle tête de bûche de Max Soleil se permettrait peut-être d’envoyer une seconde ruade sur mon tibia. Oh ! les Français toujours agités. Les peuples raisonnables devraient les tenir à distance. Au moins deux longueurs de jambes. Oh ! oui, en vérité, au moins deux longueurs.

Il s’interrompit :

— Tiens, un officier ; un autre colonel.

Mais se reprenant :

— Non, un lieutenant-colonel. Ah çà ! il vient de ce côté. Aoh ! il ennuie fortement. Mon correspondant n’approchera pas en le voyant. Par les capelines du Salut[1] ! il se dirige vers le hangar.

Aucun doute n’était plus permis. L’officier marchait en droite ligne vers le gentleman. Un instant, il s’arrêta auprès de l’un des factionnaires, échangea avec lui quelques répliques qui ne parvinrent aux oreilles de l’Anglais qu’à l’état de murmure indistinct ; puis il vint sir John qu’il salua de ces mots :

— Prisonnier ? Monsieur.

— Oui.

— Votre nom, je vous prie ?

— Sir John Lobster.

Le lieutenant-colonel baissa de ton :

— Vous pouvez démontrer ?

L’Anglais lui présenta le parleur. Son interlocuteur tira de sa poche un parleur semblable. Les deux hommes se serrèrent la main.

— Je devais communiquer avec les Masques Jaunes, murmura l’officier, de braves gens à qui je suis tout dévoué, car ils ont payé mes dettes et m’ont empêché ainsi de quitter l’armée.

— Moi de même, sauf les dettes et l’armée que je n’ai pas, parce que je suis civil et très riche. Mais comment nos parleurs communiquent-ils ?

— Destinés au même usage, ils ont probablement les mêmes propriétés… Mais venons au fait, que voulez-vous ?

— Retrouver ma liberté.

— Vos papiers ?

— Je n’ai pas l’ombre d’officiels, et il paraît que les sceaux des révolutionnaires…

— Cachez-les bien surtout. Où voulez-vous aller ?

— Vers le Sud. Voici là-bas, nos voitures, chevaux et compagnons. Le lieutenant-colonel parut réfléchir, puis se rapprochant de son interlocuteur, il chuchota :

— Quand vous les verrez, vous leur direz que le lieutenant-colonel Polsky a fait honneur à ses promesses. La nuit prochaine, le bataillon qui occupera cette portion de la ligne est à mon entière dévotion. On vous conduira hors de la zone gardée militairement.

— Oh ! je remercie.

— Non, cela ne vaut pas la peine. Ceux qui vont contre l’Autocratie m’ont sauvé. Ne l’eussent-ils point fait que mon cœur serait avec eux. Je suis Polonais.

Puis, rompant l’entretien :

— Cette nuit, installez-vous pour dormir dans vos voitures et ne bougez pas quoi qu’il arrive. Je n’ai pas besoin de vous recommander le silence, n’est-ce pas ?

Sur ce, l’officier s’éloigna, laissant sir John enchanté mais profondément intrigué. Comment les Masques Jaunes, qu’il se figurait occupés seulement de capturer les évadées de la maison de santé Elleviousse, se trouvaient-ils mêlés à la révolution russe, avoir des bataillons à leur dévotion ?

Plus au courant de la puissance du Drapeau Bleu, il eût compris que l’or de la puissante association fomentait le trouble dans l’empire des Tzars. Tout ce qui pouvait affaiblir l’Europe devait être pour augmenter le pouvoir de l’Asie. Mais son antagonisme avec ses compagnons l’avait tenu à l’écart de toute confidence, et il se tortura vainement l’esprit, ce qui n’eut pour résultat appréciable que de le congestionner un peu plus qu’à l’ordinaire.

Néanmoins, aussitôt ses compagnons de voyage éveillés, il leur conta la singulière conclusion qu’avait eu son appel au parleur. Ceux-ci demeurèrent surpris, vaguement inquiets. Pourtant, assurés d’avoir réduit leurs trois adversaires personnels à l’impuissance, ils finirent par se réjouir, même par féliciter Lobster, tout enorgueilli de son succès.

