Mistress Branican/II/XIII

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Hetzel (p. 397-413).

XIII

chez les indas.


La tribu des Indas, composée de plusieurs centaines d’indigènes, hommes, femmes, enfants, occupait à cette époque les bords de la Fitz-Roy, à cent quarante milles environ de son embouchure. Ces indigènes revenaient des régions de la Terre de Tasman, arrosées par le haut cours de la rivière. Depuis quelques jours, les hasards de leur vie nomade les avaient précisément ramenés à vingt-cinq milles de cette partie du Great-Sandy-Desert, où la caravane venait d’achever sa dernière halte, après un enchaînement de misères qui dépassaient la limite des forces humaines.

C’était chez ces Indas que le capitaine John et son second Harry Felton avaient vécu pendant neuf années. À la faveur des événements qui vont suivre, il a été possible de reconstituer leur histoire durant cette longue période, en complétant le récit fait par Harry Felton à son lit de mort.

Entre ces deux années 1875 et 1881, — on ne l’a point oublié, — l’équipage du Franklin avait eu pour refuge une île de l’océan Indien, l’île Browse, située à deux cent cinquante milles environ de York-Sund, le point le plus rapproché de ce littoral qui s’arrondit au nord-ouest du continent australien. Deux des matelots ayant péri pendant la tempête, les naufragés, au nombre de douze, avaient vécu six ans dans cette île, sans aucun moyen de pouvoir se rapatrier, lorsqu’une chaloupe en dérive vint atterrir sur la côte.

Le capitaine John, voulant employer cette chaloupe au salut commun, la fit mettre en état d’atteindre la terre australienne, et l’approvisionna pour une traversée de quelques semaines. Mais cette chaloupe ne pouvant contenir que sept passagers, le capitaine John et Harry Felton s’y embarquèrent avec cinq de leurs compagnons, laissant les cinq autres sur l’île Browse, où ils devaient attendre qu’un navire leur fût expédié. On sait comment ces infortunés succombèrent avant d’avoir été recueillis, et dans quelles conditions le capitaine Ellis retrouva leurs restes, lors de la deuxième campagne du Dolly-Hope en 1883.

Après une traversée périlleuse au milieu de ces détestables parages de l’océan Indien, la chaloupe accosta le continent à la hauteur du cap Lévêque, et parvint à pénétrer dans le golfe même où se jette la rivière Fitz-Roy. Mais la mauvaise fortune voulut que le capitaine John fut attaqué par les indigènes, — attaque pendant laquelle quatre de ses hommes furent tués en se défendant.

Ces indigènes, appartenant à la tribu des Indas, entraînèrent vers l’intérieur le capitaine John, le second Harry Felton et le dernier matelot échappé au massacre. Ce matelot, qui avait été blessé, ne devait pas guérir de ses blessures. Quelques semaines plus tard, John Branican et Harry Felton étaient les seuls survivants de la catastrophe du Franklin.

Alors commença pour eux une existence qui, dans les premiers jours, fut sérieusement menacée. On l’a dit, ces Indas, ainsi que toutes les tribus errantes ou sédentaires de l’Australie septentrionale, sont farouches et sanguinaires. Les prisonniers qu’ils font dans leurs guerres incessantes de tribus à tribus, ils les tuent impitoyablement et les dévorent. Il n’existe pas de coutume plus profondément invétérée que le cannibalisme chez ces aborigènes, de véritables bêtes fauves.

Pourquoi le capitaine John et Harry Felton furent-ils épargnés ? Cela tint aux circonstances.

On n’ignore pas que, parmi les indigènes de l’intérieur et du littoral, l’état de guerre se perpétue de générations en générations. Les sédentaires s’attaquent de village à village, se détruisent et se repaissent des prisonniers qu’ils ont faits. Mêmes coutumes chez les nomades : ils se poursuivent de campement en campement, et la victoire finit toujours par d’épouvantables scènes d’anthropophagie. Ces massacres amèneront inévitablement la destruction de la race australienne, et aussi sûrement que les procédés anglo-saxons, bien qu’en certaines circonstances, ces procédés aient été d’une barbarie inavouable. Comment qualifier autrement de pareils actes, — les noirs, chassés par les blancs comme un gibier, avec toutes les émotions raffinées que peut procurer ce genre de sport ; les incendies propagés largement, afin que les habitants ne soient pas plus épargnés que les « gunyos » d’écorce, qui leur servent de demeures ? Les conquérants ont même été jusqu’à se servir de l’empoisonnement en masse par la strychnine, ce qui permettait d’obtenir une destruction plus rapide. Aussi a-t-on pu citer cette phrase, échappée à la plume d’un colon australien :

« Tous les hommes que je rencontre sur mes pâturages, je les tue à coups de fusil, parce que ce sont des tueurs de bétail ; toutes les femmes, parce qu’elles mettent au monde des tueurs de bétail, et tous les enfants, parce qu’ils deviendraient des tueurs de bétail ! »

Le capitaine John fut attaqué par les indigènes.

