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MON ERREUR


par Marthe Fiel


La Croix — Paris
(Roman-feuilleton publié du 22 mai au 14 juillet 1949.)



I


— Mademoiselle ?

— Monsieur ?

— Auriez-vous l’obligeance de m’indiquer le chemin du musée de peinture ?

Je regardai l’inconnu qui me parlait.

Il était grand, avec des épaules massives. Un sourire ironique, des yeux perçants, des cheveux châtain, ce fut ce que je distinguai tout d’abord. Ce qui le déparait, quand je le vis mieux, c’était un nez en boule, retroussé du bout.

Son aspect n’était peut-être pas antipathique, mais pour l’hypertensible que j’étais, un instinct me signalait que je devais me méfier.

Peut-on expliquer un pressentiment ? Sans savoir pourquoi, ce passant me déplaisait ; mais j’attribuai ce réflexe à mon caractère, qui obéissait plus souvent aux fantaisies de l’imagination qu’au raisonnement bien posé.

Bien que je jugeais ce jeune homme peu avisé pour un touriste, je ne lui trouvais pas l’air sot. Je retins un sourire moqueur pour lui répondre :

— Vous trouverez facilement, Monsieur… Vous n’avez qu’à longer le boulevard des Arènes, où vous êtes, puis, à l’entrée de la rue de la République, vous prendrez, à gauche, la rue Cité-Foule… À droite, vous trouverez le…

— Le musée… Merci, Mademoiselle…

Il avait presque un air facétieux. Pourquoi m’a-t-il demandé ces renseignements, qu’il semblait parfaitement connaître ?

Quel chemin prend-il ? Suit-il bien la marche que je lui ai indiquée ?

Je me suis retournée, et si j’avais prévu qu’il ferait ce geste en même temps que moi, je m’en serais abstenue.

Laissons cet incident et pensons à nos courses. Un achat de laine, rue Général-Perrier. De là, j’irai au Club de tennis, rue de Terranbe. Je me sens en forme, et je crois que je jouerai bien… L’exercice me distrait de mes pensées. La profession de mon père m’est une grosse préoccupation. Ah ! je n’épouserai pas un ingénieur des Ponts et Chaussées ! J’ai toujours peur d’apprendre qu’une chaussée s’est écroulée, et souvent je rêve que le pont du Gard s’effondre. Aussi, quand je vois papa absorbé, j’ai l’épouvante de la pierre minée, rongée…

Mon cher père a souffert d’une maladie grave, voici quelques mois. Elle a été provoquée par un accident professionnel : la rupture d’une digue. Enquête sur enquête… Rapports à n’en plus finir, à telle fin que mon pauvre papa a dû s’aliter, vaincu par la lassitude et par les émotions causées par ce remue-ménage et les convocations des experts. Il est sorti tout à son honneur de cette affaire, mais la réaction l’a ébranlé. Depuis, le docteur a prescrit le calme, parce qu’il a le cœur fatigué, et il faut lui éviter toute secousse, toute émotion, ce qui n’est pas commode dans la vie.

Je dois vous dire que depuis sa maladie mon père me paraît plus délicat, plus taciturne, et j’ai toujours peur d’une récidive qui, cette fois, serait mortelle. Je frissonne en y pensant, et souvent j’ai des cauchemars, parce qu’avec la sensibilité de mon tempérament je mets tout au pire. Je voudrais préserver papa de tout souci, de tout heurt, tellement je crains le malheur.

Tout en me livrant à ces réflexions, j’arrivai devant le magasin de laines, où j’effectuai mon achat. Puis je me replongeai dans la rue.

Il fait beau aujourd’hui, un temps que j’aime, un soleil clair et pas trop chaud. D’ailleurs, ne fait-il pas toujours beau à Nîmes ? Si j’étais savante, j’expliquerais pourquoi le climat y est si bon. La mer est trop loin pour qu’elle soit excitante, le mistral n’est pas assez proche pour nous gêner, et il débarrasse l’atmosphère de toutes les impuretés ; enfin, nos sept collines nous abritent.

Ainsi, nous sommes admirablement placés pour avoir un climat heureux ; la pluie ne nous aime pas, ce qui n’est pas avantageux pour nos marchands de parapluies, mais ils se rattrapent sur les ombrelles.

Tiens, voici mon frère, genre un peu ténébreux.

Va-t-il entrer au tennis ? Non… Il dépasse la porte. Nous allons nous rencontrer…

— Bonjour, Léo !

— Bonjour, Monique !

— Tu reviens d’un enterrement triste ?

— Tu as des façons de t’exprimer ! Tu as vu des enterrements gais, toi ?

— Bien sûr !

— Cite-m’en un…

— Celui de la grand’mère de Germaine… Tu vois…, tu ris…

— Il est certain que la cérémonie manquait de décence.

— Quand on hérite d’une grand’mère à la méchanceté réputée, on peut chanter « enfin » à sa mort. Un serpent de moins dans sa famille et 6 millions de plus, cela fait époque dans une vie.

— Tu as toujours raison. Où vas-tu ?

— Au tennis… Et toi ?

— Je m’acquitte d’une course pour mon « patron ».

— Bonne chance, Maître Carade ! Ah ! j’allais oublier de te raconter que j’ai rencontré un original qui m’a demandé le chemin du musée…

— Tu es compromise !

— Sans doute… parce qu’il m’a appelée Mademoiselle…

— Il te connaissait ?

— Je l’ignore, mais il s’est moqué de moi, car il semblait parfaitement au courant de sa route…

— C’est une conquête, ma chère !

— Cela me laisse froide…

Léo, sur un rire, me quitta.

C’est mon frère aîné. Il a 25 ans, cinq ans de plus que moi, et il est avocat. Il est gentil, mais peu expansif. Quand on s’imagine qu’il va vous faire des confidences, il se dérobe.

En ce moment, il est taciturne, et maman regarde en soupirant. Quant à papa, ces nuances lui échappent peut-être, mais, dans tous les cas, il reste égal.

Il y a aussi Vincent. C’est un bon petit garçon de 18 ans, que mes parents jugent insouciant. Il est facile à vivre, il est très pieux, veut entrer à Saint-Cyr, et il y parviendra.

J’arrivai au tennis.

— Bonjour !

— Oh ! Monique Carade… Hâtez-vous !

— Je me lance dans mes sandales et j’accours…

— Vous êtes en retard…

— J’ai rencontré mon frère Léo…

— Il fallait l’amener…

— Oh ! là, là ! s’écrie une autre, il a mieux à faire que de jouer avec nous !…

Ici, un petit rire entendu qui me fit dresser l’oreille.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Ne faites pas l’ignorante, Monique.

— Ma parole ! Je ne sais pas où vous voulez en venir…

— Dites-le-lui ! répartit une des joueuses.

— Eh bien ! votre Léo fait la cour à la fille du concierge de la fabrique de soies Bricat.

Suffoquée, je criai :

— Ce n’est pas possible !

— On les a rencontrés…

— Il ne l’épousera pas ! protestai-je.

— Oui-dà, le père Durand ne plaisante pas, et la jeune fille n’est pas de celles que l’on courtise pour s’amuser…

J’étais sidérée. Comment Léo pouvait-il se permettre de compromettre une jeune fille ? Je pensais que jamais mes parents ne l’autoriseraient à conclure ce mariage. On comptait sur lui pour donner plus de relief à notre descendance. Maman échafaudait une masse de rêves, et toutes les jeunes filles lui paraissaient à peine dignes de son fils, et j’entends parmi les meilleures.

Il va sans dire que j’eus le poignet mou et que mes balles furent lancées sans style. Je n’avais qu’une hâte, c’est que les jeux fussent terminés, afin de rentrer à la maison.

J’en oubliai l’inconnu rencontré. Nous habitions rue des Lombards et le trajet me parut long. En approchant de notre maison, je me demandais pourquoi j’étais si pressée d’arriver. Je n’allais pas parler de cette nouvelle à maman, je n’avais qu’à me taire.

Je ne voulais pas de Berthe Durand comme belle-sœur. Non ! Elle était pourtant bien charmante avec ses beaux yeux bruns et ses cheveux blonds, mais la situation de ses parents me paraissait trop peu conforme à la nôtre.

Comment ce monstre de Léo avait-il pu passer outre les désirs de maman ?

Ah ! ces garçons qu’on se figure encore naïfs comme des enfants au berceau et qui prennent des initiatives !

Léo au foyer du concierge de la fabrique Bricat ! J’en aurais pleuré ! Je le voyais, ce père Durand, certainement très sympathique, quand il vaquait dans son quartier, mais odieux depuis que je savais qu’il deviendrait le beau-père de Léo. Il avait une verrue sur le nez, il pliait des genoux en marchant, il n’était jamais bien habillé, mais couvert de vieux vêtements élimés.

Je l’évoquais près de maman, si élégante, et née de Chalumet. Quel contraste !… Nous le considérions comme un homme digne, oh ! tout à fait, mais loin de notre monde !

Je me disais, en m’acheminant vers la maison, que j’aurais beaucoup de mal à observer le silence. Cependant, ce n’était pas à moi de parler la première. Cela regardait mon frère avant tout. Je m’étais lancée, riante, hors de notre demeure, et je me sentais agacée maintenant… Ma nature était de ne rien garder d’obscur dans mon esprit, et il fallait que j’enfouisse un ennui au plus profond de mon cerveau.

— C’est moi ! annonçai-je en franchissant notre seuil.

J’allais vers le salon, où maman se tient d’habitude.

— Bonjour, maman !

— Bonjour, ma petite fille…

— Tu as reçu tes dames d’œuvres ?

— Mais oui, et nous nous sommes entendues sur tous les points…

— Qui est-ce qui ne s’entendrait pas avec toi ?

Maman a un caractère en or, mais j’ai remarqué qu’elle aimait que l’on écoutât ses avis. Elle montre sa désapprobation si on s’entête.

Papa est une crème, et il approuve à peu près tout ce que nous faisons. Léo, cependant, est indépendant. Vincent dit toujours oui et il agit à sa guise, et moi je suis le volcan et la bourrasque. Je crois que mon cœur est bon, mais quelle enveloppe ! Mes réactions sont toujours excessives et ma sensibilité, souvent intempestive, est presque toujours à côté.

— Voici ta laine, maman…

— Merci, le bleu en est joli… Et le tennis ?

Ce tennis ne m’avait pas intéressée du tout, à cause de la nouvelle apprise, et je ne savais que répondre. Comme je ne voulais pas parler de Léo, je fis allusion à l’inconnu.

— Figure-toi qu’un monsieur m’a demandé son chemin…

— Ce n’est pas un incident rare !

— Non, mais ce jeune homme avait un sourire moqueur…

— J’espère que, toi, tu n’as pas souri ?

Maman est de l’école surannée. Les jeunes filles, dans la rue, doivent ressembler à des automates.

— J’ai très peu souri, juste suffisamment pour ne pas avoir l’air revêche…

— Et où allait-il ce monsieur ?

— Au musée de peinture…

— C’est un touriste, et sans doute un peintre…

— Il m’a semblé que non… J’en vois, des touristes… Ils ont tout à fait un autre air… Ils sont absorbés, dépaysés, tandis que celui-là…

Je m’arrêtai. À vrai dire, je ne savais comment expliquer mon impression. Son regard me hantait. Il trahissait une expression que je ne pouvais définir, insistante, ironique.

Certainement, je divaguais, mais je conservais ma méfiance, un éloignement irraisonné.

Maman répète :

— Tandis que celui-là ?

— Semblait fort bien connaître la ville.

— Il ne t’a donc parlé que pour amorcer une conversation ?

L’esprit de maman était en éveil.

— Je ne le pense pas, répliquai-je vivement.

Cette idée ne m’était pas venue, et maman me la mettait en tête. Une perspective s’ouvrait devant moi. Sans doute que ce jeune homme voulait me parler, et pourquoi ?

Le point d’interrogation était là. Je ne trouvais cependant pas que son attitude fût celle d’un héros. Du moment qu’il voulait me parler, ce n’était évidemment que par amour pour moi…

Ainsi fut ma première réflexion. C’était de nouveau un problème.

Les événements arrivent par surprise : c’était un jour de mai comme les autres, le même soleil clair, le même horizon, les passants indifférents. On se lève avec calme, on procède aux rites coutumiers et l’on augure que la journée restera calme, et voici que deux énigmes se placent soudain devant votre esprit pour vous poursuivre.

Maman reprit d’une voix sévère :

— Je suppose que dans la rue ton maintien n’est pas provocant ?

— Oh ! maman, je t’assure que je ne fais rien pour que l’on m’aborde, d’autant moins que ce genre d’intrigue me serait désagréable, puisque je ne tiens pas à me marier…

Ma mère eut un sourire amusé, puis son visage eut de nouveau le masque qu’il prenait depuis quelque temps : un soupçon de mélancolie. Naturellement, je pensais à l’affaire de Léo, et je me répétais que nos deux garçons donneraient du souci à nos chers parents, qui eussent été si tranquilles sans eux.

Quel drôle de sentiment j’avais là ! J’aimais la famille pourtant, mais les raisonnements tombaient devant le fait précis : les enfants causaient du mal aux parents, et cette vérité m’était insupportable.

Ces idées, je les avais exprimées une fois, et ma mère m’avait répliqué que c’étaient là des théories inavouables.

— La famille est une institution sacrée que l’on doit perpétuer.

Je n’avais pas insisté, mais aujourd’hui, alors que Léo voulait conclure une union inférieure, je trouvais un éclatant démenti aux paroles de maman. Cette continuation de la famille allait causer une perturbation imméritée au cœur de la nôtre.

Un combat se livrait dans l’ombre contre l’ennemi qui approchait, et cet ennemi était une frêle jeune fille nommée Berthe Durand.

La ville de Nîmes, si claire, si séduisante, allait devenir le théâtre d’un drame de famille.

Le dîner nous réunit tous. Je regardai le visage de mon père. Est-ce parce que je savais le projet de Léo, mais il me paraît plus soucieux qu’à l’ordinaire.

Maman avait un sourire tendre quand elle s’adressait à son fils aîné. Garderait-elle ce sourire ?

Vincent parlait, et, des deux frères, c’est lui que l’on aurait pris pour l’avocat. Pour la centième fois peut-être, il nous redisait son admiration pour les arènes.

Mes parents semblaient excédés par son bavardage. Comme tous deux sont Nîmois, ce panégyrique leur semblait sans doute superflu.

Personne, ce soir-là, n’eut la velléité de veiller, sauf moi, qui étais fort excitée par les événements, mais je fus bien forcée de regagner ma chambre. Il était à peine 21 heures.

Je pris un livre pour ne plus penser, et j’essayai de m’y intéresser, quand j’entendis la voix de mon père. Une autre voix lui répondait, et je reconnus celle de Léo.

Le diapason monta. Je ne distinguais aucune parole, mais j’étais figée par l’effroi. Et comme mes déductions sont rapides et souvent erronées, je conclus que mon père reprochait à son fils d’occuper la « société » avec son assiduité près de Berthe Durand.

Peu après, la porte de la rue se ferma. Papa rentra dans son cabinet, et je sus ainsi que Léo était sorti, et je pensai qu’il allait chez les Durand. J’eus un accès de fureur et j’appelai des châtiments terribles à ce moment-là. Tous mes sentiments chrétiens disparaissaient, et j’aurais voulu que Berthe Durand, l’innocente, fût précipitée du haut de notre pont du Gard.

Ma chambre, au premier étage, était séparée de celle de Vincent par deux cabinets de toilette. Il me sembla entendre mon frère et j’allai frapper à sa porte.

— Je ne te dérange pas ?

— Non, ma fille…

J’entrai. Vincent était en pyjama bleu pâle.

— Eh bien ! tu peux vitupérer l’élégance des femmes !

— Tu me trouves bien ?

— Épatant ! Mais il ne s’agit pas de toi.

— Qu’est-ce qui te tracasse, mon enfant ?

Que ses 18 ans étaient assurés à côté de mes 20 ans ! Il paraissait tenir la vie dans ses mains et lui imposer sa puissance.

— Je n’ai rien. Je n’ai pas sommeil, c’est tout…

— À d’autres ! Une idée te tourmente… Avoue…

— Eh bien ! oui… J’ai entendu papa et Léo… Puis Léo est sorti et il a claqué la porte assez fort…

— Ah ! Léo…, murmura Vincent d’un accent méditatif.

Puis il m’a regardée. J’ai soutenu son regard, et, après un silence, il m’a demandé :

— Tu sais ?

J’ai répondu affirmativement d’un signe de tête.

Il a repris :

— Voici le foyer en guerre, sans doute… Léo veut épouser la fille des Durand… Il s’en est probablement ouvert à nos parents, et il trouve de la résistance…

— Comment pourrait-il en être autrement ?

— Oui, la famille a des traditions, et quand on dérange ces traditions on est taxé de mauvais fils.

J’eus un éclair indigné qui aurait dû foudroyer Vincent, et je répartis avec colère :

— Soutiendrais-tu Léo ?

— Pourquoi pas ? Berthe Durand est une jeune fille charmante, jolie et digne…

— Mais elle n’est pas de notre monde ! m’écriai-je, frémissante.

— Voilà le grand mot prononcé. Voudrais-tu réfléchir ? Voici une jeune fille dont les parents sont modestes, mais qui possède des qualités de cœur et de droiture indéniables. Leur fille unique est douée de dons précieux, auréolés d’une distinction que chacun se plaît à reconnaître. Pourquoi jeter l’anathème sur un mariage qui plaît à Léo ? Sont-ce ses parents qui se marient ou lui ? Il a choisi une femme qu’il croit capable de faire son bonheur, et pourquoi contrecarrer son inclination ? On ne peut rien reprocher à cette jeune fille…

J’étais stupide d’étonnement. Je sentais que Vincent parlait avec réflexion. Certainement, il avait dû beaucoup penser à ces choses et les avait adoptées. Quand on l’écoutait, on ne songeait nullement à une mésalliance, mais à un choix mûri.

Je tentai de reprendre pied.

— Tes raisonnements ne manquent pas de logique ; cependant, il y reste des points sombres. Léo ne sera pas heureux, parce que sa femme n’aura pas l’accueil que l’on doit à l’épouse de notre frère.

— Quand tout le monde aura reconnu ses qualités, son maintien réservé, elle fera vite partie des dames de notre milieu. Le cœur et l’intelligence sont aussi des titres.

Que Vincent paraissait changé, si sérieux, si profond ! Je ne reconnaissais plus en lui cette insouciance souriante que nos parents déploraient parfois.

— Il me semble que c’est tout de même une déchéance, dis-je, ne voulant pas m’avouer vaincue.

— Oh ! Monique… Fais un rêve… Pense pendant quelques minutes que tu es Mlle Durand, que tu as l’âme remplie d’aspirations élevées, que tu te sens digne du meilleur jeune homme de la ville et que l’on repousse tous tes élans, que l’on rejette tes plus nobles pensées, ton bon vouloir, simplement parce que tu es la fille de M. Durand, concierge d’une fabrique. Tu trouverais sans doute que l’humanité est dure et sans compréhension… Réponds avec loyauté…

Ma volonté aurait désiré dire non, et je dus prononcer un oui que me soufflait ma franchise.

— Tu vois, répliqua mon frère, il faut toujours se mettre à la place de ceux que l’on condamne. Il n’y a pas beaucoup de Berthe Durand sur la terre, mais du moment qu’il y en a une, il ne faut pas la décevoir…

J’étais abasourdie. Il me semblait que ma vie passée se désagrégeait d’un seul coup. Les traditions dans lesquelles j’avais vécu, les principes que j’avais toujours entendus croulaient subitement. Les idées d’égalité s’emparaient du frère aîné et renversaient les espoirs familiaux.

Un peu de terreur entrait en moi à la pensée de la mésentente qui surviendrait à cause de cet événement. Je dis nettement ma façon d’envisager la perspective qui se dressait devant nous :

— Léo agit mal, et d’une façon trop personnelle. Il va indisposer nos parents, qui ont toujours été bons pour nous. Pourquoi leur causer cette désillusion ?

— Le cœur de Léo est sans nul doute déchiré par ce conflit, mais il a montré son amour, et, s’il l’a déclaré, il est normal qu’il tienne sa parole.

Comme Vincent était grave ! Que pouvais-je objecter ? Je m’écriai cependant :

— Il aurait dû d’abord s’entendre avec nos parents et les amener doucement à son idée !

Vincent éclata de rire :

— Tu en disposes à ton aise, ma candide petite sœur. Serais-tu flattée qu’un jeune homme, dans le feu d’un enthousiasme pour toi, s’arrêtât au milieu de ses paroles émouvantes, éteignît la flamme de son regard pour te dire : « Attendez, Monique, il faut que j’aille demander à papa la permission de vous faire la cour… »

Je ris à mon tour.

— Il est certain, murmurai-je, que le jeune homme me semblerait bien pusillanime.

— Et, telle que je te connais, tu lui dirais sans doute : « Je n’attendrai pas du tout. Vous devez savoir si vous m’aimez ou non. »

De nouveau, je ne pus m’empêcher de rire, tellement mon frère soulignait le primesaut de mon caractère.

J’aurais bavardé avec lui toute la nuit, parce que je le trouvais tout d’un coup intéressant. Je découvrais pour la première fois sa vraie pensée, mais, l’heure glissant, il me poussa dehors en disant :

— Demain, mon enfant, je suis obligé d’aller au cours… J’ai encore quelques problèmes à revoir… Donc, assez de bavardages… Bonne nuit !

Je rentrai dans ma chambre. Inutile de dire que j’étais fort excitée.

La soirée était belle… Nuit de mai… D’autres que moi l’ont chantée. Je m’accoudai à la fenêtre et j’estimai que la plus belle nuit a toujours quelque chose de mystérieux que la clarté lunaire ne suffit pas à pallier. J’en ressentais à ce moment-là toute l’acuité. Je voyais les lumières du ciel, celles de notre cité, mais, entre elles, une obscurité stagnait, pleine d’ambiguïté. Pourtant, les étoiles projetaient leurs scintillements, et la lune, toute ronde, paraissait rire et inviter tous les mortels à l’imiter. Cependant, rien ne pouvait enlever de mon être le pressentiment qui me traversait. Je percevais du souci dans toutes les ombres qui se dessinaient partout.

Des larmes coulaient même de mes yeux sous cette obsession. Pourquoi me semblait-il, ce soir-là, que ma paix présente allait s’envoler et que de sombres journées allaient naître pour moi ?

Le lendemain, cependant, je m’éveillai sereine, après une nuit sans rêves.

Tous les « noirs » de la veille avaient disparu, et j’avais presque pris mon parti du mariage de Léo. Les aperçus de Vincent faisaient leur chemin et, sans même m’en douter, je subissais leur influence. Je ne vis pas Léo ce matin-là. Maman me dit qu’il était sorti de bonne heure pour enquêter dans les environs avec son « patron ».

Quant à Vincent, il se hâta de déjeuner pour se rendre à son cours, et comme, ce jour-là, j’avais une leçon de littérature et d’art, vers 10 heures, je me préparai à cet effet.

J’avais conservé de très bonnes relations avec Mlle Clarseil, professeur à la retraite. C’était une véritable amie pour moi. Elle raffolait des beautés antiques de Nîmes et elle m’apprenait à connaître en détail. À vrai dire, ayant toujours vécu dans ma ville natale, je n’appréciais pas son étonnante originalité. Il fallait que quelqu’un me la soulignât.

Mlle Clarseil possédait le don d’évocation. Non seulement elle situait les pierres et leur donnait une vie agissante, mais les personnages qui avaient utilisé ces murs se revêtaient de sentiments identiques à leur temps, et leurs costumes eux-mêmes, sous le verbe Mlle Clarseil, prenaient des couleurs chatoyantes.

Mon professeur habitait rue Saint-Costor. Tout en me rendant chez elle, je pensais à Vincent et à ses théories surprenantes. Mais j’avoue que sa façon si mûrie de s’exprimer me causait encore plus de surprise que ses réflexions mêmes. Je me sentais quelque peu bouleversée que l’on transigeât avec mes principes, car, jusqu’alors, la déférence peur la famille m’était sacrée. S’il plaisait à Vincent, à son tour, d’épouser la fille de notre laitier ? Je ne me représentais pas du tout maman entre les belles-mères de ses fils.

Je faillis même rire tout haut à cette idée, mais je refrénai cette velléité, d’autant plus qu’à un tournant de rue je me vis face à face avec l’inconnu de la veille.

Sottement, je rougis, et je me serais battue de honte. Il eut l’impudence de me saluer et de sourire. Saluer, passe encore, mais me sourire, comme s’il était une vieille connaissance !

Je le regardai de façon assez dédaigneuse. Il me plut moins encore que la veille. Il y avait dans son attitude une fanfaronnade que je jugeai déplacée.

10 heures sonnaient quand j’arrivai chez Mlle Clarseil.

— Monique, vous êtes un peu rose. Vous avez couru ?

— Pas du tout mais j’ai fait une rencontre…

— Ah ! Ah ! Émouvante, un flirt ?

— Oh ! non, c’est un jeune homme inconnu que j’ai vu hier pour la première fois.

— Il y a toujours une première fois.

— Il m’a adressé la parole avec un air de se moquer de moi.

— Dans la rue ? Et vous, élevée par une mère pas du tout moderne, vous ayez été effarouchée… Il n’y a pas de quoi ! Que vous a-t-il dit, si ce n’est pas indiscret ?

— Il m’a demandé sa route.

— C’est assez spirituel.

— Pourquoi spirituel ?

— Parce qu’il a eu le coup de foudre et qu’il est ainsi entré en matière. Il a voulu entendre le son de votre voix.

— Oh ! grande amie, vous avez de ces conclusions ! Il aurait pu s’y prendre autrement.

— C’est un moderne.

— Eh bien ! dans cette ville antique, ce n’est pas de mise. On doit avant tout se conformer au cadre où l’on vit.

— Vous êtes tout à fait rétrograde, mais vous êtes une brave petite fille, formée a l’ancienne mode. Cependant vous me tiendrez au courant des menées de ce rusé garçon.

— Soyez-en sûre !

Nous sortîmes. Le soleil de mai ruisselait dans la rue, mais j’étais fort occupée à regarder de tous côtés pour m’assurer que mon poursuivant ne se trouvait pas à proximité. Je ne vis personne et je fus soulagée.

Nous nous dirigeâmes vers la Maison Carrée, Mlle Clarseil voulait comparer une vieille médaille qu’elle avait ramassée dans un chantier en démolition avec une de celles qui composaient le médailler merveilleux du musée.

Peu à peu, l’atmosphère si pure agissait sur moi. Toute mon anxiété de la veille disparaissait devant la magie de Nîmes, si attirante.

Je me sentais une force neuve, et rien de difficile ne se dressait devant moi. Il me semblait que j’aurais tout résolu.

J’étais même pleine d’indulgence pour ma future belle-sœur, Berthe Durand !

Quand nous atteignîmes la Maison Carrée, l’inconnu y entrait.


II


Encore une fois lui ! Si j’avais été seule, je me serais enfuie, en un geste sans réflexion. Mais, ne pouvant prévenir ma compagne, je la suivis.

Il s’inclina devant nous, comme s’il nous attendait. Mlle Clarseil me regarda, escomptant sans doute une présentation, mais je passai rapidement devant cet intrus.

Quand nous fûmes un peu éloignées, elle demanda :

— Monique, est-ce le monsieur ?

— Oui, c’est le monsieur que je ne connais pas. Vous voyez, il me cherche, il m’épie… il veut me parler… Oh ! que c’est désagréable !

— Vous êtes dans une agitation ! Mais, ma pauvre chérie, c’est le tribut des femmes d’être distinguées par les messieurs ! Et celui-ci n’est pas si mal.

— Il me fait peur.

— Quel enfantillage ! Calmez-vous, et cherchons ce que nous venons voir.

Je n’avais plus le carreau libre. La présence proche de cet homme me causait un malaise. Cependant, j’aidai Mlle Clarseil à reconnaître sa médaille. Elle me semblait bien authentique et elle se promit de la faire expertiser.

Nous ne nous attardâmes pas. Dehors, je respirai à l’aise. Nous arpentions le boulevard Victor-Hugo d’un bon pas, quand ma grande amie me dit :

— Vous avez repris votre entrain et vous avez des ailes. Je suis tout essoufflée. Entrons un peu dans l’église Saint-Paul, nous y ferons une prière.

Quand nous en sortîmes, elle en fit le tour, me répétant pour la vingtième fois que Questel était un grand homme, que Flandrin était incomparable dans ses fresques, comme Maréchal dans ses vitraux.

Je ne l’entendais pas, dans ma frayeur de revoir devant moi l’indésirable suiveur.

Elle me devinait et riait en disant :

— Vous êtes extraordinaire ! Il y a des jeunes filles qui seraient ravies d’avoir fait une conquête, mais vous voici toute malheureuse…

— Je ne veux pas me marier.

— C’est entendu, mais vous ne pouvez pas empêcher que l’on vous remarque.

Nous reprîmes notre route silencieusement, puis Mlle Clarseil reprit :

— Pourquoi ne voulez-vous pas vous marier ?

Je lui répliquai que le mariage me paraissait un dur esclavage et que je ne tenais pas, par la suite, à être brimée par mes enfants.

Elle eut de nouveau un rire clair et me dit avec ironie :

— Vous êtes prévoyante.

Alors je lui racontai le projet de Léo, comme preuve d’appui. Elle m’écouta avec un sérieux plein de gravité et, quand j’eus terminé ma confidence, elle murmura :

— On dit beaucoup de bien de cette jeune fille. Je ne lui ai jamais parlé, mais je l’ai vue plusieurs fois… Elle est bien jolie, et je ne suis pas surprise que votre frère se soit épris d’elle.

— Serait-elle vingt fois plus belle, m’écriai-je, que mes parents auraient le même chagrin en songeant à la mésalliance de leur fils…

— Oh ! mésalliance, releva Mlle Clarseil, il faudrait savoir quelle est la généalogie des Durand pour employer un si grand mot. Il y a des familles déchues par des causes dont elles ne sont pas responsables, et qui sont de meilleure déchues que bien des mirliflores…

Je me tus, frappé par ces paroles qui ne manquaient pas de logique. Cependant, je n’étais pas très convaincue, parce que je m’attachais davantage au présent, dont les faits étaient précis, qu’aux hypothèses plus ou moins romancées : Léo se fiançait à la fille d’un concierge…

Je rentrai à la maison, assez excitée. Cela m’arrivait fréquemment parce que je prenais les choses avec ardeur. Et quand il s’agissait d’événements marquants, ce défaut devenait de la frénésie.

Je n’eus pas le loisir de m’appesantir sur mes pensées. Le déjeuner fut annoncé, et nous fûmes bientôt réunis tous les cinq à table.

Le visage soucieux, concentré, de papa m’alarma. Avait-il donc tant d’ennui de la décision de Léo ? En était-il affecté à ce point ? J’éprouvais beaucoup de difficulté à garder pour moi un sentiment qui me torturait, et, comme nous étions en famille, je ne pus me tenir de lancer :

— Papa…, qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas malade ? Je ne veux pas que tu sois malade…

J’avais un air si tourmenté que mon père réprima un tressaillement, et il répondit avec son bon sourire :

— Tu plaisantes, ma petite fille ; je me porte bien, mais tu sais qu’un travailleur a toujours des responsabilités. Cela va, cela vient… Demain je ne penserai plus aux soucis d’aujourd’hui.

Cette explication ne me tranquillisa point. Me figurant toujours que Léo était la cause de cet état, je dis avec amertume :

— Les enfants sont coupables de la fin prématurée de leurs parents par tous les ennuis qu’ils leur donnent.

— Que vas-tu t’imaginer là ! s’écria papa presque gaiement. Aucun de mes enfants ne jette une ombre sur ma vie…

J’étais déconfite. Je visais Léo, pour lequel je ressentais subitement quelque rancune. Alors pourquoi papa était-il si absorbé depuis un certain temps ? Je réfléchissais, penchant la tête sur mon assiette. Le déjeuner se termina d’une manière assez silencieuse, et quand maman se leva de table et que nous l’imitâmes, papa nous dit :

— Mes enfants, venez avec moi dans mon cabinet, où l’on nous servira notre café… Je vais vous éclairer sur mes préoccupations…

J’eus un mouvement pour m’écrier : « Enfin ! » mais je restai muette.

Quand nous fûmes assis, notre père, après avoir vidé sa tasse, commença :

— Vous savez que chaque métier comporte ses revers. Dans ma profession, j’ai affaire à des entrepreneurs plus ou moins pressés de réaliser une fortune. En général, ces messieurs nous présentent des devis pour les travaux que nous avons à leur commander pour l’État. Je n’ai eu qu’à me louer de la courtoisie et de la conscience professionnelle de ceux de la ville. Il s’en est présenté un, venant de je ne sais où… Il m’a offert un pot de vin pour que je le choisisse pour la réfection d’un monument. J’ai refusé, comme vous pouvez le supposer… De ce fait, il a conçu un ressentiment qui a été jusqu’à la menace. J’ose espérer que le chantage s’arrêtera là. Ce triste monsieur s’appelle Galichet. J’ai donc un ennemi, et cela me peine.

Papa se tut, et je lui sautai au cou. C’était dans mes manières.

— Papa, comment peux-tu, toi, avoir un ennemi ? Cet homme est fou…

— Ah ! l’intérêt, ma petite fille, puis la susceptibilité. Ce monsieur a cru remporter la victoire, et son amour-propre a été blessé. De plus, la confusion de m’avoir offert une somme d’argent a augmenté cette blessure. Il a nui complètement à sa cause… En général, j’examine consciencieusement ce que l’on me soumet, mais, là, j’ai dû briser sur l’heure. C’est pourquoi vous m’avez vu, ces jours-ci, un peu absorbé… J’étais désolé, je l’avoue, d’avoir à rompre ferme ces pourparlers, mais mon devoir me le commandait

Léo dit :

— C’était forcé.

