Miss Mousqueterr/p1/ch13

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Boivin et Cie (p. 243-254).


CHAPITRE XIII

LES DISPARUS


— Prenez donc la peine de vous asseoir, Mesdemoiselles ; et vous aussi, Monsieur.

Celui qui vient de parler est un homme jeune, coiffé d’un turban de soie blanche, sur lequel se détachent en écusson les cinq rubis, emblème de Siva.

Sa taille souple est serrée dans une blouse de soie de même étoffe, de même couleur, sur laquelle courent en lacis capricieux des soutaches bleues. Il a aussi le pantalon de soie flottant, serré aux chevilles au-dessus de babouches recourbées, brodées bleu et argent.

Miss Violet Mousqueterr, sir John Lobster, à qui le personnage s’est adressé, promènent autour d’eux des regards effarés.

Ils ne reconnaissent pas les salles de Trefald’s Cottage. Comment sont-ils venus dans cette grande salle, dont les larges fenêtres, protégées par des stores de pourpre, s’ouvrent sur un parc luxuriant, avec des pelouses d’émeraude, au milieu desquelles tremblote l’azur mobile d’une pièce d’eau, où s’ébrouent des canards multicolores, des flamants roses.

Et l’attitude de Mona Labianov, qui se trouve aussi en ce lieu ; elle est bizarre, cette attitude.

La douce folle s’est rapprochée de l’une des croisées, elle regarde au dehors. Ses lèvres s’agitent, elle hoche la tête. On dirait qu’elle salue des choses déjà connues.

— Me direz-vous, commence Violet…

L’Hindou l’interrompt.

— Je ne me présente devant vous que pour cela, Miss. Aussi vous ai-je priée de vous asseoir, car je ne voudrais pas vous astreindre à m’écouter debout.

— Ce sera donc long ? fait-elle agressive.

— Long ou bref, Miss. Cela dépendra de vous.

— Alors ce sera bref.

— Je le souhaite de tout mon cœur.

Elle considère son interlocuteur avec étonnement. Que signifient ces paroles ? Enfin, avec un grand geste d’impatience, elle se laisse tomber sur un siège ; John, plus rouge que jamais, l’imite. Et l’Hindou parle :

— Miss, les journaux nous ont appris votre arrivée dans notre capitale. Calcutta s’est émue de pareil honneur ; mais son émotion ne fut rien auprès de la nôtre, à nous, modestes campagnards, pour qui cette venue était un bonheur !

— Un bonheur ? vous vous dites campagnard, serions-nous hors de la ville ?

— Hors, et loin, oui, Miss.

— Loin aussi. Pourquoi ? Comment ?

Le personnage s’incline. Il sourit agréablement :

— Je vous aurais priée de me rendre visite, Miss, qu’il est certain que vous eussiez refusé. Alors, j’ai eu recours à l’habileté. Quand un mur infranchissable coupe votre route, il faut passer à côté.

— Vous voulez exprimer, je pense, que je suis ici par surprise.

— Ah ! s’exclama galamment l’inconnu, la voix est trop charmante pour que je fasse le procès des mots. Disons donc par surprise, à Trefald’s Cottage, vos domestiques indigènes m’obéissaient, car tous m’obéissent. Sur mon ordre, ils mêlèrent à vos aliments un narcotique.

— Un narcotique, se récrièrent d’une commune voix Violet et John.

— Oui, vous savez que l’Inde est la ferre classique de l’opium ; vous concluez ?

— Mais quel est le but ?

— De cette aventure opiacée ? Vous enlever avec vos amis, durant votre sommeil ; vous amener ici, traiter avec vous une petite affaire fort intéressante.

La jeune fille haussa les épaules.

— Je crois comprendre, vous êtes un bandit.

L’Hindou se redressa avec orgueil.

— Les Anglais disent cela ; mais les Hindous me considèrent comme un chef.

— Un chef qui désire une rançon probablement.

— C’est cela même ; seulement, et ceci je tiens à vous l’apprendre, Miss. Cette rançon, je n’en conserverai pas une parcelle. Tout sera versé dans les caisses d’une œuvre géante dont je ne suis qu’un serviteur.

