Monge (Arago)/17

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 567-582).
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SECONDE RESTAURATION. — EXAMEN DES DIATRIBES DONT LE SAVANT ILLUSTRE FUT L’OBJET.


Peu de jours après la seconde Restauration, Monge alla rendre visite à Guyton de Morveau, qui était très-gravement malade. Le célèbre chimiste reconnut son confrère, et lui dit d’une voix défaillante : « Je n’ai que peu de moments à vivre. Ma mort d’ailleurs arrivera bien à propos. Je leur épargnerai le soin de me trancher la tête. »

Les derniers accents d’un mourant ont quelque chose de solennel, qui agit fortement même sur les esprits les moins enclins à la superstition. Les funèbres paroles de Guyton revenaient sans cesse à l’esprit de Monge, et, quoique aux yeux de la raison sa position politique fût entièrement différente de celle d’un conventionnel qui avait figuré parmi les juges de Louis XVI, il ne s’en croyait pas moins menacé du danger dont le célèbre chimiste l’entretenait à son heure suprême. Cette préoccupation n’ayant pu être vaincue, il fallut que la famille de Monge se décidât à chercher une retraite où l’illustre vieillard serait exempt d’inquiétude, et que, s’imposant, encore une fois, la plus douloureuse privation, elle se séparât momentanément de l’homme, objet de toute sa tendresse, qui faisait à la fois son bonheur et son juste orgueil.

Monge se réfugia d’abord chez madame Ybert, rue Saint-Jacques.

Les femmes, pendant les phases diverses de notre longue révolution, ont toujours mis plus d’empressement que les hommes à accueillir les proscrits. Je ne sais si la remarque est nouvelle ; en tout cas, je puis espérer qu’une fraction au moins de cette assemblée me pardonnera de l’avoir reproduite.

En sortant de chez madame Ybert, Monge fit à un de ses anciens élèves l’honneur de se réfugier chez lui. Un peu plus tranquille dans cette seconde retraite, notre confrère y reprit ses études favorites de géométrie analytique. C’est là que se manifesta un phénomène psychologique assez étrange pour mériter qu’on en conserve le souvenir.

Monge venait de se livrer avec succès à des combinaisons très-compliquées sur le calcul aux différences partielles. Un pas encore, et le plus difficile problème était résolu. Ce pas, Monge ne parvint pas à le faire tout seul ; ce pas n’était cependant que la recherche des deux racines d’une équation algébrique du second degré, question qu’on ne propose guère, tant elle est simple, même dans les examens des élèves de première année de mathématiques.

Il se passera bien du temps, je le crains, avant que l’étude des propriétés de l’encéphale permette de pénétrer ces mystères de l’intelligence.

Napoléon était enchaîné au milieu de l’Océan africain sur une pointe de rocher volcanique et aride. Monge, rentré dans sa famille, mais à jamais séparé de son immortel ami, n’avait plus devant lui que quelques années d’une vie mélancolique. Désormais, la voix de l’illustre mathématicien, faible ou sans écho ne devait plus avoir le privilége de faire descendre les faveurs d’un grand monarque sur le mérite méconnu, sur d’honorables pauvretés. Tel fut le moment que des folliculaires choisirent pour soumettre la vie politique, scientifique et privée du fondateur de l’École polytechnique à des examens passionnés et de mauvaise foi.

Ces examens, disons mieux, ces réquisitoires étaient les signes avant-coureurs de l’orage qui allait éclater sur la tête du célèbre académicien. J’ai reconnu avec douleur qu’il en reste encore aujourd’hui des traces, et que le devoir me commande d’essayer de les effacer.

Nous avons déjà soumis les actes politiques de Monge à une discussion scrupuleuse. Je puis donc, sans autre transition, passer aux accusations dirigées contre le savant et l’homme privé.

Les ennemis implacables de notre confrère essayèrent d’abord de le dépouiller de ses titres de gloire les plus éclatants, les mieux constatés.

Ils allèrent jusqu’à nier effrontément que Monge fût le fondateur de l’École polytechnique. Vous savez ce que valait une pareille dénégation.