Vincent s’écria :

— Il faut toujours combattre, se défendre, montrer les dents !…

Un autre jour, j’aurais ri des paroles de mon jeune frère. Ce n’était pas du tout son genre de « montrer les dents », mais depuis que j’avais eu cet entretien avec lui, la veille, je le croyais capable de toutes les sagesses.

— Moi, m’écriai-je avec indignation, je ne puis comprendre qu’on t’en veuille pour une chose aussi juste ! Ce monsieur se doutait bien que tu ne pouvais accepter. Qu’il t’offre une prime pour que tu le choisisses pour ces travaux à effectuer, c’était un risque à courir, mais qu’il te menace à cause de ton refus, ça, c’est inouï.

— Je vois avec plaisir que tu ne t’es pas encore mesurée avec la vindicte humaine, et je t’en félicite, me dit papa. Il y a des caractères qui ne supportent pas qu’on les juge dans leurs faiblesses, aussi indéniables soient-elles, et qui poursuivent alors un but, c’est-à-dire une vengeance, en s’acharnant à découvrir une faiblesse chez celui qu’ils veulent perdre.

— Perdre ! criai-je, comme si on m’étranglait.

— Ou, tout au moins, tourmenter et gêner, atténua papa.

Léo intervint :

— La colère d’un homme peut tomber… La réflexion adoucit souvent la violence.

— La vengeance est aussi un plat qui se mange froid, ajouta Vincent.

Nous nous séparâmes pour aller chacun à nos affaires. Mais cette révélation me rendait songeuse. Maintenant, j’eusse préféré que le souci de papa provînt du projet de Léo. Cette histoire de mariage me semblait moins grave.

J’avais besoin de me secouer, cette après-midi-là, non en allant voir une amie, mais en restant seule. Il me fallait la solitude pour réfléchir à ces choses graves qui survenaient soudainement.

J’aimais les jardins, et qu’est-ce qui serait plus reposant pour moi qu’une halte dans le jardin de La Fontaine ?

Il me semblait que cette oasis m’appartenait tellement je m’y sentais chez moi. Je ne me lassais pas d’en admirer les essences d’arbres, les statues, les élégants ornements et les harmonieuses dispositions. Il y avait notamment à gauche d’une des entrées, un bosquet qui me plaisait particulièrement.

Plus nombreux que n’importe quel autre, j’y savourais mieux le calme. La verdure y possédait une fraîcheur revivifiante.

C’est vers ce point que je me lançai, en avançant cependant avec une certaine nonchalance.

Peu à peu, les ombres de mon esprit s’enfuyaient, à mesure que je contemplais les statues délicates devant lesquelles je passais. La paix s’emparait de moi. Je respirais l’air si salubre, en admirant les touches nuancées du soleil qui, dans cette ville, est plus doux que partout ailleurs.

On dirait que non seulement il aime l’antique cité, mais encore qu’il la ménage, afin de la conserver dans son originalité. Ses rayons caressants glissaient légèrement sur les faîtes des palmiers ou à travers les platanes. Ils se jouaient sur le miroir de la source de Némausus, alors qu’un peu plus loin les pins maritimes et les pins parasols balançaient leurs branches sous un souffle à peine sensible.

Je m’assis, engourdie par la douceur de cette atmosphère. J’étais sans pensée, comme si un charme m’envahissait. Je fermai les yeux, afin de m’isoler plus complètement encore, pour savourer la plénitude de calme qui me transportait.

Une voix résonna près de moi, secouant ma léthargie :

— Mademoiselle…

J’ouvris des yeux effarés, et je me levai précipitamment en reconnaissant le jeune homme de l’avant-veille et du matin.

Je fus prise de fureur, maîtrisée à grand’peine.

— Enfin, Monsieur, que me voulez-vous ?

Mes yeux devaient lancer des éclairs parce que mon interlocuteur eut un recul. Cependant, cette terreur affectée ne dura pas, et il dit :

— Permettez-moi de vous parler durant quelques secondes.

— Je ne veux rien entendre.

— Il s’agit de la tranquillité de votre famille.

Ce fut jeté avec une telle force que l’angoisse remplaça ma colère, et, avec l’impulsion qui est mon défaut, ou peut-être ma qualité, je demandai :

— De quoi est-il question, mon Dieu ?

Le jeune homme se rapprocha. Je ne pensais plus à l’étrangeté de la rencontre, mais je comprenais que depuis trois jours il cherchait cet entretien.

Qu’allait-il m’apprendre ? Un nuage flottait devant ma vie et j’échafaudais des hypothèses. Je pensais qu’il était peut-être parent de Berthe Durand et qu’il voulait me demander d’intercéder en faveur de cette jeune fille.

Ce fut tout autre chose.

— Sans doute ignorez-vous, Mademoiselle, que Monsieur votre père s’est créé un ennemi dans la personne de mon oncle ?

— Seigneur ! murmurai-je en serrant mes mains crispées l’une contre l’autre.

Je n’osais plus regarder cet homme, tellement je craignais qu’il devinât l’horreur que je ressentais.

Il continua :

— Mon oncle est très vindicatif. Il emploiera tous les moyens pour nuire à votre père, parce qu’il ne lui pardonnera pas de lui avoir fait manquer une affaire.

Je criai :

— Un fonctionnaire n’a pas le droit de recevoir un pot de vin, et votre oncle en a offert un à mon père !

— Ah ! vous êtes au courant, souligna-t-il, sardonique.

Je baissai les paupières. J’étais folle d’épouvante. Alors que je croyais avoir conquis un peu de paix, le souci venait me rattraper dans ce beau jardin.

Je murmurai faiblement :

— Pourquoi me parlez-vous de ces choses ?

Le jeune homme me regarda fixement, et je détestai l’expression de son regard. Mon imagination me fit croire qu’il voulait fasciner un pigeon. Il dit lentement :

— Je cherche à tempérer la rancune de mon oncle…

Ces mots entrèrent dans mon corps comme des flèches. Ils paraissaient me faire entendre que l’ennemi de papa se livrerait à des procédés cruels pour entraver sa carrière, et je frissonnais à cette perspective.

Je l’ai déjà dévoilé, j’aimais ma famille avec feu.

J’aurais voulu que le chemin fût uni devant mes parents, et, en apprenant que mon cher papa, si travailleur, si scrupuleux, était visé par cet homme si malhonnête, une terreur s’empara de moi.

Que faire ? Tous les sacrifices me paraissaient faciles et les héroïsmes simples. À tout prix, je voulais épargner à mon père le danger qui le menaçait dans les années finissantes de sa carrière.

Je le voyais de nouveau malade, succombant sous la haine d’un ennemi irréductible. Non, je ne supporterai pas cela ! De toutes mes forces, je repoussais ce tableau atroce. Je désirais pour mon cher père une fin de vie souriante, et non une lutte sournoise où son énergie s’userait.

Mon cœur battait si fort qu’il me semblait qu’une cloche s’agitait dans ma poitrine. J’en sentais tous les coups avec violence, et je ne savais pas comment je parvenais à ne pas tomber. Les larmes me montaient aux yeux, mais je me défendais de pleurer. Tous ces efforts augmentaient ma nervosité, qui se traduisit par un accent plus sec. Je répétai, comme une hallucinée :

— Vous savez que votre oncle a gâté sa cause en proposant à mon père une chose impossible ?

— Je le sais, mon oncle n’a pas réfléchi, mais c’est un homme qui n’aime pas avoir tort, et il cherchera, jusqu’à ce qu’il la trouve, la paille sur laquelle votre père glissera.

J’étais trop jeune et trop peu expérimentée pour percevoir l’exagération de ces paroles. L’épouvante m’encerclait. Tout le passé si beau de papa, qui était sa défense et sa force, ne m’apparaissait plus que comme négligeable, je n’envisageais plus que la chute. Je ne m’imaginais pas comment elle pourrait se produire, il me suffisait de la craindre.

Je tremblais. L’inconnu s’aperçut de mon trouble, et sa voix changea pour murmurer :

— Je suis désolé, Mademoiselle, de vous initier à de telles laideurs.

Cette phrase qui, je le crois, s’inspirait de pitié pour moi, n’augmenta pas ma sympathie pour lui. Je me vis humiliée, et mon aversion égalait mon désespoir.

Une seule idée grandissait en moi : cacher ces faits à mon entourage, afin de ne pas la tourmenter. En les révélant, j’avais peur d’attirer la colère de cet entrepreneur.

Je répliquai, non sans amertume :

— Je ne suis pas surprise de me heurter à de tels sentiments, mais épiloguer sur ces tristesses ne sert à rien. Ce qu’il faut, c’est y remédier, et je ferai tout pour préserver mon père de l’animosité de votre oncle.

Une lueur brilla dans les yeux de mon interlocuteur.

Je crus même surprendre un sourire sur ses lèvres, mais mon agitation était si grande que je ne pouvais rien affirmer.

— Vous aimez beaucoup votre père, Mademoiselle, me dit-il d’une voix qui cherchait à être émue.

— Oh ! plus que moi-même ! ripostai-je avec feu. Mes parents sont si bons… Rien ne me coûtera pour les préserver d’une douleur…

Je m’exprimai avec l’exaltation d’une affection filiale que l’on mettait au défi. J’étais d’une imprudence attendrissante.

J’entendis l’inconnu me murmurer :

— Nous pourrions nous associer pour parer au désastre…

Que signifiait ces mots ? Je le regardais sans comprendre.

Nous associer ? Quel serait mon rôle ? Je ne voyais pas le moyen d’intervenir. Devais-je supplier ? J’eus une révolte en évoquant cette scène future, mais je me roidis contre ce mouvement d’orgueil et je demandai :

— Je ne comprends pas très bien ce que vous entendez par là. Serait-il nécessaire que j’aille implorer votre oncle ? Se rendra-t-il à la raison sentimentale d’une enfant qui voudrait la tranquillité pour son père ?

— Je ne sais pas trop, murmura-t-il, embarrassé.

J’étais désarçonnée et je me demandais de nouveau quelle serait ma tâche dans cette association. Cet entretien commençait à me peser. Fort heureusement, nous étions seuls sous ces ombrages, dont je ne goûtais plus le charme. Le jardin magique perdait de son prestige. Maintenant il s’entacherait pour moi d’un souvenir plein d’épouvante.

— Pourtant, insistai-je, vous avez quelque chose de sérieux à me soumettre ? J’ai remarqué que vous étiez souvent sur ma route, et je devine maintenant que vous guettiez une circonstance propice pour avoir cette conversation.

— Eh bien ! je parlerai ! s’écria-t-il avec force, comme si une résolution subite le poussait. Vous avez bien compris… Il y a quelques semaines déjà que j’essaye de vous joindre. Je vous ai suivie sans que vous vous en doutiez, et, un jour, je n’ai pu me retenir de vous aborder, pour voir votre regard en face de moi.

— Monsieur !

J’avais prononcé ce mot d’une façon si exaspérée, si violente, que l’on pouvait aisément entendre :

— Taisez-vous !

Cet inconnu me terrifiait. Tout à coup, j’éprouvais une aversion grandissante pour lui, et le désir de fuir m’envahit. Mais j’étais dans un jardin que des promeneurs parcouraient et je ne pouvais me donner en spectacle. Je craignais le scandale, j’attachais de l’importance à l’opinion, c’est pourquoi, dans mon affreuse impression de solitude morale, je ne me sauvai pas. Je remarquai aussi que mon compagnon eût désiré attirer l’attention sur nous.

— Ne soyez pas indignée… Vous devez savoir que l’amour est un maître et que, si je parle ainsi, c’est que je suis sous l’empire de votre beauté.

C’étaient les premières paroles d’amour que j’entendais, et elles me glacèrent. Je pensais parfois à une tendresse partagée, moi qui affirmait ne pas vouloir me marier, mais c’était justement parce que je rêvais d’une affection si haute qu’elle me semblait impossible à rencontrer.

Les paroles que je percevais là n’entraient pas dans mon cœur. C’était sans doute parce que je ne les dédirais pas qu’elles me choquaient.

Je restais suffoquée par la surprise et je cherchais une phrase pour arrêter l’impudence de cet homme. J’ignorais encore qu’une femme traite d’impudent celui qu’elle n’aime pas et que, de la part de celui qu’elle aime, les mêmes paroles découvrent un horizon de bonheur.

Je parvins à bégayer :

— Je ne veux plus rien écouter… Votre… votre attitude est inadmissible.

— Oh ! Mademoiselle, ne serez-vous pas indulgente pour un homme subjugué par votre charme ?

Je reprenais ma présence d’esprit, et, d’un ton hautain, je répétai :

— Monsieur, ne persistez pas dans cette conduite, elle est très incorrecte et me déplaît beaucoup…

Son visage changea subitement. De suppliant, il m’apparut dur, cruel. Ses yeux brillaient comme de la braise, et sa bouche, dans un rictus qui m’effraya, prononça :

— Est-ce donc le sort de mon oncle et le mien d’être joués par Mlle Carade et son père ? Vous le regretterez, vous aussi, de faire fi de mon amour…

Rapide comme un éclair, mon esprit perçut le piège. Deux vengeances aboutiraient par mon manque de clairvoyance. Moi qui pensais tant aux chers miens, en me disant qu’aucun sacrifice ne m’aurait coûté, je venais de la trahir.

Je faillis m’évanouir de terreur en découvrant la réalité. Cet homme me proposait un marché, et je me jugeais soudain responsable et assez forte pour traiter. Il ne me venait pas une minute à l’idée que je devais révéler ces circonstances à ma famille. Je ne songeais qu’à la situation de mon père et aux moyens de le libérer de cet ennemi. Une fille doit se montrer héroïque pour sauver un père qui a toute son affection. J’évoquai papa, le front clair, se livrant avec joie à ses problèmes quotidiens.

Ces réflexions me furent suggérées en quelques secondes. Mon parti fut pris après un encouragement mental, au cours duquel j’offris ce sacrifice à mes parents, tout en invoquant l’aide de Dieu. J’estimais qu’ils auraient déjà une épreuve au-dessus de leurs forces avec le mariage de Léo.

Je dis à mon tortionnaire :

— Monsieur, ne voyez pas dans mes paroles une animosité systématique. Il m’est permis d’être bouleversée en entendant des propos qui me sont exprimés pour la première fois. Je suppose que vous paroles sont le prélude d’une demande en mariage… Veuillez croire que j’y suis sensible, mais je voudrais un sursis pour y répondre.

Je remarquai que le visage du jeune homme se détendait dans un sourire triomphant. Je l’eusse aimé, que mon cœur eût été attendri par la joie que je donnais, mais, décidément, je ne me découvrais qu’une antipathie grandissante pour ce bellâtre qui m’acculait à une solution qui m’outrageait.

Mon esprit oscillait dans un dilemme désespéré : ou épouser cet homme et assurer la paix de mon père ou le repousser et appeler sur la tête des miens une masse de calamités.

— Je vous remercie, je serai votre esclave ! s’écria-t-il avec force.

Il y eut un silence qui me parut assez pénible, puis il reprit, sur un ton de commandement qui ne cadrait pas avec la phrase qu’il venait de me dire :

— Quand vous reverrai-je ? Vous comprenez mon impatience, n’est-ce pas ? Il y a si longtemps que j’attends ce moment ! Vous verrez que le bonheur vous sourira… Et surtout, soyez rassuré pour M. Carade. Mon oncle, se montra brave homme, et, pour me faire plaisir, il cessera d’être hostile envers un ingénieur apprécié…

Il me fallait écouter ces phrases ! Le bonheur qui serait le nôtre, à cet être et à moi ! Dieu juste ! Et ce traité entre nous, ce pacte qui donnerait la tranquillité à mon père contre le don de ma main… Je pouvais entendre ces choses affreuses sans gifler ce maître-chanteur ! J’étais enserrée dans un filet.

Je pus balbutier :

— Je serai contente que votre oncle oublie cet incident malencontreux. Mon père est à ménager, et voir une ombre sur son front me jette dans l’angoisse.

Il rit légèrement en disant :

— Vous êtes jeune… On voit que la vie ne vous a offert que des roses…

Ah ! Dieu, je sentais une fameuse épine dans mon cœur, et si l’existence, jusqu’alors, m’avait gâtée, elle se rattrapait aujourd’hui.

Brusquement, je m’exclamai :

— Il est tard, Monsieur, je dois rentrer !

— Quand vous reverrai-je ?

J’étais acculée à une réponse ferme. Je ne sus pourquoi, je spécifiai sans amabilité :

— Si vous le voulez, exactement dans huit jours, à la Tourmagne.

— Huit jours ! s’écria-t-il.

— Ce n’est pas trop pour une décision définitive…

— Vous avez raison, mais cela me semblera long… Il est vrai que je puis avoir la chance de vous rencontrer.

Cette phrase fut accentuée par un rire cavalier qui me déplut profondément.

Je repris sèchement :

— Vous me feriez le plus grand plaisir en cessant cette poursuite. Elle m’est très désagréable. Nous sommes connus dans la ville, et je ne veux pas de tache sur ma réputation. Il est déjà suffisant que je vous ai laissé me parler aussi longtemps.

Il comprit sans doute qu’il me devait quelques égards, parce qu’il répliqua en me regardant fixement, comme s’il voulait sceller une promesse :

— Vous avez ma parole, j’ai la vôtre, et je ne vous guetterai plus. Je serai à la Tourmagne mercredi, à 15 heures.

— C’est entendu ! acquiesçai-je, heureuse d’être délivrée de sa présence.

Sans plus attendre, je le quittai, évitant de lui serrer la main, alors que, contrairement à tous les usages, il me la tendait, non sans une certaine timidité.

Ah ! comme je me pressais ! Il me semblait qu’à mesure que je m’éloignais hors de cette présence, le malheur se détachait de moi. Cependant, je ne parvenais pas encore à soupeser mes idées selon leur importance.

Sur ce quai de La Fontaine que je longeais, je ne voyais rien, ni passants, ni maisons. Je ne mesurais pas plus le temps que les trajets, et je me croyais dans un désert.

Je parvins dans la rue des Lombards. Ordinairement, le retour à la maison me causait un bien-être. Je retrouvais le nid, l’affection, la sécurité. Cette fois, j’y rentrais avec un malaise intolérable, parce que, brutalement, je venais de comprendre que je m’étais liée pour la vie, à l’insu de ceux que j’aimais si ardemment. Ma mère n’était pas là, et j’allai dans ma chambre. Un désarroi m’anéantissait. Je me demandais si c’était bien moi qui vivais là, moi qui venais de prendre cette décision effarante. Mon amour filial commandait-il cet héroïsme ?

Alors, le visage de papa se posait devant moi, douloureux, et cette évocation me rendait folle. Je le voyais humilié par quelque erreur dans ses calculs. Il avait connu un de ses collègues tombé mort à la suite d’une faute dans la résistance des matériaux, et cette pensée m’obsédait. Ce monsieur avait une maladie de cœur, c’est entendu, mais il aurait pu vivre encore longtemps sans cette émotion.

Mon imagination accumulait les tableaux les plus noirs, et devant eux je voyais toujours les traits ravagés de mon cher père, se défendant contre la catastrophe d’un pont croulant.

Et j’accusais Galiret, introduisant quelque malfaçon dans les éléments de construction ! Je ne songeais pas à ce que la « folle du logis » avait de déréglé.

L’épouvante me conduisait. Je me traitais de fille dénaturée en pensant que je pouvais refuser les conditions du neveu de M. Galiret !

Je désirais donc la mort de mon père, dont le cœur était fragile ? Que l’on me comprenne, oh ! que l’on me comprenne !

Une question se posait : devais-je tout avouer à ma mère ?

Pouvais-je lui expliquer que la situation de papa était en jeu ? Je savais par avance quel cri de détresse elle aurait, et je devais la préserver de cette douleur.

Puis elle ne pourrait se retenir de mettre mon père au courant. Il irait alors trouver ces messieurs pour les accuser de jouer avec le cœur d’une jeune fille. L’hostilité ne ferait que s’accroître, et j’aurais causé plus de mal que de bien. Non, il fallait accepter le sacrifice jusqu’à la lie et subir ma destinée.

Et je me répétais les paroles du docteur :

« Surtout, pas de soucis, pas d’émotion… Sa santé est à ce prix. » Mon devoir était donc tracé. Maintenant, je me sentais forte. Il n’était plus question de me confier à qui que ce fût, de crainte de recevoir un conseil contraire à la marche des événements. Je savais que je ne pouvais passer outre. Je n’avais plus qu’à m’abandonner à Dieu et à me remettre complètement entre ses mains.

Après ces moments de prostration, je ne tenais plus en place. J’allais et venais entre ces quatre murs, où j’étouffais.

Un mari ! J’allais avoir un mari sans l’avoir voulu ! À coup sûr, je rêvais. Non, j’avais conclu un marché, un odieux marché. Je troquais ma vie, ma simple vie, contre la tranquillité de mon père.

Et moi qui trouvais lamentable le futur mariage de Léo, je jugeais maintenant qu’il était des plus parfaits. C’était une belle union d’amour, dans laquelle il n’entrait aucune condition draconienne.

Les Durand étaient des gens estimés de tous, tandis que M. Galiret et son neveu vivaient de pots-de-vin et de chantage.

Voilà le milieu dans lequel j’allais évoluer, et je pressentais que ces menaces me suivraient toute mon existence. Sitôt que je n’obéirais pas à quelque ordre, j’entendrais : « Je ferai sauter votre père, cela me sera bien facile. » Horreur ! Et je plierai… Seigneur, secourez-moi !

Mais à quoi bon ces regrets inutiles ?

Je fus arrachée à ces pensées de cauchemar par l’animation qui commençait dans la maison. J’entendis Vincent qui rentrait dans sa chambre, puis ce fut Léo.

Enfin, la voix de maman résonna, se rapprocha de ma chambre, pour demander, en entr’ouvrant ma porte :

— Tu es là, Monique ?

— Oui, maman.

— Qui as-tu vu ?

— Jeanne Quirel.

— Sa mère va mieux ?

— Toujours un peu de fièvre…

— Pauvre femme ! J’irai la voir…

— Attends encore un peu, pour ne pas la fatiguer…

Maman me quitta. C’est ainsi que je débutai dans le mensonge, afin de cacher l’affreuse vérité…


III


Le lendemain de cette journée si mémorable pour moi, Léo dit, le soir, après dîner :

— Mes chers parents, j’ai à vous présenter ma cause… J’ai le désir de me marier…

— Ah ! s’écria maman, avec un visage illuminé.

C’était un souhait latent chez maman de voir son fils s’établir.

Elle attendait que Léo continuât, et, voyant son hésitation, elle remarqua seulement son visage grave, et ses traits se crispèrent un peu.

Il se décida :

— Celle que j’ai choisie ne correspond peut-être pas au rêve que vous avez formé pour moi, mais elle me plaît, et je ne puis envisager le mariage avec une autre… Son nom est Berthe Durand.

Nous nous étions donc trompés, Vincent et moi, notre frère n’avait pas encore fait part de ses projets, et la discussion que j’avais entendue se limitait sans doute à une question de métier.

Maman s’écria :

— La fille du concierge Durand ?

— Elle-même.

— Ce sont d’honnêtes gens, dit papa.

Il y eut un silence. Vincent, qui fumait une cigarette avec la force d’une machine à vapeur, regardait nos parents. Maman avait une moue de déception et papa restait songeur.

Maman reprit enfin :

— Ce mariage ne nous fera pas beaucoup d’honneur, bien que cette jeune fille ait une réputation parfaite.

— N’est-ce pas l’essentiel ? prononça Léo.

— Où l’as-tu connue ? demanda papa.

— Chez mon ami Lorbel. Sa mère réunit les jeunes filles qui chantent dans les chœurs à la cathédrale. Elle a remarqué la voix de Berthe Durand. Elle s’y est intéressée et lui donne quelques leçons. Il faut croire que cette voix m’a particulièrement ému, puisque je me suis épris de celle qui la possédait…

Il y eut encore un silence, puis maman murmura :

Mme Lorbel a été bien imprudente…

— Pourquoi ?

— Elle n’aurait pas dû inviter cette jeune fille en même temps que ses fils et les amis de ceux-ci.

— Je n’ai pas été invité spécialement pour l’entendre, mais j’entre parfois chez Lorbel quand nous avons un point de droit à discuter ensemble. Il s’est trouvé qu’un jour Mlle Durand chantait…

— Je regrette que Maxime de Lorbel n’en soit pas tombé amoureux en tes lieu et place.

— Cela m’eût désespéré, prononça Léo gravement.

Maman le regarda et comprit que le sentiment de son fils était profond.

— Cette jeune fille sait-elle que tu l’aimes ? demanda papa.

— Je lui ai fait comprendre…

Maman agita ses mains nerveusement.

— Comme tu as été rapide, mon enfant ! murmura-t-elle.

— Ma chère maman, il survient une minute où un cœur plein déborde… Comment peut-on empêcher cela ? Nous sommes allés juger de l’acoustique d’une chapelle ; en sortant, je me suis trouvé seul avec Berthe. Elle avait chanté de façon si émouvante que mon admiration a fait jaillir mon aveu.

Vincent me regarda pour me rappeler qu’il m’avait fait une théorie à ce sujet.

— Je ne connais pas cette jeune fille, reprit papa, mais je sais qu’elle est douée de bien des qualités.

— Elle est très réservée et fort simple…

— Pourvu qu’elle soit une bonne épouse pour toi et une bonne enfant pour nous, soupira ma mère.

— Elle le sera, assura vivement Léo.

Maman reprit tout de suite après ces paroles :

— J’aurais voulu que tes fiançailles eussent lieu autrement. Une jeune fille de nos relations que tu aurais remarquée et que nous aurions appréciée à travers ses parents… Puis, tous, enchantés de voir une sympathie naître, nous aurions applaudi à votre accord…

Je frémis. Que dirait ma mère, quand, un de ces soirs je déclarerais : « Moi aussi je suis fiancée avec… »

Ma phrase s’arrêta là. Je ne savais pas encore comment s’appelait mon futur mari ! Chaque fois que je voulais prononcer ce nom, exécré avant d’être connu, j’étais prise par mon ignorance.

J’entendis Léo qui demandait :

— Vous me permettez de vous présenter Mlle Durand ?

Il y eut un petit silence. Nous pénétrions dans la réalité et, avant de nous y enfoncer, nous éprouvions le besoin d’un recueillement.

Puis maman murmura, d’une voix tremblante :

— Mais oui, mon fils, il sera réservé le meilleur accueil à celle que tu as élue…

— Merci, maman…

— J’aurai une demande officielle à formuler ? s’enquit papa.

— Je ne sais si ce protocole sera obligatoire, je présume qu’une conversation entre M. Durand et toi serait correcte pour montrer que vous ratifiez mon choix.

— Je m’y conformerai dès que tu le jugeras nécessaire.

Nous restâmes encore une fois sans parler. Je n’avais pu placer un mot. Il me semblait de nouveau que ce qui se passait appartenait au rêve. Je me susbstituais à Léo, et je me voyais remplissant le même rôle auprès de mes parents.

Vincent lança, de sa voix gaie :

— Ce sera amusant d’avoir une belle-sœur ! Elle me plaît beaucoup, Berthe Durand ! D’abord, elle est jolie, pas le genre de Monique, non, mais aussi bien…

Je rougis, tandis que maman, mécontente, disait :

— Vincent, ne raconte pas de sornettes…

Je me demandais si maman était fâchée de ce que mon frère me comparât à Berthe, ou simplement parce qu’elle craignait que cet éloge ne me rendît vaine.

Mon visage ne m’agréait pas et je n’en tirais aucune vanité. Je trouvais stupide d’avoir des yeux verts et une chevelure châtain. Quant à Berthe Durand, je savais qu’elle avait des cheveux blonds ondés, avec des yeux bruns magnifiques. Je l’avais aperçue d’un peu loin, sans penser alors qu’elle deviendrait ma belle-sœur.

La soirée fut assez morne. Chacun se livrait à ses réflexions sans oser les exprimer. Maman surtout semblait retenir des questions.

Léo, lui, portait un visage souriant. Il était débarrassé de l’aveu pénible et il se laissait aller au bonheur. Papa restait grave, mais avec sérénité, et je ne pouvais m’empêcher de le contempler avec émotion. C’était pour lui que je me sacrifiais. Je me félicitais presque de ma décision en songeant à l’union que Léo allait conclure. Si mon père, par-dessus cette déception, avait subi un malheur de carrière, c’eût été par trop cruel.

Je pensais que ma vie comptait peu à côté de la tranquillité de mes père et mère. Ce soir-là, j’étais enflammée d’ardeur à l’idée de mon héroïsme.

Le lendemain et les jours suivants, je n’avais plus le même courage. Je jugeais que le temps glissait d’une façon vertigineuse, et j’aurais voulu suspendre son cours. L’échéance se précipitait au-devant de moi et j’avais la sensation de voir un torrent dévalant à grands flots vers ma personne.

Mon agitation ne me laissait aucun répit. Je ne pouvais rester en repos et j’étonnais maman par la fébrilité de mes gestes et par le besoin d’air que je manifestais sans arrêt.

— Tu n’as pas de commissions à me donner, maman ?

— Non… Tu veux encore sortir ?

— Oui, en ce moment, j’étouffe dans la maison… J’ai des fourmis dans les jambes, je voudrais danser, peut-être même boxer.

Que ces plaisanteries me coûtaient ! Mais il fallait bien cacher mon jeu.

Par éclairs, dans l’intensité de mon désespoir, j’étais résolue à refuser nettement la prétention du neveu Galiret. Tout me devenait indifférent hors ce mariage imposé, mais soudain ce que je croyais de mon devoir se présentait à mes yeux, et de nouveau j’étais prête pour l’immolation.

Aucun mot n’était assez significatif, ni assez pompeux pour qualifier le destin qui m’était réservé.

Je regrettais que Léo fût fiancé. Il me semblait que j’aurais pu lui raconter ma terrible position, mais je constatais qu’il n’était plus du tout au présent.

Depuis l’aveu qu’il avait fait de ses fiançailles, ce n’était plus le même homme. Il n’appartenait plus au monde réel, et on voyait clairement que les questions qu’on lui posait passaient son entendement.

Si je lui avais parlé de mes ennuis, je me figure qu’il les aurait jugés sans importance. Il aurait ri, de ce rire nouveau qui partait d’une âme heureuse, et j’eusse entendu :

— Envoie promener ce garçon ! Papa n’en aura aucun ennui ! Tu penses bien qu’on ne peut pas faire sauter le pont du Gard comme un fétu de paille.

Cette réponse ne m’eut certainement pas satisfaite. J’aurais riposté qu’il manquait de réflexion, mais pouvais-je exiger qu’il interrompît son rêve pour s’occuper de moi ?

Je connaissais les menaces de l’oncle et du neveu. Elles n’étaient pas un mythe, puisque papa nous les avait révélées. De plus, j’avais vu les yeux de mon prétendant, dans lesquels une lueur méchante s’allumait à tout moment. Sa voix sèche et impitoyable résonnait encore à mes oreilles, et je pressentais que les paroles de ces deux hommes n’étaient pas vaines.

Ils avaient besoin d’enlever des affaires, d’étayer leur ambition, de parvenir à un degré supérieur de la hiérarchie sociale, et ils avaient comploté que l’appui de papa leur serait acquis si le neveu devenait son gendre.

Je devinais le plan, mais l’exposer à Léo en ce moment était inutile.

À Mlle Clarseil je ne pouvais rien confier parce qu’elle m’aimait bien et qu’elle frémirait à la pensée de me savoir malheureuse. Elle qualifierait mon dévouement d’absurde, me conjurerait de ne pas m’y abandonner et courrait chez ma mère pour la prévenir de ma folie.

Et cela il ne le fallait à aucun prix.

Cependant, ce jour-là, j’allai chez elle pour changer mes idées. Elle saurait trouver une promenade intéressante pour occuper mon imagination.

Elle me salua d’un enthousiaste :

— Bonjour, ma petite fille !

— Chère grande amie, je ne vous dérange pas ?

— Jamais, mon enfant… Vous venez pour vous promener ?… Je sortais justement.

— Une visite à des pierres ?

— Oui, au temple de Diane.

— Ah ! qu’est-ce que vous allez voir là ?… Il n’y a presque plus rien.

— Pour les esprits curieux, il y a toujours quelque chose… J’aime les vieilles pierres, et je suis toujours peinée, quand j’examine cette construction, de voir combien elle est malmenée par le temps… Savez-vous qu’elle était peut-être plus élégante que la Maison-Carrée ? Oh ! ce style grec, quelle merveille ! Quand je vais voir ce temple de Diane, je le reconstitue en imagination et je suis ravie de mon œuvre.

— Combien vous êtes amusante !

— Tant mieux, mon enfant…

Nous sortîmes. D’un pas cadencé, nous allions, comme si nous partions vers quelque conquête nécessaire. Quand nous parvînmes au jardin, mon amie me dit :

— Par quelle porte entrons-nous ?

Avec une vivacité qui contenait de la terreur, je répondis :

— Il faut vraiment voir le temple de Diane ?

Elle s’arrêta pour me regarder :

— Vous n’aimez plus votre cher jardin ?