— Aoh ! grommela sir John, voilà des distinctions qui séduisent peut-être celui qui reçoit, mais qui demeurent, indifférentes à celui qui paie.

— Cela est mon avis, appuya Violet.

Et plantant son regard dans celui de l’indigène :

— Finissons-en ; quelle somme ?

— Deux cent mille livres (cinq millions de francs).

— C’est cher !

— C’est proportionné à votre fortune, Miss.

— Peut-être, je ne discute pas. Comment vous plaît-il d’être payé ?

L’Hindou s’inclina respectueusement.

— Ah ! Miss, laissez-moi me féliciter de mon opération. C’est plaisir de causer avec vous.

— Comment ? répéta la jeune fille d’un ton sec.

— Voici. Deux des personnes de votre suite se promènent dans le pays. Elles doivent à présent vous chercher dans Calcutta.

L’Anglaise inclina la tête.

— Veuillez leur écrire ce qui vous arrive ; joindre à votre lettre, un chèque qu’elles encaisseront pour vous… Cinq millions, cela n’est pas pour surprendre avec la signature : Violet Mousqueterr.

— Et elles vous remettront la somme ?

— Justement, Miss.

— Je devrai sans doute leur recommander de ne pas mêler la police à tout ceci ?

L’homme se prit à rire.

— Inutile, Miss. La police ne peut rien contre nous. L’agent qui ferait mine de nous rechercher serait mort avant qu’une heure se fût écoulée.

À cette déclaration formulée d’un ton calme, la jolie Anglaise se sentit parcourue par un léger frisson. Néanmoins, elle fit bonne contenance.

— Veuillez me faire donner de quoi écrire.

— Vous trouverez tout sur cette table, indiqua son interlocuteur, en désignant une sorte de guéridon curieusement incrusté de nacre et d’or, sur lequel s’apercevaient, en effet, l’encrier, la plume et un buvard gonflé de papiers.

Sur ce, il salua encore.

— Quand vous aurez terminé, Miss, vous voudrez bien m’appeler. La sonnerie à côté de la porte, et j’accourrai.

Puis, il sortit laissant seuls les prisonniers. Lobster commençait la kyrielle des récriminations, la jeune fille l’arrêta de suite :

— Tout ce que vous pourrez dire ne changera rien à la situation. La chose utile est de quitter le plus tôt possible la société de ces mauvais garçons (voleurs). En conséquence, je prie de garder le silence et de laisser écrire sans me troubler.

Elle s’installait à la table et se mettait aussitôt à la besogne.

En quelques lignes, la lettre adressée à Max Soleil expliquait la situation, priait de considérer la somme demandée comme une quantité négligeable, mais par contre de mettre toute célérité à la réunir.

Puis, elle prépara un chèque, désigna l’Asiatic-Bank comme la correspondante de ses banquiers de Londres, et par suite, comme celle qui verserait les espèces avec le minimum de lenteurs.

Elle venait de tracer son paraphe coquet et décidé, quand Lobster se pencha à son oreille et murmura :

— Regardez donc vers Mlle Mona.

Elle leva la tête, tourna les yeux vers la jeune Russe. L’insensée avait quitté la fenêtre. À présent, elle se tenait près de la cloison située en face.

Et cette cloison apparaissait différente des autres. De belles boiseries montaient du plancher jusqu’à mi-hauteur, puis du point où elles finissaient jusqu’au plafond, le mur était tendu d’un papier gris clair, sans aucun ornement, aucune fleur, guirlande ou personnage.

À chaque angle, une colonne à demi engagée dans la muraille semblait supporter le plafond.

Et Mona appliquait ses mains sur ces colonnes, sur les circonvolutions des boiseries, le regard fixe, les sourcils froncés ; on eût cru qu’elle cherchait, mais quoi ?

Comme John allait encore parler, Violet appliqua son doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence. Tous deux demeurèrent immobiles, attentifs aux mouvements de la folle. Mona parlait à mi-voix :

— Oui, oui, c’est ici, le papier gris, l’écran, la vision de Marseille. La lumière est fée, mais elle ne peut pas tout. Elle nous a apporté la vue de cette chambre. Donc, le point de départ se trouve ici.