Je dois supposer que les folliculaires eux-mêmes n’en attendaient pas un très-grand effet, car leurs principales attaques portèrent sur le mérite réel de notre École. À les en croire, elle n’aurait joui, en France, en Europe, dans le monde, que d’une réputation usurpée. L’institution où, depuis un demi-siècle, se recrutent les armes savantes, les ponts et chaussées, les mines, les constructions navales, et même l’Institut, ne posséderait aucun des mérites qu’on s’est complu à lui attribuer. Je croirais vous faire injure en m’arrêtant à réfuter de telles hérésies. Cependant, puisqu’elles ont été en partie reproduites, dans une occasion solennelle, par des personnages fort en crédit, permettez que je consigne ici le jugement que portait déjà sur l’École, dès l’année 1799, un savant immortel à qui personne n’a jamais reproché de prodiguer ses éloges.

Le jour où il résigna, à cause de sa faible santé, ses fonctions de professeur d’analyse transcendante, Lagrange écrivit au conseil de perfectionnement une lettre qui se terminait en ces termes : « Recevez les assurances de l’intérêt que je conserverai toujours pour un établissement que je regarde comme un des plus beaux ornements de la République. »

Les déclamations passionnées et aveugles de quelques individus sans compétence ne feront pas descendre l’École polytechnique du rang élevé que, dès l’origine, lui assigna l’auteur de la Mécanique analytique.

Monge n’était, au dire de ses zoïles, qu’un homme sans lettres, n’ayant aucun sentiment du beau et du bon en matière de littérature ; sachant à peine distinguer les vers de la prose. Autant de mots, autant d’erreurs.

Monge, absorbé par des travaux géométriques, n’avait guère le temps de chercher des distractions dans la lecture. La Bible, Homère, les Commentaires de César, Plutarque, Corneille, Racine, et les Noëls, en langue bourguignonne, de La Monnoye, étaient ses ouvrages de prédilection. Vous le voyez, on aurait pu choisir plus mal.

J’avoue, car je ne veux rien dissimuler, qu’il n’appréciait pas, qu’il n’aimait pas La Fontaine ! On pouvait très-légitimement s’étonner de cette singularité ; je concevrais même qu’on eût voulu s’en faire une arme pour empêcher l’illustre géomètre d’être admis à l’Académie française, si jamais il avait songé à l’honneur de lui appartenir. Aller plus loin, c’était tomber dans l’exagération et le ridicule. Ne pourrais-je pas, si une indiscrétion m’était permise, citer un poëte contemporain très-aimé du public qui, lui aussi, chose singulière, décrie à toute occasion les vers du bonhomme, et déclare ne leur trouver aucun mérite ? Mais j’aime mieux chercher des exemples de semblables bizarreries chez des auteurs anciens. Boileau ne méconnut-il pas le mérite éminent de son contemporain Quinault ? Qui ignore qu’un des plus élégants écrivains du siècle de Louis XIV, Malebranche, déclarait « que jamais il ne put lire dix vers de suite sans dégoût. » Monge aimait les vers ; il n’avait d’antipathie que pour ceux de l’immortel fabuliste. Plaignons-le, car il fut privé d’un des plaisirs les plus grands et les plus profitables qu’on puisse trouver, à tout âge, dans la lecture de La Fontaine ; hâtons-nous d’ajouter que, malgré ce manque extraordinaire de goût sur un point de littérature spécial et circonscrit, la Géométrie descriptive, le traité de météorologie et la plupart des Mémoires de Monge seront toujours cités comme des modèles dans l’art d’écrire sur des matières scientifiques.

Fermement résolus à dénier à notre confrère tous les genres de mérite, même ceux dont la postérité prend d’ordinaire très-peu de souci, les biographes réacteurs et haineux dont j’examine l’œuvre mensongère s’attaquèrent avec amertume, pour ainsi parler, aux manières, aux allures corporelles de Monge ; aux formes, aux habitudes de sa conversation. Dans cette petite section de leur grande croisade, ils eurent pour auxiliaire madame Roland.

Cette femme célèbre avait fait quelques portraits fort ressemblants, pétillants d’esprit et de finesse ; elle échoua complétement en voulant peindre Monge. Son prétendu portrait de notre confrère était une caricature aux contours grossiers, couverte de couleurs fausses, heurtées, blessant les vues les moins délicates. La compagne du ministre Roland, du personnage de France le plus solennel, le plus compassé, le plus raide dans ses manières, devait manquer des qualités indispensables pour bien apprécier la bonhomie, la naïveté de Monge.

