Mlle de Lespinasse (Musset, Paul)

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Mlle DE LESPINASSE.

I.

Il est rare que l’on ouvre un livre portant le titre de mémoires sans y découvrir que personne n’a véritablement connu le cœur de l’écrivain, et cependant ces mémoires secrets ne sont pas toujours des protestations contre l’opinion des hommes. Ceux qui font eux-mêmes l’histoire de leurs sentimens sont des êtres supérieurs difficiles à apprécier. Le public, étant composé d’esprits bornés et d’ames vulgaires, mesure tout légèrement, avec un compas étroit, sans avoir ni l’intelligence, ni le goût nécessaires pour approfondir les caractères et reconnaître les motifs des actions.

Jamais je ne fus si frappé de l’énorme différence qui peut exister entre la vie apparente d’une personne et sa vie véritable qu’en cherchant à connaître Mlle de Lespinasse. Enfant adultérin d’une grande dame, objet d’effroi et d’aversion pour une famille puissante qui la repousse, abandonnée à elle-même dès l’âge de seize ans, Mlle de Lespinasse passe les années de sa jeunesse dans un état voisin de la domesticité. Elle montre toutes les vertus des ames froides : la patience, la résignation, la douceur ; elle supporte sans murmurer les mauvais traitemens et le célibat. Les graces de son esprit la tirent de son oubli. Elle s’attache à d’Alembert, ce grand géomètre que M. de Laharpe a dépeint très faussement comme un cœur insensible. Tous les talens, toutes les illustrations du XVIIIe siècle, des princes, des ministres, viennent la chercher dans son modeste réduit et admirer comment on peut être heureux, agréable aux autres, plein de noblesse et d’élévation dans la pauvreté. Les occasions s’offrent souvent de changer de condition et d’acquérir de la fortune : elle les méprise, et demeure avec d’Alembert jusqu’à sa mort. N’est-ce pas là un caractère de philosophe et la vie d’une personne sur qui les passions n’ont pas un grand empire ? On lui sait bien une inclination pour M. de Mora ; mais sans doute ce sentiment n’est qu’une amitié tendre et délicate fondée sur des rapports de l’esprit et de la conversation, puisque Mlle de Lespinasse n’abandonne point le grand géomètre, et que celui-ci aime et recherche M. de Mora. Telle est Mlle de Lespinasse aux yeux de ceux qui l’entourent, qui la visitent assiduement, qui écrivent son portrait et laissent sur elle des documens auxquels on doit apparemment s’en rapporter. Cependant, trente-trois ans après sa mort, on publie quelques lettres d’elle, et voilà une femme toute différente de ce qu’on a vu. Ce n’est plus un caractère de philosophe, ce n’est plus l’amie et la conseillère des poètes ; c’est l’ame la plus ardente et la plus passionnée, qui aime pour vivre, comme elle le dit elle-même, et qui n’a vécu que pour aimer. Elle meurt dans le sein de l’Encyclopédie, écoutant encore à son chevet les Mois du poète Roucher, les vers de l’abbé Delille, et il se trouve que c’est une passion qui la tue ! Elle s’éteint après trois ans de souffrances morales qui brisent sa faible constitution, et dont personne n’a le soupçon, excepté d’Alembert et l’homme pour qui elle meurt ! Et ces lettres où Mlle de Lespinasse paraît telle qu’elle est, où l’amour s’élève, par son excès même, jusqu’au terrible et au sublime, ne nous donnent que l’histoire de ses trois dernières années ! Et pendant les dix années précédentes elle avait aimé avec la même ardeur et écrit d’autres lettres évidemment aussi brûlantes et qui n’existent plus ! Elle avait alors quarante ans ! Que doit-on présumer de sa jeunesse ? C’est peut-être un monde de passions qui est perdu. Le romancier qui voudrait y suppléer entreprendrait une tâche folle et impossible. La réalité seule peut offrir ces grandes péripéties de sentimens qui ressortent de positions simples et d’évènemens sans importance. Il y aurait des disparates trop grossières entre l’invention et le vrai. Nous nous bornerons donc au récit simple et exact de faits recueillis dans les divers mémoires du temps.

Julie Eléonore de Lespinasse naquit à Lyon en novembre 1732. Son entrée en ce monde fut accompagnée de circonstances mystérieuses, d’un triste augure pour son avenir. Sa mère, la comtesse d’Albon, d’une maison riche et noble, ayant eu un commerce criminel avec un gentilhomme de province, dissimula sa grossesse et accoucha en secret chez un marchand. L’enfant fut porté sur les registres de Saint-Paul de Lyon, comme fille légitime de Claude Lespinasse et de dame Julie Navarre. Cet évènement n’était un secret pour personne dans la ville, et n’en demeura un que pour le comte d’Albon. Comme les femmes peuvent rarement disposer de leurs biens, la comtesse n’assura que trois cents livres de rente à sa fille par un fidéi-commis. Le marchand garda l’enfant chez lui et l’éleva jusqu’à la mort du mari. À cette époque, la petite Julie, dont la gentillesse et le malheur intéressaient déjà quelques bonnes ames, rentra dans la maison de sa mère ; mais elle y resta dans une position inférieure à celle des autres enfans. Ceux-ci, jaloux de l’affection de la comtesse pour une étrangère, la traitèrent mal, et lui déclarèrent d’avance leur intention de la chasser quand ils seraient maîtres chez eux. Tantôt caressée par sa mère, et tantôt rudoyée par ses frères, la sensibilité de Julie s’exalta de bonne heure ; mais elle apprit à dissimuler ses souffrances, et à répondre aux mauvais traitemens par une patience pleine de fierté.

Un soir, il y eut un mouvement étrange et sinistre dans l’appartement de Mme d’Albon. Depuis plusieurs jours, Julie n’y avait pas pénétré. Une femme de chambre vint la chercher et la conduisit auprès du lit de sa mère. La comtesse n’avait plus qu’un instant à vivre. Elle révéla en peu de mots à la jeune fille le secret de sa naissance : elle lui remit une boîte contenant des papiers importans et la donation d’une rente, avec la clé d’un secrétaire où était une somme d’argent considérable, en l’autorisant à garder cette somme pour elle.

— Les autres, disait la comtesse, seront assez riches.

Mme d’Albon embrassa Julie en pleurant, se reprocha de s’être laissé surprendre par la mort sans avoir pourvu à l’établissement de sa fille, puis elle la renvoya en lui commandant d’avoir du courage, et de résister énergiquement aux oppresseurs. On ouvrit ensuite les portes à la famille et aux prêtres, qui s’emparèrent de la moribonde et ne la quittèrent plus. Elle rendit l’ame dans la nuit. Le lendemain, le premier soin de Julie fut de porter au fils aîné de la comtesse la clé qu’elle avait reçue.

— Je sais, lui dit-elle, que le secrétaire renferme une somme que madame la comtesse m’a autorisée verbalement à garder pour moi : mais comme je n’ai pas d’écrit de sa main, je n’ai pas voulu m’emparer de cet argent, qui ne m’appartient pas aux termes de la loi.

— Vous avez bien fait, répondit brusquement M. d’Albon, car on vous eût obligée plus tard à nous le rendre.

