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Miss Mousqueterr/p1/ch8

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Boivin et Cie (p. 127-139).


CHAPITRE VIII

CORDE ET « FILATURE »


En quelques enjambées, Max atteignit le premier étage, où se trouvait « l’appartement » de la jeune Anglaise pour laquelle il s’inquiétait si fort. Des ampoules électriques éclairaient le corridor « en veilleuse », et il sembla au jeune homme qu’au moment où il arrivait à l’extrémité de la longue galerie, une silhouette humaine se détachait précipitamment se la porte du logis de Miss Violet, et s’engouffrait à quelques pas de là dans une ouverture pratiquée de l’autre côté du couloir.

Dans l’état d’esprit où il se trouvait, il n’hésita pas.

Un Masque Jaune était sans doute occupé à forcer la porte de la blonde voyageuse. Dérangé par son apparition, il s’était blotti dans une chambre voisine, où il attendait qu’il se fût éloigné pour reprendre son opération de cambriolage.

— Si ce drôle se figure que je vais le laisser tranquillement exercer son industrie. Il se trompe étrangement.

Ses yeux n’avaient pas quitté l’endroit où le mystérieux personnage s’était enfoncé dans la muraille. Il se dirigea de ce côté. Il y avait bien là une porte fermée à cette heure, mais ce n’était pas l’entrée d’une chambre de voyageur. Cette porte fermait un local affecté, non à une seule personne, mais à la collectivité.

Parfaitement ! Il y a des instants où les plus enclins au « personnalisme » deviennent collectivistes, tout le monde le reconnaîtra devant cette porte peinte du blanc le plus suave, sur laquelle se dessinaient en bleu tendre, telles des découpures de ciel, les initiales W. C.

La porte était close, mais une vitre d’imposte laissait l’intérieur éclairé. Pour plus de certitude, Max fit fonctionner la poignée. Le battant résista.

— Bien ! le coquin s’est réfugié là, je vais l’attendre.

Mais une seconde réflexion chassant la première.

— Si je le happe à la sortie, je vais réveiller tout l’hôtel. Une explication aurait, pour premier résultat de compromettre Miss Violet. Cela, je ne le veux pas. Il faudrait trouver.

Vingt secondes le romancier demeura absorbé, puis il murmura :

— Tiens ! tiens ! Au fait, pourquoi pas.

Sans doute, ses facultés imaginatives lui avaient suggéré une idée, car il se dirigea, rapidement vers le fond du couloir. Là, se trouvait une sorte d’armoire utilisant une encoignure, où les domestiques serraient les balais, plumeaux, cordes servant à hisser les tuyaux des vacuum cleaner ou autres appareils à enlever la poussière par le vide.

Comme à l’ordinaire, l’armoire était demeurée entr’ouverte. Un instant Max sembla chercher, puis il se redressa avec ces mots :

— Voici mon affaire.

Et il revint presque courant jusqu’à la porte dont la blancheur s’azurait des ineffables majuscules indiquées plus haut.

Le jeune homme apportait un rouleau de corde de la grosseur du petit doigt.

— Avec cela, murmura Max dont la physionomie joyeuse exprimait maintenant une gaieté intense, avec cela, je te défie de sortir sans réveiller tout l’hôtel, ce qui t’empêchera de reprendre tes projets, au moins pour cette nuit.

Il avait déroulé la corde. Il en attachait une extrémité très solidement au bouton-poignée actionnant le pêne de la porte considérée, puis tendant fortement le lien de chanvre dans la largeur du corridor, il en enroula l’autre extrémité autour de la poignée d’une autre porte, située à peu près en face de celle qui avait livré passage au personnage entrevu.

De la sorte, celui-ci se trouvant enfermé, le filin tendu s’opposant à l’ouverture du battant derrière lequel il se cachait, devrait appeler, faire du vacarme, causer dans l’hôtel un remue-ménage, après lequel il n’aurait qu’à se retirer modestement.

Et le sourire aux lèvres, s’assurant par une dernière traction de la solidité de son piège, Max regagna tranquillement sa chambre. Mais il laissa l’entrée sur le couloir entrebâillée. Il voulait entendre, et se délecter de ce qui allait se passer.

Quelques minutes s’écoulèrent. Le silence régnait dans l’hôtel. Tout à coup, une voix apeurée clama :

— On n’entre pas ! On n’entre pas !

Max grommela :

— C’est l’organe d’une dame. Qu’est-ce que cela ? En effet, la voix étranglée, aigrelette, pointue, appartenait évidemment à une personne du sexe gracieux.

