Monadologie (Édition Bertrand, 1886)/Sommaire

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Texte établi par Alexis Bertrand, Eugène Belin (p. 31-40).

SOMMAIRE

I

La Monadologie est un des derniers écrits de Leibniz, puisqu’elle fut composée pendant le séjour qu’il fit à Vienne en 1714. C’est un résumé de toute la philosophie de Leibniz écrit, comme l’indique le sous-titre, en faveur du prince Eugène. Il faut donc voir dans cet ouvrage le testament philosophique de Leibniz.

Sa Théodicée avait paru en 1710. C’était le seul grand ouvrage que Leibniz eût encore publié. On sait que les Nouveaux Essais ne devaient paraître que cinquante ans après sa mort, en 1765. La Théodicée, où se trouvaient développées la plupart des théories métaphysiques dispersées dans la foule des articles de revues et écrits de circonstance qui avaient valu à Leibniz une réputation européenne, mit le sceau à cette réputation. Le nom de la dernière reine de Prusse, Sophie Charlotte, qui avait été l’instigatrice de l’œuvre et presque la collaboratrice de Leibniz, était une haute recommandation pour l’un et pour l’autre et protégeait l’ouvrage et l’auteur contre l’indifférence des hommes de cour pour la métaphysique. Le prince Eugène se piquait de philosophie et désira que Leibniz rendît la sienne plus accessible en l’abrégeant ; la vie des camps ne laisse pas assez de loisirs pour de longues lectures, et il faut avouer que la Théodicée, avec ses citations et ses digressions, ne pouvait que gagner à être abrégée. On raconte que le prince Eugène trouva la Monadologie si fort à son gré, qu’il en enferma le manuscrit dans une cassette, ne consentant jamais à le communiquer à personne, et le traitant comme un dévot une relique.

Le prince Eugène avait raison de regarder la Monadologie comme un joyau précieux ; ce mince volume contient le résultat de plus de cinquante années de méditation. Depuis 1684, Leibniz était en possession des principes de son système et travaillait sans relâche à les formuler et à les condenser. Vers 1688, dans sa correspondance avec Arnaud, on en saisit les traits essentiels quoique la substance n’y porte pas encore le nom de Monade. Le Système nouveau de la communication des substances (1695) est déjà tout pénétré de la doctrine des Monades. La Théodicée (1710) en est la plus haute application et les Principes de la Nature et de la Grâce (1714), contemporains de la Monadologie, n’en forment qu’une variante comme la Correspondance avec Clarke (1715-16) n’en est qu’une application particulière à des questions controversées.

On remarquera, en lisant la Monadologie, que Leibniz renvoie perpétuellement le lecteur à sa Théodicée. Cette circonstance importante a inspiré tout notre commentaire. Voici comment : 1o La Monadologie est un abrégé très substantiel de tout le leibnizianisme, intelligible peut-être à l’esprit pénétrant d’un prince Eugène, mais parfaitement inaccessible à qui n’en aurait pas la clef et ne serait pas dirigé par un guide sûr. Ces thèses d’ailleurs ne faisaient que rappeler à l’illustre lecteur les développements qu’il avait déjà lus dans la Théodicée. 2o Nous n’avons pas le droit d’admettre a priori que nos lecteurs ont médité sur le texte de la Théodicée ; nous sommes même obligés d’admettre le contraire si nous voulons être intelligible pour tous. Il faut donc respecter les intentions de Leibniz et nous reporter docilement aux passages auxquels lui-même nous renvoie. Nous y trouverons toujours l’explication développée des aphorismes trop brefs de la Monadologie et nous ne courrons qu’un danger facile à éviter : Leibniz, en effet, renvoie plusieurs fois aux mêmes paragraphes, et il serait évidemment oiseux et fastidieux de les remettre autant de fois sous les yeux du lecteur. Souvent même nous nous contenterons de citer, non tout le paragraphe, mais quelques développements essentiels et nous élaguerons tout le reste. Quelquefois aussi nous résumerons le paragraphe au lieu de le citer, mais toujours dans la langue même de Leibniz. 3o Enfin, nous nous souviendrons que Leibniz n’a renvoyé le lecteur qu’à la Théodicée, pour cette unique cause qu’elle était le seul de ses ouvrages qui fût encore publié ou du moins qui fût entre les mains du prince Eugène. Nous resterons donc fidèle à ses propres indications et nous en suivrons l’esprit sinon la lettre, en puisant également dans ses autres ouvrages et surtout dans ceux qui nous ont paru les plus complètement pénétrés de la doctrine monadologique.