Je cherchai une réponse plausible et je trouvai celle-ci :

— J’y suis venue il y a quelques jours et je souffrais d’un tel mal de tête qu’il me semble qu’il va me reprendre soudain…

— C’est un effet nerveux, dit paisiblement ma compagne. Entrons tout de même.

Bonne grande amie ! Je m’en voulais de la tromper, mais ce jardin me donnait de l’effroi. Quand je songeais que là s’était décidée ma vie, alors se déclenchait de l’aversion pour cet endroit tant aimé. Je le rendais responsable de ma destinée. Ces palmiers, dont le bouquet paraissait me narguer, ces allées ombreuses qui invitaient aux confidences et dont je ne ferais jamais usage, ces statues qui avaient entendu les déclarations du neveu Galiret, tout m’apportait un malaise dont je ne me libérais pas. Fut-ce par télépathie ? Alors que je broyais du noir parmi ces affreux souvenirs, mon amie me demanda :

— À propos, et ce jeune homme que vous avez rencontré, l’avez-vous revu ?

Je tressaillis, heurtée par la question. Je m’essayai à un calme indifférent pour répondre :

— Non, je ne l’ai plus revu…

J’espérais avoir bien menti. Mlle Clarseil reprit :

— Je suppose que ce petit incident ne vous préoccupe plus ?

— Oh ! non…

— Je vous trouve encore absorbée…

Moi qui croyais bien tenir mon rôle, je ripostai :

— Je le suis, en effet…

— Ah ! Et ce n’est pas indiscret de vous demander pourquoi, petite chérie ?

— Léo a annoncé ses fiançailles à nos parents.

— Ainsi, cette nouvelle se confirme ? Que dit votre famille ?

— Maman n’a pas l’air enchanté, papa reste silencieux, et Vincent garde son visage souriant. Il paraît content d’avoir une belle-sœur…

— Et vous ?

— Oh ! moi, c’est assez complexe. Parmi mes amies, je ne voyais pas celle qui aurait convenu à Léo. Je les connais trop toutes… Il faut, je le crois, qu’il y ait un peu de mystère dans un mariage.

Mlle Clarseil rit en répondant :

— C’est une théorie, mais on peut avoir aussi de mauvaises surprises. Cependant, je ne pense pas qu’avec Berthe Durand vous ayez des désillusions. Elle passe pour une jeune fille des plus charmantes…

— Vous saviez qu’elle possède une voix admirable ?

— Oui, sans l’avoir entendu.

— C’est son chant qui a subjugué mon frère.

Je racontai alors les séances chez Mme de Lorbel et ce qui s’en était suivi.

Mlle Clarseil paraissait fort intéressée, et elle dit quand je me tus :

— Le salon de Mme de Lorbel est un endroit très favorable pour l’éclosion d’un bel amour. C’est un milieu élevé. Je suis bien contente que ce soit, en quelque sorte, sous l’égide de cette dame que ces fiançailles se soient ébauchées. Nous savons qu’elle est une grande dame très distinguée, qui ne se serait pas occupée d’une jeune fille qui n’en eût pas été digne. C’est, selon moi, un grand point en faveur de Mlle Durand.

— Je ne sais pas si maman a déjà réfléchi à tout cela, main son visage reste toujours un peu soucieux, bien qu’elle aime beaucoup Mme de Lorbel.

— Léo doit en être malheureux !

— Lui ? Mais il ne voit rien ! Il plane. On lui dirait que le plafond va s’écrouler qu’il n’entendrait pas.

J’apportais quelque amertume à exprimer ces remarques. Je me sentais si seule dans mon désarroi que le monde me paraissait indifférent et cruel.

Nous arrivâmes au temple de Diane. La seule voûte qui restât de la construction s’ouvrait devant nous. Des jarres où s’épanouissaient des arbustes garnissaient l’entrée. Le soleil jouait sur les vieilles pierres, que Mlle Clarseil considérait avec émotion. Elle était une véritable disciple de Maspéro, l’Égypte en moins, et elle contemplait cette nef en se demandant qui avait pu passer dessous. On ne pouvait former que des hypothèses. Aussi aimable que pût être mon amie envers ces pierres elles turent leur secret.

Cependant ma chère compagne ne s’occupait plus de moi. Elle murmurait des dates et des noms et frappait la construction de son doigt replié, comme si elle voulait en faire jaillir l’énigme qu’elle recelait.

— Chère grande amie, je suis sûre qu’il y a là des trésors !

— Non, petite amie, les hommes les auraient découverts.

— C’est vrai, ils ont du flair spécial quand il s’agit d’argent.

Je restai muette après avoir prononcé ces mots, parce que, tout naturellement, je pensai au neveu Galiret.

Nous quittâmes bientôt ces ruines, et, durant le trajet du retour, Mlle Clarseil me demanda :

— Êtes-vous toujours réfractaire au mariage ?

Cette question me fit sursauter. La dernière fois que j’avais vu mon amie, je lui avais fermement déclaré que je ne me marierais pas. Devais-je aujourd’hui affirmer le contraire ?

Je n’eus pas à chercher longtemps. Tout de suite, elle me dit, craignant sans doute que j’opposasse une dénégation énergique à ce qu’elle me soumettrait :

— Je connais un bien aimable jeune homme…

Je tremblais au fond de moi, tandis qu’elle reprenait :

— C’est le fils d’une de nos amies, Mme Darèle.

— Oh ! m’exclamai-je involontairement.

La famille Darèle passait pour une des meilleures de l’endroit. Mme Darèle était une femme très appréciée, dont tout le monde disait du bien. Maman était en relations avec elle. Quant à ses fils, Léo les connaissait davantage que nous, ayant été condisciple à l’aîné. Il s’appelait Robert et se destinait à la magistrature. Un semblable candidat à ma main ne pouvait que me flatter et ma famille aussi. La fortune, l’homme, l’honneur, la réputation étaient l’apanage de ces personnes que l’on estimait grandement et dont on briguait les invitations.

Depuis quelques années, pourtant, des deuils successifs empêchaient les réceptions, et maman n’avait plus fait chez les Darèle que des apparitions de politesse. Quant au fils aîné, je me souvenais à peine de lui, car il avait terminé ses études de droit par un stage à Paris.

Je répondis en bégayant :

— Vous croyez que l’on voudrait de moi dans cette famille ?

— J’en suis persuadée, parce que Robert, depuis toujours, a pensé à vous. Il m’en a parlé devant sa mère d’une façon significative.

J’étais prête à défaillir. Cet aveu me prenait au dépourvu et cette tendresse fidèle me bouleversait d’émotion. Quel chaos dans mon cerveau ! J’avais affirmé, la semaine précédente, que le mariage ne m’attirait pas, mais depuis que j’étais forcée d’y penser par la faute du neveu Galiret, je trouvais soudainement qu’il m’eût été plus facile de passer ma vie avec Robert Darèle plutôt qu’avec mon maître-chanteur.

Mlle Clarseil reprit :

— Qu’en pensez-vous, petite fille ?

Ah ! il s’agissait bien de penser ! J’étais folle. Mon cerveau était vide comme un tambour et mon cœur battait la chamade.

Quel cruel dilemme ! Depuis son séjour à Paris, j’ignorais tout de l’ancien camarade de Léo, mais je me pris soudain pour lui d’un amour sans bornes. Il m’apparaissait comme un sauveur auquel je tendais les bras sans qu’il me vît.

Cet appel prenait les formes d’un cauchemar.

Je répondis péniblement :

— Je ne veux pas me marier… Je vous remercie bien…

— C’est un splendide parti, mon enfant…

— Je le sais, mais l’état de mariage ne me tente pas.

— Vos parents seraient pourtant bien heureux… Ce serait la récompense des soins qu’ils vous ont donnés…

J’avalais ma salive avec peine. Je frappais le sol avec force de mes talons agités. J’aurais voulu rentrer sous terre, ne plus exister, m’envoler en poussière.

Ah ! pour mes parents j’accomplissais bien autre chose que je ne pouvais révéler. Je fus sur le point de me confier, mais je m’arrêtai. Mlle Clarseil eût été indignée et se serait précipitée dans ma famille, afin que celle-ci m’interdise ce sacrifice.

Et alors mon cher papa eût été en butte aux méchancetés de ce Galiret de malheur.

J’essayai de reconquérir ma fermeté et persuadai Mlle Clarseil d’attendre un peu.

— Vous comprenez, grande amie, que je ne puis me décider ainsi. Ces jours derniers encore, j’arrangeais ma vie de célibataire. Mais comme la fidélité muette de Robert Darèle me touche, il se peut que je réfléchisse. Cependant, soyez discrète vis-à-vis de lui… Quand je me déciderai, je vous préviendrai… Il ne faut pas que j’ai l’air d’hésiter, cela ne serait pas aimable… Donc, pas un mot… Je vais procéder à mon évolution, et ensuite je parlerai à mes parents.

J’affectais d’être gaie en prononçant ces phrases qui me faisaient un mal affreux.

Je savais pertinemment que je refuserais ce si charmant jeune homme et que j’épouserais l’autre, à la grande stupéfaction de tous.

Tout à coup, une idée me vint :

— Cette famille Darèle, si bien posée, voudra-t-elle encore d’une jeune fille dont le frère sera le mari de Mlle Durand ?

Ma compagne eut un rire joyeux :

— Berthe Durand est très appréciée, et Robert ne s’arrêtera pas à des considérations aussi mesquines.

Je me demandai, après coup, pourquoi je formulais cette question, puisque je ne devais pas épouser Robert.

Notre promenade se termina, mais je n’en revins pas moins agitée.

Maman me dit en m’examinant :

— Depuis trois jours, je te trouve extraordinaire. Un dirait que tu ne penses pas à ce que tu dis, et, de plus, tu as un besoin de te dépenser qui est extrêmement fatigant. On n’entend que toi dans la maison. Tu es partout à la fois, avec des cris, des portes qui claquent, des sièges que tu remues…

— Comment veux-tu que je ne sois pas nerveuse ? m’écriai-je. Léo nous annonce un mariage idiot.

— Eh bien ! Il faut te calmer, mon enfant. Essaye de prendre cet événement avec modération.

Ah ! que ma chère maman avait facile d’ordonner !

Une fureur intérieure guidait tous mes gestes et je ne savais comment je résistais. Pourtant, je tentai de me montrer plus silencieuse et de fixer un sourire sur mes lèvres.

Mes efforts furent méritoires parce que tout me pesait. Les repas me paraissaient des supplices quand je pensais qu’un jour j’aurais la tâche d’annoncer mes fiançailles après l’un d’eux.

Depuis ma promenade, je songeais à Robert, à qui j’attribuais toutes les qualités, alors que le neveu Galiret me semblait comblé de tous les défauts.

Je croyais aussi m’écrouler de désespoir en songeant que je pourrais faire honneur à mes parents en leur apprenant que l’ancien camarade de Léo voulait bien de moi pour femme. Ils eussent été si flattés !

Ce samedi, le repas du soir nous réunit. Pourquoi, vers le milieu du dîner, mon frère Léo interrogea-t-il papa avec sollicitude :

— Et cet entrepreneur Galiret, que devient-il ?

— Il m’ennuie, répliqua notre père vivement.

Ce fut comme s’il était heureux de s’épancher.

— Il conserve toujours de la rancune ?

— Toujours, et ridiculement. Il m’a fait soumettre un rapport sur un de nos travaux en cours, où les critiques fort inutiles abondent. Cela n’a pas d’importance pour l’ensemble de l’œuvre, mais cela crée des discussions qui empoisonnent la vie et suscitent l’ironie des ouvriers, parce que Galiret va sur les chantiers pour exciter les hommes. Je sens que c’est une cabale contre moi. On ne peut rien contre cette malveillance, et il faut laisser couler cette amertume jusqu’à ce que le flot en soit tari.

J’écoutais ces paroles avec un frisson.

Et c’est moi qui détenais le pouvoir de mettre fin à cette situation. Je me trouvais une responsabilité terrible. De plus en plus, je découvrais le jeu de nos adversaires. On pressait sur ma volonté. Les Galiret s’imaginaient que j’avais averti mes parents de la démarche du jeune homme et que mon père m’encouragerait à céder devant son ennemi.

Ils ne se doutaient pas que le secret était encore en moi et que je n’en parlerais que quand j’aurais accepté sereinement le sacrifice. Je dois avouer que la déclaration de papa précipitait ma résolution. Toutes mes hésitations venaient d’être balayées.

Le feu de la fièvre rendait mes joues cramoisies, et je me penchais sur mon assiette, afin de dérober l’ardeur qui me dévorait.

Maman paraissait soucieuse, et elle murmura en regardant papa :

— Pauvre cher ami… Que je suis désolée de vous voir aux prises avec des êtres malveillants, vous, si bon !

— C’est à ce genre d’hommes qu’on s’attaque, dit Vincent.

— Si j’avais su renouveler un souci, je n’aurais pas abordé ce sujet, dit Léo.

— Ne le regrette pas, répliqua papa, tu me connais, je n’aurais pas parlé de ces détails de métier si je n’y avais pas été invité ; mais du moment que je pouvais m’épancher, cela m’a libéré l’esprit. D’ailleurs, ce n’est pas un mal qu’un père de famille tienne les siens au courant des embûches de sa profession. Toujours cacher ses ennuis laisse les enfants dans une ignorance fâcheuse de la lutte du chef.

Je trouvais que papa raisonnait juste. Au moins m’était-il donné de me sacrifier en toute connaissance de cause.

Léo, soudain, exprima un souhait personnel :

— Si tu n’y vois pas d’inconvénient, maman, j’ai l’intention de te présenter Berthe demain dimanche. Je serais fort heureux que tu la connaisses et j’ose espérer que ton impression sera bonne.

Je voyais que maman était fort émue. Après une hésitation à peine sensible, elle répondit :

— Je suis bien désireuse de recevoir cette jeune fille, mais du moment que tu l’as jugée digne d’entrer dans la famille, de devenir la sœur de ta sœur, il me semble que je n’aurai qu’à ratifier ton choix.

— Merci, maman.

Il était hors de doute que maman venait de fournir un effort considérable. Sa pâleur l’attestait, mais comme elle était contente de s’être dominée, son malaise passa vite.

Vincent s’écria :

— Je suppose que nous pourrons être tous présents !… Je tiens à ne pas manquer la visite de ma future belle-sœur…

— Certainement, appuya maman, il vaut mieux que Mlle Durand nous voie tous. Ce sera d’abord plus aimable, et l’idée de ce qu’est la famille sera plus exacte pour elle.

Pour mon compte, j’étais fort intriguée de contempler la merveille annoncée par mon frère.

Aussi, le dimanche matin, étais-je plus occupée de Berthe Durand que du neveu Galiret. Tout le monde me sembla absorbé, d’ailleurs, dans cette attente, sauf peut-être Vincent, qui chantait à pleins poumons. Il est certain que le soleil brillait d’un si bel éclat que l’on n’aurait pas dû ressentir l’ombre d’une tristesse, mais il y a toujours dans la vie un point noir qui se pose devant la lumière.

Nous étions tous dans le salon, sauf Léo, qui était allé chercher sa fiancée.

Enfin, le timbre de l’entrée résonna, et, quelques secondes après, mon frère fit passer devant lui une jeune fille grande et svelte, dont la distinction nous frappa. Elle s’avança sans hardiesse, mais avec une aisance indéniable. Elle salua maman et la regarda d’un air si franc et si réservé en même temps que notre mère fut conquise.

Une voix mélodieuse articula :

— Je vous remercie pour votre bon accueil. Madame, et je ferai tout mon possible pour que vous ne le regrettiez jamais.

Son regard fut si éloquent et si tendre que maman ne résista plus. Elle serra sa future belle-fille contre son cœur et murmura, avec une émotion qu’elle ne cherchait pas à dissimuler :

— Ma chère enfant, soyez la bienvenue parmi nous.

Les beaux yeux bruns s’humectèrent de larmes, la jolie bouche eut une moue un peu tremblante, mais comme le bonheur était tout de même le plus puissant, un sourire irrésistible se joua sur les lèvres.

J’étais sous le charme et Léo était radieux. Berthe Durand accueillit nos souhaits avec une aisance si courtoise et si digne qu’on l’eût cru élevée par le chef du protocole.

La conversation devint vite amicale, et nous lui parlâmes de son chant. Elle se montra d’une modestie exquise. Elle avoua ignorer qu’elle possédait une voix aussi belle et elle était heureuse de cultiver cet art. Elle nous assura qu’elle y prenait une satisfaction extrême, bien que le temps lui manquât pour étudier, ses occupations ménagères absorbant presque tous ses loisirs.

Ce fut le moment de faire allusion au concierge et à sa femme.

Mme Durand n’est pas infirme ? s’informa maman.

— Oh ! non, mais elle est repasseuse, et, comme sa clientèle est importante, j’ai la charge du ménage, bien qu’une femme de journée m’y aide un peu.

On ne pouvait pas s’imaginer cette élégante jeune fille dans des besognes ingrates. Je regardai ses mains à la dérobée, afin de me convaincre de leur esclavage, et je ne doutai plus : les doigts rouges, striés de raies sombres, indiquaient le maniement d’instruments ménagers. Ces mains-là, certainement ne se livraient pas à la manucure.

Berthe Durand exposait ces choses sans respect humain, et l’on ne pouvait qu’admirer sa parfaite simplicité, telle une grande dame privée tout à coup de ses domestiques et qui délaisse sa bergère à oreillettes pour se rendre aux cuisines.

Mon père demanda :

— Et M. Durand se porte-t-il toujours bien ?

— Fort bien, Monsieur. Il est très occupé par sa charge, et il se montre si complaisant avec les employés et les visiteurs que ceux-ci en abusent.

— J’irai le voir sans tarder, reprit mon père.

— Il en sera certainement très touché, Monsieur.

— Depuis combien de temps est-il à Nîmes ?

— Il y a dix-neuf ans qu’il y est revenu.

— C’est bien sa ville natale ?

— Oui, Monsieur, et c’est pourquoi il voulait s’y retrouver.

— Vous n’êtes pas née à Nîmes ?

— Non, Monsieur, mais à Uzès, et j’avais près de 2 ans quand j’en suis partie.

Mon père se tourna vers Léo en disant :

— Tu ne nous avais pas fait part de ce détail.

— Que ma fiancée était d’Uzès ? Je ne le savais pas ! riposta-t-il en riant.

L’insouciance des jeunes gens !

— C’est une ville fort curieuse, murmura papa.

— Je n’y suis jamais retournée, répondit Berthe.

— Et que faisait là-bas M. Durand ?

— Il était jardinier dans un château.

— Et il a préféré Nîmes ?

— Oui, parce que la châtelaine est morte.

Papa arrêta là son interrogatoire. Nous avions imaginé que Mme Durand était sans doute lingère dans ce même château.


IV


Ce dimanche m’avait laissé une impression de soulagement. Ma future belle-sœur me plaisait et j’espérais de belles heures de compréhension. Malheureusement, le lundi matin, j’éprouvai un choc douloureux en songeant que le surlendemain serait mon heure de fatalité.

Un étau m’enserrait, et je ne pouvais rien pour m’en évader. Je ne pensais plus à Berthe, qui apportait une joie lumineuse, mais je la considérais comme un témoin de plus au spectacle que j’allais offrir. Il m’était atrocement pénible d’envisager que je devais m’humilier devant elle, car je jugeais que je m’abaissais en épousant un homme que je détestais. Cela me paraissait déshonorant.

Toutes les paroles que j’entendais bruissaient à mes oreilles comme des heurts pleins de résonances. À peine si j’en percevais le sens. Je n’avais plus qu’une pensée, et si malheureuse ! Oh ! si malheureuse !

Je ne sortis pas ce jour-là, n’ayant nul courage.

Maman remarqua :

— Ces jours derniers, tu ne pouvais pas tenir en place, et aujourd’hui tu parais complètement déprimée. Tu deviens bizarre. Il faut te surveiller.

J’eus une inspiration :

— J’ai été fort agitée par l’annonce du mariage de Léo. J’ai eu si peur que sa fiancée ne vous plaise pas ! Aujourd’hui, je suis tellement contente de la connaître avec tant de charme que j’ai une réaction. Je l’avais aperçue, notre Berthe Durand, mais, ne lui ayant jamais parlé, je craignais une surprise désagréable.

— Moi aussi, je ressens une joie inattendue, et je n’espérais pas qu’elle me plairait autant. Il est vrai que j’aurais dû avoir confiance, parce que Léo a toujours eu des goûts raffinés.

Je fus atteinte par ces mots, parce que je songeais que, de même que mon frère, je montrais toujours quelque éloignement pour les choses vulgaires.

Combien j’allais décevoir mon entourage !

Je répondis courageusement :

— Tu sais, maman, on peut ressentir au fond de soi bien de l’attrait pour la distinction et choisir tout à coup un mari ou une femme qui ne réponde pas aux aspirations qu’on a affichées… La personne que l’on a choisie peut plaire par certains côtés impossibles à définir.

Je m’embrouillais dans mes explications, ce qui fit dire à maman :

— Où veux-tu en venir ?

Elle riait en me posant cette question, à laquelle je ne pus répondre.

— Sois plus gaie, reprit-elle.

Comme c’était commode ! Je ripostai pourtant :

— Je serai gaie plus tard, quand ma joie aura eu le temps de s’infiltrer en moi.

Quelle énergie il me fallait pour débiter ces phrases que je décrochais avec peine de mon cerveau fatigué ! Je m’assimilais à un arbre emporté par un cyclone, je me croyais une martyre vouée au supplice. J’étais une esclave enchaînée par un maître brutal. J’évoquais les situations les plus lamentables, et je me trouvais toujours au-dessous de la vérité.

Le lendemain, ce fut plus atroce encore.

La date inexorable se rapprochait avec une rapidité effrayante. Maintenant, il me semblait qu’une avalanche monstrueuse allait venir sur moi. Je ne la voyais pas blanche, mais noire comme un ciel d’orage, et je me disais : « Si seulement c’était vrai et qu’elle pût m’engloutir ! » Oui, j’en étais là, à demander la mort, à appeler le cataclysme qui m’enlèverait à ce sort.

À mesure que le jour s’écoulait, je prenais la résolution de manquer de parole au neveu Galiret. Mes yeux s’ouvraient tout à coup sur ma sottise. Je n’étais pas forcée d’obéir aux injonctions de ces vampires.

Un grand allégement me vint, alors que j’accumulais argument sur argument en faveur de ma défection. Je me sentais revivre, j’étais aérienne, et je me traitais de stupide créature de vouloir être héroïque.

Ce fut remplie de ces dispositions que j’atteignis le moment du dîner. Ma mère observa, quand je la rejoignis dans la salle à manger :

— Tu as reconquis ton air allègre, j’en suis enchantée. Ton visage éteint finissait par m’inquiéter.

— Oui, je me suis reprise. On passe parfois des heures bizarres à voyager avec des chimères.

— Je te croyais plus positive.

— Hélas ! ce sont les circonstances qui changent les états d’âme.

Maman me regarda, non sans étonnement. Elle m’avait presque toujours vue avec le rire aux lèvres. Mes réflexions, débitées sur un ton lassé, la déroutaient.

Un malaise m’envahit de nouveau, mais sans durée. Ma décision s’affermissait ; je manquerai le rendez-vous de la Tourmagne.

Mes frères rentrèrent, puis papa, mais un papa si las que mon cœur se fondit d’attendrissement.

— Oh ! père, qu’as-tu ? Tu es souffrant ? Oh ! dis vite !

Je tenais papa par le cou et j’épiais anxieusement ses traits, qui me paraissaient si défaits que j’avais du mal à retenir mes pleurs.

— Ce n’est rien… Ce n’est rien…

— Tu as été renversé par une auto ?

— Mais non…

Maman s’approcha, tout inquiète, elle aussi.

— Qu’est-il survenu, mon ami ?

Léo et Vincent, tous deux muets, mais intrigués, attendaient que papa s’expliquât.

— C’est malheureux d’avoir un visage aussi mobile, qui reflète toutes les impressions. Je vous raconterai donc mon ennui, que j’aurais voulu vous taire.

En entendant le mot ennui, je me sentis pâlir, et mon impatience augmenta de connaître la cause exacte du visage chaviré de mon père.

Cependant, maman ne voulut pas qu’il parlât avant d’avoir pris son potage.

Alors seulement il put dire :

— C’est ce rancunier de Galiret.

Rien qu’à l’énoncé de ce nom, je sentis mon destin tourner. Toute mon allégresse se figea, et ce fut l’esprit enténébré que j’entendis papa :

— Ce Galiret a rédigé un rapport défavorable sur une innovation que j’ai expérimentée. Cela date de quelque temps. On a commis des experts, sous prétexte de justice. On ne voulait pas que l’on pût supposer que les hauts fonctionnaires se passaient de contrôle. Cela m’a affecté, sottement peut-être, parce que le prestige y perd quelque peu… Je dois ajouter que je suis sûr de mon perfectionnement et que je ne crains nulle critique. Cependant, cette lutte me déplaît. Je n’ai jamais été molesté de cette façon, et ces attaques continuelles me minent. Je n’ai plus autant de goût pour mon travail, et malgré moi, chaque matin, je feuillette mes papiers avec inquiétude.

Je buvais les paroles de mon père, et je croyais en même temps avaler un poison.

Ma liberté venait d’être reprise. Si joyeuse, l’heure précédente, je retombais encore une fois dans les affres du désespoir, et mon mariage avec le neveu Galiret m’était ordonné avec une force nouvelle.

Dans une impulsion que je ne contrôlai pas, mitigée de la tendresse que je vouais à mon père, en même temps que de mon désarroi, je me levai de table avec des sanglots et me précipitai vers papa pour l’embrasser.

— Ne sois pas ennuyé… Ne sois pas triste… Les méchants sont toujours punis… Tu auras ta revanche !… Oh ! ce Galiret, si je pouvais l’assommer !

D’abord, maman et mes frères me regardaient avec une certaine terreur. Tout le monde connaissait mes manières prime-sautières, mais ces sanglots ahurissaient un peu et paraissaient hors de proportion avec le sujet. La conclusion de cet élan, je dois l’avouer, porta ma famille au rire.

Léo dit :

— Ce serait pour moi une belle cause à défendre : une sœur ayant assassiné l’ennemi de son père par tendresse filiale.

J’aurais bien riposté :

— Tu peux t’exercer à l’ironie, mais je serai capable d’un plus grand sacrifice demain.

Il fallait me taire, sous peine de déchainer de plus grosses complications dont papa serait la victime. Ah ! l’horrible nuit que je passai ! Pas une minute le repos me vint. Je m’étendis sans sommeil, je me relevai glacée, et, quelques minutes après, la transpiration m’inondait. Mon pouls battait avec force. J’ouvris ma fenêtre, la lune riait dans le ciel et les étoiles brillaient autour.

L’heure passa, impitoyable. L’aube me trouva presque folle, et je soulevais mon âme vers l’holocauste en priant Dieu et en évoquant les tracas incessants par lesquels passe mon père. Et je jugeai qu’une dérobade de ma part ne les ferait que s’accroître.

Ce mercredi, je m’habillai comme une automate. Je procédai à mes occupations coutumières et, après le déjeuner, je dis à ma mère :

— J’irai cette après-midi chez Mlle Clarseil, c’est mon jour de leçon.

— Cela ne te fatiguera pas ? Je te trouve si pâle… Je vais finir par te conduire chez le docteur.

— Tu plaisantes, ma petite maman, ma santé est parfaite.

— Vraiment, tu ne souffres de nulle part ?

— Mais non, maman.

Je me sauvai en riant.

Je ne souffrais de nulle part ! Mon cœur, mon âme, mon corps notaient plus qu’une souffrance. J’aurais hurlé de douleur. Je me débattais dans un cercle infernal. « C’est un suicide », me disais-je de temps à autre, alors que mon affection filiale forçait la voix pour me crier : « Il le faut ! » Étais-je en règle avec le Créateur, avec une telle pensée ?

Dans la rue, par la chaleur de ce beau jour de juin, où les feuilles semblaient se recroqueviller, où les pauvres chiens haletaient, ou les chevaux portaient leurs chapeaux de paille, mes dents claquaient. Je me sentais froide comme un marbre, et je me demandais si j’arriverais à la Tourmagne.

Ne pouvait plus avancer, je me décidai à prendre une voiture pour arriver au pied du mont Cavalier.

Quelle course ! Je croyais m’évanouir à chaque cahot de la voiture. Mon front, moite maintenant, Je tremblement qui m’agitait, me transformaient en une malheureuse épave.

Au mont Cavalier, je quittai la voiture pour gravir la colline. Ce joli chemin, qui habituellement me paraissait délicieux, fut mon calvaire. Ni l’ombrage, ni les oiseaux ne purent retenir mon esprit qui s’appesantissait sur l’unique pensée : j’allais briser ma vie entière.

Mais pourquoi récriminer ? Ma décision était voulue.

J’arrivai au but de ma route et j’appréhendais de voir là, déjà le neveu Galiret. Je ne le distinguai pas parmi les curieux.

Mes yeux parcoururent alors la vue que j’avais admirée tant de fois. De légères enflammes de gaze, sous la forme de nuages voguaient dans le ciel.

J’eusse voulu devenir une averse pour mouiller jusqu’à la noyade mon futur mari. À l’horizon, je contemplais la ligne vaporeuse que l’on dit être la mer, où j’aurais voulu fuir à jamais. Le soleil brillait sur la plaine de Nîmes, d’où émergeaient les clochers. C’était un émerveillement, autant pour la vision que pour l’esprit, parce que tout un passé vous envahissait de fierté.

Mais, plus que la fierté, la tristesse m’encerclait, une tristesse si profonde que je perdais conscience de ce qui se passait autour de moi.

Aussi, ce fut en sursautant que j’entendis une voix murmurer à mon oreille :

— Vous tenez votre parole, Mademoiselle c’est bien.

Près de moi se tenait le neveu Galiret.

Je n’eus pas un sourire pour lui répondre. Je me contentai de le regarder avec des yeux si froids, si hautains, qu’il sourit avec ironie en me disant :

— C’est bon, c’est bon, vous n’avez pas besoin de me foudroyer du regard. Je sais que l’amour n’est pas encore venu, mais je saurai me faire aimer…

Ah ! comme je l’aurais écrasé ! Une telle fureur me possédait que ce fut un miracle qu’il ne perçût pas le grincement de mes dents. Je le trouvais vulgaire, avec, en plus, un air triomphant qui m’exaspérait. L’aimer ! Quelle prétention ! Je sentis tout de suite qu’une haine magnifique s’emparait de moi.

— Alors, Mademoiselle, c’est donc oui ?

J’eus un frisson. Un brouillard passa devant mes yeux. Il me semblait que j’allais m’évanouir, et il fallait prononcer ce oui fatal. Il le fallait pour mon cher papa. Je ne cache pas qu’à ce moment-là, je fis une prière rapide pour que le sommet de la Tourmagne, vieille de vingt siècles et plus, nous tombât sur la tête. Le ciel fut sans pitié, et je dus prononcer :

— Monsieur, votre oncle persécute mon père, et je pense que vous tiendrez la promesse que vous m’avez faite en échange de la confiance que je vous prouve en acceptant votre nom.

C’était fini. Le tombeau se refermait sur moi…

La joie de ce visage me parut sans tact. Il rayonnait autant que le soleil.

Cet homme fut soudain candide comme un enfant et il balbutia :

— Vous voulez bien de moi pour mari ?

Ce n’était plus une question, mais le cri d’un étonnement, d’une victoire inattendue.

Cependant, ce visage se transforma de nouveau, et l’orgueil apparut, l’orgueil dur qui explose, conscient de son succès : j’ai vaincu.

— Ma chère amie, murmura-t-il en se rapprochant. J’eus un recul et, scandant mes mots :

— Monsieur, je ne vous aime pas.

Il eut un rire :

— Je vous aime, moi.

— Je serai pour vous une épouse de devoir strict.

— Ah ! bien, je voudrais voir le contraire !

Et il rit à gorge déployée.

J’essayai de lui expliquer qu’il devait être honoré de s’allier à notre famille, mais tout cela passait au-dessus de sa vanité. Il était ivre de satisfaction.

Je lui lançai des yeux terribles, mais il ne le voyait pas. Ma parole était sèche et coupante, mais il ne s’en souciait nullement.

Quel beau duo d’amour ! Je suis sûre que le cèdre séculaire qui étendait ses branches sur nous comme des bras attendris n’avait jamais vu le pareil sous son ombre.

Je repris avec hauteur :

— Si vous vouliez me dire votre nom…

Quel éclat de rire résonna à mes oreilles !

— Ça, par exemple, c’est fameux ! « Elle » ne sait même pas mon nom. Jean Gouve, jeune beauté, Jean Gouve, et c’est celui d’un travailleur, hein ! Jean, c’est un nom chic qui vous plaît… J’aurais aussi bien pu m’appeler Rigobert… Mais assez sur ces fadaises… Quel jour votre père pourra-t-il me recevoir ? Il faut que j’aille lui demander votre main, pour la forme…, avec des gants…

Un nouveau rire. Je répondis :

— Je vous avertirai.

— Pas d’atermoiements, n’est-ce pas ?

Son ton changeait. Il devenait arrogant, menaçant.

Je n’eus pas peur et je le bravai en ripostant :

— Mon père, en ce moment, est harcelé par votre oncle, qui lui cherche chicane, de façon sournoise.

— Je le sais, ricana ce Jean Gouve que j’aurais voulu étrangler.

Je me demandai, en un éclair, si ce n’était pas lui qui poussait son parent.

Je poursuivis :

— Quand tous deux vous laisserez mon père en paix, je vous autoriserai à venir à la maison. Je désire que mon père jouisse en toute sécurité des travaux qu’il a assumés. C’est un travailleur, lui aussi, et, par surcroît, c’est un ancien élève de Polytechnique et des Ponts et Chaussées.