Si la haine avait jamais raisonné, aurait-elle pris au sérieux une diatribe où Monge (oserai-je vraiment l’écrire ?) était représenté comme un esprit épais et borné ; où les termes pasquin, singe, ours et tailleur de pierre (ces trois derniers mots pris pour une injure) se trouvent groupés de telle manière que l’esprit se refuse à y voir l’œuvre d’une femme.

Monge ne possédait peut-être pas à un degré éminent les manières élégantes que donne l’usage du grand monde ; mais il avait, ce qui vaut infiniment mieux, une politesse sans affectation et sincère : la politesse qui vient du cœur.

Je suis loin de penser que, sur des questions politiques, Monge rivalisât, dans les salons du girondin Roland, avec les Guadet, les Gensonné, les Vergniaud ; mais j’ose dire que personne ne traitait un point de science d’une manière plus claire, plus pittoresque, plus attachante.

Le témoignage de deux mille élèves de l’École polytechnique ; celui des membres de l’ancienne Académie des sciences, de la première classe de l’Institut de France, de l’Institut d’Égypte tout entier, le témoignage enfin de Napoléon, sont, je pense, plus décisifs en pareille matière, que les décisions irréfléchies et sans convenance de madame Roland.

Vous avez remarqué, Messieurs, combien jusqu’ici il m’a été facile de renverser l’échafaudage de critiques que les ennemis de Monge s’étaient complu à édifier. J’arrive à deux points sur lesquels mon succès, je le crains, sera moins complet. Si j’écrivais ce qu’on est convenu d’appeler un éloge académique, je pourrais me jeter ici dans des considérations générales et vagues, formant, suivant l’usage, une sorte de voile à travers lequel les difficultés de mon sujet seraient faiblement aperçues, ou disparaîtraient entièrement. Un biographe n’a pas ces facilités, s’il est consciencieux ; tout ce qu’il articule doit être clair, net, précis, vrai, et ne jamais servir, malgré un adage célèbre, à déguiser la pensée. J’aborde donc, sans ambages d’aucune sorte, les deux reproches les plus spécieux qu’on ait voulu faire peser sur la mémoire de notre confrère.

Au début de sa vie politique, Monge applaudit avec un enthousiasme qui fut remarqué à l’abolition des titres nobiliaires. En 1804, Monge devint le comte de Péluze ; à partir de la même époque, il eut sur les panneaux de sa voiture « des armoiries d’or, au palmier de sinople, terrasse de même, au franc quartier de comte sénateur. » Bien entendu que, copiant littéralement la formule et étant fort peu expert en blason, j’ai pu commettre ici des erreurs considérables, pour lesquelles, s’il y a lieu, je m’excuse d’avance.

Où faut-il chercher la cause de l’anomalie que je viens de signaler ? Devons-nous supposer que les opinions de notre confrère avaient éprouvé, en très-peu d’années, une complète transformation ; que cette même noblesse, qu’il qualifiait, en 1789, d’institution vermoulue, était à ses yeux, quinze ans après, un élément indispensable dans l’organisation politique d’un grand royaume ?

Je repousse l’explication, car je ne la crois pas fondée. Notre confrère devint le comte de Péluze, tout en conservant les sentiments intimes du citoyen Monge.

Il me serait facile, personne ne l’ignore, de puiser une multitude de faits analogues dans l’histoire ancienne, et, plus encore, dans l’histoire de notre époque. Permettez que je m’en abstienne : ce n’est pas ainsi qu’un homme de génie peut être justifié quand il a failli. Ceux qui marchent à la tête des siècles par les travaux de l’esprit doivent aussi se distinguer de la foule par leurs actes.