La nuit vint, Sara, avec Mona et miss Violet, s’installa dans la télègue portant la fameuse caisse aux tubes lumineux ; Lobster et Max Soleil se blottirent dans la tarentass.

Le silence régnant sous le hangar eût pu faire croire qu’ils dormaient. Ce n’était là qu’une apparence. Dans l’ombre leurs yeux restaient ouverts.

Ainsi, ils perçurent la marche du bataillon, remplaçant celui qui avait assuré le service durant le jour. Ils assistèrent à la relève des factionnaires. Puis, de nouveau, la nuit silencieuse plana sur le camp.

Minuit… ! Qu’est cela ? Des ombres se glissent sous le hangar, les chevaux sont amenés dans les brancards, attelés. Les postillons, que l’on n’a point revus de la journée, se hissent sur leurs sièges. Les véhicules se prennent lentement à rouler.

À hauteur des attelages, des hommes marchent. Ils arrivent à la première ligne des sentinelles. Parbleu ! la consigne est donnée. Les soldats n’ont pas l’air de voir.

On franchit cent mètres. Un poste avancé se présente. Ici encore, tous manifestent une cécité volontaire.

Plus loin, c’est une grand’garde. On passe toujours avec la même facilité.

Et Max que la chose amuse, grommelle :

— C’est égal, si tous les « cordons sanitaires » russes fonctionnent de la même manière, on peut appeler cela la « précaution inutile ».

Les mêmes échelons de postes existent au delà de la grand’garde, le « cordon militaire » devant faire face des deux côtés. On approche de la dernière ligne de sentinelles.

Encore cent mètres et l’on sera libre. Au jour, quand on s’apercevra de la fuite des prisonniers, ils auront atteint la ligne ferrée. Un train les emportera à toute vapeur vers Odessa.

Mais le personnage qui escorte la tarentass se rapproche du coffre de la voiture, il saute sur le marchepied. Max le voit bien à ce moment ; à ses insignes, il reconnaît le lieutenant-colonel, dont l’Anglais l’a entretenu. L’officier se penche :

— Votre voiture va prendre la tête et partir au galop.

— Mais les factionnaires.

— Ceux-là, je n’en suis pas sûr. Je les ai placés tout à l’extrémité de la ligne. Ils ne vous arrêteront probablement pas. Vous venez du camp ; si votre sortie n’était pas régulière, vous eussiez été arrêtés plus tôt. Voilà ce qu’ils se diront vraisemblablement. Toutefois le galop s’impose ; au cas où l’on vous hélerait, ne répondez pas. À cette allure, vous serez bien vite hors d’atteinte.

Le postillon enlève ses chevaux.
Le postillon enlève ses chevaux.

Le romancier se sent le cœur serré. Il voudrait être auprès de miss Violet, veiller sur elle en ce passage peut-être dangereux. Mais le lieutenant-colonel a sauté à terre, avec ce cri :

— Allez !

Le postillon enlève ses chevaux, qui passent d’un coup du pas au galop. Le sort en est jeté. On est parti.

Les cent mètres sont franchis en quelques secondes. Max aperçoit la silhouette d’un factionnaire qui se dresse sur un petit tertre. Il lui semble que l’homme regarde du côté de la route. Évidemment, il se demande ce que signifie ce galop. Mais il ne fait aucun geste pour ordonner aux attelages de stopper. La tarentass arrive à sa hauteur ; elle le dépasse. Allons, les craintes du lieutenant-colonel étaient chimériques. Les prisonniers sont sauvés. Non ! Une voix résonne lugubrement dans la nuit :

— Halte !

Max se tourne pour regarder en arrière. La télègue suit. Les postillons brandissent leurs fouets, une grêle de coups crépite sur les chevaux qui s’emballent en un galop de charge.

— Halte, répète la voix déjà éloignée.

La course folle continue. Là-bas en avant, à peu de distance, la route s’enfonce dans une tranchée. Une fois là, on sera à l’abri, et le romancier crie :

— Plus vite ! plus vite !