Mais aussitôt un timbre plus grave, renforcé par des résonances inexplicables, répondit :

— Je ne demande pas à entrer, mais à sortir.

Et ces répliques effrayées ou colères se croisèrent :

— Alors, cessez de secouer ma porte !

— Cessez vous-même de la retenir.

— Je tiens la porte, vous osez dire ?

— Je m’en aperçois peut-être bien.

Les voix se haussèrent à un diapason plus élevé, plus combatif.

— Vous n’avez pas honte d’épouvanter une pauvre femme qui est dans son lit.

— Dans son lit, dans le couloir ! Cette farce a assez duré.

Et des portes furent secouées avec fracas. Cependant les causeurs glapissaient :

— Lâchez la porte, ou j’appelle.

— Lâchez vous-même, gredin.

— Pécore !

— Canaille !

— Stupide créature !

— Bandit !

Un furieux vacarme, puis un cri :

— Au voleur ! à l’assassin !

Qui réveillèrent tous les habitants de l’hôtel, personnel et voyageurs.

Max jugea le moment venu de se montrer. Il se précipita dans le couloir. Les portes s’ouvraient. Les voyageurs se montraient, drapés à la diable dans leurs robes de chambre, les pieds nus en des pantoufles. Ils s’interrogeaient anxieux, un peu effrayés.

— On a crié au voleur.

— Non, à l’assassin.

— À tous les deux.

— Un drame alors !

— Mais où ? Où donc ?

— On n’entend plus rien.

Comme pour ajouter au désarroi général, tout bruit avait cessé. Mais ce n’était là qu’une accalmie, car presque aussitôt un roulement formidable fit sursauter tout le monde. On frappait à coups redoublés le panneau d’une porte. Une voix d’homme hurlait des jurons, des menaces.

By devil ! Satan vous torde le cou comme un tire-bouchon !

— Au secours ! ripostait l’organe féminin.

— Lâchez la porte, oie ridicule ; vous n’aurez pas besoin d’appeler au secours.

— Vous n’entrerez pas !

— Je sortirai !

Puis un duo de jurons et d’appels éplorés. C’en était trop pour les nerfs sensibles des voyageurs. Tous s’encourageant les uns les autres se précipitèrent en corps dans la direction d’où partaient les cris.

Max suivit le mouvement. Au demeurant, il était aussi intrigué que les autres, bien qu’il se considérât comme l’auteur anonyme de tout le tumulte.

Seulement, il avait attendu un simple solo d’imprécations, lorsque le Masque Jaune s’apercevrait qu’il était enfermé dans un local qui ne semble pas affecté à une villégiature prolongée, et on lui servait un duo.

La troupe héroïque et frémissante s’avança dans le couloir du premier étage. Les clameurs redoublaient.

Une voix mâle rugissait à gauche du corridor, l’autre appelait à l’aide à droite.

Max comprit que sa corde avait fait deux victimes. Lorsque son prisonnier avait voulu sortir, il avait tiré la porte, et la secousse, de par le filin, s’était transmise à la porte d’en face, que lui, romancier, n’avait considérée que comme un simple point d’appui.

On conçoit le reste, le captif brutalisait sans le savoir deux portes à la fois.

L’habitante de la chambre, en vis-à-vis, avait été réveillée par le ballottement du panneau de chêne, derrière lequel elle se croyait jusque-là en sûreté. Tout naturellement, elle avait supposé qu’un voleur quelconque cherchait à pénétrer chez elle, tandis que le prisonnier, lui, s’expliquait la résistance à ses efforts, par la présence dans le couloir d’un plaisant de mauvais goût, retenant le battant que lui-même tenait.

De là leurs invectives, la rage de l’un, l’émoi de l’autre.

Comme bien on le pense, l’écrivain se garda d’éclairer les assistants, et ceux-ci demeurèrent un long moment à regarder tressauter les deux portes, à l’abri desquelles les invisibles interlocuteurs, tels des guerriers sous le couvert d’une redoute, se bombardaient de propos désobligeants.

Enfin un citoyen, plus valeureux que les autres, se précipita intrépidement en avant. Il vint donner dans la corde tendue et s’étala tout de son long avec un rugissement d’épouvante.

Le duo devenait trio.

Mais l’élan était donné. Le peloton de voyageurs, de garçons, de caméristes, bondit en une foulée héroïque, et sous la poussée de vingt personnes brusquement arrêtées par la corde raide, le bouton des W. C. faiblit et sauta hors de son alvéole.

La porte s’ouvrit brusquement.