— Oui… Oui… On est forcé de reconnaître qu’il est au courant de son affaire, et si on lui fait ces blagues-là, c’est pour le tracasser un peu… Dame ! pour arriver à ses fins, on use de tous les moyens, et j’ai réussi !

Ces paroles m’indignèrent à un tel degré que je ne sais comment je les supportai. Je crois que ce fut grâce à l’estime que ces gens vils accordaient aux travaux de mon père. Cela me soulagea d’entendre ces appréciations, et mon désespoir intérieur en fut atténué momentanément.

— Ainsi, me dit mon fiancé, c’est vous qui conduisez la marche… Donnant, donnant, on laisse votre père en repos et vous me faites signe. Et puis, quand nous serons mariés, nous ferons de bonnes affaires avec lui. On s’accordera pour les travaux. Vous savez que je ne serai pas regardant pour votre dot. Les bénéfices que je ferai la compenseront. Le tout est de s’arranger dans la vie.

Ce langage m’effrayait. Peut-être cet homme se croyait-il désintéressé ? Ce mariage était un véritable guet-apens. Ces deux filous nous tenaient à leur merci avec un cynisme effarant.

Nous nous quittâmes. Je ne songeais même pas à lui tendre la main, mais il la happa au passage, et je dus subir l’étreinte de ses doigts.

Je partis comme si je me sauvais. J’avais peur que Gouve me suivit, mais il respecta nos conventions.

Je m’étonnais qu’il parût si content de ma décision après lui avoir dit que je le détestais. Il ne pensait qu’à son orgueil.

Tout en arpentant le chemin, je revivais cet affreux entretien dont j’étais honteuse. Jamais je n’avais eu autant d’aversion à afficher pour un être humain. Je me disais qu’il fallait vraiment que ce fût une « affaire nécessaire » pour qu’il passât si allègrement sur mon dédain.

Je me dirigeai vers la demeure de Mlle Clarseil. Là, j’aurais un peu de détente, mais sans épanchement, parce que je jugeais que le silence était de rigueur.

— Je ne dérange pas votre programme, chère grande amie ?

— Nullement, petite enfant.

Mlle Clarseil tricotait souvent à ses moments perdus. Elle prétendait que le jeu des aiguilles l’aidait à reconstituer les origines des vestiges de Nîmes.

— Décidément, Monique, j’ai beau me creuser au sujet du temple de Diane, je m’y perds !

— Oh ! contentons-nous des choses actuelles.

— J’aime plonger dans le passé.

— Le présent me suffit amplement ! criai-je impétueusement.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Tout va parfaitement bien.

Je m’assis avec un brouillard devant les yeux. Je rassemblais tous mes efforts pour ne pas tomber sans connaissance. Mes oreilles bourdonnaient, mon cœur n’était plus qu’une grosse caisse résonnante, et j’avais beaucoup de mal à garder ma présence d’esprit. Je fermai les yeux pendant quelques instants en murmurant :

— Le soleil m’a éblouie.

— Reposez-vous un peu… Ne parlez pas, et, quand vous aurez moins chaud, je vous donnerai une boisson fraîche.

Je n’avais besoin que de calme, et j’aurais voulu dormir là durant des années. Ma tête ressemblait à un chaos, les images s’y succédaient en une ronde fantastique, je croyais courir à la folie.

Comme dans les rêves, je me figurais qu’il y avait deux heures que j’étais assise, immobile, alors que cinq minutes s’étaient à peine écoulées qu’un coup de timbre retentit.

Un jeune homme que je ne reconnus pas fut introduit.

— Ah ! cher Robert, s’écria Mlle Clarseil, quelle joie de vous voir ! Je vous présente à Monique Carade, bien que vous soyez amis d’enfance.

C’était bien Robert Darèle, dont les traits,

oubliés depuis sept à huit ans, ressuscitaient devant moi !

Il me sembla que tout mon sang se figeait subitement pour laisser mes membres rigides et froids.

Robert Darèle, la sincérité et le bonheur !

— J’ai rencontré Léo… Maintenant que je suis nommé à Nîmes, nous allons reprendre notre camaraderie.

Je le regardais sans pouvoir répondre, et mon amie crut devoir expliquer :

— Monique est tout étourdie par la chaleur, et elle se trouve en ce moment en état d’infériorité. Robert s’apitoya :

— Pauvre Mademoiselle…

— Ce n’est rien, murmurai-je en essayant de reprendre mon sang-froid.

Ce n’était pas facile, parce que l’arrivant me contemplait avec un air qui confinait à l’extase. Je notais le sourire doucement moqueur de Mlle Clarseil. Mon malaise était si cruel que, tout à coup, j’éclatais en sanglots.

— Monique !

— Oh ! Monique…

Ce furent deux cris, poussés par mon amie et Robert.

Alors que la première, debout près de moi, entourait mes épaules de son bras, Robert était à genoux, me questionnait avidement :

— Qu’avez-vous, mon Dieu, qu’avez-vous ?

Malgré toute la chaleur de l’accent, je ne pouvais rien révéler. Il me fallait repousser ces deux sympathies avec courage. Expliquer que je devais fuir ce jeune homme pour conclure un mariage odieux n’était pas possible.

C’était appeler une suite de calamités sur mon père et sur moi.

J’arrangeai l’incident comme je pus. Je racontai n’importe quel mensonge qui me vint à l’esprit : je venais de voir un chien sous une auto… Mon amie connaissait mon amour pour les bêtes, et ce fut avec des exclamations de pitié que mon récit fut accueilli. Mes pleurs parurent légitimes, et les larmes de Mlle Clarseil accompagnèrent les miennes.

Quant à Robert, il me prit la main et la serra si doucement que j’aurais voulu la lui laisser pour me préserver de tout danger. Il me regardait maintenant avec un sourire si confiant que je frémis à la pensée d’être obligée de décevoir cet espoir.

Mlle Clarseil nous observait d’un air attendri, et il me fallut toute ma volonté pour me soustraire à cette atmosphère. Je dis rapidement :

— Je suis en retard. Ma mère m’attend pour une course.

— Vous venez à peine d’arriver ! s’écria mon amie.

— Oh ! Monique, donnez-nous encore cinq minutes, ajouta Robert d’une voix si suppliante que j’en fus bouleversée.

Quelle violence dus-je exercer sur mon cœur pour m’arracher à cette sympathie si ardente qui m’environnait !

Robert ne put s’empêcher de me dire :

— Vous savez par notre amie combien je souhaite d’entrer dans votre famille, ô chère Monique !

Et moi qui venait de promettre ma main !

Je devins très rouge, suffoquant de malaise et de douleur.

Je lui jetai un regard désespéré et je m’enfuis comme si une légion de démons s’acharnaient à ma poursuite. Durant ce bondissement jusqu’à la maison, il me sembla que vingt sentiments se multipliaient en moi : l’amour, la fureur, la haine, le regret sans parler de tous les autres. Je me demandais par moments comment je pouvais résister à ce bouleversement.

À la maison, je me rendis directement dans ma chambre. Je tombai sur un fauteuil et je n’eus plus conscience que des battement précipités de mon sang.

Quand je pensais à Robert, une vie merveilleuse se levait devant moi. Mon chemin était jonché de fleurs et tout m’apparaissait facile et simple.

Et quand j’évoquais Jean Gouve, un gouffre plus noir que la nuit s’étendait devant mes pas.

Au dîner, je fus plus calme. Rien d’anormal ne se remarqua en moi, si j’en jugeais par le silence observé à mon égard. Je ne parlais pas mais je riais des plaisanteries de Léo et de Vincent.

Papa était encore soucieux et légèrement agité. Il me tarda que le temps passât afin que je pusse constater une sérénité stable sur son visage.

Il prévint Léo :

— Demain, je prendrai le temps d’aller chez M. Durand.

— Ah ! bien, répondit mon frère, tandis qu’un sourire de joie illuminait son visage.

Nous n’osions plus dire : « Le brave Durand, le bon Durand », ce qui nous semblait trop familier et un peu dédaigneux. Nous l’appelions « Monsieur », pour plaire à Léo. D’ailleurs, sa fille avait tellement l’air d’une vraie dame que l’on ne pouvait méconnaître les qualités des parents.

Maman murmura :

— Est-ce que l’intérieur des Durand est confortable ? Tu t’y sens à l’aise ?

— Certainement ! C’est fort simple, mais très agréable, et Berthe doit y veiller, car elle a beaucoup de goût.

— Montre-t-elle de l’affection à ses père et mère ?

— Elle est charmante pour eux, remplie de prévenances et d’attentions.

Il y eut un petit silence, et maman reprit :

— Je ne puis m’empêcher de trouver qu’elle doit détonner dans le foyer modeste, parce qu’elle a vraiment de jolies manières.

Léo paraissait tout heureux quand il répondit :

— Les Durand ne sont pas vulgaires, mais assurément on constate, à première vue, qu’ils chérissent leur fille et qu’ils essayent de ne la contraindre en rien…

— Je ne sais pas si cette éducation est bien raisonnable, dit maman.

— Cela réussit fort bien à Berthe, qui paraît douée d’un caractère idéal.

— Il est probable, intervint mon frère cadet, que s’il avait fallu sévir, on aurait changé de système.

À son tour, papa dit son mot :

— Les familles d’origine simple qui ont des enfants d’un esprit élevé usent souvent de ces méthodes admiratives. Il est clair de déduire par les réponses de Léo que les Durand sont surpris d’avoir donné naissance à un cygne. Ils n’ont pas à sévir, comme dit Vincent, et Berthe, qui possède un beau caractère, n’abuse pas de l’admiration qu’elle provoque.

Ce sujet m’intéressait passionnément, parce que je souhaitais que la famille où entrerait Léo fut du même niveau que celle où j’allais tomber. Malheureusement pour moi, Léo voyait tout en beau, les Durand eux-mêmes obtenaient un brevet généreux de qualités qui déliait toutes les distinctions.

Nous ne pouvions que nous incliner.

Quand maman demanda quelle serait la date approximative de son mariage, Léo répondit paisiblement :

— Berthe ne l’envisage pas avant quelques mois, mais je crois qu’elle t’en parlera elle-même. Ce temps, qui paraissait sans doute long à mon frère, sembla court à ma mère. Elle aimait nous voir groupés autour d’elle, et je suis sûre que son cœur saignait d’envisager la désagrégation du foyer.

Son bon sens ne la leurrait pas. Elle savait que le mariage consiste à bâtir un autre nid et que, forcément, le couple nouveau lui donne son temps. Elle eut été navrée qu’il en fût autrement.

Cependant, j’étais persuadée que Léo n’abandonnerait que très peu le cadre familial. Il était fort probable que les Durand, aussi merveilleux qu’ils fussent, ne possédaient pas les mêmes habitudes que nous.

Pour mon compte, j’étais décidée à négliger les Galiret. Un seul échantillon me suffisait ! J’ignorais s’il y avait une mère ou une tante, mais je savais par avance qu’elles ne seraient pas sentimentales.

Quand on a comme descendant un personnage sans délicatesse ni cœur, on n’a que faire des prévenances d’une nouvelle venue. Le tremplin que j’offrais pour le saut dans la bonne société contenterait leurs aspirations.

Ce qui nie préoccupait surtout pour le moment était la formule par laquelle j’annoncerais cette nouvelle à ma famille. Je pensais procéder comme Léo. Ce serait à table, devant tout le monde. Je prendrais mon air crâne, de façon que cette décision parût définitive. J’augurais qu’il me faudrait lutter et je déplorais que ce ne fût pas pour un mari m’agréant. Mais le destin était là, et je devais me soumettre.

L’exemple de Léo me permettait d’agir à mon gré. Devant toute observation ou remontrance, je pouvais répondre : « Et Léo, n’a-t-il pas fait ce que je fais ? Jean Gouve me plaît… »

Je plaignais mes parents en pensant à leurs amères réflexions. Ils seraient moins heureux que les Durand, parce que si ces derniers avaient couvé un cygne, papa et maman constateraient qu’ils n’avaient que deux canards.

Bien que je fusse déterminée à frapper ce grand coup, je n’étais pas sans me juger un aplomb infernal. Penser à conclure un mariage, mais l’affirmer à haute voix constituaient deux choses différentes.

La pensée vous appartient, mais la répandre…

Et le mensonge à porter toute ma vie ! Mais comment m’y prendre autrement ? Révéler les vraies fins de ce complot, je ne le pouvais pas sans risquer d’abréger les jours de mon père.

Quels remords alors pour moi !… Pendant que je me tourmentais sur ces problèmes, maman répondait à Léo :

— C’est fort aimable à Berthe de vouloir me consulter à ce sujet, mais il me semble que sa mère est plus autorisée que moi pour décider d’une date.

— Ma fiancée croit bien agir en te consultant.

— Je me figure toujours que cette jeune fille conduit seule sa vie et que ses parents la laissent agir selon son inspiration.

— Cela ne paraît pas, répliqua Léo avec calme. Elle est pleine de prévenances, et jamais je n’ai saisi un mot qui fut une critique sur eux. Les jeunes, vois-tu, maman, ont acquis de l’indépendance, et quand il s’agit de leur avenir, ils tranchent à leur fantaisie.

Oh ! que cette dernière phrase me plut ! Quelle excellente préparation elle faisait à mon prochain discours !

Papa riposta :

— Tu nous en donnes la preuve.

Mon champ d’action s’élargissait à ces paroles. Cette conversation remplie d’à propos devenait le vrai prélude à la catastrophe que j’allais déchaîner dans quelques jours.

— Est-ce mieux ? Est-ce plus mal ? poursuivit Léo, on ne le sait pas encore. Les parent peuvent se tromper, les enfants aussi, mais si ces derniers ont commis une erreur, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux, et les parents n’ont pas de responsabilité.

— Ils souffrent quand même, murmura maman.

Cette réponse m’affecta beaucoup. Certainement, ma mère serait confondue de mon choix, puis de ma nervosité. Je prévoyais que je serais comme un crin, et les jours futurs ne s’annonçaient nullement gais.

Je dis avec vivacité :

— Pourquoi les parents n’acceptent-ils pas avec plus de philosophie les bévues de leurs enfants ? Tant pis pour eux s’ils commettent des impairs. S’ils se sentent assez forts pour les commettre, ils doivent l’être autant pour les supporter.

— Ma pauvre enfant, tu parles en ignorante. L’amour que l’on éprouve pour ceux que l’on a mis au monde est un instinct trop puissant pour qu’on s’en désintéresse.

Je disais ces choses dans l’intention de préparer ma chère maman. Dieu veuille qu’elle se souvint de mes paroles.

V


Quel jour extraordinaire fut ce jeudi !

Les événements ne sont jamais tels qu’on les attend. On imagine, on déduit, on suppose avec des prévisions et l’imprévisible survient avec sa réalité.

Papa avait promis à Léo de se rendre chez les Durand vers 17 heures. Il n’oublia pas sa promesse et s’achemina vers leur demeure.

Il nous est revenu pour le dîner avec un visage si épanoui que j’ai pensé tout de suite que Galiret avait fait amende honorable et que mon cher papa voyait ses ennuis fondre comme du sucre.

Il s’agissait bien de Galiret !

Quand il est entré dans le salon, où nous étions tous les quatre, nous avons compris que quelque chose d’anormal se déroulait, mais un anormal joyeux.

— Quelle est la bonne nouvelle ? interrogea maman.

— Tu es allé chez les Durand ? demanda Léo.

— Ne dis rien avant le dîner, papa ! supplia Vincent, je meurs de faim, et nous allons être retardés si on commente ton histoire.

— Raconte, papa, interrompis-je, sans quoi nous dînerons mal, nous mangerons vite, poussés par la curiosité, et rien n’est si mauvais pour l’estomac.

— Monique a raison, riposta papa, et je vais tout de suite vous narrer mon histoire, comme dit Vincent.

Et il s’enfonça dans un fauteuil.

— Vincent, aie un peu de patience et ne fais pas la moue. Quand tu m’auras entendu, tu auras peut-être un peu perdu l’appétit.

— Cela m’étonnerait, murmura Vincent.

Notre père commença :

— Je suis donc allé chez les Durand. Ce sont de bien braves gens. Leur logis est fort accueillant, et ils m’ont reçu à bras ouverts. Pour des parents heureux, ils l’étaient… C’était aussi un accueil déférent. Ils m’ont beaucoup remercié de l’honneur que je leur faisais en venant demander la main de leur fille.

Je regardais papa, qui semblait s’amuser. Je contemplais maman, que cet exorde assombrissait. Léo laissait paraître quelque nervosité et fronçait les sourcils.

Je me contentais de remarquer que papa parlait avec une certaine désinvolture du ménage Durand, ce qui déplaisait passablement au fiancé.

Père n’y mettait plus cette volonté généreuse qui voulait rapprocher les distances. Cela me gênait, parce que j’eusse aimé voir les beaux-parents de Léo au même niveau que l’oncle Galiret.

Papa poursuivait :

— J’estimais excessive la phrase qui qualifiait d’honneur la demande que je venais de faire de la main de sa fille, parce que je me proposais d’employer le même terme. Cela s’est donc terminé par un duo de congratulations, sans pouvoir démêler qui était le plus honoré de nous deux.

— C’est épatant ! s’écria Vincent.

— Quand ce déploiement d’amabilité fut clos, M. Durand me dit : « Maintenant que nous sommes bien d’accord et que je sais que « votre garçon » fait la cour à Berthe pour le bon motif… »

Ah ! que maman accentuait sa mine un peu hautaine en entendant ce langage ! Que Léo était embarrassé et malheureux ! Je soupçonnais même papa d’inventer, ou tout au moins d’exagérer, la manière de s’exprimer du bon Durand. Pourtant, c’était si peu dans ses habitudes que cela me surprenait.

Il continuait :

— … Maintenant, Monsieur Carade, je dois vous avouer que Berthe n’est pas notre fille.

— Oh ! s’exclama maman.

Léo se rapprocha de papa et s’écria :

— Que dis-tu, père ?

— Je répète ce que Durand m’a confié. Durand est parti d’ici alors qu’il avait 15 ans et qu’il était orphelin. Il s’est rendu à Uzès, où il avait une vieille tante, placée chez la comtesse de Dareuil. Il est entré, lui aussi, au château comme jardinier dès qu’il fut revenu d’un apprentissage. Au bout de quelques années, il épousa la lingère. Durant ce temps la comtesse de Dareuil était morte et son fils unique s’était marié. La jeune comtesse mit au monde une petite fille, alors que son mari se tuait dans un accident de cheval. Elle ne put jamais se remettre de ce tragique épisode et languissait sur sa chaise longue. L’enfant était toujours aux mains de la lingère. Sa mère succomba, le château fut loué par les soins du notaire, et les Durand revinrent à Nîmes. Ils gardèrent l’enfant, que personne ne réclamait et que le notaire leur laissa. Elle avait 1 an… C’est Berthe…

Quelle explosion à la conclusion de papa ! Il n’avait pas été interrompu, mais des yeux angoissés l’observaient tandis qu’il parlait.

Léo s’écria :

— J’ignorais ce roman !

— Ces braves gens n’ont pas éclairé la fiancée à dessein, afin que nulle complication n’entrât dans sa vie. L’existence aurait changé complètement pour eux s’ils s’étaient posés comme les domestiques de Mlle de Dareuil.

— Je comprends mieux, prononça maman, son altitude en face de ses parents adoptifs. Ces bons Durand usaient sans doute envers elle d’une sollicitude légèrement respectueuse. L’enfant, inconsciemment, a pris un ascendant qu’elle ne soupçonnait même pas.

Léo, agité, arpentait le salon en répétant :

— C’est incroyable !

Vincent, lui, ne sentait plus la faim qu’il accusait quelques instants auparavant. Il lançait de temps à autre une exclamation amusée ou admirative à l’adresse des Durand :

— Ça, c’est un coup de théâtre ! Quels braves types que ces Durand !

Moi, j’avoue que cette belle histoire ne me et armait pas du tout. Jean Gouve ne pouvait pas supporter la comparaison avec Berthe de Dareuil, et j’étais précipitée seule dans l’abîme. J’espérais que Léo serait mon compagnon dans la mésalliance et que mon rustre de mari deviendrait le digne pendant de la fille du concierge.

Cela m’assombrissait passablement. Je dus accomplir un prodige d’énergie pour être à l’unisson de la joie générale.

Décidément, la vie devenait lourde pour moi. C’en était fait de cette franchise que j’aimais tant, de cette netteté dans la pensée, de ce primesaut qui était ma force et peut-être mon charme.

Je me révélais une jeune fille à doubles sentiments, un visage heureux avec une âme tourmentée.

Nous finîmes par nous asseoir à table, mais Léo aurait voulu presser le service pour courir chez les Durand.

— Je ne pourrais pas dormir de la nuit si je ne vois pas Berthe ce soir.

— Je comprends ton impatience, répliqua papa, mais tu n’en sauras pas davantage que ce que je t’ai rapporté.

Enfin, Léo partit.

Maman montrait de la gaieté, et elle dit :

— Je n’irai pas me reposer avant que Léo soit rentré. J’ai hâte de savoir ce que sa fiancée lui dira.

J’étais tellement lasse de tout ce qui survenait au cours des jours que j’aurais voulu me tapir dans ma chambre, mais, malgré moi, je

tins compagnie à maman pour attendre mon frère.

Son absence ne fut pas longue et nous vîmes arriver deux êtres rayonnants.

Berthe était transfigurée parce qu’elle se savait l’égale de Léo. Ainsi qu’elle nous l’avoua, elle était gênée d’être une intruse dans notre famille. Elle nous voyait dans une situation si éloignée de celle de ses bons parents Durand, qu’elle craignait qu’un jour mon frère ne fût las de ce mariage. Ce n’était pas qu’elle les reniât, la chère créature n’y songeait nullement, elle appréhendait seulement que son mari n’en fût pas flatté.

C’était uniquement à lui qu’elle pensait, et cela voilait son bonheur, car elle aimait profondément ses bons Durand.

Elle ne connaissait pas encore Léo à fond. Ce n’était pas lui, certes, qui aurait dédaigné qui que ce fût. L’avenir le lui aurait appris.

Cependant, les choses étaient mieux ainsi, et c’était sans arrière-pensée qu’elle venait à nous.

Nous ne nous lassions pas de la contempler, tellement le bonheur sertissait sa beauté. Ses gestes plus aisés augmentaient l’harmonie de sa personne, son regard plus assuré trahissait toute son âme.

Elle nous dit :

— J’effectuais des courses, lors de la visite de M. Carade, et quand je suis revenue, père m’a tout de suite prévenue : « Nous avons une communication à te faire, ta mère et moi. — C’est grave ? — Mais non, mais non », me rassura-t-il. J’avais tout de suite pensé à un obstacle à notre mariage, avoua Berthe en rougissant. Mon père sortit et revint avec quelques papiers dans la main. Il était suivi de mère. « Ma petite Berthe, me dit-il, M. Carade sort d’ici pour demander ta main pour son fils. Tu vas entrer dans une des premières familles de Nîmes. Mme Carade est apparentée à la noblesse de la ville. » Je ne répondis rien. Je me sentais heureuse en pensant à Léo, mais j’étais un peu désolée de savoir que je serais peut-être déplacée dans votre milieu.

Il y eut des protestations spontanées et aimables de nous, et principalement de Léo. Cela lui valut le plus doux regard de sa fiancée.

Après cette interruption, elle poursuivit :

— Il est temps de t’avouer, ma chère Berthe, reprit celui que j’appelais mon père, que tu n’es pas notre fille. — Comment ! » J’étais si ahurie que je ne pus lancer que cette exclamation. Je restais sans un mot, pétrifiée par cette révélation qui me faisait croire à un accès de démence. Je n’osais même pas poser une question. Je reportai les yeux sur ma mère, et je la vis si calme, si attendrie, que je compris que mon père disait la vérité. Il continua son explication : « Mme la comtesse de Dareuil, ta chère maman, était si désespérée par la mort de Monsieur ton père qu’elle n’a pu résister. Ma femme t’a emmenée, sur les conseils de ton notaire, parce qu’elle t’avait toujours soignée et que ta maman l’avait recommandé. Nous ne t’avons jamais parlé de ces choses, sur la défense expresse de Mme la comtesse. Elle ignorait ce que serait ton caractère et voulait que tu sois heureuse entre nous deux. Le notaire a pensé que nous te dévoilerions ta personnalité au moment de ton mariage, ou bien quand tu aurais atteint 21 ans. Tu as trouve un fiancé qui te plaît et qui convient aussi à ton notaire, et nous accomplirons aujourd’hui ce que le devoir nous impose. Tu recevras la visite de Me Bocque, qui t’éclairera sur ta situation financière. » Mon père se tut. J’étais fort émue par ce qu’il me révélait. Je me souviens de leurs bons soins, de leur tendresse et de l’éducation qu’ils essayaient de me donner, en se rappelant celle de ma pauvre maman. Je n’ai pas besoin de vous dire quelle fut ma curiosité concernant mes parents. J’étais avide du moindre détail, et quand Léo est venu, nous déroulions le passé…

Berthe cessa de parler. Nous l’écoutions avec émotion. Maman la plaignit d’être restée orpheline, mais en même temps elle loua les Durand, si sages dans leur conduite et si désintéressés dans leur dévouement.

Léo rayonnait de plus en plus. Il était assis auprès de Berthe et il contemplait sa beauté. Elle était vraiment toute grâce, et ses yeux bruns, si expressifs, étaient une caresse. Ses mains, quoique abîmées par les travaux managers, conservaient leur dessin si pur, et ses doigts effilés jouaient avec les grains d’un tôlier modeste. Son visage éclairait le salon de sa joie lumineuse.

Sauf moi, tout le monde jouissait de cette surprise. Je ne pouvais que déplorer cette nouvelle situation parce qu’elle me précipitait dans un état d’infériorité. Il ne me sembla guère possible de sauter hors du cercle qui se rétrécissait autour de moi.

Maintenant que Berthe se sentait mon égale, elle se rapprocha de moi et eut la gentillesse de me dire combien je lui étais sympathique. J’en fus très touchée. Elle me demanda si je serais libre le lendemain, m’offrant de m’accompagner dans une promenade, car elle savait par Léo que j’aimais arpenter les jardins. Je ne pouvais guère refuser, bien que cela ne me sourit point. J’avais tellement besoin de solitude qu’une présence me contrariait. Faire des frais de politesse me pesait. Cependant, je ne voulus pas montrer de la mauvaise volonté et j’acquiesçai. Il fut entendu que nous ferions une bonne course. Je devais la prendre chez les Durand, qui habitaient rue des Marchands.

J’allai la reconduire avec Léo. Il était tard, bien qu’aucun de nous n’eût sommeil.

Je l’embrassai lorsque nous la quittâmes devant sa porte, mais Léo n’osa que lui baiser la main. Pendant le trajet, il me vanta les qualités de sa fiancée. C’était une antienne commune à tous les amoureux, et je l’écoutai non sans indifférence.

Pendant que mon frère renforçait le panégyrique de celle qu’il aimait, je me disais que j’allais annoncer la nouvelle de mes fiançailles, mais que je ne me perdrais en aucune louange sur mon futur mari.

Léo me demanda :

— Tu t’entendras avec Berthe ?

— Je m’entends avec tout le monde.

— C’est une garantie !

Il y eut une minute de silence et mon frère reprit :

— À propos, et ce monsieur qui t’avait demandé son chemin, tu l’as revu ?

Je ne m’attendais pas à cette question et elle me laissa très décontenancée. Très rapidement, je pensai que si je répondais négativement, Léo, quelques jours après, me taxerait d’hypocrite, et si je disais la vérité ce soir, cela donnerait lieu à des complications. J’eus vite fait de choisir. Il valait mieux pour chacun de nous que j’éludasse cette question, ce que je tentai de faire.

— Nîmes est une ville très étendue, les rencontres sont rares.

Léo me regarda curieusement, mais je restai impassible.

Nous arrivions d’ailleurs à la maison.

Quand nous entrâmes, nos parents étaient encore dans le salon à s’entretenir des fiançailles de leur fils. Maman dit à Léo :

— Tu ne pressentais rien de ces événements ?

— Rien du tout.

— Ces Durand ont été étonnants.

— Remarquables, confirma Léo.

— Ce que je trouve surtout remarquable, m’écriai-je, c’est que l’instinct de Léo l’ait conduit à choisir parmi les jeunes filles de la ville celle dont l’histoire ressemble à un conte de fées. Je suppose que les imaginations de l’endroit vont pouvoir s’exercer. Le faire-part de ton mariage aura du succès, mon cher ! ajoutai-je en souriant à l’intéressé.

Personne n’avait encore pensé à ce détail. Je déclenchai quelques réflexions amusées, puis nous nous séparâmes pour le repos.

Le lendemain, vers 14 heures, je partis pour la promenade que je devais effectuer avec Berthe.

Je trottais dans la rue des Lombards, de mon pas élastique et long. Mes talons sonnaient. Le soleil était clément, nullement dur. J’arrivai sur la place aux Herbes. Là, je crus voir Jean Gouve. Mon cœur s’arrêta. Je le crus du moins, mais je le sentis tout de suite battre de nouveau, ce qui me rassura.

Je m’enfilai vite vers la rue des Marchands, et tant pis pour Jean Gouve, si c’était lui.

Je sonnai à la porte des Durand, et ce fut Mme Durand qui vint m’ouvrir. À voir son visage placide, un peu moutonnier, je devinai tout de suite qu’elle était une brave femme.

— Entrez, Mademoiselle ; Berthe va être prête sans tarder.

Elle m’entraîna dans une pièce demi-salon, demi-bureau, où M. Durand s’occupait de reliure. C’était sa distraction favorite, et elle lui rapportait. De plus, elle l’instruisait aussi, parce qu’il lisait tous les livres qui passaient entre ses mains. Je trouvais cela fort intelligent, parce qu’il n’avait rien à débourser pour lire les bons auteurs, car d’habitude on ne fait pas relier les nullités.

Je le connaissais mieux, lui, et nous nous serrâmes la main, comme de vieux amis.

— Nous sommes bien contents, me dit-il, du bon mariage de Berthe. M. Léo est un homme sérieux, dont on ne pense que du bien, et M. et Mme Carade ont une belle place dans la ville.

J’étais ravie de ces appréciations, bien qu’une ombre noire, projetée par Jean Gouve, les altérât un peu.

— Nous sommes bien heureux, nous aussi, ripostai-je, que Léo ait remarqué Berthe.

— Oui, et heureusement qu’il l’a rencontrée chez Mme de Lorbel, sans quoi il ne serait pas venu la chercher au foyer d’un concierge.

Il rit joyeusement, ce qui me permit de ne pas répondre. Mme Durand murmura :

— Quand un mariage doit se faire, le ciel s’en mêle. Et vous, Mademoiselle Carade, à quand votre tour ? Quand sonnera-t-on pour le vôtre ?

Je frissonnai en songeant que les cloches assisteraient aussi à ma honte.

Berthe survint. Elle était ravissante. Une robe de toile bleu pastel, d’une simplicité qu’elle rehaussait. Une capeline de paille claire ombrageait son front. Sa minceur élégante était d’une distinction que je ne pouvais comparer à nulle autre.

Mme Durand s’écria :

— Comme elle ressemble à Mme la comtesse !

Nous nous en allâmes, et Berthe me dit :

— Depuis que mes parents Durand ont révélé l’énigme de ma vie, nous parlons beaucoup maman. Il semble que mère soit heureuse de s’épancher enfin, car elle ne tarit pas de rappeler ses souvenirs, et si cela m’attendrit, j’éprouve en même temps bien des regrets. Pourtant, ce n’est pas le moment de me montrer triste, puisque je vais avoir une nouvelle famille dans la vôtre.

Je souris en lui répondant :

— Soyez assurée que nous vous aimons beaucoup.

— Merci, ma chère Monique. De mon enfance il y a des faits dont je me souviens. D’abord, je me vois dans une grande maison : un gros chien me suit. Puis une dame en blanc, étendue sur une chaise-longue dans un jardin ; mais, ces choses, je croyais les avoir rêvées.

Berthe devenait mélancolique, et je ne le voulais pas. Je la trouvai fort heureuse, malgré sa situation d’orpheline. Qu’eût-elle dit si elle avait pénétré mes pensées ?

Nous suivions machinalement la rue du Général-Perrier. Devant le théâtre et la rue Molière, nous ne pûmes faire autrement que de parler de cet auteur, ce qui détourna la conversation.

Ce petit intermède nous tint compagnie pendant toute la rue Boissier. Nous atteignîmes le quai de la Fontaine par la place A.-Briand, et nous ralentîmes l’allure. J’aurais voulu maintenant me soustraire à la visite du jardin. Je l’avais décidément pris en grippe depuis mon entretien avec Jean Gouve. Il fallait surmonter cette faiblesse. Si l’on s’enfuyait des lieux où l’on a éprouvé des ennuis, peu d’endroits résisteraient.

Le beau jardin s’ouvrait devant nous. Un recueillement nous saisit. Après les bruits de la rue, c’était soudain le calme bienfaisant Les arbres commençaient déjà à subir les atteintes de la chaleur, mais leur ombre était encore épaisse.

Leurs feuilles dispensaient de la fraîcheur parce qu’une brise légère les agitait. On entendait le faîte des plus élevés bruire mollement. À travers les branches passaient des rayons furtifs, comme des éclairs d’or.

