Mme de Lafayette

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Mme de Lafayette
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 470-483).


Mme DE LAFAYETTE


Le public français a été surpris et charmé, il y a trois ans, par l’apparition d’une biographie de Mme de Montagu. Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu, était destinée par sa naissance à vivre dans le monde le plus brillant, quand la révolution de 1789 éclata. Son beau-père et son mari partirent pour l’émigration, où elle les suivit. Le tableau de sa vie n’est que l’histoire des longues souffrances qu’elle endura avec un admirable courage. Ce touchant récit vient de recevoir un complément plus intéressant encore ; c’est une vie de Mme de Lafayette, sœur de Mme de Montagu, précédée d’une notice sur leur mère, la duchesse d’Ayen. Pour comble d’intérêt, Mme de Lafayette a écrit elle-même la notice sur sa mère, et sa propre histoire a été racontée par sa fille, Mme de Lasteyrie. Jamais famille ne fut aussi féconde en femmes héroïques, saintement dévouées à leurs devoirs, éprouvées par les plus terribles malheurs. L’illustration du rang et l’éclat de la gloire viennent rehausser ces souvenirs ; mais quand même il ne s’agirait pas de si grands noms, tant de grâces et de vertus suffiraient pour inspirer l’étonnement, le respect et l’admiration.

La notice sur la duchesse d’Ayen est aujourd’hui publiée pour la première fois ; mais elle avait été déjà imprimée à un très petit nombre d’exemplaires par la duchesse de Luynes, qui avait une imprimerie à son usage au château de Dampierre. Petite-fille du chancelier d’Aguesseau, Mme d’Ayen avait été élevée sous les yeux de son grand-père, dont on a conservé quelques lettres adressées à sa chère Henriette. C’était déjà une femme exemplaire que la femme du chancelier, elle qui disait à son mari menacé par Louis XIV d’une disgrâce absolue : « Oubliez femme et enfans, ne songez qu’au devoir et à l’honneur. » Le chancelier lui-même, malgré quelques faiblesses politiques qui s’expliquent par les idées du temps, a été le plus grand magistrat de l’ancienne monarchie, grand à la fois par l’esprit et par le cœur. Saint-Simon, qui n’aimait et n’admirait personne, a dit de lui : « Beaucoup d’esprit, d’application, de pénétration, de savoir en tout genre, de gravité, de piété, d’équité, d’innocence de mœurs, faisaient le fonds du caractère de M. d’Aguesseau. » Fils d’un intendant de province, il s’était élevé si haut dans l’estime publique que sa famille paraissait au niveau des plus grandes alliances. Sa petite-fille avait épousé en 1755 le fils aîné du maréchal de Noailles, qui portait, suivant l’usage, le titre de duc d’Ayen, et qui, devenu duc de Noailles après la mort de son père, est mort pair de France en 1824.

La vie de la duchesse d’Ayen a été longtemps bien peu remplie d’événemens ; la naissance de ses cinq filles, leur éducation, leur première communion, leur mariage, la naissance de ses petits-enfans, la maladie et la mort de ses proches, voilà tout. Elle aimait peu le monde et n’était pas très heureuse comme épouse. « Mon père, dit avec délicatesse Mme de Lafayette, dont l’attachement se montrait dans toutes les occasions où il avait quelque inquiétude pour elle, et dont la juste confiance, fondée sur l’estime mutuelle, était visible toutes les fois qu’il s’agissait entre eux de quelques grands intérêts, surtout des nôtres, vivait cependant peu dans son intérieur. Peut-être ma mère avait-elle dans leur grande jeunesse trop laissé apercevoir à un jeune homme (le duc d’Ayen était plus jeune que sa femme) la supériorité de sa raison ; peut-être avait-elle trop négligé les moyens de plaire ; du moins elle se le reprochait à elle-même. » Sa tendresse ne se reportait qu’avec plus de vivacité sur ses enfans. L’aînée de ses filles épousa le vicomte de Noailles, son cousin, la seconde le marquis de Lafayette, la troisième le vicomte de Thésan, la quatrième le marquis de Montagu, et la dernière le marquis de Grammont. Elle avait eu un fils, mais elle l’avait perdu au berceau. Elle eut en outre la douleur de perdre une fille, Mme de Thésan, qui mourut en 1788. Sa vie était pleine de tristesses, mais elle était aussi pleine de joies par sa piété, sa charité, l’agrément et la solidité de son esprit, l’attachement respectueux que lui portaient ses filles et la vive affection qui les unissait.

