Mon Grand-Oncle

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Calman Lévy (p. 75-110).


MON GRAND-ONCLE


J’ai parlé, dans l’Histoire de ma vie, de ce grand-oncle qu’on appelait encore, dans mon enfance, l’abbé de Beaumont, bien qu’il se fût volontairement sécularisé, et qui, depuis la Révolution, signait Godefroid de Beaumont-Bouillon, bien qu’il n’eût jamais été légitimé. C’était une figure intéressante, une de ces aventureuses destinées qui, en subissant le contre-coup des révolutions, marquent d’une façon invraisemblable et romanesque les époques de transition entre une société qui finit et une société qui se reconstitue sous l’empire de l’imprévu.

À l’époque où j’écrivis l’Histoire de ma vie, je n’avais pas de détails précis sur la jeunesse de mon grand-oncle. Je n’en savais que ce que m’avaient raconté mes parents, sans pouvoir contrôler l’exactitude de leurs souvenirs. Je reçois aujourd’hui, d’une personne amie qui fut recueillie et élevée par lui, une sorte de notice sur lui et ma famille. Ce petit travail est si agréablement rédigé et si curieux, que je n’aurais qu’à le publier tel quel, s’il ne contenait certaines erreurs dont la recherche et la rectification n’auraient point d’intérêt. Ce qui est vrai et touchant dans cette notice dont on veut bien me faire présent, c’est la partie qui concerne mon grand-oncle et qui rectifie d’autres erreurs, commises par moi sur son compte. Cette partie, écrite sous sa dictée ou au sortir d’entretiens intimes, mérite d’être lue, et j’en vais donner le résumé aussi rapide que possible.

Charles-Godefroid-Marie de Beaumont naquit le 31 octobre 1750, du duc de Bouillon, prince de Turenne, et de mademoiselle Verrières, déjà mère d’Aurore de Saxe, qui fut ma grand’mère. Le nom de Beaumont était celui d’une terre, Beaumont-le-Royer, que le duc possédait en Normandie. C’était l’usage des grands seigneurs d’alors de nommer ainsi leurs bâtards, sans pourtant leur assurer la possession des fiefs dont ils prenaient le titre. Ainsi, dès l’enfance, Charles-Godefroid fut le chevalier de Beaumont, sans aucun revenu ni droit de propriété.

La duchesse de Bouillon, princesse de Lorraine, n’avait eu que deux fils. L’aîné, ayant fait une chute à la chasse, était demeuré bossu ; il mourut à vingt et un ans. Le second, très-beau de visage, était encore plus disgracié. Il était cul-de-jatte. Aussi, quand la duchesse voyait le jeune chevalier, si grand, si beau, si bien tourné, elle pleurait de regret. Elle eût voulu être sa mère. Elle le prit en vive affection lorsqu’elle vit l’intelligence et la bonté se développer en lui en même temps que la beauté physique. Le chevalier adorait le jeune prince et l’entourait des plus tendres soins. Celui-ci ne chérissait au monde que le bâtard, ne se tenait tranquille et ne se sentait heureux que quand il était là. La duchesse obtint que Charles habitât l’hôtel de Bouillon. En proie à une maladie longue et cruelle, elle reçut de lui des soins assidus. Il la quittait à peine et lui faisait la lecture. À la veille de mourir, elle fit venir le jeune prince dans sa chambre. On le portait, il ne marchait pas.

— mon fils, lui dit-elle en lui montrant le chevalier, si je me résigne à la volonté de Dieu, qui est que je vous quitte, c’est que je laisse un ange gardien auprès de vous. Jurez-moi de l’aimer toujours. — Et vous, chevalier, promettez-moi de vous consacrer à votre frère, et de donner, s’il le faut, votre vie pour conserver la sienne.

Le chevalier jura avec effusion. La duchesse les bénit tous deux, « et mourut saintement ».

Jusque-là, M. le duc, qui avait quatorze cent mille livres de rente, revenu énorme à cette époque, ne s’était occupé ni de ses enfants, ni de son intérieur. Un jour, il appela Charles et lui dit :

— Chevalier, je t’ai fait donner de l’éducation ; en as-tu profité ? Saurais-tu répondre à cette lettre ?

Charles fît un brouillon et le porta en tremblant à son père, qui était rude et violent.

— Comment me faites-vous parler, m’sieur ? s’écria-t-il en lui jetant le papier au nez. Refaites ceci au plus vite, et qu’il n’y ait pas un seul mot de ce que vous y avez mis.

Le chevalier, éperdu, se remet à l’œuvre et apporte son second brouillon.

— Encore pis que l’autre ! s’écrie le duc. Refaites cela et que je n’y trouve pas un mot des deux premiers essais.

Le chevalier recommence et revient.

— C’est bien, dit le duc. Je vois qu’on ne m’a pas volé mon argent.

Et il l’embrasse.

— Ta première lettre était bien, la seconde était mieux, la troisième est parfaite. J’ai voulu t’éprouver. À présent, je te nomme mon secrétaire intime.

Dès lors, le chevalier, chargé de connaître et de surveiller une maison au pillage, fut un objet de crainte et de haine pour deux gredins qui jurèrent sa perte. C’étaient Le Bas et Cerson, le maître d’hôtel et l’intendant.