On comprend dès lors la haine que les Australiens ont vouée à leurs bourreaux, — haine conservée par voie d’atavisme. Il est rare que les blancs qui tombent entre leurs mains ne soient pas massacrés sans merci. Pourquoi donc les naufragés du Franklin avaient-ils été épargnés par les Indas ?

Gardés à vue jour et nuit.

Très probablement, s’il ne fût mort peu de temps après avoir été fait prisonnier, le matelot aurait subi le sort commun. Mais le chef de la tribu, un indigène nommé Willi, ayant eu des relations avec les colons du littoral, les connaissait assez pour avoir remarqué que le capitaine John et Harry Felton étaient deux officiers, dont il aurait peut-être à tirer un double parti. En sa qualité de guerrier, Willi pourrait mettre leurs talents à profit dans ses luttes avec les tribus rivales ; en sa qualité de négociant, qui s’entendait aux choses du négoce, il entrevoyait une lucrative affaire, c’est-à-dire une belle et bonne rançon, que lui vaudrait la délivrance des deux prisonniers. Ceux-ci eurent donc la vie sauve, mais durent se plier à cette existence des nomades qui leur fut d’autant plus pénible que les Indas les soumettaient à une surveillance incessante. Gardés à vue jour et nuit, ne pouvant s’éloigner des campements, ils avaient vainement tenté deux ou trois fois de s’évader, ce qui avait failli même leur coûter la vie.

Entre temps, lors de ces fréquentes rencontres de tribus à tribus, ils étaient mis en demeure d’intervenir au moins par leurs conseils — conseils réellement précieux, et dont Willi tira grand avantage, puisque la victoire lui fut désormais assurée… Grâce à ses succès, cette tribu était actuellement l’une des plus puissantes de celles qui fréquentent les divers territoires de l’Australie occidentale.

Ces populations du nord-ouest appartiennent vraisemblablement aux races mélangées des Australiens et des indigènes de la Papouasie. À l’exemple de leurs congénères, les Indas portent les cheveux longs et bouclés ; leur teint est moins foncé que celui des indigènes des provinces méridionales, qui semblent former une race plus vigoureuse ; leur taille, de proportion plus modeste, se tient dans la moyenne d’un mètre trente. Les hommes sont physiquement mieux constitués que les femmes ; si leur front est un peu fuyant, il domine des arcades sourcilières assez proéminentes, — ce qui est signe d’intelligence, à en croire les ethnologistes ; leurs yeux, dont l’iris est foncé, ont la pupille enflammée d’un feu ardent ; leurs cheveux, de couleur très brune, ne sont pas crépus comme ceux des nègres africains ; toutefois leur crâne est peu volumineux, et la nature n’y a pas généreusement prodigué la matière cérébrale. On les appelle des « noirs », bien qu’ils ne soient point d’un noir de Nubiens : ils sont « chocolatés », s’il est permis de fabriquer ce mot, qui donne exactement la nuance de leur coloration générale.

Le nègre australien est doué d’un odorat extraordinaire, qui rivalise avec celui des meilleurs chiens de chasse. Il reconnaît les traces d’un être humain ou d’un animal rien qu’en humant le sol, en flairant les herbes et les broussailles. Son nerf auditif est également d’une extrême sensibilité, et il peut percevoir, paraît-il, le bruit des fourmis qui travaillent au fond d’une fourmilière. Quant à ranger ces indigènes dans l’ordre des grimpeurs, cette classification ne manquerait pas de justesse, car il n’est pas de gommier si haut et si lisse, dont ils ne puissent atteindre la cime en se servant d’un roseau de rotang flexible auquel ils donnent le nom de « kâmin, » et grâce à la conformation légèrement préhensile de leurs orteils.