Julie passa encore cette journée dans la maison de sa mère, et ce fut une grande faute à elle de ne pas s’éloigner sur-le-champ de ses ennemis, car pendant la nuit suivante on lui déroba la cassette remise par la comtesse. Elle n’a pas même su ce qui était renfermé dans cette boîte. À peine venait-elle de faire la triste découverte du vol qui la dépouillait de tout, lorsqu’un billet du comte d’Albon lui fut apporté par un laquais. On lui enjoignait de quitter la maison sur l’heure et de se retirer où elle voudrait, pourvu, disait-on, qu’on ne la revît jamais. Julie était trop fière pour répondre à de pareils procédés autrement que par le silence. Elle sortit en effet, et se retira chez le marchand Lespinasse. Cependant son silence même donna des inquiétudes aux d’Albon. Ils crurent qu’elle songeait à se venger ; des avocats les effrayèrent plus encore, en disant qu’elle avait les moyens de le faire. Elle était née du vivant du feu comte d’Albon, et comme la loi respecte et défend les droits de la naissance et du mariage, Mlle de Lespinasse pouvait aisément contraindre la famille à la reconnaître et à l’admettre au partage de la succession. Elle aurait eu l’appui de tous ceux qui avaient vu l’horrible conduite de ses parens ; mais on l’estima plus encore quand on sut qu’elle ne pensait pas à intenter un procès. Les d’Albon, craignant que la misère et le désespoir ne changeassent ses déterminations, se résolurent à lui assurer de quoi vivre, en la mettant sous la dépendance de quelqu’un de la famille. On lui offrit la place de gouvernante des enfans de Mme de Vichy, qui était une demoiselle d’Albon. Elle accepta, et on l’emmena aussitôt en Bourgogne, au château de Chamrond, où toutes ses démarches furent surveillées. Mlle de Lespinasse avait alors dix-sept ans ; elle demeura pendant trois années à Chamrond, menant la vie la plus insupportable au milieu de gens qui eussent donné beaucoup pour qu’elle fût morte, qui la craignaient au fond et lui portaient sans doute une haine d’autant plus grande qu’ils étaient coupables envers elle.

Le premier regard intelligent qui se fixa sur Julie fut celui de la célèbre marquise du Deffand, qui était sœur du comte de Vichy. Cette dame vint à Chamrond dans l’été de 1752. Elle y passa plusieurs mois dans la compagnie de Mlle de Lespinasse et se prit d’amitié pour cette fille malheureuse. C’était une chose nouvelle et un plaisir bien grand pour une personne si long-temps maltraitée que de recevoir des témoignages de sympathie. Elle y fut sensible et répondit aux bontés de Mme du Deffand avec ame et vivacité. Quand le retour de l’hiver amena une séparation, Julie pleura si chaudement, que Mme du Deffand partit avec le projet de se l’attacher comme demoiselle de compagnie.

Après le départ de son amie, Julie, ne pouvant plus supporter le séjour de Chamrond, abandonna les Vichy et se retira dans un couvent à Lyon, d’où elle se mit en correspondance avec Mme du Deffand. Les négociations durèrent fort long-temps. On voit, par les lettres de cette dame, qu’avant de se décider à faire venir Mlle de Lespinasse, elle demanda conseil à Voltaire, à la duchesse de Luynes et au cardinal de Tencin, alors archevêque de Lyon. La véritable cause de son hésitation est surtout la crainte que Julie n’ait pas encore renoncé au nom et à l’héritage des d’Albon, dont Mme du Deffand est belle-sœur. Lorsqu’il est enfin convenu que la jeune fille viendra retrouver sa protectrice à Paris, celle-ci lui écrit encore :

« Mais, avant de partir, je vous demande en grace de vous bien examiner, et d’abandonner le projet de venir auprès de moi si vous n’avez pas parfaitement oublié qui vous êtes, et si vous n’êtes pas dans la résolution inébranlable de ne jamais penser à changer d’état. Je vous demande pardon de vous parler de choses si peu agréables ; c’est pour n’y plus revenir jamais. »

Elle y revient pourtant encore dans sa dernière lettre, et au milieu des protestations d’amitié on retrouve cette phrase presque menaçante :

« J’espère, ma reine, que je n’aurai jamais à me repentir de ce que je fais pour vous, et que vous ne prendriez point le parti de venir auprès de moi si vous ne vous étiez bien consultée vous-même, et si vous n’étiez pas bien décidée à ne faire jamais aucune tentative. Vous ne savez que trop combien elles seraient inutiles ; mais aujourd’hui, étant auprès de moi, elles deviendraient bien plus funestes pour vous[1]. »

La noblesse d’ame et la délicatesse de Mlle de Lespinasse brillent dans sa conduite en cette circonstance. Elle ne dit rien dans ses réponses des craintes injurieuses de sa bienfaitrice, et monte en voiture pour Paris. La seule vengeance qu’elle ait tirée de la cruauté des d’Albon consiste à les avoir laissés dans l’inquiétude, ayant au fond le dessein de n’user jamais de ses droits contre eux.

À son arrivée, Julie fut reçue avec des transports de joie. Elle prit d’abord une chambre à Saint-Joseph, d’où elle allait tous les jours chez du Deffand ; mais elle ne tarda pas à s’installer dans la maison même de son amie. On ne se quittait plus un seul instant ; on parlait de vivre ensemble éternellement. Mme du Deffand répétait souvent qu’elle aimait quatre personnes, savoir : d’Alembert, M. de Formont, Mlle de Lespinasse et Devreux, sa femme de chambre. Elle n’avait pas encore ce petit chien que ses héritiers traitèrent avec tant d’égards après sa mort, car elle l’eût sans doute admis à la cinquième place. Quoi qu’il en soit, le début de cette liaison fut un grand adoucissement au mauvais destin de la jeune Julie, et on demeura longtemps encore sans deviner par où se montrerait le revers de la médaille.

II.

La marquise du Deffand était victime, comme on le sait, d’un fléau cruel. L’ennui ne lui donnait pas de trêve, elle en convenait de bonne foi et en parle si souvent dans ses lettres, que, malgré tout son esprit, elle communique ce mal contagieux à ses lecteurs. Une autre infirmité vint se joindre à la première : sa vue s’affaiblissait de jour en jour ; elle fut bientôt tout-à-fait aveugle ; elle ne pouvait être seule sous peine d’avoir des attaques de nerfs, et, comme il n’y avait plus pour elle de changement du jour à la nuit, elle ne se mettait au lit que le matin, et passait le temps à écouter des lectures de Mlle de Lespinasse. Julie s’était vouée entièrement à l’amitié ; elle ne quittait pas la marquise, se couchait aussi au point du jour, et ne voyait que les habitués de la maison. Il semble difficile de croire qu’à son âge et telle qu’elle s’est dépeinte elle-même, nulle passion n’ait eu d’accès dans son cœur ; mais il n’en existe aucun indice, et peut-être les feux qui éclatèrent si fort dans la suite n’eurent-ils cette violence incroyable que pour avoir été long-temps étouffés. Vraisemblablement, l’amour qu’elle eut pour d’Alembert a été son premier penchant.

Le grand géomètre était plus aimable et mieux fait pour la compagnie des femmes que bien des gens ne pourraient l’imaginer. Occupé tout le jour à la recherche de quelque problème, il quittait la science avec la gaieté d’un écolier qui sort de sa classe. Plus l’occupation du matin était abstraite et sérieuse, plus il montrait le soir de bonne humeur, de folie et de goût pour les enfantillages. Du reste il ignorait les petits usages de ce qu’on appelle le monde, n’allait volontiers que chez des amis intimes où sa franchise imperturbable et ses inattentions ne choquaient personne. Marmontel dit dans ses mémoires que, de toute la société de Mme Geoffrin, d’Alembert était l’homme le plus gai et le plus animé ; qu’il y avait un attrait particulier à voir cet esprit si solide et si profond faire oublier en lui, par son enjouement, le philosophe et le savant. Quant aux belles qualités de son caractère et à la sensibilité de son cœur, on aura le loisir de les apprécier tout à l’heure.

D’Alembert venait régulièrement chez Mme du Deffand. Il avait alors trente-huit ans. Le président Hénault et M. de Formont étaient, avec lui, le fond de cette société qui devint bientôt plus nombreuse. La franchise du géomètre fit naître le premier nuage qui troubla l’affection de la marquise pour sa demoiselle de compagnie, dont le philosophe vantait les charmes et l’esprit.