Le prisonnier, qui se cramponnait frénétiquement à la poignée intérieure, perdit l’équilibre, et Max modestement demeuré à l’arrière-garde fut pris d’un fou rire inextinguible.

Dans l’homme étendu sur le dos, agitant avec désespoir ses bras et ses jambes en l’air, il venait de reconnaître… sir John Lobster !

C’était l’infortuné gentleman, errant de nuit dans le corridor pour un motif des plus légitimes, que le romancier avait pris pour un Masque Jaune et avait emprisonné dans ce cachot à l’anglaise.

La corde démontrait l’innocence du gentleman.

On rassura la dame d’en face ; on maudit les farceurs téméraires et mal élevés qui troublaient le repos des hôtes d’un paisible hôtel, célèbre par son confort moderne. Puis le sujet épuisé, chacun retourna se coucher.

Max constata que l’aube pointait en ce moment. Le jour ! c’était l’assurance que ses ennemis ne pouvaient plus agir. Aussi, tranquillisé pour Violet, pour lui-même, il s’avoua sa très complète satisfaction et n’eut pas la moindre parole de pitié pour l’infortuné Lobster, auquel il venait de faire passer un si mauvais quart d’heure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure quarante-cinq à l’horloge intérieure de la gare. Dans quinze minutes le train pour Nice et Vintimille va partir.

Les voyageurs se hâtent, affairés, nerveux, précédant de plusieurs mètres les amis ou parents venus pour les accompagner, pour leur jeter le dernier adieu amical au moment du démarrage du train.

Miss Violet Mousqueterr, gentille au possible dans une simple robe d’alpaga, paraît escortée par John plus rougeoyant que jamais et par Max, sur le visage de qui la séparation toute proche met une nuance de mélancolie. Voici un compartiment, avec un coin inoccupé. La jeune fille y monte. John la suit. Il veut disposer dans le filet les menus bagages de la mignonne Anglaise. Et cependant, le romancier, demeuré sur le quai, examine les voyageurs, les employés. Il cherche à deviner lequel est l’espion, le Masque Jaune qui va suivre la jeune fille.

Car, il n’en doute pas, le plan qu’il a élaboré est bon. Trois Masques Jaunes pour trois voyageurs allant dans des directions diverses. Chacun doit donc entraîner dans son orbite un satellite chargé de le surveiller.

Et seulement pour se démontrer qu’il avait raisonné juste, il eût voulu deviner l’ennemi ; mais deviner est difficile, et il en était réduit à cela puisqu’il n’avait aperçu le visage que d’un seul, de ce Félix, cocher improvisé sans doute et qui avait dû se grimer pour la circonstance.

Pourtant Il interrompit un instant son infructueuse recherche. Lobster agenouillé sur la banquette, les bras levés en l’air, arrangeait avec un soin méticuleux le bagage de Violet. Max murmura :

— Vous avez bien emporté le verrou de cuivre que je vous ai rapporté ce matin ?

— L’automatique ? Oui, et je vous remercie.

— N’oubliez pas de le poser chaque soir à la porte de la chambre que vous occuperez.

— Soyez assuré, je n’oublierai pas.

Et Lobster, son installation terminée, se retournant, les jeunes gens ne parlèrent plus. Un employé courait le long du train, clamant :

— Ligne de Vintimille en voiture.

Sir John descendit sur le quai. Dans le bourdonnement des adieux, le retentissement des portières fermées avec fracas, un coup de sifflet strident vibra sous le hall de la gare. Le train partait.

Lentement il se mit en marche. Penchée à la portière, Violet saluait de la main ceux qui restaient.

— Maintenant, mon esprit est en repos, fit joyeusement sir John. Je vais
Les clameurs redoublaient.
retourner à l’hôtel pour disposer mon propre départ, car vous allez rester seul à Marseille, pauvre master Soleil.

Le romancier ne répondit pas. Assombri, il regagna la cour de la gare, toujours flanqué de son compagnon. Une fois à l’hôtel, Lobster donna ses ordres. Préparer sa note, son bagage. Lui procurer une voiture pour le conduire à la station, train de cinq heures. Après quoi, il se retira dans sa chambre.

Un peu désorienté comme il arrive après le départ d’une personne chère, le romancier, obéissant à un désir de solitude, alla s’enfermer dans la sienne.

Mais à peine y fut-il entré qu’il se sentit pris par une émotion soudaine. Sur le guéridon, bien en vue, un petit paquet, soigneusement noué d’une faveur verte, venait de lui apparaître. Qu’était-ce encore que cela ? Il sonna. Au domestique accouru, il montra l’objet.