Voilà comment nous éviterons de nous substituer à notre auteur et nous commenterons Leibniz par Leibniz lui-même. En lisant avec soin le texte et les notes qui portent uniquement, non sur les mots, mais sur la doctrine, en s’attachant à saisir la suite et l’enchaînement des thèses dans la brève analyse qui va suivre et en recourant, pour l’explication des mots techniques et de la terminologie leibnizienne, au lexique qui termine l’ouvrage, nos lecteurs trouveront dans ce petit volume un Manuel complet de philosophie leibnizienne.

Qu’on nous permette d’ajouter que, si nous ne regardions pas cette philosophie comme la plus vivante et la moins vieillie de toutes celles que l’histoire de la philosophie nous fait connaître, nous n’aurions peut-être pas eu le difficile courage de nous asservir si complètement et si scrupuleusement à une pensée étrangère. Nous ne saurions trop conseiller à nos jeunes lecteurs de s’y asservir aussi sans réserve et d’abdiquer provisoirement le sens critique : le livre lu, il sera toujours temps pour eux de se ressaisir et de secouer le joug, s’il leur semble trop dur à porter. Qu’ils essayent d’être sincèrement et entièrement leibniziens pendant qu’ils liront Leibniz ; c’est le seul moyen de pénétrer jusqu’au fond de ce système si curieux et si riche d’aperçus originaux. De cette lutte contre les difficultés d’une métaphysique qui aspire à tout embrasser dans l’immense réseau de ses explications, leur esprit sortira plus souple, plus fort et mieux armé. La métaphysique est la poésie de la philosophie ; si vous y apportez dès l’abord une disposition sceptique et railleuse, ou seulement tiède et indifférente, vous n’y verrez qu’une poésie sophistiquée et vous serez à jamais incapables d’en goûter les sublimes beautés.

II

Au premier aspect la Monadologie est la confusion même et il n’est pas aisé de saisir le fil conducteur qui relie les thèses entre elles. Descartes divise son Discours de la méthode en six parties, afin d’aider le lecteur « qui le trouverait trop long pour être lu en une fois. » Leibniz n’a pas de ces attentions pour le lecteur ; essayons donc d’y introduire les divisions générales qu’il a négligé de signaler et tâchons de le décomposer en ses articulations naturelles.

Il y aurait une division très simple, celle même de la métaphysique, qui a pour triple objet les premières causes et les dernières fins dans l’homme, dans le monde et en Dieu. Mais une difficulté se présente : Leibniz traite de l’entéléchie et de la monade (c’est-à-dire au fond du règne végétal et animal et du règne humain) dans les mêmes paragraphes, au commencement et à la fin de la Monadologie. Il semble revenir continuellement sur ses pas.

C’est qu’il analyse d’abord le concept de la monade en s’appuyant sur le principe de contradiction et en procédant par analogie ; il est alors enfermé dans l’être individuel pour ainsi dire, et s’applique à transformer la notion de substance et à préciser la définition de la force. Or, les monades ne se suffisent pas à elles-mêmes ; il ne trouve pas dans ces éléments de la nature leur raison d’existence. Il faut donc changer de point de vue, s’élever plus haut, remonter jusqu’à Dieu : l’ontologie devient alors théologie. Est-ce tout ? il le semble, puisque l’homme est essentiellement une monade (l’âme) qui tient sous sa dépendance d’autres monades (le corps) ; puisque le monde est constitué exclusivement par des monades ou entéléchies qui sont les analogues de l’âme (analoga animabus) ; puisqu’enfin le Dieu auquel Leibniz s’est élevé comme à l’être nécessaire, en vertu du principe de raison suffisante, contient l’explication ultime et de l’homme et du monde. Cependant ce serait s’arrêter en chemin : on ne peut bien comprendre l’homme et le monde qu’en les considérant du point de vue de Dieu lui-même. Autrement, le mécanisme et le dynamisme resteraient juxtaposés et l’on ne pourrait se rendre compte de leur rapport intime et de leur pénétration mutuelle ; autrement il y aurait entre les causes efficientes et les causes finales un divorce irrémédiable et le règne de la Nature ne serait pas complété par le règne de la Grâce ou il s’achève. Le point culminant de la Monadologie, c’est donc le concept de Dieu. Dieu est le seul point de vue duquel l’homme et le monde soient intelligibles. Seulement nous ne nous élevons pas à Dieu d’un bond pour ainsi dire (simplici mentis intuitu), ou, si l’on veut, il nous faut un point d’appui pour nous élancer jusqu’à lui. Voilà pourquoi la Monadologie comprend trois parties bien distinctes et qui n’empiètent qu’en apparence les unes sur les autres :

Première partie (§ 1 — § 36). Entéléchies et monades. — Les Êtres créés (végétaux, animaux, hommes, génies), expliqués par les monades ou éléments des choses. La nature et les attributs de la monade.

