Miss Mousqueterr/p1/ch5

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CHAPITRE V

LA MAISON DE SANTÉ ELLEVIOUSSE.


Rien n’est plus riant d’aspect que la maison de santé, fondée par le docteur Elleviousse à quelques kilomètres de Marseille.

La maison très vaste, le parc spacieux planté d’essences rares, avaient naguère jailli de terre, sous le caprice d’un richissime banquier d’origine grecque, dont, le nom est resté populaire dans le chef-lieu des Bouches-du-Rhône.

Phlorinopoulos, que le peuple surnommait La main ouverte, avait ébloui Marseille de son luxe et de sa charité.

En six mois, grâce à la baguette magique d’or, parc et palais étaient sortis de terre.

Alors Phlorinopoulos avait fait graver en lettres d’or sur les portiques, une inscription dont la foule avait vainement cherché le sens emblématique :

Λουλούδι (Louloudi-fleur)


À qui, à quoi avait pensé le banquier en adoptant ce nom… ? Il ne le confia à personne. Pas davantage il ne confia pourquoi, la propriété toute prête à être habitée, il parut s’en dégoûter ; pourquoi il retourna en Grèce sans avoir jamais tiré parti de sa coûteuse fantaisie.

Et après son départ, le notaire chargé de la liquidation de ses biens immobiliers, avait mis en vente le château Louloudi, à un prix extraordinairement bas, vingt-cinq pour cent à peine de sa valeur.

Elleviousse avait profité de cette occasion, et Louloudi était devenu la maison de santé bien connue.

Les bâtiments, les salons luxueux destinés aux fêtes, aux joies fastueuses de la richesse, s’étaient transformés en chambres où gémissaient les épaves de la société, les malheureux vaincus par la folie.

C’était le drame noir de l’envers de la vie, joué dans le cadre le plus riant que l’on pût se figurer.

Dès la grille dorée, dès l’avenue d’honneur, sablée avec soin, bordée de massifs fleuris, jusqu’à la maison aux marbres polychromes, aux bas-reliefs traçant sur la façade la procession joyeuse de fêtes de l’Hellade, tout souriait, tout conviait au plaisir.

M. Elleviousse était dans son cabinet. Il reçut aussitôt les visiteurs.

C’était un petit homme rondelet, qui eût paru vulgaire si son visage, si toute sa personne même, n’avaient été illuminés par deux yeux noirs, très grands, dont le regard perçant avait une influence magnétique considérable. Son accueil fut des plus courtois.

— Oh ! s’écria-t-il, ce n’est point là un incident qui me bouleverse. Mes deux pensionnaires sont tout à fait inoffensives ; donc, pas de danger pour la sécurité publique.

— Vous en êtes certain ? questionna Landré d’un air important.

— Absolument. La duchesse de la Roche-Sonnaille passait son temps à lire, à se promener. Je la croyais même améliorée, car, depuis quelques jours notamment, on pouvait en sa présence parler de la route d’Aubagne, sans provoquer ses divagations habituelles.

— Et Mlle Mona Labianov ?

— Oh ! elle, sa folie est incurable, je pense. Je la qualifierais presque de « magnétique ». L’Orient exerce sur ses discours, sur sa façon d’être, une attraction étrange. L’Orient et la lumière ! J’avais remarqué cette double sympathie, et je l’admettais dans mon laboratoire. Vous savez que je m’occupe beaucoup d’étudier l’action des divers rayons lumineux du prisme sur mes malades. Mes expériences semblaient l’intéresser prodigieusement.

— Elle ne pouvait les comprendre.

— Je vous demande pardon. Cette démente très spéciale, dont l’esprit semblait fermé à toute autre chose, devenait lucide, intelligente, étonnamment intelligente, aussitôt qu’il s’agissait de la direction de sa folie. Il lui est arrivé de me poser des questions, de formuler des objections qui me prenaient au dépourvu, qui me surprenaient.

— Très curieux, murmurèrent les deux Anglais.

Le pseudo César Landroun approuva de la tête, sans prononcer un mot. Mais Landré secoua les épaules avec insouciance :

— Bon, tout cela ne me regarde pas. Elles sont inoffensives à votre avis voilà le seul point intéressant. Maintenant, comment ont-elles quitté la maison ?

À la question, le docteur Elleviousse perdit un peu de son calme. Il leva les bras, au ciel en un geste agacé.

— Cela, je n’en sais rien.

— Comment ? Des folles, cela doit être facile à voir.

— Pour vous, peut-être, Monsieur l’Inspecteur ; mais pas pour moi.

— Enfin, elles sont sorties. Tenez, Monsieur le Docteur, voulez-vous me permettre d’interroger ?

— Faites ! Faites ! Vous êtes le maître. Je ne désire que vous faciliter la tâche.

Max, Violet, Sir John lui-même, écoutaient avec une évidente surprise. Les dernières paroles de M. Elleviousse les avaient surtout frappés.

Que des folles s’évadent, cela se voit ; mais qu’elles eussent combiné leur évasion de telle sorte, que le personnel ne découvre pas de suite de quelle manière, par quelle voie, elles ont repris leur liberté, cela apparaissait quelque peu surprenant. Et Violet échangea un regard avec le romancier, un regard qui signifiait :

— Vous seul avez raison ; elles ne sont pas folles.

Mais son attention se reporta sur M. Landré. L’inspecteur parlait :

— Quand les a-t-on aperçues pour la dernière fois ?

— Hier soir, à dix heures.

— Qui les a vues ?

— Sidonie Lougé et Berthe Marroy, les deux surveillantes spécialement préposées à leur service.

— Bien, nous interrogerons ces deux femmes tout à l’heure. Où étaient les malades à ce moment ?

— Dans leurs chambres.

— Ces chambres ?

— Au deuxième étage : deux pièces voisines, communiquant entre elles au moyen d’un cabinet de toilette intermédiaire.

— Comment en sort-on ?

— Par deux portes donnant sur le couloir, au bout duquel est la logette vitrée où veillent les surveillantes de nuit. Elles sont deux, ainsi que je vous le disais tout à l’heure. Elles alternent en service de jour et en service de nuit. À dix heures du soir, toutes deux se réunissent, ferment ensemble les portes des pensionnaires, puis les clefs sont accrochées dans la logette de surveillance jusqu’au matin.

— Alors d’après vous, Monsieur le Docteur, il est impossible de sortir par le couloir ?

— Impossible ; au reste, il faudrait descendre le grand escalier, et l’on serait certainement vu par les gardiennes du premier ou du rez-de-chaussée. Enfin, la porte accédant au jardin est elle-même fermée et assujettie par des barres que maintiennent des cadenas.

Landré hocha la tête d’un air entendu.

— Il n’y a pas de doute. Un second, c’est un peu haut pour des dames, mais les fugitives ont passé par la fenêtre.

— Hélas non !

Il y avait un agacement dans la voix du docteur. Évidemment, il s’énervait de voir le policier se livrer à des suppositions que lui-même avait dû écarter déjà.

— Vous dites que non ? s’écria Landré sur le visage duquel se peignit l’étonnement.

— Je le dis. Ce matin, quand on pénétra chez les folles, les fenêtres étaient closes, elles se ferment de l’intérieur, en admettant que ces dames aient atteint le sol, au moyen d’une corde, elles n’auraient pu refermer les croisées.

— Qui a vu cela ?

— Sidonie Lougé et Berthe Marroy. Pour l’ouverture des portes, elles procèdent au même cérémonial que pour la fermeture. Berthe Marroy, en venant prendre le service de jour, s’est rendue à la logette ; avec Sidonie, elle a décroché la clef du tableau, elles ont ouvert ensemble ; Sidonie ne devant aller se reposer et passer le service à sa compagne qu’après ce soin pris.

Du coup, l’inspecteur de police frappa du pied.