Ses dernières années furent troublées par les agitations politiques qui devaient avoir pour elle une si horrible fin. Deux de ses gendres, MM. de Lafayette et de Noailles, avaient embrassé la cause des idées nouvelles. Elle les vit combattre tous les deux pour l’émancipation des Américains, prendre part tous les deux aux actes de l’assemblée constituante. Pendant que Lafayette acceptait le commandement de la garde nationale et proposait la déclaration des droits, le vicomte de Noailles fut le principal promoteur des actes célèbres de la nuit du 4 août. Elle approuva d’abord leurs opinions et leur conduite, mais elle finit par s’en inquiéter et s’en affliger. Elle vit se dérouler tous les événemens de la révolution. Dans la journée du 10 août, elle eut à trembler pour son mari, qui, en sa qualité de capitaine des gardes, était aux Tuileries auprès du roi et qui échappa par miracle à la mort. Elle vit tous les membres de sa famille fugitifs ou emprisonnés, et resta seule à Paris avec sa belle-mère, la vieille maréchale, et sa fille aînée, la vicomtesse de Noailles, qui avait trois jeunes enfans. Elle fut forcée de vendre ses diamans pour vivre. Elle vit le jugement et l’exécution du roi, de la reine, le règne sanglant de la terreur. Elle fut arrêtée avec sa fille et sa belle-mère au mois de mai 1794 et enfermée au Luxembourg, où elle trouva la duchesse d’Orléans, mère du roi Louis-Philippe et petite-fille du comte de Toulouse, qui avait épousé une sœur de l’aïeul du duc d’Ayen. Elle comparut devant le tribunal révolutionnaire cinq jours seulement avant le 9 thermidor.

Cette notice se termine par la plus admirable page qu’ait jamais inspirée la religion. Nous avions déjà lu par fragmens, dans l’Histoire de Mme de Montagu, le récit des derniers momens de la maréchale de Noailles, de la duchesse d’Ayen et de la vicomtesse de Noailles, exécutées toutes trois le même jour. Cette fois nous avons le récit tout entier, et il mérite bien qu’on n’en perde rien. Il a été écrit par un prêtre de l’Oratoire, l’abbé Carrichon, confesseur de la duchesse d’Ayen et de sa fille. Un jour qu’il exhortait ses pénitentes à se préparer à la mort, il leur dit : « Si vous allez à la guillotine, et que Dieu m’en donne la force, je vous y accompagnerai. » Elles le prirent au mot et s’écrièrent avec vivacité : « Nous le promettez-vous ? — Oui, répondit-il, et pour que vous me reconnaissiez j’aurai un habit bleu et une veste rouge. » Le jour où les trois victimes montèrent dans la fatale charrette, l’abbé Carrichon, déguisé comme il l’avait promis, menacé lui-même d’une mort certaine, s’il était découvert, se mêla dans la foule et les suivit à pied jusqu’à l’échafaud ; il eut peine d’abord à s’en faire reconnaître malgré tous ses efforts pour se mettre en vue, mais, un orage ayant éclaté, le peuple se dispersa, et le vertueux prêtre resta seul. « Mme de Noailles m’aperçoit, et, souriant, semble me dire : Ah ! vous voilà enfin ! Ah ! que nous sommes aises ! Nous vous avons bien cherché. Maman, le voilà. Mme d’Ayen renaît. Toutes mes irrésolutions cessent. Je me sens un courage extraordinaire. Trempé de sueur et de pluie, je continue à marcher près d’elles. L’orage est au plus haut point, le vent plus impétueux. Les dames de la première charrette en sont fort tourmentées, surtout la maréchale de Noailles ; son grand bonnet renversé laisse voir quelques cheveux gris ; elle chancelle sur sa misérable planche sans dossier, les mains liées derrière le dos. Nous arrivons à la place du carrefour qui précède le faubourg Saint-Antoine. Je devance, j’examine, et je me dis : C’est ici le meilleur endroit pour leur accorder ce qu’elles désirent tant recevoir. La charrette allait moins vite : je me tourne vers elles, je fais à Mme de Noailles un signe qu’elle comprend parfaitement : Maman, M. Carrichon va nous donner l’absolution. Aussitôt elles baissent la tête avec un air de repentance, de contrition, d’attendrissement, d’espérance, de piété. Je lève la main, et, la tête couverte, je prononce la formule de l’absolution, puis les paroles qui la suivent, très distinctement et avec une attention surnaturelle. Elles s’y unissent mieux que jamais. Je n’oublierai jamais ce ravissant tableau. Dès ce moment ; l’orage s’apaise, la pluie diminue, et semble n’avoir existé que pour le succès si désiré de part et d’autre. Je bénis Dieu ; elles en font autant. » Quel tableau en effet ! le bon prêtre l’appelle ravissant, et un pareil mot, dans un pareil moment, est sublime. Les détails du supplice sont racontés avec la même éloquente simplicité. « La maréchale de Noailles monta sur l’autel du sacrifice. Il fallut échancrer le haut de son habillement pour lui découvrir le cou. J’étais impatient de m’en aller, et pourtant je voulus boire le calice jusqu’à la lie et tenir ma parole, puisque Dieu me donnait la force de me posséder au milieu de tant de frissonnemens. Six dames passèrent ensuite. Mme d’Ayen fut la dixième. Qu’elle me parut contente de mourir avant sa fille ! Montée, le maître bourreau lui arracha son bonnet. Comme il tenait par une épingle qu’il n’avait pas tirée, les cheveux tirés avec force lui causent une douleur qui se peint sur ses traits. La mère disparaît, sa digne et tendre fille la remplace. Quelle émotion en voyant cette jeune dame tout en blanc, paraissant beaucoup plus jeune qu’elle n’était, semblable à un doux petit agneau qu’on va égorger ! Je croyais assister au martyre d’une des jeunes vierges ou saintes femmes telles qu’elles nous sont représentées. Ce qui est arrivée la mère lui arrive aussi : même oubli d’épingle, même signe de douleur, et aussitôt même calme, même mort. Quel sang abondant et vermeil sort de la tête et du cou ! Que la voilà bien heureuse ! m’écriai-je intérieurement, quand on jeta son corps dans cet épouvantable cercueil[1] ! »