Ici se place une anecdote qui ne manque pas de couleur.

Le duc possédait auprès d’Évreux le château de Navarre, au milieu d’une forêt de vingt-cinq lieues de parcours. Le cardinal de Bouillon, oncle du duc, annonce à celui-ci qu’il désire chasser chez lui le jeudi suivant. Mais, ce jour-là, le duc est de service chez le roi. Il appelle le bâtard.

— Chevalier, il faut me remplacer à Navarre. Fais les invitations, organise tout et que tout aille bien. Il s’agit de traiter le cardinal, fais attention à mes gens. Ils ont le parler un peu leste. Veille à ce que mon oncle n’entende pas une parole déplacée, pas un juron surtout !

Le chevalier part pour Évreux, organise tout à merveille et voit bientôt arriver le cardinal dans son carrosse, escorté de toute une élégante gentilhommerie à cheval. Dès le lendemain, on se met en chasse ; mais, malgré les excellents préparatifs du chevalier, tout va de travers. Hommes et chiens sont comme paralysés par la consigne. Il s’évertue en vain. Le cardinal ne reconnaît ni la vaillante meute, ni les piqueurs émérites de son neveu.

— Mon enfant, dit-il au chevalier, tant que vous vous contenterez de dire : « Tayaut !… tayaut !… » nous ne ferons rien qui vaille. Je vais vous apprendre comment on parle aux chiens.

Et là-dessus, le cardinal apostrophe bêtes et gens en termes si énergiques, que les piqueurs enthousiasmés se réveillent et que les chiens bien stimulés retrouvent l’ardeur et le flair. Monseigneur donna lui-même le coup de grâce au sanglier, et, à quelques jours de là, il racontait l’aventure au petit coucher du roi, en faisant force éloges du jeune chevalier en présence de son père. Le duc parut témoigner alors une sorte d’affection à son fils.

Une seconde partie de chasse à Navarre eut lieu peu après et le chevalier fut encore chargé de remplacer son père. Auprès d’Évreux, on rencontre une noce de bons paysans et la brillante jeunesse du cortège de monseigneur la suit pour se livrer à la danse.

Le paysan qui mariait sa fille était un riche fermier du duc. Le chevalier fut accueilli avec joie et chargé de donner le bras à la jeune sœur de la mariée. L’histoire ne dit pas si le cardinal prit part à la fête ; mais il est dit qu’elle dura plusieurs jours, et mon grand-oncle a raconté les faits qui le concernent, en plaçant à cette date le second grand chagrin de sa vie. Le premier avait été la mort de la duchesse.

Il avait alors dix-neuf ans, il n’avait aucun traitement fixe chez son père, aucun état défini, aucun rêve d’ambition. Il adorait la campagne, il faisait déjà des vers dans le goût champêtre de son temps. La seconde fille du fermier était jolie. Il en devint amoureux et demanda sa main.

Le père répondit que c’était grand honneur pour lui, si M. le duc y consentait.

Le chevalier consulta d’abord sa mère. Mademoiselle Verrières, qu’on appelait alors madame Rinteau, accueillit avec joie l’idée d’aller vivre à la campagne avec lui. Mais il fallait le consentement paternel. M. le duc écouta l’idylle du chevalier en souriant et lui défendit de songer jamais à cette billevesée. Peu après, il le nomma colonel du régiment de dragons qui lui appartenait. La mère fut joyeuse et fière, le jeune homme se crut en possession d’une carrière brillante. Mais Cerson et Le Bas veillaient, avides de le trouver en faute. L’occasion ne tarda pas à se présenter. Une dame de haut parage, maîtresse du prince, ayant rencontré dans le monde le jeune et beau colonel, l’invita à venir chez elle.

Il ignorait, paraît-il, l’intimité de son père avec cette personne. Il lui rend visite. Cerson, qui l’épiait sans cesse, avertit le duc. À peine le colonel est-il assis que le carrosse paternel arrive grand train. La dame, effrayée, pousse le jeune homme dans son cabinet de toilette et le cache sous un monceau de robes et de chiffons. Le duc entre en fureur l’épée au poing, ouvre toutes les portes, pénètre dans le cabinet, perce à plusieurs reprises le tas de chiffons. Le colonel effleuré ne bouge pas. Le duc croit qu’on l’a trompé, demande pardon à sa maîtresse et se retire. Cerson était aux aguets. Il voit, quelques moments après, sortir le colonel, et de nouveau avertit son maître, qui court chez le roi et obtient pour monsieur son fils une lettre de cachet.

Rentré chez lui, il mande le colonel et lui dit :

— Je me suis trompé, m’sieur, en vous faisant militaire. Ça ne vous convient pas. Demain, vous entrez au séminaire.

— Prêtre, moi ? jamais !

— Vous ! je le veux.

— Ce sera un sacrilège, je n’ai pas la vocation.

— Vous l’aurez, sinon la Bastille à tout jamais. Savez-vous lire ?

Il lui montre la lettre royale.

— Mon prince, reprend le colonel, mon corps est à vous, mais mon âme est à Dieu, et il me défend de vous obéir.

