Mon oncle Benjamin/12

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XII

Comment mon oncle appendit M. Susurrans à un crochet de sa cuisine

Voyez comme les fleurs sont merveilleusement fécondes ; elles jettent autour d’elles leurs graines comme une pluie ; elles les abandonnent au vent comme une poussière ; elles les envoient, ainsi que ces aumônes qui montent jusqu’aux noirs galetas, sur la cime des rocs désolés, entre les vieilles pierres des murailles fêlées, au milieu des ruines qui tombent et pendent, sans s’inquiéter si elles trouveront une pincée de terre qui les féconde, une goutte de pluie que suce leur racine, et après un rayon pour les faire croître, un autre rayon pour les peindre. Les brises du printemps qui s’en va emportent les derniers parfums de la prairie ; voilà la terre toute jonchée de feuilles qui se fanent ; mais quand les brises d’automne passeront, secouant sur la campagne leurs ailes humides, une autre génération de fleurs aura revêtu la terre d’une robe neuve, leur faible parfum sera le dernier souffle de l’année qui se meurt et qui en mourant nous sourit encore.

Sous tous les rapports, les femmes ressemblent à des fleurs ; mais sous celui de la fécondité, elles n’ont aucune ressemblance avec elles ; la plupart des femmes, les femmes comme il faut surtout, et je vous prie, prolétaires mes amis et mes frères, de croire que c’est seulement pour me conformer à l’usage que je me sers de cette expression, car, pour moi, la femme la plus comme il faut, c’est la plus aimable et la plus jolie ; les femmes comme il faut, donc, ne produisent plus ; ces dames sont mères de famille le moins possible ; elles se font stériles par économie. Quand la femme du greffier a fait son petit greffier, la femme du notaire son petit notaire, elles se croient quittes envers le genre humain, et elles abdiquent. Napoléon, qui aimait beaucoup les conscrits, disait que la femme qu’il aimait le plus était celle qui faisait le plus d’enfants. Napoléon en parlait bien à son aise, lui qui avait à donner à ses fils des royaumes au lieu de domaines !… Le fait est que les enfants sont fort chers, et que cette dépense n’est pas à la portée de tout le monde ; le pauvre seul peut se permettre le luxe d’une nombreuse famille. Savez-vous que les mois de nourrice d’un enfant coûtent seuls presque un cachemire ? Puis, le poupon grandit vite, arrivent les notes boursouflées du maître de pension et les mémoires du cordonnier et du tailleur ; enfin, le bambin d’aujourd’hui demain se fera homme, les moustaches lui poussent, et le voilà bachelier-ès-lettres. Alors vous ne savez plus qu’en faire. Pour vous débarrasser de lui, vous lui achetez une belle profession ; mais vous ne tardez pas à vous apercevoir, aux traites qu’on tire sur vous aux quatre coins de la ville, que cette profession ne rapporte à votre docteur que des invitations et des cartes de visite ; il faut que vous l’entreteniez, jusqu’à trente ans et au-delà, de gants glacés, de cigares de la Havane et de maîtresses. Vous conviendrez que cela est fort désagréable. Allez, s’il y avait un tour pour les jeunes gens de vingt ans, comme il y en a un, ou plutôt comme il n’y en a plus pour les petits enfants, je vous assure que l’hospice aurait presse !