— C’est trop fort. Pourtant elles n’ont pu sortir que par l’une des ouvertures désignées. Et pour gagner le jardin, il faut absolument, comprenez ce que je veux dire, absolument descendre le grand escalier ?

— Pas d’autre chemin. Il y avait naguère, au second étage, dans un petit cabinet qui sert de débarras, une porte servant de communication entre le couloir, l’escalier de service accédant aux logements des gardiennes. Mais j’ai fait condamner cette ouverture, et les lames de fer vissées qui en empêchent le fonctionnement ont été retrouvées intactes.

— Au diable, gronda M. Landré. Elles n’ont pourtant pas passé par le trou de la serrure, allons voir les chambres de ces dames. Quand on n’a pas l’habitude des enquêtes, on ne voit rien. Je suis sûr que tout cela est clair comme de l’eau roche.

Personne ne releva l’affirmation un peu présomptueuse de l’inspecteur.

Le docteur Elleviousse s’était levé et tous sortirent du cabinet-bureau. À la suite du maître de la maison, tous gagnèrent le grand escalier tout blanc,

Le bureau de la surveillante, dit Elleviousse.
Le bureau de la surveillante, dit Elleviousse.


bordé d’une rampe de fer forgé. Au pied même, se trouvait une sorte de guérite vitrée, assez semblable au poste télégraphique des chefs de gare du métropolitain de Paris.

— Le bureau de la surveillante du rez-de-chaussée, dit seulement M. Elleviousse.

Au premier étage, seconde logette identique. Le docteur la désigna du doigt.

Tous avaient compris. Il était matériellement impossible de passer inaperçu dans un escalier gardé ainsi, d’autant moins que les globes électriques nombreux démontraient que, durant la nuit, il faisait en ce lieu plus clair encore que pendant le jour.

Les visiteurs parviennent au second palier. Troisième logette vitrée.

— Celle où est restée, cette nuit, la gardienne Sidonie Lougé, fit encore le docteur.

— Bien, grommela l’Inspecteur, où est cette personne ?

— Dans sa chambre probablement. Les surveillantes ont besoin de reposer le jour.

— Parfait, nous irons l’interroger tout à l’heure.

— Je pourrais la faire prévenir.

— Inutile ! Je préfère surprendre.

— Est-ce que vous la soupçonneriez ? Je crois pouvoir répondre de mon personnel. Je n’engage que sur renseignements de premier ordre, et comme je ne lésine pas sur les traitements, l’intérêt est d’accord avec la probité pour garantir le zèle de tous ceux que j’emploie.

M. Elleviousse avait prononcé ces paroles d’une voix ferme. À n’en pas douter, le praticien avait une confiance absolue dans ses subordonnés, et il était prêt à les défendre contre toute accusation.

— Et Berthe Marroy ?

— Elle doit être dans l’une des pièces de l’étage, car elle a pris ce matin le service de jour.

Comme pour répondre à la question du policier, une silhouette féminine se montra à l’extrémité du couloir.

La femme était grande, mince, presque maigre. Une robe de mérinos noir accentuait l’austérité de sa tenue, de sa démarche.

À mesure qu’elle approchait, tous constataient que son visage brun, semblant l’original d’un de ces profils de césars que nous ont conservés les médailles romaines, était couvert d’un masque de gravité mélancolique.

Ses cheveux très noirs, que striaient de rares fils d’argent, retombaient en bandeaux plats sur le front poli.

Cette surveillante donnait l’impression d’une femme du monde ayant été courbée par le malheur.

— Madame Marroy, lui dit le docteur, ces personnes viennent pour rechercher comment nos pensionnaires ont pu tromper la surveillance…

— Ces personnes désirent probablement visiter les chambres de ces dames ?

— Oui. Vous comprenez, n’est-ce pas, que c’est là une enquête indispensable ?

— Et que je souhaite, voir réussir, Monsieur le docteur. Car, vous ne me croirez peut-être pas, mais depuis ce matin, je me torture l’esprit pour m’expliquer comment deux pauvres insensées ont pu imaginer quelque chose que nous, des gens sensés, nous ne découvrons pas.

Dignement, elle ouvrit deux portes séparées par une distance de trois mètres environ.

— Entrez, Madame et Messieurs. La pièce de droite est celle de Mme la Duchesse, celle de gauche était occupée par Mlle Mona. Au milieu, le cabinet de toilette commun, qui, lui, n’a d’ouverture ni sur le couloir, ni sur le jardin.

Elle disait ces choses d’un ton indifférent, de ce ton des gens qui ont beaucoup souffert et chez lesquels les émotions ne se manifestent plus au dehors. Sa voix quoique très claire, avait quelque chose de brisé.

Tous pénétrèrent dans les salles, naguère occupées par les recluses.

Violet se sentait prise d’un trouble singulier. Ses yeux étaient humides. Un instant, elle demeura en arrière près de Max et elle murmura :

— Pauvres femmes.

Il répondit :

— Elles ont deux amis maintenant.

Ce dont elle le récompensa d’un sourire, puis elle rejoignit le groupe, au milieu duquel M. Landré dissertait avec emphase :

— Les fenêtres closes, les démentes n’ont point, passé par là. Du reste, en admettant même qu’un complice fût venu fermer après leur départ ; la barre d’appui ou les murs conserveraient trace de la corde, de l’échelle, de l’objet quelconque, à l’aide duquel elles auraient opéré leur descente.

— Très juste, firent les assistants.

— En ce moment, je procède par l’absurde. Je démontre tout ce qui ne peut pas être. La solution qui restera après cette élimination sera la bonne. Donc, les fenêtres sont hors de cause. Voyons les cheminées.

— Oh ! s’écria le docteur Elleviousse, trop étroites.

— Je le crois, voyons pourtant.

Ce disant l’Inspecteur faisait glisser le tablier de la cheminée.

— Tiens, dit-il, vous laissiez faire du feu à vos pensionnaires. Cela me parait imprudent.

Ce fut un cri général :

— Du feu ?

— Voyez vous-mêmes.

Ce disant, l’Inspecteur désignait un monceau de cendres dans le foyer.

— On a brûlé des papiers, et même une grande quantité ; des journaux probablement.

Max s’était approché ; il se baissa, prit dans sa main les poussières calcinées, sembla les examiner avec attention. Ce geste n’eut pas l’heur de plaire à M. Landré.

Dodo lui tourna le clos.
Dodo lui tourna le clos.

— Eh, fit-il sèchement, c’est bien du papier, cela se reconnaît à première vue.

— Je crois en effet qu’il y a là du papier, Monsieur, répondit le pseudo-Landroun, avec une ironie si légère que, seule, Violet en eut une vague notion. Mais vous oubliez que je ne suis pas un policier émérite comme vous. Puisque j’assiste à une enquête, je cherche à m’instruire.

Dodo lui tourna le dos et revenant au docteur :

— Fenêtres et cheminées sont rayées de nos suppositions. Les aliénées ont dû sortir par la porte.

— Impossible, pour les raisons que j’exprimais tout à l’heure.

— Cela d’ailleurs n’a aucune importance, le fait brutal est qu’elles sont dehors, et que nous les repincerons facilement. Il suffira d’envoyer leur signalement dans toutes les directions. Deux folles, livrées à elles-mêmes n’iront pas loin.

Et s’adressant à Mme Marroy :

— Voulez-vous me dire quel costume elles portaient hier ?

Sur le visage de la surveillante passa comme un sourire qui s’effaça aussitôt. Peut-être au surplus n’était-ce là qu’une idée, car elle répliqua du ton le plus indifférent.

— C’est d’autant plus aisé qu’elles ont emporté un seul costume. Elles ont laissé le reste,… donc.

Landré se frotta nerveusement les mains.

— Quand je vous le disais. Où sont serrés leurs vêtements ?

— À côté, à la penderie du cabinet de toilette.

— Allons voir.

— Inutile, M. l’Inspecteur, j’ai déjà regardé. Je vous demande pardon, j’ai l’air de commander. Je vais vous montrer.