Tout à coup, comme sa main errait sur les boiseries médianes du panneau, un léger déclic se fit entendre, et presque aussitôt, auprès de la jeune fille, une sorte de fleur, au calice blanc, parut jaillir du mur.

— Oh ! un parleur comme celui des Masques Jaunes, murmura Lobster.

— Un parleur, répéta Violet avec surprise.

— Oui, seulement j’ai vu cela en Russie, on ne sait pas toujours avec qui l’on entre en communication.

Mona n’avait fait aucune attention à l’apparition du parleur.

Elle continuait son incompréhensible recherche, la face assombrie, comme si elle s’exaspérait de ne point rencontrer la chose inconnue qu’elle espérait trouver.

— Si je parlais sur le disque blanc ? fit à mi-voix la gentille Anglaise.

Lobster gonfla ses joues d’un air digne, sans répondre. Sans doute, Violet se souciait peu de son avis, car elle vint au mur, se pencha lentement sur le parleur et prononça l’appel usité :

— Allô !

Dix secondes se passèrent, puis Violet, Lobster sursautèrent. Légère comme un souffle, une voix ferme et douce avait jailli du téléphone sans fil, répétant :

— Allô !

Un instant, la jeune fille demeura saisie. Mona avait brusquement interrompu ses recherches, comme si elle avait subi une commotion ; elle regardait avec un effarement dans ses grands yeux fixes.

Cependant, il fallait se décider. De nouveau, la planchette vibrante parlait :

— Allô ! Qui appelle ?

Violet se décida tout d’un coup. Après tout quel danger y avait-il à satisfaire sa curiosité, elle répondit nettement :

— Miss Violet Mousqueterr.

— Vous, vous, qui vous êtes dévouée à deux victimes.

L’Anglaise sursauta. On savait donc cela, en cet endroit d’où on lui répliquait… Mais de nouveau, il fallait écouter.

— Appuyez sur la troisième rose de la boiserie, en comptant de la gauche, la troisième ; cela déclenchera le téléphote pour moi, je vous verrai.

Une sorte de fleur jaillit du mur.
Une sorte de fleur jaillit du mur.

Mona manifestait une agitation inexprimable. Avant que la jeune Anglaise eût obéi, elle avait appuyé sur la rose indiquée. Mais ce mouvement était à peine exécuté, que le parleur apportait une exclamation étranglée, surhumaine :

— Mona ! Mona ! Dans la maison du Bengale !

L’insensée poussa un cri sourd et tomba à genoux, se cachant la figure de ses mains avec un sanglot. Et la voix reprit :

— Elle est prisonnière, prisonnière encore de nos ennemis.

La jeune Russe ne parut pas entendre, mais Violet se penchant sur le disque vibrant :

— Non, ou du moins pas sous son nom.

— Comment ? Que voulez-vous dire ?

— On m’a enlevée, avec ma suite, pour obtenir une rançon, cinq millions. Vous pouvez voir, puisque vous voyez, sur la table, une lettre et un chèque. On nous remettra en liberté après paiement.

Un long soupir répondit, puis la voix reprit :

— Que nul ne soupçonne son nom. Ce serait la mort pour tous. Ce serait l’épouvante.

Puis, plus doucement :

— Mais j’oublie. Je veux qu’elle nous voie, qu’elle comprenne.

Un bruissement passa, et tout à coup le panneau gris s’anima. La teinte neutre se colora, montrant aux yeux ébahis de miss Violet, de sir John, un tableau étrange.

Une sorte de vaste grotte, aux arêtes capricieuses, aux stalactites jetant leur riche ornementation au plafond élevé.

Partout, sur les parois, sur des consoles, trépieds, supports variés, des tableaux semblables aux tableaux électriques de commande usités dans les usines, les grandes administrations ; des appareils inconnus, aux cuivres brillants, aux aciers bleuâtres.