Mais, dans le siècle de mon oncle Benjamin, les choses allaient tout autrement : c’était l’âge d’or des accoucheurs et des sage-femmes. Les femmes s’abandonnaient sans inquiétude et sans arrière-pensée à leurs instincts ; riches ou pauvres, elles faisaient toutes des enfants, et même celles qui n’avaient pas le droit d’en faire. Mais, ces enfants, on savait alors où les mettre ; la concurrence, cette ogresse aux crocs d’acier qui dévore tant de petites gens, n’était pas encore arrivée. Tout le monde trouvait place au beau soleil de la France, et dans chaque profession on avait ses coudées libres. Les emplois s’offraient d’eux-mêmes, comme le fruit qui pend à la branche, aux hommes capables de les remplir, et les sots eux-mêmes trouvaient à se caser, chacun selon la spécialité de sa sottise ; la gloire était aussi facile, aussi bonne fille que la fortune ; il fallait deux fois moins d’esprit qu’à présent pour être homme de lettres, et avec une douzaine d’alexandrins on était poète. Ce que j’en dis, ce n’est pas que je regrette cette fécondité aveugle de l’ancien régime, qui produisait comme une machine sans savoir ce qu’elle faisait : je me trouve bien assez de voisins comme cela ; je voulais seulement vous faire comprendre comment, à l’époque dont je parle, ma grand’mère, quoiqu’elle n’eût pas encore trente ans, en était déjà à son septième enfant.

Ma grand’mère donc en était à son septième enfant.

Mon oncle voulait absolument que sa chère sœur assistât à sa noce, et il avait fait consentir M. Minxit à remettre le mariage après les relevailles de ma grand’mère. Le trousseau du nouvel arrivant était tout fait, tout blanc, tout festonné, et de jour en jour on attendait son entrée dans l’existence. Les six autres enfants étaient tous vivants, tous enchantés d’être au monde. Il manquait bien quelquefois à l’un une paire de sabots, à l’autre une casquette, tantôt celui-ci était percé au coude, et tantôt celui-là au talon, mais le pain quotidien abondait ; tous les dimanches ils avaient leur chemise blanche et repassée ; somme toute, ils se portaient à merveille et fleurissaient dans leurs guenilles.

Mon père, cependant, qui était l’aîné, était le plus beau et le mieux nippé des six : cela tenait peut-être à ce que mon oncle Benjamin lui repassait ses vieilles culottes courtes, et que pour en faire à Gaspard des pantalons, il n’y avait presque rien à y changer, que souvent même on n’y changeait rien du tout. Par la protection du cousin Guillaumot, qui était sacristain, il avait été promu à la dignité d’enfant de chœur, et, je le dis avec orgueil, il était un des meilleurs enfants de chœur du diocèse ; s’il eût persisté dans la carrière que le cousin Guillaumot lui avait ouverte, au lieu d’un beau lieutenant de pompiers qu’il est aujourd’hui, il eût fait un curé magnifique. Il est vrai que je dormirais encore dans le néant, comme dit ce bon M. de Lamartine qui dort lui-même quelquefois ; mais le sommeil est une excellente chose, et puis vivre pour être rédacteur d’un journal de province et être l’antagoniste du bureau de l’esprit public, cela vaut-il la peine de vivre ?

Quoi qu’il en soit, mon père devait à ses fonctions de lévite l’avantage d’avoir un superbe habit bleu de ciel. Voici comment cette bonne fortune lui était arrivée : la bannière de saint-Martin, patron de Clamecy, avait été mise à la réforme ; ma grand’mère, avec ce coup d’œil d’aigle que vous lui connaissez, avait découvert que dans cette étoffe bénite il y avait de quoi faire à son aîné une veste et un pantalon, et elle s’était fait adjuger à vil prix, par la fabrique, la bannière révoquée. Le saint était peint au beau milieu ; l’artiste l’avait représenté au moment où il coupe avec son sabre un pan de son manteau pour en couvrir la nudité d’un mendiant ; mais ce n’était pas là un obstacle sérieux au projet de ma grand’mère. L’étoffe avait été retournée, et saint Martin avait été mis à l’envers, ce qui, du reste, était bien égal au bienheureux.