Mme du Deffand était jalouse ; elle ne passait déjà qu’avec peine à d’Alembert son amitié pour Mme Geoffrin. Plus d’une fois elle lui reprocha, en plaisantant, de venir autant pour Julie que pour elle, et le géomètre, qui n’y voyait pas malice, disait en riant que c’était la vérité. Au lieu d’employer à son profit la jeunesse et les graces de son amie, la vieille marquise cherchait à écarter Mlle de Lespinasse à l’heure des visites, et ne la montrait que le moins qu’elle pouvait. Lorsque les amis réclamaient contre cette exclusion, c’était toujours d’Alembert qui attachait le grelot.

Un matin le bruit se répandit que d’Alembert était appelé par le roi de Prusse à la direction de l’Académie de Berlin. Ce fut M. Turgot qui l’apprit à Mme du Deffand. Frédéric prenait le meilleur moyen pour éviter un refus ; il offrait des appointemens considérables, sa table et l’appartement dans le palais de Potsdam. La nouvelle produisit des effets bien différens sur la marquise et sur Mlle de Lespinasse. La première songea plus au tort que d’Alembert avait eu de lui cacher ce coup de fortune qu’au chagrin de perdre son ami ; l’autre, au contraire, se mit à fondre en larmes, tout en répétant que c’était fort heureux et qu’elle se réjouissait de ce grand évènement. On envoya aussitôt un laquais avec une lettre chez le philosophe. D’Alembert habitait, dans la rue Michel-le-Comte, un petit logis fort sombre, chez la vitrière qui l’avait nourri. On le trouva, le crayon blanc à la main, dessinant des courbes sur un tableau, et absorbé comme Archimède.

— Mon ami, dit-il au domestique, répondez à ces dames que je ne suis point encore parti, qu’elles me verront ce soir comme d’habitude et les jours suivans de même, tant qu’il plaira au ciel de me laisser mes jambes.

On attendit le soir avec bien de l’impatience ; d’Alembert arriva enfin, avec son air d’écolier en vacances.

— Eh bien ! s’écrièrent tous ses amis à la fois, vous n’irez donc pas en Prusse ?

— Non, assurément, répondit-il.

— Mais cette fortune qu’on vous propose ? ces honneurs, cette libéralité magnifique ?

— J’en suis fort touché ; cependant je préfère mes travaux, ma vieille vitrière et mes amis.

— Et quelle raison donner au grand Frédéric ?

— La raison que je me donne à moi-même : que j’aime mieux être pauvre dans mon pays que riche à la cour de Berlin ; que j’ai promis a Diderot de l’aider à faire l’Encyclopédie, et que je tiens à ma parole.

Le géomètre tira de sa poche la lettre du roi ; elle était pressante, et dictée par une estime et une amitié comme peu de souverains en ont pour les philosophes. Il montra ensuite la copie de sa réponse, qui était pleine de simplicité, de sens et de véritable grandeur. Nous en donnerons ici quelques phrases, où l’on reconnaîtra une élévation de sentimens qui honore l’humanité :

« Ma fortune, disait-il, est au-dessous du médiocre. 1,700 livres de rente font tout mon revenu ; oublié du gouvernement, comme tant d’autres le sont de la Providence…, je n’ai aucune part aux récompenses qui pleuvent sur les gens de lettres avec plus de profusion que de lumières. Malgré tout cela supérieur à la mauvaise fortune, les épreuves m’ont endurci à l’indigence, et ne m’ont laissé de sensibilité que pour ceux qui me ressemblent. Je me suis accoutumé sans efforts à me contenter du plus étroit nécessaire, et je serais même en état de partager encore mon peu de fortune avec d’honnêtes gens plus pauvres que moi. La vie retirée et obscure que je mène est conforme à mon caractère… Le régime et la retraite m’ont procuré la santé la plus parfaite, c’est-à-dire le premier bien du philosophe. Enfin, j’ai le bonheur de jouir d’un petit nombre d’amis dont le commerce et la confiance font la consolation et le charme de ma vie, et à qui mon départ percerait le cœur…[2]. »

Quand il eut achevé sa lecture, d’Alembert s’aperçut avec étonnement que ses amis étaient émus, que le plaisir et l’admiration leur ôtaient la voix et qu’ils demeuraient en silence. La marquise lui tendit la main. Le président Hénault le pressa dans ses bras.

— Et vous, mademoiselle, dit le philosophe à Julie, est-ce que vous ne m’embrasserez pas aussi pendant que nous voilà en train ?

Mlle de Lespinasse lui sauta au cou, et l’embrassa de tout son cœur.

— À présent, s’écria d’Alembert, n’y pensons plus et amusons-nous.

En retournant le soir chez sa vitrière, le grand géomètre s’avouait tout bas qu’un nouveau motif plus puissant que les autres le fixait à Paris, et que le baiser de Mlle de Lespinasse avait troublé cette sagesse si inébranlable. De son côté, Julie sentit l’amour s’emparer d’elle avec une impétuosité qu’elle eût en vain essayé de combattre.

Le désintéressement de d’Alembert eut bientôt une occasion plus belle encore de se montrer. L’impératrice Catherine lui fit l’offre énorme de cent mille livres de rente, s’il voulait se charger de l’éducation du grand-duc de Russie. Le refus du philosophe fut aussi respectueux et aussi net cette fois que la première ; d’Alembert resta dans son Encyclopédie et son modeste logis de la rue Michel-le-Comte. Cette affaire eut un grand retentissement à Paris. La générosité des souverains du Nord fit tort à l’animosité puérile du ministère français, qui se laissa prier pendant trois mois par l’Académie des Sciences pour accorder à d’Alembert la pension de 1,200 livres à laquelle il avait droit en succédant au mathématicien Clairault. On en parla plus en public que chez Mme du Deffand, car les éloges embarrassaient d’Alembert, et ses amis les épargnaient à sa modestie comme un supplice ; mais les yeux de Julie disaient assez quelle récompense et quelle couronne elle lui décernait au fond de son cœur.

La marquise du Deffand, après avoir passé la nuit à écouter des lectures, dormait habituellement jusqu’à six heures du soir. Mlle de Lespinasse se levait à cinq heures. Un jour que d’Alembert et le président Hénault arrivèrent avant que la marquise fût habillée, on les conduisit à la chambre de Julie. Ils donnèrent le mot aux autres amis, et bientôt tout le monde vint à cinq heures, afin de causer librement avec Mlle de Lespinasse. Ces conversations à la dérobée avaient l’attrait piquant du fruit défendu ; aussi le secret en était-il bien gardé. Cependant, comme il est de rigueur qu’une demoiselle de compagnie ait pour ennemis les domestiques, Devreux, la femme de chambre, dénonça Julie à la marquise. Celle-ci jeta feux et flammes et cria partout à la trahison. Depuis ce jour, les relations de Julie et de Mme du Deffand ne furent plus qu’une succession de reproches et d’aigreurs. Le géomètre, qui était le témoin ordinaire des boutades de la marquise, dit un soir à l’oreille de Mlle de Lespinasse que, si elle voulait rompre cet esclavage, il lui offrirait tous les secours en sa puissance.

— Je vois trop bien ; ajouta d’Alembert, que les bienfaiteurs deviennent les plus cruels des tyrans ; aussi je ne veux pas me donner ce titre pompeux. J’ai chez moi dans un tiroir 2,000 livres dont je ne sais que faire et qu’un de ces matins quelque écrivain sans talent m’empruntera. Souffrez que je vous les prête pour sortir d’ici honorablement.

— Ah ! monsieur d’Alembert, répondit Julie en rougissant, ce n’est pas avec un homme comme vous qu’il faut avoir de la fausse honte. Vous avez assez prouvé combien vous méprisez l’argent. Je le hais aussi, et la pauvreté n’est pas un grand mal pour moi ; cependant je n’ose accepter de vous un service dont la fortune ne me permettra peut-être jamais de m’acquitter.