Il salue et sort ; en passant devant la chambre de ce pauvre frère infirme qu’il a juré de ne point abandonner et qu’il chérit toujours, il hésite, il lui crie un adieu déchirant et sort de l’hôtel précipitamment. Où va-t-il ? où trouvera-t-il un refuge contre cette odieuse autorité paternelle qu’aucun lien social ne consacre ? Il n’en sait rien, il marche au hasard, la tête perdue. Il n’ose aller chez sa mère, il craint sa terreur et son désespoir. Il se trouve, sans savoir comment, dans le jardin des Tuileries, et se jette sur un banc, où, dans un mouvement d’angoisse fébrile, il frappe la terre du bout de sa canne. Un bruit métallique se fait entendre, il voit luire quelque chose ; il se baisse et ramasse une pièce de douze sous. Il gratte un peu et en trouve une seconde.

— Allons ! se dit-il, le Ciel vient à mon aide. J’ai quitté l’hôtel sans songer à prendre le moindre argent, et je ne puis en aller chercher ; mais je ne mourrai pas encore de faim aujourd’hui !

Il allait s’éloigner avec ses vingt-quatre sous, quand une idée superstitieuse le retient : c’est la Providence qui lui a fait faire cette trouvaille, il faut aider la Providence. Il se rassied, fouille encore avec sa canne, et trouve deux louis de vingt-quatre francs. Il s’éloigne alors, va déjeuner au Palais-Royal avec ses vingt-quatre sous, et, tout aussitôt, il court jeter ses quarante-huit francs sur le tapis vert d’une maison de jeu. Il gagne soixante mille livres à la roulette !

Quelle fortune pour un garçon de vingt ans qui n’a encore rien possédé au monde et qui n’a vécu sur un certain pied qu’à la condition d’une soumission absolue, voisine de la domesticité ! Avec soixante mille francs, ou pouvait à cette époque-là, vivre modeste et libre, en rompant avec le funeste milieu où notre colonel avait été élevé. Mais où eût-il pris la notion d’un meilleur sort ? L’idéal de la vie de campagne avec une jolie fermière et de bons paysans était déjà loin. On avait été dragon, on connaissait le plaisir et le bruit. Dès le lendemain, on s’installe en plein Paris, dans un bel appartement, rue de Bourbon (aujourd’hui rue de Lille), on se meuble somptueusement, on achète voiture et chevaux et on s’en va passer fièrement devant les fenêtres de l’hôtel de Bouillon pour narguer le tyran qui peut, d’un geste et d’un mot, vous envoyer mourir à la Bastille.

Le duc, violent et sans scrupule, n’était pas méchant au fond, car il le laissa faire et ne sévit point. Il savait bien que la faim ramènerait l’indocile sous le joug. Le trésor dura quelques semaines ; lorsque l’enfant prodigue vit approcher le terme inévitable de sa splendeur, il alla trouver sa mère pour lui demander conseil. Elle savait tout, elle avait vu la lettre de cachet, elle l’exhorta à la soumission et se mit à ses genoux. Il avait le cœur tendre et généreux, il chérissait sa mère. Il disait d’elle sur ses vieux jours :

— J’ai connu bien des femmes charmantes, je n’en ai jamais rencontré aucune qui, pour la grâce, l’esprit et la bonté, approchât de ma mère.

Il fut ému, bouleversé ; il céda et partit pour le séminaire d’Évreux, où il devait faire son temps d’étude et d’épreuve.

L’aimable biographe que je résume croit savoir le véritable nom des demoiselles Verrières ; selon le texte que j’ai sous les yeux, elles s’appelaient de Rainteau, et la mère de ma grand’mère et de mon grand-oncle serait devenue comtesse de Furcy à l’époque que je viens de retracer. Le titre est au moins de trop. Les deux sœurs sont historiquement connues sous les noms de Marie et Geneviève Verrières, qu’elles portaient comme dames d’Opéra, et ma grand’mère ne leur en a jamais donné d’autres en me parlant d’elles. Dans un acte de procédure du temps, le mari de mon aïeule, en 1748, est qualifié tout simplement de sieur de la Rivière, bourgeois de Paris. La femme s’appelle Marie Rainteau.

Les demoiselles Verrières, après la vie brillante que l’on sait, devinrent dévotes et songèrent à quitter le monde. Voici une lettre qui peint la situation. On verra que la signature ajoute Furcy à Rainteau. Qu’était-ce que Furcy ? Je ne sais et ne l’ai jamais su.


« Paris, 1771. — Je vous suis pas à pas, mon cher enfant. Je sais, à peu près, l’heure de vos exercices et je me joins à vous autant que me le permet tout ce qui m’entoure, m’ennuie et me fatigue. Ne riez pas si je vous dis que je travaille avec vous. Ah çà ! monsieur Charles, voilà qui n’est pas bien du tout, vous riez au nez de votre mère ! Je m’explique. » Quand je crois que vous êtes enfoncé dans vos auteurs ; dans vos Pères de l’Église, moi, bien humblement, je prends la Vie des saints. Saint Augustin me rassure et me raffermit ; je veux, à son exemple, et quel exemple ! tout quitter, tout fuir, tout briser… Et vous voyez bien maintenant que je travaille avec vous.