L’habit avait été mené à bonne fin par une couturière de la rue des Moulins. Il serait allé à mon oncle Benjamin tout aussi bien peut-être qu’à mon père ; mais ma grand’mère l’avait fait faire de telle sorte qu’après avoir été usé une première fois par l’aîné, il pût l’être une seconde fois par le cadet. Mon père se carra dans son habit bleu de ciel, je crois même qu’il avait contribué de ses appointements à en payer la façon. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’une magnifique parure est souvent un cilice. Benjamin, pour lequel il n’y avait rien de sacré, l’avait surnommé le patron de Clamecy. Ce sobriquet, les enfants l’avaient ramassé, et il avait valu à mon père bien des horions. Plus d’une fois, il lui était arrivé de rentrer à la maison avec un revers de l’habit bleu de ciel dans sa poche. Saint Martin était devenu son ennemi personnel. Souvent vous l’eussiez vu au pied de l’autel plongé dans une sombre méditation. Or, à quoi rêvait-il ? au moyen de se débarrasser de son habit ; et un jour, au Dominus vobiscum du desservant, il répondit, croyant parler à sa mère :

— Je vous dis que je ne porterai plus votre habit bleu de ciel !

Mon père était dans cette disposition d’esprit, lorsque le dimanche après la grand’messe, mon oncle ayant à faire une visite au Val-des-Rosiers, lui proposa de l’accompagner. Gaspard, qui aimait mieux jouer au bouchon sur la promenade que de servir d’aide à mon oncle, répondit qu’il ne le pouvait pas, parce qu’il avait un baptême à faire.

— Cela n’empêche pas, dit Benjamin ; un autre le fera à ta place.

— Oui, mais il faut que j’aille au catéchisme à une heure.

— Je croyais que tu avais fait ta première communion ?

— C’est-à-dire que j’ai été tout près de la faire. C’est vous qui m’en avez empêché en me faisant griser la veille de la cérémonie.

— Et pourquoi te grisais-tu ?

— Parce que vous étiez gris vous-même, et que vous m’avez menacé de me battre du plat de votre épée si je ne me grisais pas.

— J’ai eu tort, dit Benjamin ; mais c’est égal, tu ne risques rien de venir avec moi, je n’en ai que pour un moment ; nous serons revenus avant le catéchisme.

— Comptez là-dessus, répondit Gaspard ; où un autre n’en aurait que pour une heure, vous en avez, vous, pour une demi-journée. Vous vous arrêtez à tous les bouchons ; et M. le curé m’a défendu d’aller avec vous, parce que vous me donnez de mauvais exemples.

— Eh bien ! pieux Gaspard, si vous refusez de venir avec moi, je ne vous inviterai pas à ma noce ; si, au contraire, vous m’accordez cette faveur, je vous donnerai une pièce de douze sous.

— Donnez-la-moi tout de suite, dit Gaspard.

— Et pourquoi la veux-tu de suite, polisson ? est-ce que tu te défies de ma parole ?

— Non, mais c’est que je ne me soucie pas d’être votre créancier. J’ai entendu dire dans la ville que vous ne payez personne et qu’on ne peut pas vous faire saisir parce que votre mobilier ne vaut pas trente sous.

— Bien parlé, Gaspard, dit mon oncle ; tiens, voilà quinze sous, et va prévenir ma chère sœur que je t’emmène.

Ma grand’mère s’avança jusque sur le seuil de la porte pour recommander à Gaspard d’avoir bien soin de son habit, car, disait-elle, il fallait qu’il lui servît pour la noce de son oncle.

— Vous moquez-vous ? dit Benjamin ; est-il besoin de recommander sa bannière à un enfant de chœur français ?

— Mon oncle, dit Gaspard, avant de nous mettre en route, je vous préviens d’une chose, c’est que si vous m’appelez encore porte-bannière, oiseau bleu ou patron de Clamecy, je me sauve avec vos quinze sous et je retourne jouer au bouchon.

À l’entrée du hameau, mon oncle rencontra M. Susurrans, épicier, tout petit, tout menu, mais fait, comme la poudre, de charbon et de salpêtre. M. Susurrans avait une espèce de métairie au Val-des-Rosiers ; il s’en revenait à Clamecy, portant sous son bras un toulon qu’il espérait bien faire entrer en fraude, et au bout de sa canne une paire de chapons que Mme Susurrans attendait pour les mettre à la broche. M. Susurrans connaissait mon oncle et il l’estimait, car Benjamin achetait chez lui le sucre dont il édulcorait ses drogues, et la poudre qu’il mettait dans sa queue. M. Susurrans, donc, lui proposa de venir à la ferme se rafraîchir. Mon oncle, pour lequel la soif était un état normal, accepta sans cérémonie. L’épicier et son client s’étaient établis au coin du feu, chacun sur un escabeau : ils avaient mis le toulon entre eux deux ; mais ils ne se laissaient pas aigrir à sa place, et quand il n’était pas dans les bras de l’un, il était aux lèvres de l’autre.