— Par ma foi ! dit le philosophe, je mettrais bien mon amour à vos pieds avec l’offre de mon appui ; mais je comprends que vous songez au mariage…

— Au mariage ! s’écria Julie ; jamais, monsieur ! L’idée d’une chaîne éternelle, fût-elle d’or, révolte mon ame. Ne voyez-vous pas que j’en suis réduite aujourd’hui à briser celle de la reconnaissance ?

— Hélas ! reprit d’Alembert, je suis donc au désespoir que vous ne m’aimiez pas, car moi je vous aime, et nos idées et nos goûts seraient bien d’accord.

Julie, arrêtée par la naïveté du philosophe, attendit une occasion où il eût plus de sagacité. Sur ces entrefaites, d’Alembert tomba malade d’une fièvre maligne qui faillit l’emporter. Le médecin Bouvart déclara que le logement chez la vitrière était la cause du mal. M. Watelet offrit un appartement plus sain dans son hôtel de la rue du Temple. On y transporta d’Alembert. De là il écrivit à Mlle de Lespinasse une lettre où il disait qu’il se mourait de l’ennui de ne pas la voir encore plus que de la fièvre. Julie n’y résista pas. Elle quitta brusquement la marquise et courut s’établir au chevet du malade. D’Alembert revint à la vie grace aux soins qu’elle lui donna, et depuis ce moment ils ne se quittèrent plus.

Les lois du monde sont variables et capricieuses. On accable les uns et on passe tout aux autres. D’Alembert et Mlle de Lespinasse furent privilégiés. Il se fit à leur égard une espèce de justice que nous trouvons belle et louable. Le philosophe avait déployé de si grandes vertus, qu’on lui pardonna d’accorder une faible part aux passions et à la nature. On poussa l’indulgence jusqu’à dire et écrire que la liaison de ces amans était fondée sur le sentiment de l’amitié, quoiqu’on sût très bien qu’ils vivaient comme mari et femme. Les persécutions de Mme du Deffand ne changèrent l’opinion de personne et tournèrent à sa honte. Les idées et les sentimens de Mlle de Lespinasse avaient pris leur vol dans une sphère élevée où ces tracasseries ne pouvaient plus l’atteindre, et son calme imposa au public.

— Laissez dire, répondait-elle aux avertissemens de ses amis ; tout s’oubliera, tout ira bien. La haine n’est pas éternelle, puisqu’on assure que l’amour ne l’est pas.

Julie sut prouver qu’elle disait vrai et que son cœur pouvait changer ; cependant on la crut fixée pour la vie, et on trouvait cette union parfaitement assortie. Son esprit la rendit bien vite célèbre. On se donnait rendez-vous chez elle de tous les coins de l’Europe, et il lui venait quelquefois jusqu’à cent visites dans une journée. Sa conversation était pleine d’imprévu et d’originalité, d’aperçus qui s’élevaient parfois jusqu’au génie. Son jugement était exquis à l’ordinaire ; mais elle s’engouait aisément, comme toutes les femmes, et voyait des talens, des vertus et des beautés où il n’y avait que des qualités médiocres ; travers inévitable dans les imaginations exaltées. Sans être jolie, Mlle de Lespinasse charmait tout ce qui l’approchait par un naturel devant lequel la coquetterie paraissait un ridicule. Les femmes la craignaient à cause de l’écrasante supériorité de son intelligence ; aussi n’eut-elle pour amie que Mme Geoffrin, qui n’était pas jalouse. Julie fut la seule femme admise aux fameux soupers littéraires de cette généreuse dame, qui dépensa cent mille écus pour le succès de l’Encyclopédie. On parla tant de Mlle de Lespinasse à la cour même, que le roi se fit conter son histoire, et lui donna une pension de 1,500 livres. Avec une fortune aussi modique, elle n’avait pas un grand état de maison ; ceux qui la recherchaient n’étaient donc attirés ni par la bonne chère ni par le luxe.

D’Alembert répandait de la gaieté dans le salon de son amie. Son bonheur dura près de dix ans sans interruption ; mais, une fois qu’il fut troublé, ce fut d’une manière funeste pour tous deux. Des orages terribles succédèrent, et le calme ne revint jamais. Mlle de Lespinasse vécut toujours de même en apparence : pourtant il y a tel être qui ne bouge du coin de son feu et dont l’existence est plus tourmentée que celle d’un personnage de tragédie. Ce ne sont pas les destinées qui sont vulgaires, ce sont les hommes. Chacun porte en soi sa fatalité, et si vous retranchez de la vie d’une personne la part qu’y ont eue son jugement, ses vertus et ses défauts, ce qui restera au hasard ne sera pas considérable. C’est à son esprit que Mlle de Lespinasse a dû son rang dans le monde ; on verra bientôt qu’elle dut aux passions ses plaisirs, ses souffrances et les secousses violentes qui l’ont tuée encore jeune.

III.

Un jour, en revenant de l’Académie, où il avait eu du succès en lisant un de ces éloges qui étaient alors en vogue, d’Alembert amena chez sa maîtresse le marquis de Mora, fils de M. de Fuentes, ambassadeur d’Espagne. Tout ce qu’on sait sur M. de Mora, c’est qu’il était très beau, qu’il avait l’air noble et beaucoup de sensibilité. Sa fortune était immense, et il la dépensait avec magnificence et générosité ; quelques galanteries l’avaient mis à la mode sans augmenter sa vanité. M. de Mora passa une heure auprès de Mlle de Lespinasse, à causer de littérature et de musique, et dès cette première entrevue il plut tellement, qu’il remarqua l’effet qu’il venait de produire ; il se sentit lui-même blessé au cœur. Le lendemain, les aveux furent échangés. Le troisième jour, Mlle de Lespinasse fut infidèle à d’Alembert. Ce brusque évènement ne causa ni effroi ni surprise dans l’ame de Julie, tant la passion était ardente et l’entraînement irrésistible. Elle entra un matin dans le cabinet de travail de d’Alembert, et lui conta sans détours ce qui arrivait.

— Vous avez le droit, ajouta Julie, de m’adresser des reproches je les écouterai avec patience ; mais l’amour ne me laisse pas le loisir de m’accuser moi-même. Je n’ai plus qu’un sentiment, qu’une pensée : être à M. de Mora. Tout ce que mon cœur peut faire encore, c’est de conserver pour vous une amitié à laquelle je ne pourrai pas donner beaucoup, à moins que je ne continue à demeurer ici. Réfléchissez et décidez. Voulez-vous que je reste auprès de vous, ou bien faut-il que je vous quitte ?

L’infortuné d’Alembert faillit s’évanouir à ce coup de foudre ; mais il appela aussitôt à son aide sa force d’ame et les secours de la philosophie ; les larmes s’arrêtèrent au bord de ses paupières.

— Puisque l’amour est plus fort que vous, dit-il, je me résigne sans hésiter ; soyez à M. de Mora. Je vous supplie pourtant de rester auprès de moi ; faites que votre amitié me soit douce et me console du mal que me causent vos passions. Votre compagnie m’est devenue si nécessaire, que je mourrais bientôt de tristesse et d’ennui si vous m’abandonniez. Vivons ensemble amicalement, et donnez-moi de votre cœur la part que vous pourrez.

Les relations de d’Alembert et de Mlle de Lespinasse furent changées sans qu’il y parût aux yeux du public, qu’il était inutile de mettre dans la confidence.

— La géométrie est ma femme, écrivait d’Alembert, et je n’ai plus qu’à me remettre dans ce triste ménage.

Les amours avec le jeune marquis allèrent si grand train, que le monde les devina. Les visiteurs n’en continuèrent pas moins à venir, car on est indulgent pour les personnes qui plaisent et amusent. Si l’ennui eût habité le salon de Julie, on lui eût jeté la pierre, et sa conduite eût fourni matière à cent calomnies, tandis qu’on ne parla guère de sa nouvelle liaison.