— Non, non. Comme je ne connais pas les toilettes de ces dames, j’aurais beau voir ce qu’il en reste, je n’en serais plus avancé. Ainsi parlez. Elles ont emporté sur elles ?

— Un complet tailleur bleu-marine, jupe et jaquette.

— Laquelle avait ce costume ?

— Toutes les deux, M. l’Inspecteur. C’était Mme la Duchesse qui s’occupait de cela ; elle commandait pour Mlle Mona les mêmes robes que pour elle-même.

Landré se frictionna les paumes avec un redoublement d’énergie.

— Deux tenues identiques ! Nouvelle facilité pour les recherches.

Ceci s’adressait au docteur ; il revint aussitôt à Mme Marroy.

— Chaussures ?

— Brodequins lacés.

— Coiffures ?

— Toques de plumes bleues.

Le policier avait tiré son carnet et notait les indications données par la surveillante.

— Ne vous tourmentez pas, Monsieur le docteur, disait-il en même temps. Avec un signalement pareil, les fugitives auront réintégré votre établissement avant quarante-huit heures.

Il s’interrompit soudain et appuyant la main sur le bras de Mme Marroy.

— À propos. Avaient-elles quelque argent à leur disposition ?

— Je ne crois pas, M. l’Inspecteur. Mais j’ai été absente ces jours derniers, l’un de mes enfants étant malade.

— Loin ?

— À côté d’Aix. C’est mon fils Louis, un beau gars de dix-huit ans. M. le docteur m’a donné la permission de le soigner ; je suis restée huit jours et j’étais l’entrée depuis avant-hier seulement.

— Mais moi je puis répondre à votre question, intervint M. Elleviousse. Le notaire de la famille de la Roche-Sonnaille me faisait tenir les frais de la pension et les sommes nécessaires à l’entretien de mes malades. Je réglais directement les mémoires.

— Donc, pas de monnaie entre leurs mains. Ce n’est pas dans quarante-huit heures, c’est, dans vingt-quatre que vous reverrez les oiseaux envolés…

La voix de la surveillante l’arrêta.

— Maintenant, elles ont peut-être des objets de valeur.

— Des objets de valeur ? répéta Dodo faisant face brusquement à celle qui venait de parler.

— Oui, je ne retrouve pas un sac de cuir rouge, qui contenait des bijoux de l’Inde ou de la Chine. Je ne saurais vous dire si cela valait cher, je ne m’y connais pas ; enfin je vous le signale.

— Et vous avez raison. Seulement, cela servirait plutôt à les faire prendre qu’à les sauver.

Et les assistants se récriant, l’inspecteur expliqua avec complaisance :

— La vente et l’achat des bijoux sont soumis à une réglementation sévère. Si les pauvres folles cherchent à transformer leurs pierres précieuses, en supposant que leurs pierres le soient, si donc elles tentent de les transformer en monnaie, nous le saurons de suite.

Puis, de plus en plus content de lui-même :

— Nous n’avons plus rien à voir ici. Si nous allions interroger cette Sidonie Lougé, qui était de garde cette nuit.

Le docteur s’empressa :

— À vos ordres. Comme je vous en ai prévenu, il nous faut redescendre l’escalier d’honneur, sortir de la maison, et aller retrouver derrière l’entrée de l’escalier de service.

Tous gagnèrent le couloir, et déjà Landré appliquait sa main rouge et épaisse sur la rampe quand César Landroun prononça :

— Est-ce que Monsieur le docteur ne nous a pas dit qu’il existait, entre ce couloir et l’escalier de service une porte de communication ?

— Condamnée, répliqua le praticien.

— Je me souviens, mais pendant que nous sommes ici, il me semble, sauf avis contraire, que nous agirions sagement en nous assurant que la communication est toujours impossible.

— Elle l’est, affirma Mme Marroy avec vivacité.

— Parbleu, grommela Landré, c’est l’A. B. C. des recherches. Le personnel s’est inquiété de cela immédiatement. Enfin, pour ne pas désobliger Monsieur. — il souligna la phrase d’un coup d’œil dédaigneux à l’adresse du faux Landroun, — pour ne pas le désobliger, allons à cette porte condamnée.

Et aux côtés du médecin, l’agent parcourut le couloir, tout en pestant à voix fort intelligible contre les gens qui ne savent rien et veulent se mêler de conduire les enquêtes.

Sir John, très intéressé, suivait, interrogeant Mme Marroy, qui lui répondait de son accent calme et comme indifférent. Violet put donc glisser à l’oreille de Max :

— Eh bien ?

Il s’assura d’un regard que nul n’était à portée de l’entendre.

— Eh bien, on les a aidées dans leur fuite.

— La surveillante que l’on va interroger tout à l’heure ?

— Je ne crois pas. Car il eût été absurde, de la part de cette femme, de choisir précisément sa nuit de garde, alors que les soupçons devaient forcément tomber sur elle, pour se livrer à cette opération. Je vais même plus loin. Pour moi, elle ignore tout, sans cela, elle se serait même opposée à la chose.

— Une question encore. Qui vous fait croire à une aide étrangère ?

— Les cendres de la cheminée.

— Les cendres ?

— Oui, on a brûlé beaucoup de papier en dernier lieu ; mais au-dessous, on avait commencé par brûler de l’étoffe.

— Vous dites ?

— Les robes, sans doute, qui ont disparu de la penderie. Les fugitives ne sont plus conformes au signalement donné à la police.

Mais s’interrompant :

— Vous saurez tout par le menu, plus tard, rejoignons nos compagnons, car moi aussi, je veux m’assurer que la porte de communication est bien condamnée.

À l’extrémité du corridor, s’ouvrait une petite pièce étroite, déforme irrégulière, résultat sans doute d’une maladresse d’architecte lors de la construction de l’immeuble.

Elle prenait clarté par une de ces ouvertures étroites si justement dénommées « jour de souffrance », c’est-à-dire qu’il y régnait une sorte de pénombre.

Dans sa partie la moins large se découpait la porte annoncée par M. Elleviousse.

Que faites-vous donc ? Monsieur.
Que faites-vous donc ? Monsieur.

Des barrettes de fer, vissées dans le panneau et le chambranle, démontraient surabondamment que la baie n’avait, plus d’usage.

Landré toisa ironiquement le pseudo Landroun.

— Nous avons été bien obéissants, nous avons regardé la porte. Maintenant, nous avons perdu assez de temps, dépêchons-nous de monter chez Sidonie Lougé.

Il triomphait. Il écrasait de sa supériorité ce « curieux » qui avait prétendu lui donner un conseil, qui l’avait incité à parcourir un long corridor pour venir admirer un huis condamné par des pattes métalliques.

Sans doute, le docteur et sir John blâmaient in petto l’ami de miss Violet d’avoir encouru le mécontentement du policier, car ils se précipitèrent dans les traces de celui-ci, se dirigeant d’un pas assuré vers le grand escalier.

Max, lui, s’approcha de la porte, si lestement inspectée par l’agent.

— Il fait trop sombre ici, murmura-t-il.

Et tirant de sa poche une boîte d’allumettes-bougies, il en frotta une, porta la flamme vacillante contre la tête des vis fixant les lamelles barrant la rainure de la porte.

— Que faites-vous donc ? Monsieur.

La question était lancée à mi-voix par la surveillante Berthe Marroy. Bien que son débit fut aussi paisible qu’à l’ordinaire, on eût cru qu’il y avait, une inquiétude dans son accent. Mais Landroun la rassura :

— Oh ! je regarde. Chez moi, j’ai dû condamner plusieurs issues de cette façon, et je m’aperçois qu’ici on a simplement appliqué les lames sur le bois, sans leur y creuser une alvéole. Cela abîme bien moins ; je le ferai remarquer à mon serrurier.

— Ah ! les ouvriers sont tous les mêmes, murmura l’employée.

Son interlocuteur ne l’écoutait plus. Il hâtait le pas pour rejoindre le groupe.