Une détonation ponctue cet ordre. Le factionnaire a tiré.

Les postillons redoublent de coups de fouet. On s’engouffre dans la tranchée. Les verstes succèdent aux verstes.

On ralentit, on écoute. Aucun bruit annonçant la poursuite. Mais à ce moment Sara appelle. Son accent est étranglé, éperdu, surhumain.

— Qu’y a-t-il ?

La tarentass cette fois fait halte. Max se précipite vers la seconde voiture. Il a un grand cri de douleur, de désespoir. Dans les bras de la duchesse, Violet, couverte de sang, livide, le regarde de ses grands yeux bleus, qui semblent agrandis par la souffrance.

— Le coup de feu, bégaie Sara bouleversée par l’émotion. La balle lui a traversé l’épaule. Je n’ai rien compris. Elle ne disait rien. Ce n’est que, tout à l’heure, elle a presque perdu connaissance, j’ai vu le sang.

Et comme Max s’empresse, la blonde Saxonne murmure dans un souffle :

— Si j’avais crié, vous auriez arrêté. Vous seriez repris maintenant.

Sa tête se renverse en arrière. Elle s’est évanouie, à bout de forces et de courage. Un sanglot secoua Max Soleil. Mais une main légère le repoussa doucement.

— Laissez-moi faire, dit-on à son oreille.

Il leva les yeux, Mona était debout devant lui.

L’insensée avait-elle perçu quelques mots. C’est probable, et aussitôt la lucidité spéciale à sa folie s’était fait jour. Elle avait ouvert la caisse de tubes lumineux, choisi le numéro trois… Elle dévissait à ce moment la lentille grossissante fixée au sommet du cylindre transparent, sommet qui se montrait alors tel celui d’une éprouvette ordinaire. Tout en agissant, elle donnait, des ordres :

— Découvrez la blessure, lavez-la bien.

Et Sara, pleine de confiance en sa pauvre amie dès qu’il s’agissait d’une application de lumière, obéissait docilement.

L’épaule blanche de la jeune Anglaise est à nu. Sur la peau satinée, un peu au-dessus de la clavicule, un trou sanglant apparaît. La balle est sortie par là. Elle a frappé la malheureuse Violet, au milieu de l’omoplate et a traversé de part en part son épaule.

Mona gravement approche le tube de la plaie.

Il s’en dégage une clarté violette, qui donne un caractère fantastique à cette scène qu’entoure la nuit.

Les iamstchiks regardent stupéfaits. De temps à autre, ils se signent, Sans doute, cela leur apparaît, magique, et ils prient les Six Cents Figures Saintes de Moscou d’écarter le diable de leur âme.

— Que faites-vous, Mademoiselle ? interroge le romancier incapable de se contenir plus longtemps.

La fille du général Labianov n’a point l’air de l’avoir entendu. Alors Sara répète la question. À elle, la folle sourit doucement. À elle, elle explique sa pensée :

— Ici, au milieu de la campagne, impossible de la soigner. Avant d’arriver au gîte, elle pourrait mourir de la perte du sang.

— Mourir, gémit Max en écho.

Mais la duchesse lui fait signe de se taire, et la démente continue :

— J’arrête la perte du sang.

— Comment !

— Les rayons violets brûlent. Je cautérise seulement, puisque j’ai retiré la lentille. Sans cela, je la carboniserais.

Et le tube verse sa lumière violacée sur la blessure. Sous leur influence, il se produit un travail des cellules. On croirait qu’elles se contractent.

Plus personne ne parle. Tous considèrent, angoissés par une indicible émotion, cette jeune fille privée de raison, dont l’intervention instinctive sauve peut-être l’existence de cette autre jeune fille.

Enfin, Mona écarte l’instrument, elle le garnit de sa lentille, le renferme dans sa caisse.

— Bandez la blessure, et puis en route. Ceci n’est que provisoire. Il faut un médecin dans la première localité que nous rencontrerons.