» C’est surtout à l’heure de vos exercices de piété que vous me trouverez toujours à vos côtés, si ce n’est pas toujours en réalité, détournée que je suis encore, c’est au moins par mon désir constant et ma bonne volonté. Je prie avec vous, je prie pour vous, je vous tiens les mains, mon Moïse bien-aimé, quand vous les élevez vers le Seigneur ! Levez-les souvent pour votre pauvre mère, et ne les laissez pas tomber jusqu’à ce qu’elle ait obtenu miséricorde.

» Votre bonne marraine vous aime chaque jour davantage. Pauvre sœur, elle se désole quand elle me voit souffrante, et je le suis beaucoup. Adieu, mon ami, je vous embrasse.

» rainteau de furcy. »


Malgré les conseils maternels et ses propres résolutions, le colonel de dragons se résignait difficilement à son nouvel état. La même année 1771, sa mère lui écrit encore :

« Je souffre d’ajouter à toutes vos peines, mon pauvre et si cher ami, mais il faut pourtant que je vous le dise. Il faut que vous ayez de grands ennemis auprès du prince de Turenne (le duc de Bouillon). Il ne veut pas, et cela absolument, que vous veniez à Paris durant les vacances qui arrivent ! Il m’a défendu de vous recevoir si vous y veniez. Mon ami, voyez-vous mes larmes ? Le prince est bon pourtant, il vous aime, mais il est si malade et si mal entouré !… Plaignons les méchants. Pardonnons-les toujours, et notre lot, malgré tous les chagrins qu’ils nous causent, vaut bien le leur, allez ! Adieu. Vos lettres et vos bons sentiments soutiennent seuls mon courage pour pouvoir supporter vos peines, qui sont tant miennes !

» Votre bonne marraine me fait rire à travers mes larmes. Les méchants ! dit-elle, je voudrais les étrangler ! Elle si bonne et si douce, la voyez-vous étrangler quelqu’un !

» Cela vous dit encore comme elle vous aime,

» Votre meilleure amie,

» rainteau de furcy. »
Quatre ans plus tard, Charles, désormais abbé

de Beaumont, perdit cette bonne mère, trop faible et trop dépendante pour le défendre et le protéger.

En ce temps, la mère ne comptait pas, même dans la famille légale, à plus forte raison quand cette mère devait son existence à quelque grand seigneur qui commandait chez elle.

Dans ses dernières années, Marie Verrières alla vivre avec Geneviève au couvent de Sainte-Avoye. Elle ne laissa rien à ses enfants. Ma grand’mère, Aurore de Saxe, veuve du comte de Horn, dut s’établir au couvent des Anglaises, vivant d’une modique pension de la dauphine sa tante. L’abbé, toujours exilé de Paris, dut accepter la fonction de vicaire dans une petite cure de Normandie. La mort de sa mère lui fut si sensible, qu’il en faillit mourir. Son père lui écrivit à cette occasion.

« Ce 25. — Je ne sais encore que par vous, mon bien cher enfant, la cruelle nouvelle que vous m’avez mandée hier. Votre douleur est bien juste et je la partage bien vivement et bien sincèrement. Soyez assuré que, si vous vous conduisez bien, vous trouverez toujours dans mon cœur les sentiments les plus vrais et les plus tendres. Méritez-les par votre conduite, et par là mettez-moi à même de pouvoir décemment m’occuper de votre fortune.

» Adieu, mon Lien cher fils, je vous embrasse et vous aime bien tendrement. — Votre père, le duc de bouillon. « 

Ce tendre père qui avait failli le tuer dans un accès de jalousie et qui lui avait donné le choix entre la Bastille et la tonsure, le laissa encore quelques années en Normandie, puis il se décida à l’exiler encore plus loin, en le nommant curé de Tartas, dans les Landes.

À cette occasion, Geneviève Verrières, restée au couvent après la mort de sa sœur, écrivait au jeune abbé son neveu :

« Sainte-Avoie, 1784. — Quelle nouvelle ! Je suis atterrée, anéantie ! Pauvre et si cher ami, si encore, en vous plaignant, je pouvais vous consoler ! Adieu toutes mes espérances, adieu toutes les espérances de notre bonne amie, votre pauvre mère ! Elle était si persuadée, et je l’étais avec elle, que le prince vous attacherait à sa personne ! Il n’en est rien, il n’en sera jamais rien, puisqu’il vous envoie aux antipodes ! » Comme je me figure les habitants des Landes ! Devrez-vous donc marcher sur des échasses, comme eux ? Mon Dieu ! et c’est vous qui êtes envoyé là ! Courage, ami : Dieu compte tout, il voit tout, et nous aurons toute l’éternité pour nous. »