M. de Mora était amoureux à en perdre la tête ; il ne quittait pas sa maîtresse, ou, lorsqu’il s’éloignait, des messagers allaient et venaient sans cesse de l’hôtel d’Espagne à la maison de Mlle de Lespinasse, portant des billets et rapportant des réponses. Dans un voyage que le marquis fit à Fontainebleau en 1771, il envoya vingt-deux lettres pendant une absence de dix jours, les unes par la poste et les autres par des courriers.

Cependant le duc de Fuentes s’effraya des progrès que l’amour faisait dans le cœur de son fils. Ce n’était pas une de ces intrigues galantes qui ne tirent point à conséquence et n’arrêtent pas l’ambition ni l’avenir d’un jeune homme. Pour M. de Mora, il n’existait d’autre univers que sa maîtresse. Il avait à peine vingt-cinq ans, elle en avait plus de trente-cinq, et pourtant on craignait qu’il ne voulût l’épouser. L’ambassadeur fit part au roi son maître de ses inquiétudes. Un ordre de rappel arriva de Madrid. Il n’y eut jamais de désespoir pareil à celui de nos amans à cette nouvelle ; mais il fallut bien se séparer. M. de Mora partit avec le dessein d’obtenir du roi la permission de revenir bientôt à Paris. On s’écrivit tous les jours pendant dix-huit mois de suite. Julie tomba dans une mélancolie profonde, et le chagrin menaçait de l’emporter, car elle était de ces femmes qui ne cherchent pas à résister à la ruine de leur corps, lorsque c’est l’ame qui les tue. Son humeur se ressentit un peu de son chagrin. Elle était encore aimable pour les visiteurs qui lui apportaient des distractions ; mais d’Alembert eut souvent à souffrir de ses accès d’amertume et d’impatience. « Le malheureux ! dit Marmontel dans ses mémoires, tels étaient pour Mlle de Lespinasse son dévouement et son obéissance, qu’en l’absence de M. de Mora c’était lui qui, dès le matin, allait quérir ses lettres à la poste, afin qu’elle les eût à son réveil ! »

Sans doute les lettres que Julie écrivait à son amant versaient dans le cœur du jeune Mora des poisons aussi violens que ceux dont elle s’abreuvait, car le marquis ne tarda pas à tomber malade de langueur ; sa poitrine fut attaquée. Le célèbre Lorry, qui lui avait donné des soins pendant son séjour en France, fut consulté par M. de Fuentes. Lorry était l’ami intime de d’Alembert, et ce fut encore à la prière du pauvre philosophe que ce médecin ordonna au malade le séjour de Paris. On apprit enfin que M. de Mora reviendrait bientôt, et comme l’humeur de Julie reprit sa douceur accoutumée, d’Alembert s’en réjouissait avec elle ; mais de nouveaux obstacles vinrent retarder le bonheur de nos amans. Le jeune marquis fit une maladie aiguë qui rendit le voyage impossible. Tant de secousses diverses brisèrent l’ame de Julie au point qu’on craignit aussi pour elle. D’Alembert mettait tout en œuvre pour l’amuser et la distraire. C’est dans ce but qu’il lui proposa un jour de la mener à un dîner littéraire qui se faisait au Moulin-Joli, près des barrières de Paris ; elle s’y laissa conduire, et cette partie de campagne est un des plus étranges et des plus remarquables incidens à consigner dans les annales de l’infidélité.

On était alors au mois de septembre de l’année 1772. Parmi les convives figurait le comte de Guibert, jeune homme vain, ambitieux, avide de toute espèce de célébrité ; il venait d’occuper le public par son Essai sur la tactique militaire, dont le gouvernement avait ordonné la suppression. Guibert était colonel du régiment de Corse, et comme il ne visait à rien moins qu’à être à la fois un César et un Corneille, il avait fait une tragédie du Connétable de Bourbon, où l’on trouvait quelques scènes hardies en vers très incorrects. Mlle de Lespinasse connaissait cet ouvrage et s’en était déjà engouée. La conversation et la personne de l’auteur lui plurent à la première vue. Elle fit du jeune officier un homme de génie, un héros persécuté. Guibert était à la veille de fuir en Allemagne, dans la crainte d’une lettre de cachet. Ses discours tendaient encore à exagérer les dangers de sa position ; c’était un prestige dont il sentait les avantages aux yeux des femmes. Il montra une gaieté que l’attente d’un emprisonnement rendait plus originale. En un mot, il tourna la cervelle à Mlle de Lespinasse en quelques heures. Il est à remarquer que, selon toute apparence, Julie n’eût pas cédé au charme sans résistance, si elle n’eût eu l’imagination déjà montée par un autre objet. C’est une chose horrible et honteuse, mais incontestable, que quand nos passions atteignent un certain degré de puissance, il faut à tout prix qu’elles trouvent à s’assouvir. Alors malheur aux absens ! Celui qui demeure loin d’une maîtresse aussi exaltée que l’était Mlle de Lespinasse doit s’attendre à la retrouver infidèle. Peut-être Guibert lui-même n’eut-il l’envie de faire cette conquête qu’en sentant dans cette ame les flammes qui débordaient et répandaient l’incendie à l’entour d’elle. Il se persuada qu’il était amoureux, Julie se figura que c’était lui et non l’autre qu’elle aimait avec tant d’ardeur. Ce changement dans ses sentimens fut l’affaire d’une seconde, sa défaite fut l’affaire d’une soirée ; mais le lendemain devait être cruel.

Mlle de Lespinasse comprit toute l’horreur de sa conduite ; la confusion qui existait dans son cœur entre ces deux amours lui inspira une haine d’elle-même et des remords amers. Elle ne voulait plus revoir Guibert, et lui ferma sa porte pendant quelques jours ; mais, poussée au point où elle était, sa passion ressemblait prodigieusement à de la folie. Mora ne revenait pas, tandis que Guibert était présent, qu’il se plaignait, qu’il se disait malheureux et injustement repoussé. Il finit par obtenir de revoir Julie. Elle faiblit de nouveau devant lui, et cette rechute porta le désordre, dans ce cœur déjà si troublé, jusqu’à un état qui participait de l’ivresse et du désespoir. L’ancien amour était pourtant plus fort que le nouveau, puisque chaque lettre qui arrivait d’Espagne le réveillait au point de faire souhaiter une rupture avec Guibert. Celui-ci reprenait bientôt le dessus, et ce fut au milieu d’angoisses terribles, de combats et d’efforts impuissans, que Mlle de Lespinasse s’accoutuma insensiblement à nourrir deux passions à la fois, ou plutôt à donner deux objets différens en pâture au besoin de passion qui la dévorait. Sa conduite et son langage dans cette circonstance affreuse furent aussi pleins de loyauté qu’il était possible, du moins à l’égard de Guibert. Elle lui avoua dès le premier jour qu’elle aimait éperdûment M. de Mora. Elle lui déclara son intention de revenir au seul amour qu’elle voulût conserver, et de livrer à l’autre une guerre obstinée. Si elle n’eut pas la même loyauté envers M. de Mora, c’est qu’elle espérait réparer ses torts en lui consacrant le reste de sa vie. D’ailleurs ce n’est jamais avec celui qu’on trahit qu’on tâche d’agir noblement ; celui-là ignore, et cela suffit ; c’est aux yeux de celui qui vous aide à trahir qu’on voudrait se relever.

— Quel homme êtes-vous donc, écrivait Julie à M. de Guibert, pour m’avoir un instant détournée de la plus charmante et de la plus parfaite de toutes les créatures ? Si vous le connaissiez, et vous le connaîtrez un jour, vous auriez peine à comprendre mon crime.

Guibert partit enfin pour l’Allemagne. C’était une occasion favorable pour triompher d’un amour que Julie abhorrait ; mais le pli était pris, et plus elle s’efforçait de rompre ses filets, plus elle s’y embarrassait. Dans ses premières lettres à Guibert, elle lui dit qu’il ne doit plus songer qu’à une amitié tendre et qu’elle retourne à M. de Mora, et puis elle n’a pas plus tôt écrit cela qu’elle se rétracte.