Fille, petite-fille et sœur de ces trois innocentes victimes, Adrienne de Noailles, marquise de Lafayette, était née en 1759. Sa fille nous apprend qu’elle fut dans son enfance fort troublée par des doutes sur la religion. Cette agitation commença dès l’âge de douze ans et dura plusieurs années. Quoiqu’elle éprouvât un grand tourment de ses incertitudes, elle différa volontairement sa première communion jusqu’au moment où elles auraient cessé, ce qui est déjà un trait de caractère étonnant chez une enfant de cet âge. Elle se maria à quatorze ans et demi ; M. de Lafayette n’en avait lui-même que seize. Elle touchait à ses dix-huit ans et entrait dans une seconde grossesse quand son mari partit pour l’Amérique. Elle supporta avec courage cette séparation inattendue ; son ardent amour pour son mari fut précisément ce qui fit sa force. La résolution de M. de Lafayette, fort applaudie par les uns, était hautement blâmée par les autres ; le duc d’Ayen surtout ne dissimulait pas sa colère. La jeune épouse fit sans hésiter ce qu’elle devait faire toute sa vie, elle prit le parti de son mari contre sa propre famille, et dévora ses larmes. Lafayette répondit avec reconnaissance à ce dévoûment passionné ; ce qui aurait pu les diviser les unit profondément. On a publié dans les Mémoires du général la lettre qu’il écrivit à sa femme pour lui annoncer qu’il avait été blessé à la malheureuse bataille de Brandywine ; jamais l’affection conjugale n’a parlé un langage plus ingénieux et plus délicat, et on comprend sans peine que ce brillant jeune homme, qui savait mettre tant de grâce dans l’héroïsme, ait été tendrement aimé.

« J’ai une petite histoire à vous raconter. Je pourrais vous dire que des réflexions sages m’ont engagé à rester quelques semaines dans mon lit à l’abri des dangers ; mais il faut vous avouer que j’y ai été invité par une légère blessure à la jambe, que j’ai attrapée je ne sais comment, car je ne m’exposais pas en vérité. Parlons donc de cette blessure : elle passe dans les chairs, ne touche ni os ni nerf ; les chirurgiens sont étonnés de la promptitude avec laquelle elle guérit. Ils tombent en extase toutes les fois qu’ils me pansent, et prétendent que c’est la plus belle chose du monde ; moi, je trouve que c’est une chose fort sale et fort ennuyeuse. Cela dépend des goûts ; mais dans le fond, si un homme se faisait blesser pour se divertir, il viendrait regarder comme je le suis pour l’être de même. Voilà, mon cher cœur, l’histoire de ce que j’appelle pompeusement ma blessure pour me donner des airs et me rendre intéressant. A présent, comme femme d’un officier-général américain, il faut que je vous fasse votre leçon. On vous dira : Ils ont été battus ; vous répondrez : C’est vrai, mais ils ont eu le plaisir de tuer beaucoup plus de monde aux ennemis qu’ils n’en ont perdu. Après cela, on ajoutera : C’est fort bon, mais Philadelphie est prise, la capitale de l’Amérique, le boulevard de la liberté. A quoi vous répondrez poliment : Vous êtes des imbéciles, Philadelphie est une triste ville, ouverte de tous côtés. »

En ce moment, la cause des Américains paraissait désespérée, mais par sa confiance et sa bonne humeur le jeune Français relevait les courages. Le bruit de sa mort courut en Europe. A peine rétabli, il prit une part active aux combats qui ramenèrent la fortune. L’entraînement de l’opinion força le gouvernement français à reconnaître l’indépendance des États-Unis. Lafayette revint en France pour presser l’envoi des secours promis. Le ministère avait accueilli le projet d’une descente en Angleterre ; on réunit 30,000 hommes sur la côte de Normandie, sous le commandement du maréchal de Broglie, puis du maréchal de Vaux, et Lafayette lui-même se rendit au Havre pour surveiller les préparatifs[2]. Les difficultés de l’exécution ayant fait abandonner ce projet, un détachement du corps expéditionnaire fut envoyé en Amérique. Lafayette le précéda pour apporter cette bonne nouvelle. Pendant ces allées et venues, la jeune femme pleurait et priait. « La douleur de ma mère, dit Mme de Lasteyrie, fut plus grande qu’au premier voyage. Son sentiment s’était accru par ses inquiétudes et par le charme des momens passés près de mon père. Elle avait alors dix-neuf ans. Ses impressions étaient devenues plus fortes et plus profondes ; une confiance plus intime, plus sérieuse, avait associé son esprit plus mûr aux opinions et aux desseins de mon père. »