— Oh ! répondit l’homme. Cela a été déposé au bureau, avec prière de le monter aussitôt que vous seriez sorti. J’ai exécuté l’ordre, voilà tout.

— Ah ! C’est vous qui ?

— Monsieur me blâme-t-il ?

— Non, non, c’est parfait, mon ami, allez.

Du moment que le paquet était arrivé par un moyen naturel, le jeune homme ne s’inquiétait plus. Il congédia le serviteur, et demeuré seul, il développa l’envoi.

Le papier enlevé, il eut en mains une petite pochette de cuir souple, à l’intérieur de laquelle était enclos un carton rigide. Il parvint à l’extraire et il eut une exclamation attendrie. C’était une photographie représentant les traits de miss Violet Mousqueterr.

Au verso, la jeune fille avait tracé ces lignes :

Notre roi, Charles Ier, au moment

de partir pour le plus grand voyage, disait
à la reine, à ses enfants, les choses les
plus chères qu’il eût au monde, ce seul mot :

Remember (Souvenez-vous).

Il me semble très Joli ce mot : Remember,

et je vous prie de l’aimer.


Le chagrin vague de Max s’évanouit. Il n’avait plus à se désoler de la séparation. Avec une tendresse délicate et ingénieuse, Violet Mousqueterr lui avait laissé un peu d’elle-même.

Vers quatre heures, le jeune homme descendit. Sir John s’agitait sous le vestibule, surveillant l’embarquement sur « l’omnibus » de ses colis multiples.

Il accueillit courtoisement le Parisien.

Parbleu ! on ne saurait se montrer renfrogné à un rival… vaincu, surtout lorsqu’on porte en soi l’espérance de le voir pour la dernière fois. Il se laissa secouer les mains par Max. Un peu étonné de cette soudaine cordialité, il en fut touché.

— Au fond, murmura-t-il, c’est un bon vieux garçon. Il prend sa défaite d’une manière tout à fait correcte.

ils choquèrent des verres de cocktail.
ils choquèrent des verres de cocktail.

Et pour n’être pas en reste de « correction », il pria master Soleil d’accepter de choquer des verres de cocktail à leur rencontre et à l’espoir de rencontres futures.

Et la boisson capiteuse ayant aiguisé encore ses sentiments de sociabilité, il jura que ce lui serait une peine véritable si ce cher vieux garçon de Max ne le conduisait pas à la gare.

Si bien qu’à cinq heures et une minute, Soleil, debout sur le quai, répondait de la main aux saluts que lui adressait le gros Anglais, le corps à demi passé par la portière du wagon qui l’emportait vers Paris.

Mais quand le train eut disparu, Max se redressa.

— À mon tour, maintenant. Le dernier train sur Veynes est à minuit cinquante ! Il croise à Aix le train de sens inverse. Retour, traversée de la ville. Je puis être à quatre heures dix du matin à la gare pour le convoi de Vintimille, et, à travers l’Italie, l’Autriche, la Bohême, regagner la petite ville de Stittsheim, où se sont réfugiées les malheureuses que ces horribles Masques Jaunes ont tant fait souffrir.

Sur ce, il rentra à l’hôtel non sans s’être arrêté un moment dans un bureau télégraphique. Il dîna de bon appétit, puis passa au salon, où il se plongea dans la lecture des journaux.

Vers huit heures vingt, on lui apporta une dépêche qui venait d’arriver à son adresse. Il la déplia gravement, et tout aussitôt, il demanda sa note, une voiture. On lui mandait qu’il devait se rendre sans retard à Veynes, sur la ligne de Marseille-Grenoble.

Bien entendu il s’était expédié lui-même ce télégramme, afin de motiver son départ soudain.

À neuf heures, nanti d’une légère valise, achetée par César Landroun, il se faisait conduire à la gare de Veynes, y entrait ostensiblement, allait déposer son mince bagage en consigne, puis rentrait en ville.

Il allait, tuer deux heures dans un music-hall, puis revenait à la gare et s’installait dans le train de minuit cinquante pour Aix et Veynes.

En prenant son ticket, en traversant les salles d’attente, en parcourant les quais, il avait l’œil aux aguets.

La partie grave de son plan de délivrance allait se jouer. Il fallait découvrir l’espion lancé à sa trace, espion dont il devait se défaire.

D’un regard aiguisé il détaillait les rares voyageurs, cherchant l’indice d’un déguisement, d’un postiche trahissant la curiosité qui se cache. Efforts vains. Ni le public, ni les employés ne lui apparurent suspects.

