Monadologie (Boutroux, 1892)/Avant-Propos

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Texte établi par Émile BoutrouxDelagrave (p. i-iv).

AVANT-PROPOS


La Monadologie, n’a encore été publiée qu’une fois d’après les manuscrits. Cette publication a été faite par Erdmann[1], dans son édition des œuvres philosophiques, 1840. Les fautes évidentes que contient le texte de Erdmann nous ont décidé à aller consulter les documents originaux ; et toute facilité nous a été donnée à cet égard par la gracieuse obligeance de M. Bodemann, conservateur de la bibliothèque royale de Hanovre.

Les manuscrits de la Monadologie sont au nombre de trois : 1o un brouillon écrit de la main de Leibnitz 2o et 3o, deux copies, de mains étrangères, revues et corrigées par Leibnitz, dont i*une, beaucoup plus chargée de corrections et d’additions, est évidemment plus ancienne que l’autre. Ces copies, peut-être faites sous la dictée, émanent de personnes peu familiarisées avec la langue française[2], et même peu lettrées, comme le montrent les fautes que Leibnitz a dû corriger[3]. De plus, Leibnitz lui-même y a laissé quelques fautes qui ne se trouvent pas dans son propre brouillon[4]. Ces remarques suffisent déjà pour montrer qu’on ne doit pas s’en tenir, pour l’établissement du texte, à la seconde copie, ainsi que parait avoir fait Erdmann. Mais il y a plus. Si l’on examine attentivement le brouillon autographe et les deux copies, on trouve que le rapport en est moins simple qu’il ne semblait au premier abord. Certaines corrections faites sur le brouillon autographe ne se retrouvent sur la copie A que faites de la main même de Leibnitz[5], et l’analogue a lieu pour les copies A et B. Et même la copie A, bien qu’évidemment antérieure à la copie B, contient, écrites de la main de Leibnitz, certaines additions qui ne se retrouvent pas du tout dans la copie B. Tels sont les renvois à la Théodicée, et même une phrase terminant le § 42. De cet état de choses il parait résulter que Leibnitz a revu et corrigé son brouillon, même après la confection de la première copie, et qu’il a revu la première copie, même après la confection et la correction de la seconde. Il y a donc lieu de tenir compte à la fois des trois manuscrits. Erdmann a eu raison de transcrire les renvois à la Théodicée qui ne se trouvent que dans la première copie : nous avons pensé qu’il fallait également admettre dans le texte la dernière phrase du § 42, qui, absente de la seconde copie, figure comme addition dans la première. D’une manière générale, nous avons, tout en prenant pour base la copie qui apparaît avec évidence comme le plus récent des trois manuscrits, rectifié à l’occasion cette copie elle-même à l’aide des notes autographes que contiennent les manuscrits antérieurs.

Nous avons respecté, non pas l’orthographe, qui n’a évidemment aucune importance, mais la ponctuation de Leibnitz dont les particularités, à vrai dire, tiennent principalement aux habitudes allemandes. Nous avons même maintenu le plus souvent les majuscules du manuscrit, à la suppression desquelles Leihnitz ne consentait pas volontiers, comme en font foi ses corrections sur les copies. Et, de fait, ces majuscules ne sont pas simplement, comme dans l’écriture allemande ordinaire, la marque d’un substantif : elles indiquent visiblement dans la pensée de l’auteur un mot important. C’est ainsi qu’il écrit Monade, Perception, Appétition, tandis qu’il ne met pas de majuscules aux substantifs de la langue commune.

Nous nous proposons, dans ce travail, non seulement de donner le texte exact de la Monadologie, mais encore d’en faciliter l’intelligence. Or la Monadologie étant le résumé de la philosophie entière de Leibniz, nous avons pensé qu’à des notes explicatives et à des textes pris dans les autres ouvrages de Leibnitz, il était bon de joindre une exposition du système considéré dans son ensemble.

Sur un point très important de ce système, les principes de la mécanique leibnitienne comparés à ceux de la mécanique cartésienne, M. Henri Poincaré, ingénieur des mines, professeur de physique mathématique à la facetté des sciences de Paris, a bien voulu rédiger une note que l’on trouvera à la fin du volume.

  1. Ex., § 14, « ce qui a confirmé les esprits mal touchés dans l’opinion de la mortalité des âmes. » On verra que Leibnitz a écrit : tournés. Et encore, § 61, « une âme… ne saurait développer tout d’un coup ses règles. » On verra que Leibnitz a écrit « … ne saurait développer tout d’un coup tous ses replis. »
  2. Au § 20 : les deux copistes écrivent : « Nous nous souvenons de rien », tandis que Leibnitz avait écrit : « Nous ne nous souvenons de rien ».
  3. Notamment dans les citations grecques.
  4. Au § 25, la seconde copie porte : « ce qui passe dans l’âme » au lieu de : « ce qui se passe dans l’âme », qu’on lit dans le brouillon et même dans la première copie.
  5. Ex. aux § 3 et 8.