Elle fut enfin récompensée par le succès éclatant de cette entreprise aventureuse. On peut douter que le gouvernement de Louis XVI ait sagement agi en appuyant les insurgens par les armes ; mais ce qui ne saurait être douteux, c’est l’ivresse générale qui suivit la victoire. Pour la première fois depuis Louis XIV, la France avait battu les Anglais sur terre et sur mer, elle prenait sa revanche de plus d’un siècle d’humiliations. De plus elle avait combattu et vaincu pour une cause juste, la liberté d’un peuple, et elle espérait bien en tirer profit pour sa propre liberté. L’enthousiasme fut universel. Ceux même qui, plus prévoyans que les autres, redoutaient les conséquences politiques et financières de la campagne, durent se taire, tant le succès paraissait complet. Lafayette était le héros de cette régénération nationale, c’était lui qui le premier avait embrassé la cause américaine, lui qui avait décidé la guerre, et qui avait le plus contribué à la faire réussir. Ami de Washington et vainqueur de Cornwallis, il représentait à la fois les triomphes du présent et les espérances de l’avenir, et il avait à peine vingt-cinq ans. Paris l’accueillit à son retour d’Amérique avec de véritables transports. Que de joie et d’orgueil pour une épouse ! Cinq années d’angoisses étaient rachetées en un jour. La reine elle-même voulut s’associer à ces démonstrations publiques ; ayant rencontré Mme de Lafayette dans une fête à l’Hôtel de Ville, elle voulut la ramener dans sa propre voiture à l’hôtel de Noailles.

De 1782 à 1789, Mme de Lafayette put jouir de ce bonheur qu’elle avait acheté si cher. Ce temps a été le plus brillant du règne de Louis XVI. La société française, à la veille du plus affreux bouleversement, s’abandonnait à des rêves indéfinis de paix et de liberté. Le général mit ce temps à profit pour de nombreux essais de réforme. Il entreprit d’abord de travailler à l’abolition de l’esclavage. Il acheta une habitation à Cayenne, la Belle Gabrielle, afin d’y donner l’exemple d’un affranchissement graduel, et chargea sa femme de tous les détails de l’administration. Elle s’en acquitta avec un zèle pieux. « Son ardeur pour les vues philanthropiques était encore animée par des vues surnaturelles. Sa charité s’enflammait par l’espoir d’apprendre aux nègres à connaître et à aimer Dieu, et aux philosophes amis des noirs que le succès de leur entreprise serait en grande partie dû à la religion. » A l’assemblée des notables dont il fit partie en 1787, Lafayette réclama l’état civil pour les protestans ; il fut appuyé par M. de La Luzerne, évêque de Langres. Sa femme partagea ses sentimens et reçut avec un vif intérêt les ministres protestans que la suite de cette affaire attirait à Paris. « Plus elle était enfant de l’église, dit encore sa fille, plus elle détestait les persécutions, qui éloignaient d’elle et qui d’ailleurs étaient si opposées à l’esprit de l’Évangile. Elle regardait comme un grand crime de gêner la liberté que Dieu a laissée aux hommes. On trouvait chez elle l’alliance des principes de tolérance les plus libéraux avec le zèle le plus ardent. »

La révolution avançait à grands pas. Mme de Lafayette ne partageait pas toutes les illusions de son mari, mais elle approuvait ses opinions et elle admirait son courage. « Elle tremblait pour les suites incalculables des événemens, et implorait sans cesse la miséricorde de Dieu. » Il ne parut rien de ces inquiétudes dans sa conduite. Elle supporta avec une force incroyable les dangers que son mari avait à braver tous les jours. « Jamais elle ne l’a vu sortir durant ce temps sans avoir la pensée qu’elle le voyait pour la dernière fois. » Elle était surtout fière de lui quand il sacrifiait sa popularité pour empêcher des crimes. Une seule fois elle marqua sa dissidence ; ce fut à propos de la constitution civile du clergé. Profondément attachée à la foi catholique, elle assista au refus de serment que fit en chaire le curé de Saint-Sulpice, sa paroisse. Elle se rendait assidûment dans les églises et plus tard dans les oratoires où se réfugiait le clergé persécuté. Elle recevait continuellement les religieuses qui venaient demander protection, ainsi que les prêtres non assermentés, qu’elle encourageait à continuer leurs fonctions et à réclamer la liberté de leur culte. Son mari voulut donner à dîner à l’évêque constitutionnel de Paris, nouvellement installé ; elle refusa de le recevoir et dîna ce jour-là loin de chez elle.