Ainsi que cela a été noté déjà à propos des indigènes de la Finke-river, la femme australienne vieillit vite et n’atteint guère la quarantaine, que les hommes dépassent communément d’une dizaine d’années en certaine partie du Queensland. Ces malheureuses créatures ont pour fonction d’accomplir les plus rudes travaux du ménage ; ce sont des esclaves, courbées sous le joug de maîtres d’une impitoyable dureté, contraintes de porter les fardeaux, les ustensiles, les armes, de chercher les racines comestibles, les lézards, les vers, les serpents, qui servent à la subsistance de la tribu. Mais, s’il en est reparlé ici, c’est pour dire qu’elles soignent avec affection leurs enfants, dont les pères se soucient médiocrement, car un enfant est une charge pour sa mère, qui ne peut plus s’adonner exclusivement aux soins de cette existence nomade, dont la responsabilité repose sur elle. Aussi, chez certaines peuplades, a-t-on vu les nègres obliger leurs femmes à se couper les seins, afin de se mettre dans l’impossibilité de nourrir. Et, cependant, — coutume horrible et qui semble en désaccord avec cette précaution prise pour en diminuer le nombre, — ces petits êtres, en temps de disette, sont mangés dans certaines tribus indigènes, où le cannibalisme est encore porté aux derniers excès.

C’est que, chez ces nègres australiens, — à peine dignes d’appartenir à l’humanité, — la vie est concentrée sur un acte unique. « Ammeri !… Ammeri ! » ce mot revient incessamment dans la langue indigène, et il signifie : faim. Le geste le plus fréquent de ces sauvages consiste à se frapper le ventre, car leur ventre n’est que trop souvent vide. Dans ces pays sans gibier et sans culture, on mange à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, lorsque l’occasion se présente, avec cette préoccupation constante d’un jeûne prochain et prolongé. Et, en effet, de quoi peuvent se nourrir ces indigènes — les plus misérables indubitablement de tous ceux que la nature a dispersés à la surface des continents ? D’une sorte de grossière galette, nommée « damper », faite d’un peu de blé sans levain, cuite non pas au four, mais sous des cendres brûlantes, — du miel, qu’ils récoltent parfois, à la condition d’abattre l’arbre au sommet duquel les abeilles ont établi leur ruche, — de ce « kadjerah », espèce de bouillie blanche, obtenue par l’écrasement des fruits du palmier vénéneux, dont le poison a été extrait à la suite d’une délicate manipulation, — de ces œufs de poules de jungle, enfouis dans le sol et que la chaleur fait éclore artificiellement, — de ces pigeons particuliers à l’Australie, qui suspendent leurs nids à l’extrémité des branches d’arbres. Enfin, ils utilisent encore certaines sortes de larves coléoptères, les unes recueillies entre la ramure des acacias, les autres déterrées au milieu des pourritures ligneuses, qui encombrent le dessous des fourrés… Et, c’est tout.

Voilà pourquoi, dans cette lutte de chaque heure pour l’existence, le cannibalisme s’explique avec toutes ses horribles monstruosités. Ce n’est pas même l’indice d’une férocité innée, ce sont les conséquences d’un besoin impérieux que la nature pousse le noir australien à satisfaire, car il meurt de faim. Aussi, dans ces conditions, que se passe-t-il ?

Sur le cours inférieur du Murray et chez les peuples de la région du nord, la coutume est de tuer les enfants pour s’en repaître, et même on coupe aux mères une phalange du doigt à chaque enfant qu’elle est contrainte de livrer à ces festins d’anthropophages. Détail épouvantable : lorsqu’elle n’a plus rien à manger, la mère va jusqu’à dévorer le petit être sorti de ses entrailles, et des voyageurs ont entendu ces malheureuses parler de cette abomination comme de l’acte le plus naturel !

Toutefois, ce n’est pas uniquement la faim qui pousse les Australiens au cannibalisme : ils ont un goût très prononcé pour la chair humaine — cette chair qu’ils appellent « talgoro », « la viande qui parle », suivant une de leurs expressions d’un effrayant réalisme. S’ils ne s’abandonnent pas à ce désir entre gens de la même tribu, ils n’en font pas moins la chasse à l’homme. Grâce à ces guerres incessantes, ces expéditions n’ont d’autre but que de se procurer le talgoro, aussi bien celui que l’on mange fraîchement tué que celui qui est mis en réserve. Et, voici ce qu’affirme le docteur Carl Lumholtz : pendant son audacieux voyage à travers les provinces du nord-est, les noirs de son escorte ne cessaient de traiter cette question de nourriture, disant : « Pour les Australiens, rien ne vaut la chair humaine. » Et encore faut-il que ce ne soit pas la chair des blancs, car ils lui trouvent un arrière-goût de sel fort désagréable.