Deuxième partie (§ 37 — § 48). Existence et attributs de Dieu. — La Raison suffisante (les Possibles et Dieu) des êtres créés, envisagés au double point de vue de l’essence et de l’existence.

Troisième partie (§48 — § 90). Harmonie et optimisme. — Les Êtres créés considérés comme unis entre eux par l’harmonie préétablie, comme formant un seul Univers, une seule Cité de Dieu et conçus ainsi, non plus dans leur nature individuelle, mais dans leur première cause et leur dernière fin.


PREMIÈRE PARTIE

entéléchies et monades (§1 — §36).


Les monades doivent être considérées dans leur nature et dans leur degré de développement ou de perfection : au premier point de vue, leur nature commune est d’être des forces ; au second point de vue, il y aura lieu de distinguer au-dessous de l’âme humaine (vis sui motrix, sui potens, sui conscia) ou monade douée de raison, des monades inférieures à qui conviendrait le nom d’entéléchies.

(§1 — §7). La monade est une force et diffère ainsi profondément de l’atome qui est une étendue concrète. Cette force est simple, c’est-à-dire sans parties ; elle est inétendue et l’étendue même n’est qu’un phénomène avec lequel la monade ne saurait avoir aucun rapport ; elle est donc conséquemment sans figure et indivisible. La monade est naturellement ingénérable et incorruptible ; en d’autres termes, selon les lois de la nature, elle ne peut ni naître ni périr ; elle ne peut naître que par création, périr que par annihilation. Elle est encore inaltérable et immuable, du moins pour les êtres autres que Dieu et qu’elle-même ; c’est un monde clos et hermétiquement fermé. La monade n’a pas de fenêtres.

(§8 — §17). Les attributs précédents de la monade sont surtout négatifs ; il reste à la caractériser par ses attributs positifs. En premier lieu, elle a des perceptions, c’est-à-dire des modifications internes qui diversifient son intérieur ; quand elle a conscience de ces modifications internes ou perceptions, elles deviennent les aperceptions, c’est-à-dire les perceptions qu’elle aperçoit dans sa substance ; sa vie est donc de passer d’une perception à une autre, suivant une loi interne (lex seriei operationum suarum), et on appelle appétition cette tendance de la monade à passer à des perceptions nouvelles de plus en plus distinctes. Les perceptions et les aperceptions forment une multiplicité et une variété dans l’unité. L’appétition fait de l’âme un automate spirituel.

(§18 — §36). On voit déjà que les monades diffèrent les unes des autres par leur degré de développement ou de perfection. À vrai dire, il n’y a pas de monades nues ; elles seraient inintelligibles et il n’y aurait pas pour elles de désignation intrinsèque ; mais il y a des monades qui sont réduites à la perception (sans aperception) et à l’appétition (sans volition) ; ce sont elles qui forment le règne végétal. Ce sont les entéléchies pures et simples.

Il y en a d’autres qui sont, comme la monade humaine, pourvues d’organes sensoriels, douées de mémoire et d’imagination, capables d’enchaîner leurs souvenirs et leurs images, selon la loi d’association, et d’imiter ainsi empiriquement le raisonnement et même la raison de l’homme : ce sont les animaux. Les animaux ne sont donc point des machines, mais il ne faut pas pour cela les assimiler entièrement aux hommes ; il leur manque la Raison et les actes réflexifs.

Celles qui possèdent ces deux nouveaux attributs sont les monades humaines, les âmes proprement dites ou les esprits. Seuls ils sont doués d’aperceptions distinctes, de conscience réfléchie ; seuls aussi ils connaissent vraiment les objets et raisonnent en s’appuyant sur les vérités nécessaires. La Raison repose sur deux principes qui la constituent tout entière : le principe de contradiction qui domine toute la logique et le principe de raison suffisante qui est l’âme de la métaphysique. Il y a deux sortes de vérités, celles de fait et celles de raisonnement. C’est d’ailleurs une remarque faite précédemment par Leibniz que nous possédons, comme les bêtes, cette sorte de raisonnement empirique et de consécution d’images qui simulent en elles le raisonnement véritable. C’est une autre remarque importante que le présent est gros de l’avenir et que chaque état psychique, ayant sa cause dans celui qui le précède immédiatement, il ne saurait y avoir de sommeil sans vagues perceptions ou sans rêves. Une perception ne peut naître naturellement que d’une perception.