Après l’arrestation de Varennes, elle accourut aux Tuileries auprès de la reine, pour donner à la monarchie expirante un témoignage public de fidélité. Quand l’assemblée constituante se sépara, le général quitta le commandement de la garde nationale et partit avec sa famille pour l’Auvergne. C’était ce que sa femme désirait depuis longtemps. Elle fut encore heureuse quelques jours dans ce vieux manoir de Chavaniac qui avait vu naître son mari et où elle pouvait le posséder tout entier. Le général repartit bientôt pour prendre le commandement de l’une des trois armées formées à cette époque. La lettre qu’il écrivit à l’assemblée législative, après le 20 juin, contre les jacobins, l’intrépide protestation qu’il vint lui-même apporter à la barre, remplirent de joie et de terreur l’âme de Mme de Lafayette. Elle était restée à Chavaniac avec ses enfans et y apprit la catastrophe du 10 août, la résistance désespérée du général, le décret qui mettait sa tête à prix et son départ forcé pour l’étranger. Elle attendit dès lors ce qui ne pouvait manquer d’arriver. Elle fut en effet arrêtée au commencement de septembre 1792, et resta plus d’un an prisonnière sur parole. La révolution suivant son cours, elle fut arrêtée de nouveau à la fin de 1793, détenue d’abord à Brioude, puis conduite à Paris, dans une de ces prisons d’où l’on ne sortait que pour monter sur l’échafaud. Elle apprit là l’exécution de sa grand’mère, de sa mère et de sa sœur, et se préparait à les suivre, quand le 9 thermidor la sauva, mais sans lui rendre la liberté ; la haine des jacobins poursuivait encore le nom de Lafayette. Elle ne sortit de prison qu’au mois de janvier 1795.

Les marquises de nos jours ne sont pas exposées, Dieu merci, à de si terribles épreuves ; elles auraient peut-être quelque peine à les supporter avec la même grandeur d’âme. Après sa première arrestation, elle écrivit à Brissot, qu’elle avait connu autrefois, pour lui demander de rester prisonnière sur parole à Chavaniac. « Je consens, disait-elle, à vous devoir ce service. » Cette permission ayant été accordée, les autorités révolutionnaires du département prétendirent la faire garder chez elle. Elle se rendit elle-même à la séance de l’assemblée départementale, et déclara qu’elle ne donnait plus sa parole, si l’on mettait des gardes à sa porte ; on y renonça. Elle profita de ce répit pour s’occuper des affaires de son mari, ou pour mieux dire de ses créanciers, car M. de Lafayette, héritier d’une grande fortune, l’avait fort compromise par ses entreprises. On voulut appliquer au général les lois sur les émigrés et mettre ses biens en vente, elle protesta, mais en vain. Beaucoup de femmes de proscrits crurent alors nécessaire à la fortune de leurs enfans et à leur sûreté personnelle de faire prononcer leur divorce. « Pour elle, la délicatesse de sa conscience ne lui eût pas permis de ternir sa vie par la feinte d’une action contraire à la foi chrétienne, lors même que cette formalité n’eût trompé personne. Elle n’adressait pas une demande à quelque administration que ce fût, ne présentait pas une pétition, sans éprouver de la satisfaction à commencer tout ce qu’elle écrivait par ces mots : La femme Lafayette. »

Si malheureuse qu’elle fût elle-même, elle s’inquiétait surtout du sort de son mari, arrêté par ordre du roi de Prusse et transféré de cachot en cachot. Elle ne cessait de veiller sur ses enfans avec la plus attentive sollicitude. « Elle s’occupait de tout, dit Mme de Lasteyrie, même de nos amusemens ; elle se livrait aux soins de notre éducation, comme elle l’eût fait dans une situation tranquille. Le matin, elle se promenait avec nous, et dehors, près de quelque ruisseau, en face de nos charmantes montagnes, elle nous faisait d’agréables lectures. » Quand elle fut conduite à Paris, elle dut les laisser sans ressources et obligés en quelque sorte de vivre de charité. « Les paysans de la commune nous apportaient de bon cœur ce qu’il nous fallait pour subsister ; nous avons vécu de l’argent que les gens du village prêtaient avec un touchant empressement à ma tante. Chaque jour, on annonçait qu’on allait la mettre, ainsi que ma sœur, à la maison d’arrêt de Brioude, et conduire mon frère et moi à l’hôpital. » On vendit même le château et les meubles de Chavaniac. Dans sa prison, Mme de Lafayette écrivit un testament tout plein d’une religieuse exaltation. Après la mort tragique de sa grand’mère, de sa mère et de sa sœur, elle écrivait à ses enfans : « Dieu m’a préservée de la révolte contre lui, mais je n’eusse pas supporté l’apparence d’une consolation humaine. » Plus tard elle terminait la vie de sa mère par ces mots : « L’idée de suivre des traces si chères eût changé en douceur les horreurs du dernier supplice. »