— L’appétit vient aussi bien en buvant qu’en mangeant : si nous mangions les poulets ? dit M. Susurrans.

— En effet, répondit mon oncle, cela vous épargnera la peine de les emporter, et je ne conçois pas comment vous avez pu vous charger de cette corvée.

— Et à quelle sauce les mangerons-nous ?

— À la plus tôt faite, dit Benjamin, et voici un excellent feu pour les faire rôtir.

— Oui, dit M. Susurrans, mais il n’y a ici de batterie de cuisine que tout juste pour faire une soupe à l’oignon : nous n’avons pas de broche.

Benjamin, comme tous les grands hommes, n’était jamais pris au dépourvu par les circonstances.

— Il ne sera pas dit, répondit-il, que deux hommes d’esprit comme nous n’aient pu manger une volaille rôtie faute de broche. Si vous m’en croyez, nous embrocherons nos poulets avec la lame de mon épée et Gaspard que voilà la tournera par la garde.

Vous n’auriez jamais pensé à cet expédient, vous, ami lecteur, mais aussi mon oncle avait assez d’imagination pour faire dix romanciers de notre époque.

Gaspard, qui ne mangeait pas souvent de poulet, se mit joyeusement à la besogne ; au bout d’une heure les poulets étaient rôtis à point. On retourna un cuvier à lessive et on le traîna auprès du feu ; le couvert fut dressé dessus, et, sans sortir de leur place, les convives se trouvèrent à table. Les verres manquaient ; mais le toulon ne chômait pas pour cela ; on buvait par la bonde comme au temps d’Homère ; cela n’était pas commode, mais tel était le caractère stoïque de mon oncle qu’il aimait mieux boire ainsi le bon vin que de la piquette dans des verres de cristal. Malgré les difficultés de toute espèce que présentait l’opération, les poulets furent bientôt expédiés. Depuis longtemps les infortunés volatiles n’étaient plus qu’une carcasse dénudée, et cependant les deux amis buvaient toujours. M. Susurrans, qui n’était, ainsi que nous vous l’avons dit, qu’un tout petit homme, dont l’estomac et le cerveau se touchaient presque, était ivre autant qu’on peut l’être ; mais Benjamin, le grand Benjamin, avait conservé la majeure partie de sa raison, et il prenait en pitié son faible adversaire ; pour Gaspard, auquel on avait passé quelquefois le toulon, il alla un peu au delà des limites de la tempérance, le respect filial ne me permet pas de me servir d’une autre expression.

Telle était la situation morale des convives lorsqu’ils quittèrent le cuvier. Il était alors quatre heures, et ils se disposaient à se mettre en route. M. Susurrans, qui se souvenait très bien qu’il devait apporter des poulets à sa femme, les cherchait pour les remettre au bout de sa canne ; il demanda à mon oncle s’il ne les avait point vus.

— Vos poulets, dit Benjamin, plaisantez-vous ? vous venez de les manger.

— Oui, vieux fou, ajouta Gaspard, vous les avez mangés ; ils étaient embrochés à l’épée de mon oncle, et c’est moi qui ai tourné la broche.

— Cela n’est pas vrai, s’écria M. Susurrans, car si j’avais mangé mes poulets je n’aurais plus faim, et je me sens un appétit à dévorer un loup.

— Je ne dis pas le contraire, répondit mon oncle ; mais toujours est-il que vous venez de manger vos poulets. Tenez, si vous en doutez, en voilà les deux carcasses ; vous pouvez les mettre au bout de votre canne si cela vous convient.