Malgré ces attraits, ce cadre devenait pour moi un paysage de dépression. Je n’avais plus de stabilité. Ordinairement, cette paix me parlait, mais aujourd’hui ce silence était mort. Et pourtant les mêmes amis étaient là : fleurs, arbres, oiseaux, statues, mais je n’entendais et ne voyais rien.

Nous avancions à petits pas, en parlant de toilette. Quel sujet pimpant pour des jeunes filles ! J’oubliai quelque peu mon effrayante aventure et, avec une grande liberté d’esprit, j’exposai mes goûts. Puis, tout à coup, je pensai que ma coquette élégance ne serait appréciée que d’un mari que je détestais, et mon enthousiasme tomba.

Et, en face d’un tournant, je me vis en face de Robert Darèle. Il salua en s’arrêtant, parce que nous étions trop près l’un de l’autre pour ne pas échanger quelques mots.

— Bonjour, Monsieur. Vous vous promenez ?

Quelle banalité dans ces paroles ! Pourquoi interrompre le rêve d’un passant par une question aussi stupide ?

Son visage trahissait la joie de me rencontrer. J’aurais voulu que Jean Gouve passât.

Je présentai mon ami d’enfance à Berthe :

M. Robert Darèle. Mlle Berthe de Dareuil.

Il eut un sursaut. Sans doute reconnaissait-il la fille du bon Durand, et ce nom le déroutait.

J’ajoutai :

Mlle de Dareuil est la fiancée de mon frère.

Il s’inclina en disant :

— Léo ne m’avait pas encore annoncé ses fiançailles.

— Elles datent d’hier, répondis-je.

Pour se convaincre du nom de Berthe, il demanda en hésitant :

— Êtes-vous parente, Mademoiselle, du comte de Dareuil, tué dans un accident de cheval au cours d’une période militaire, il y a une vingtaine d’années ?

— C’était mon père, Monsieur, et je suis née un mois après sa mort. Je sais toutes ces choses depuis peu de temps…

— Je regrette de raviver un tel souvenir, mais, dans ce cas, mon père était condisciple du vôtre, et même petit-cousin.

— Oh ! m’écriai-je, quelle bonne surprise !

— J’en suis ravie, prononça Berthe. C’est la première fois de ma vie que j’entends parler d’une parenté, aussi éloignée fût-elle. J’en suis fort émue.

Le visage de Berthe était bouleversé, celui de Robert manifestait quelque curiosité. Il ne comprenait pas très bien la corrélation qui pouvait exister entre les Dareuil et la fille de Durand. Ce n’était pas le moment de le lui expliquer, en pleine rue, et je me contentai de jouir de l’embarras d’une question qu’il n’osait formuler.

Il dit pourtant avec beaucoup de chaleur :

— Mon père sera heureux de parler de Monsieur votre père, et, pour mon compte, je serai enchanté d’avoir Léo comme cousin. Notre amitié en sera d’autant plus cimentée.

Quel regard me lança cet aimable jeune homme ! Il était tout pétri de joie. Ses traits rayonnaient. Naturellement, mon esprit s’assombrissait à mesure que le sien voyait le rapprochement qui se dessinait entre nos deux familles.

Il s’imaginait, le pauvre, que je l’épouserais ! Ah ! si je l’avais pu, je n’aurais pas hésité, et je lui aurais rendu regard pour regard, mais il fallait être honnête et esquiver la tentation ; mes yeux se détournèrent donc le plus tôt possible. Je pense que je devais avoir un air sournois du plus bel effet.

Robert Darèle, radieux, nous quitta. La poignée de main qu’il me donna fut longue et expressive.

Je fus un moment à me remettre de cette rencontre, et ce fut la question que me posa Berthe qui me réveilla de mes réflexions plus ou moins pénibles.

— Vous paraissez contrariée d’avoir causé avec ce jeune homme ?

— Oh ! détrompez-vous, il m’est fort sympathique. Nous avons renouvelé connaissance ces jours derniers.

— Suis-je indiscrète en vous disant que ce monsieur vous contemplait avec extase ?

— Vous croyez ? Cela ne veut rien dire. C’est toujours une contenance que prennent les jeunes gens, répondis-je avec une indifférence qui me prouvait mon hypocrisie.

— Je suis très sûre que c’était autre chose qu’une simple contenance, repartit gaie Berthe.

— Il est vrai que vous avez l’expérience ces états du cœur, répliquai-je en riant.

J’étais furieuse en pensant que je scandaliserais ma famille, tous nos amis, en repoussant une alliance avec les Darèle. Au lieu de fusionner avec Berthe et Léo, j’allais prendre un chemin ridicule, effroyable, où je sentais déjà les épines et les pierres.

— Quelle curieuse coïncidence, reprit Berthe, que mon père et M. Darèle aient été bons amis ! Me voici nantie de cousins inattendus.

— Votre notaire vous a entourée d’énigmes.

— C’était sans doute le vœu de maman. Les bons Durand, dont elle connaissait le cœur, se sont contentés de m’aimer comme leur maîtresse le désirait. Ils n’auraient eu garde de prendre l’initiative de rechercher une parenté, de peur que l’on ne m’arrachât à eux. J’ai vécu sous le nom de Berthe Durand, et les compagnes du cours que j’ai fréquenté ont été vite abandonnées, parce que mère ne tenait pas du tout à ce que je me lie avec d’autres jeunes filles. Cela m’étonnait parfois, mais je le comprends mieux maintenant. La pensée de maman les dirigeait. Enfin, Mme de Lorbel m’a invitée à venir chez elle pour faire partie des chœurs de la cathédrale. Jusque-là, jamais je n’étais entrée dans une famille.

— C’est bien heureux que Léo vous ait vue là !

J’avais beaucoup de mal à ne pas me montrer nerveuse. Je trouvais que tout allait bien pour tout le monde, excepté pour moi.

Le beau jardin me parut encore une fois désespérant. Je n’y découvrais plus aucun charme, et pourtant quelles délices j’y avais ressenties à m’y promener en des temps plus calmes.

Jamais je ne me lassais d’en faire le tour, admirant tous les coins en détail, les miroirs d’eau répétant le ciel, les arbres penchés vers les promeneurs, les statues ressortant sur la verdure. Il se dégageait une telle paix de cette féerie que le rêve venait spontanément vous escorter.

Que de fois aurais-je voulu m’endormir au milieu de ces clairs bosquets où les oiseaux, sans crainte, vous accompagnaient de leur ramage !

— Comme vous êtes silencieuse, Monique !

Je me redressai. J’étais dans un merveilleux jardin qui devait inciter à la grâce, au sourire, à la sérénité.

Je répondis :

— Le calme qui règne ici appelle le silence.

— C’est vrai, convint Berthe, mais il est agréable aussi d’échanger des points de vues. Nous avons à faire connaissance, et, de plus, je suis un peu grisée d’avoir une amie de mon âge. J’ai tant de choses à vous dire sans pouvoir les formuler ! Il est vrai que les idées se chevauchent un peu dans mon cerveau, parce que, depuis hier, tant d’événements sont survenus.

Elle parla. Je l’écoutais mal. Depuis que j’avais rencontré Robert, je n’étais plus à mon aise. Un voile gris m’entourait, et je ne voyais plus la vie qu’à travers ce brouillard terne. Tout à coup, je dis :

— Il est temps que je rentre. J’allais oublier que je dois aller voir une amie souffrante. Elle habite rue Titus. Reprenons le même chemin, si cela ne vous ennuie pas.

Berthe n’éleva aucune objection. Après un dernier regard aux charmants bosquets La Fontaine, nous prîmes la voie du retour.

J’essayai de paraître pleine d’entrain, ne voulant pas passer pour fantasque aux yeux de ma future belle-sœur.

Mes efforts furent pénibles. Enfin, je gagnai la rue Titus, et je quittai Berthe après des adieux tendres entre elle et moi. Elle poursuivit sa route en pressant le pas, et je sonnai à la porte de mon amie, plutôt pour l’acquit de ma conscience que pour ma satisfaction. Je n’avais aucun désir de voir quelqu’un, et, heureusement pour moi, elle n’était pas là.

La domestique m’assura que Mademoiselle regretterait bien, et, du bout des lèvres, je prononçai la même formule de politesse.

Avec soulagement, je me dirigeai vers la maison par des rues détournées.

Maman était dans le salon, et j’y entrai pour m’installer avec accablement dans un fauteuil.

— Tu parais lasse ?

— Je suis morte, et cependant nous avons eu une surprise qui devrait me ressusciter.

— Quoi donc ?

— Les Darèle ont une parenté avec Berthe.

— Est-ce possible ? s’écria maman. Raconte-moi cela tout de suite.

J’entamai le récit de notre rencontre, et maman en fut vivement intéressée.

— Cela situera tout de suite la femme de Léo. Quelles bizarres circonstances ! J’envisageais le mariage de ton frère avec effroi, et aujourd’hui je suis enchantée qu’il ait remarqué cette charmante jeune fille.

Il y eut un silence, et maman me dit :

— Tu es contente aussi ?

— Assurément.

— Tu n’as pas l’air enthousiaste ?

— Je pensais qu’il faudrait que j’aie le numéro en mari équivalent à Berthe, et cela ne sera pas commode.

— Mais si ! La ville fourmille de jeunes gens très bien…

— Voire !

— Tu es donc si difficile ?

— Moi ?

Que dire, mon Dieu ? Je ressemblais à un agneau. J’avais la tête du sacrifice. Oh ! ce Jean Gouve avec l’oncle Galiret ! Quel écrasement j’aurais voulu faire d’eux !

Je me demandais si je ne devais pas tout avouer à maman. L’heure était propice. Mais je prévis une scène si pathétique que je reculai.

Maman me serrerait sur son cœur en pleurant et me défendrait de me sacrifier. Je résisterais, et papa serait tourmenté au plus haut degré, tout en essayant de le cacher.

Non, il fallait me taire, et non pas marchander avec mes sentiments filiaux.

— Je ne suis pas difficile du tout, dis-je avec fermeté. Je dirai même que le genre distingué ne me plaît pas beaucoup. Un homme un peu fruste ne me fait pas peur. Il ferait même quelques fautes de langage, que cela m’amuserait. Tu vois que je ne vise pas le snob. Dans la vie, il faut bien s’étudier, afin de savoir avec qui l’on peut être heureux, et je sens que le bonheur, pour moi, serait au un être sans manières, tu sais, un de ces messieurs qui dit : « Vot’ demoiselle » ou bien encore qui sourit dans le récepteur du téléphone en répondant : « Je vais dire à Mme Carade qu’elle vienne vous causer. » Au moins ainsi, on est à l’aise, et on n’a pas besoin de se surveiller, alors…

Maman m’interrompit en gémissant :

— Tu es folle !… Que signifie ce verbiage incohérent ?

— Comment, incohérent ? Je dis les choses telles que je les pense. Crois-tu donc que les conventions mondaines soient toujours intéressantes ? Je ne puis m’en accommoder. Je force ma nature à tout instant, et celui que j’épouserai sera un primitif, un bon garçon au nez en l’air, avec des mains peu soignées… Il sera brun et il aura…

— Ma petite fille, j’aimerais bien que cette plaisanterie cessât. Tu me fais un peu peur.

— Pauvre petite maman ! Je réponds bien mal à la peine que tu as prise pour m’élever ! Je relève sans doute d’une hérédité que tu ignores. J’ai le don de vulgarité.

— Oh !

— Il faut parler franc…

— Toi qui avais tant de répulsion pour les choses communes, comment as-tu pu te transformer à ce point ? Je ne te reconnais plus.

— La vie, maman, la vie. Quand on avance en âge, on s’observe, et puis, un jour, on se voit telle que l’on est, et je suis vraiment trop franche pour te dissimuler ma pensée.

Je me tus, effarée devant mes horribles mensonges. Maman m’examinait avec des yeux angoissés, et, le deuil dans le cœur, je me disais que j’avais bien travaillé pour préparer ma pauvre maman à ce qui se passerait.

Sur ces entrefaites, mon frère rentra, et je lui racontai sans tarder la rencontre de son ami Darèle et la surprise qui avait suivi. Léo restait abasourdi, sans comprendre d’abord. Puis, quand il saisit la vérité, il s’écria :

— Que je suis content pour Berthe !


VI


J’eus beaucoup de mal à me réveiller, ce vendredi matin. Le souci m’avait terrassée, et mon sommeil avait plutôt ressemblé à une torpeur.

Je fus longue à rejoindre ma famille pour le déjeuner. J’appréhendais de voir tous les visages radieux autour de moi, alors que je broyais tant de noir. Je m’exerçais à élargir mon sourire de mon mieux, mais l’élasticité manquait.

Pourtant, je ne pouvais rester toute la journée dans ma chambre, et je me décidai à retrouver mon entourage. Comme je le pré- voyais, le contentement rayonnait sur tous les fronts.

Maman, en me voyant, eut des traits subitement anxieux, parce qu’elle se rappelait mes réflexions ridicules. Elle sembla rassérénée en me découvrant comme à l’ordinaire, mais plusieurs fois je sentis ses regards s’appesantir sur moi avec inquiétude. Je m’efforçai à la gaieté, comme s’il ne restait plus trace de mes idioties de la veille.

Mes frères se rendirent à leurs occupations et mon père sortit en même temps qu’eux. Alors que je prenais ma tasse de chocolat, maman vint à moi et m’embrassa :

— Ma petite fille est revenue à son état normal.

— Ton canard, veux-tu dire !…

— Oh ! je ne pense plus à ces paradoxes d’hier. Je sais que les jeunes modernes aiment scandaliser leurs familles. Tout cela, ce sont des fumées qui s’échappent de leur jeunesse. Je sais trop combien ma fille est pondérée.

Je bus quelques gorgées pour me donner une contenance. Ce petit discours qui cachait un sermon ne devait pas avoir de prise sur moi. J’obéissais aux circonstances.

Le déjeuner de midi se passa presque exclusivement à chanter les louanges de Berthe.

Maman vantait sa distinction et son goût, et, tout en parlant, elle me regardait. Je savais ce que ses yeux signifiaient : « Ma fille ne sera pas autrement que ma belle-fille, elle choisira un mari bien élevé. »

J’étais très convaincue de tout ce qu’elle me faisait sous-entendre, mais ce n’était pas de ma faute si je devais agir contre ma volonté.

J’affectai de ne pas saisir ce langage muet et je gardai mon attitude gaie et insouciante.

Les incidents de la veille furent commentés, et Léo se promit d’aller voir au plus tôt ce bon Darèle. Tout allait pour le mieux de ce côté. Mon frère exultait, mon père aussi, bien que je visse un pli soucieux obscurcir de temps à autre son visage. En moi-même, je pensais : « L’épée est toujours suspendue au-dessus de sa tête. » Quand je constatais cela, il me prenait l’ambition démesurée de gifler Jean Gouve à tour de bras.

Maman avait des courses, et je sortis avec elle.

En rentrant à la maison, je me sentis très lasse. Quand je me promenais, jamais je ne me trouvais fatiguée, mais les haltes chez les commerçants m’épuisaient.

— On gagne le paradis à des exercices pareils ! dis-je à maman.

— On allège surtout son porte-monnaie, me fut-il répliqué.

— Ce serait cependant presque intéressant, parce qu’on voit la manière de vendre de chacun. On lit clairement sur le visage des uns : « Vous ne vous échapperez pas de ma boutique sans m’avoir acheté au moins un article. » Il y en a d’autres qui traînent une indifférence que je qualifierai de coupable, et d’autres qui affectent un air désinvolte et vulgaire qui est un défi à l’acheteur.

— Tiens ! je croyais que tu aimais ce genre-là !

Je me mordis les lèvres. J’avais trop parlé et je démolissais tout ce que j’assurais la veille. Pourtant, je répondis avec tranquillité :

— Il y a vulgarité et vulgarité. Celle qui est « bon enfant » est un attrait, mais celle des commis qui se croient du faux monde m’exaspère.

Je m’embrouillais dans des explications vaines, quand mes frères rentrèrent Nous attendîmes papa pour le dîner.

Ce fut un père tout à fait transformé qui nous arriva. La tête droite, l’épaule haute, un front gai et un sourire épanoui, non plus cet affreux sourire qui se contraint, mais cet envol vrai de la joie intérieure.

— Oh ! papa, m’écriai-je, que t’est-il survenu d’heureux ?

— Ainsi, tu devines donc tout de suite que je suis libéré de soucis ?

— Oh ! oui…

Aussi étrange que cela pût paraître, je ne devinai pas la cause de ce revirement. Mon esprit était tout à coup fermé sur la catastrophe Galiret, et j’attendais, innocente, obtuse, la révélation d’un fait réjouissant.

Et mon père parla :

— J’ai eu une visite inattendue : celle de M. Galiret.

Mon cœur se glaça à l’instant même. La joie de papa devenait ma douleur.

— … Et il m’a présenté des excuses pour son attitude. Il s’est montré très repentant, très cordial, et, naturellement, je puis considérer l’expertise qu’il exigeait pour certaines de mes innovations comme non avenue. J’ai jugé cette démarche comme un sursaut de conscience chez lui. Chez quelques êtres impulsifs, la rancune est subite ; puis, soudain, les scrupules interdisent la vengeance. C’est ce qui est arrivé chez mon ennemi d’hier.

La satisfaction de papa emplissait la pièce. Il avait rajeuni soudain, tellement ses sentiments paisibles se dilataient d’en avoir terminé avec ce point noir qui l’obsédait. Il restait sans réaction contre la méchanceté. L’acte de Galiret lui rendait sa confiance, et sa joie se communiquait à tous, sauf à moi.

Moi, la victime, l’enjeu de cette terrible partie, je devinais la manœuvre. Averti par le neveu, l’oncle préparait le terrain. Il se rapprochait de mon père pour que celui-ci n’apportât nul obstacle au mariage. Il traiterait de pair à compagnon et saurait jouer de notre « grand amour ». Du coup, il aurait tous les travaux désirés en ce qui concernait la ville de Nîmes, dont les monuments si précieux, appelaient un besoin constant de surveillance.

Ainsi, notre Rome française deviendrait son fromage. J’étais le trait d’union. Je devenais folle de dégoût et d’épouvante, et il me fallait montrer un visage souriant devant le contentement de papa. Nous bûmes du champagne au dessert, pour récupérer les forces que papa avaient perdues durant ces jours de malaise. C’était un prétexte, évidemment, pour fêter entre nous les fiançailles de Léo. Mais je dois le dire, la coupe que je bus me sembla bien amère.

Ce fut dans un réel désordre d’esprit que je regagnai ma chambre. Maintenant, je devais payer toute la satisfaction de ma famille en revoyant Jean Gouve pour lui annoncer que j’acceptais de devenir sa femme. Sa femme ! Que le mot sonnait mal à mes oreilles ! Mais, tout de suite, je revis le visage transformé de papa, et le courage me revint.

Soudain, un détail me frappa : je ne connaissais pas l’adresse de mon prétendant. Comment l’avertir ? J’eus une seconde joie : cela me donnait du temps. Je n’étais pour rien dans cette étourderie. Ce n’était pas à moi à rechercher cette adresse. Donc, je n’avais qu’à attendre.

Cependant, j’étais inquiète, et, le lendemain matin, en apercevant le courrier, je demandai avec un petit air niais :

— Il n’y a pas de lettres pour moi ?

Vincent rit en répondant :

— À quoi penses-tu, ma pauvre vieille ? Qui est-ce qui t’écrirait, à toi qui n’écris à personne ?

C’était vrai, la correspondance était rayée de mes occupations. Je trouvais que c’était du temps perdu. Le téléphone me suffisait, mais sans doute Jean Gouve ne me relancerait-il pas par ce moyen.

— Oh ! il peut arriver que j’aie une lettre !… une amie peut voyager et penser à moi.

Je répondis cela pour préparer mon public, au cas d’une enveloppe à mon nom. Il fallait songer à tout. Je ris pour donner le change, mais je me disais que je serais bien en peine si je voyais une lettre. Elle susciterait par trop la curiosité de mon entourage. Bien de ce genre n’arriva.

J’allais chez Mlle Clarseil cette après-midi là. Je savourais ce répit avant l’échéance.

Je ne fus pas plus tôt hors de la rue des Lombards que Jean Gouve m’accosta, boulevard Gambetta.

J’eus un choc. Il n’était pas long à réclamer son dû ! Comme je le méprisais !

— Mademoiselle, j’ai bien l’honneur…

— Monsieur…

Il était souriant, mais je n’avais nulle envie de l’imiter.

Avec un accent familier, il me demanda :

— Voulez-vous prendre une tasse de thé dans une pâtisserie ?

Je le regardai, ahurie. Il comprit ma surprise et me dit assez brutalement :

— Vous ne serez pas compromise, puisque nous serons fiancés tout à l’heure.

Je dus me contenir grandement pour ne pas lui répondre une insolence. Je parvins à balbutier :

— Si vous voulez, je vous rejoindrai aux Arènes. L’emplacement est vaste, nous pourrons avoir un entretien sans éveiller l’attention des touristes.

Il acquiesça :

— Vous allez venir tout de suite ?

— Le temps de téléphoner à une amie que j’arriverai un peu en retard.

— Bon, ne me faites pas trop attendre. J’ai du travail à n’en plus finir.

Il ajouta d’un ton goguenard :

— Le papa est content, hein ? Ce pauvre vieux !

Oh ! cet accent commun ! Cette phrase vulgaire qui me couvrit de honte ! Pouvait-on employer un pareil langage en parlant de l’être exquis qu’était mon père, le savant que chacun appréciait ? Il fallait n’avoir aucun sens de l’éducation, aucun respect de la personnalité. Je ne voulus rien répondre, de peur d’en trop dire, et je me contentai de lancer avec détachement :

— À tout à l’heure !

Je téléphonai donc à Mlle Clarseil que j’aurais quelques commissions à terminer avant de me rendre chez elle. Avec son caractère idéal, elle m’assura que cela ne la dérangeait nullement de me recevoir à l’heure où je serais libre.

Alors, je m’acheminai vers mon destin.

J’avais besoin de ce répit pour calmer mon esprit. Cette course m’était nécessaire pour modérer ma révolte et mon chagrin.

Je passai sans cesse de la colère à la résignation. Au premier pas, j’étais résolue à envoyer promener ce Gouve maître-chanteur ; au deuxième pas, j’étais décidée à l’accepter ; au troisième, une fureur me secouait. C’est ainsi que j’accomplis le trajet, tellement absorbée par mes pensées que j’en étais inconsciente.

Quand je me vis en face de cet amphithéâtre dans lequel se fixerait ma destinée, je me disais que nul monument ne serait assez vaste pour contenir mon désespoir.

Devant le Palais de Justice, j’aperçus Jean Gouve. Il pensait sans doute que nous ne nous serions pas rencontrés dans les galeries. C’était possible. Dès qu’il me vit, il n’attendit pas et entra.

Je n’eus qu’à le suivre, et une rougeur me monta au front. Je lui obéissais déjà ! Ah ! je n’étais pas fière de moi, et j’avais beau évoquer mon héroïsme, je me sentais bien petite et bien lâche.

Enfin, nous fûmes dans l’enceinte, et, malgré les sentiments multiples qui faisaient de moi une épave, j’admirai une fois de plus ce monument si bien préservé par les siècles qui l’ont vu.

Je pensais aux bêtes fauves que l’on avait combattues là, et j’estimais que j’allais livrer, moi aussi, une bataille à un homme de proie. Malgré la civilisation, les temps ne changent pas, et la cruauté demeure au cœur des humains.

Enfin, je m’arrêtai à l’endroit que je jugeais propice à une conversation, et Jean Gouve, qui me précédait, eut sans doute la même impression, car il me fit face. Nous nous regardâmes. Mes yeux lançaient des éclairs, les siens étaient rieurs. Cela me causa une indignation indescriptible. Je dus paraître terrible, car il murmura :

— Oh ! j’aurai du mal à mater cette femme-là !

Je le toisai dédaigneusement et je parlai :

— Monsieur, mon père est rentré hier avec un visage apaisé, et je sais que c’est à M. Galiret qu’il le doit. Je tiens donc ma promesse que je vous ai faite et j’accepte de devenir votre femme.

— C’était convenu, me répondit-il.

Cette phrase sembla dure et nullement suffisante pour l’immolation à laquelle je consentais.

Je ripostai :

— J’aurais pu ne pas tenir ma parole et dénoncer votre manœuvre.

— Vous savez ce qu’il vous en aurait coûté ?

— Il y a des juges.

Je ne sais pourquoi, je prononçai des paroles qui me parurent ridicules. Jean Gouve eut un rire en répondant :

— Rien ne peut arrêter une vengeance adroitement ourdie.

J’étais hors de moi. Il poursuivit :

— Ne faites pas l’enfant. Je serai un bon mari, et si vous ne m’épousez pas, je ne crois pas qu’un autre voudrait de vous. Je saurai utiliser les rencontres que nous avons eues, de façon quelles puissent vous nuire…

J’étais terrifiée. Calomniée par cet homme !

C’eût été un comble. Je me vis dans un filet.

Dans un murmure, j’affirmai :

— Il ne s’agit pas de dérobade, vous avez ma promesse.

— C’est bien. Alors, nous sommes amis ?

Il se rapprocha. Je crus qu’il voulait me donner le baiser de fiançailles et je reculai.

— Encore farouche ! s’écria-t-il. Que d’histoires ! Puisque nous sommes fiancés, j’ai le droit de vous embrasser.

— Pas avant que mes parents soient prévenus de notre entente. Il faut d’abord que vous soyez reçu à la maison.

— Bon, j’en passe encore par votre fantaisie. Et quand pourrai-je me présenter dans votre famille ?

— Je vous avertirai.

Il m’observa d’un air soupçonneux. J’affectai de ne pas remarquer ce regard et je dis :

— Donnez-moi votre adresse.

Il tira une carte de son portefeuille et me la tendit.

Je lus qu’il habitait rue de Montpellier.

— Nous n’avons plus rien à nous dire, Monsieur.

— Moi, j’aurais encore beaucoup de choses à vous raconter, mais vous êtes si rébarbative que cela me refroidit… Allons, ne faites pas la sacrifiée. Je suis un bon garçon, et il ne faut pas m’en vouloir si j’ai de l’ambition. Je veux me pousser dans le monde. Il y a bien des gens qui ne me valent pas, et vous reconnaîtrez vite que vous avez un mari à la hauteur. Dame, il faudra m’aider par vos relations. On n’est pas trop de deux bons associés pour faire son chemin. Vous êtes assez intelligente pour le comprendre.

Un seul mot m’était entré dans la tête parmi les paroles que j’entendais : vos relations.

Comment ce Jean Gouve avait-il l’esprit assez aberré pour s’imaginer que je l’introduirais près de nos amis ?

J’étais résolue à rompre avec tout le monde, sauf peut-être avec Mlle Clarseil. D’elle je ne pourrais pas me passer, parce que je comptais sur elle pour m’épancher et me réconforter. Dans cet ordre de sentiments, j’avais rayé ma chère maman. Je ne voulais pas lui montrer mon malheur.

Devant elle, je serai la plus heureuse das femmes, la plus choyée. Quelle comédie à jouer ! J’en frissonnais de la tête aux pieds.

Je répondis à Jean Gouve :

— Nous reparlerons de tout cela en temps voulu. Pour le moment, je suis pressée. Je vous ai dit que j’avais téléphoné à une amie qui m’attend.

— Ce n’est pas un jeune homme, cette amie-là ?

Mon œil fut de la foudre.

— Ne m’insultez pas !

— Oh ! quelle belle lionne C’était une plaisanterie, petite Monique, une simple plaisanterie, pour voir vos yeux briller. Je sais que vous êtes une jeune fille honnête.

Ah ! que je me sentais inférieure devant l’accent sarcastique de mon « fiancé » ! Il me dominait positivement, avec sa façon gouailleuse de me traiter. Son ton vulgaire me crispait, ses regards m’indignaient et sa familiarité quand il me nomma « ma petite Monique » me fit sursauter.

Je devenais sa petite Monique !

Et quelle condescendance pour m’assurer qu’il me savait être une jeune fille honnête !

Mes nerfs étaient en ébullition. Il le remarqua, et cela le fit éclater de rire.

— Vous serez difficile à apprivoiser, bégaya-t-il quand son rire fut un peu calmé, mais cela ne me déplaît pas. J’aime assez jouer au dompteur. J’ai eu, jadis, deux chiens très rudes, et ils ont fini par s’accoutumer à moi.

Et voilà ! j’étais assimilée à deux chiens que l’on avait dû dresser à coups de cravache, sans doute, mais ce dernier détail me fut épargné.

Je ne répondis pas à cet impair et je brusquai les adieux.

— Au revoir, Monsieur. Je vous préviendrai demain ou après-demain. Je dois me plier aux circonstances et ne puis vous fixer au juste l’heure de votre réception.

J’essayai d’introduire un peu d’ironie dans le reste de ma phrase, et je partis sans un sourire.

C’était une évasion sans beauté. J’échappai au serrement de main, et je fus heureuse de ce résultat plus que de raison.

Je ne sais si M. Gouve m’emboîta le pas, mais je filai comme le mistral, et je me trouvai à cent mètres des arènes sans m’en douter. Je pensai que ce lieu que j’avais imposé presque inconsciemment pour cet entretien m’avait été suggéré bien à propos. C’était un combat de gladiateurs que nous venions de fournir. Nous avions été aussi cruels l’un que l’autre.

J’arrivai chez Mlle Clarseil. Quelle joie de se sentir en face d’une affection désintéressée. Je tombai dans un fauteuil, comme harassée, et je criai :

— Que la vie est drôle !

Puis je ris devant la mine effarée de mon amie.

— Quand vous rentrez chez moi, ma chérie, vous ressemblez toujours à une énigme.

— C’est vrai, répondis-je. C’est assez agréable, car j’apporte au moins un intérêt.

Puis, sans transition, j’ajoutai :

— Je vous apprends que Léo est fiancé officiellement.

— Ah ! que je suis contente pour lui, répondit-elle avec son clair regard. Et vous avez fait connaissance de Berthe Durand… Elle vous plaît ?

— Oh ! oui… Et devinez qui elle est ?

— Comment ! Elle est Berthe Durand, je suppose ?

— Eh bien ! non, c’est la fille du comte de Dareuil.

Elle m’examina d’un air totalement ahuri, et je lui narrai les circonstances de cet événement qui la captiva.

Après être restée quelques secondes immobile à la fin de mon récit, elle dit en riant :

— Quel a dû être l’étonnement de vos parents !

— Je vous en laisse juge, et ce qu’il y a de plus amusant encore, c’est que ce comte de Dareuil était un camarade de M. Darèle, et même un peu son parent, de sorte que Léo va se trouver allié à cette famille.

Mlle Clarseil était aux anges.

— Quelle coïncidence providentielle ! Vous serez demoiselle d’honneur avec Robert, et j’espère qu’il y aura sous peu un autre mariage…

Mlle Clarseil arrangeait les choses selon son cœur, alors que M. Gouve les traitait en homme d’affaires.

— Vous ne dites rien, chérie ?

— Que voulez-vous que j’ajoute à ces beaux rêves ? Depuis longtemps je m’abandonne aux fluctuations de l’existence, et je ne puis assurer ce mariage que vous ambitionnez pour moi.

— Il ne tient qu’à vous de devenir la femme de Robert.

— M’aime-t-il vraiment ? Il ne me semble pas que ce coup de foudre soit bien sérieux.

— Pouvez-vous dire cela ? Vous savez pertinemment qu’il pense à vous depuis l’enfance !

— C’est facile à persuader quand on habite la même ville.

— Je ne vous reconnais plus ! Comment osez-vous exprimer des idées semblables après l’avoir vu si heureux de vous retrouver ? Je vous croyais plus intuitive…

Hélas ! je me battais avec mon cœur, et cela me paraissait horrible. Je repartis :

— C’est qu’entre sympathie et amour il y a une grande marge, et…

— Vous cherchez de mauvaises raisons, ou alors vous devenez coquette et vous désirez que j’insiste en vous répétant qu’il ne pense qu’à vous. Je suis sûr qu’il est ravi de savoir que Léo va devenir son cousin. Il va profiter de ce nouveau lien pour avancer le rapprochement de vos deux familles. Vous apprendrez qu’un homme qui aime devient rusé.

Ah ! je savais aussi qu’il n’y avait pas que l’amour qui rend rusé ! L’ambition défiait tous les calculs et vous écrasait froidement. Je gardai cependant ces réflexions pour moi.

J’essayai de sourire avec tendresse, avec malice à ma grande amie, mais je ne lui dis pas un mot d’espoir qu’elle pût transmettre à Robert.

Elle me menaça du doigt :

— Je vous croyais une âme sans détours.

J’eus encore un sourire idiot, parce que les larmes me montaient aux yeux.

Je la quittai rapidement pour rentrer à la maison. J’avais le projet de révéler mon « roman » à mère dès mon arrivée. Il fallait en finir.

Mon plan avait été d’abord d’annoncer cette nouvelle devant tous, mais j’estimais maintenant que ce serait moins gênant de l’avouer tête à tête avec maman. Elle était indulgente, et, la première émotion passée, j’étais certaine qu’elle se rangerait de mon côté, puisque je lui assurerais que j’aimais ce jeune homme.

Cette résolution me donna un peu de vigueur. L’heure de détente prise chez mon amie m’avait amollie, et maintenant qu’il m’était donné d’en appeler à mon énergie, je m’armais de nouveau pour la lutte.

Je franchis notre seuil d’un pas délibéré, mais, dès l’antichambre, je sus que Mme Darèle était dans le salon avec maman. Il me fut même transmis que je devais y rejoindre ces dames aussitôt mon retour.