Il y a d’ailleurs un autre motif qui prédispose ces tribus à s’entre-détruire. Les Australiens sont extraordinairement crédules. Ils s’effraient de la voix du « kvin’gan’, » du mauvais esprit, qui court les campagnes et fréquente les gorges des contrées montagneuses, bien que cette voix ne soit que le chant mélancolique d’un charmant oiseau, l’un des plus curieux de l’ornithologie australienne. Cependant, s’ils admettent l’existence d’un être supérieur et méchant, d’après les voyageurs les plus autorisés, jamais un indigène ne fait une prière et nulle part on ne trouve des vestiges de pratiques religieuses.

En réalité, ils sont très superstitieux, et, comme ils ont cette ferme croyance que leurs ennemis peuvent les faire périr par sortilèges, ils se hâtent de les tuer, – ce qui, joint aux habitudes de cannibalisme, soumet ces contrées à un régime de destruction sans limites.

On notera, en passant, que les Australiens ont le respect des morts. Ils ne les mettent point en contact avec la terre ; ils entourent les corps de bandelettes de feuillage ou d’écorce, et les déposent dans des fosses peu profondes, les pieds tournés vers le levant, à moins qu’ils ne les enterrent debout, ainsi que cela se pratique chez certaines tribus. La tombe d’un chef est alors recouverte d’une hutte, dont l’entrée est orientée vers l’est. Il faut aussi ajouter que, parmi les moins sauvages, on relève cette croyance bizarre : c’est que les morts doivent renaître sous la forme d’hommes blancs, et, suivant l’observation de Carl Lumholtz, la langue du pays emploie le même mot pour désigner « l’esprit et l’homme de couleur blanche ». Selon une autre superstition indigène, les animaux auraient été antérieurement des créatures humaines — ce qui est de la métempsycose à rebours.

Telles sont ces tribus du continent australien, destinées sans doute à disparaître un jour comme ont disparu les habitants de la Tasmanie. Tels étaient ces Indas, entre les mains desquels étaient tombés John Branican et Harry Felton.

Après la mort du matelot, John Branican et Harry Felton avaient dû suivre les Indas dans leurs pérégrinations continues au milieu des régions du centre et du nord-ouest. Tantôt attaquant les tribus hostiles, tantôt attaqués par elles, ils obtenaient une incontestable supériorité sur leurs ennemis, grâce à ces conseils de leurs prisonniers dont Willi tenait bon compte. Des centaines de milles furent franchis depuis le Golfe du Roi jusqu’au golfe de Van Diemen, entre la vallée de la Fitz-Roy river et la vallée de la Victoria, et jusqu’aux plaines de la Terre Alexandra. C’est ainsi que le capitaine John et son second traversèrent ces contrées inconnues des géographes, restées en blanc sur les cartes modernes, dans l’est de la Terre de Tasman, de la Terre d’Arnheim et des territoires du Great-Sandy-Desert.

Si ces interminables voyages leur paraissaient extrêmement pénibles, les Indas ne s’en préoccupaient même pas. Leur habitude est de vivre ainsi, sans souci des distances ni même du temps, dont ils ont à peine une notion exacte. En effet, sur tel événement qui ne doit s’accomplir que dans cinq ou six mois par exemple, l’indigène répond de très bonne foi qu’il arrivera dans deux, dans trois jours… ou la semaine prochaine. L’âge qu’il a, il l’ignore ; l’heure qu’il est, il ne le sait pas davantage. Il semble que l’Australien soit d’une espèce spéciale dans l’échelle des êtres — comme le sont plusieurs animaux de son pays.

C’est à de telles mœurs que John Branican et Harry Felton furent contraints de se conformer. Ces fatigues, provoquées par des déplacements quotidiens, ils durent les subir. Cette nourriture, si insuffisante quelquefois, si répugnante toujours, ils durent s’en contenter. Et cela, sans parler des épouvantables scènes de cannibalisme dont ils ne purent jamais empêcher les horreurs, après ces batailles où les ennemis étaient tombés par centaines.