Comment le duc de Bouillon avait-il le droit de nommer un curé à Tartas ? Voici le détail historique : Éléonore de Bergue, duchesse de Bouillon, avait, en 1652, échangé la principauté de Sedan et Raucourt, qui était l’antique apanage de la maison de Bouillon, contre le duché d’Albret. La ville de Tartas et le chef de la maison de Bouillon s’étaient réservé le droit de nommer à tour de rôle le curé de cette ville. C’était alors une ville de noblesse et de bourgeoisie qui avait ses attaches dans des familles depuis longtemps domiciliées au pays. Tout le monde s’y connaissait donc de père en fils, et l’abbé y trouva bon accueil et bonne compagnie. Il se fit à son exil, subit sa destinée, aima et se fit aimer. Il était essentiellement généreux, enthousiaste et sensible. Je l’ai connu dans sa vieillesse, colère et parfois injuste, comme son père, bon et charmant comme sa mère. À Tartas, il prit son parti d’exercer la charité chrétienne à la lettre, sans creuser les questions théologiques dont je l’ai, depuis, entendu faire très-bon marché. Il acheta son presbytère huit mille francs et s’y meubla pour six mille francs. Il faut croire qu’il avait encore quelque argent par devers lui, car son premier soin fut de créer à ses frais une immense marmite pour les pauvres, puis un grenier de réserve pour les années de misère. Tous les dimanches, les paysans chefs de famille avaient leur couvert mis chez lui. On ne le comprenait pas, ces braves gens ne sachant pas un mot de français ; mais on l’aimait pour son beau visage, ses manières sympathiques et ses grandes façons d’agir.

Il eut un procès à propos d’une usurpation de droit qui avait été faite contre lui. La cause fut portée à Bordeaux et gagnée. Ses adversaires furent condamnés à lui payer vingt-quatre mille francs qu’il distribua aussitôt aux pauvres de sa paroisse.

Le duc de Bouillon était toujours aux mains de Cerson et de Le Bas. Au lieu d’admirer le désintéressement et la loyauté de son fils, il prit parti contre lui et lui écrivit un torrent d’injures intraduisibles, ce qui ne corrigea nullement l’abbé de sa générosité.

En voici une preuve des plus romanesques :

Il y avait à Tartas un peintre en bâtiments nommé Cobet, qui tenta de voler, dans l’église où il travaillait, une lampe, laquelle n’était pas même en argent. Il fut jeté en prison, les fers aux pieds. L’abbé alla le voir, et, touché de son repentir, frappé de son intelligence et apprenant qu’il avait à Auch une femme et cinq enfants dont il était l’unique soutien, il se mit en tête de le sauver, non-seulement en l’autre monde, mais dans celui-ci. Il conseilla à Cobet de faire le malade afin d’être transféré à l’hôpital. Cobet joue si bien son rôle, que, dans la nuit, le gardien de l’hospice le croit à l’extrémité et court chercher le curé. Celui-ci arrive ; on le laisse avec le prétendu moribond qui demande à se confesser.

— Partons, dit-il à Cobet ; ne perdons pas une minute !

Mais Cobet ne peut marcher ; on ne lui a pas ôté ses fers, qui sont rivés à ses pieds. L’abbé n’hésite pas, il le charge sur ses épaules, s’esquive adroitement ; traverse toute la ville par une nuit noire, arrive chez lui, grimpe à son grenier et y dépose son Cobet sur un tas de foin. Il l’y garda six semaines, ne le voyant que la nuit, lui portant alors à manger et l’aidant à limer ses fers, opération qui fut très-longue et très-difficile, et lui prêchant le travail et la probité. Enfin, il réussit à le faire partir secrètement, et il eut la satisfaction d’apprendre plus tard qu’il avait tenu ses promesses, qu’il travaillait bien et ne péchait plus.

M. de Beaumont avait agi avec tant d’habileté et de mystère, qu’on ne sut jamais ce que Cobet était devenu et comment, à l’article de la mort et chargé de fers, il avait pu disparaître. On crut à un miracle, on crut à son innocence.

La Révolution arrivait, rapide et menaçante. On donna pour vicaire à l’abbé un M. Pomirau, qui donna ardemment dans les idées nouvelles. Un matin, comme il allait sortir de la sacristie après sa première messe, il voit arriver son vicaire coiffé du bonnet phrygien aux trois couleurs. L’abbé se sentait bien encore d’avoir été dragon. Il saisit sa canne, la pose sur les lèvres de Pomirau et lui dit :

— Ôtez ce bonnet ou je vous fais manger ma canne comme un radis !

Il était alors très-opposé à l’établissement de la république. On verra plus tard qu’il transigea et fit bien.

Le duc de Bouillon venait de marier le prince son fils avec une princesse de Hesse. Que se passa-t-il entre eux ? Le lendemain du mariage, le prince « déclara que sa femme lui avait fait un affront qu’il ne lui pardonnerait jamais et qu’il ne voulait plus la voir ». L’infirme était fort têtu ; rien ne put le fléchir, et la princesse fut forcée de retourner dans sa famille. Le duc vit que sa maison allait s’éteindre avec lui et regretta d’avoir sacrifié le beau et bon bâtard, mais il ne songea point à le dédommager. Envoyé en mission royale en Angleterre, il séjourna quelque temps dans l’île de Jersey et y fit connaissance avec un M. d’Auvergne, son parent au huitième degré, dont il imagina d’adopter le fils aîné, lui léguant, après le décès du prince, son propre fils, le duché de Bouillon dans les Pays-Bas.