Quel contretemps ! Et pourquoi cette visite ?

La peur me fauchait les mollets. Quelle complication allait surgir ?

J’allai dans ma chambre pour refaire ma beauté, et j’en avais besoin, parce que j’étais pâle comme une morte. Que venait faire Mme Darèle chez maman ? La saison des visites était close, les « jours » de ces dames étaient abandonnés.

J’essayai de ne plus me tourmenter à ce sujet, puisque mes intentions seraient dévoilées quelques minutes plus tard. Ce qui me contrariait surtout, c’est que mon élan concernant ma confession était coupé.

Ce fut avec un tremblement intérieur que j’entrai au salon, arborant un air frondeur, le sourire aux lèvres et les yeux sans ombres.

Je paraissais sûre de moi, joyeuse devant la vie et ses enchantements.

Mme Darèle, rieuse, me rendit mon salut avec une grâce tout aimable.

— Et voici donc cette grande personne qu’on aperçoit si rarement !

— La taille et les occupations vont de pair, Madame, répondis-je ; quand on est petit, au sens jeune, on a moins à faire.

— Comme la jeunesse sait se défendre maintenant !

J’appris tout de suite en vue de quoi cette visite. Robert s’était empressé de parler des fiançailles de Léo avec une de leurs parentes inconnues. Cette nouvelle l’amusait et l’intriguait tout ensemble, et elle voulait absolument nous avoir à dîner pour le lendemain soir avec la fiancée de mon frère.

Maman se montrait toute radieuse, et moi j’étais éplorée. Je devinais les travaux d’approche prédits par Mlle Clarseil et je projetais de ne pas me rendre à cette réunion familiale.

Mme Darèle me prodiguait des compliments que je recevais sans remercier, tellement mon esprit errait dans l’horreur de tout ce qui survenait.

Tout se liguait pour rendre ma situation intenable. Demain soir, je paraderais chez les Darèle avec un sourire forcé et la rage au cœur. Je verrais Robert, qui me comblerait de regards et de paroles émouvantes, et je resterais semblable à un morceau de bois, afin de ne pas lui donner d’espoir.

D’autre part, si je répondais à ses attentions, je serais vilipendée le lendemain, quand éclaterait le scandale de mes fiançailles.

C’est ainsi que je résumais la situation, tout en répondant plus ou moins aux sourires prodigués par notre visiteuse.

Elle disait entre autres choses :

— Vous vous doutez combien mon mari a été heureux d’apprendre que la fille de son ami Dareuil serait la femme de Léo. Il n’avait jamais eu de nouvelles de cette enfant, qu’il croyait chez des parents de sa mère. Nous aimons beaucoup votre fils, et Robert tient beaucoup à lui. Rien ne remplacera ces solides amitiés d’enfance.

Elle me jeta un coup d’œil expressif qua je reçus avec un calme olympien que je ne ressentais guère. Enfin, elle prit congé de nous avec de si charmantes protestations que j’en fus atterrée.

Dès que je fus seule avec maman, la joie et la fierté maternelles fusèrent.

— Je ne m’attendais pas à cette visite, mais Mme Darèle a pris prétexte des fiançailles de Léo pour venir me voir. De plus, elle était fort intriguée par l’identité de Berthe, qui joue le rôle d’une vedette. Cependant, ma chérie, tout cela n’était pas la seule intention de cette excellente amie. Elle est venue surtout pour me parler de Robert. Je suis persuadée qu’elle tâtait le terrain pour savoir si tu l’accepterais. Ce serait un parti idéal. Te plaît-il ?

Quel calvaire ! Il me plaisait infiniment, et j’étais forcée d’affirmer le contraire. Maman éprouvait une satisfaction triomphante, et je me voyais obligée de jeter le trouble dans cet enthousiasme.

N’étais-je pas la plus malheureuse des jeunes filles ?

Cette visite fut extrêmement appréciée, commentée le soir, après dîner. Toute la famille, sauf moi, était si joyeuse que jamais je n’aurais pu dire un mot me concernant. C’eût été jeter le désarroi dans les cœurs. La joie seule régnait. Je compris à ce moment que je devais, avant tout, signifier à Robert mon refus de l’épouser. Belle corvée !

Vincent s’écria :

— Si Robert plaît à Monique, ce sera encore un mariage ! Comme la maison sera agréable quand ces deux-là seront partis ! Je serai le chouchou de maman, le bon chéri, et tout seul !

Cette taquinerie resta sans échos. En d’autres circonstances, j’aurais riposté, mais j’étais trop bouleversée pour avoir l’esprit de répartie.

Je songeais qu’il m’était impossible de raconter mon histoire le soir même et que, vraisemblablement, je serais tenue d’accompagner mes parents chez les Darèle le lendemain.

Heureusement, je n’avais pas promis une réponse ferme à Jean Gouve dans les vingt-quatre heures. Tout en réfléchissant, je me disais que ce serait plus sage de prévenir de mes intentions, après être allée chez nos amis. Je pourrais déclarer plus fermement que Robert ne me convenait pas et qu’il me serait impossible de l’épouser.

Je passai une nuit et une journée abominables à côté de maman, gaie comme un pinson.

À la fin de l’après-midi, elle me recommanda :

— Fais-toi belle…

Oh ! je n’y pensais guère ! L’heure de partir sonna. L’enthousiasme était général, mais celui de Léo confinait au ravissement. Il devait chercher sa fiancée pour la conduire chez les Darèle, et il en ressentait une grande fierté. Tout se passait à merveille pour lui. En s’éprenant de Berthe, violette cachée, il avait prouvé son désintéressement, et aujourd’hui il s’en trouvait récompensé.

Nous fûmes reçus avec une cordialité toute familiale. Maman eut un bon sourire quand Robert lui baisa la main, mais moi j’osai à peine le regarder. Mon rôle semblait de plus en plus difficile. Ne pas être aimable eût été mal élevé, l’être était dangereux, de sorte que j’aurais voulu cent fois me terrer dans un trou de rat.

Robert vint à moi, de son pas balancé, et m’exprima tout son plaisir de nous voir tous réunis. Ses yeux égalaient ses paroles en éloquence. Ils étaient doux, rayonnants, alors que dans ma gorge des sanglots roulaient en pensant que le lendemain je me lancerais dans un gouffre.

Léo survint avec Berthe. Ah ! qu’elle était jolie ! Chacun subit sans doute son charme, car il y eut un silence pour souligner cette admiration. Elle était vêtue de vert jade, et ses cheveux blonds ressortaient délicieusement.

Son teint clair, velouté, ses yeux bruns, avec leur expression rêveuse, retenaient l’attention. Elle paraissait toute confuse, malgré son aisance, devant l’accueil de la famille Darèle.

Embrassée, complimentée par la maîtresse de maison, elle entendit M. Darèle lui dire :

— Ma chère enfant, je suis doublement heureux de vous voir parmi nous, parce que vous êtes la fille de mon regretté cousin et ami Dareuil, et ensuite comme étant la fiancée de Léo.

Elle était tout émue et pouvait à peine répondre, et Léo, lui aussi, semblait crispé par l’émotion.

Le dîner fut en l’honneur des fiancés, et Berthe conquit tout le monde.

Après le repas, on lui demanda de chanter, et elle ne se fit pas prier. Tout simplement, elle alla vers le piano, devant lequel Mme Darèle était assise pour l’accompagner.

Sa voix me transporta dans une planète où Jean Gouve n’existait pas.

On l’écouta religieusement, car elle possédait une voix qui s’imposait par sa qualité et son ampleur. Elle lui donnait de telles vibrations qu’on la sentait parvenir jusqu’en soi. Je frissonnai plus d’une fois à ses accents, et, en regardant involontairement Robert, je remarquai des pleurs dans ses yeux.

Sitôt que ce chant fut terminé, il vint près de moi, assise à l’écart dans un coin d’ombre, et il murmura à mon oreille :

— Oh ! Monique, voulez-vous me rendre bien heureux ?

Il s’arrêta quelques secondes, interdit peut-être devant mon silence et mon visage tendu.

Il reprit :

— Acceptez-moi comme compagnon de route, et il y aura deux mariages au lieu d’un.

Ah ! j’aurais pu d’un mot devenir la fille la plus comblée, mais, ce mot, il m’était défendu de le prononcer.

J’opposai un regard froid à cet aveu et, d’un ton inexorable, je répondis :

— Je ne vous aime pas…

Il se leva du siège qu’il occupait près de moi, recula, comme frappé au cœur, et balbutia :

— Qu’ai-je fait pour mériter un tel refus ?

Mes yeux ne pouvaient plus se lever sur lui. Je restai muette.

— Parlez donc, implora-t-il à mi-voix.

Pas un mot ne sortit de mes lèvres.

— Quelle dureté ! laissa-t-il passer entre ses dents, et moi qui fondais tant d’espoir sur cette réunion ! Qu’ai-je commis ? Pourquoi m’infligez-vous une telle douleur ?

J’étais de glace. Aucun geste, aucune parole ne m’étaient possibles, parce que j’avais une peur folle d’éclater en sanglots dès le moindre mouvement.

Robert s’éloigna de moi en une démarche saccadée, et je me sentis peu à peu renaître à la réalité. En un effort pénible, je me levai pour aller complimenter Berthe, qui cessait de chanter.


VII


Les impressions de mes parents et de mes frères ressemblèrent à un feu d’artifice. Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les formes ; mon frère Léo, étant naturellement le plus comblé, ne tarissait pas sur le charme de sa chère Berthe. L’amour le rendait prolixe.

Maman me disait :

— Il me semble que Robert te regardait avec une grande sympathie. Que penses-tu de lui ?

— Que veux-tu que je te réponde, maman ? Une jeune fille est attirée par celui qu’elle aime et qui la demande en mariage.

— La demande de Robert ne tardera pas ! J’ai l’intuition de ces choses, et ses yeux étaient bien expressifs.

J’écoutais avec une apparente tranquillité.

— Ce qui me confond, reprit maman, c’est ton indifférence, Monique. Il y a peu de temps encore, tu te serais montrée exubérante, mais en ce moment tout paraît l’excéder. Il faut te dominer, ma petite fille.

Juste ciel ! que pouvais-je entendre ! Moi qui devenais folle de concentration, moi qui bandais mes nerfs à les faire craquer, je me voyais reprocher mon manque de maîtrise ! Il est vrai que je provoquais cette incompréhension et que je n’avais guère le droit d’accuser.

Cette soirée se termina enfin, et je fus de nouveau à l’abri dans ma chambre. La fenêtre était ouverte et la lune brillait, métallique. Des bruits assourdis me parvenaient, mais tout se préparait au repos.

Pour moi, le repos n’existait pas.

Ce serait demain que je livrerais la bataille, et un frisson me parcourait J’appréhendais de me glisser dans mon lit, sachant que le sommeil me fuirait. Combien de fois me suis-je retournais durant cette nuit horrible ? Un statisticien prétend que lorsqu’on dort normalement, sans soucis, on change de position quarante fois en dix heures. Quel était mon record ? Je me suis éveillée plus de cent fois, le front inondé de moiteur. Et chaque fois j’agitais le problème de rejeter Jean Gouve ou de l’accepter.

Le matin me trouva plus résolue. Je me levai sans surexcitation excessive. J’étais décidée.

Tout le monde était réuni dans la salle à manger pour le petit déjeuner, et je ne voulus pas attendre. Après avoir embrassé mes parents, je dis :

— J’ai une grave nouvelle à vous annoncer. Je me suis fiancée à M. Jean Gouve.

— Jean Gouve ! s’écria maman la premier ? Quel est cet inconnu ? Je n’ai jamais entendu ce nom.

— Jean Gouve, murmura papa en fronçant les sourcils dans un effort de mémoire, je ne connais pas.

Mes frères ne disaient rien, mais ils m’observaient avec stupéfaction.

— Quel est donc ce mystère ? demanda maman, agitée.

Sa voix se nuançait d’amertume et elle me regardait avec sévérité.

Je pensai qu’elle devinait que cette révélation était la suite de la théorie que je lui avais exposée avec tant d’assurance.

Papa me dit avec douceur :

— Parle, ma petite Monique, éclaire-nous un peu sur cette sensationnelle nouvelle.

— C’est simple, j’ai rencontré ce monsieur… Il m’a parlé incidemment… Il s’est arrangé pour se retrouver sur mon chemin… Il m’a plu, j’ai compris qu’il m’aimait, il me l’a dit, et j’ai accepté de devenir sa femme…

— Et c’est ainsi que tu rencontres un jeune homme en me le cachant ! explosa maman. J’ai une fille qui donne des rendez-vous clandestins et qui tolère les avances d’un inconnu sans consulter sa mère ! Je ne suis plus surprise maintenant de ton état nerveux ! Tu avais des remords de te conduire de cette manière.

Sans répondre, les lèvres serrées, je subissais l’orage mérité en apparence. Ma pensée s’élevait vers le sacrifice que je consentais pour papa. Il me contemplait, mon cher papa, mais il était paisible. Il se disait probablement que j’aimais cet homme et que, dès l’instant que mon bonheur était là, il ne fallait pas s’insurger.

Maman éprouvait plus de difficulté à prendre son parti, parce qu’elle avait rêvé de me voir la femme de Robert Darèle. Sa déception l’ulcérait. C’était un grand coup, évidemment, et davantage encore pour moi.

— J’attends des explications ! s’écria-t-elle. Quand je pense que Mme Darèle ne tarissait pas d’éloges sur toi et qu’elle te croyait digne d’épouser son fils ! C’est inimaginable ! Que dira-t-elle quand elle apprendra cette nouvelle ? Et toi, que racontais-tu à Robert quand vous étiez dans ce coin de salon ? Il avait l’allure d’un fiancé. Je pensais qu’il avait sollicité ta main. Parle donc !

J’étais effrayée de la surexcitation de maman. Elle me lançait des yeux terribles et ne me laissait pas placer un mot.

Papa intervint :

— Monique a choisi. Pourquoi contrarier son inclination ?

Que j’étais mal à l’aise ! Il s’agissait bien de choix.

Cependant, je dis :

— J’ai agi comme Léo. Il n’a consulté personne et j’ai imité son exemple.

— Je me méfie de toi, interrompit mère, parce que tu as avancé des idées bizarres qui me font peur.

— Tu seras juge. Puis-je vous présenter mon fiancé demain soir, par exemple ?

Il y eut un silence tragique.

Maman espérant encore que ma décision n’en était pas à ce point, clama :

— Quoi ! Déjà ! C’est affreux ! Tu nous étrangles littéralement… Ah ! si jamais je pensais vivre une heure pareille !

— Mais, mon amie, intervint papa, conciliant, c’est une heure normale. Notre fille a rencontré celui avec qui elle veut passer sa vie. Quoi de plus naturel ?

— Non, ce n’est pas naturel, prononça maman avec plus d’agitation encore. Je devais être tenue au courant. Une idylle ébauchée à mon insu ne m’inspire aucune sécurité. Tu prétends que tu as imité Léo, continua-t-elle en s’adressant plus directement à moi, c’est possible, mais Léo est affiné dans ses goûts, tandis que je sais maintenant que tu aimes la vulgarité. C’est pourquoi j’appréhende de me voir en face de cet homme. Tes frères le connaissent-ils ?

— Non…

— Et ton père et moi ?

— Non…

Ces deux « non » claquèrent comme des coups de revolver. Maman s’écria dans un sanglot : — Grand Dieu ! où as-tu pu rencontrer ce fiancé ? Chez Mlle Clarseil, peut-être ?

— Oh ! pas du tout.

— Dans la rue, alors ? Et moi qui avais tant de confiance dans le sérieux et le cœur de ma fille…

À ce moment, Léo me regarda fixement.

Je compris qu’il devinait quelque chose, mais il ne dit rien. Maman, elle, était trop ulcérée pour se souvenir du passant qui m’avait demandé son chemin.

Quand elle fit allusion à mon sérieux et à mon cœur, j’eus un ébranlement de tout mon être. Je faillis tout avouer, mais je m’arrêtai à temps parce que mon aveu représentait de nouvelles tortures pour papa. La vengeance des Galiret était suspendue à ma discrétion.

— Tu l’aimes donc vraiment ? interrogea encore maman, qui ne voulait pas être convaincue.

J’inclinai la tête, et ce geste pouvait être pris pour une affirmation. Je fermai les yeux et je prenais ainsi l’aspect d’une personne extasiée devant son amour. En réalité, je souffrais en profondeur. Poursuivre un tel mensonge me semblait presque au-dessus des forces humaines.

— Hier soir, reprit encore maman, tu avais cependant l’air d’écouter Robert avec plaisir. — Oh ! non, dis-je le plus doucement, c’est ton imagination qui t’a suggéré cela, parce que je lui ai dit, au contraire, que je ne l’aimais pas… Il y eut un murmure. Mes frères me regardaient. atterrés, et maman s’écria :

— Tu as osé !

— Aurais-tu donc voulu que je lui fisse croire que je l’épouserais ? Je suis loyale.

— Ah ! parlons de la loyauté !

Maman, cette fois, était au comble, du désespoir, parce qu’elle venait d’avoir la certitude que Robert dédirait m’épouser, puisqu’il s’était déclaré.

Ce fut donc plus amèrement encore qu’elle reprit :

— Ah ! ma fille, tu manques là un bon et beau mariage. Je ne sais comment est ce fiancé que nous verrons demain, mais il ne peut être mieux que Robert Darèle.

Je ne répondis pas. Cette conversation m’anéantissait. Je ne savais plus ni ce que je disais, ni ce que je faisais. Je tournais machinalement ma cuillère dans une tisse, où le breuvage refroidissait.

Mes frères partirent. Papa vint m’embrasser avant de s’en aller, et je resta ; quelques secondes appuyée contre son cœur en bégayant :

— Oh ! papa ! Mon si cher et bon papa !…

Puis nous restâmes seules, maman et moi.

— Quelle désillusion tu me causes ! murmura-t-elle d’une voix rauque.

Je ne pouvais que lui donner raison, sans l’exprimer tout haut.

— Que fais-tu cette après-midi ?

— Je compte rester à la maison

Je suppose que ma chère maman se figurait que j’irais retrouver Jean Gouve, et elle fut étonnée de ma décision.

— Je vais sortir avec Berthe, reprit-elle, lui ayant promis de l’aider pour quelques emplettes. Tu ne veux pas nous accompagner ?

Je refusai parce que j’étais brisée. Tout me paraissait vain autant qu’inutile. Je me faisais l’effet d’être emportée par une cataracte et que ma vie dépendait du saut terrible que j’allais exécuter. Ma pensée ne voyait plus que cet objectif et tout le reste m’était indifférent.

Je répondis négativement, alléguant un malaise que je ressentais réellement

Maman me dit :

— Je pense que tu profiteras de ta liberté pour rejoindre ton fiancé.

Je crus que mon sang se refroidissait dans mes veines, tellement je fus frappée par le ton de ma mère. J’aurais voulu lui suggérer combien elle se trompait et combien sa méfiance était hors de la vérité, mais j’eus le courage de fermer mes lèvres.

Elle traduisit mon silence à sa manière et dit :

— Je sais bien qu’il faut que tu le préviennes que nous l’attendrons demain… C’est entendu, n’est-ce pas ?

— Oui, maman, et merci !

Sans doute espérait-elle encore un recul de ma part, à la suite de la détresse qu’elle m’avait montrée, mais elle ignorait mon impossibilité de revenir en arrière.

Je rentrai dans ma chambre, où je manquai de m’évanouir. Mes nerfs tendus se relâchaient brusquement, et je devins une pauvre chose gémissante.

Je ne pus que pleurer. Je n’osais crier, et je restai quelques minutes hors de mon bon sens à étouffer mes plaintes. Ma destinée m’apparaissait épouvantable.

Je lus, je pris un ouvrage, mais tout me tombait des mains.

Une fatigue insurmontable me terrassait. Je savais que je devais rédiger un télégramme pour Jean Gouve, et je m’efforçai d’y parvenir. Je pensais le présenter dans une poste dès que maman serait dehors.

Midi vint trop vite à mon gré. J’aurai voulu ne pas paraître au déjeuner, mais quelle excuse invoquer ? Et puis c’était reculer, et pourquoi ? Il valait mieux user de courage, et tout de suite.

Ce qui me désespérait, c’était cette hostilité subite que l’on me témoignait. Jusqu’alors, on me traitait si tendrement. Je m’attendais bien à du mécontentement, mais voir maman fâchée à ce point me désemparait. J’essayai d’avoir une bonne contenance quand je fus en face de ma famille. Une certaine politique m’incitait à être gaie, ou du moins assez sereine pour affirmer mon bonheur.

Maman me regarda profondément quand je m’assis à table. Sans doute scrutait-elle ainsi mon visage pour y découvrir des traces de larmes parce qu’elle me savait sensible. Mais j’en arrivais à un tel degré de tension de nerfs que je n’étais plus qu’un bloc de bois, et maman ne devina pas, d’après ma face rigide, l’affreuse détresse qui rendait mon cœur pantelant.

Bien que les aliments me fissent horreur, je mangeai, au risque de m’incommoder, mais la jeunesse a des ressources infinies.

Les sujets concernant mon aveu furent évités. Il me semblait qu’une « quarantaine » s’établissait autour de moi. On ne me boudait pas, mais chacun, gêné, évitait de me parler, ou tout au moins ne m’adressait pas la parole directement. Papa, seul, restait naturel et bon, avec cette bienveillance dont il ne se départait jamais et qui lui valait toutes les sympathies. Il n’y avait que ces Galiret qui ne reconnaissaient pas cette bonté et qui s’avisaient de spéculer sur elle.

Que je détestais ces gens !

L’attitude de mon entourage m’affectait cruellement, et je me laissai aller à un rêve compensateur, où mon rôle était dévoilé et où chacun me rendait justice. Ah ! je n’en étais pas encore là ! me levais de table dès que maman en eut donné le signal et, dans le salon où on attendait le café, je pris une revue. Léo vint près de moi et, pendant que notre mère était allée donner un ordre, il me demanda tout bas :

— Ce fiancé, c’est l’inconnu qui s’est informé de son chemin ? Il est parvenu à ses fins… Je ne répondis pas, et Léo s’éloigna parce que maman rentrait dans la pièce.

De nouveau, un peu plus tard, mon père et mes frères nous quittèrent, et, pour ne pas me retrouver en face de maman, je me réfugiai dans ma chambre.

J’entendis s’assoupir les bruits de la maison et, alors que je croyais maman sortie, elle vint me parler. Son visage était toujours sévère.

— Décidément, tu ne viens pas avec nous ?

— Non, maman…

— Cependant, puisque tu vas te marier, il serait utile que tu imites Berthe et que tu t’inquiètes de quelques pièces de ton trousseau.

Je secouai la tête en répondant :

— On est trop de trois dans un magasin, il y en a toujours une à la remorque. Puis j’ai déjà tant de choses…

Maman m’examina et murmura :

— Es-tu vraiment heureuse ?

Vivement, je m’exclamai :

— Naturellement ! Mais vos attitudes sont tellement réfrigérantes que je ne sais plus où j’en suis.

— Ce n’est pas ton mariage qui me choque, mais ton manque de confiance.

Je ne protestai pas.

Maman se retira. J’attendis une heure, puis je me hâtai de porter mon télégramme. Je rentrai très vite, ayant peur de voir surgir mon fiancé à un coin de rue.

Ensuite, je m’installai chez moi, et je me saisis d’une biographie bien sombre, afin de me trouver privilégiée par comparaison.

Cette lecture me réconforta un peu. Je compris qu’on rencontrait des êtres plus malheureux que soi. Des situations perd les, des erreurs judiciaires, des santés ruinées, des têtes innocentes coupées durant la Révolution. Mon cas n’était assimilable à nulle de ces tragédies. J’épousais un homme que je n’amais pas, mais mon père vivrait au moins tranquillement parce que je serais là pour veiller au contact.

Aurais-je pu goûter le moindre bonheur si j’avais évoqué mon cher papa sans cesse en butte aux manœuvres de ces ambitieux ? Une telle vie n’eût pas été possible, et il valait mieux souffrir en secret que de causer le malheur, l’angoisse de mes parents.

Plus tard, alors que je serais mariée depuis quelques années, j’éclairerais maman, en la priant de ne rien dire à papa, et j’aurais droit de nouveau à toute sa tendre estime. Cette journée était encore le meilleur des réconforts, et je m’y complaisais, ne songeant plus à l’heure qui passait.

Je fus réveillée de cette torpeur par maman et Berthe qui entraient dans ma chambre.

— Bonjour, Monique ! s’écria ma future belle-sœur.

— Comment ! vos achats sont déjà terminés ? dis-je sottement, ignorante du temps enfui.

— Mais, interrogea maman, n’as-tu pas goûté ? Il est 18 heures. Tu es dans la lune.

Berthe ajouta en riant :

— Votre chère maman m’a appris la nouvelle de vos fiançailles, et je n’ai pas voulu tarder à vous apporter mes plus sincères félicitations. Que je suis heureuse pour vous, Monique !

Je dus ouvrir des yeux démesurés, comme si j’entendais de l’hébreu, parce que ma mère me lança :

— On dirait vraiment que tu descends d’une autre planète !

Berthe, dans son clair bonheur, continuait de rire, mais je ne pouvais pas mettre à l’unisson. Je changeai de conversation en parlant des emplettes effectuées.

Maman nous laissa et Berthe me dit :

—- Votre mère m’a invitée pour demain soir, pour que je connaisse aussi votre fiancé, mais je préfère m’abstenir, puisque c’est la première fois qu’il vient.

J’avoue que je sus gré à Berthe de sa discrétion. Je ne me souciais pas de présenter Jean Gouve à qui que ce fût. C’était un des côtés odieux de cette aventure, cette présentation à nos amis et les commentaires qui suivraient.

Les fiançailles de Léo s’auréolaient de romanesque, tandis que les miennes prenaient leur source dans un chantage. Je n’avais pour les embellir, au moins extérieurement, rien de grand, de beau, de noble.

En moi brillait la lampe du sacrifice, mais je devais en laisser la flamme cachée.

Berthe me quitta en me disant joyeusement :

— Je vous abandonne à votre doux rêve. Quant à moi, j’ai passé la période de l’éblouissement. Je deviens pratique et j’agis… Je monte mon ménage…

Quel entrain ! Que de beaux jours s’ouvraient devant cette confiance mutuelle, cette tendresse si haute !

J’éloignai ces pensées, afin de ne pas m’affaiblir. J’avais à composer mon masque et à le tenir bien appliqué sur mon visage.

Il n’y eut pas de changement appréciable dans notre aspect au dîner. Il fut peut-être un peu plus silencieux, et la soirée se traîna.

J’aurais voulu me retirer très vite dans ma chambre, mais, par égard pour mes parents, je restai, affectant une gaieté qui contrastait violemment avec mes sentiments. Je pensais que le lendemain, à la même heure, Jean Gouve serait parmi nous, et j’étais sûre que mon père et ma mère s’efforceraient de le trouver bien. Quant à lui, je savais d’avance qu’il serait dépaysé.

Tout d’un coup, maman s’écria :

— J’aurai beaucoup de mal à dormir cette nuit, avec la perspective de voir demain l’élu de ton cœur, ma fille !

Ah ! il s’agissait bien d’élu !

Papa rit légèrement pour corriger ce que l’accent de maman contenait d’ironie.

— Je suis convaincu, dit-il, que Monique n’a pas fait un mauvais choix.

Je ne pus m’empêcher de lui jeter un regard désespéré. Il saisit sans doute mon expression au vol, parce qu’une inquiétude assombrit son visage.

Je prononçai bien vite et gaiement :

— Tu as raison, papa. Il se peut que ce monsieur ne soit pas le gendre souhaité par vous, mais l’essentiel est qu’il me plaise, puisque c’est moi qui passerais mon existence avec lui. Ayant dit, je souhaitai le bonsoir à mes parents.

Le lendemain, le ciel fut à la pluie. C’est assez rare à Nîmes, mais quand elle survient, personne ne s’en plaint. La verdure apparaît toute vernie, et quand les fleurs se redressent, elles ont un éclat plus vif. Ce temps convenait au fond de mon âme.

Qu’aurais-je fait d’un beau soleil ?

J’attendis le soir avec un tremblement intérieur qui faisait, par moments, entrechoquer mes dents. Ah ! je n’étais pas brave, malgré mes airs frondeurs ! De temps à autre, un rire nerveux s’étranglait dans ma gorge comme un sanglot.

Maman m’observait, et sans doute me trouvait-elle un aspect absolument imprévu, parce que, deux ou trois fois, elle se retint pour m’interroger.

Pour forcer la note, je me surpris à fredonner.

— Tu l’aimes donc beaucoup ?

— Mais oui, maman.

— Il est beau ?

— La beauté est relative. Tout dépend de celui qui regarde et découvre ce qui lui plaît…

— Enfin… Pourvu qu’il soit bon, soupira maman.

Bon ? Non. Jean Gouve n’était pas bon…

Jean Gouve était un être odieux qui se moquait de tout ce qui n’était pas son ambition. Son regard était dur, sa bouche mince livrait le secret de sa rudesse, et son nez retroussé attestait la ruse non tempérée par l’éducation.

Pour le soir, je revêtis une robe bleu pastel, et je vins ainsi au dîner.

Maman ne me fit pas de compliments, mais je suppose qu’elle approuva ma toilette.

Vincent dit tout haut :

— Tu es chic… Mon beau-frère aura une femme épatante à montrer.

Je mangeai avec difficulté, et le calme auquel je m’efforçais était le résultat de multiples énergies.

— À quelle heure viendra ton fiancé ?

— Vers 21 heures, je crois…

Le silence accueillit cette réponse. Mes frères n’avaient pas projeté de sortie, tellement la curiosité les possédait. Et pourtant, la nuit qui descendait était bien belle. La pluie avait cessé, l’air frais vous caressait.

On sonna. Je me sentis devenir aussi pâle qu’une mourante. Je suis sûre que sous mon fard et ma poudre ma peau était couleur de pierre.

La domestique introduisit Jean Gouve.

Il était là, solidement charpenté, les épaules larges, un sourire vainqueur sur sa face.

Il y eut d’abord un embarras glacial qui ne dura que l’espace d’un éclair, mais il permit à chacun de nous l’éclosion d’une quantité de réflexions intérieures.

Souriante, gracieuse, sans une ombre sur mon front, j’allai au-devant de mon fiancé, et je lui tendis la main ; puis, tenant ses doigts entre les miens, je l’amenai devant mes parents, en leur disant :

— Mon fiancé…, M. Jean Gouve…

Puis je lâchai cette main que j’aurais voulu anéantir avec tout le corps auquel elle se rattachait. Papa, très affable, s’empressa d’établir l’harmonie.

— Je suis ravi de vous connaître, Monsieur… Notre fille nous a fait part du souhait que vous formiez de devenir notre gendre.

Maman eut un malheureux sourire contraint et balbutia du bout des lèvres :

— Soyez le bienvenu… J’espère que nous nous entendrons bien…

Il semblait qu’un sanglot roulât dans sa gorge. Je compris encore que papa ne rapprochait pas le nom de Gouve de celui de Galiret. En quoi mon prétendant se montrait habile. Il voulait d’abord se situer dans la maison. J’étais soulagée, car un conflit aurait pu naître sans tarder. J’ignorais jusqu’où allaient les réactions de Jean Gouve, et il aurait pu devenir grossier s’il eût senti de la résistance.

Il parla :

— Vous êtes bien aimables, Monsieur et Madame. Nous nous sommes, en effet, fiancés, votre fille et moi…

Je vis maman tressaillir. Sans doute n’appréciait-elle pas la forme délibérée de cette phrase.

Je me crus obligée d’ajouter :

— C’est tout à fait à la mode maintenant… Les jeunes gens ne consultent plus les parents.

— Il est certain que cela ne les concerne pas… répliqua Jean Gouve avec un rire qu’il estima spirituel.

Ici, dans ce salon élégant, je sentais davantage la vulgarité de cet homme. J’en étais même extrêmement gênée devant mes parents.

Voyant que ses paroles ne soulevaient aucune approbation, il fut légèrement embarrassé et se tourna vers mes frères :

— Les affaires vont bien ?

— Pour ma part, je suis content, riposta Léo. En se donnant du mal et en étant consciencieux, on finit par avoir une clientèle fidèle.

Jeun Gouve réfléchit quelques secondes, et l’imaginai que le mot « consciencieux » heurtait ses principes.

Il s’adressa à Vincent avec un sourire :

— Et vous, Monsieur ?

— Oh ! j’en suis encore aux études…

— À votre âge ? Vous avez bien dans les 18 ans ? À ce moment-là, je gagnai déjà ma vie. Les études ne conduisent plus à grand’chose à notre époque…

— Oh ! si ! riposta Vincent. Vous voyez à quelle situation mon père est arrivé…

— Entendu ! répliqua-t-il, mais elle amène aussi quelques soucis avec des entrepreneurs intelligents ou des ouvriers réfléchis.

Il eut à mon adresse un regard remarqué par maman.

— Et puis, continua-t-il avec une suffisance ahurissante, ce sont des « places de misère ».

Ce mot « place » fit tressauter maman. Dans son langage, ce vocable était réservé aux personnes inférieures, et « misère »n pour le qualifier, lui parut, je le devinai, du plus mauvais goût.

Ce que j’avais pressenti devenait un fait : mon fiancé n’était pas adopté.

Mon cher, papa devenait silencieux et se demandait quelles étaient les occupations de ce présomptueux. Il n’eut pas besoin de questionner.

— Moi, je suis dans l’entreprise… Là, on peut réaliser des gains… Je réussirai, et votre fille sera riche, cher Monsieur Carade.