A peine sortie de prison, la noble épouse n’eut qu’une pensée, rejoindre son mari et partager son sort, quel qu’il fût. Le général avait été enfermé dans la forteresse d’Olmutz, c’était tout ce qu’elle savait ; par un raffinement de sévérité, on avait interdit au prisonnier d’écrire à sa famille. Avant de partir, elle voulut mettre son fils en sûreté, et l’envoya en Amérique avec une lettre pour le général Washington, son parrain ; puis elle se rendit à Vienne avec ses deux filles, et obtint une audience de l’empereur d’Autriche. Elle y demanda uniquement la permission de partager la prison de son mari, ce qui lui fut accordé non sans peine. La santé du général avait été profondément altérée par trois ans d’une rigoureuse captivité ; il ne savait que vaguement ce qui s’était passé en France et n’avait même pas été prévenu de l’arrivée de sa femme. MM. de Latour-Maubourg et Bureaux de Puzy, ses aides-de-camp, détenus dans la même forteresse, n’avaient avec lui aucune communication. Mme de Lafayette dut se soumettre avec ses filles au rude régime de la prison. On ne leur permit pas d’entendre la messe, quoiqu’elle se dît dans une église attenant au bâtiment où elles étaient renfermées. On leur refusa une femme pour les soins du ménage, on leur refusa même des fourchettes, et elles durent manger avec leurs doigts. Le général leur donnait l’exemple en disant qu’il l’avait vu faire aux Iroquois. La courageuse captive tomba gravement malade ; elle demanda à sortir quelques jours de prison pour consulter les médecins, mais on lui répondit qu’elle ne sortirait qu’à la condition de ne plus rentrer ; elle refusa. On lui demanda une réponse, la voici : « Monsieur le commandant d’Olmutz m’ayant annoncé que, d’après ma demande de passer huit jours à Vienne pour y consulter les médecins, sa majesté impériale ne permet dans aucun cas que j’aille à Vienne, et ne permet que je sorte de cette prison qu’à la condition de n’y plus rentrer, j’ai l’honneur de lui répéter ici ma réponse. J’ai dû à ma famille et à mes amis de demander les secours nécessaires à ma santé, mais ils savent bien que le prix qu’on y met n’est pas acceptable pour moi. Je ne puis oublier que, tandis que nous étions prêts à périr, moi par la tyrannie de Robespierre, M. de Lafayette par les souffrances morales et physiques de sa captivité, il n’était permis ni d’obtenir aucune nouvelle de lui ni de lui apprendre que nous existions encore, ses enfans et moi. Je ne m’exposerai pas à l’horreur d’une autre séparation. Quels que soient donc l’état de ma santé et les inconvéniens de ce séjour pour mes filles, nous profiterons toutes trois avec reconnaissance de la bonté qu’a eue sa majesté impériale en nous permettant de partager cette captivité dans tous ses détails. Je prie monsieur le commandant de vouloir bien agréer mes complimens.

« NOAILLES-LAFAYETTE. »


Jamais victime indignée et résignée n’a parlé à ses bourreaux un plus fier langage. Mme de Lafayette faillit payer de sa vie sa généreuse résolution, ses jambes enflées lui causaient de vives douleurs, elle avait sans cesse la fièvre. Elle resta un an dans cet état sans qu’on apportât aucun adoucissement au régime de la prison. Ce fut alors qu’avec un cure-dent et un peu d’encre de Chine, car on lui refusait aussi de l’encre et des plumes, elle écrivit sur les marges d’un volume de Buffon sa pieuse notice sur sa mère.

L’âme des autres captifs n’était pas moins inébranlable. Un général autrichien fut envoyé par l’empereur pour leur offrir la liberté, s’ils prenaient l’engagement de ne jamais rentrer dans ses états. Lafayette et ses deux amis refusèrent de s’engager, et les portes de leur prison se refermèrent. Cependant les armes françaises triomphaient de l’Autriche en Italie. Le général Bonaparte et le général Clarke, plénipotentiaires français, exigèrent à Campo-Formio que les prisonniers d’Olmutz fussent délivrés ; ils sortirent de prison sans condition au mois de septembre 1797, après cinq ans de captivité ; Mme de Lafayette et ses filles avaient partagé leur sort pendant deux ans. Les deux époux se rendirent, pour soigner leur santé ruinée, dans la propriété que Mme de Tessé, sœur du duc d’Ayen, avait achetée en Holstein, sur le bord d’un lac ; ils y trouvèrent Mme de Montagu et d’autres membres de leur famille. Le fils du général accourut d’Amérique pour les revoir ; il apportait les félicitations de Washington, qui l’avait reçu avec une affection paternelle. De toutes parts arrivaient des témoignages de sympathie. L’Europe applaudissait à l’attitude du général pendant son injuste détention et au noble dévoûment de sa femme.

Au milieu de ce groupe, la figure originale de Mme de Tessé mérite une place à part. Elle n’avait pas comme ses nièces l’appui de la foi religieuse ; elle avait connu Voltaire et toute l’école philosophique, dont elle professait les idées, ce qui ne l’empêchait pas de supporter l’adversité avec autant de résolution que personne. Plus prévoyante que beaucoup d’autres, plus éclairée sur la durée probable de la révolution, elle avait emporté, en quittant la France, de quoi vivre à l’étranger, et avait cru ne pouvoir placer son capital avec plus de profit et de sûreté que dans le sol. Elle avait d’abord acheté une ferme en Suisse, dans le canton de Fribourg, d’où les progrès de la république l’avaient chassée ; elle était venue ensuite s’établir dans le Holstein, espérant être assez loin pour vivre à l’abri, et décidée, disait-elle, à aller, s’il le fallait, jusqu’à Astrakan. Elle vivait en fermière, au milieu de ses vaches, et avait conservé dans l’exil son esprit piquant et gai. Aussi bonne qu’active, ses parens et ses amis affluaient sous son toit. Elle admirait sincèrement son neveu, le général Lafayette, et le reçut à bras ouverts. Sous cet âpre ciel, dans cette demeure champêtre, on retrouvait la conversation du bon temps. Malgré les tortures du passé et les incertitudes de l’avenir, on jouissait du présent avec cette insouciance que donne l’habitude du malheur. Il y eut même un mariage dans la famille ; l’aînée des filles du général épousa M. de Latour-Maubourg, frère du prisonnier d’Olmutz. Mme de Lafayette, toujours malade, était hors d’état de marcher ; son fils et son gendre durent la porter à la chapelle où se fit la cérémonie.