Considérant les choses en elles-mêmes, j’ai toujours regretté, je l’avouerai, de trouver entre le début et la fin de la magnifique carrière de notre confrère un manque d’harmonie qui exigera toujours des commentaires, des explications. L’histoire scientifique aurait, ce me semble, fourni au savant géomètre des motifs péremptoires pour décliner les honneurs dont on voulait le combler. Je me persuade d’ailleurs que Napoléon, admirateur si net, si franc, des savants du premier ordre, eût trouvé naturel que Monge lui tînt ce langage :

« Les géomètres sur la trace desquels je me suis efforcé de marcher, Euler, d’Alembert, Lagrange, ont acquis une gloire immortelle sans avoir recherché, sans avoir obtenu des titres nobiliaires. La découverte mémorable de la cause physique du changement d’obliquité de l’écliptique, de la précession des équinoxes, de la libration de la lune, ces grandes énigmes de l’ancienne astronomie, ne gagneraient absolument rien à être signées d’un marquis d’Euler, d’un comte d’Alembert, d’un baron de Lagrange. Il en sera de même de mes travaux ; leur valeur restera indépendante de la place que vous pourrez m’assigner dans la hiérarchie sociale de votre empire. »

Il n’est nullement nécessaire, pour envisager les choses ainsi, d’avoir vu de près une grande révolution, soit comme acteur, soit comme simple témoin ; de se trouver sous la domination tyrannique d’une imagination vive et d’une âme ardente. Voyez Fontenelle : l’Académie de Rouen lui donne, en 1744, un témoignage d’estime. Dans sa lettre de remercîments, le philosophe, perpétuellement cité comme un modèle de réserve, de calme, de modération, s’exprime en ces termes :

«De tous les titres de ce monde, je n’en ai jamais eu que d’une espèce : des titres d’académicien, et ils n’ont été profanés par aucun mélange d’autres plus mondains et plus fastueux. »

Haller semble prendre les choses moins au sérieux ; cependant le motif qu’il allègue pour ne pas se parer du titre de baron, dont plusieurs princes d’Allemagne l’ont gratifié, est au fond plus dédaigneux, plus épigrammatique, que la phrase un peu brutale de Fontenelle : « Je ne suis pas assez modeste pour supposer que personne ne s’occupera de mes travaux ; je dois donc songer à épargner quelques fatigues à ceux qui me citeront verbalement ou par écrit : or, il leur sera plus commode d’écrire ou de dire Haller tout court que le baron de Haller ! »

Si l’entretien du savant géomètre avec Napoléon s’était prolongé jusque-là, ce dont quelques personnes douteront peut-être, notre confrère eût sans doute ajouté à ses objections sur le titre de comte, donné à un homme d’études, des remarques encore plus sérieuses, concernant la substitution du nom d’une des embouchures du Nil à celui de Monge. Il aurait pu faire observer que dans la carrière des sciences et des lettres, le public, résistant avec opiniâtreté aux fantaisies des princes, avait très-rarement sanctionné de pareils changements de nom ; que, par exemple, les érudits eux-mêmes savent à peine aujourd’hui que, suivant décision royale de Jacques Ier, Bacon s’appela quelque temps le vicomte de Saint-Alban. L’illustre géomètre aurait pu assurer qu’un jour viendrait où les bibliothécaires ignoreraient s’ils avaient sur leurs tablettes la Géométrie descriptive du comte de Péluze.

Je n’ai pas hésité à me rendre ainsi l’interprète des pensées de Monge sur la valeur réelle de la distinction honorifique dont il fut l’objet ; ces pensées étaient souvent le texte de ses épanchements intimes : alors, notre confrère parlait du titre dont il était revêtu avec une liberté d’esprit, avec une verve de critique, que j’ai cru devoir tempérer. Il faisait remarquer surtout que sa nomination n’avait pas été un acte individuel ; que, sans exception aucune, tous les sénateurs de la première formation furent créés comtes par un seul et même décret du 1er mars 1808. « Au reste, ajoutait-il avec une grande franchise, je suis tellement sous le charme pour tout ce qui émane du grand Napoléon, que je n’ai jamais la force de résister à ses désirs. »

Voici le grief principal, le grief foudroyant ; celui, a-t-on dit, devant lequel les confrères, les amis de Monge auront éternellement à courber la tête :

Un jour, le corps diplomatique, entrant inopinément dans le salon de réception de l’Empereur, vit Monge étendu sur le tapis, près d’une fenêtre, jouant avec le roi de Rome. Les ambassadeurs, les ministres plénipotentiaires, les envoyés à tous les degrés de la hiérarchie se montrèrent, ils l’assuraient eux-mêmes, douloureusement affligés de cette dégradation d’un savant. Le spectacle que ces graves personnages avaient sous les yeux leur navra le cœur.