— Tu en as menti, Benjamin, je ne reconnais point là les carcasses de mes poulets ; c’est toi qui me les as pris, et tu vas me les rendre.

— Eh bien ! soit, dit mon oncle, envoyez-les chercher demain à la maison et je vous les rendrai.

— Tu vas me les rendre de suite, dit M. Susurrans s’élevant sur la pointe des pieds pour mettre le poing sous la gorge de mon oncle.

— Ah ! papa Susurrans, dit Benjamin, si vous plaisantez, je vous préviens que c’est pousser trop loin la plaisanterie, et…

— Non, malheureux, je ne plaisante pas, fit M. Susurrans se plaçant devant la porte, et vous ne sortirez pas d’ici, ni toi ni ton neveu, que vous ne m’ayez rendu mes poulets.

— Mon oncle, dit Gaspard, voulez-vous que je passe la jambe à ce vieil imbécile ?

— Inutile, Gaspard, inutile, mon ami, dit Benjamin ; tu es un homme d’église, toi, et il ne te convient pas d’intervenir dans une querelle. Ah çà ! ajouta-t-il, une fois, deux fois, monsieur Susurrans, voulez-vous nous laisser sortir ?

— Quand vous m’aurez rendu mes poulets, répondit M. Susurrans faisant demi-tour à gauche et présentant le bout de sa canne à mon oncle comme si c’eût été une baïonnette.

Benjamin abaissa la canne de sa main, et, prenant le petit homme par le milieu du corps, il l’accrocha par la ceinture de sa culotte à un morceau de fer qui était au-dessus de la porte et auquel on suspendait la batterie de cuisine.

Susurrans, assimilé à un poêlon, se démenait comme un scarabée attaché par une épingle à une tapisserie. Il hurlait et gesticulait, criant tantôt au feu, tantôt à l’assassin.

Mon oncle avisa un almanach de Liège qui était sur la cheminée :

— Tenez, dit-il, monsieur Susurrans, l’étude, a écrit Cicéron, est une consolation dans toutes les situations de la vie ; amusez-vous à étudier jusqu’à ce qu’on soit venu vous dépendre ; car, pour moi, je n’ai pas le temps de faire conversation avec vous, et j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonsoir.

À vingt pas de là mon oncle rencontra le fermier qui accourait et qui lui demanda pourquoi son maître criait au feu et à l’assassin.

— C’est probablement que la maison brûle et qu’on assassine votre maître, répondit tranquillement mon oncle : et, sifflant Gaspard qui était resté en arrière, il continua son chemin.

Le temps s’était radouci ; le ciel, auparavant resplendissant, était devenu d’un blanc mat et sale, comme un plafond de gypse qui n’est pas encore sec. Il tombait une petite pluie, fine, dense, acérée, qui ruisselait en gouttelettes le long des rameaux dépouillés, et faisait pleurer les arbres et les buissons.

Le chapeau de mon oncle s’imbiba comme une éponge de cette pluie, et bientôt ses deux cornes devinrent deux gouttières qui lui versaient une eau noire sur les épaules. Benjamin, inquiet pour son habit, le retourna, et, se ressouvenant de la recommandation de sa sœur, il ordonna à Gaspard d’en faire autant. Celui-ci, sans penser à Saint Martin, se conforma à l’injonction de mon oncle.

À quelque distance de là, Benjamin et Gaspard rencontrèrent une troupe de paysans qui revenaient de vêpres. À la vue du saint qui se trouvait sur l’habit de Gaspard, la tête en bas et son cheval les quatre fers en l’air comme s’il fût tombé du ciel, les rustres poussèrent d’abord de grands éclats de rire, et bientôt ils en vinrent aux huées. Vous connaissez assez mon oncle pour croire qu’il ne se laissa pas impunément bafouer par cette canaille. Il tira son épée ; Gaspard, de son côté, s’arma de pierres, et, emporté par son ardeur, il s’avança à l’avant-garde. Mon oncle s’aperçut alors que Saint Martin avait tous les torts dans cette affaire, et il fut pris d’une telle envie de rire que, pour ne point tomber, il fut obligé de s’appuyer sur son épée.