Sa convalescence fut encore troublée par la nécessité de rentrer en France, où les affaires de la famille l’appelaient impérieusement. Elle seule pouvait les suivre, car elle seule pouvait rentrer. La France était encore fermée à Lafayette et à ses compagnons de proscription. Après la révolution du 18 brumaire, le général, qui était en Hollande, se hâta de revenir à Paris comme de plein droit, sans demander sa radiation de la liste des émigrés. Le premier consul en parut fort irrité. Mme de Lafayette, toujours prête aux fortes résolutions, demanda à voir Bonaparte ; elle en fut accueillie avec bienveillance. Elle exposa avec autant de fermeté que de tact la situation particulière de son mari et le bon effet que son retour ne pouvait manquer de faire sur l’opinion publique. Le premier consul fut très frappé de sa démarche et de son langage. « Je suis charmé, madame, lui dit-il, d’avoir fait votre connaissance ; vous avez beaucoup d’esprit, mais vous n’entendez rien aux affaires, » Il fut cependant convenu que le général resterait en France sans demander d’autorisation, et qu’il attendrait à la campagne la fin légale de sa proscription. Les deux époux allèrent s’établir au château de Lagrange-Bléneau, en Brie, ancienne propriété de la duchesse d’Ayen, qui était échue à Mme de Lafayette dans les partages de famille.

Elle passa à Lagrange les meilleures années de sa vie. Le général avait renoncé à tout rôle politique pendant le consulat et l’empire ; il s’occupait d’agriculture, à l’exemple de son ami Washington. Ses enfans se réunissaient autour de lui, il commençait à voir naître ses petits-enfans. Mme de Lasteyrie peint en termes exquis le bonheur dont jouissait sa mère dans cette retraite. « Quand, après tant de fatigues et de souffrances, la vie retirée, tranquille, ne lui aurait pas été nécessaire, la liberté de se consacrer en paix aux affections qui remplissaient son âme, à celle surtout qui les dominait toutes, était le seul bonheur qu’elle pût envier. Elle ressentait avec une vivacité trop profonde, trop passionnée, j’ose dire, les émotions de la vie de famille pour en désirer d’autres. Ni les grandeurs qu’elle avait vues de près ni l’éclat même de ses malheurs n’avaient excité en elle cet orgueil de l’imagination qui ne peut plus supporter une existence simple. Son dévoûment s’était élevé au-dessus de tous les genres d’épreuves, mais les sentimens et les devoirs faciles d’une obscure destinée suffisaient à son cœur. L’amour le remplissait tout entier. » Ces années heureuses passèrent vite ; sa constitution, ébranlée par le séjour d’Olmutz, ne put jamais se rétablir complètement, et au mois de décembre 1807 elle mourut ; elle n’avait pas tout à fait quarante-huit ans.

Certes le récit de Mme de Lasteyrie est complet et achevé. La piété filiale de ses enfans y a joint cependant un document qui en accroît encore la force et l’intérêt ; c’est une lettre écrite par le général lui-même à M. de Latour-Maubourg, en janvier 1808, sur les derniers momens de sa femme. Cet homme, si intrépide dans la vie publique, avait le cœur brisé de cette perte. « Ma douleur aime à s’épancher dans le sein du plus constant et plus cher confident de toutes mes pensées au milieu de toutes les vicissitudes où souvent je me suis cru malheureux. Jusqu’à présent vous m’avez trouvé plus fort que les circonstances, aujourd’hui la circonstance est plus forte que moi. Je ne m’en relèverai jamais. Pendant les trente-quatre années d’une union où la tendresse, la bonté, l’élévation, la délicatesse, la générosité de son âme, charmaient, embellissaient, honoraient ma vie, je me sentais si habitué à ce qu’elle était pour moi, que je ne la distinguais pas de ma propre existence. Elle avait quatorze ans et moi seize lorsque son cœur s’amalgama à tout ce qui pouvait, intéresser. Je croyais bien l’aimer, avoir bien besoin d’elle ; mais ce n’est qu’en la perdant que j’ai pu démêler ce qui reste de moi. » Puis viennent de longs et poignans détails sur l’agonie, mêlés à des souvenirs, à des retours fréquens sur le passé, où il rassemble avec un douloureux plaisir tout ce qui peut peindre cette femme angélique.