L’Anglaise se mit à sa hauteur.

— La porte condamnée a été ouverte, susurra le jeune homme. La rainure des vis porte des éraflures toutes fraîches, brillantes. Le tourne-vis y a été appliqué cette nuit.

— Cela expliquerait pourquoi les veilleurs du grand escalier n’ont vu personne.

— Sans doute, les fugitives ont pu passer ainsi par l’escalier de service. Mais chut ! personne ne doit savoir.

Silencieusement le cortège descendit, gagna le perron faisant face à l’entrée d’honneur du parc.

Guidés par le docteur Elleviousse, tous longèrent la façade, contournèrent l’aile gauche et enfin parvinrent, en arrière des bâtiments, devant une baie arrondie, au fond de laquelle s’apercevaient les marches étroites et raides de l’escalier réservé au service.

Sous les premiers degrés existait un renfoncement obscur, où s’entassaient pêle-mêle des sabots.

— Qu’est-ce que ce magasin de chaussures en bois ? plaisanta Landré tout à fait revenu de sa mauvaise humeur.

— Précaution pour les jours de pluie ; nos surveillantes ont généralement des pantoufles dans les appartements. Si elles sont obligées de sortir, elles chaussent ces sabots.

— Bien, bien, montons.

— Un instant, pria Violet à qui le romancier venait de parler bas.

— Vous désirez, Mademoiselle.

— Où conduit cette allée du jardin ?

La jeune fille désignait une petite avenue s’éloignant de la maison dans un sens oblique, et aboutissant, autant que l’on en pouvait juger, à une porte bâtarde percée dans le mur d’enceinte de la propriété.

— Oh ! c’est une allée exclusivement réservée au va-et-vient des fournisseurs.

Et avec un bon rire, le praticien continua :

— Cela se voit, n’est-ce pas, les jardiniers en négligent le ratissage. Je ne saurais leur en vouloir, car il faudrait recommencer tous les jours.

— À propos de jardiniers, s’exclama le pseudo-Landroun. Ils ont dû relever des traces de pas dans les allées du parc ?

— Aucune, Monsieur.

— Ah ! ah ! voilà qui est bizarre, grommela Landré, il devait y en avoir pourtant, car vos pensionnaires n’avaient point d’ailes, que je sache.

— Certainement non ; mais elles n’avaient laissé aucune empreinte. J’ai cherché moi-même autour de la maison, j’ai exploré les pelouses, les bordures de gazon ; rien, rien, ce qui s’appelle rien.

— Vos jardiniers avaient dû passer le râteau avant votre venue.

— Ils m’ont affirmé que non ; maintenant, malgré leurs dires, c’est bien possible. Au reste, ils auraient sûrement remarqué. Ces dames, on vous l’a appris tout à l’heure, sont élégamment chaussées ; des brodequins, des petits pieds de race.

— Les empreintes se seraient peut-être confondues avec celles de visiteuses de vos autres pensionnaires ?

— Impossible. À sept heures, les visites prennent fin, et toutes les avenues du pourtour de l’habitation sont ratissées. Vous concevez, c’est une précaution utile en un cas semblable. Nul ne peut jurer qu’un aliéné ne trompera pas la surveillance.

— Et pas de traces, c’est bizarre. Vos braves jardiniers les ont effacées, sans même y faire attention ; allez, allez, Monsieur le docteur, les gens qui travaillent intelligemment sont rares ! Mais veuillez nous montrer le chemin de la chambre de cette Sidonie Lougé.

L’inspecteur prit un temps, puis acheva d’un air finaud :

— Qui pourrait bien avoir manifesté une… complaisance coupable, à l’égard de démentes désireuses de sortir de votre établissement.

M. Elleviousse ouvrit la bouche. L’expression de son visage indiquait qu’il allait protester ; mais l’agent lui coupa la parole :

— Montons, montons, M. le docteur. Tout finira par s’expliquer.

Dans l’escalier raide tous s’engagèrent à la file ; on gravit un, puis deux étages. Au passage, la surveillante désigna la porte condamnée s’ouvrant sur le palier.

L’Inspecteur hocha la tête, en homme pour qui la chose n’avait aucun intérêt.

— Où est la chambre de Sidonie Lougé ?

Elleviousse désigna l’une des portes, qui se découpaient dans la paroi du corridor desservant cette partie du bâtiment affectée aux femmes de service.

— Bien. Que tout le monde se taise ; laissez-moi faire.

Et sur la pointe des pieds, il gagna la porte indiquée. Arrivé là, il se pencha en avant, parut écouter.

— Rien, murmura-t-il après un instant ; la clef est sur la serrure. Eh ! Eh ! l’oiseau serait-il déniché ?

Tous se groupaient derrière lui, le médecin aliéniste et sir John haletants, Max et l’Anglaise indifférents, Mme Marroy ayant dans le regard comme un vague malaise.

Mais le policier brusque le mouvement. Il tourne la clef, bondit dans la chambre. Une voix épouvantée, teintée d’un fort accent du terroir, clame :

— Té ! Quèsaco, des voleurs ?

Et se mettant sur son séant, une robuste brune de vingt-huit à trente ans émerge des draps du lit placé dans un angle de la petite pièce.

Elle est gentille cette petite chambre. Le lit de fer, la table, les chaises de pitchpin, sont propres et gais. Sur les murs blancs, des petites étagères avec des bibelots sans valeur de Vallauris, du golfe Juan, vases minuscules, tasses exiguës, fleurs artificielles. Mais tout cela est coquet, de couleurs riantes.

Et l’habitante elle-même, toute ensommeillée, montre un visage rond, avec la fraîcheur dorée d’une vraie provençale.

Elle rejette en arrière les mèches rebelles de sa tignasse ébouriffée, et de son organe sonore.

— Té, Mousou le docteur. Eh, pourquoi vous avez grimpé tous mes étages ?

Mais ce n’est pas le médecin qui répond ; c’est Landré, calme, raide, digne comme un président de tribunal.

— C’est la loi qui entre chez vous, Mademoiselle.

— Quelle loi ? fait-elle en ouvrant ses grands yeux ou pétille le rire.

— La loi qui vient vous demander ce que vous savez sur l’évasion de Mme la duchesse de la Roche-Sonnaille et de Mlle Mona Labianov.

— Ce que j’en sais ?

— Oui. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que votre intérêt est de dire la vérité, toute la vérité.

Elle rit en montrant ses dents fortes et blanches.

— Toute la vérité, est-ce pas ? On la dira, mon pôvre homme. Seulemain, si vous espérez après cela pour vous instruire, pécaïre, autant vous commander de suite le bonnet d’âne !

À cette réplique, Landré exagère encore sa raideur, sa gravité.

— Les plus fortes présomptions pèsent sur vous.

— Oh ! elles ne me pèsent pas, à moi.

— Prenez garde de mentir.

Sidonie Lougé fronce, ses sourcils noirs.

— Eh, pitchoun, prenez garde vous-même d’être poli… hé !

— Je suis Monsieur Landré, inspecteur de la police marseillaise.

— Et moi, je suis Sidonie Lougé, de la paroisse Saint-Charles, d’une famille de braces, de père en fille, Mousou lou policier, et si vous mé manquez, quand vous seriez le préfet lui-même, je vous masserais le visage à poings fermés. Là, vous êtes prévenu. Qu’est-ce que vous demandez maintenant ?

— Vous savez, Sidonie, que moi, je me suis porté garant de votre innocence.

— Oh ! vous, docteur, vous êtes la crème des bonnes gens.

— Seulement répondez. Des pensionnaires se sont évadées. Il y a une enquête de police indispensable. Un détail, qui vous paraîtrait sans importance, peut nous mettre sur la voie et m’éviter de gros ennuis.

La grande brune joignit les mains :

— Oh ! le brave ! fit-elle ; il se dit : Il faut calmer cette rage de Sidonie, sans cela elle mangera l’agent et cela lui fatiguera l’estomaque.