Le lendemain, tout Paris connaissait la nouvelle ; le lendemain, chacun déplorait qu’un homme de génie se fût suicidé moralement.

Je n’ai pas cherché à affaiblir le reproche ; je l’ai reproduit dans toute sa crudité. Dois-je maintenant, suivant la prédiction, me contenter de courber la tête ?

Nullement, Messieurs, nullement ! Un mot d’explication, et toute cette fantasmagorie de dignité aura disparu.

Monge aimait les enfants avec passion ; il prenait un plaisir tout particulier à s’associer à leurs divertissements, quels qu’ils fussent ; je l’ai vu, par exemple, à soixante cinq ans, jouer (je ne recule devant aucune expression quand il s’agit de disculper un confrère), je l’ai vu jouer à colin-maillard avec les jeunes fils d’un académicien[1] qui n’avait, lui, ni crédit ni influence d’aucune nature. Ces détails n’étaient certainement pas connus du public, ni même de MM. les ambassadeurs, si susceptibles en fait de dignité ; sans cela, se serait-on étonné que Monge jouât aussi avec le fils du meilleur et du plus illustre de ses amis !

Le prisonnier de Sainte-Hélène faisait un jour, devant son entourage, le dénombrement des principaux personnages de la République et de l’Empire avec lesquels il avait eu des relations intimes. Quand le tour de notre confrère arriva, Napoléon, sans chercher à déguiser son émotion, prononça ces paroles : «Monge m’aimait comme on aime une maîtresse. » J’admets l’assimilation, si l’on accorde qu’en toutes circonstances la maîtresse, pour ne pas perdre cette tendre affection, poussait les prévenances jusqu’à la coquetterie.

Les traits de coquetterie de Napoléon envers Monge sont très-nombreux. J’en citerai quelques-uns, pris parmi les plus frappants. J’espère qu’ils affaibliront l’impression défavorable que beaucoup de personnes ont éprouvée en entendant dire sur tous les tons : « Monge avait pour Napoléon un engouement invincible, un enthousiasme poussé jusqu’à l’aveuglement, une adoration qui tenait de l’ivresse. »

Peu de temps avant de quitter Paris pour se rendre à Toulon, le 2 avril 1798, le général Bonaparte écrivait à notre confrère : « Mon cher Monge, je compte sur vous, dussé-je remonter le Tibre avec l’escadre pour vous prendre ! »

Vous le savez déjà, Messieurs, la flottille du Nil, commandée par le chef de division Perrée, aurait probablement éprouvé une défaite, près de Chebréys, si le général Bonaparte ne fût accouru pour mettre fin à la fusillade de la nuée d’Arabes, de fellahs et de Mameluks qui couvraient les deux rives du fleuve. Le général, en se jetant dans les bras de Monge, qui venait de débarquer, lui adressa des paroles que l’histoire doit enregistrer : « Vous êtes cause, mon cher ami, que j’ai manqué mon combat de Chebréys. C’est pour vous sauver que j’ai précipité mon mouvement de gauche vers le Nil, avant que ma droite eût tourné suffisamment vers le village, d’où aucun Mameluk, sans cela, ne se serait échappé ! »

J’ai vainement cherché dans mes souvenirs un témoignage d’amitié qui pût être mis en parallèle avec celui que je viens de rapporter. Personne ne me contredira : en manquant volontairement un combat pour sauver Monge, le général Bonaparte fit à son ami le plus grand de tous les sacrifices.

Bonaparte manqua, en Égypte, son combat de Chebréys, pour ne pas laisser tomber la tête de Monge sous le yatagan des Arabes ; à Paris, dans l’intérêt de notre confrère, il commit une indiscrétion qui aurait pu amener l’insuccès du coup d’État de Saint-Cloud. « Engagez vos deux gendres à ne pas aller aux Cinq-Cents, disait Bonaparte à Monge la veille du 18 brumaire ; demain, nous tenterons une opération qui pourra bien se terminer par un combat ; il y aura peut-être du sang répandu. »

Le moyen le plus assuré de conquérir l’affection et la reconnaissance d’un homme de cœur, c’est d’être favorable à ses amis ; Napoléon ne le méconnut pas : il accueillait les demandes que Monge lui adressait pour des savants dans l’adversité, avec un grand empressement.