DEUXIÈME PARTIE

existence et attributs de dieu (§36 — §48).


Dieu doit être étudié comme les monades elles-mêmes (il est la monade des monades) au double point de vue de son existence et de ses attributs.

(§37 — §45). La série indéfinie des êtres ne saurait contenir en elle-même la cause et la raison de son existence, puisque chaque être ne les contient pas en soi et n’est qu’une vérité de fait, c’est-à-dire contingente ; c’est la preuve a posteriori dite a contingentia mundi.

Dieu n’est pas seulement la source des existences, mais encore celle des essences. Il faut s’entendre pourtant : les essences peuvent jusqu’à un certain point se concevoir indépendamment de Dieu ; mais leur simple possibilité logique n’a aucun rapport avec l’existence. Or il est de l’essence des véritables possibles de tendre à l’existence, d’y prétendre, et cette tendance qui est déjà un commencement de réalité, ils la tiennent de Dieu ; sans Dieu, il est donc vrai de dire que non seulement rien ne serait réel, mais que rien ne serait vraiment possible ; c’est la preuve fondée sur les essences ou vérités éternelles. Dieu est l’entendement en qui elles subsistent éternellement.

Mais Dieu lui-même, qui rend tels tous les possibles, est-il possible ? Oui, puisque son essence absolument positive ne saurait envelopper rien de contradictoire. Toutefois, n’est-ce pas une possibilité purement logique ? Les autres possibles (logiques) empruntent leur possibilité (réelle) à Dieu. Il faudrait donc que Dieu fût causa sui, et Leibniz ne le dit pas ; il donne, au contraire, à l’entendement la priorité sur la volonté. Il conclut néanmoins que Dieu est l’être dont l’essence enveloppe l’existence, en d’autres termes, qu’il existe par cela seul qu’il est possible ; c’est la preuve ontologique de saint Anselme et de Descartes.

(§46 — § 48). Le Dieu de Leibniz ne crée pas, comme le Dieu de Descartes, les vérités éternelles ; il semble qu’il les trouve éternellement existantes dans son entendement.

Sa volonté, au contraire, crée les êtres contingents en tenant compte du degré de perfection qu’ils ont déjà dans le monde des possibles.

Dieu ne crée donc pas les êtres bons ou mauvais ; ils le sont de toute éternité et il ne fait que les transporter de la région des essences dans le monde des existences. Il se règle sur le principe de la convenance et choisit toujours le meilleur.

Quand Leibniz veut donner une idée du fiat divin, il n’emploie pas les mots habituels de création, d’émanation, de production, mais celui de fulgurations.

Dieu possède éminemment tout ce qu’il y a en nous de réalité positive : l’âme est une force et Dieu possède la puissance (toute-puissance) ; l’âme a des perceptions et des aperceptions et Dieu possède la connaissance (omniscience) ; l’âme est douée d’appétition et de volition et Dieu possède la volonté (liberté absolue et absolue bonté).


TROISIÈME PARTIE

harmonie et optimisme (§48 — §90).


Le monde est essentiellement la liaison ou l’union de tous les êtres créés en un seul tout ; or, ici encore doivent se présenter deux questions, l’une sur la nature de cette union des êtres en un seul monde, l’autre sur sa qualité, en d’autres termes, son caractère moral. Le plan de la Monadologie est donc uniforme ; chacune des trois parties que nous avons signalées se subdivise elle-même en deux parties et l’on pourra, si on le trouve plus commode, reconnaître tout d’abord six divisions : 1o la Substance ou la Force ; 2o les Perceptions et les Aperceptions ; 3o Preuves de l’existence de Dieu ; 4o Détermination de ses Attributs ; 5o l’Harmonie préétablie ; 6o l’Optimisme.

(§49 — § 60). L’action de la monade consiste dans ses perceptions distinctes : elle est tout immanente, nullement transitive. La passion consiste dans ses perceptions confuses. L’influence des monades les unes sur les autres est purement idéale.

Tout se passe cependant dans le monde comme si les monades agissaient effectivement les unes sur les autres, par exemple, comme si l’âme agissait sur le corps et le corps sur l’âme. De cet accord parfait des monades résulte l’harmonie préétablie. Dieu a tout préordonné : chaque monade est représentative de l’univers et par conséquent subordonnée au tout ; mais l’univers à son tour est ordonné de manière à correspondre exactement à ce monde en raccourci de perceptions et d’aperceptions que chaque monade porte en elle-même. Le macrocosme et le microcosme se correspondent exactement ; les mêmes dessins sont figurés sur la sphère infinie et sur l’imperceptible point géométrique. Ce qu’il y a de beau dans la géométrie extérieure ou mécanique existe éminemment dans l’âme.