— Gaspard, s’écriait-il d’une voix étouffée, patron de Clamecy, ton saint qui est à l’envers, le casque de ton saint qui va tomber.

Gaspard, comprenant qu’il était l’objet de toute cette risée, ne put supporter cette humiliation ; il ôta son habit, le jeta à terre et le foula aux pieds. Quand mon oncle eut achevé de rire, il voulut le forcer à le ramasser et à le remettre ; mais Gaspard se sauva à travers les champs et ne reparut plus. Benjamin releva piteusement l’habit et le mit au bout de son épée. Sur ces entrefaites, arriva M. Susurrans ; il était un peu dégrisé, et il se ressouvenait très distinctement qu’il avait mangé ses poulets ; mais il avait perdu son tricorne. Benjamin, que les vivacités du petit homme réjouissaient beaucoup, et qui voulait, comme nous dirions, nous autres professeurs, gens de bas lieux et de mauvais ton, le faire monter à l’échelle, lui soutint qu’il l’avait mangé ; mais la force musculaire de Benjamin en imposait tellement à Susurrans, qu’il refusa tout net de se fâcher ; il poussa même l’esprit de contrariété jusqu’à faire des excuses à mon oncle.

Benjamin et M. Susurrans s’en revinrent ensemble à Clamecy. Vers le milieu du faubourg, ils rencontrèrent l’avocat Page.

— Où vas-tu ainsi ? dit celui-ci à mon oncle.

— Eh parbleu, tu t’en doutes bien, je vais dîner chez ma chère sœur.

— Ce n’est pas du tout cela, fit Page, tu t’en vas dîner avec moi à l’hôtel du Dauphin.

— Et si j’acceptais, à quelle circonstance devrais-je donc cet avantage ?

— Je vais t’expliquer cela en deux mots : c’est un riche marchand de bois de Paris auquel j’ai gagné une importante affaire et qui m’a invité à dîner avec son procureur qu’il ne connaît pas. Nous sommes dans le carnaval ; j’ai décidé que ce serait toi qui serais son procureur, et j’allais au-devant de toi pour t’en prévenir. C’est une aventure digne de nous, Benjamin, et je n’ai pas sans doute présumé de ton génie en espérant que tu y prendrais un rôle.

— C’est, en effet, dit Benjamin, une partie de masques fort bien conçue. Mais je ne sais, ajouta-t-il en riant, si l’honneur et la délicatesse me permettent de faire le personnage de procureur.

— À table, dit Page, le plus honnête homme est celui qui vide le plus consciencieusement son verre.

— Oui, mais si ton marchand de bois me parle de son affaire ?

— Je répondrai pour toi.

— Et si demain il lui prend fantaisie de rendre visite à son procureur ?

— C’est chez toi que je le conduirai.

— Tout cela c’est très bien, mais je n’ai pas, j’ose du moins m’en flatter, l’effigie d’un procureur.

— Tu la prendras, tu as bien déjà su te faire passer pour le Juif-Errant.

— Et mon habit rouge ?

— Notre homme est un badaud de Paris, nous lui ferons croire que tels sont en province les insignes des procureurs.

— Et mon épée ?

— S’il la remarque, tu lui diras que c’est avec cela que tu tailles tes plumes.

— Mais quel est donc son procureur, à ton marchand de bois ?

— C’est Dulciter. Aurais-tu l’inhumanité de me laisser dîner avec Dulciter ?

— Je sais bien que Dulciter n’est pas amusant ; mais s’il sait que j’ai dîné pour lui, il m’attaquera en restitution.

— Je plaiderai pour toi ; allons, viens, je suis sûr que le dîner est servi ; mais à propos, notre amphitryon m’a recommandé d’amener avec moi le premier clerc de Dulciter ; où diable vais-je pêcher un clerc de Dulciter ?

Benjamin se mit à éclater d’un rire fou.