Tous ces détails ont une grâce touchante qui pénètre profondément. Une de ses grandes préoccupations était de voir son mari si peu convaincu des vérités de la religion, mais elle n’exprimait son regret qu’avec délicatesse, de peur de le blesser. « Vous n’êtes donc pas chrétien ? » lui dit-elle un jour, et comme il ne répondait pas : « Ah ! je sais ce que vous êtes, vous êtes fayettiste. — Vous me croyez bien de l’orgueil, répondit-il ; mais ne l’êtes-vous pas vous-même un peu ? — Ah ! oui, de toute mon âme, je sens que je donnerais ma vie pour cette secte-là. » Mme de Tessé disait en riant que sa dévotion était un mélange du catéchisme et de la déclaration des droits. « Si je vais dans une autre région, dit-elle à son mari la veille de sa mort, vous sentez bien que j’y serai occupée de vous ; le sacrifice de ma vie serait bien peu, quoiqu’il m’en coûtât de vous quitter, s’il assurait votre bonheur éternel. » Puis comme il lui parlait de leur tendresse mutuelle : « Si vous ne vous trouvez pas assez aimé, prenez-vous-en à Dieu, qui ne m’a pas donné assez de facultés ; je vous aime chrétiennement, mondainement, passionnément. » Dans ses derniers jours, elle tomba dans le délire, mais elle se retrouvait elle-même quand elle voyait sa famille autour de son lit. « Quel agréable cercle ! disait-elle ; cette vie est courte, troublée ; réunissons-nous en Dieu, et partons ensemble pour l’éternité. » On l’entendit murmurer doucement le jour de sa mort : « Aujourd’hui je verrai ma mère. » Quand elle sentit venir le moment suprême, elle prit la main du général et lui dit : « Je suis toute à vous. » Ce fut sa dernière parole, c’était le mot de sa vie entière.

« Elle a été portée, ajoutait-il, comme elle l’avait demandé, avec simplicité, auprès de la fosse où reposent sa grand’ mère, sa mère, sa sœur, confondues avec seize cents victimes. » Ces mots rappellent uns des plus saintes œuvres de Mme de Lafayette. A son retour en France, elle avait cherché avec soin, d’accord avec ses sœurs, le lieu où leur mère avait été enterrée ; elles eurent beaucoup de peine à le trouver. Pour aller plus vite, on ne s’était pas contenté de l’échafaud de la place de la Révolution, on en avait élevé un second à la barrière du Trône. C’est là qu’avaient péri la duchesse d’Ayen, sa mère et sa fille. Non loin de la barrière, sur le chemin de Saint-Mandé et près d’un monastère en ruine, se trouvait un champ désert. On y avait creusé un trou de trente pieds carrés, et chaque jour, après les exécutions, on y jetait pêle-mêle les victimes de la journée, sans cercueil, sans linceul, sans aucune marque qui pût les faire reconnaître. Depuis, le trou avait été refermé et le charnier abandonné ; le souvenir même s’en était perdu. Les trois sœurs n’étaient pas assez riches pour racheter à elles seules le champ et les ruines ; elles ouvrirent une souscription parmi les parens des autres martyrs, et en peu d’années le champ fut acheté et entouré d’un mur, une église fut construite, l’ancien monastère relevé. C’est ce qu’on appelle le couvent et le cimetière de Picpus. Les familles à qui appartient ce funèbre monument ont seules le droit d’y ouvrir de nouvelles tombes à côté de l’ancienne fosse.

Telle fut Mme de Lafayette. Il est impossible d’imaginer un plus parfait modèle de la femme. Fille, sœur, épouse, mère accomplie, elle a mérité toutes les couronnes. Les détracteurs de la société française avant 1789 devraient être moins sévères pour un temps qui a produit des hommes comme Lafayette et le vicomte de Noailles, des femmes comme la duchesse d’Ayen et ses filles. Quelle mort que celle de la vicomtesse de Noailles ! quelle vie que celle de Mme de Montagu ! La dernière des sœurs, Mme de Grammont, avait les mêmes vertus, mais sa vie moins agitée ne lui a pas fourni la même occasion de les montrer. À ces noms illustres et vénérés vient désormais s’ajouter celui de Mme de Lasteyrie. Elle était née en 1782 et avait reçu en naissant le prénom de Virginie, en souvenir de la campagne qui venait de se terminer si glorieusement. Son enfance se passa dans les angoisses de la terreur, et à l’âge où s’épanouit la jeunesse, elle vivait dans la triste prison d’Olmutz. Elle épousa le marquis de Lasteyrie, qui entra au service sous l’empire et parvint au grade de colonel. En lisant la notice sur Mme de Lafayette, on sent à chaque mot combien sa fille était digne d’elle. Ceux qui l’ont connue savent à quel point l’abnégation était chez elle simple, douce et naturelle. Son âme eût été à la hauteur de tous les sacrifices. Elle supporta courageusement des revers de fortune et se dévoua dans ses derniers jours à des œuvres de charité. Son fils, M. Jules de Lasteyrie, a figuré avec honneur dans nos assemblées politiques ; ses trois filles ont épousé MM. de Rémusat, de Corcelle et d’Assailly.


L. DE LAVERGNE.

  1. Le vicomte de Noailles était alors hors de France. Il rentra au service sous le consulat et fut tué à Saint-Domingue à l’abordage d’une corvette anglaise. De ses deux fils, l’un, le comte Alexis, a été sous la restauration membre de la chambre des députés ; le second, Alfred, a été tué comme son père en combattant pour Bon pays, pendant la retraite de Russie.
  2. Les documens tirés des archives du château d’Harcourt et publiés par M. Hippeau contiennent des détails intéressans sur l’organisation de cette armée.