Là-dessus M. de Mora, s’étant rétabli, parle de son prochain retour. Mlle de Lespinasse s’en réjouit ; elle compte sur lui pour la tirer de l’abîme où elle est plongée. Elle veut tout dire, obtenir son pardon ou mourir. Elle craint seulement que cette nouvelle n’achève de détruire la santé chancelante du jeune marquis. Elle songe aux ménagemens à employer et se flatte de réussir. Les malheureux, dit-elle, ont la main légère ; ils craignent de blesser et sont avertis sans cesse par leur propre douleur. Elle ne cesse pas néanmoins d’écrire à Guibert, et s’inquiète lorsque le courrier de Berlin n’apporte pas de lettres. Au milieu de ces agitations, Mlle de Lespinasse reconnaît que l’amour de Guibert n’est que passager, qu’il se fait illusion s’il ne la trompe pas elle-même. Tout l’invite donc à une rupture, et elle n’en a pas la force ! Mora va bientôt arriver, il est en chemin, il a passé déjà les Pyrénées ; il écrit de chaque ville où il s’arrête, et Julie, de son côté, écrit lettre sur lettre à M. de Guibert. Elle l’entretient, il est vrai, du retour de son amant, mais il lui échappe encore mille protestations de tendresse. Il n’y aura peut-être jamais d’autre exemple d’un pareil délire.

Il est rare, quand il se trouve dans la vie de ces situations compliquées, qu’elles n’attirent pas la colère du ciel. La punition de Julie devait être aussi complète et aussi accablante que possible. M. de Mora fut arrêté à Bordeaux par une hémorragie des poumons qui le mit à la mort. Il conservait encore de l’espoir, comme il arrive dans les maladies de la poitrine, et il écrivait, au moment de rendre l’ame, ces mots, qui sont tout ce qu’on a retrouvé de lui : « Je vous ai donné bien des peines, mais j’ai encore en moi de quoi vous payer de tout le mal que je vous ai fait. »

Julie transcrivit cette phrase dans une de ses lettres à Guibert, où elle lui parle avec éloquence et enthousiasme des vertus de M. de Mora. Deux jours après elle n’a plus à lui annoncer que la mort de l’homme qu’elle a trahi. Elle le fait en des termes déchirans, où on entend à la fois les cris de la douleur, les reproches et le remords.

Depuis ce moment, le repos de Mlle de Lespinasse fut détruit pour toujours. Le plus grand de tous les châtimens lui fut infligé, l’amour malheureux. Aussi verra-t-on bientôt sa passion prendre ces caractères effrayans qui ressemblent à l’agonie d’une ame blessée mortellement.

IV.

Mlle de Lespinasse parlait trop souvent et avec trop d’admiration des vertus de M. de Mora pour que ce sujet fût agréable à M. de Guibert, qui n’était rien moins que vertueux. De la part de ce jeune homme, cette liaison n’avait été qu’un caprice d’imagination, et l’accroissement prodigieux que prenait l’amour de Julie commençait à le fatiguer. Il essaya d’amener doucement une rupture à l’amiable : on ne voulut pas le comprendre. Lorsqu’il revint de son voyage, Guibert ne fut pas aussi assidu qu’on l’espérait. On lui reprocha sa froideur. Il déclara qu’il était amoureux d’une autre femme. Rien ne put arrêter la malheureuse Julie ; elle ne chercha pas même à résister à la pente qui l’entraînait, et se jeta les yeux fermés dans l’abîme. Sa vie se passait en vains efforts pour provoquer des retours passagers qui devenaient chaque jour plus impossibles. Lorsque Guibert demeurait trop long-temps sans venir chez elle, l’art infini et la tendresse extrême qu’elle employait pour le toucher finissaient par lui arracher la promesse d’une visite. Guibert répondait qu’il irait un moment en passant, et ce mot la révoltait.

— Ne venez pas, s’écriait-elle ; épargnez-moi votre commisération. Elle flétrit et abat jusqu’à la mort ceux qui en sont l’objet.

Mais le lendemain l’amour est plus fort que l’orgueil. Julie se rattache à la pitié, la réclame à grands cris, et si M. de Guibert laisse échapper quelques paroles qui ressemblent à de l’intérêt et à de l’amitié, on lui demande autre chose, on espère déjà le mener plus loin, et que la tendresse va se réveiller. C’est ainsi que Mlle de Lespinasse devenait, à force de soins, de génie et de passion, la plus à plaindre mais aussi la plus insupportable des femmes.

Il faut dire cependant que Guibert avait des torts graves à se reprocher. Les lettres de Julie étaient si belles, si près du sublime, si variées, quoique le sujet en fût toujours le même, qu’elles étaient devenues pour lui un besoin. S’il eût eu le courage, ou pour mieux dire, la bonté de les renvoyer sans les ouvrir, c’eût été bien vite fini ; mais ces lettres provoquaient des émotions agréables et flatteuses pour son amour-propre. Il répondait à celles qui contenaient des louanges ou des encouragemens, et pour ce faible plaisir, il assassinait à petits coups l’ame la plus sensible qui fût sous le ciel. Par momens aussi Guibert était jaloux de l’admiration que Mlle de Lespinasse témoignait pour les gens de mérite. Il eût désiré qu’elle n’aimât et n’appréciât que son médiocre talent, afin de se persuader à lui-même qu’il était au-dessus des autres hommes. On l’accablait de flatteries, et il en demandait encore par des détours ingénieux qui prenaient l’accent de l’amour. Il dénigrait tout ce qu’elle osait louer afin de lui faire entendre que l’enthousiasme lui appartenait exclusivement ; mais il ne pouvait mener où il voulait cette imagination impressionnable. L’Orphée de Gluck, les vers de Roucher l’enlevaient durant quelques heures à son engouement pour Guibert, et celui-ci ne pardonnait pas ces écarts. Le souvenir de M. de Mora, qui revenait éternellement avec les épithètes les plus belles et les plus tendres, était importun par-dessus tout.

Un jour que M. Roucher vint lire chez Mlle de Lespinasse un chant du poème des Mois, Julie pleura plusieurs fois en l’écoutant, et le soir à minuit elle écrivit à M. de Guibert :

« Mon Dieu ! il faut chérir et adorer le talent qui semble vous donner une existence nouvelle. Oh ! non, je ne suis pas assez grande, assez forte, pour louer ce don du ciel ; mais il me reste assez de sensibilité et de passion pour en jouir avec transport… Mon ami, M. Roucher a aimé, et c’est l’amour qui l’a rendu sublime. Mais mon cœur se brise lorsque je viens à penser que cet homme rare connaît la misère, qu’il en souffre pour lui et dans ce qu’il aime… Je ne sais si c’est faiblesse, mais je viens de fondre en larmes en sentant l’impuissance où je suis de venir au secours de cet homme. Ah ! si mon sang pouvait se changer en or ! sa femme et lui connaîtraient le bonheur ce soir… Si M. de Mora vivait ! avec quel plaisir, avec quel transport il aurait satisfait mon cœur ! Oui, c’est avec des larmes de sang qu’il faut pleurer un tel ami…[3]. »

On comprendra combien ces expressions durent choquer M. de Guibert, qui était trop dissipé, trop ambitieux, pour donner son bien aux poètes, et qui portait envie à toute espèce de mérite et de talent.

Bientôt Guibert cessa tout-à-fait de voir Mlle de Lespinasse, sans vouloir renoncer aux lettres, qui l’amusaient et caressaient sa vanité. Il en rêvait encore la veille et le jour même de son mariage, car il se maria le 1er de mai 1775. Julie parut supporter cet échec avec courage et grandeur d’ame. Elle parlait avec éloges de Mme de Guibert ; mais elle faisait comme ces martyrs qui gardaient un front impassible en recevant le coup mortel.