Et debout, au milieu de tout cela, penchés sur des parleurs identiques à celui qu’utilisait la mignonne Anglaise, deux hommes : l’un grand, mince, élancé, aux mouvements souples et nerveux. Son visage de teinte mat, ses lèvres rouges, ombragées d’une fine moustache noire, le nez droit, les yeux bruns, doux et souriants, formaient un ensemble presque idéal de la beauté masculine.

Son compagnon, détaille élevée également, semblait son vivant contraste. Blond, les traits agréables mais imprécis, le regard bleu gris un peu vague, il avait en lui ce je ne sais quoi de las, d’indifférente élégance qui caractérise la fin de race d’une noblesse qui s’en va.

Mais Mona s’était redressée. Elle tendait les bras vers l’écran que tous avaient reconnu être le réflecteur d’images d’un téléphote sans fil, analogue à celui dont il avait été tant parlé à propos du mystère du bastidou Loursinade, et d’une voix ardente, joyeuse, sonnant en fanfare d’allégresse, elle clamait :

— Dodekhan, le duc ! Vivants, vivants, échappés aux assassins.

Violet frissonna. Les morts ressuscitaient donc. Ces hommes, dont on cherchait la tombe, apparaissaient, évoqués par le merveilleux engin scientifique. Ils parlaient, ils se mouvaient. À ce moment même, Dodekhan répliquait :

— On nous a épargnés, mais nous sommes prisonniers de San, le misérable qui avilit notre œuvre, qui en fait une entreprise de pillage. Il voulait vous attirer ici, où nous sommes captifs, dans le temple souterrain des monts Célestes, vous, Mona, et la duchesse.

— Où est Sara ? interrompit alors le duc Lucien.

— Libre, à Calcutta.

— Merci, cela suffit ; parlez, Dodekhan, parlez.

Et le Turkmène, ce Maître du Drapeau Bleu prisonnier de ses adversaires, échappant par un appareil scientifique à la surveillance de ses geôliers, reprit :

— C’est vrai, les minutes sont brèves. Profitons des instants qui nous sont donnés, du miracle qui permet que la communication se soit faite avec nous. Une fois libre, Mona, dites-le bien à la duchesse, quittez l’Inde, de ce côté vous n’arriverez pas jusqu’à nous. C’est par la Chine, par le fleuve Bleu et le Thibet… Mais j’y songe, nous pouvons guider votre marche. Emportez le parleur dont vous vous servez en ce moment. Il est réglé sur le nôtre. N’importe de quel point, vous pourrez communiquer avec nous et nous vous guiderons. Chaque soir, plantez-le sur un arbre, une solive, un poteau fiché en terre ; c’est l’heure où l’on nous surveille le moins ; nous vous parlerons, nous vous dirons…

— Comment, vous vivez encore.

— Oh ! cela, simple chance, une inspiration de Lucien de la Roche-Sonnaille. Il venait de tuer Log, nous étions renversés ; nos assassins cherchaient la place où frapper. Il s’écria : Comme cela au moins, le Drapeau Bleu ne servira plus à personne. Vous comprenez. San est un serviteur, il a une âme d’inférieur. Laisser perdre une puissance ou une somme d’argent, les valets ne savent point s’y résoudre. Bref, on nous épargna, avec l’espoir de m’arracher les secrets de la confédération des Sociétés d’Asie.

Brusquement, le visage du Turkmène exprima l’inquiétude.

— On vient, dit-il, emportez le parleur. Tirez le bouton du téléphote. Au revoir, Mona, ma bien-aimée, au revoir.

Tout s’effaça. Les spectateurs de cette scène inouïe n’avaient plus devant eux que la muraille avec ses boiseries et sa tenture grise. D’un mouvement rapide, Mona enleva le parleur, tira la rose actionnant le téléphote cinématographique sans fil, puis tendant le parleur à Violet.

— Gardez ceci, je n’ai pas confiance en moi. Il me semble que je sors d’un long sommeil. J’étais dans la nuit. Je rêvais que j’étais bien loin d’ici, en France, à Marseille. Et je n’ai pas bougé, je me retrouve là où je m’étais sans doute endormie.