Est-ce que son intuition, cette intuition sur laquelle il avait basé toute la combinaison, lui ferait défaut à l’instant où il en avait un si pressant besoin ?

Cela était énervant au possible. Mais les minutes passaient. Les lourdes aiguilles noires tournaient lentement sur le cadran énorme, s’ouvrant comme l’œil du temps au fond du hall.

Encore une minute, encore trente secondes. Le train va quitter la gare et Max n’a porté ses soupçons sur personne. Au diable ! Il est toujours possible de dépister un espion qui vous suit ; mais encore est-il bon de le connaître. Dépister une personne, dont on n’a pas le signalement devient un irréalisable tour de passe-passe, car alors, il faut se défier de tout le monde.

Mais un voyageur s’avance en courant sur le quai. Il porte une casquette de voyage enfoncée sur les yeux, un long cache-poussière gris qui flotte autour de lui.

Le romancier ressent un choc. Il lui semble retrouver la silhouette du chef des Masques d’Ambre en sa longue blouse blanche ; il croit voir le retardataire couler vers lui un regard sournois.

Tout cela a la durée d’un éclair. L’homme s’engouffre dans un compartiment, deux voitures en arrière de celle qu’occupe l’écrivain ; le sifflet de la locomotive ébranle l’air ; dans un bruit de ferraille le train démarre lentement. On part, on est parti. Et Max se laisse retomber sur les coussins en murmurant :

— Il a attendu le dernier moment pour se montrer, mais je l’ai reconnu. Maintenant, je sais à qui j’ai affaire.

Dans la nuit, le convoi file remplissant la campagne de son halètement, franchissant les feux rouges des disques qui semblent les yeux de géants surveillant sa marche.

Puis un arrêt. Dans une station morne, endormie, les agents courent le long de la rame de voitures. Max s’est précipité à la portière.

Parfait ! Il ne s’est pas trompé. L’homme au cache-poussière gris est aussi accoudé à l’ouverture de son wagon. Il regarde sur le quai. Pas difficile de se rendre compte de son occupation. Il surveille le romancier ; il s’assure que le Parisien ne quitte pas le train. Une secousse. L’on se remet en marche.

Seconde station… De nouveau le cache-poussière gris apparaît à la portière.

— Aix ! Aix !

Avec un roulement de tonnerre, le convoi pénètre dans la gare de la coquette cité provençale ; à peine a-t-il stoppé, qu’un nouveau fracas retentit.

C’est le train de sens inverse qui arrive se dirigeant sur Marseille.

Les deux trains sont arrêtés sur deux voies parallèles.

L’instant est venu de mettre le plan à exécution. Max lance un coup d’œil du côté du quai sur lequel s’agite la foule des voyageurs rentrant du chef-lieu. Le cache-poussière gris est à la portière, dévisageant évidemment tous ceux qui descendent du train :

— Allons, hop !

Sur ces mots d’encouragement, le romancier traverse son compartiment, ouvre la portière à contrevoie, après s’être assuré qu’aucun agent ne circule entre les deux trains immobiles. D’un marchepied, il passe sur celui d’en face, ouvre la portière qui lui fait vis-à-vis, et disparaît dans le train voisin. Maintenant il va revenir sur Marseille, tandis que l’espion, toujours dans le convoi que lui-même a quitté, continuera sa route dans la direction de Veynes.

Cris, signaux de départ. Les deux trains de sens contraires s’ébranlent presque en même temps. Le jeune homme se baisse, se courbe, afin de n’être pas aperçu au passage, par celui dont il vient de tromper la surveillance, puis il se redresse, s’étale sur les coussins avec une satisfaction évidente. Le train qui le ramène à Marseille a laissé en arrière les bâtiments de la gare d’Aix.

Le Parisien s’était muni au départ d’un billet d’aller et retour, sa rentrée dans la cité phocéenne ne rencontra donc aucune difficulté.

Il gagna la gare de Vintimille-Ligurie, et à quatre heures dix minutes, le « spécial de nuit » l’emportait sur la ligne exquise qui prolonge la Côte d’Azur.

Alors Max Soleil s’étendit de son long sur la banquette, et dans un bâillement, murmura :

— Enfin, je pourrai dormir tranquillement durant quelques heures.

Ce n’était point là une vaine constatation. Cinq minutes plus tard, il s’était enfoncé dans le pays des rêves, et le convoi, filant à toute vapeur, emportait un romancier complètement dégagé des préoccupations terrestres.