Mlle de Lespinasse, ne pouvant plus se faire d’illusion, se donna encore le plaisir d’accabler Guibert de services dont il savait bien le prix. M. Turgot, devenu ministre depuis peu, était attaché à Julie. Guibert obtint de lui cent faveurs par l’entremise de son ancienne amie. C’était la seule vengeance qu’elle se permît, et elle la goûtait avec une ivresse douloureuse. Chaque fois qu’elle recevait quelque réponse dure ou froide à l’une de ses lettres, elle répliquait par la nouvelle du succès de ses démarches.

Au milieu de ces agitations intérieures, Julie était plus à la mode, plus citée, plus recherchée que jamais. On encombrait son salon, dont elle faisait les honneurs avec une grace qui semblait annoncer une grande liberté d’esprit. On lui remarquait bien quelquefois de la tristesse, mais on supposait qu’elle pleurait encore M. de Mora. Elle donnait son avis sur tous les ouvrages nouveaux, et son autorité était souveraine dans un cercle très étendu. Lorsqu’il fut un moment question de mettre Grétry dès son début au-dessus de Gluck, Mlle de Lespinasse s’y opposa et déclara que cette musique, en comparaison de celle de Gluck, avait les pâles couleurs. Ce mot est de ceux qu’on répéta souvent.

Cependant sa poitrine s’attaquait, une toux opiniâtre lui enlevait le sommeil, et l’opium dont elle abusait comme remède achevait de ruiner sa constitution. Lorsque Guibert envoyait savoir de ses nouvelles, on répondait : « Cela va pis que jamais, et cependant trop bien encore. » Le désir qu’elle avait d’en finir avec la vie ne se démentit pas un seul instant.

Lorsque Guibert eut la certitude qu’il allait la perdre, il se montra moins cruel. Ce qu’on aime le moins gagne du prix une fois qu’on sait que bientôt on ne l’aura plus. D’Alembert, qui n’avait pas été instruit de la dernière passion de Julie, n’entendait rien à son envie de mourir, et lui reprochait avec une bonté qui ne la touchait guère la peine qu’elle voulait faire à ses amis. C’était une chose horrible pour le pauvre philosophe que le spectacle des accès de la maladie mêlés à ceux d’un désespoir opiniâtre. Un jour il parla si tendrement et avec tant de douceur, que la malheureuse Julie se mit à pleurer ; cependant au lieu de confier ses chagrins et de chercher les consolations que d’Alembert brûlait de lui donner, elle s’irrita de son intérêt, et lui répondit dans un transport de dépit et de fureur :

— Retirez-vous, je veux mourir !

D’Alembert lui-même pleura de tout son cœur.

— Que je suis malheureux, disait-il naïvement, que M. de Guibert ne soit pas ici ! lui seul a de l’empire sur vous et pourrait vous calmer.

Ces mots produisirent un effet magique, et le nom tout puissant de Guibert suffit pour conjurer l’orage. Mlle de Lespinasse sentit qu’il fallait rendre le repos au bon d’Alembert ; elle fit trêve à ses cris, mais elle s’enferma dans sa chambre et n’eut pas l’idée de conter ses souffrances au seul être qui l’aimât véritablement. La cause de cette scène déchirante, qui rendit d’Alembert malade pendant plusieurs jours, est expliquée dans la correspondance de Julie. Mlle de Lespinasse attendait le facteur ! Ajoutons que le facteur arriva, qu’il remit une lettre assez affectueuse, et que la malade en eut vingt-quatre heures de répit.

Ayant ainsi un pied dans la tombe, Mlle de Lespinasse s’épuisait encore en efforts pour servir l’ambition et la vanité de M. de Guibert. Il voulait qu’on représentât sur le théâtre de Versailles sa pièce du Connétable. La protection de M. Turgot lui procura cette faveur. La tragédie fut jouée trois fois et obtint quelque succès ; mais elle eut moins de bonheur devant le public de Paris que devant la cour. Guibert en fut outré, et sa colère fit beaucoup de mal à son amie, qui sentait ses contrariétés plus vivement que lui-même. Il eut encore à supporter un échec moins éclatant que celui de sa tragédie, mais plus humiliant pour un homme qui voulait absolument avoir du génie. L’Académie proposa au concours l’éloge du maréchal de Catinat. Guibert, étant versé dans l’art de la guerre, se croyait certain d’avoir le prix. Ce fut M. de La Harpe qui l’obtint, et, quoi qu’en dise Mlle de Lespinasse dans ses lettres, le morceau de M. de La Harpe était bien supérieur à celui de son amant. Pour comble d’infamie, comme le disait Guibert lui-même, on remarqua son écrit, et on lui donna un brevet de médiocrité en lui accordant une mention honorable, ainsi qu’à un autre jeune homme inconnu. Il eût peut-être accepté l’oubli complet, mais l’affront de l’accessit était une blessure sanglante.

Nous ne parlerions pas de ces intérêts d’amour-propre, si l’infortunée Julie n’eût porté dans ces petites choses une passion telle que ses derniers jours en étaient empoisonnés. Elle rassemblait le reste de ses forces pour prodiguer à celui qui la faisait mourir des consolations si tendres et si exaltées, qu’un homme amoureux les eût préférées mille fois à tous les triomphes du monde. Guibert les recevait froidement comme une dette dont on ne tient pas à être payé. Il poussa même la barbarie jusqu’à rejeter sur une femme qui l’adorait, et dont la sensibilité réclamait des ménagemens extrêmes, le dépit et la mauvaise humeur qu’il n’osait manifester en public.

Un soir Mlle de Lespinasse avait chez elle beaucoup de monde, Turgot, l’archevêque de Toulouse, M. de Malherbes, Piccini, l’abbé Delille, Suard et bien d’autres célébrités. On écoutait un chant de la traduction de l’Énéide. Delille, plus confiant dans le jugement de Julie que dans celui de personne, suivait, à chaque pose, la physionomie de la maîtresse du logis, et remarquait à des signes certains les passages qui frappaient et ceux qui ne produisaient point d’effet. Mlle de Lespinasse, mourante, étendue sur un canapé, était tout entière à la lecture ; son imagination, encore jeune et active, dominait le cœur et le forçait à rester muet, car cette organisation puissante et délicate à la fois était parfaite sous toutes ses faces. Les vers de l’abbé Delille coulaient facilement comme un ruisseau murmurant. Quelques éclairs du génie de Virgile brillaient faiblement à travers le voile toujours épais de la traduction. Mlle de Lespinasse, oubliant sa maladie, ses peines de cœur et sa mort, plus prochaine encore qu’elle ne le croyait, jouissait de la poésie comme elle l’eût fait à vingt ans. Les vers heureux faisaient naître dans ses yeux des flammes qui charmaient le lecteur et l’assemblée. On admirait encore, sur cette figure ravagée par la tristesse, cette beauté qui résiste au temps, la physionomie. Un laquais entra sur la pointe des pieds et remit une lettre. Mlle de Lespinasse reconnaît l’écriture de Guibert. Une lettre de lui ! c’était une grande rareté. Le cachet vole en éclats, l’enveloppe est arrachée précipitamment. Elle lit avec avidité. Tout à coup elle pâlit, se contracte comme une sensitive et tombe évanouie. Guibert, marié à une autre, amant de plusieurs femmes, n’écoutant que son amour-propre chagriné, osait lui reprocher d’être à trop de monde à la fois, et de ne pas partager ses ennuis ! Il osait lui écrire q’elle ne l’aimait pas, à elle que son indifférence assassinait à petits coups depuis deux ans ! Cette dernière atteinte était trop profonde. Mlle de Lespinasse venait d’être blessée au fond de l’ame. Il fallait mourir, et prouver à cet ingrat qu’elle savait du moins sentir son abominable cruauté.