Elle a refermé le coffre. Elle se rasseoit à sa place dans la télègue et demeure immobile. Elle semble avoir oublié ceux qui l’accompagnent.

À tout autre moment, ceux-ci se fussent étonnés de cette singulière et heureuse manifestation de lucidité entre deux obscurités de l’intelligence. Mais à cette heure, la préoccupation était trop grande.

L’héroïque Anglaise, qui avait supporté stoïquement la douleur pour ne pas retarder la fuite de ses amis par un cri, par une plainte, il la fallait sauver à tout prix. Sara, comme Max, pensait :

— Ce serait monstrueux qu’elle mourût, pour nous avoir sauvés.

Et la jeune fille rhabillée tant bien que mal, installée aussi confortablement que possible dans la télègue, chacun se hissa dans son véhicule, et la marche fut reprise, non plus à grande allure comme au départ, mais au pas afin d’éviter les cahots.

Au jour seulement, on atteignit Berna, petite station de la ligne de Rostov-Kichinev-Odessa, L’aspect en était singulier. Le drapeau rouge flottait à son faîte. Au lieu des employés aux uniformes corrects, des hommes en blouses, en chemises de couleur, portant les coiffures populaires, assuraient le service. La ligne était exploitée par les agents de la révolution.

Ceux-ci d’ailleurs reçurent fort bien les voyageurs, et quand ils eurent appris que la blessée avait été frappée par un soldat, par un projectile sorti d’un fusil d’ordonnance, ils manifestèrent, soudain un intérêt excessif pour la victime. Les uns coururent à la recherche d’un médecin, d’autres disposèrent les boîtes de pharmacie de la gare. D’autres encore aidèrent la duchesse et Max, à porter Violet Mousqueterr dans la chambre de l’ex-chef de gare, actuellement en fuite.

Celui qui remplissait à présent ces importantes fonctions, mettait tout son personnel en mouvement pour satisfaire les hôtes inattendus de la station. Et au milieu de ses ordres, il lançait des phrases joyeuses :

— Je crois bien qu’il faut la guérir ! Maldonetz, va donc au buffet ; de la bière et du vodki. Frappée par un soldat ; une belle jeune fille, par les saints Anges, très belle, et Anglaise avec cela ! Ah ! les tzaristes tirent sur les Anglaises ! Machlov, dans le cabinet de l’ex-inspecteur, une couverture piquée. Ce sera, plus léger pour cette pauvre enfant. Ah ! ah ! l’Angleterre réclamera, elle apprendra aux esclaves de l’Autocrate que l’on ne massacre pas les Anglais comme le peuple russe !

Max, trop douloureusement impressionné, ne prêtait nulle attention à ce flux de paroles dont il percevait seulement le vague bourdonnement. Il se laissait serrer les mains par des hommes à la barbe hirsute, dont les faces énergiques et dures s’éclairaient à son voisinage.

— Et où conduisiez-vous cette jeune fille ? questionna enfin le chef de gare.

— À Odessa.

— Odessa ! J’ai bien entendu ? Ah bien ! vous serez reçus, je vous le garantis, reçus comme le gouverneur ne le sera plus jamais !

Blessée et Anglaise ! Quelle réception !

D’autres aidèrent à porter Violet Mousqueterr…
D’autres aidèrent à porter Violet Mousqueterr…

Puis, se frappant le front :

— J’avertis le Comité directeur. C’est le moins.

Le romancier ne songea pas à le retenir. D’abord, il n’écoutait pas le terrible bavard. Mais ces discours interminables, ces phrases s’enchevêtrant les unes dans les autres, l’agaçaient, lui, dont la pensée bouillonnait, dont le cœur bondissait, tout à coup à l’étroit dans sa prison thoracique. Que lui importaient Odessa, la réception du Comité. La venue du médecin seule l’intéressait.

Enfin, un brouhaha s’éleva dans la gare. Les hommes, envoyés à sa recherche, ramenaient le médecin du pays. Un brave vieillard aux cheveux blancs, mais dont le regard, empreint de douceur, considérait ceux qui l’entouraient avec une autorité étrange.