Puis se remettant à rire :

— Bé, bé, elle est pas si dure que ça, la Sidonie. Allez, allez, l’homme de la police, racontez votre enquête ; si vous êtes convénant, il ne vous en coûtera rien.

Violet, Max ne pouvaient dissimuler leur gaieté en écoutant la belle brune exprimer ses pensées avec cet imprévu fantasque, si réjouissant dans la population marseillaise.

L’Inspecteur, lui, faisait la grimace. Il comprit pourtant qu’il ne réussirait pas à avoir le dernier mot avec Sidonie, car ce fut d’un ton beaucoup moins arrogant qu’il reprit :

— Voici, Mademoiselle, ce que nous désirons savoir. Que s’est-il passé pendant votre garde de nuit ?

— Ce qui s’est ? Té, à dix heures, je suis venue relever Mme Marroy, nous avons fermé les portes et enlevé les clefs.

— Vous êtes bien sûre que les portes ont été fermées ?

— Vous pensez bien que je suis sûre. Si à deux, on ne fermait pas, faudrait être privé pour toujours d’oursins, de clovisses et de violets.

— Soit ! Les malades sont enfermées. Que faites-vous après ?

— Nous allons au « perchoir » vitré ; nous accrochons les clefs aux clous du tableau. Et puis je prends notre bouteille de cassis. Tous les soirs, on boit son petit cassis. Ça aide à veiller celle qui est de nuit, et ça aide l’autre à bien dormir.

Elle eut un éclat de rire.

— Là-dessus Mme Marroy s’en va, et moi, je me mets à lire un livre que le concierge de la grille il m’a prêté. Je pensais : Ça va me tenir jusqu’au matin.

C’est si bien écrit ! Les Pigeons verts, c’est le titre. Les pigeons verts, ça veut dire un monsieur et une dame qui roucoulent. Non, ce qu’ils roucoulent ! Si vous lisiez ça, ça vous charmerait le cœur, Té ! Car enfin dans la police, on peut tout de même avoir un cœur ; pense pas que le gouvernement, il défende ça !

Elle était partie, la diserte méridionale. L’Inspecteur agacé par ce verbiage se préparait à l’arrêter, ou du moins à tenter de mettre un frein à cette éloquence intempestive. Mais M. Elleviousse se pencha vers lui :

— Laissez-la aller à sa guise, ce sera encore le plus court.

Cependant Sidonie Lougé poursuivait :

— Et, puis, cela m’est égal. Où j’en étais donc ? Ah oui ! je pensais lire toute la nuit. Eh bien, je me trompais, et c’est la preuve que je dis bien toute la vérité. Car c’est défendu de dormir quand on est de garde ; eh bé, j’ai dormi, et dormi… mais dormi comme une vieille Carbousse du Vieux-Port !

— Comment vous vous êtes… ?

— Ensommeillée comme une couleuvre en plein midi.

— Et on vous a repris les clefs pendant ce temps ?

La brune surveillante secoua la tête.

— Eh non, pas possible.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que la logette de veille ferme au verrou, et que j’avais poussé le verrou. On ne sait jamais avé les fous ! Il vaut mieux n’être pas surpris.

Tous se regardèrent. Pour le docteur, pour le policier, pour Sir John, plus l’enquête avançait, plus l’obscurité de l’affaire augmentait.

Pendant ce temps, Landroun, chuchotait à l’oreille de l’Anglaise :

— C’est bien ce que je pensais, cette Sidonie ne savait rien. Et même on lui a fermé les yeux.

— Fermé les yeux ?

— Avec un narcotique, de l’opium probablement, mélangé au cassis qu’elle a pris.

— Mais alors, celle qui a mis le narcotique ?

— Probablement sa compagne. Au reste, je vais m’en assurer.

Et au milieu du silence général, le jeune homme prononça d’un ton absorbé :

— Mademoiselle Sidonie, est-ce que vous dormez ainsi d’ordinaire ?

— Quand je suis de service, jamais.

— Et il ne vous est pas venu à l’esprit que ce sommeil avait été provoqué…

— Par quoi ?

— Dame, quelques grains d’opium dans le cassis.

Mais avant que l’interpellée pût répondre, Mme Berthe Marroy s’écria vivement :

— En ce cas, j’aurais dormi aussi ; et malheureusement je n’ai pu fermer l’œil de la nuit.

— Évidemment ! Évidemment, appuya le policier ravi d’aller à l’encontre d’une opinion émise par un étranger, qui décidément l’horripilait.

Max eut un geste d’insouciance et se rapprochant de l’Anglaise :

— Vous avez entendu ? C’est elle.

Elle approuva du regard.

— Ma foi, grommela Landré, tout cela ne nous mène à rien. En somme, deux folles sont en fuite ; il convient de les rattraper le plus tôt possible, et, pour ce faire, de les signaler. Donc, en route pour le télégraphe.

— Monsieur l’Inspecteur ne veut-il pas auparavant visiter ma chambre personnelle ?

À cette proposition de Mme Marroy, le policier fut sur le point de répondre par un refus, mais la surveillante s’adressa au docteur :

— J’y tiens beaucoup, Monsieur le Docteur. L’incident s’est produit dans notre service, à Sidonie et à moi. Nous souhaitons ne pouvoir être soupçonnées.

— Oh ! Vous êtes au-dessus de tout soupçon. N’importe, pour vous être agréable, nous allons faire une rapide perquisition chez vous.

Et tandis que tous suivaient M. Elleviousse chez la surveillante, Max descendit rapidement l’escalier, gagna le jardin et parcourut l’allée qui avait été désignée tout à l’heure comme réservée aux fournisseurs. Il interrogeait le sol, les bordures de gazon. Un étonnement se peignait sur ses traits.

— Je ne vois rien. Comment diable ont-elles fait ?

Il se frappa le front.

— Les sabots qui sont sous l’escalier. C’est cela même ! Les empreintes laissées ainsi n’ont attiré l’attention de personne. Ma foi, autant rentrer.

Malgré cette conclusion, il continua sa marche jusqu’à la porte découpée dans le mur de clôture. Il l’ouvrit même, jeta un regard curieux sur la route. Et brusquement, il eut un cri étouffé. Un peu à droite de la porte, sur le gazon bordant le pied du mur, une empreinte se dessinait nettement.

Cette empreinte, Max la reconnut sans hésiter. C’était le petit pied que déjà il avait vu gravé dans la poussière du bastidou Loursinade. Et ce petit pied fin, aristocratique, cambré, se différenciait à ce point de toutes les autres marques laissées par les passants, que le romancier se déclara sans hésitation :

— C’est elle !

Là-dessus, il effaça prestement du bout de son brodequin jusqu’au moindre vestige de la trace qu’il venait de découvrir, puis refermant l’entrée de service, il revint à la voûte de l’escalier où il arriva, au moment où Landré, plus important que jamais, reparaissait disant d’une voix de basse taille :

— Ma grande expérience des enquêtes me fait pressentir que toute cette évasion, si compliquée d’apparence, est simple comme bonjour. Mais pour élucider l’affaire, il faudrait perdre un temps précieux. Il vaut mieux l’employer à courir après les fugitives.

Proposition sous laquelle le policier dissimulait mal son ennui de s’en aller bredouille. Et le sourire du pseudo Landroun exprimant peut-être cette vérité, l’Inspecteur grommela :

— Tiens, vous étiez là, Monsieur. Auriez-vous par hasard découvert une chose qui m’aurait échappé ?

Max répondit modestement, comme s’il n’avait point perçu l’intention ironique de son interlocuteur :

— Vous ne le croyez pas, Monsieur.

Ce qui satisfit pleinement l’agent et amusa sir John, lequel n’avait pu se tenir de trouver incorrect ce gentleman, ami de miss Violet, se jugeant autorisé à adresser des conseils techniques à un détective de profession.