Peu de temps après (1791), le pauvre cul-de-jatte écrivait de son énorme écriture d’enfant, ce peu de mots qui remplissaient deux grandes pages :


« Mon cher abbé, notre père est enflé comme une barrique. Il a toujours été bien bon pour moi, mais je ne peux pas lui pardonner de l’avoir tant fait souffrir. Adieu, mon cher frère ! adieu, mon meilleur ami ! Ton frère qui t’aime,

» de bouillon. «


Le duc, hydropique et mourant, avait une effroyable peur des événements qui se pressaient autour de lui. Il n’avait plus qu’une idée, mourir dans son hôtel et dans son lit ! Il inventa d’épouser mademoiselle La Guerre, sa dernière maîtresse, fille d’un artisan, faisant ainsi alliance intime avec le peuple qu’il redoutait. Les Bourbons n’ont jamais pardonné cette lâcheté à sa mémoire.

De son côté, l’abbé était brave. Il fut arrêté et incarcéré à Mont-de-Marsan. Mais il est rare qu’un caractère parfaitement droit et noble ne fasse pas fléchir les circonstances autour de lui. On lui témoigna de grands égards, et, sur sa parole, on lui donna la ville pour prison. Puis Dumont, un homme du peuple, élu maire de Tartas, partit pour Mont-de-Marsan et plaida avec tant de chaleur pour l’abbé, racontant tout le bien qu’il avait fait, qu’on relâcha le prévenu et que Dumont le ramena à sa paroisse. Ils furent reçus avec enthousiasme, et M. de Beaumont a mis ce jour au nombre des plus beaux de sa vie.

Mais le temps des grandes rigueurs révolutionnaires arrivait. M. La Neuville, évêque de Dax, lui écrit : « Mon ami, le temps n’est plus seulement à l’orage. Le tonnerre tombe sur toute la France. Nous n’avons que le temps de fuir. J’ai, en Espagne, des amis qui m’attendent. Vous venez avec moi. Préparez-vous, il n’y a pas un moment à perdre. »

L’abbé fait ses apprêts de départ, dit adieu à ses amis qui le pleurent, mais qui le pressent de fuir les dangers, car il s’agissait de prêter le serment à la Constitution, et l’abbé n’y voulait pas entendre. L’exigence de ce serment était arbitraire, la résistance n’était pourtant pas de devoir religieux, car le serment ne portail aucune atteinte à la croyance personnelle, mais il blessait l’opinion politique, et tout royaliste un peu fier le repoussait comme une lâcheté. Donc l’abbé était au moment d’émigrer lorsqu’il reçoit une lettre de Paris et tombe comme foudroyé. C’était la nouvelle de la mort de ce père qu’il avait toujours aimé, malgré sa rigueur et son injustice. La lettre est trop curieuse pour qu’on ne nous permette pas de la transcrire.

« Notre j.-f… de père vient de mourir. Arrive dans les bras et sur le cœur de ton frère. Je voudrais te rendre aussi heureux que tu as été malheureux. Si tu ne te hâtes pas, tu me trouveras guillotiné. Souviens-toi que tu as promis à ma mère de me défendre. Je t’aime et je t’attends avec impatience. — Ton frère, de bouillon. »

Rien de plus net que l’égoïsme concis de ce malheureux infirme, abandonné, au milieu de la crise suprême, aux soins d’une valetaille prête à le trahir et à le livrer. Il ne sait rien de mieux à dire pour condamner le sort fait au bâtard que de traiter son père de j.-f…, — et c’est le bâtard qui pleure et respecte ! L’abbé fut comme anéanti pendant trois jours. Peut-être mûrissait-il une résolution suprême. Enfin il se ranime, se relève et court chez l’évêque.

— Mon frère est un grand enfant, orphelin, impotent, élevé sur un fauteuil par des valets, incapable au moral comme au physique de lever un doigt pour se défendre ou se préserver ; j’ai juré à sa mère mourante de donner au besoin ma vie pour conserver la sienne. Fuyez seul ; moi, je vais à Paris.

— Mais c’est la mort ! vous allez au foyer de la Révolution.

— Je le sais. J’y vais.

— Vous ne traverserez pas la France sans être arrêté !

— Si fait : je prêterai le serment !

— Mon enfant, dit l’évêque en le pressant dans ses bras, que Dieu bénisse votre sainte entreprise ! Partez !

Il n’était que temps ! Dumont, ayant appris que les commissaires du gouvernement étaient en route pour sévir dans le département des Landes, avait été au-devant d’eux à Bayonne pour plaider avec chaleur la cause du curé de Tartas. Il eut affaire au plus humain des quatre, à Cavaignac, qui lui répondit :

— Dans peu de jours, nous serons chez vous avec la guillotine ; votre curé est le premier sur nos listes : il a refusé le serment, c’est un aristocrate, un fils de prince. Puisque c’est un digne homme, dites-lui de partir au plus vite, car il me serait absolument impossible de le sauver.

Quand Dumont revint avertir l’abbé, celui-ci avait prêté serment et il partait pour Paris.

La diligence marchait à grand’peine. L’abbé, qui avait su organiser si bien les secours que la misère n’était pas entrée dans sa paroisse, vit sur sa route des paysans manger de l’herbe et ne fit autre chose que donner l’aumône tout le long du voyage.