— Docteur, docteur, dites-moi si elle vivra ?

L’interrogation anxieuse jaillit des lèvres de Max. Son cœur s’exprimait en quelque sorte malgré lui. Et le médecin, avec un sourire paternel, comprenant la douleur qui palpitait devant lui, murmura :

— Il faut espérer… toujours… toujours.

Il s’était fait conduire auprès de la blessée, qui maintenant avait ouvert les yeux et regardait doucement. Au cri du romancier, elle eut, elle aussi, un sourire que le docteur surprit :

— Oui, oui, dit-il, nous vivrons…

Avec une délicatesse, une légèreté de mains que lui eussent enviées bien des gardes-malades féminines, il défaisait le pansage provisoire. Il sondait la blessure, plein de précautions, épargnant, la douleur à la patiente, ne lui imposant que ce qu’il ne pouvait lui éviter. Enfin, il se redressa et s’adressant à Max :

— Une belle blessure, Monsieur. Aucun organe essentiel atteint. Et une chance. La balle a été tirée de tout près. Elle avait donc une grande vitesse de translation. Elle a passé à travers l’omoplate, comme un grain de plomb à travers une vitre. Un trou rond, pas de fracture, et puis un pansement. Avec quoi donc a été fait ce pansement-là ?

— Dans la campagne, loin de tout centre, commença Sara en enjoignant du regard à leur compagnon de n’entrer dans aucune explication…

— Oh ! se récria le docteur ; loin de tout centre. Tant mieux pour la blessée. Dans aucune grande ville, on ne l’eût traitée aussi heureusement. Il y a une certaine cautérisation de la blessure. Avec quoi diable a-t-on obtenu cela ? C’est tout, simplement parfait ; je n’ai jamais rien vu de semblable.

Le docteur avait fini, il sortit sans bruit, suivi de la duchesse.

Le romancier oubliait le monde, et les causes de sa présence à Berna, et les lendemains menaçants. Veillant celle qui était devenue son unique pensée, rassuré sur son sort, il était tout à la douceur des instants présents.

Miss Violet dormit.

De temps à autre, le chef de gare placé par la révolution à la tête du service, venait s’enquérir de l’état de la blessée.

La sollicitude de cet homme farouche, représentant les revendications sanglantes, ne laissait pas de surprendre Max. Mais il en était touché, et se sentait une sorte de sympathie pour ce personnage qui semblait prendre part à ses inquiétudes.

Puis, c’était la duchesse, dont le visage ordinairement rieur, portait la trace de l’angoisse subie lorsqu’elle avait cru en danger la gentille Anglaise, inconnue d’elle, quelques jours plus tôt, et pour qui maintenant, elle ressentait une tendresse à chaque instant plus profonde.

Violet, fermait-elle ses paupières, Max s’installait près de la fenêtre.

Alors, il apercevait sur le quai, Mona, se promenant inconsciente, suivie par un cercle respectueux de révolutionnaires.

Avec la naïve conception des moujicks, ces êtres grossiers voyaient dans la folle une inspirée de la divinité. Ils guettaient ses paroles incohérentes et s’efforçaient de leur attribuer un sens propre à les éclairer sur l’issue des événements en cours.

En somme, tous les voyageurs semblaient calmes, sauf sir John Lobster. Ah ! l’Anglais, lui, le visage en feu, ne cessait de s’agiter, de grommeler. Resterait-on longtemps à Berna ? Cette stupide Violet ; se faire blesser pour des choses qui ne la concernaient pas. On n’a pas idée de pareille aberration !

La journée s’écoula ainsi. La nuit vint, couvrant de son ombre les bâtiments de la gare, la voie et la campagne.

Penché à la fenêtre, le romancier n’apercevait qu’une lumière ; un fanal rouge un peu en dehors de la station et qui semblait un œil sanglant ouvert dans les ténèbres.

C’était un train formé, prêt à partir. Il serait expédié dans quelque vingt minutes, se dirigeant sur Odessa. Et la duchesse ayant pénétré à cet instant dans la chambre, le jeune homme lui désigna le fanal avec ce seul mot :

— Pour Odessa.