L’un et l’autre eussent été prodigieusement surpris, s’ils avaient pu entendre les répliques suivantes qu’échangèrent le policier-amateur et la jolie Anglaise.

— Je ne retourne pas à Marseille avec vous. Mademoiselle.

— Comment ? Non ?

— Je vous détaillerai tout ce soir. Je sais tout de la fuite de nos… amies inconnues.

— Alors, pourquoi demeurer ?

— Parce que j’ignore où elles sont allées. Et que la personne qui a facilité leur évasion me l’apprendra probablement.

— Si bien que nous pourrons les joindre, murmura Violet.

— Je le pense.

Pendant, ce temps, le petit groupe était revenu devant la façade principale de la maison. Landré, Lobster prenaient congé du docteur Elleviousse.

Celui-ci serra la main de Miss Mousqueterr, en déclarant galamment son regret d’avoir reçu si belle visite, un jour où ses devoirs directoriaux l’avaient empêché de marquer son empressement de suffisante façon. Puis, il s’avança vers le dernier des touristes :

— Monsieur César Landroun, commença-t-il…

Mais ce dernier l’interrompit :

— Ne me faites pas encore vos adieux, docteur, je vous en prie.

Et le praticien l’interrogeant du regard.

— C’est la première fois que je pénètre dans une maison de ce genre ; je meurs d’envie de prolonger ma visite, si vous le permettez.

La grosse voix de l’Inspecteur jeta :

— Moi, je ne saurais attendre. L’intérêt de l’affaire veut…

— Il sera sauvegardé l’intérêt de l’affaire. Vous allez retourner à Marseille avec mes amis sans vous occuper de moi. Avec l’agrément du docteur, je visiterai en détail cette maison qui me semble être exceptionnelle.

Elleviousse salua le compliment.

— Et, continua Max, pour réduire mon indiscrétion au strict minimum, je prierai M. Elleviousse de ne point s’inquiéter de ma personne. Je suis curieux, baguenaudier, je serais pour lui un agacement parmi ses préoccupations. Je me contenterai parfaitement d’être guidé par Mme la Surveillante Marroy, à qui la fuite des pensionnaires du second étage crée des loisirs.

Tout cela fut débité d’un ton badin, insouciant, sous lequel l’observateur le plus sagace n’eût vu que la curiosité un peu encombrante d’un oisif.

Mais le docteur Elleviousse était fier, et à juste titre, de l’établissement fondé par ses soins, selon ses idées. Il se déclara enchanté, confia le voyageur à la grave Mme Marroy, et tandis que cette dernière commençait ses fonctions de cicérone, Elleviousse regagna son bureau, non sans avoir un instant suivi des yeux les Anglais se dirigeant vers la grille d’entrée, en compagnie du policier.

Docilement, en homme très « pris » par ce qu’il voyait, Max se laissa promener à travers l’établissement.

Mme Marroy, avec sa gravité sereine, lui montra les chambres des « inoffensifs », les cellules des « agités », les pavillons des « améliorés », les réfectoires des « sociables », le quartier des « isolés », alcooliques ou morphinomanes. Elle lui montra les « curables » et les « incurables », insistant sur les caractères distinctifs de ces formes de la démence.

Puis elle passa au laboratoire, aux appareils spéciaux de la photothérapie, où les malheureux atteints d’aliénation étaient traités par des bains de lumière verte, rouge, bleue, jaune, violette, indigo ou orangée.

De sa voix paisible et lente, elle disait les effets obtenus par chacune de ces nuances, les espoirs fondés sur cette science nouvelle de la lumière curative, science à peine à son aurore et qui déjà donnait des résultats stupéfiants.

Max ne se lassait pas de questionner. Jamais on n’eût cru en le voyant attentif, au point que son interlocutrice, flattée de tant d’intérêt, se départait de sa réserve un peu rigoriste, se faisait presque familière ; jamais, disons-nous, on n’eût cru que dans le cerveau du questionneur s’agitaient des pensées bien éloignées de la folie et de son traitement par la lumière.

Durant deux heures cela continua ainsi.

La surveillante était dans le ravissement. Jamais, au grand jamais, elle n’avait rencontré un étranger aussi prompt à saisir les explications.

Maintenant, elle faisait traverser le parc à M. Landroun afin de le conduire au pavillon des « bains », installation inédite, imaginée par le docteur Elleviousse, et dans laquelle les douches, les aspersions brutales des anciens hospices d’aliénés, étaient remplacées par des procédés de luxe, application humanitaire des joies offertes aux gens bien portants, par les bains turco-romains, hammams, pluies écossaises et autres douceurs hydrauliques, sans oublier les aspersions parfumées au gré du pensionnaire.

L’allée que suivaient les deux personnages traversait un rond-point spacieux, ombragé par des peupliers d’Italie, dits grisarts, aux troncs gris de fer, sur lesquels les nœuds des branches tombées traçaient des yeux géants.

Un banc de pierre était installé au pied d’un arbre superbe. En le voyant, Max marqua un imperceptible mouvement d’arrêt. Mme Marroy le remarqua néanmoins, et remplie de prévenance pour un auditeur aussi bien disposé :

— Vous désirez vous asseoir ?

— Ma foi ! Je vous avouerai, Madame, que si ce n’était abuser…

— Pas du tout. Rien n’est fatigant, pour qui n’y est point accoutumé, comme une promenade parmi les fous.

— Fatigue n’est pas le mot propre. J’ai surtout besoin de remettre mes idées en ordre ; on se sent troublé en face de ces problèmes de la folie.

— Reposez-vous donc un moment, Monsieur.

Et très aimablement, la surveillante s’assit elle-même en disant :

— Vous le voyez, je ne me fais pas prier ; il est vrai que je ne suis plus toute jeune.

— Vous avez un grand fils, je crois vous l’avoir entendu dire.

— Mon Louis, dix-huit ans, Monsieur, la tête de plus que moi, et un bon cœur, et tout.

La mère, une fois lancée, ne se fût plus arrêtée. Le romancier coupa la phrase.

— Et que fait-il ?

— Il est chef de chantier aux huileries d’olives de Toumarenc, près Aix.

— Et il sait conduire un cheval.

La veuve considéra son interlocuteur avec étonnement. La réflexion, de toute évidence, lui apparaissait sans rapport avec la dernière phrase prononcée par elle.

— Oh ! bien sûr qu’il sait conduire. Vous pensez, un garçon instruit, bien élevé, ses patrons ont confiance en lui, et bien souvent on l’envoie en recette, avec la voiture de monsieur Lesbanade, l’un des associés.

— Ah oui ! Un cabriolet.

— Vous connaissez la voiture ?

— Je l’ai vue cette nuit, sur la route d’Aubagne ; mais comme ses lanternes n’étaient point allumées, je l’ai mal distinguée, vous comprenez.

Par une brusque intuition, depuis l’instant où, au cours de l’enquête, la surveillante avait été amenée à prononcer le nom de son fils Louis, Max Soleil s’était affirmé que ce jeune homme devait être le conducteur de la voiture entrevue près du bastidou Loursinade.

Maintenant, il en acquérait la certitude. Mme Marroy s’était rejetée en arrière, toute saisie, fixant sur son compagnon des regards effarés. Son beau sourire s’était envolé. Il y avait de la terreur dans ses yeux. Elle voulut cependant essayer de donner le change.

— Sur la route d’Aubagne, cette nuit, balbutia-t-elle. Je ne sais pas. Il y était peut-être.

— Il y était sûrement. Il remplissait même une mission de confiance.

— Une mission ? répéta-t-elle avec un tremblement dans la voix.

— Oui, il escortait deux victimes qui reprenaient leur liberté : Mme la duchesse de la Roche-Sonnaille et Mlle Mona Labianov.

Il avait à peine prononcé ces noms que Mme Marroy se dressait toute droite, et disait avec une fermeté soudaine :

— Eh bien, Monsieur, je perdrai ma place, soit ; mais à vous, à tous les policiers du monde, je répondrai que je ne sais rien.