Il trouva son frère dans son hôtel, mangeant dans sa vaisselle plate fleurdelisée, servi par ses laquais en livrée, c’est-à-dire n’ayant, malgré sa frayeur, rien prévu, rien préparé pour se soustraire au péril. Le Bas était mort, mais Cerson était toujours là, et l’abbé frémit d’arriver trop tard. Il commença par jeter aux commodités toutes les pièces d’argenterie armoriées ; puis, sachant bien qu’il ne maintiendrait l’ennemi que par la crainte, il appela Cerson pour lui dire qu’il lui pardonnerait tout, à la condition qu’il resterait fidèle au prince. Cerson le haïssait si mortellement, qu’il se jette sur lui pour l’étrangler ; l’abbé assis, pris à l’improviste, vient pourtant à bout de se dégager. Ses gens accourent au bruit :

— Jetez cet homme à la porte, dit l’abbé, mais qu’on ne lui fasse aucun mal.

Ce paladin d’abbé, ce descendant de Godefroid de Bouillon, eût dû étrangler Cerson, puisque c’était le cas de légitime défense. Cerson s’échappe sain et sauf et va dénoncer le prince. Le lendemain, un domestique effaré accourt au salon où causaient tranquillement les deux frères :

— On vient arrêter Son Altesse. Ils sont là !

— Prie pour moi, dit l’abbé au prince.

Et il s’élance dans l’antichambre.

— Qui demandez-vous, citoyens ?

— Nous venons arrêter le ci-devant duc de Bouillon.

— Me voici, marchons !

On le mène au comité de salut public.

— Es-tu le ci-devant duc de Bouillon ?

— Non, je suis son frère.

— Pourquoi n’est-il pas venu ?

— Citoyens ; accordez-moi la parole.

— Parle.

Il parle avec feu, avec simplicité, avec esprit. Il sait fort bien l’énergie du langage populaire et ne répugne pas à s’en servir. Il plaide l’inoffensivité du pauvre infirme et demande qu’on lui délivre un sauf-conduit pour l’emmener à la campagne. Il parle si bien qu’on lui répond :

— Tu es un bon b… Tu auras ton sauf-conduit !

Il tend déjà la main pour le recevoir, mais tous ne l’ont point signé. Il y a quelque hésitation.

— Il nous faut en délibérer. Va-t’en et reviens dans une demi-heure.

On le pousse dans la rue. Il avise devant lui un café, il y entre : il attend, il compte les minutes, puis il se présente de nouveau à la porte.

— On ne passe pas, lui disent les hommes de faction.

— Pardon, ils m’ont dit de revenir au bout d’une demi-heure.

— Ils nous ont dit que, quand tu reviendrais, il fallait te renvoyer, tu ne passeras pas !

Et on le repousse dans la rue.

Il rentre au café, prend une plume qu’il met en travers dans sa bouche, s’empare d’une feuille de papier, et, avec l’allure délibérée et pressée d’un garçon de bureau attardé, il pousse, il culbute tout en criant : « Gare ! gare donc ! » et il entre dans la salle du conseil.

— Par où es-tu entré ? s’écrie un des membres stupéfait.

— Par la porte, citoyens !

— La consigne était de ne pas te laisser revenir.

— J’avais votre parole, j’étais sûr que vous me recevriez.

On sourit, on l’écoute encore, tous signent le sauf-conduit. Il lui est permis de conduire son frère au château de Navarre ; il remercie avec effusion. Il retourne au café, car il est très-nerveux et il sent que la tête lui tourne. Il paie sa dépense, se sent défaillir, se ranime et court à l’hôtel de Bouillon pour dire à son frère :

— J’ai tenu ma parole, je t’ai sauvé. Ta mère est contente de moi. En route pour Navarre !

Mais, pour être à Navarre, était-on sauvé ? On traversait la Terreur. Le prince se rassurait et se réjouissait comme un enfant. L’abbé voyait bien qu’il y avait quelque chose à faire encore. Ce qu’il inventa était dans ses habitudes de générosité et dans ses instincts de grand seigneur. Il demanda carte blanche au prince, manda tous les fermiers, se fit approvisionner par eux pour des distributions pantagruéliques et appela tous les nécessiteux d’alentour à la nourriture. Il y eut foule au château, car la riche Normandie était dans la misère comme le reste de la France. L’abbé dépensa des sommes considérables, sans prodigalité pourtant, car il était essentiellement organisateur et administrateur. Il fit si bien, que les libéralités de la maison de Bouillon devinrent, en ces mauvais jours, une nécessité dont il eût été impolitique de priver les paysans affamés et désespérés. La Terreur passa sans encombre pour les réfugiés du château de Navarre. Le prince fut fort gai et ne manqua de rien. Il imagina, pour tuer le temps, d’entreprendre un amusement littéraire en partie double avec son frère. Il voulait faire un roman d’amour par lettres. L’abbé écrirait celles de la dame ; le duc, celles de l’amant. La chose n’alla pas plus loin que la première querelle entre les deux amants, le duc y mettant trop de réalités. « Madame, disait-il, vous êtes une f… poupée, une f… bégueule, une f… pimbêche ! » L’abbé lui fit comprendre en riant qu’il était impossible de continuer sur un ton si haut monté, et on en resta là.