— Oh ! s’écria-t-il en frappant entre ses mains, j’ai ton affaire ! tiens, ajouta-t-il en mettant sa main sur l’épaule de M. Susurrans, voilà ton clerc.

— Fi donc ! dit Page, un épicier !…

— Qu’est-ce que cela fait ?

— Il sent le gruyère.

— Tu n’es pas gourmet, Page ; il sent la chandelle.

— Mais il a soixante ans.

— Nous le présenterons comme le doyen de la basoche.

— Vous êtes des drôles et des polissons ! dit M. Susurrans, en revenant à son caractère impétueux ; je ne suis pas un bandit, moi, un coureur de cabarets.

— Non, interrompit mon oncle, il s’enivre seul dans sa cave.

— C’est possible, monsieur Rathery, mais je ne m’enivre pas toujours aux dépens des autres, et je ne veux pas prendre part aux flibusteries.

— Il faut pourtant, dit mon oncle, que vous y preniez part ce soir, sinon je dis partout où je vous ai accroché.

— Et où l’as-tu donc accroché ? fit Page.

— Imagine, dit Benjamin…

— Monsieur Rathery !… s’écria Susurrans mettant un doigt sur sa bouche…

— Eh bien ! consentez-vous à venir avec nous ?

— Mais, monsieur Rathery, considérez que ma femme m’attend ; on me croira mort, assassiné, on me cherchera sur la route du Val-des-Rosiers.

— Tant mieux, on trouvera peut-être votre tricorne.

— Monsieur Rathery, mon bon monsieur Rathery ! fit Susurrans joignant les mains.

— Allons donc, dit mon oncle, ne faites donc pas l’enfant ! vous me devez une réparation, et moi je vous dois un dîner ; d’un seul coup nous nous acquittons ensemble.

— Souffrez au moins que j’aille prévenir ma femme.

— Non pas, dit Benjamin en se plaçant entre lui et Page ; je connais Mme Susurrans pour l’avoir vue à son comptoir. Elle vous enfermerait chez vous à double tour, et je ne veux pas que vous nous échappiez ; je ne vous donnerais pas pour dix pistoles.

— Et mon toulon, dit Susurrans, qu’en vais-je faire à présent que je suis clerc de procureur ?

— C’est vrai, dit Benjamin, vous ne pouvez vous présenter à notre client avec un toulon.

Ils étaient alors au milieu du pont de Beuvron, mon oncle prit le toulon des mains de Susurrans et le jeta à la rivière.

— Coquin de Rathery ! scélérat de Rathery ! s’écria Susurrans, tu me paieras mon toulon ; il m’a coûté six livres, à moi ; mais toi, tu sauras ce qu’il te coûtera.

— Monsieur Susurrans, dit Benjamin prenant une pose majestueuse, imitons le sage qui disait : Omnia mecum porto, c’est-à-dire : tout ce qui me gêne, je le jette à la rivière. Tenez, voilà au bout de cette épée un habit magnifique, l’habit des dimanches de mon neveu ; un habit qui pourrait figurer dans un musée et qui a coûté, de façon seulement, trente fois autant que votre misérable toulon. Eh bien ! moi je le sacrifie sans le moindre regret ; jetez-le par-dessus le pont, et nous serons quittes.

Comme M. Susurrans n’en voulait rien faire, Benjamin lança l’habit par-dessus le pont, et, prenant le bras de Page et celui de Susurrans :

— Maintenant, dit-il, marchons ; on peut lever le rideau, nous sommes prêts à entrer en scène.

Mais l’homme propose et Dieu dispose ; en montant les escaliers de Vieille-Rome, ils se trouvèrent face à face avec Mme Susurrans. Celle-ci ne voyant pas revenir son mari, allait au-devant de lui avec une lanterne.

Lorsqu’elle le vit entre mon oncle et l’avocat Page, qui avaient tous deux une réputation suspecte, son inquiétude fit place à la colère.

