Mon portrait (Le Vavasseur)

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Poésies complètesLemerre1 (p. 21-31).


MON PORTRAIT


Chers auditeurs, mon visage
Pour moi seul vaut un portrait ;
Mon miroir en garderait
Le secret, si j’étais sage.

Parmi mes petits neveux
Qui lui sourira ? Qu’importe,
Quand la folle tête est morte,
La couleur de ses cheveux ?

Ô poètes éphémères,
Laissons la postérité ;
N’est-ce pas, en vérité,
La reine de nos chimères ?


Lorsque les morts ont été
Cinquante ans couchés ensemble,
Tout le monde se ressemble ;
La laideur et la beauté,

La chair fine et la grossière,
Le cerveau du villageois,
Du poète et du bourgeois
Font une même poussière.

Lèvre qui rit, dent qui mord,
Langue qui pique ou caresse,
Bras qui soutient, main qui blesse,
Depuis longtemps tout est mort.

Le cœur dur et le cœur tendre,
L’œil noir, l’œil gris et l’œil bleu
Sont éteints et de leur feu
Il ne reste que la cendre.

En attendant, ici-bas,
Voyons-nous ce que nous sommes ?
Dans leurs traits d’enfants les hommes
Ne se reconnaissent pas.



L’heure en fuyant nous emporte,
Mon portrait de l’an passé
Est celui d’un trépassé ;
La forme d’hier est morte.

L’œil, pour en garder un trait,
Le confie à la mémoire,
C’est celle-ci qu’il faut croire
Quand on veut faire un portrait.

Celui que je vous présente
M’a-t-il ressemblé longtemps ?
Je l’ébauchais à vingt ans,
Je le retouche à soixante.

Dans le chemin des aïeux
J’ai cheminé ; suis-je en route
Devenu sage ? J’en doute,
Mais je suis sûr d’être vieux.

Je suis Normand d’origine,
J’ai quelque ancêtre inconnu
À la conquête venu
Avec Rollon, j’imagine.


Il s’éprit un beau matin
Des yeux noirs de son esclave,
Et croisa la race slave
Avec l’élément latin,

Ce qui fit que, sous leur chaume,
Je doute que mes aïeux
Eussent encor les yeux bleus
Au temps du grand roi Guillaume.

Si quelques-uns furent grands
Et minces de la ceinture,
Je suis, par triste aventure,
Fort déchu de mes parents.

Suis-je un nain ? Pas tout à fait.
Je fus, au moment propice,
Déclaré propre au service
Devant Monsieur le Préfet

Et dans la troupe de ligne
Remplacé fort à propos,
Je suis mort sous les drapeaux
D’un coup de fièvre maligne.


Aurais-je, à mon régiment,
Sauvé l’honneur de ma race ?
Beaucoup plus heureux qu’Horace,
Je l’ignore absolument.

Quand, aux heures opportunes,
Je consulte mon miroir,
Sous un double sourcil noir
J’y vois deux prunelles brunes.

Le regard en est-il doux ?
Correspond-il au sourire ?
Je ne saurais vous le dire,
Curieux, informez-vous.

N’interrogez pas ma mère,
Si ce n’était qu’indiscret ?
Mais ma mère mentirait,
Ah ! laissez-lui sa chimère !

J’ai le front large, fuyant
Et haut. Je crois que ma tête
Est bien celle d’un poète
Gai, paresseux et bruyant ;


Les cheveux de mon jeune âge
Étaient plats, fins et châtains ;
Ils sont partis ou déteints.
Roses d’antan, bon voyage !

Comment mon nez est-il fait ?
N’est-il pas, suivant l’usage,
Au milieu de mon visage ?
À peu près. Pas tout à fait.

Il suit une ligne courbe
Dont le contour sinueux
En un repli tortueux
Vers le milieu se recourbe.

Mais je suis fier de mon nez ;
Il aurait fait ma fortune
Dans ce pays de la Lune
Où les camus sont bernés.

Mes oreilles, au physique,
Ont un appareil normal,
Elles retiennent fort mal,
Mais comprennent la musique.


Sur leurs fantasques tambours
Souvent les graves paroles,
Sautillant comme des folles,
Se changent en calembours

Et, croyant faire merveilles,
La Rime, en toute saison,
Rit au nez de la Raison
Dans le fond de mes oreilles.

Avec son sourire ouvert
Ma bouche vaut bien le reste ;
Elle est petite et modeste,
C’est sa langue qui la perd.

Langue souple, leste et longue,
Langue au tranchant affilé,
Qui n’a jamais reculé
Devant syllabe ou diphthongue ;

Langue aux retours indulgents,
Langue fidèle à ses causes
Qui, sans pitié pour les choses,
Ne médit jamais des gens.



De ma barbe assez griffaigne
Les poils aux différents tons
Cachent mal les deux mentons
Que sa broussaille accompagne.

Mes jambes certainement
Sont trop courtes pour le buste
Et tout l’ensemble s’ajuste
Assez singulièrement ;

Mais, à la lourde machine
De ce corps mal ordonné
La Nature avait donné
Bons jarrets et souple échine.

Que de défis insensés
J’ai faits, que de courses folles,
De chutes, de cabrioles
Sans avoir les reins cassés !

Parmi mes rêves d’athlète
L’ombre du clown pailleté
Passait dans ma vanité
Avant celle du poète.



Dans son vol capricieux
Le fantôme de ma gloire
Dans les cirques de la Foire
Faisait le saut périlleux.

Comme un écureuil en cage,
Mon esprit souple et retors
Est à l’aise dans mon corps ;
Il est fait à son image.

Il court follement, il croit
Qu’en tout la ligne brisée
Est moins bête et plus aisée
À suivre qu’un chemin droit.

Il bondit, monte, devale,
Cherche à plaisir des détours,
Se dérobe et fait des tours
De force par intervalle.

Par caprice, il fait des sauts
Et des bonds de vingt coudées ;
Sur la corde des idées
Il fait parader les mots ;



Et, tant que la corde vibre,
Le pantin, leste et subtil,
Fait, par attrait du péril,
Des prodiges d’équilibre.

Il est simple et compliqué,
Franc du collier, mais fantasque ;
Il aime à sentir un masque
Sur sa franchise appliqué.

Sa farce la plus cruelle
Est de happer la Raison
Pour la fourrer en prison
Dans une rime nouvelle.

Dame Raison n’entend pas
Très bien la plaisanterie ;
Elle grogne, se récrie,
L’espiègle rit aux éclats

Et dans sa logette étroite
Met de force grand’maman ;
Il la plie adroitement,
Pousse gauche, tire à droite,



Cherche le joint, cherche encor,
Donne un petit coup de lime
Et l’enferme dans la Rime
Comme dans un étui d’or.

Elle reste sérieuse
Dans son cachot éclatant
Et de sa niche on prétend
Qu’elle est un peu glorieuse.

Amis, lecteurs indulgents,
Souriant à ses caprices
N’êtes-vous pas les complices
Du poète, bonnes gens ?

Jetez un coup d’œil rapide
Sur son œuvre d’aujourd’hui,
Mais ne voyez que l’étui,
Ne l’ouvrez pas. Il est vide.

(1846–1880).