Max eut un éclat de rire.

— Je ne suis pas de la police, ma bonne dame, rassurez-vous.

Et comme elle le dévisageait, incrédule et haletante, il poursuivit :

— Si j’en étais, j’aurais raconté à M. Landré qui, lui, n’a rien vu, comment, l’évasion s’est produite.

— Vous le savez donc ?

— Parfaitement. Je vais vous le prouver. Sous prétexte d’une maladie de votre fils Louis, vous vous êtes absentée ces jours derniers ; vous avez tout préparé pour la fuite de ces dames, dont l’une, la duchesse, vous en êtes convaincue, n’est et n’a jamais été folle.

— Ah ! Vous le croyez donc aussi ?

— C’est parce que je le crois que vous me voyez ici ; mais je reprends. Vous êtes revenue, après avoir obtenu le concours de votre fils. Il devait attendre à la porte de service la nuit dernière, avec la voiture de M. Lesbanade. Cette voiture, il peut s’en servir sous des prétextes plausibles, n’est-ce pas ?
Elle considère son interlocuteur avec étonnement.
Elle fit oui de la tête, dominée par l’accent de cet inconnu qui savait ce qu’elle pensait être ignoré de tous. Et puis, en elle montait une confiance impulsive. Quelque chose lui disait que son interlocuteur ne serait point un ennemi. Max reprit :

— Ainsi vous évitiez le grave écueil de toute évasion. Un loueur de voitures se découvre toujours, et, une fois un policier mis à une extrémité du fil… Je n’insiste pas. Le véhicule, le conducteur assurés, vous avez réintégré la maison de santé, rapportant les déguisements qui dépisteront les poursuivants.

— Les déguisements ? redit-elle stupéfaite.

— Naturellement. Ces dames ne ressemblent pas du tout au signalement que ce bon M. Landré va télégraphier dans les directions les plus diverses.

Il y eut comme un sourire sur les traits sévères de la surveillante. Pourtant elle ne se rendit pas encore. Elle ne voulait avouer qu’à bon escient, et elle demanda :

— Qu’est-ce qui vous fait supposer cela ?

— Oh ! Une raison péremptoire.

— Dites-la ?

— C’est que les robes poursuivies par la police gisent, sous forme de cendres, dans la cheminée de la chambre qu’occupait la duchesse.

— Des cendres de papiers.

— Oh ! Vous avez été prudente, vous avez brûlé une liasse de journaux dont les débris calcinés ont trompé l’Inspecteur de la police ; seulement, vous vous souvenez que je me suis baissé, moi ; je n’étais pas suggestionné comme lui par l’étroitesse de la cheminée. Je savais que les fugitives étaient sorties par la porte, attendu qu’elles n’avaient pu s’échapper que par là.

Et Mme Marroy demeurant muette.

— Vous tenez à être édifiée, chère Madame, soyez donc satisfaite. Je vais vous narrer l’aventure dans tous ses détails.

Puis avec un sourire bienveillant :

— Vers neuf heures du soir, vous avez dévissé les barrettes de fer qui condamnaient la porte de communication entre le couloir du second étage et l’escalier de service.

— C’est le diable, murmura comme malgré elle la surveillante.

— Non, fit-il, c’est le tourne-vis, dont la morsure toute fraîche m’a révélé votre travail ; mais ne m’interrompez plus. Vous avez jeté quelque peu d’opium dans le verre de Sidonie.

— Oh !

— Cela n’a rien de sorcier. Si elle avait veillé, elle vous aurait vue ainsi que ces dames. Il fallait donc nécessairement qu’elle dormît. Vous avez pris votre cassis quotidien, puis vous êtes remontée bien sagement à votre chambre. Vers onze heures, tout reposait dans la maison.

— Pourquoi onze heures ?

— Il était cette heure-là, je vous dirai le pourquoi dans un moment, mais, je vous en prie de nouveau, ne m’interrompez pas.

— J’écoute alors.

— À onze heures donc, vous sortez de votre chambre, vous gagnez sans bruit la porte de communication qui n’est plus condamnée. Vous voici dans le corridor des pensionnaires. Dans sa logette vitrée, Sidonie dort comme une souche. Tout va bien. Vous parvenez à la porte de Mme de la Roche-Sonnaille, vous ouvrez.

— Comment l’aurai-je pu ?

— Vous aviez la clef.

— Mais non. Sidonie vous a dit elle-même qu’elle s’était enfermée au verrou dans la cage vitrée et que la clef était suspendue au clou.

Max se prit à rire avec un petit haussement d’épaules.

— Elle disait vrai. Seulement elle ignorait que, durant votre congé pour soigner votre fils, ce gentil garçon, muni d’une empreinte, avait fait fabriquer une clef à Aix.

— Pourquoi lui et pas moi ?

— Parce que lui pouvait prétendre avoir perdu une clef de sa chambre, d’un bureau, d’un atelier. Il la remplaçait pour éviter un reproche de ses patrons. En cas d’enquête, cela n’eût pas même été remarqué.

Mme Marroy baissa la tête.

Pour quiconque n’est point accoutumé aux merveilles de la déduction, la clairvoyance du romancier apparaîtra presque magique.

— Vous ouvrez donc. Ces dames sont prêtes. Elles ont revêtu les déguisements que vous leur avez procurés. J’ignore celui de Mlle Mona, mais la duchesse est costumée en jeune garçon et elle est chaussée de souliers de feutre.

La surveillante laissa échapper une sourde exclamation. Cela dépassait les limites de sa compréhension. Sans paraître remarquer son émoi, le jeune homme continua :

— Elles ont leur valise, où sont enclos leurs valeurs et objets précieux. À votre suite, elles gagnent l’escalier de service. Vous descendez. En bas, dans le renfoncement aménagé sous les marches, vous prenez toutes trois des sabots que vous passez par-dessus vos chaussures.

— En voilà une idée, balbutia Mme Marroy essayant encore de lutter.

— Une bonne idée, voulez-vous dire.

— Oh ! bonne.

— Sans doute, l’allée des fournisseurs a été ratissée comme chaque soir ;

mais les marchands viennent de bonne heure le matin. Des empreintes de sabots mélangées à celles de leurs souliers ferrés, à leurs lourdes bottes, ne feront point penser aux pieds menus des fugitives. Bref, vous gagnez la sortie. De l’autre côté sur la route, votre brave garçon et la voiture attendent. Ces dames montent dans le véhicule. Une fois sur le marchepied, elles vous remettent les sabots et s’installent ; seulement la duchesse a perdu l’équilibre, elle a dû sauter à terre et remonter.

— Alors ! Vous y étiez donc ? balbutia Mme Marroy avec stupeur.

Le dernier détail indiqué lui semblait plus incroyable que tout le reste de cette incroyable reconstitution. Il la calma d’un sourire.

— Le gazon avait conservé l’empreinte. Je l’ai effacée.

— Vous l’avez ?

— Effacée. Il était inutile de la laisser, n’est-ce pas ?

Du coup, Mme Marroy ne chercha plus à nier.

— Certes ! Mais pourquoi avez-vous cherché ? Pourquoi avez-vous gardé le silence, devant le policier qui…

— Je vous le dirai tout à l’heure.

Et tranquillement :

— La voiture partie et disparue dans la nuit, vous êtes revenue sur vos pas. Vous avez remis les sabots en place, puis vous avez remonté les deux étages. Par la porte de communication vous avez pénétré de nouveau dans le couloir où dormait toujours Sidonie Lougé. Vous avez revissé les lames de fer, enlevées naguère. La communication se trouvait dès lors condamnée comme auparavant.

Elle avouait de la tête.