En se soumettant ainsi, l’intention bien arrêtée du capitaine John et de Harry Felton était d’endormir la vigilance de la tribu, afin de s’enfuir dès que l’occasion s’en présenterait. Et pourtant, ce qu’une évasion au milieu des déserts du nord-ouest présente de mauvaises chances, on l’a vu en ce qui concerne le second du Franklin. Mais les deux prisonniers étaient surveillés de si près que les occasions de fuir furent extrêmement rares, et c’est à peine si, dans le cours de neuf ans, John et son compagnon purent essayer de les mettre à profit. Une seule fois, — c’était l’année même qui avait précédé l’expédition de Mrs. Branican en Australie, — une seule fois, l’évasion aurait pu réussir. Voici dans quelles circonstances.

À la suite de combats avec des tribus de l’intérieur, les Indas occupaient alors un campement sur les bords du lac Amédée, au sud-ouest de la Terre Alexandra. Il était rare qu’ils se fussent aussi
Pas de gommiers, si hauts, dont ils ne puissent atteindre la cime.
profondément engagés dans le centre du continent. Le capitaine John et Harry Felton, sachant qu’ils n’étaient qu’à trois cents milles de l’Overland-Telegraf-Line, crurent l’occasion favorable et résolurent d’en profiter. Après réflexion, il leur parut convenable de s’évader séparément, quitte à se rejoindre quelques milles au delà du campement. Après avoir déjoué la surveillance des indigènes, Harry Felton fut assez heureux pour gagner l’endroit où il devait attendre son
Leur campement occupait un coude de la rivière.

compagnon. Par malheur, John venait d’être mandé près de Willi, qui réclamait ses soins à propos d’une blessure, reçue dans la dernière rencontre. John ne put donc s’éloigner, et Harry Felton l’attendit vainement pendant quelques jours… Alors, dans la pensée que s’il parvenait à gagner une des bourgades de l’intérieur ou du littoral, il pourrait organiser une expédition en vue de délivrer son capitaine, Harry Felton prit la direction du sud-est. Mais ce qu’il eut à supporter de fatigues, de privations, de misères, fut tel que, quatre mois après son départ, il vint tomber mourant sur le bord du Parru, dans le district d’Ulakarara de la Nouvelle-Galles du Sud. Ramené à l’hôpital de Sydney, il y avait langui pendant plusieurs semaines, puis il était mort, après avoir pu dire à Mrs. Branican tout ce qui concernait le capitaine John.

Terrible épreuve pour John de n’avoir plus son compagnon près de lui, et il fallait que son énergie morale fût à la hauteur de son énergie physique pour qu’il ne s’abandonnât pas au désespoir. À qui parlerait-il désormais de ce qui lui était si cher, de son pays, de San-Diégo, des êtres adorés qu’il avait laissés là-bas, de sa courageuse femme, de son fils Wat qui grandissait loin de lui et qu’il ne connaîtrait jamais peut-être, de M. William Andrew, de tous ses amis enfin ?… Depuis neuf ans déjà, John était prisonnier des Indas, et combien d’années s’écouleraient, avant que la liberté lui fût rendue ? Cependant, il ne perdit pas espoir, étant soutenu par cette pensée que s’il réussissait à gagner une des villes du littoral australien, Harry Felton ferait tout ce qu’il est humainement possible de faire pour délivrer son capitaine…

Pendant les premiers temps de sa captivité, John avait appris à parler la langue indigène, qui, par la logique de sa grammaire, la précision de ses termes, la délicatesse de ses expressions, semble témoigner que l’indigénat australien aurait joui autrefois d’une réelle civilisation. Aussi avait-il souvent entretenu Willi des avantages qu’il aurait à laisser ses prisonniers libres de retourner au Queensland ou dans l’Australie méridionale, d’où ils seraient en mesure de lui faire parvenir telle rançon qu’il exigerait. Mais, de nature très défiante, Willi n’avait rien voulu entendre à ce propos. Si la rançon arrivait, il rendrait la liberté au capitaine John et à son second. Quant à s’en rapporter à leurs promesses, jugeant probablement les autres d’après lui-même, jamais il n’avait voulu y consentir.

Il s’ensuit donc que l’évasion de Harry Felton, qui lui causa une violente irritation, rendit Willi plus sévère encore envers le capitaine John. On lui interdit d’aller et de venir pendant les haltes ou pendant les marches, et il dut subir la garde d’un indigène qui en répondait sur sa tête.

De longs mois s’écoulèrent sans que le prisonnier eût reçu aucune nouvelle de son compagnon. Et n’était-il pas fondé à croire que Harry Felton avait succombé en route ? Si le fugitif eût réussi à gagner le Queensland ou la province d’Adélaïde, est-ce qu’il n’aurait pas déjà fait une tentative pour l’arracher aux mains des Indas ?