Souvent la concession d’une faveur était entourée de formes qui en doublaient le prix.

« Vous avez plusieurs fois voulu me faire de riches cadeaux, dit un jour Monge à l’Empereur ; je ne l’ai pas oublié, mais vous vous souviendrez aussi que je n’ai jamais accepté. Aujourd’hui, au contraire, je viens vous demander, sans hésiter, une forte somme. — Cela m’étonne, Monge ; parlez, je vous écoute. — Berthollet est dans l’embarras ; lui qui calcule si bien quand il s’agit d’analyses chimiques, s’est jeté dans des constructions de machines, de laboratoires, dans de grandes dépenses relatives à des jardins destinés à des expériences ; ses prévisions ont été dépassées. Mon ami doit cent mille francs. — Je ne veux pas vous priver du plaisir de les lui offrir ; vous recevrez demain un bon de cent mille francs sur ma cassette. »

Dans la nuit, Napoléon changea d’avis ; au lieu d’un bon, il en envoya deux : cent mille francs étaient destinés à Berthollet, et cent mille francs à Monge.

Cette fois, le géomètre ne fut pas libre de refuser ; les termes de la lettre d’envoi n’en laissaient pas la possibilité. L’ancien général de l’armée d’Orient ne voulait pas consentir à créer une différence entre les deux moitiés du savant Monge-Berthollet, que les soldats avaient si singulièrement réunies en Égypte.

« Monge, dit un jour Napoléon à notre confrère, je désire que vous deveniez mon voisin à Saint-Cloud. Votre notaire trouvera facilement dans les environs une campagne de deux cent mille francs ; je me chargerai de la payer. »

L’illustre géomètre ne voulut pas accepter cette offre dans un moment, dit-il à son ami, où le public, à tort ou à raison, s’imagine que les fmances du pays sont obérées.

C’est à ce refus que Monge faisait particulièrement allusion, en parlant à l’Empereur de la position difficile de Berthollet.

Assailli sans cesse par une multitude de mendiants dorés, Napoléon ne pouvait manquer de voir avec satisfaction ceux qui l’aimaient pour lui-même, sans aucune pensée d’intérêt personnel. « Monge, s’écria-t-il un jour avec malice au milieu d’un groupe de solliciteurs, vous n’avez donc pas de neveux ; je ne vous en entends jamais parler ? »

Un poëte célèbre avait dit :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux !

Monge était de ce sentiment ; l’amitié de Napoléon, cette amitié vive, active, persévérante ; cette amitié, qui remontait à 1794, se développa en Égypte et grandit encore sous l’Empire ; cette amitié qui resta immuable quand tout changeait chez les hommes et dans les institutions ; cette amitié d’un héros inonda le cœur de notre confrère de satisfaction, de joie, de reconnaissance.

Il n’est pas rare d’entendre des personnes s’écrier : « J’aurais su résister, moi, à toutes les séductions du général, du consul, de l’empereur. » On en rencontre peu qui puissent dire : « J’ai résisté. » L’épreuve, par le plus malheureux des hasards, n’aurait-elle été faite que sur des caractères cupides, vaniteux, sans noblesse, sans fermeté ?

Je pourrais, en citant des noms propres, montrer combien on s’égarerait en s’obstinant à envisager les choses de ce point de vue ; mais je veux écarter du débat toutes les susceptibilités contemporaines. Je me bornerai à un seul fait, emprunté à une époque éloignée.

Qui ne connaît les solitaires de Port-Royal ? Un d’entre eux, célèbre par les qualités de l’esprit, la droiture et la fermeté du caractère, et une incorruptibilité à toute épreuve, est mandé à Versailles. Louis XIV lui parle pendant quelques minutes avec affabilité. Il n’en fallut pas davantage. Le bonhomme, comme l’appelait madame de Sévigné, sortit de l’entretien tellement charmé, tellement séduit, qu’on l’entendait se dire à chaque instant : « Il faut s’humilier, il faut s’humilier ! »

Je recommande ces paroles d’Arnaud d’Andilly à ceux qui parlent avec tant de sévérité de la faiblesse de Monge et du superbe dédain que les prévenances de Napoléon leur eussent inspiré.



  1. M. Arago.