Elle secoua doucement sa tête brune.

— Vous y seriez demain matin, insista Max. Vous pourriez songer à ceux qui ne sont plus, à ceux du souvenir desquels nous vous avons détournés.

La, Parisienne eut un profond soupir, et lentement :

— J’ai accepté votre dévouement simplement, sans phrases ; mais en l’acceptant, je me promettais de vouer à votre chère petite compagne une affection de sœur.

— Une sœur comprend la hâte…

Elle l’interrompit :

— Une sœur ne doit pas être abandonnée.

Et changeant de ton :

— Laissons cela. Vu le docteur tout à l’heure. Rentrant de sa tournée, il a fait un crochet vers la gare.

— Eh bien, qu’a-t-il dit ? fit vivement l’écrivain.

— En apprenant de moi qu’elle dormait, il s’est frotté les mains. Parfait ! parfait ! tout va bien. Comme je l’incitais à monter voir la malade, il s’y est refusé par ces mots : Non, non, je la réveillerais peut-être. Pourquoi troubler l’action bienfaisante de la nature ?

La charmante femme marqua une légère pause, et acheva :

— Je vous dis cela, pour bien vous convaincre qu’il faut bannir toute inquiétude.

Il ne trouva rien à répondre. Mais il saisit les mains de cette femme qui avait tant souffert, et qui montrait si douce compassion aux douleurs des autres. Il les pressa longuement, murmurant :

— Ah ! Madame la duchesse, vous avez raison ; attendons qu’elle soit transportable… Et vous qui songez à consoler, alors que vous êtes vous-même inconsolable, je vous jure que nous arriverons à vous donner la suprême consolation que vous cherchez.

Elle remerciait du geste, trop émue au souvenir du passé pour pouvoir s’exprimer. Soudain, tous deux sursautèrent ; un éclatement sinistre venait d’ébranler les bâtiments de la station, suivi d’une explosion violente.

— Quel est ce bruit ?

Violet s’est à demi soulevée sur sa couche. Elle interroge. Ce n’est pas de la peur ; c’est de l’étonnement. Elle a été tirée du sommeil par un bruit dont la cause lui échappe.

Avant que ses amis aient pu répondre, un ronflement caractéristique passe. Puis, sur la voie, juste en face de la fenêtre, un cratère semble s’ouvrir dans le sol. Une gerbe de flammes, une détonation assourdissante. Les vitres volent en éclats.

— Sapristi, s’écrie Max stupéfait, mais c’est un obus !

— Un obus ? répètent les deux femmes stupéfaites.

— Mais oui ; on canonne la gare.

Cependant, des clameurs montent jusqu’à eux. Des cris se croisent, on court sur les quais, dans la nuit. Puis, c’est une ruée de lourdes bottes dans l’escalier accédant à la chambre de la malade. D’un bond, le romancier est à la porte, le revolver à la main. Le battant s’ouvre. Le chef de gare apparaît, portant une lanterne, suivi par plusieurs de ses subordonnés.

— Les troupes de la tyrannie nous attaquent, hurle-t-il d’une voix essoufflée.

— Les troupes ?

— Oui, ceux qui blessèrent la jeune dame ont sans doute reçu des renforts

Le chef de gare apparait.
Le chef de gare apparait.


Ils nous attaquent, mais ils verront de quel bois l’on se chauffe.

Puis, il désigne le lit.

— N’ayez pas peur, matouchka (petite mère, mot affectueux populaire) n’ayez pas peur. Ces braves vont vous transporter, sur votre matelas, dans le train formé pour Odessa. Il vaudrait mieux ne pas vous secouer. Mais quelques secousses sont encore préférables à la rencontre d’un obus.

Une nouvelle explosion ponctue la phrase :

— Vite, vite, ordonne le révolutionnaire.

Et ses compagnons s’empressent. En une seconde, matelas et blessée sont enlevés, emportés. Max approuve.

— Je prends les vêtements. Vous, Mme la Duchesse, entraînez Mlle Mona.