Le monde existe donc autant de fois qu’il y a d’âmes et d’entéléchies ; c’est un des caractères de sa perfection relative. Il a été choisi parmi tous les mondes possibles à cause de son excellence. Il offre au plus haut point les deux caractères de la perfection, l’ordre inaltérable et la variété infinie. Quant aux imperfections qu’il contient, au mal physique, métaphysique et moral, il n’a pas sa cause en Dieu, mais dans les essences éternelles et dans l’insuffisante réceptivité des créatures (causa deficiens). À vrai dire, le mal n’est pas ; il n’y a qu’un moindre bien.

Les monades vont toutes confusément à l’infini, mais elles ne sauraient développer tout d’un coup tous leurs replis : de là une hiérarchie dans les êtres. On peut affirmer qu’il n’y a pas de purs esprits, qu’il ne saurait en exister (Dieu excepté) ; le corps est le point de vue de la monade, et comme tel nécessaire à son existence.

(§63 — §81). Nulle part, dans la nature, ne règnent donc la torpeur et l’inertie ; tout est organique, tout est vivant. Partout les entéléchies et les âmes sont représentatives de l’univers, mais avec une conscience inégale. Les composés symbolisent avec les simples et même leur sont nécessaires puisqu’il n’y a pas d’âmes séparées. Le flux perpétuel des éléments du corps ne peut entraîner tout ce qui entre dans sa constitution actuelle. Il n’y a ni génération, ni mort (prise à la rigueur) : génération, c’est développement ; mort, c’est enveloppement.

L’origine des formes (ou entéléchies, ou âmes) a fort divisé les philosophes ; Leibniz est partisan de l’emboîtement des germes ou préformation.

Quelle est l’origine de la Raison dans l’homme ? Leibniz ne s’explique pas sur ce difficile problème. Il déclare seulement que les deux règnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales sont harmoniques entre eux et, ailleurs, que les lois du monde et Dieu lui-même sont en quelque sorte innés à l’âme et, sans doute, constituent la raison quand l’homme prend conscience en lui-même et des lois du monde et de l’idée de Dieu. Il déclare aussi que l’âme ne peut pas changer ces lois du monde et que ce serait les changer véritablement que de modifier la quantité de force ou de mouvement créée une fois pour toute à l’origine des choses. L’âme, quoi qu’en dise Descartes, ne peut même changer la direction de ce mouvement.

(§81 — §90). Les âmes agissent donc comme s’il n’y avait pas de corps et les corps comme s’il n’y avait pas d’âmes ; les âmes, selon la loi des causes finales, par appétitions, fins et moyens ; les corps, selon la loi des causes efficientes ou des mouvements.

En tant non plus que représentatives de l’univers, mais qu’images de la divinité, les âmes raisonnables constituent la Cité de Dieu, cité éternelle comme Dieu lui-même et comme les âmes qui sont non seulement impérissables, mais immortelles et conserveront toujours, avec un corps organique, de la mémoire et de l’imagination. Cette cité de Dieu s’appelle encore le Règne moral de la Grâce, en prenant ce dernier mot dans un sens tout philosophique.

Le règne de la Grâce ne fait que continuer le règne de la Nature, loin de contrarier ses lois : c’est donc mécaniquement et en vertu même de la structure de l’univers que les bonnes actions s’attireront la récompense, et les mauvaises la punition.

Cette vue complète le système de l’optimisme ; Dieu a choisi le meilleur des mondes ; le monde choisi par Dieu est moralement aussi bien que métaphysiquement le meilleur possible. L’optimisme est fondé non a posteriori et sur les faits (qui ne nous sont connus qu’isolés et incomplètement), mais a priori sur les trois attributs divins énumérés précédemment : en vertu de son intelligence, Dieu connaît le meilleur des mondes ; en vertu de sa puissance, il est capable de lui donner l’existence ; et en vertu de sa bonté, il le choisit par une nécessité morale bien différente de la nécessité métaphysique. « Tout doit réussir au bien des bons » : il ne faut donc pas jouer le rôle de « mécontents » dans la cité de Dieu ; car être persuadé que tout est pour le mieux, ce n’est pas seulement une force morale et un perpétuel encouragement, c’est encore un devoir et même, peut-on dire, le plus strict et le plus obligatoire de tous les devoirs, puisque c’est croire au bien et à Dieu.