Pendant le premier trimestre de l’année 1891 — c’est-à-dire au début de l’été australien — la tribu était revenue vers la vallée de la Fitz-Roy, où Willi passait habituellement la partie la plus chaude de la saison, et dans laquelle il trouvait les ressources nécessaires à sa tribu.

C’est là que les Indas se trouvaient encore dans les premiers jours d’avril, et leur campement occupait un coude de la rivière, à un endroit où venait se jeter un petit affluent, qui descendait des plaines du nord.

Depuis que la tribu était fixée en cet endroit, le capitaine John, n’ignorant pas qu’il devait être assez rapproché du littoral, avait songé à l’atteindre. S’il y parvenait, il ne lui serait peut-être pas impossible de se réfugier dans les établissements situés plus au sud, là où le colonel Warburton avait pu terminer son voyage.

John était décidé à tout risquer pour en finir avec cette odieuse existence, fût-ce par la mort.

Malheureusement, une modification, apportée aux projets des Indas, vint mettre à néant les espérances que le prisonnier avait pu concevoir. En effet, dans la seconde quinzaine d’avril, il fut manifeste que Willi se préparait à partir, afin de reporter son campement d’hiver sur le haut cours du fleuve.

Que s’était-il passé, et à quelles causes fallait-il attribuer ce changement des habitudes de la tribu ?

Le capitaine John parvint à le savoir, mais ce ne fut pas sans peine : si la tribu cherchait à remonter le cours d’eau plus à l’est, c’est que la police noire venait d’être signalée sur le cours inférieur de la Fitz-Roy.

On n’a pas oublié ce que Tom Marix avait dit de cette police noire, qui, depuis les révélations fournies par Harry Felton sur le capitaine John, avait reçu ordre de se transporter sur les territoires du nord-ouest.

Cette police, très redoutée des indigènes, déploie un acharnement dont on ne peut se faire idée, quand elle a lieu de les poursuivre. Elle est commandée par un capitaine, appelé « mani », ayant sous ses ordres un sergent, une trentaine d’agents de race blanche et quatre-vingts agents de race noire, montés sur de bons chevaux, armés de fusils, de sabres et de pistolets. Cette institution, connue sous le nom de « native police », suffit à garantir la sécurité des habitants dans les régions qu’elle visite à diverses époques. Impitoyable dans les répressions qu’elle exerce sur les indigènes, si elle est blâmée par les uns au nom de l’humanité, elle est approuvée par les autres au nom de la sécurité publique. Le service qu’elle fait est très actif, et son personnel se transporte avec une rapidité incroyable d’un point du territoire à l’autre. Aussi les tribus nomades redoutent-elles de la rencontrer, et voilà pourquoi Willi, ayant appris qu’elle se trouvait dans le voisinage, se disposait à remonter le cours de la Fitz-Roy.

Mais ce qui était un danger pour les Indas, pouvait être le salut pour le capitaine John. S’il parvenait à rejoindre un détachement de cette police, c’était sa délivrance assurée, son rapatriement infaillible. Or, pendant la levée du campement, peut-être ne lui serait-il pas impossible de tromper la surveillance des indigènes ?

Willi se douta-t-il des projets de son prisonnier, on pourrait le croire, puisque le matin du 20 avril, la porte de la hutte où John était enfermé ne s’ouvrit pas à l’heure habituelle. Un indigène était de garde près de cette hutte. Aux questions que John adressa, on ne fit aucune réponse. Lorsqu’il demanda à être conduit près de Willi, on refusa d’accéder à sa demande, et le chef ne vint même pas lui rendre visite.

Qu’était-il donc arrivé ? Les Indas faisaient-ils en hâte leurs préparatifs pour quitter le campement ? C’était probable, et John entendait les allées et venues tumultueuses autour de sa hutte, où Willi s’était contenté de lui envoyer quelques aliments.

Un jour entier s’écoula, puis un autre. Nul changement ne se produisit dans la situation. Le prisonnier était toujours étroitement surveillé. Mais, pendant la nuit du 22 au 23 avril, il put constater que les rumeurs du dehors avaient cessé, et il se demanda si les Indas ne venaient pas d’abandonner définitivement le campement de la Fitz-Roy river.

Le lendemain, dès l’aube, la porte de la hutte s’ouvrit brusquement.

Un homme — un blanc — parut devant le capitaine John.

C’était Len Burker.