— J’en accepte l’augure, répondit papa froidement, mais j’estime que, dans un ménage, l’argent n’est pas tout… Il faut surtout se comprendre.

— Oh ! nous nous comprenons, n’est-ce pas, Mademoiselle Monique ?

L’accent était familier, et maman me regarda, non sans curiosité.

Mes deux frères quittèrent le salon sans bruit, mais mon fiancé s’écria :

— Vous nous abandonnez ? Ils disparurent sans répondre, comme des fantômes.

Jean Gouve dit gaiement :

— Nous ferons plus ample connaissance plus tard, nous aurons tout le temps.

Maman n’avait plus le courage de parler, et père paraissait réfléchir, de sorte que je me rapprochai de Gouve en murmurant :

— Vous pardonnerez à mes frères, ils sont très occupés et ne nous donnent jamais beaucoup de temps !

Il rit en répondant :

— On sait ce que sont les jeunes gens ! Ses paroles contenaient des sous-entendus.

Il se reprit :

— Et puis, nous n’avons pas besoin d’eux…

Le jeune Vincent a-t-il une idée de carrière ?

— Oui… Saint-Cyr .

Mon fiancé eut une moue.

— Encore un qui aime la vie facile…

— La vie facile ! m’écriai-je. Il travaille beaucoup pour son examen d’admission… Il faut aussi des officiers dans un pays…

— Vous vous emballez ! Moi, vous savez, ça m’est égal…

Papa dit soudain :

— Vous n’appréciez pas beaucoup les travaux intellectuels, je crois ?

— Non… J’aime les choses qui tiennent de la place… Quand on pose des pierres les unes sur les autres, on s’aperçoit du travail que l’on fait…

— Vous n’ignorez pourtant pas que ces pierres doivent s’ajuster dans un certain ordre, afin que leur édifice soit solide ?

— Sûr, que je le sais ! Mais quand on a vu faire, on imite !

— Il a fallu un travail initia ! qui empêche les pertes de temps et permette aux ouvrier d’œuvrer à coup certain, sans aléa. C’est à cela que les ingénieurs s’adonnent, afin de faciliter les travaux aux entrepreneurs.

— Je ne vous contredirai pas ! Il faut bien que les ingénieurs servent à quelque chose.

Ce fut ponctué d’un rire.

Mon père se tut en voyant la mauvaise grâce de son interlocuteur. Maman, dans son fauteuil, commençait à prendre une figure hostile. Quant à moi, je m’acharnais à devenir aussi insensible qu’un morceau de fer. J’étais résignée à tout.

Je souriais, je regardais Jean Gouve avec une certaine coquetterie, voulant donner le change à mes parents. Il se leurrait sur ma façon d’être et se disait sans doute que l’amour s’infiltrait en moi.

Cependant, de temps à autre, un éclair de lucidité me parvenait pour penser que je manquais peut-être le but que je m’étais proposé, c’est-à-dire éloigner tout souci de papa, pour ne pas compliquer sa maladie de cœur. Mais souffrirait-il beaucoup de ce mariage, ou y apporterait-il une certaine philosophie ? Raisonnerait-il encore comme précédemment : « Si Monique aime ce jeune homme, c’est qu’elle croit être heureuse avec lui » ? Se débarrasserait-il ainsi de son inquiétude ? Je le souhaitais, mais une épouvante se répandait en moi en découvrant l’étonnement douloureux qui anéantissait mes parents. Peut-être avais-je mal compris mon dévouement ?

Après avoir émis encore quelques idées, Jean Gouve prit congé. Il tendit cavalièrement la main à papa, puis s’avança vers maman pour agir de même. Il ne possédait pas encore les principes conventionnels de la politesse mondaine.

Je le reconduisis seule, et il me dit :

— Vot’ papa est à peu près aimable, mais vot’ maman ne me semble pas commode ; mais ça ne fait rien ! Quand ils verront que je gagne de l’argent, ils s’amadoueront. Vot’ logement est rudement chic… Y en a pour des sous là-dedans… C’est même malheureux de gaspiller ainsi… Vous avez été tout à fait mignonne. Oh ! je sais reconnaître la bonne volonté… Et je pense qu’aujourd’hui je peux vous embrasser. J’en meurs d’envie depuis beau temps…

Il se rapprocha, je reculai.

— Alors ?

— Je vous déteste ! murmurai-je d’une voix rauque.

— Vous me faites rire.

Il m’enlaça.

— Allez-vous-en ! dis-je en me dégageant.

— Quelle drôle de bonne femme ! Vous me gratifiez d’œillades, et ensuite vous ne voulez pas que je vous embrasse !

— Allez-vous-en ! répétai-je, sans mesurer mon illogisme.

— Ça va durer, cette comédie ? Vous savez ce qu’il en cuira à votre père ? J’ai fait le plan de vous épouser, ça arrange mes affaires, et je n’en démordrai pas… À votre aise, ma petite !

— Aujourd’hui, je suis émue, bégavai-je, folle de frayeur, pardonnez-moi !

Quelle difficulté pour prononcer ces mots affreux, mais le visage blême de mon cher papa venait de surgir devant moi.

— Bon, puisque c’est comme ça, je veux encore bien passer là-dessus, mais vous êtes trop délicate. Il faut que ça change.

La porte se referma enfin sur lui.

Pendant un moment, je restai le cerveau vide. Puis je refoulai ce malaise et me recomposai le visage pour rejoindre mes parents.

À mon entrée, ils s’interrompirent de parler.

Je remarquai que des larmes brillaient dans les yeux de maman, et j’eus un serrement de cœur horrible. Qu’il me fallut du courage pour ne pas me jeter dans ses bras !

— Oh ! Monique ! s’écria-t-elle.

C’était un vrai cri de désespoir.

Papa me demanda :

— À quel mobile obéis-tu, ma petite fille ?

Je ne pouvais affirmer n’importe quoi, excepté le vrai motif de ma conduite.

— Il me plaît, assurai-je.

— Il te plaît ! répéta maman avec stupeur. Elle se passa la main sur les yeux et reprit :

— Comment peux-tu, toi, vouloir me convaincre d’une chose semblable ? C’est inouï !

— Il présente bien… Il… Il…

— Il est tellement différent de nous, interrompit maman, de ton éducation ! Vous êtes le jour et la nuit !

J’eus le courage de prononcer :

— Les contrastes s’attirent.

— Je veux plutôt croire, riposta maman, que j’ignorais le fond de ta nature. Tu as des goûts que je ne soupçonnais pas. De quelle hérédité les tiens-tu ? Je n’en sais rien, mais toujours est-il que je suis désolée de ce gendre…

— Ne sois pas désolée, maman… Tu t’y habitueras. C’est un brave garçon.

— Je rêvais tellement autre chose !

— Pourquoi as-tu rêvé ? Maintenant, c’est passé de mode. On devient pratique… Je serai riche…

— Voire ! murmura papa.

Il n’osa pas exhaler sa pensée, par égard pour mon « amour ». Mais certainement il restait blessé par l’impertinence de Jean Gouve, qui affichait quelque mépris pour ceux qui poursuivaient leurs études.

— C’est un cauchemar… Ce n’est qu’un cauchemar, répétait maman. Entendre des paroles semblables sortir de la bouche de ma fille !… Voir mon enfant éprise d’un être si peu conforme à nos manières de vivre me consterne…

— Ma pauvre amie, lui dit papa, nous n’avons pas à intervenir… une jeune fille moderne a des aspirations que nous ne comprenons pas. Elle voit l’existence sous l’angle positif et se soucie peu d’élégance morale… Monique a choisi…

Je baissai la tête. Ce geste donnait l’apparence d’approuver papa.


VIII


— Eh bien ! me dit Vincent le lendemain matin, on peut chanter que tu as découvert un mari épatant ! Comment as-tu pu penser une seule minute à un homme aussi mal élevé ?

— C’est moi qui me marie, n’est-ce pas Vincent, alors, aie l’obligeance de ne pas insister. Ce ne sont pas tes critiques qui me feront changer d’avis…

Mon frère me regarda et, avec un sifflement d’admiration, il continua :

— Ma fille, il te pousse des serres, et je ne suis plus étonné que tu aies attrapé un fiancé aussi costaud !

Il me laissa tranquille. J’étais seule dans salle à manger. J’arrangeais des fleurs dans un vase et je paraissais me livrer à cette occupation avec la plus grande attention.

Vincent sortit de la pièce et, peu après, Léo survint.

— Cela s’est bien terminé, hier soir, cette présentation ? Ce jeune homme me semblait gêné…

— Tout s’est fort bien passé…

— Monique !

Je regardai Léo. Il avait ses yeux d’avocat, ceux qu’il devait braquer sur les coupables dont il voulait les aveux.

— Quel est le mystère qui se cache sous ces fiançailles ?

— Un mystère ? répétai-je avec un air innocent.

— Oui, tu ne me feras jamais croire que tu t’es fiancée avec ce rustre sans une raison extraordinaire.

Je feignis la gaieté et je répondis :

— Quelle plaisanterie ! Ma raison est l’inclination…

— Tu veux convaincre, mais tu n’y parviendras pas… Dis-moi la vérité…

— C’est insensé ! Parce que mon fiancé ne vous est pas sympathique, vous voulez absolument que mon choix soit anormal. Je suis assez sérieuse pour savoir ce qui me convient ou pas…

— Tu te retranches derrière ta volonté seule, mais tu n’expliques rien. Je voudrais que tu me confies la cause de cet engouement pour un monsieur qui n’a rien de nos habitudes. Alors que Berthe s’appelait encore Durand, elle ne nous a pas choqués par ses manières. Mais ce Gouve ! Je t’assure qu’il est pénible.

— Il me plaît ! appuyai-je avec l’entêtement du désespoir.

— Combien tu me surprends !

À ce moment, nos parents se montrèrent, et nous cessâmes notre aparté.

Le petit déjeuner servi, ce fut en silence que chacun prit le sien. Vincent, qui toujours apportait de l’entrain, fut assez éteint. Léo approfondissait, sans aucun doute, la réponse que je lui avais donnée et ne disait pas grand chose. Quant à papa, il tartinait ses rôties avec une telle application qu’on aurait juré que ce fût l’unique besogne qui comptât dans la vie.

Maman restait soucieuse. Il était clair qu’elle ne parvenait pas à me pardonner ma façon de procéder. Pour elle, le mariage de sa fille devait être une suite de joyeuses réunions, d’achats dans la gaieté, d’organisations pleines de charme. Au lieu de cela, j’étais une fiancée sans élan, qui ne désirait pas que l’on s’occupât d’elle.

Ce silence lourd, sans bienveillance, me rendit nerveuse et j’éclatai :

— Ce n’est tout de même pas la peine de me tenir rigueur parce que je fais un mariage qui ne vous agrée pas.

— Ce n’est pas présentable ! Ce monsieur pourrait ne pas nous plaire, mais il n’est pas présentable ! répéta maman avec force.

— Alors, vous ne nous recevrez pas ?

— Que vas-tu t’imaginer là ? s’écria papa. Nous aimons trop nos enfants pour leur en vouloir d’arranger leur vie comme ils l’entendent.

— Merci, papa, tu me fais du bien.

Maman reprit :

— Je ne puis pas comprendre que tu te sois éprise de ce garçon… Naturellement, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit… J’avais toujours dans les oreilles cette voix gouailleuse et devant les yeux cet être sans distinction…

— C’est un travailleur, et je serai à l’aise avec lui, parce que je n’aime pas les poseurs…

— À l’aise avec lui ? Je n’en sais rien, dit Léo. Il me paraît dur… J’ai grand’peur que tu ne te repentes de cette folie avant qu’il soit longtemps.

— Je n’ai pas besoin de morale, surtout de la part de mes frères ! Je sais très bien ce que je fais…

Hélas ! je savais tout cela d’avance, et ma clairvoyance n’était que trop lucide. Mes nerfs étaient à bout, et j’eusse proféré n’importe quelle sottise pour me délivrer de ces commentaires qui remuaient le fer dans la plaie. Ah ! si je l’avais pu, combien je me serais débarrassée rapidement de Jean Gouve !

Voyant que je restais intraitable, ni Léo ni Vincent ne reprirent la parole.

Maman me dit encore :

— Je te préviens que j’aurai beaucoup de mal à annoncer de semblables fiançailles.

— Nous n’avons pas besoin d’en faire part. Il sera toujours à temps d’aviser nos amis intimes de mon mariage. D’ailleurs, je ne désire qu’une messe du matin, sans frais de lunch.

— Ce n’est pas possible ! Tu divagues ! s’écria maman avec impétuosité. Tout sera parfait pour Léo, et il n’y aura pas de différence entre nos enfants.

— Non !… Non !… protestai-je. Je ne tiens pas à un cérémonial pour mon compte.

— Tu es complètement désaxée, et c’est une influence que tu subis. Je voudrais, et ce serait mieux, que vous puissiez vous marier le même jour, Léo et toi…

— J’y consens ! Je passerai par-dessus le marché, et on s’occupera moins de moi. Quand il y a deux vedettes, l’attention est partagée.

Vincent murmura :

— Drôle de nature que la tienne ! Tu aimes ton fiancé et tu n’en es pas fière ! C’est à peine croyable ! Personne ne te force à l’épouser, pourtant.

Je ne répondis pas. Maman demanda :

— Quand reviendra-t-il ce M. Jean… Jean…

— Jean Gouve…

— Quand le reverrons-nous ?

— Je ne sais pas…

— C’est complet ! cria Vincent.

— Il a ses parents ?

— Je… Je crois que oui… Ils doivent habiter dans les environs de Nîmes.

— Mais tu es folle à lier ! s’écria maman. Tu n’es pas mieux renseignée sur cette famille ? Il ne t’a jamais parlé de sa mère ?

Un peu plus, et j’allais sangloter. Heureusement, Léo qui m’observait intensément prononça :

— Laissez-la… Ne la torturez pas davantage…

J’entendis papa murmurer :

— Ma pauvre petite fille, où t’enfonces-tu ?

Quelques instants après, quand je rencontrai mon frère aîné dans l’antichambre, je lui glissai rapidement dans l’oreille :

— Léo, je te remercie de m’avoir sauvée tout à l’heure de ces question embarrassantes.

— Oui, j’ai compris qu’il y avait un peu de drame dans cette histoire. Je voudrais seulement que tu ne t’embarques pas dans une mauvaise affaire…

Qu’avais-je à dire ? Si je me confiais à Léo, il me dissuaderait d’épouser Gouve, et j’étais convaincue qu’il serait moins fort que ces deux bourreaux avides et ambitieux. Ce n’était pas lui qui pourrait refréner leurs instincts. Ces gens désiraient par-dessus tout faire partie de notre famille, afin d’avoir nos relations à leur service. Ainsi seulement ils ne nous feraient plus de mal, dans la crainte de s’aliéner nos amis.

Nous nous dispersâmes pour la messe. Chacun de nous allait à son église préférée. Je m’acheminai vers Saint-Castor, notre cathédrale.

Je regrettais toujours, en y rentrant, qu’elle n’eût plus ses deux tours, parce qu’ainsi elle ressemblait trop à une mutilée. C’était son droit, ayant été détruite plusieurs fois. Les vieilleries que représentaient les ruelles qui l’entouraient étaient si pittoresques, avec leurs bâtisses vétustes, et quand un rayon de soleil y plongeait, tout se transformait magiquement.

L’après-midi, j’avais la ferme intention d’aller voir Mlle Clarseil, qui ne sortait jamais le dimanche.

Je devais lui apprendre mes fiançailles.

Je me hâtai de partir aussitôt après le déjeuner. Mon père avait quelques calculs à terminer. Maman accompagnait Léo et Berthe dans la cherche d’un appartement.

Elle m’avait dit :

— Et pour toi ?

Ah ! je ne pensais guère à un nid. Seul le mot de prison me venait à l’esprit, et une prison ne se cherche pas d’avance, on la subit le plus tard possible.

J’alléguai que j’avais promis à Mlle Clarseil de passer quelques heures chez elle.

Maman n’osa plus me demander si je rencontrerais Jean Gouve, mais ses yeux scrutateurs m’indiquaient qu’elle se méfiait de moi.

Mon Dieu ! que je souffrais par moment !

À d’autres, je me sentais de glace : pas un réflexe.

Je partis, secouant l’impression de malaise qui m’enveloppait maintenant dans la maison. J’étais impuissante à foncer sur la fatalité que je soulevais autour de moi et qui se répandait sous toutes les formes comme des ennemis.

Ce fut assez surexcitée que j’arrivai chez mon amie.

— Bonjour, chère Mademoiselle !

Il faut croire que mon visage reflétait mes sentiments, parce que j’entendis :

— Oh ! qu’avez-vous, ma petite enfant ? Vous êtes pâlie…, amincie…, malade ?

— Moi ?

— Oui, vous… Certainement vous.

— Je ne suis pas du tout malade. Tout va bien.

— C’est vrai, je m’abusais. Vos yeux sont brillants, et depuis un moment je vous vois mieux. Peut-être que ma vue baisse un peu…

— Il y a des nuages, cela donne des ombres.

— C’est cela !

C’est ainsi que mon amie, avec la sûre clairvoyance du cœur, s’apercevait de mon angoisse. Mais les raisons qu’elle donnait sur la cause de mon visage tiré étaient-elles feintes ou réelles ?

J’essayai pourtant de la dérouter en affectant une gaieté d’une exubérance exagérée. Je riais, je riais, mais je reculais le moment d’avouer ma future destinée.

— Tout à l’heure, je vous trouvais triste, et j’avais tort. Je vois avec plaisir que la jeunesse sait encore avoir de l’entrain. On prétend qu’elle est anxieuse.

Quand j’eus aiguillé Mlle Clarseil vers les routes les plus sereines de la vie, je m’écriai, comme si je me souvenais d’une chose oubliée :

— J’ai une nouvelle à vous dire… J’imite Léo !

— En quoi, petite amie ?

— Pour le mariage.

— Voulez-vous insinuer que vous désirez vous marier ?

— Mais oui…

— Oh ! je comprends maintenant votre cascade de rires, votre amour de la vie.

— Oui… Je suis fiancée…

Les yeux, le sourire de Mlle Clarseil furent instantanément des rayons joyeux.

— Quelle bonne surprise, chérie ! Que je suis heureuse que Robert ait eu gain de cause !

Je restai un moment sans voix, puis je repris, en forçant ma gaieté. :

— Ce n’est pas Robert Darèle, mais Jean Gouve qui est mon fiancé.

En quelques secondes, l’expression de Mlle Clarseil changea. Elle fut d’abord étonnée, puis la colère l’envahit. Avec un visage écarlate, elle dit :

— Jean Gouve, quel est cet inconnu ?

— Pour vous, chère amie, mais non pour moi.

— Où l’avez-vous rencontré ? Que fait-il ? Pourquoi ne m’en avez-vous jamais parlé ?

Toutes ces questions m’arrivaient précipitées, avec une curiosité aiguë.

— Je crois vous avoir mise au courant ! N’avons-nous pas vu, au musée, un jeune homme fort sympathique qui se trouvait toujours dans les mêmes rues que moi ?

— Serait-ce lui ?

Mlle Clarseil posa cette interrogation comme une plainte lamentable.

— Il m’aimait et je lui ai accordé ma main. N’est-ce pas un grand amour, celui qui est tenace et non encouragé ? Je ne pensais nullement à transformer ce suiveur obstiné en mari, mais devant tant de fidélité, j’ai été touchée…

— Monique ! cria mon ami avec un accent déchirant.

— Quoi donc ?

— Et Robert ?

— Eh bien ! oui…, Robert…, il se consolera.

— N’avez-vous donc aucun sentiment d’humanité ?

Une fois de plus, j’étais accusée. Je devais refouler ma détresse et je répondis :

— Mais, bonne amie, il y aurait toujours eu un homme désespéré. Robert est venu trop tard. Croyez en mon cœur, puisque c’est par reconnaissance que j’ai accordé ma main à celui qui m’aimait et qui me l’a fait entendre le premier.

— Ah ! j’espérais malgré tout ! Il était à demi fou de désespoir lorsque, chez ses parents, vous lui avez dit que vous ne l’aimiez pas. Il ne pense qu’à vous, et vos paroles ont été atroces pour lui… Si vous l’aviez vu quand il est venu chercher du réconfort près de moi, me supplier de vous faire revenir sur votre dureté… Ah ! quelle désolation ! Je serais allée vous voir ce soir si vous n’étiez pas venue.

J’écoutais ces mots qui me ravissaient et me terrorisaient tout ensemble. J’étais fière d’inspirer un tel amour et, d’autre part, des regrets lancinants me torturaient J’allais épouser un homme qui ne tenait à moi que par calcul et je laissais fuir le bonheur. Ce Robert, avec qui j’étais en parfaite concordance d’idées et d’éducation, je devais lui laisser croire que je ne l’aimais pas.

— Vous lui direz… Vous lui direz…

Je ne découvrais pas de mots pour m’expliquer sans me trahir.

— Je ne vous justifierai pas. C’est vous qui l’éclairerez !

— Oh ! non, chère bonne amie !

— De quoi avez-vous peur ? L’amour rend fort…

— Je ne veux pas discuter sur un sujet aussi douloureux.

— C’est de votre faute !

— Vous êtes injuste. J’ai le droit d’aimer qui je veux !

— C’est pour votre bonheur que je plaide. On ne peut être heureux dans la vie qu’avec un être ayant les mêmes tendances que soi. Or, si je me souviens bien, ce monsieur dont vous allez faire votre mari vous déplaisait beaucoup à première vue…

Je me mordis les lèvres en maudissant la mémoire trop précise de Mlle Clarseil.

Je balbutiai :

— Il arrive souvent que l’on revienne sur ses impressions. Telle personne vous déçoit par son physique, alors que ses qualités morales sont de premier ordre. C’est ce qui est arrivé à mon fiancé… Et il a fallu que ses attraits fussent grands, puisqu’ils m’ont conquise.

— Essayez de me persuader ! Baissez les yeux en cherchant vos mots ! Je vous préviens que je soupçonne une cause mystérieuse à votre décision. J’ai des antennes très développées, et votre visage n’est pas irradié d’allégresse, quoi que vous en disiez !

Mon Dieu ! Mlle Clarseil allait-elle me retourner sur le gril, et serai-je dans l’obligation de lui avouer mon sacrifice ? Je craignais de faiblir, étant sur la sellette.

— Je suis bien contente de vous avoir chez moi aujourd’hui, me dit-elle après un silence découragé, parce que j’attends justement Robert Darèle.

— Qu’avez-vous ?

— Je veux partir…

— Non… Vous annoncerez vos fiançailles à Robert…

— Vous êtes cruelle, Mademoiselle.

— Pas plus que vous, mon enfant, qui allez faire souffrir un ami d’enfance.

— Laissez-moi partir…

Mes paroles sonnaient comme une supplication. Je devais avoir une expression tragique, parce que Mlle Clarseil me contemplait avec une sorte d’effroi. Sa colère disparaissait pour laisser la place à une angoisse. Avant de la quitter, j’aurais tant voulu qu’elle eût recouvré sa placidité coutumière.

Elle dit lentement :

— Je n’insiste plus… Adieu, et croyez à tous mes souhaits de bonheur…

Je replaçai mon chapeau et je remis mes gants, tout en me dirigeant hâtivement vers le seuil. Je n’avais plus qu’un désir : me sauver avant l’arrivée de Robert.

J’ouvris la porte et je le vis devant moi. Je reculai, il entra et referma le battant.

— Oh ! Monique…

Quelle douceur peut receler un nom quand il est prononcé par celui que l’on aime ! J’étais bouleversée de l’entendre. Quand Jean Gouve m’avait ainsi familièrement nommée, un frisson de révolte m’avait secouée, alors que j’eusse désiré que Robert le répétât sans arrêt.

Sans même y penser, je fus refoulée dans la pièce d’où je sortais, comme si les ondes qui entouraient ce jeune homme eussent été des aimants irrésistibles qui m’entraînaient à leur suite.

Je ne regardai pas Mlle Clarseil. Sans doute avait-elle un air triomphal. Je me laissai tomber sur un fauteuil, tandis que la chère voix murmurait :

— Monique, comment avez-vous pu me briser le cœur à ce point ? Est-ce bien vrai que vous ne m’aimez pas, alors que je vous aime tant ?

Je restai silencieuse.

— Osez parler ! cria Mlle Clarseil du fond du salon.

Une seule chose m’était présente : le martyre que chacun, à tour de rôle, me faisait subir.

Je n’étais plus une jeune insouciante qui ne voyait devant elle que des roses, mais un fauve triste, dans une cage étroite, en butte aux tracasseries de ses dompteurs. Il me fallait allonger les griffes ou montrer les dents, alors que je ne désirais que la paix.

Ainsi qu’une consolation puissante, je possédais ma belle conscience en face de Dieu, et je pensais à mon père, pour qui je supportais tout.

Malgré cela, cette douleur que je voyais devant moi me causait une peine atroce, parce que je l’éprouvais pour mon propre compte.

Il répéta :

— Oh ! pourquoi m’avez-vous dit si durement que vous ne m’aimiez pas ? J’ai touché le fond du découragement et du désespoir…

— Je ne pouvais pas vous laisser espérer autre chose…

— Qu’est-ce qui se place entre nous pour nous séparer ?

— Je suis fiancée…

Je le regardais en face pour lui avouer cette cruauté, et je le vis pâlir affreusement. Il s’appuya au dossier d’une chaise, comme si la vie même se retirait de lui.

Mlle Clarseil s’élança pour le réconforter.

— Pauvre…, pauvre enfant murmura-t-elle en lui entourant les épaules de son bras.

— Fiancée…, murmura-t-il d’une voix méconnaissable.

Je cachai mon visage dans mes mains. Il me sembla à ce moment précis que nous ne nous maîtrisions plus. Robert paraissait frappé de stupeur. Mlle Clarseil s’absorbait dans ses réflexions, et moi je commençais à pleurer, dans une détente inattendue de tout mon être. Je ne voulais pas être faible, et pourtant mes larmes coulaient.

— Pourquoi pleurez-vous ? demanda brusquement Robert, qui reprit son sang-froid le premier.

Que répondre, sinon une partie de la vérité ?

— Je suis désolée de vous causer cette peine…

Mlle Clarseil sortit de son mutisme pour crier avec amertume :

— C’eût été bien facile de la lui éviter !

À mon tour, je m’écriai :

— Pourquoi vouloir l’impossible ?

— Vous étiez prévenue pourtant que Robert vous aimait !

— Je l’ai su trop tard !

Peut-être avais-je eu, à mon insu, un accent de regret en disant ces mots, parce que Robert me regarda profondément en me questionnant :

— Aimez-vous beaucoup votre fiancé ?

Cette interrogation me choqua tout d’abord par son indiscrétion, mais nous étions tous les trois hors de notre norme.

J’appelai donc toute mon énergie afin de ne pas laisser percevoir ma répugnance pour mon futur mari. Avec le plus de naturel possible accompagné d’une émotion retenue, je répondis :

— Si je ne l’aimais pas, l’épouserais-je ?

Évidemment, je blessais encore plus profondément Robert, mais si j’avais fait entrevoir mes véritables sentiments, c’eût été pour lui une porte ouverte à l’espoir. Devant cette affirmation, il ne lui était plus permis d’insister.

Lentement, doucement, il murmura :

— Il y a huit jours encore, j’étais follement heureux… J’échafaudais les plus beaux rêves, mon avenir m’apparaissait radieux, et aujourd’hui tout est bouleversé, comme si un cyclone avait passé…

Ne pouvant plus entendre ces plaintes, je me levai :

— Il faut que je parte. Au revoir, bonne amie. Pardonnez-moi tout le trouble que je vous cause… Je vous affirme que je ne suis pas responsable… N’accusez que les circonstances…

Elle gardait ma main entre les siennes.

— Je crois que j’ai été un peu vive, dit-elle.

— Non… Non…

— Je renonce difficilement au rêve que j’avais formé de vous voir tous deux unis.

— Qui peut réaliser le sien ? murmurais-je.

— Vous n’avez pas le visage d’une jeune fille heureuse, mon enfant.

— Je suis désemparée par votre émotion.

Ma tâche était écrasante. Je craignais trop de me trahir.

Je tendis la main à Robert en lui disant :

— Je vous en prie, ne m’en veuillez pas…

Je franchis le seuil. J’étais à bout de forces.

J’accumulais les efforts pour refouler mes larmes.

Il fallait que ma vue fût constamment distraite pour ne pas me laisser submerger par mes pensées.

Enfin, j’atteignis la maison. J’aurais voulu me réfugier dans ma chambre, mais une domestique prévint que Mlle Berthe était au salon.

Elle m’était fort sympathique, mais la voir, lui parler en ce moment était pour moi un gros effort. Je dus l’accepter cependant et, après m’être rafraîchi le visage, je la rejoignis.

Maman causait amicalement avec elle, et, je dois le dire, j’arrivais comme une intruse. On eût pensé, à nous voir, que j’étais l’étrangère et Berthe la fille de la maison.

— Tu as trouvé Mlle Clarseil ?

— Oui, maman.

— Tes fiançailles l’ont enchantée ?

— Je me suis contentée de les lui annoncer sans lui demander son impression.

Maman me tourmentait et je comprenais son ironie. Je ne me montrais qu’une ingrate pour l’existence que l’on m’avait donnée. Ma mère avait toujours eu confiance en moi et me traitait comme une amie. Comment n’aurait-elle pas été déçue par ma conduite ? Elle était persuadée que j’avais noué une intrigue en arrière d’elle et que je m’étais laissé courtiser en subissant une influence qu’elle réprouvait. Elle ne me pardonnait pas ce flirt… que rien dans mon attitude ne faisait supposer.

Elle ne se remettait pas de mon hypocrisie, de ma désinvolture et de mon indépendance outrée. Je la forçais en quelque sorte d’admettre dans sa famille un homme qu’elle n’aurait pas compris parmi ses invités… Et je le lui imposais comme gendre !

Je comprenais tout ce qu’elle déduisait et je subissais avec courage l’éloignement instinctif qu’elle ressentait en ce moment pour moi. Son cœur si maternel souffrait, mais son aversion pour la vulgarité était si forte qu’elle ne pouvait s’empêcher de me considérer avec contrainte. Je n’étais plus de la famille, ou plutôt de l’esprit de la famille, parce que j’avais un fiancé d’une éducation inférieure. Et parce que je me plaisais dans cette nouvelle société, c’est que le genre de mon entourage habituel ne m’agréait pas et que je voulais créer une scission.

Quelle douleur je ressentais en réfléchissant à ces problèmes ! Je convenais sans peine que maman se tournât vers Berthe, distinguée, jolie, issue d’une famille dont elle dévoilait miraculeusement les traditions. De plus, elle aimait Léo, et depuis que maman approfondissait sa connaissance, elle se surprenait à trouver que son fils avait un bonheur extraordinaire.

Par instants, une torpeur m’accablait, durant laquelle mes sentiments étaient figés. J’agissais sans aucun ressort, mais sitôt que cet état cessait, de nouveau un désespoir me tenaillait.

Quand j’entendis maman devenir acerbe, et Berthe fort ennuyée de ces escarmouches, mon cœur se tordit sous l’écroulement de notre accord. Ma vie se dessina dans un cadre qui ne s’ajustait plus à l’orientation prévue de mon avenir. J’avais sauté hors de mon orbe, comme une roue saute hors de sa jante.

Berthe ne parlait plus. Prévenue par Léo de la tenue de mon fiancé, elle ne pouvait guère prendre ma défense devant maman. C’eût été impoli, d’abord, de contredire l’opinion de sa future belle-mère, et ensuite cela lui eût donné l’apparence de la fausseté. Or, Berthe était franche. De plus, elle ne connaissait pas Jean Gouve et n’avait sur lui nulle idée personnelle.

Bientôt, maman sortit de la pièce.

Berthe eut un mouvement pour se rapprocher de moi, en murmurant :

— Que cette situation est cruelle…

— Pour qui ?

— Pour nous tous… Léo est désolé, votre mère souffre, et vous-même… Cette période des fiançailles, qui devrait être une joie, devient une lutte pour vous.

— Suis-je responsable de ce que Jean Gouve ne plaise à personne ?

— C’est surtout l’étonnement qui domine. Peut-être vous a-t-on cru autrement que vous n’êtes, murmura-t-elle craintivement.

— Je devine votre pensée ! Ma mère me supposait férue de distinction et de manières « talons rouges », et elle s’aperçoit que je m’accommode trop bien d’un mari commun.

J’eus un sourire ironique. À vrai dire, l’aveuglement de mes parents m’ahurissait quelque peu, mais cette impression fut fugitive.

M’avais-je pas déployé tout un génie pour les tromper ?

— Ce n’est pas exactement ma pensée, reprit Berthe, confuse et effrayée de m’avoir mécontentée. Je voulais simplement exprimer l’idée que les parents qui aiment beaucoup les enfants se forgent un idéal pour eux et sont déçus de constater qu’il ne correspond pas à celui qu’ils ont rêvé.

— Je conviens que Jean Gouve peut ne pas séduire à première vue, mais il ne faudrait pas m’accabler outre mesure… Cette hostilité soulevée contre moi m’interdit toute allégresse… Quoi de plus anormal qu’une fiancée mélancolique ?

Berthe me contempla, pleine de compassion.

Volontairement, elle éteignait le rayonnement de son propre bonheur, parce que je n’étais pas à l’unisson.

Elle n’osa pas me questionner, mais ses yeux trahissaient sa sollicitude.

— Léo a cru deviner que vos fiançailles comportaient quelque chose d’obscur, et j’en serais bien angoissée.