Après la tourmente, les deux frères revinrent à Paris. L’abbé avait une grosse liquidation à faire pour que son frère ne fût pas ruiné, car le temps était venu où les grands seigneurs étaient tenus de payer leurs dettes, et, depuis un passé immémorial, la maison de Bouillon n’avait jamais mis ses affaires au pair. L’abbé vint à bout de cette tâche réputée impossible. Il satisfit tous les créanciers, il nettoya les écuries d’Augias, comme je le lui ai entendu dire. — Ce qu’il n’a dit qu’à ses intimes amis, c’est qu’il y porta un désintéressement admirable et que, dans une affaire où on lui offrait un pot-de-vin de trois cent mille francs, il n’accepta qu’à la condition d’employer cette somme au rachat des dernières créances. Le prince le pressait d’accepter les trois cent mille francs pour sa part des bénéfices, et, ne pouvant vaincre sa résistance, il lui dit :

— Fais donc comme tu voudras, f… bête !

Il le gratifia de la même épithète lorsque, voulant lui faire accepter vingt-quatre mille livres de rente en toute propriété, au lieu de douze mille francs de pension viagère que son père lui avait légués, il le trouva inaccessible à toute vue d’intérêt personnel. Mais, s’il était grossier, il était reconnaissant, et l’abbé fut la seule affection réelle de sa vie.

Et pourtant il mourut brouillé avec ce bon ange de frère. La duchesse de Bouillon, cette princesse de Hesse qu’il avait épousée et répudiée dès le lendemain, était venue trouver M. de Beaumont pour le supplier de la réconcilier avec son mari. Le prince prit la chose très-mal et l’envoya faire f…, en ajoutant :

— Va au diable et mènes-y ma femme avec toi !

M. de Beaumont savait qu’il aurait raison de lui en feignant de le bouder. Il resta deux jours sans le voir ; le troisième, il apprit que son frère était mort subitement dans la nuit.

Le bon abbé aimait ce malheureux en raison du dévouement absolu qu’il avait eu pour lui, il fut longtemps inconsolable.

Sous l’Empire, M. de Talleyrand, qui venait le voir souvent et qui faisait grand cas de lui, vint lui annoncer qu’il était nommé évêque d’Arras. Il refusa et fit nommer son ami M. de Latour-en-Lamagnai à sa place. Plus tard, Talleyrand voulut l’attacher à l’ambassade de Russie. Il refusa encore. S’il avait caressé quelque chimère d’ambition dans sa jeunesse, le temps de fièvre et d’espoir avait été si court, qu’il s’en souvenait à peine. Sa vie extérieure brisée, il n’avait plus voulu, il ne voulait plus vivre que par le cœur. Et puis il avait subi une contrainte si contraire à ses instincts, que la liberté lui paraissait le premier des biens. Je l’ai souvent entendu dire à ma grand’mère que la Révolution l’avait délivré, et qu’il n’avait pas le droit de la maudire. Tous deux détestaient 93, mais ils respectaient 89.

Le reste de la notice que j’ai sous les yeux devient personnelle à mes parents et à moi. Elle traite beaucoup de nos relations de famille ; j’ai parlé de ces relations et j’ai fait le portrait de mon grand-oncle dans l’Histoire de ma vie. Tout ce qui précède m’était inconnu ou mal connu ; peut-être n’ai-je pas parlé de lui avec tout le respect que mérite un caractère si pur et si généreux. Dans une nouvelle édition de mon ouvrage, j’ajouterai au bien que j’ai dit de lui, car je me suis vraiment trompée en voyant toujours en lui une manière d’abbé de cour. J’ignorais quelle tyrannie il avait subie et par quels dévouements il s’était vengé. C’est un portrait à refaire, car il m’apparaît sous un jour nouveau. Ce n’est plus un débris de l’ancien régime prenant la nouvelle société avec une légèreté de cœur philosophique : c’est une victime de ce passé où les notions de la famille et les liens du sang sont si étrangement confondus et méconnus dans les grandes familles. C’est un opprimé plein de tendresse et de mansuétude, rendu à la possession de lui-même, resté aimable, souriant et paternel sur les ruines de sa propre existence.

Il vécut paisible, adonné aux arts, qu’il effleura d’une main légère, entouré de vieux amis et d’enfants adoptifs dont quelques-uns vivent encore et bénissent sa mémoire, entre autres mademoiselle Virginie Cazeaux, une personne de grand mérite qui lui a fermé les yeux à Brunoy, et qui s’est retirée à Tartas, d’où elle m’a envoyé les éléments du résumé qu’on vient de lire.

M. de Beaumont a vécu dans l’aisance avec sa modique pension, grâce à sa science des choses pratiques. Il a eu le grand art de rendre beaucoup de services et de donner beaucoup de secours en menant une vie d’apparence assez somptueuse et de réel bien-être. Il est mort d’un anévrisme au cœur, dont il avait, je crois, toujours souffert, à l’âge de soixante-treize ans.


Nohant, décembre 1875.