— Vous vous êtes enfermée dans la chambre de la duchesse. Rien ne vous pressait. Vous avez donc pris le temps de découper en lanières les robes laissées par les fugitives, les brûlant à mesure dans la cheminée en les mêlant à des journaux. Pour finir, vous avez fait flamber une liasse de quotidiens, dont les cendres recouvrirent les autres, et vous avez attendu le jour. Quand les allées et venues du personnel vous ont indiqué que les surveillantes du rez de chaussée et du premier étage étaient relevées, que, par suite, les logettes d’observation demeuraient vides, vous vous êtes décidée à réveiller Sidonie.

— Pourquoi ai-je attendu ce moment ?

— Pour que votre camarade pût constater elle-même que vous étiez en retard, ce qui expliquait tout naturellement, que les « veilleuses » des étages inférieurs, alors occupées à ouvrir les chambres de leurs pensionnaires, ne vous avaient point vu passer.

Mme Marroy courba le front, puis, comme prenant une résolution soudaine :

— Il serait absurde de mentir. Tout s’est accompli comme vous venez de le dire. Vous tenez ma situation entre vos mains. Commandez donc ; que voulez-vous ?

— Apprendre de vous ce que j’ignore encore.

— Quoi donc ?

— Savoir où elles sont allées, dans quelle direction elles sont parties.

— Elles ne me l’ont pas dit, commença la brave femme…

Mais le romancier l’interrompit :

— Avant de me répondre, laissez-moi vous confier comment j’ai été amené ici, en vertu de quels sentiments, de quelle sympathie, je me mêle d’une aventure qui, au demeurant, ne me concerne en rien.

Et en termes concis, il conta le vieux journal parcouru à Nice, sa curiosité, celle de miss Violet Mousqueterr éveillées, son départ pour Marseille, sa nuit au bastidou Loursinade, sa rencontre avec un jeune garçon, que le rapprochement des circonstances lui avait plus tard fait deviner être la duchesse de la Roche-Sonnaille.

Elle écoutait stupéfaite et admirante. Son visage grave exprima la terreur, quand le jeune homme en vint à la brusque apparition des Masques Jaunes, à l’écroulement du bastidou.

— Ah ! s’exclama-t-elle, j’en étais sûre ; je n’ai pas eu besoin de cela pour comprendre qu’elle n’était pas folle.

— Moi, je ne l’ai jamais cru, et miss Violet partagea de suite mon appréciation. Après les aventures de la nuit dernière, du reste, toute hésitation deviendrait, stupide.

— Et les hommes ayant voulu vous tuer ?

— J’ai songé à poursuivre l’enquête sans être gêné. Au bout de l’enquête, il y a deux femmes, deux Françaises qui ont été torturées par des misérables. Elles sont seules, faibles contre leurs ennemis ; je veux leur apporter l’appui de deux amis : moi, comme combattant ; miss Violet, comme « banquier ». Et pour leur offrir ces deux dévouements, je vous répète ma question de tout à l’heure : Où ont-elles porté leurs pas ?

Il avait pris les mains de la gardienne. Les femmes, quand leur vanité n’est pas en jeu, ont une merveilleuse intuition de la sincérité. Mme Marroy comprit la loyauté de son interlocuteur. Et doucement elle murmura :

— Je vais vous dire tout ce que je sais. Vous avez raison. Ces pauvres femmes, dont l’une, hélas ! est bien réellement folle, ont grand besoin de défenseurs. Moi, je ne suis pas riche. La chèvre est attachée là où elle broute. J’ai fait de mon mieux ; mais vous, mais cette jeune dame anglaise, pourrez peut-être les aider beaucoup.

Elle s’interrompit :

— Mes réflexions vous sont indifférentes. Voici ce qu’il vous importe de savoir.

Et baissant la voix, comme si elle craignait que, même en ce lieu désert, d’invisibles espions pussent surprendre ses paroles :

— En partant, la petite duchesse, Mme Sara, voulait passer par le bastidou Loursinade.

— Elle a accompli son dessein. Elle souhaitait, n’est-ce pas, inspecter la maison, avec l’espérance…

— De découvrir le mot du terrible mystère dont elle se dit victime.

— Je l’ai dérangée, la malheureuse femme ; elle a dû voir en moi un ennemi. Bah ! j’ai découvert pour elle, moi, et même j’ai dans ma poche…

— Quoi donc ?

— Un parleur de sans-fil qui lui démontrera que je n’ai pas rêvé. Je l’ai tiré machinalement, il a cédé, et au milieu de tous ces événements, je l’ai oublié dans ma poche. J’y songe en ce moment, mais continuez Mme Marroy, continuez.

— Mon fils Louis devait les conduire ensuite au chemin de fer. La duchesse a renoncé à la ligne de Valence-Lyon pour deux raisons. Primo : c’est la plus fréquentée, partant celle qui sera la plus surveillée. Secundo : la dite ligne, au départ de Marseille, court vers l’Ouest et cela eût pu déterminer une crise chez Mlle Mona.

— Une crise ?

— Oui, sa folie la tire vers l’Est. Quand elle se promenait dans le parc, elle choisissait toujours les allées orientées Ouest-Est ; elle entrait en fureur quand on essayait de lui faire adopter une autre direction.

— Singulière manie.

— Bien compréhensible, allez, cette pauvre enfant suit son cœur.

Max considéra son interlocutrice.

— Elles vous ont conté le détail de leur histoire ?

— Oui. Mme la duchesse a eu confiance en moi, et elle a bien fait. Je ne suis pas instruite comme les juges, moi, mais j’ai senti qu’elle parlait selon la vérité. J’ai été sûre qu’elle ne débitait pas des inventions de folie.

— Vous me mettrez au courant tout à l’heure ; pour l’instant, quelle ligne de chemin de fer ont-elles prise ?

— Celle de Veynes-Grenoble, avec embranchement sur Culoz-Modane. Elles se proposent ainsi de traverser l’Italie, puis de remonter à travers les provinces autrichiennes jusqu’en Bohême.

— Pourquoi ?

— Pour se rendre à Stittsheim.

— Qu’est-ce que Stittsheim ?

— Une localité, où M. Elleviousse a fait fabriquer tous ses appareils pour les cures par les rayons lumineux colorés. Il paraît que c’est là-bas que l’on fabrique le mieux.

— Ah ! La duchesse n’a pas l’intention de… ?

— Si, Monsieur, si, s’écria vivement Mme Marroy sans laisser achever la phrase commencée ; grâce à certains appareils et à la folie de Mlle Mona, elle espère, — il parait que dans ce pays-là on considère les fous comme des envoyés des dieux, — elle espère parvenir là où-son mari, où le fiancé de sa petite amie, sont morts.

— Comment ne s’adresse-t-elle pas à des parents, des amis… ?

— Ses parents ont disparu, vous savez. Du reste elle ne se serait pas tournée vers eux, car personne ne doit savoir où elle est, puisque légalement elle est réputée folle. Ne le fût-elle pas d’ailleurs, que ses amis ou apparentés s’efforceraient de la détourner de son projet, et elle disait souvent : Pourtant, il faut aller là-bas. Il le faut. Ma douce Mona, en sa démence, ne répète pas pour rien : Vers l’Orient, vers la lumière ! C’est une inspiration divine, c’est un appel à l’espérance. Il faut aller là-bas.

Il y eut un silence. Au-dessus des causeurs, la brise agitait doucement les feuilles des arbres. Le bruissement des feuillages semblait un encouragement chuchoté à l’oreille de ces êtres, si différents de situation, de culture intellectuelle, et qui se rencontraient en une même pitié, en une même croyance.

Ils restèrent ainsi un long moment. Enfin Max releva son front, qui s’était penché vers la terre sous le poids de la réflexion, et d’une voix incertaine il murmura :

— À présent, Mme Marroy, dites-moi tout ce que vous savez de l’histoire de ces dames ; de l’aventure qui les a amenées dans cet asile de fous ; de cette aventure qu’une justice imbécile, à courte vue comme toujours, a dédaigneusement relégué au rang des fables.

— Voici donc, Monsieur, ce que la duchesse elle-même m’a raconté.