Je ne la laissai pas achever et je m’écriai :

— La seule obscurité réside dans l’attitude de maman ! C’est terrible pour moi de la désoler à ce point, et cela seul gâte le bonheur que je pourrais goûter…

C’est ainsi que je masquai mon désarroi.

Naturellement, Berthe fut dupe, et elle me consola.

— Votre mère ne pourra pas soutenir cette rigueur. Elle ressent encore le contre-coup de sa déception, mais son cœur est si bon…

Les paroles que me prodiguait Berthe n’arrivaient pas à mon esprit. Elles me semblaient trop inutiles. Je savais pertinemment l’erreur que je commettais, mais il m’était impossible de ne pas la commettre.

Léo entra, et le visage de Berthe s’illumina. Ils amorcèrent une conversation où je fus totalement oubliée. Je ne m’en plaignis pas. J’avais pris un livre et, bien établie dans un fauteuil, je donnai l’essor à mes pensées. Elles me torturèrent, selon leur habitude.

Berthe, soudain, me dit :

— Je m’en vais, Monique… Au revoir.

Nous nous embrassâmes. Léo ajouta :

— Je reconduis Berthe jusque chez elle. Tu ne viens pas avec nous ?

— Non. Je préfère me reposer un peu avant le dîner.

— Tu as raison… Je te trouve les traits tirés…

Je restai seule. J’entendais maman qui discourait avec une lingère. Vincent chantait et, par sa fenêtre ouverte, ses refrains s’envolaient.

La journée avait été chaude et nulle fraîcheur ne parvenait encore. Le soleil laissait de larges touches roses, et les oiseaux happaient les moucherons en croisant dans l’air.

Les mille bruits de la ville changeaient de ton. Ordinairement, l’approche du crépuscule, à cette saison, était pour moi une vraie douceur. Jamais ma chère ville ne me paraissait plus attirante.

En cette fin d’après-midi, je n’éprouvais plus cette émotion pleine de charme, mon esprit était trop ébranlé par mon terrible destin.

Maman revint :

— Tu es seule ?

— Oui, maman.

— Berthe est repartie ?

— Oui, Léo l’a accompagnée. Elle m’a chargée de ses adieux pour toi et n’a pas osé te déranger. Elle t’a attendue, et, tout à coup, l’heure l’a pressée.

Maman n’avait pas l’air de percevoir mes paroles. Elle m’examinait.

— Dieu, que tu es pâle Monique !

— Ah ! vraiment ? Je n’en ai pas conscience.

— Tu n’es pas malade ?

— Je ne me sens aucun mal.

— Tes fiançailles ne te réussissent pas. Tu n’as pas un air enchanté.

Je me tus. Que répondre à ces insinuations ? Je ne savais que trop combien ce mariage en perspective m’accablait.

Je ne pus retenir un frisson, que maman remarqua.

— Je suis sûre que tu es sous l’influence de quelque fièvre.

— Ne t’inquiète pas, maman. Quand la journée a été brûlante, on sent toujours, vers le soir, un peu de froid glisser entre les épaules.

Maman ne répliqua rien. Une barrière s’interposait entre nous, refoulant notre expansion.

Il m’était impossible de dire un mot sur le sujet qui me broyait, sans quoi la digue du silence que je voulais se serait brisée. Ma mère aurait tout compris. Je ne possédais la fermeté qu’à la condition de ne pas m’appesantir sur mon sort.

Maman me dit :

— Ton père, demain, aura quelque loisir, et il s’informera au sujet de ce M. Jean Gouve. C’est notre devoir de prendre des renseignements sur cet inconnu.

Ma gorge était serrée, mais je pus prononcer :

— C’est très naturel…

Je tremblai. Je craignais un éclat, une défense d’épouser Jean Gouve, et avec cette défense, de voir mon cher papa tourmenté dans son labeur, dans sa confiance en soi. Je savais maintenant, aussi jeune que je fusse, qu’un ennemi possède toutes les ruses et toutes les audaces. J’avais l’épouvante d’entendre papa me dire : « Alors, tu pactises avec ceux qui me veulent du mal ? »

Cette question me brûla tout à coup. Je ne vis plus de lumière dans mon chemin.

Mon Dieu, ne m’abandonnez pas !

Je tremblais, bien que j’eusse obtenu de mon fiancé qu’il ne prononçât pas encore le nom de son oncle. Je voulais qu’on s’habituât d’abord à lui et que le mariage ne pût être rompu.

— Tu n’as pas pensé, toi, à te renseigner ? poursuivit maman.

— J’avoue que non. Ce jeune homme est franc, et je crois qu’il ne fréquente personne. Il est tellement occupé par ses travaux.

— Je suppose que ton père parviendra tout de même à savoir quelque chose sur son compte.

— Pourvu qu’il soit honnête, cela me suffit pour établir un bonheur, répondis-je d’une voix défaillante.

Quelles complications surviendraient encore ?

J’étais dans un état indescriptible. Il me semblait qu’à tout instant mon cœur allait s’arrêter de battre. J’avais des sursauts involontaires et je jetais des regards implorants sur les objets de ma chambre, comme si je les appelais à l’aide.

Je garderai sans doute toute ma vie le souvenir de cette heure terrible qui précéda le dîner de ce soir-là. Je n’étais plus qu’un esquif ballotté par la tempête et j’attendais le paroxysme du flot qui me briserait.

Sous prétexte de me rafraîchir, le visage, j’avais quitté maman, et, sitôt que je ne fus plus près d’elle, je perdis tout courage. Cependant, il fallait que l’on me vît à table et que mes traits se revêtissent de calme et de sérénité.

Je m’arrangeai donc avec soin pour ne pas provoquer les taquineries de mes frères. Puis je me dirigeai vers la salle à manger.

En passant devant un miroir, j’y risquai un œil, et je m’aperçus que le fard que j’avais posé sur mes joues ressemblait à deux groseilles écrasées sur un plat de riz. Entre les sourcils, un pli vertical trahissait ma tension d’esprit. Quant à mon sourire, ce n’était qu’un rictus sans grâce.

Vincent me dit :

— Ma fille, tu n’as pas une belle tête… Je lui lançai un regard noir.

— Ouf ! Je ne suis pas mort ! Ton regard est comme une flèche et j’ai cru être transpercé.

Mon esprit n’était pas apte à riposter avec gaieté, et je ne répondis rien. Nous étions encore seuls dans la salle à manger quand Léo revint. Puis maman arriva, puis enfin papa, sortant de son bureau.

Il tenait une lettre à la main.

— Voici pour toi, Monique. Elle était dans mon courrier…

C’était un mot bref de Jean Gouve :

Ma chère fiancée,

J’irai vous voir demain soir, après dîner, avec mon oncle. Il demande à m’accompagner et je trouve cela naturel. Je vous embrasse tendrement.

Votre fiancé, J. G.

Mon sang se figea dans mes veines. Galiret serait là, demain, en face de mon père… Cet homme qui lui avait offert un sérieux pot-de-vin serait dans la maison, ainsi qu’un allié ! Je pensais même : comme un complice ! Que dirait papa quand il le reconnaîtrait ? Comprendrait-il mon épouvante et mon sacrifice ? M’en saurait-il gré ou jetterait-il un blâme sur ma conduite ?

Je ne savais plus… Je ne savais plus ! Tout à coup, il me semblait que je faisais fausse route. Tout ce chantage aurait-il pu se résoudre autrement si je n’avais pas été terrorisée par la santé de papa et les menaces de Gouve ?

Puis tout se confondit soudain dans mon cerveau, je ne pus rassembler mes idées, les murs se rapprochèrent, et je tombai évanouie.

Un quart d’heure après, m’a-t-on dit, je me réveillai dans mon lit. Maman était penchée au-dessus de mon visage, me demandant anxieusement si je me sentais mieux.

J’eus un sourire, un clair sourire de mon temps insouciant, et je répondis, réconfortée par la tendresse inquiète de maman.

— Tout à fait bien.

— Nous avons eu très peur que ce malaise ne soit causé par cette lettre, mais nous n’y avons rien vu que de très naturel, ton père s’étant permis de la lire.

Je ne répondis pas. Après les brumes de mon retour à la conscience, le souvenir me revenait. Devant cette tendresse qui m’entourait, j’eus des remords. Comment pouvais-je cacher mon horrible secret à des parents si bons ?

Maman interrompit mes réflexions :

— Je me doutais bien que tu étais souffrante, tu as eu trop d’émotions depuis quelques jours… Te sens-tu vraiment mieux ?

— On ne peut mieux.

— J’ai fait appeler le docteur…

— Quelle peine inutile !

— Je serai plus tranquille. Il examinera ton père par la même occasion. Ne veux-tu rien prendre ? Un peu de bouillon ?

— Très volontiers.

— Tu me rassures. Je crois vraiment que ton état n’est pas grave. Nous allons dîner et nous viendrons près de toi, à tour de rôle.

Ma mère me laissa. Il me semblait que c’était le moment de tout avouer, mais je remis au lendemain cette confession, ne me sentant pas assez de force pour parler de ce long sujet. Je voulais aussi que tout le monde fût autour de moi.

Après avoir pris cette détermination, je fus plus calme. Une détente se produisit dans mon esprit et se répandit dans tous mes membres. Je compris qu’il était sage de ma part de dévoiler mon tourment avant que mes fiançailles fussent officielles… si elles le devenaient.

La nourriture légère que l’on m’apporta me fit grand plaisir, et, environ une heure après, le docteur me rendit visite.

Il me trouva fort bien et ne m’ordonna aucun médicament. Il jugea que cet évanouissement était causé par une secousse nerveuse, en quoi il n’avait pas tort, et il dit :

— Oh ! ces modernes qui cumulent les sports et les œuvres au détriment de leur réserve de forces ! C’est un défi à la santé, mais quel avis peut-on donner aux jeunes maintenant ?

L’esprit débarrassé de sa frayeur maman rit, et elle e sortit avec notre médecin, que papa attendait.

J’aurais voulu savoir tout de suite le résultat de cette consultation, mais elle dura longtemps, parce que notre vieil ami bavardait avec mes parents. Quand maman revint dans ma chambre, il paraît que je dormais profondément.

Le lendemain matin, j’eus ces détails, et ma mère m’annonça que le cœur de papa était très solide et qu’il s’était agi d’une simpie fatigue, complètement disparne.

Ah ! comme je louai le ciel !

Mais, tout à coup, une lueur fulgura dans mon cerveau. Ainsi, tout ce à quoi je consentais devenait inutile ? Mon père aurait pu lutter sans dommage contre ses ennemis…

J’étais si naïve qu’il me semblait que mon père était sauvé de toute calamité. Cette pensée simpliste dura peu. Papa restait toujours sensible, et, s’il était en état de résister à une émotion, il ne s’ensuivrait pas qu’il pût résister sans dépression à des tracasseries violentes et continues.

Ces réflexions me confirmèrent sur la nécessité de mon « héroïsme ».

Et comme M. Galiret devait se faire connaître le soir même, il fallait entrer dans la réalité et prévenir mes parents. Je comptais me libérer de cet aveu au déjeuner de midi.

Je voulais me préparer en pesant bien mes phrases, en « romançant » ce mariage qui se ferait, ou ne se ferait pas, selon les réactions de papa. Je ne dirais pas que je détestais Jean Gouve, j’observerais d’abord l’attitude de mes parents, et si papa me déclarait qu’il n’autorisait pas ce mariage, je m’inclinerais avec joie, en dévoilant toute ma pensée.

Vers 11 heures, alors que je me reposais dans ma chambre, ma mère vint m’avertir que papa ne déjeunerait pas avec nous. Plusieurs de ses collègues, de passage à Nîmes, le conviaient au restaurant.

Cette circonstance repoussait ma confession jusqu’au soir. Bien que ce délai m’ennuyât, il me laissait encore du répit pour ordonner mes idées.

Je rejoignis à table maman et mes frères et je mangeai avec assez d’appétit, bien que, par moments, le découragement m’empoignât, mais je me raidissais.

La journée se passa pour moi dans une sorte d’hypnose, d’où je ne distinguais que mon but.

Mon père fut là quelques minutes avant le dîner. Vincent le suivit de près, et maman entra avec lui dans le salon. Nous n’attendions plus que Léo.

Quand il sera là, je commencerais mon récit. J’étais dans une agitation terrible, et si mes dents ne claquaient pas, c’est que je tenais mes mâchoires bien serrées.

Papa racontait sa conversation avec ses condisciples, quand Léo s’encadra dans la porte, mais un Léo exubérant, comme on le voyait rarement.

Il s’écria tout de suite :

— Vous allez entendre une fameuse histoire !

— Sera-t-elle longue ? interrogea maman, parce que, ce soir, nous avons le fiancé de Monique avec son oncle.

— Vous aurez tout le temps de l’écouter avant qu’il arrive, riposta Léo, et il enchaîna : Vers 5 heures, une automobile qui allait trop vite a heurté un jeune garçon d’une dizaine d’années et l’a renversé. Pendant qu’on se précipitait au secours de l’enfant, la voiture filait en accélérant son allure. Vous jugez de l’indignation des badauds. Tout le monde criait en décernant les épithètes les plus désobligeantes à ce chauffeur sans conscience…

— C’est inadmissible ! s’écria maman. Ce jeune garçon était-il blessé ?

— À peine une meurtrissure à l’épaule.

— Ne pas s’inquiéter d’un blessé, c’est invraisemblable, murmura papa. A-t-on pu rattraper cet homme ?

— Oui, un agent en moto se trouvait là, et il n’a pas attendu qu’on lui dise de courir sus à ce sauvage. D’autres agents l’ont imité, et, au bout de la ville, l’automobiliste, qui se doutait qu’une meute le suivait, a donné toute sa vitesse. Il a eu un pneu crevé et s’est arrêté…

— La Providence veillait, dit maman

— On l’a empoigné, continua Léo. J’étais là quand on l’a amené au poste, où j’attendais sa venue, car j’avais cru reconnaître ce visage…

— Qui était-ce ? cria Vincent au comble de la curiosité

— Jean Gouve…

Le nom résonna comme un coup de canon.

Depuis quelques secondes, j’avais le pressentiment que ce nom sortirait de la bouche de mon frère.

Après un silence plein d’effroi, des cris de stupeur s’entendirent.

Léo m’observait. Il épiait sur mon visage toutes mes impressions. Il remarqua sans doute que cette nouvelle me libérait d’un poids et que mes traits s’illuminaient lentement. Maman aussi me regardait et me surprit, souriante.

— Ah ! ma pauvre Monique, combien cet incident est ennuyeux pour foi !

— Cela ne me touche pas du tout ! Au contraire. cela me fait le plus grand bien.

J’avais jugé tout de suite qu’après ce petit scandale Jean Gouve n’était plus épousable.

— Eh bien ! ma fille, s’exclama Vincent, tu as une façon de l’aimer, ton fiancé !

Papa, me voyant toute gaie, m’interrogea :

— Vraiment, tu n’es pas alarmée ? C’est un homme sans cœur, sans usages. Il va venir tout à l’heure, et je t’avoue que j’aurai du mal à le bien recevoir !

— Cela n’a aucune importance, répétai-je.

Un espoir, un pressentiment m’animaient. Je sentais confusément que tout danger s’écartait. Un orage avait passé et le ciel redevenait bleu.

— Tu es extraordinaire, Monique ! Tu n’aimes donc pas du tout ce monsieur ?

— Non, maman.

Il y eut un moment d’effarement, excepté pour Léo. qui devinait en partie la vérité. Je repris :

— Vous allez entendre ma confession…

Je racontai de mon mieux mon roman si lamentable, malgré l’émotion que j’éprouvais à faire ce récit. Cependant, à mesure que je parlais, la force me revenait. Alors que j’allais avoir fini, papa vint près de moi et m’entoura les épaules.

— Ma si chère et pauvre petite fille, murmura-t-il.

Maman pleurait et elle aussi, s’assit près de moi en prenant ma main, qu’elle pressa entre les siennes. Elle me contemplait à travers ses larmes.

— J’avais si peur, balbutiai-je, que l’on molestât papa… Ces gens m’épouvantaient…

— Chantage honteux ! s’écria papa.

— Tu aurais dû nous dire cela tout de suite, prononça Léo, on aurait réduit ces monstres en les accusant de corruption de fonctionnaire, avec le pot-de-vin offert !…

— Je n’avais pas de témoins, dit papa.

— Leur vie ne doit pas être nette, riposta Léo ; en cherchant dans leur passé, on aura sûrement trouvé quelques accrocs à l’honnêteté.

— Quant à moi, murmurai-je, je ne savais pas, je ne voyais qu’une chose : une menace affreuse sur père.

— Et tu as cru que ton mariage la briserait dit papa. Ma naïve enfant jamais ces vampires ne se seraient arrêtés ; tu aurais été une victime, et ils auraient essayé de tirer de moi toutes les entreprises qu’ils auraient pu, en m’insinuant que ton bonheur était à ce prix ! Si je n’avais pas consenti à leurs manœuvre tu serais devenue la plus misérable des créatures, entre ce Gouve et ce Galiret.

Je commençais seulement par voir clair.

— Oh ! papa, je suis sauvée maintenant ! Dois-je me montrer ce soir ?

— Je crois que nous n’aurons pas la peine de leur demander des explications… Je doute qu’ils viennent.

C’était Léo qui parlait.

Que ce fut agréable pour moi d’entendre ces mots !

Il poursuivit :

— Cet homme, qui s’était dérobé à un aussi simple devoir d’humanité, me paraissait exaspéré d’être retenu au poste de police. On l’a libéré après lui avoir infligé un blâme sévère et une amende. De plus, il doit se tenir à la disposition de la justice. Il a parlé avec insolence, en alléguant qu’il devait partir en voyage ce soir.

— Ce soir ? interrompis-je.

Je ne comprenais plus, mais j’étais si heureuse que je ne cherchais même pas une explication. Je voyais les chers yeux de papa me regarder avec tant de tendresse et ceux de maman qui se posaient sur moi, non moins affectueux, que j’oubliais tout.

— Je pressentais un drame dans ces fiançailles-là, reprit Léo, et je commençais à enquêter sur ce Gouve. Les circonstances m’ont aidé, et je suis certain que les renseignements que je recevrai confirmeront mes soupçons. Dans tous les cas, Monique, acheva-t-il, on ne pourra pas t’accuser de manquer de cœur.

— Oui-dà ! intervint mon cadet, mais je me méfierais de ce cœur-là, qui me paraît un peu sot…

Je ris avec allégresse.

— Ma bonne chérie, murmura maman, que je suis contente de te retrouver !

— Je frémis en songeant que tu voulais me consacrer autant d’héroïsme, ajouta papa.

— Nous pensâmes à nous asseoir à table, et le repas fut admirable d’entente et de gaieté. Pourtant, un regret me venait par intermittences en songeant à Robert Darèle. À un de ces moments-là, ma mère me dit, en pleine table :

— Mais… tu vas pouvoir épouser Robert.

Je rougis violemment, parce que je me demandais s’il voudrait encore de moi, après les refus réitérés que je lui avais opposés.

Je répondis avec la plus entière sincérité :

— Renouvellera-t-il sa demande ? Je lui ai tant dit que je ne l’aimais pas.

— Et l’aimes-tu un peu ? interrogea maman.

— Oh ! depuis longtemps !

Ma spontanéité excita le rire de tous.

— Et tu allais négliger ce sentiment-là pour te lancer dans une aventure affreuse ! clama Léo. Mais c’était de la démence pure !

— Je ne pensais qu’à papa, murmurai-je, prête à sangloter.

— Il faudra l’enfermer… C’est un danger pour la famille, dit Vincent avec une conviction bien jouée.

— Quelle stoïque petite fille ! murmura papa.

Nous retournâmes au salon, car, malgré tout, nous nous demandions si Jean Gouve et son oncle allaient venir. Ces gens audacieux, sans autres sentiments que ceux de la cupidité, n’ont aucun respect humain. Leur manque d’éducation les rend frondeurs, et ils s’imaginent que leur aplomb leur donne une envergure de grand personnage.

J’étais anxieuse, et, machinalement, j’écoutais les bruits de l’antichambre.

— N’aie pas peur, me dit Léo, qui me devinait, ce Gouve ne se présentera pas. Il m’a lancé des regards farouches, et je lui ai retourné des yeux ironiques. Il m’a même demandé : « Pourquoi êtes-vous ici ? — Comme témoin », ai-je répondu. Après cet échange d’aménités, je doute qu’il veuille se retrouver en face de nous. Il a joué une partie et il l’a perdue.

Léo venait d’achever ces paroles, lorsqu’un coup de timbre retentit à la porte d’entrée.

Il nous galvanisa. Je devins pâle, sans doute, parce que maman se précipita vers moi et s’écria :

— Ne t’évanouis pas, je t’en supplie !

Papa se préparait à la lutte, Léo prenait son aspect d’avocat et Vincent arborait un sourire ironique.

Comment vis-je tout cela ? Je n’en sus rien, mais l’observation se décuple à certains instants de la vie. J’enregistrais ces diverses attitudes sans même m’en rendre compte.

Des pas résonnèrent dans le vestibule, la porte s’ouvrit, et… Berthe entra, suivie de M. Durand.

Quelle joyeuse surprise ! Des exclamations retentirent pour l’exprimer, d’autant plus sincères que nous nous voyions délivrés d’une présence indésirable.

Léo s’était élancé au-devant de sa fiancée, angoissé maintenant par cette visite imprévue.

— Qu’y a-t-il ?

— Rien que d’agréable, je le crois.

Il respira, soulagé, et la regarda affectueusement, tandis que père allait à M. Durand.

— Alors, mon cher Durand, quel bon vent vous amène.

— Quelque chose de sérieux, Monsieur l’ingénieur.

— Ah ! Ah ! Voulez-vous passer dans mon cabinet ?

— Ce n’est pas utile, ce que j’ai à vous dire regarde autant ces dames que ces messieurs.

Après avoir pris le siège que lui offrait papa, notre visiteur commença :

— J’ai su, par Berthe, que Mlle Monique devait se marier avec M. Gouve. Il est de mon devoir de révéler à M. l’ingénieur ce que je sais de ces personnes.

— Vous les connaissez donc ? s’écria père intéressé.

M. Galiret était entrepreneur à Uzès, alors que j’étais chez Mme la comtesse. Il s’est passé quelques petites choses pas claires dans ses engagements, un manque de bonne foi surtout. Ces faits lui ont valu des reproches, des citations en justice et des procès. On l’accusait aussi de déprédations dans les vieux monuments pour avoir l’entreprise de leurs réparations.

— Ce n’est pas banal ! interrompit Léo.

— Il se mettait partout en avant, oubliant ce que l’on blâmait chez lui. Il s’attaquait à ceux qui occupaient les plus hautes positions pour s’en faire des amis ou les traiter en ennemis, s’ils résistaient. Je viens donc avertir M. l’ingénieur qu’il doit y avoir de la ruse de cet homme dans le mariage que son neveu s’apprête à conclure…

Papa, qui avait écouté ce récit avec une extrême attention, répondit vivement :

— Vous ne vous trompez pas, mon cher Durand, le Sieur Galiret est venu m’offrir une somme pour que je lui assure une entreprise qu’il convoitait. J’ai refusé, comme vous le pensez ! Depuis ce refus, il m’a accablé de critiques, d’expertises et de vexations de toutes sortes.

— C’est son genre.

— Et, pour finir, il a conseillé à son neveu de poursuivre ma fille, puis de jouer à l’amoureux transi et, enfin, de solliciter sa main. Elle a riposté qu’elle ne l’épouserait pas, et d’autant moins que son oncle se conduisait malhonnêtement vis-à-vis de moi, et alors il a pratiqué le chantage classique : « Si vous m’épousez, on laissera votre père tranquille. » La pauvre petite, remplie d’épouvante, a accepté, afin qu’on me laissât la paix, et ceci dans la crainte d’aggraver une fatigue du cœur que mon docteur avait diagnostiquée à ce moment-là…

— Quelles canailles ! murmura Durand.

— Je n’ai pas besoin de vous dire, continua papa, quel étonnement ont suscité parmi nous ces étranges fiançailles. Ma fille, de crainte de se trahir, ne nous expliquait rien. Elle ne voulait pas avouer son héroïsme, de peur que nous nous y opposions, et surtout que cela me causât trop d’émotion. Aujourd’hui seulement elle nous a fait le récit de ses angoisses, parce que le docteur nous a rassurés complètement sur ma santé. Elle a été poussée à ces confidences par son frère Léo, qui nous a appris que Jean Gouve avait renversé un enfant avec son automobile. Au lieu de s’arrêter pour s’informer du blessé, il a accéléré son allure pour s’enfuir.

M. Durand écoutait avec un air de plus en plus satisfait.

— Ah ! je suis content, dit-il, de ce que mes paroles soient confirmées par les vôtres.

— Quel soulagement pour moi de voir le projet de Jean Gouve anéanti ! m’écriai-je avec une joie délirante.

Durand me regarda en souriant et poursuivit :

— Vous avez eu ainsi les preuves de la manière de procéder, coutumière à ce triste monde… Mlle Monique a agi comme une enfant affolée qui aime bien son papa, et personne ne pourrait lui en vouloir, mais combien elle aurait été malheureuse plus tard ! Avec des gens de cette espèce, rien ne compte… Le cœur, la délicatesse sont des bagages superflus.

— Et nous en avons eu la preuve par l’accident de ce soir ! prononça Léo. Quand un homme ne s’arrête pas près d’un enfant qu’il a blessé, c’est manquer au devoir le plus élémentaire d’humanité.

— C’est sûr, appuya Durand. Le neveu, pourtant, je le connais peu. Il avait une dizaine d’années quand nous avons quitté Uzès, mais il passait pour un garnement difficile à tenir et assez cruel. C’est lui qui noyait les chats du quartier où il habitait… Quant aux casseroles attachées à la queue des chiens, aux oiseaux abattus, à la chasse des malheureux animaux qu’il traquait à les rendre enragés, cela ne se comptait pas.

M. Durand se tut, et nos exclamations avaient fusé, indignées, avant qu’il terminât.

Maman s’écria :

— Quand je pense au malheur que cette petite allait s’attirer, je deviens folle ! Ma pauvre chérie, que serais-tu devenue ?

J’avoue que j’étais abasourdie. J’avais toujours vécu dans un monde à la conscience droite, au cœur généreux, et je ne soupçonnais pas une pareille duplicité ni de semblables méchancetés.

C’était un vrai miracle d’être sortie du péril.

M. Durand reprit :

— Quand Berthe nous a raconté que Mlle Monique ne portait pas un air gai, j’ai tout de suite deviné quelque chose de louche, et c’est pourquoi j’ai demandé le nom du fiancé. Alors, je me suis dit qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

— Moi, ajouta Léo, j’étais fort inquiet, et je me mettais en campagne pour obtenir des renseignements précis, quand j’ai compris que ma sœur n’avouerait pas la façon dont ses fiançailles s’étaient nouées.

— Je cherchais aussi à savoir qui était mon futur gendre, et j’ai lancé quelques appels de côté et d’autres. Je pensais également à poser quelques questions nettes à ces messieurs, ce soir, mais dès que Galiret aurait été devant moi, la lumière se serait faite instantanément.

Je m’écriai :

— C’est pourquoi je voulais vous parler à tous avant leur venue, même si Léo n’avait pas narré l’accident d’auto.

— Je ne crois pas qu’ils viennent, reprit M. Durand ; j’ai rencontré M. Galiret hier. Nous nous connaissons, ayant habité tous deux à Uzès. Il est venu au château de Dareuil pour des réparations. Il était surpris du mariage de Berthe, et il m’a dit : « Est-ce vrai que votre fille, ou plutôt celle des châtelains de Dareuil. va épouser le fils Carade ? — C’est très vrai. — Ah ! » Et il a ajouté une ou deux phrases sur le temps, et il m’a quitté brusquement.

— Très bien ! Très bien ! s’exclama Léo. Il a pressenti que la situation devenait mauvaise. Je crois que nous nous sommes débarrassés de ces deux brigands…

La joie nous dominait tous. Berthe, maintenant, me parlait sans contrainte, parce qu’elle me voyait toute détendue. Tout ce qui m’arrivait me paraissait si miraculeux que je n’y croyais qu’avec peine. Ma future belle-sœur me disait, entre haut et bas :

— Et, malgré votre éloignement pour cette union, vous auriez persisté dans votre dessein ?

— Les menaces suspendues sur papa m’épouvantaient tellement !

— Je vous trouve admirable !

Je riais, en protestant que son appréciation était bien exagérée. J’estimais que je m’étais montrée bien naïve et peu expérimentée.

La soirée se termina merveilleusement, et je pus dormir sans cauchemar. Je me sentais la quiétude d’un nouveau-né.

Au courrier du matin, j’eus un mot de J. Gouve :


Mademoiselle,

Je vous dis adieu. Vous partons pour le Chili, où mon oncle a une entreprise inattendue. Nous nous installerons là-bas définitivement.

Agréez mes salutations empressées.


C’était tout. Mais je ne prêtai aucune attention au style semi-commercial de cette lettre. Je ne vis qu’une chose : c’est que ces Galiret-Gouve fuyaient loin de nous à jamais.

Sans doute, à Nîmes, étaient-ils déjà suspects, et ils pressentaient que toutes les portes leur seraient fermées. En approfondissant leurs procédés, j’en venais à trouver que Jean Gouve me traitait avec une grande politesse en me prévenant de son départ.

Mes parents furent bien soulagés par cette solution qui rompait les fiançailles sans que l’on eût à se débattre. Tout se dénouait pour le mieux.

Aussitôt après le déjeuner, j’allai chez Mlle Clarseil, et, dès qu’elle me vit, elle murmura :

— Il me semble que vous êtes encore une fois transformée.

Elle n’apportait aucune joie dans son accent parce qu’elle me gardait rancune. Mais quand je lui racontai les péripéties de mon existence depuis quelques jours, elle me serra sur son cœur en disant :

— Attendrissante petite sotte !

Sans vergogne, je pleurais sur son épaule. Avec mes larmes s’envolaient les pénibles impressions des heures passées. Une vie venait de finir en moi et une autre ressuscitait.

— Ma chérie… Ma chérie…, répétait mon amie. Ce que vous envisagiez là était un projet horrible ! Votre avenir n’aurait été qu’un long calvaire.

— J’ai eu si peur pour papa, bégayai-je.

— Vous êtes une pauvre naïve enfant, avec trop de cœur.

Ces instants d’intense émotion traversés, je repris mon sourire et ma force.

— Et maintenant ? questionna Mlle Clarseil avec un éclair de malice dans les yeux.

Je compris tout de suite que l’idée qui lui était chère venait se poser au premier rang de sa pensée et je m’écriai :

— Il ne sera pas trop tard ? Croyez-vous qu’« il » oubliera mes refus ?

— J’en suis sûre. Depuis avant-hier, « il » aura eu beaucoup de chagrin, beaucoup de jalousie, mais tout cela va se dissoudre comme une bulle de savon en entendant les mots inattendus…

— Lesquels ? dis-je, éperdue, l’esprit en déroute, tellement l’émotion me secouait.

— Vous allez juger…

Elle se dirigea vers son téléphone.

— Allo… Le 00-00. M. Robert Darèle ? C’est vous ?

— …

— Une heureuse nouvelle.

— …

— Venez… Nous vous attendons… le plus tôt possible, bon. Entendu ! Dans un quart d’heure.

Se passa-t-il un quart d’heure ? Je ne le sus jamais. Robert Darèle, violemment intrigué, survint en trombe. Il espérait quelque chose d’agréable, mais n’osait espérer trop de joie.

Il me vit et fut hésitant, cherchant à lire sur mon visage ce qui se passait. Mon sourire était un peu timide, mais Mlle Clarseil, très vite, commença le récit.

Quand elle eut terminé, il s’écria :

— C’était héroïque et fou ! Ma pauvre Monique voulait donc absolument qu’il y eût deux malheureux, elle et moi ?…

— Et maintenant, prononça ma grande amie, il y aura deux heureux.

Je ne sais pas comment cela se fit, mais je fus tout de suite saisie par les bras de Robert et je pleurai d’émotion sur son cœur.

Mais bientôt, rayonnants, nous partîmes tous deux pour la maison, où maman nous reçut, triomphante.

Après les questions et les commentaires qui fusèrent de sa joie, nous allâmes sur le balcon de notre appartement.

Je me sentais tout autre. J’étais calme et cependant envahie d’intrépidité. Il me semblait que je venais de conquérir la vie.

Nîmes se déroulait devant mes yeux et plus encore devant mon imagination. J’en voyais défiler les beautés fières et je n’étais pas moins fière qu’elles. Le beau jardin, la Tour Magne, la Maison Carrée, les Arènes, l’esplanade devenaient de nouveau des amis chers.

J’aimais la poussière des rues, les feuilles flétries qui se détachaient de nos micocouliers, de nos platanes, et le soleil, dont les rayons cuisaient la tête. Tout cela était encore de la beauté pour moi, parce que toutes ces manifestations parlaient à mon cœur enivré.

Et, plus loin, la grande plaine désertique captait encore ma faveur. J’aimais ces espaces où pullulaient les pierres, entre lesquelles quelques oliviers montraient péniblement des feuilles aux reflets d’argent. Je me réjouissais d’aller, au printemps, revoir les iris sortant des roches et, en automne, les azeroliers aux fruits écarlates.

— Ma chérie, me dit Robert, que voient donc vos yeux ?

— C’est mon cœur qui me transfigure. Robert, parce qu’il s’élève en hymne pour remercier Dieu de ma félicité.

FIN