— Et la caisse aux tubes rayonnants.

Sara n’a rien perdu de son sang-froid.

Elle descend sans hâte, en personne qui sait que le calme accomplit plus de besogne que l’agitation. Le romancier, lui, empaquette la robe, les vêtements de miss Violet, Il a tout pris. Il va sortir.

Le plafond s’ouvre brusquement ; quelque chose de noir, de pesant, tombe, broie le plancher, disparaît, et puis en dessous, c’est un vacarme infernal, un tintamarre de cloisons broyées, de vitres réduites en poussière, de hurlements de douleurs.

Comme un fou, Max s’élance dans l’escalier. Il saute quatre marches à la fois. En bas, c’est le chaos. Les salles ont été bouleversées, les banquettes broyées, renversées au milieu de décombres, des silhouettes humaines s’agitent au milieu des platras.

— Sainte Vierge de Kajan, gémit un organe rude, j’ai les jambes coupées.

— À moi ! À moi, répond une autre voix douloureuse, comme étranglée.

Mais au dehors, on appelle :

— M. Max ! M. Max !

Le jeune homme a reconnu ce timbre si cher. Il reprend sa course. Sur le quai, dans l’ombre, il distingue confusément un groupe plus noir qui se meut dans la direction de la lanterne d’arrière du train, cette lanterne rouge qu’il contemplait un instant plus tôt de la fenêtre. Il se précipite à sa suite, rejoint les hommes qui portent Violet. Elle l’aperçoit.

— Oh ! Vous voilà… Mon cœur a résonné de ce dernier projectile tombé sur la gare.

— Et moi, j’ai eu peur pour vous.

— Et la duchesse ?

— Déjà dans le train avec son bagage et sa malheureuse amie.

— Bien, bien, pressons-nous.

Dans un sleeping, la blessée est hissée, toujours sur son matelas. Sara va s’occuper de l’installer. Les révolutionnaires se sont retirés, non sans que Max, ravi de leur concours, leur ait serré amicalement la main.

Soudain, un homme bondit dans le compartiment où s’est réfugié le Parisien. C’est sir John Lobster dont le visage semble incandescent, dont les cheveux rouges se hérissent sur le crâne comme des flammes.

— Le Satan rôtisseur puisse-t-il cuire les gens de mauvaise éducation !

À qui en a-t-il ? Comment peut-il songer à la bonne éducation en un pareil moment. Il continue :

— Tout à l’heure, les mutins ont dit la gare attaquée par les troupes qui gardaient nous-mêmes prisonniers, avant la blessure de miss Mousqueterr.

— En effet.

— Eh bien, j’ai parfois la meilleure idée. J’ai pensé : je vais téléphoner au lieutenant-colonel Polsky, qui nous a mis en évasion.

— Lui téléphoner ?

— Oui, pour le prier d’envoyer ses obus hors de notre direction.

Max ne put se tenir de rire devant l’étrange imagination du gentleman. Puis, se contraignant à redevenir sérieux :

— Votre appareil n’a pas fonctionné ?

— Si, si. Je demande le pardon ; il a répondu…

— Quoi ?

— Ceci. Si vous n’êtes pas un imbécile, ne restez pas une minute de plus dans cette gare de Berna vouée à la destruction.

— Le conseil était excellent.

— Je crois. Mais pourquoi dire en mauvaise convenance. Si vous n’êtes pas un imbécile. Il devait savoir je ne suis pas.

Ma foi, au risque de désobliger fortement son interlocuteur, le Parisien s’abandonna à la plus franche hilarité. Mais un signal vibra au dehors. Une légère secousse indiqua que le train démarrait. Deux minutes après, le train s’enfonçait sous la voûte d’un tunnel. Les voyageurs n’avaient plus rien à craindre de la canonnade.

Ils roulaient à toute vitesse vers Odessa, ce port d’embarquement auquel tendaient leurs efforts, et où ils allaient trouver la révolution triomphante.



  1. Exclamation familière et comique. Allusion à la coiffure des adhérentes a l’Armée du Salut.