— Enfin, monsieur, vous voilà ! s’écria-t-elle, c’est vraiment heureux ; j’ai cru que vous n’arriveriez pas ce soir ; vous menez là une jolie vie, et vous donnez un bel exemple à votre fils.

Puis, parcourant son mari d’un coup d’œil rapide, elle s’aperçut combien il était incomplet.

— Et vos poulets, monsieur ! et ton chapeau, misérable ! et ton toulon, ivrogne ! qu’en as-tu fait !

— Madame, répondit gravement Benjamin, les poulets nous les avons mangés ; pour le tricorne, il a eu le malheur de le perdre en route.

— Comment ! le monstre a perdu son tricorne ! un tricorne tout frais retapé !

— Oui, madame, il l’a perdu, et vous êtes bien heureuse, dans la position où il était, qu’il n’ait pas aussi perdu sa perruque ; quant au toulon, on le lui a saisi à l’octroi, et la régie lui a déclaré procès-verbal.

Comme Page ne pouvait s’empêcher de rire :

— Je vois ce que c’est, dit Mme Susurrans ; c’est vous qui avez débauché mon mari, et par-dessus le marché vous nous plaisantez. Vous feriez bien mieux de vous occuper de vos malades et de payer vos dettes, monsieur Rathery !

— Est-ce que je vous dois quelque chose, madame ? répondit fièrement mon oncle.

— Oui, ma bonne amie, répondit Susurrans, se sentant fort de la protection de sa femme, c’est lui qui m’a débauché ; il m’a mangé mes poulets avec son neveu ; ils m’ont pris mon tricorne et ils m’ont jeté mon toulon dans la rivière ; il voulait encore, l’infâme qu’il est, me forcer à aller dîner avec lui au Dauphin et à faire, à mon âge, le personnage d’un clerc de procureur.

» Allez, indigne homme ! je m’en vais de ce pas chez M. Dulciter le prévenir que vous voulez dîner à sa place et à celle de son clerc.

— Vous voyez madame, fit mon oncle, que votre mari est ivre, et qu’il ne sait ce qu’il dit ; si vous m’en croyez, vous le ferez coucher aussitôt que vous serez de retour à la maison, et vous lui ferez prendre, de deux en deux heures, une décoction de camomille et de fleurs de tilleul : en le soutenant, j’ai eu l’occasion de lui toucher le pouls, et je vous assure qu’il n’est pas bien du tout.

— Oh ! scélérat, oh ! coquin, oh ! révolutionnaire, tu oses dire encore à ma femme que je suis malade d’avoir trop bu, tandis que c’est toi qui es ivre ! Attends, je m’en vais de suite chez Dulciter, tu auras tout à l’heure de ses nouvelles.

— Vous devez vous apercevoir, madame, dit Page, avec le plus grand sang-froid du monde, que cet homme bat la campagne ; vous manqueriez à tous vos devoirs d’épouse si vous ne faisiez prendre à votre mari de la camomille et de la fleur de tilleul, ainsi que vient de le prescrire M. Rathery, qui est assurément le médecin le plus habile du baillage, et qui répond aux insultes de ce fou en lui sauvant la vie.

Susurrans allait recommencer ses imprécations.

— Allons, lui dit sa femme, je vois que ces messieurs ont raison ; vous êtes ivre à ne pouvoir plus parler ; suivez-moi de suite, ou je ferme la porte en rentrant, et vous irez coucher où vous voudrez.

— C’est cela, dirent ensemble Page et mon oncle, et ils riaient encore lorsqu’ils arrivèrent à la porte du Dauphin. La première personne qu’ils rencontrèrent dans la cour fut M. Minxit, qui allait monter à cheval pour retourner à Corvol.

— Parbleu, dit mon oncle, prenant la bride du cheval, vous ne partirez pas ce soir, monsieur Minxit ; vous allez souper avec nous ; nous avons perdu un convive, mais vous en valez bien trente comme lui.

— Puisque cela te fait plaisir, Benjamin… Garçon, ramenez mon cheval à l’écurie, et dites qu’on me prépare un lit.