Puis, avec une sorte d’anxiété, d’émotion quasi religieuse :

— Je cherchais la lumière. Oh ! ce rêve douloureux ! Mais il est fini, je vois, je vois, la clarté est autour de moi, elle est en moi. Dodekhan, Dodekhan, nos âmes se sont unies !

Lobster qui avait assisté stupéfait à toute la scène précédente, haussa les épaules en grommelant :

— Elle est folle.

Mais Violet rectifia sèchement :

— Non, elle ne l’est plus ; et je prierai de ne point prononcer cette chose en sa présence. Inutile de troubler un esprit qui semble revenir à la lucidité.

La vérité porte en elle sa récompense.
La vérité porte en elle sa récompense.

Le gros Anglais fit une grimace qu’il avait la prétention de hausser au sourire.

— Soit donc, chère Violet, je ne converserai plus sur ce sujet ; mais auparavant que vous sonniez le bandit qui nous tient en cette place, je souhaite vous adresser une petite proposition.

Et la jeune fille le considérant avec étonnement :

— En même temps que jolie, vous êtes très riche et tout à fait appareillée en fortune avec mon personnage.

Elle haussa les épaules :

— Oh ! vous allez encore vous occuper de mon mariage. Remettez cela à un autre moment.

Elle étendait la main vers la sonnerie qui devait appeler le chef des bandits. Mais son interlocuteur arrêta le mouvement commencé.

— Ne sonnez pas. L’instant est tout à fait grave. Dépensez une petite attention, et vous serez du même avis.

Le ton de sir John renfermait une menace. La jeune fille en eut l’intuition, et avec une évidente mauvaise humeur :

— Soit, j’écoute.

— Vous avez remarqué le Français. Vous songez à marier vous-même contre sa personne.

— Je ne vous contredirai pas.

— Je remercie de la franchise. Or, moi, de mon côté, j’avais songé à marier ma personnalité contre vous-même.

— Vous me l’avez déjà dit quelquefois.

— Je le répète. Ce qui est conforme à la vérité ne saurait être répété trop souvent, car la vérité porte en elle-même sa récompense et elle répand sur l’humain troupeau, une clarté aussi brillante que celle du soleil. Psaume XVII, verset 9.

Du coup. Violet allait succomber à l’hilarité. Mais Lobster laissa tomber cette phrase qui glaça le rire sur les lèvres de son interlocutrice :

— Je pensais être vaincu dans ce match à l’hyménée. Seulement, le Seigneur protège les siens. Il étend sa main secourable au-dessus du front des faibles. Il renverse le triomphateur et dirige la pierre de David pour abattre Goliath.

Sous le pathos biblique, miss Mousqueterr avait discerné un danger. Vaillante par nature, elle fit face à l’orage pressenti.

— Ce qui en bon anglais signifie ?

— Que le Seigneur, loué soit-il, vient de m’apporter l’arme qui me permettra de transpercer le Philistin français.

Ridicule était l’expression, et cependant la jeune fille tressaillit. Son cœur se serra comme à l’approche d’un malheur. Lobster continua gravement :

— Et cette arme, je ne la cherchais pas, je n’ai rien fait pour l’obtenir. Le Seigneur qui protège l’Angleterre… et son Droit, m’a tendu le glaive et le bouclier par vos propres mains.

— Que voulez-vous exprimer ?

— Ce que je signifie, c’est que vous allez jurer d’épouser moi-même, aussitôt retournée en Angleterre.

— Jamais.

— Tenez votre langue, chère Violet, jusqu’après mon finissement. J’ai entière confiance en votre serment. Et je pense vous le ferez ; car, sans lui, je puis vous séparer brutalement de ce ridicule Max Soleil, et perdre vos amies, la duchesse et Mona.

Elle le regarda, les yeux agrandis par une épouvante irraisonnée.

— Si vous agissiez ainsi, vous seriez un méprisable drôle.

Il secoua la tête avec bonhomie.

— Dites pas des choses enfantines. Les affaires sont les affaires. Le mariage est l’affaire de mon cœur. Et avant toute chose, un Anglais, digne de ce nom, ne peut admettre une affaire mauvaise.

— La morale du succès, alors ?