La compagnie effrayée se dispersa et répandit dans Paris le bruit de la fin prochaine de Mlle de Lespinasse. Guibert l’apprit à l’Opéra et rentra chez lui paisiblement après le spectacle ! Quelques minutes avant l’instant suprême, Julie reprit connaissance et demanda où était M. de Guibert.

— Il n’y a ici que moi et le médecin, répondit d’Alembert en lui pressant la main.

— Ah ! s’écria Julie, vous me restez encore. Si je me fusse attachée davantage à vous, l’heure terrible ne sonnerait pas à présent. Pardonnez-moi les chagrins que je vous ai donnés. J’ai été injuste pour vous. Je m’en suis accusée mille fois ; mais je n’ai pas pu vous ouvrir mon ame et vous montrer les plaies profondes qu’elle renfermait.

— Mon amie, répondit d’Alembert, si vous avez eu quelques torts envers moi, vous m’avez sans doute privé d’un grand plaisir en m’ôtant la douceur de vous pardonner, car j’ai plus d’une fois fermé les plaies de votre ame ; tout ce que je regretterai, c’est vous, ce sont nos dix-sept ans d’amitié, je vous regretterai sans cesse injuste et cruelle comme vous étiez dans les derniers temps.

Un accès de toux mêlé de convulsions emporta Mlle de Lespinasse vers deux heures du matin. En rendant le dernier soupir, elle pressa d’Alembert entre ses bras, les yeux inondés de pleurs, et lui dit avec une tendresse qui approchait de la passion :

— Vous êtes le meilleur et le plus généreux des hommes.


Nous n’hésitons pas à déclarer que le lecteur n’aura encore qu’une idée imparfaite de Mlle de Lespinasse s’il ne prend pas connaissance de ses lettres. Le passage suivant nous paraît être celui où elle se peint le mieux elle-même. Il est tiré de la lettre XCIX, qui est admirable d’un bout à l’autre, et prouve assez si nous étions fondés à dire que le cœur de cette femme extraordinaire n’a pas été connu de son entourage :

« Mon ami, je ne suis point raisonnable, et c’est peut-être à force d’être passionnée que j’ai mis toute ma vie tant de raison à tout ce qui est soumis au jugement et à l’opinion des indifférens. Combien j’ai usurpé d’éloges sur ma modération, sur ma noblesse d’ame, sur mon désintéressement, sur les sacrifices prétendus que je faisais à une mémoire respectable et chère, et à la maison d’Albon ! Voilà comme le monde juge, comme il voit ! Eh ! bon Dieu ! sots que vous êtes, je ne mérite pas vos louanges : mon ame n’était pas faite pour les petits intérêts qui vous occupent ; toute entière au bonheur d’aimer et d’être aimée, il ne m’a fallu ni force ni honnêteté pour supporter la pauvreté, et pour dédaigner les avantages de la vanité. J’ai tant joui, j’ai si bien senti le prix de la vie, que, s’il fallait recommencer, je voudrais que ce fût aux mêmes conditions. Aimer et souffrir, le ciel et l’enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà le climat que je voudrais habiter, et non cet état tempéré dans lequel vivent les sots et les automates dont nous sommes environnés. »

Quoique l’histoire de Mlle de Lespinasse soit terminée, on nous pardonnera de dire encore quelques mots sur d’Alembert que M. de La Harpe a calomnié avec autant de pédantisme que d’effronterie. Au bout de six mois, la pauvre Julie était presque oubliée. Le grand géomètre seul la pleurait.

« Jamais, dit Marmontel, je n’aurais cru qu’un génie si fort, si beau par sa raison et sa sagesse, pût habiter le même corps avec un cœur aussi tendre, aussi aimant et aussi constant. Si on eût demandé qui avait l’ame assez stoïque pour supporter un malheur, tout le monde eût pensé que ce devait être d’Alembert. Qu’on juge de mon étonnement lorsque je le vis tout-à-fait inconsolable. »

On lui avait donné un logement au Louvre. Il vint s’y ensevelir ; mais il n’y reprit pas ses travaux et ne s’entretenait avec ses amis que de la solitude où il était tombé.

Pour diminuer son chagrin, Marmontel lui rappelait un jour combien son amie était changée à son égard depuis plus d’un an.

— Oui, répondit d’Alembert, elle était changée ; mais moi, je ne l’étais pas. Elle ne vivait pas pour moi ; mais je vivais toujours pour elle. Ah ! que n’ai-je encore à souffrir de cette amertume qu’elle savait si bien faire oublier ! Souvenez-vous des heureuses soirées que nous passions ensemble. À présent, que me reste-t-il ? Au lieu d’elle, je vais, en rentrant chez moi, retrouver son ombre, qui m’a suivi jusque dans ce logement du Louvre où je n’entre qu’avec effroi comme dans un tombeau.

Le roi de Prusse, qui avait pour d’Alembert une amitié vive, et qui lui écrivait souvent, lui envoya deux lettres de consolation sur la mort de Mlle de Lespinasse. Ces lettres sont belles et dictées par un sentiment très sincère. On y reconnaît l’ami et nullement le souverain. Nous terminerons cette notice par l’extrait suivant de la réponse du philosophe :


« Sire,

« Mon ame et ma plume n’ont pas d’expressions pour témoigner à votre majesté la tendre et profonde reconnaissance dont m’a pénétré la lettre qu’elle a daigné m’écrire… Votre majesté n’a pas besoin de dire qu’elle n’a que trop éprouvé pour son malheur ce qu’on souffre en perdant ce qu’on aimait. On voit bien, sire, que vous avez éprouvé ce cruel malheur à la manière sensible et vraie dont vous savez parler à un cœur affligé, et lui dire ce qui convient le mieux à sa déplorable situation… J’écrivais, il y a quelque temps, à votre majesté que je ne désirais plus rien qu’une pierre sur ma tombe avec ces mots : Le grand Frédéric l’honora de ses bontés et de ses bienfaits. Cette pierre et ces mots sont aujourd’hui, bien plus qu’alors, le seul désir qui me reste. La vie, la gloire, l’étude elle-même, tout est devenu insipide pour moi ; je ne sens que la solitude de mon ame et le vide irréparable que mon malheur y a laissé. Ma tête épuisée par quarante ans de méditations est privée de cette ressource qui a si souvent adouci mes peines. Elle me laisse tout entier à ma mélancolie, et la nature, anéantie en moi, ne m’offre plus un objet d’attachement, ni même un objet d’occupation. Mais, sire, pourquoi vous entretenir si long-temps de mes maux lorsque vous avez à soulager ceux de tant d’autres ? Pourquoi vous faire ce détail douloureux ?… Pourquoi vous parler de moi au milieu des grands intérêts qui vous occupent ? Puisse le ciel, sire, qui vous a fait le plus grand des rois, vous rendre encore le plus heureux des hommes ! Puisse-t-il ajouter à vos jours ce que je voudrais qu’il retranchât aux miens ! Puissé-je enfin, en me traînant bientôt aux genoux de votre majesté, répandre dans son sein mes dernières larmes, et mourir entre ses bras, plein de reconnaissance et de désespoir… etc.[4]. »

Pourrait-on craindre de se tromper dans le jugement qu’on porte sur un homme, lorsque ses actions sont assez belles pour élever votre pensée, lorsque ses sentimens vous donnent cette émotion plus douce que la joie et qui provoque les larmes ? Gens qui ignorez ou qui doutez, lisez les lettres de d’Alembert, et dites si vous croyez que cet excellent homme ait eu un cœur insensible ! Jean Le Rond d’Alembert mourut en 1783, c’est-à-dire, sept ans après Mlle de Lespinasse.


Paul de Musset.
  1. Correspondance de Mme du Deffand.
  2. Correspondance de d’Alembert avec le roi de Prusse.
  3. Correspondance de Mlle de Lespinasse.
  4. Correspondance de d’Alembert, tom. XVIII, année 1776.