Perfectly well ! Le succès est la plus belle chose. Je tiens le succès, je ne le quitte pas. Et cela n’est pas d’un « méprisable drôle » comme vous exprimiez ; mais bien d’un homme pratique, avisé, donnant à sa fiancée la garantie que ses intérêts seront en bonnes mains.

Et, enchanté de sa péroraison, sir John frotta ses mains courtes et rougeaudes, puis reprit :

— Mais nous écartons le sujet. Je n’offre pas une discussion sur ce qu’il convient de faire. La discussion est close dans mon esprit. Je propose vous de choisir entre les deux solutions.

— Lesquelles ?

— Épouser dès le retour en Angleterre, avec promesse formelle et sacrée.

— Jamais, je le répète.

— Ou bien être perdue, séparée de master Max, naturellement, et de causer la mort de miss Mona, de mistress Sara et des deux gentlemen qui ont montré tout à l’heure leur portrait sur le mur.

Et la jeune fille se taisant, devant la terrible vérité entrevue.

— Ah ! vous semblez plus aussi résolue à refuser la main. Vous déciderez tout à fait quand vous serez sûre de mes intentions. J’ai écouté le gentleman du mur. Il disait : Les bandits doivent pas savoir miss Mona est miss Mona, car ce serait la fin pour elle, pour la duchesse. Vous souvenez, il disait ainsi ? Elle courba la tête, incapable de répondre, sentant la terreur grandir en elle.

— Eh bien, moi, j’ai compris la protection divine, le miracle en ma faveur. Vous allez faire le serment que je demande, ou bien quand le bandit, il va paraître, je dirai : Vieux garçon, regarde vers miss Mona, c’est le petit cœur sucré de Dodekhan. Et la duchesse de la Roche-Sonnaille, qui réside à Calcutta, Trefald’s Cottage, est l’épouse de l’autre prisonnier. Et Max Soleil sait vos secrets, et il a travaillé toujours contre vous. Et moi, moi, que les Masques Jaunes avaient choisi en alliance, on m’a empêché de les servir. Peut-être même, on les a détruits, car je n’ai plus entendu parler d’eux.

Il s’arrêta triomphant. Violet le regardait, indignée et vaincue. Elle comprenait qu’en cette minute, sa vie, sa liberté dont elle eût fait bon marché, mais aussi celles de ses amies, de Max lui-même, étaient à la merci d’une parole prononcée par Lobster.

Seule, elle eût préféré la mort à l’union abhorée.

Mais causer la perte de ces jeunes femmes qu’elle avait appris à connaître et à aimer, sacrifier ce brave romancier, ce Français chevaleresque et souriant, qui s’était élancé dans la voie du dévouement, sans effort, sans paraître même avoir conscience de la grandeur de son acte. Oh ! cela ne pouvait pas être, ne serait pas. Plutôt subir ce mariage odieux.

Mais elle n’oublierait pas. Du fond de l’ennui où la plongeait son énorme fortune, Max l’avait tirée. Il lui avait révélé la vie. Est-ce qu’elle pourrait jamais effacer cela de sa mémoire.

Triste sort que le sien. Échapper à l’ennui pour tomber dans la douleur !

— Eh bien ? chère Violet, susurra John avec une amabilité plus cruelle qu’une injure.

Elle balbutia d’une voix blanche, douloureuse, déchirante :

— Je fais le serment que vous souhaitez.

— De m’épouser aussitôt notre retour en Angleterre.

— Oui.

All right ! Je suis le plus heureux des hommes.

Elle le toisa, et le regard dur, une haine s’allumant en ses yeux :

— J’ai fait le serment. Mais vous êtes un lâche !

Sans laisser au gros Anglais, interloqué par l’insulte dont elle le souffletait, le loisir de répondre, elle appuya, sur le bouton de la sonnerie.

Presque aussitôt, l’Hindou au frontal orné des cinq rubis symboliques parut. Elle lui tendit la lettre et le chèque préparés naguère. Et quand il fut sorti, elle fondit en larmes.

La multimillionnaire pleurait sur la cruelle expérience qu’elle acquérait. L’or impuissant à assurer le bonheur !